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Les trois pirates (1/2)

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V
RÉUNION DES TROIS PIRATES.

L'heure du rendez-vous qui m'avait été indiqué la veille, tintait à peine sur les cloches fêlées de la ville, que je me faisais annoncer chez le capitaine Salvage. Lui-même, en m'entendant répéter deux ou trois fois mon nom au nègre qui lui servait de valet de chambre, descendit pour me recevoir au bas de l'escalier qui conduisait à la salle de réunion dans laquelle se trouvait déjà rendu frère José. A l'air demi-affectueux et demi-réservé avec lequel cet estimable corsaire répondit à mon salut d'introduction, je devinai de suite que le capitaine avait dû préparer son illustre associé à l'étrangeté ou à l'indiscrétion de ma visite. Le grave frère José, sans trop prendre garde aux premiers mots de compliment qu'en entrant j'échangeai selon l'usage avec mon hôte, continuait à feuilleter une petite liasse de carrés de papiers inégalement coupés qu'il paraissait vouloir mettre en ordre, et pendant que cette occupation minutieuse semblait absorber toute son attention, je pus, sans m'exposer à me montrer trop indiscret, examiner enfin tout à mon aise la physionomie de cet homme singulier que je n'avais encore vu que si imparfaitement. En me rappelant autant qu'il me fut possible, l'impression que la figure de frère José avait produite sur moi la première fois, et en la comparant à celle que j'éprouvais en le revoyant à Saint-Thomas, je pensai qu'aucun changement bien remarquable ne devait s'être opéré dans sa tournure et ses habitudes extérieures; c'était toujours à peu près le même petit homme assez gauche, assez insignifiant. La différence du costume qu'il portait à la Pointe, de celui sous lequel il était débarqué à Saint-Thomas, aurait pu seule avoir le privilége d'offrir quelque chose de nouveau à ma curiosité. Au lieu d'être vêtu en marin comme autrefois, il était empaqueté dans une grosse houpelande grisâtre qu'on aurait pu prendre assez volontiers pour la défroque d'un révérend père de la Rédemption, ou une de ces capotes dont on affuble les malades dans nos hôpitaux militaires; et ce qui achevait de rendre plus complète encore pour moi l'analogie que j'avais cru trouver entre ce singulier accoutrement et celui d'un échappé de monastère ou d'hospice, c'est qu'au sommet de la tête pointue du pirate, on pouvait reconnaître la trace non équivoque de la tonsure qui avait dû tout récemment être pratiquée sur son noble chef.

Salvage, à qui l'objet principal de l'inspection que je venais de faire, ne pouvait échapper, me regarda en souriant et en jetant les yeux d'un air d'intelligence sur la partie absente de la chevelure de son confrère. Ses cheveux repousseront, me dit-il à l'oreille, mais les tondeurs qui les lui ont rasés ne repousseront plus.

—Et notre ami Bastringue, s'écria le capitaine pour généraliser la conversation, aurait-il mangé ou plutôt bu l'heure du rendez-vous avec la médecine de précaution que je lui ai fait avaler ce matin? Voilà vingt bonnes minutes qu'il devrait être rendu à l'appel, et je ne le vois pas même arriver. Ce retard là ne me présage rien de bon. Je crains qu'il ne lui soit tombé sur les bras quelques douzaines de baptêmes à faire, avant qu'il n'ait pu trouver un moment à lui pour penser à nous.

—Oui, quelques douzaines de baptêmes, in aquâ vitæ ou bien in aquâ vitæ æternæ, répondit gaiement frère José, en posant son cahier de notes sur la table près de laquelle il était assis. Mais ne calomnions pas aussi légèrement, ajouta-t-il, le prochain absent, car le voici qui nous arrive tout juste ce cher prochain, par la ligne la plus courte d'un point à un autre.

—Par la ligne droite? pas possible, s'écria tout étonné et tout enchanté le capitaine… Puis après avoir mis un instant la tête à la fenêtre, il reprit avec un air de surprise et de satisfaction: C'est ma foi vrai! Dieu et la médecine en soient loués: il est à jeun!

C'était bien en effet maître Bastringue en personne qui nous venait ainsi, la mine un peu renfrognée, mais calme; la tournure toujours lourde, mais libre et assurée. Les premières paroles qu'il nous fit entendre en entrant, me semblèrent d'un laconisme caractéristique… Plus souvent, grognona-t-il, en s'adressant au capitaine, qu'une autre fois tu me feras embarquer une médecine dans le fond de ma cambuse! Depuis ce matin que j'ai mis le muffle dans ce gamelot de drogailles qu'on m'a donné à renifler, voilà la première fois que je reste une demi-heure sans être obligé, sous votre respect à tous, de dégréer mes culottes! Ouf!… Entends-tu encore comme ça gargouille, les grenouilles que j'ai dans la cale?

