Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour.
Aventures de la présidente D***.—La mariée de treize ans et la dote de 1,600,000 francs.—Miniature.—Négligence conjugale.—L'officier amoureux.—Lettre d'amour écrite à la femme et remise au mari.—Piége.—Rendez-vous perfide.—Effroi.—Le basset à jambes torses.—Le piége se referme.—La jeune femme perdue par son mari.—Éclat imprudent.—Cartel refusé.—La présidente D*** mise au couvent.—Amour accru par les persécutions.—L'espion.—Tentative de suicide.—Sortie du couvent.—Vigilance mise en défaut.—L'amant en livrée.—Stations dans les auberges.—La chaumière et l'amour.—Le couvent de Chaillot.—Imprudence.—Fureur du président D***.—Arrestation et réclusion de la présidente dans une maison de fous.—Constance d'un amant.—Les geôliers achetés.—Évasion et fuite en Angleterre.—Révocation des lettres de cachet.—Retour de la présidente à Paris.—Séduction, résistance et faiblesse.—Découverte douloureuse.—Duel sur un paquebot.—Vengeance implacable du président D***.—Madame D*** ruinée par son mari.—Le fils de M. D***.—Constitution féminine.—Mystifications d'un Suédois.
La présidente D*** était fille de M. de N***, intendant de Lyon; elle avait reçu de son père 1,600,000 francs de dot.
On l'avait mariée, à l'âge de treize ans, à M. D***; on pense bien que la volonté des parens avait formé seule cette union.
Madame D*** était une des plus jolies miniatures qu'on pût voir. Ses pieds étaient si petits qu'à peine ils pouvaient la porter; ses mains étaient charmantes, et l'ensemble de sa personne présentait une femme très-agréable et très-piquante.
Malgré sa grande jeunesse, elle venait d'avoir un fils qu'on nourrissait chez elle, à l'époque dont je parle.
Elle ne sortait jamais sans sa belle-mère; ce mentor la suivait partout. Son mari se dispensait de l'accompagner; on les voyait très-rarement ensemble.
Elle avait rencontré souvent dans le monde M. de Q***, officier de dragons, qui en était devenu très-amoureux.
Ne pouvant presque jamais trouver l'occasion de lui parler, la présence continuelle de sa belle-mère l'en empêchant, il s'avisa un matin de lui écrire, et de lui demander la permission d'être reçu chez elle.
Le domestique qui apportait cette lettre rencontra M. D***; lui trouvant apparemment l'air d'un valet de chambre, il la lui donna en demandant une réponse.
M. D*** lui dit d'attendre, qu'il allait la chercher; il revint peu d'instans après.—«On m'a chargé de vous dire que votre maître peut venir ce soir à huit heures.» Ces mots furent la réponse qu'il apporta. Madame D*** n'avait pas reçu ce message; elle était montée chez la nourrice de son fils, comme elle avait l'habitude de le faire tous les soirs; elle y était depuis une heure lorsqu'on vint l'avertir que M. de Q*** l'attendait dans son appartement. La visite d'un jeune officier était un événement si extraordinaire à l'hôtel D***, que cette jeune femme en fut tout-à-fait effrayée. Elle se hâta de descendre, avec l'intention de renvoyer bien vite M. de Q***, auquel, avec l'imprudence d'un enfant, elle ne dissimula pas la peur qu'elle avait que cette visite fût connue de sa belle-mère ou de son mari. Il lui répondit que jamais il n'aurait eu la hardiesse de se présenter chez elle, si elle-même ne lui avait pas fait dire ce même jour, en réponse à sa lettre, qu'il pouvait venir à huit heures. Madame D*** fut bien autrement épouvantée quand elle connut cette circonstance, à laquelle elle était totalement étrangère; elle redoubla ses instances pour faire partir M. de Q***; mais celui-ci, qui voyait combien il était difficile d'arriver jusqu'à elle, n'était pas disposé à renoncer sitôt à sa présence; plus elle le pressait de se retirer, plus il désirait profiter de ces courts instans pour lui peindre sa passion. Tout entière à ses craintes, madame D*** s'était laissée tomber en entrant sur une ottomane. M. de Q*** s'était assis près d'elle; en la voyant si effrayée, il lui dit: «Mais apprenez-moi donc à connaître ce mari qui vous inspire un tel effroi; je ne l'ai jamais rencontré dans le monde. Faites-moi son portrait. À qui ressemble-t-il?—À qui il ressemble! répondit cette imprudente jeune femme, à un basset à jambes torses.» À ces mots, une main vigoureuse la saisit par une jambe, tandis que l'autre retint de même M. de Q***, qui se trouva fixé sur l'ottomane.
