Les trois pirates (1/2)
AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR.
En composant ce nouvel ouvrage, j'ai voulu mettre en présence et en opposition trois hommes agissant avec la plus entière liberté, sous l'influence de causes diverses, pour arriver au même but ou plutôt au même crime. L'un de mes personnages est un jeune officier de marine, dont l'éducation a été gâtée; l'autre un matelot privé d'éducation et n'obéissant qu'aux instincts de sa nature grossière; le troisième, enfin, est un séminariste chez qui l'éducation n'a servi qu'à fortifier les plus funestes penchans. Le premier s'égare faute de guide, le second faute de frein et d'intelligence, le dernier ne s'égare pas, tant s'en faut; il marche au mal par calcul, et en pesant froidement le bien personnel qui pourra résulter pour lui, mais pour lui seul, du mal qu'il fera aux autres. On doit plaindre l'officier, on peut mépriser le matelot, mais à coup sûr, après avoir lu l'ouvrage, il sera impossible de ne pas détester le séminariste.
Du rapprochement de ces trois individualités, et de leur manière différente de penser et de se conduire, naît tout l'intérêt philosophique que j'ai cherché à répandre sur mon livre. Les événemens que j'ai retracés, ne doivent contribuer qu'au développement des caractères de mes personnages, et ces événemens n'arrivent sur le premier plan que pour donner de la saillie aux figures les plus importantes de mon petit tableau. Ce n'est pas de l'histoire, enfin, que j'ai voulu écrire en laissant tomber sur des faits avérés, quelques lambeaux de fictions. C'est plutôt une idée morale que je me suis efforcé d'élever sur le fond d'un assez grand nombre d'aventures plus ou moins connues. La vérité des incidens, et la nature même des moyens que l'on emploie, sont peu de chose en pareille matière: ce qu'il m'importait d'atteindre, c'était le but. L'ai-je atteint? c'est la question.
J'aurais fort bien pu, et je le sais, pour exécuter le plan que j'avais conçu, lancer d'un seul jet d'imagination, tous mes personnages dans le tourbillon de la société, au lieu de les envoyer sur mer, chercher isolément les destinées qu'il m'a plu de leur réserver, si loin de tous les usages reçus dans le beau monde littéraire. Mais en adoptant ce parti que la critique n'aurait pas manqué de me conseiller, si j'avais d'avance consulté la critique, il m'aurait fallu renoncer à un avantage dont j'ai depuis long-temps appris à mesurer toute l'étendue. La terre, me suis-je dit, commence à être bien usée et à se faire bien vieille, pour le roman tel qu'on le fait depuis trois siècles en France. A terre, d'ailleurs, des hommes comme ceux que je suis habitué à mettre en relief, ne pourraient guère se mouvoir sans rencontrer à chaque pas, des lois qui les arrêteraient, ou un joug sous lequel se briserait ou s'effacerait la fougue de leurs passions ou l'empreinte de leur mâle caractère. Mais à la mer, où les plus mauvais penchans, libres comme les flots qui les emportent, peuvent se développer en toute sécurité et avec toute impunité, l'imagination du romancier se sent plus à l'aise; et si elle ne grandit pas toujours assez pour remplir l'espace immense qu'elle s'est ouvert devant elle, du moins peut-elle espérer de trouver là d'autres objets et d'autres aventures que des mœurs de convention et des intrigues de boudoir. La nouveauté, même la plus vulgaire, n'est pas chose tellement commune en littérature, qu'on doive dédaigner de la chercher là où il est encore possible peut-être de la rencontrer.