—Et comptes-tu pour rien, lui demanda Salvage, le nettoyage en grand de ta cale, et la maladie que le purgatif vient de te faire éviter?

—Jolie manière de nettoyer la cale d'un homme, que d'empester toute la maison de mon hôtesse, et que de chavirer le tempérament d'un chrétien pour l'opposer d'avoir une maladie qui ne serait jamais peut-être bien tombée à son bord! Je voudrais pour je ne sais pas quoi, avoir pendant deux heures de temps seulement sous le vent à moi, le paliaca de docteur qui m'a fait abbraquer cette poison de purge… Pouah!…

Puis, les narines ouvertes et la figure hagarde, le sauvage matelot se mit à promener autour de lui et sur moi des regards étonnés et défians: on aurait dit que, comme certains animaux carnassiers, il eût voulu flairer tous les objets qui l'environnaient avant de hasarder un pas qui pût l'exposer à trébucher dans quelque piége. Jamais, je l'avoue, je n'avais encore vu de si près, d'homme d'un extérieur aussi farouche et pour ainsi dire aussi fauve, que celui que m'offrait en ce moment le plus inculte de mes trois pirates. Toute sa personne exhalait comme un câble, une odeur de cordage et de goudron; la médecine qu'il avait avalée le matin et dont il paraissait encore ressentir les effets ultérieurs, pouvait bien, il est vrai, contribuer à donner à sa physionomie l'air de sournoiserie et d'inquiétude qui me déplaisait tant en lui. Mais en faisant même abstraction de cette cause accidentelle, je jugeai bien que maître Bastringue, dans son état ordinaire, devait être encore le plus laid et le plus repoussant de tous les marins que jusque là j'avais eu occasion d'observer.

Salvage, toujours attentif à prévenir et à m'épargner tout ce qui pourrait être susceptible de m'embarrasser ou de me choquer en présence de son cher confrère, attira Bastringue dans un coin de l'appartement pour lui glisser à l'oreille quelques paroles auxquelles je vis bien que je ne devais pas être étranger. Après avoir accordé un moment d'attention à la confidence du capitaine, le rude matelot, dont les yeux s'étaient fixés sur ma figure pendant ce court entretien, s'approcha de moi pour me demander avec la brusquerie qui lui était ordinaire:

—C'était donc vous le petit jeune homme qui dormait ce soir là, chez défunte mamzelle Zirou? Puis sans se donner le temps d'attendre une réponse affirmative, le rustre ajouta: Ça faisait une bien belle fille dans son temps. Elle n'en avait qu'un, mais il était beau!

Mamzelle Zirou, comme on se le rappellera encore peut-être, était borgne, et c'est au seul œil que possédait de son vivant la pauvre créole, que maître Bastringue faisait allusion en ce moment.

Ces quelques mots de regret accordés en passant à la mémoire fugitive de l'infortunée mamzelle Zirou, reportèrent les souvenirs un peu confus du matelot sur le bon temps qu'il avait passé à la Pointe-à-Pitre dans le cabaret de la défunte. L'éloge du tafia que l'on buvait chez l'honnête fille n'eut garde d'être oublié, et cette partie de l'oraison funèbre de la maîtresse du café de la Pointe, fut traitée par le panégyriste avec un ton et une énergie d'expression qui me prouvèrent encore plus l'étendue des connaissances profondes de l'orateur en fait de tafia, que la sensibilité de son âme. Mais, grâce à la conversation qui venait de s'établir entre nous au sujet de mamzelle Zirou, je trouvai moyen, en adressant plusieurs fois la parole à maître Bastringue, de renouveler connaissance avec ce personnage que je n'avais encore vu qu'une fois, et qui de son côté se ressouvenait à peine de m'avoir entrevu dormant près du comptoir du café de la Pointe.

Il fallut songer au but matériel de la réunion, et pour arriver au résultat qu'il s'était proposé en nous rassemblant chez lui, Salvage improvisa un petit discours fort concis, sur la nécessité de mettre un peu d'ordre dans la manière dont il conviendrait de s'y prendre pour remplir les clauses de l'engagement dont j'étais resté possesseur et que j'exhibai aux yeux des trois intéressés. Cela dit, fait et approuvé, on jeta trois bulletins numérotés dans le fond d'un chapeau que l'on me donna à tenir. Bastringue plongea d'abord sa main dans la cavité circulaire de cette urne improvisée, et il en retira le numéro 2. Le numéro 3 tomba à frère José.

—A toi la blague par conséquent! s'écria Bastringue, en s'adressant au capitaine Salvage. Le sort t'a envoyé le numéro 1, et ce n'est pas dommage; car si ç'avait été à moi de prendre la parole le premier, le diable m'enlève si j'aurais su de quel bord m'orienter. Nous allons donc actuellement en entendre de burinées. Attention les amis, ça va peut-être me mettre en train.

Le capitaine commença en ces termes le récit qu'il avait à nous faire.

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