Le président D*** (car c'était lui qui, ayant reçu le billet, avait donné ce rendez-vous pour y être présent) ne cessa de crier au voleur que lorsque ses cris eurent attiré assez de valets pour être certain que M. de Q*** ne pouvait s'échapper. Alors il lâcha ses deux victimes, et sortit de dessous sa cachette.
Je dis ses deux victimes, car cet homme, qui devait être le guide, le protecteur de cette jeune femme, la perdit à jamais par cet éclat. C'est lui seul qui la conduisit sur la mauvaise voie qu'elle parcourut depuis.
On peut se représenter la scène qui suivit. La jeune femme s'était évanouie; sa belle-mère, ainsi que le vieux président, étaient accourus aux cris de leurs fils. Ce respectable vieillard, dont le nom est resté en vénération dans la magistrature, blâma vivement son fils; il désirait jeter un voile sur cette scène, et en dérober la connaissance au public; mais la fureur de son fils rendit ses efforts impuissans. M. de Q***, indigné du piége qu'on lui avait tendu, voulait en avoir satisfaction; la robe de M. D*** lui permettait de refuser un duel, il ne put l'obtenir.
Le lendemain, malgré les sollicitations de son beau-père, madame D*** fut conduite dans un couvent, et M. de Q*** rejoignit son régiment, espérant que son absence diminuerait les rigueurs dont on paraissait vouloir user envers cette jeune femme.
Cette scène, l'éclat quelle avait fait dans le monde, les malheurs qu'elle attira sur madame D*** convertirent en une véritable passion ce qui n'eût été peut-être qu'un goût passager. En quittant Paris, M. de Q*** y laissa un valet de chambre, avec ordre de le tenir au courant de tout ce qui concernait la présidente.
Cette jeune personne, ennuyée de la vie de couvent à laquelle elle se voyait condamnée par son mari, fatiguée d'une existence qu'elle ne prévoyait pas devoir être jamais heureuse, résolut de se donner la mort. Elle fit infuser des sous dans du vinaigre pour obtenir de l'oxide, avec l'intention de s'empoisonner. La dose fut insuffisante; elle fut très-malade, mais on parvint à la sauver. Cette tentative d'empoisonnement donna lieu à de nouvelles sollicitations de son beau-père; enfin, après mûre délibération, on convint qu'on la ferait sortir du couvent, et qu'elle irait passer six mois dans la terre de la vieille maréchale de M***, sa parente, qui était située près de Valence.
«Bien fin qui pourra me tromper, disait la maréchale; soyez tranquille, je vous réponds quelle sera aussi bien gardée dans ma terre que dans son couvent.»
On partit; la maréchale était enfoncée dans sa voiture au milieu d'une douzaine d'oreillers, et autant de petits chiens.
Madame D*** suivait dans une voiture.
À quelques postes de Paris, elle remarqua un courrier qui suivait la même route, et paraissait chercher à observer sa voiture. Lorsqu'il fut bien assuré qu'elle y était seule avec sa femme de chambre, il laissa tomber le chapeau qui cachait en grande partie sa figure, et elle reconnut M. de Q***. Il avait eu connaissance par son valet de chambre du projet de ce voyage, et s'était empressé de revenir à Paris. Il y obtint un congé, et désirait consacrer ce temps pour vivre dans le voisinage du château que madame D*** allait habiter. Elle voulait refuser, elle avait la volonté de rester fidèle à ce mari qui l'avait en quelque sorte jetée lui-même dans les bras de son amant; mais qui ne sait que les femmes ont en elles deux puissances qui ne sont pas toujours d'accord, et que l'une de ces puissances paralyse quelquefois les bonnes dispositions de l'autre?
Hélas! ce fut ce qui arriva. On voulait rester sage, et cette volonté ne fut pas la plus forte.
La vieille maréchale voyageait très-lentement, et s'arrêtait souvent. Chaque soir l'élégant courrier se trouvait logé dans les mêmes auberges. Si elle le rencontra, elle n'eut garde de le reconnaître; ses yeux ne pouvaient pas s'arrêter sur un homme portant une livrée; et la surveillance si bien promise au mari fut ainsi mise en défaut dès les premiers pas qu'on fit hors de Paris. Dès qu'on fut arrivé au château de madame de M***, M. de Q*** se logea dans une chaumière aux environs, et l'amour se chargea du soin d'y réunir souvent les deux amans.
Vers la fin du séjour de la maréchale dans sa terre, on commença une négociation pour obtenir de M. D***, que sa femme pût habiter un appartement à l'extérieur d'un couvent à Chaillot, où elle serait convenablement, et cependant un peu plus libre que dans l'intérieur. Il y donna son consentement.
Malheureusement madame D***, fort jeune, fort imprudente, se crut encore dans les bosquets du parc de la maréchale; elle crut qu'elle pourrait dérober la vue de son amant; mais les murs de son couvent furent plus transparens que l'ombrage des bois; bientôt le président sut qu'elle recevait M. de Q***; alors sa fureur n'eut plus de bornes; il demanda et obtint une lettre de cachet pour enfermer sa femme, et le lieu qu'il choisit fut une maison de fous à Montrouge.
Un jour que madame D*** revenait de la promenade, elle trouva sa cour remplie de cavaliers de la maréchaussée, elle fut enlevée par eux et conduite dans cet hospice.
Tous les moyens employés par M. D*** n'étaient pas propres à le faire aimer de sa femme, et à lui faire oublier son amant. Plus elle éprouvait de persécutions, plus la passion de M. de Q*** s'en augmentait.
Véritable héros de roman, rempli de sensibilité, se reprochant la perte de cette jeune personne, qui sans lui, sans son funeste amour, serait restée au sein de sa famille, il croyait devoir lui consacrer toute son existence; en l'entourant de tant de soins délicats, de tant d'affection, il espérait la consoler de la considération qu'il lui avait fait perdre.
On peut juger quel fut son désespoir, en apprenant l'enlèvement de madame D***; il en eut beaucoup de peine à se procurer quelques lumières sur son sort. Enfin il découvrit dans quel affreux asile on l'avait enfermée. Bientôt il trouva les moyens de correspondre avec elle, et de lui communiquer un plan d'évasion. Il s'était procuré des passe-ports pour l'Angleterre; les gardiens furent achetés à un prix énorme; les chiens qui auraient pu avertir de l'instant du départ, furent empoisonnés. On sortit madame D***, qui était très-mince, par un œil-de-bœuf qui se trouvait sur une porte, dont on enleva le verre, et on la passa par-dessus les murs du jardin. De l'autre côté, elle trouva une chaise de poste, et son amant qui la reçut dans ses bras; mais ce fut à son valet de chambre qu'il confia le soin de la conduire en Angleterre. Cette même nuit il eut soin de se montrer partout. Il avait paru à l'Opéra, il retourna au bal, et cette précaution l'empêcha d'être compromis dans cet enlèvement. On savait bien qu'il devait être son ouvrage, mais toute la malveillance de M. D*** ne put jamais parvenir à en trouver la preuve. Après avoir donné à ces précautions tout le temps que la prudence exigeait, M. de Q*** s'empressa de partir pour Londres. Pendant plusieurs années, excepté le temps de son service qu'il passait à son régiment, il habitait toujours l'Angleterre.
Les soins de M. de La Luzerne, notre ambassadeur à Londres, qui s'intéressait vivement à madame D***, et plus que tout cela, la révocation des lettres de cachet due à l'assemblée constituante, la ramenèrent à Paris.
M. de Q***, toujours fidèle, toujours tendre et empressé, semblait lui avoir dévoué sa vie.
Il se croyait aimé aussi vivement qu'il aimait; sa confiance à cet égard était entière.
Hélas! cet amour si vrai, si constant, était encore payé par une tendre affection, par la volonté formelle de lui rester fidèle; mais un autre avait su occuper quelques pensées de madame D***. M. de L*** l'avait vue, les agrémens de cette femme si jolie l'avaient séduit, et il s'en était occupé assez pour qu'elle pressentît le danger de la séduction dont on l'entourait, et qu'elle voulût y échapper en fuyant. Elle supplia M. de Q*** de la reconduire en Angleterre, dont elle préférait le séjour; il ne concevait rien à cette fantaisie. «Comment! lui disait-il, à peine revenue dans cette belle France que vous regrettiez si vivement lorsque vous étiez à Londres, pouvez-vous la quitter déjà pour retourner dans un pays que vous n'aimiez pas lorsque vous y étiez?» Elle insista, et il céda avec la condescendance qu'il avait pour tous ses désirs.
En mettant le pied sur le packet-boat, elle se croyait sauvée des séductions de M. de L*** et de sa propre faiblesse, lorsqu'elle aperçut l'homme qu'elle fuyait, enveloppé dans un manteau sur le pont.
Il avait appris son départ, l'avait suivie et avait arrêté son passage sur le même bâtiment.
Les yeux de M. de Q*** s'ouvrirent douloureusement; il se rappela différentes circonstances qui, réunies, pouvaient lui paraître une conviction; un duel sur le packet-boat fut la suite de cette rencontre.
Les deux antagonistes furent blessés, mais sans danger pour leur vie. L'amour de M. de Q*** s'éteignit dans le sang de son adversaire.
Je finis là l'histoire de madame D***, qui pourrait fournir un volume in-folio.
Son mari put s'accuser entièrement de ses désordres; cette jeune femme fut perdue par lui seul. Une femme innocente, mais qui par de malheureuses apparences ne jouit plus de l'estime publique, est bien près de justifier cette opinion.
Le président ne borna pas sa vengeance aux différentes arrestations dont elle eut à souffrir. Il avait reçu seize cent mille francs de sa dot; il dénatura ses biens, il en plaça une partie en Angleterre, enfin il dispersa si adroitement le tout, qu'on n'a jamais pu retrouver la trace de l'emploi qu'il en fit. À sa mort on ne put rien en recouvrer.
Pendant sa vie il avait obtenu souvent de madame D***, des signatures moyennant quelques faibles sommes qu'il lui donnait. Probablement c'est à l'aide de ces signatures, auxquelles cette jeune femme si imprudente n'apportait aucune attention, qu'il put dénaturer tout ce qu'elle possédait.
Cette conduite de M. D*** est d'autant plus répréhensible qu'il avait un fils qui se trouva à sa mort sans aucune fortune. Depuis, il hérita d'une tante, qui lui laissa vingt mille livres de rente. Il fit alors à sa mère une pension de cent louis.
Ce fils tenait d'elle une constitution assez délicate; sa taille, ses pieds, ses mains, auraient pu lui permettre de se faire passer pour une femme; son organe même ne démentait pas cet extérieur.
Un de ses grands plaisirs, pendant les bals de l'Opéra, était de s'habiller en femme. Pendant tout un carnaval, il s'était fait suivre par un Suédois qui en était devenu éperdument amoureux, et qui ne manquait jamais un bal dans l'espérance de l'y trouver.
Cet étranger fut au désespoir de cette mystification, quand il put en être convaincu.
M. D*** avait beaucoup de causticité dans l'esprit; c'était un petit volume d'anecdotes bien relié.
Ce malheureux jeune homme est atteint depuis quelques années d'une aliénation mentale; il est aujourd'hui dans une maison de santé du faubourg Saint-Antoine.
CHAPITRE XVII.
Dangers de l'indépendance.—Influence de la seconde éducation.—Exaltation.—Grave confidence.—Retour de Napoléon au 20 mars.—Calamités prévues.—Chagrin.—Trahisons et défections.—Mesures impuissantes.—Moyen de salut imaginé par l'auteur.—Napoléon devant être isolé des soldats.—Idée fixe.—Les destinées de la France attachées à la vie de Napoléon.—La mort de Napoléon nécessaire au salut de la France.—Comparaison entre le duelliste et le meurtrier par dévouement.—Assassins sauveurs de leur patrie.—Scévola.—Hésitation et résolution.—Plan de l'auteur.—Les petits pistolets et la chaise de poste.—L'auteur faisant sacrifice de sa vie.—L'auteur au tir de Lepage.—L'auteur communiquant son projet au prince de Polignac.—Résignation du prince aux décrets de la Providence.—Influence d'un sourire de M. de Polignac.—Réveil d'un rêve de gloire.—Dévouement à deux maîtres.—L'auteur regrettant l'inexécution de son projet.—Le prince de Polignac et la machine infernale.—Accusation contre le prince réfutée par l'auteur.—Désintéressement de l'auteur.—Indifférence de l'auteur pour les jugemens du monde.—Opinion de l'auteur sur Napoléon.—M. de Chateaubriand et Carnot.—La main de fer et le gant de velours.—Esclavage de la presse périodique, sous l'empire.—Invariabilité des sentimens de l'auteur.—Conclusion.
En faisant le récit des principaux événemens de ma vie, remarquable seulement par les vicissitudes qui en ont marqué le cours, j'ai dû croire qu'en développant les causes de ces vicissitudes, j'offrirais une leçon utile aux jeunes femmes assez malheureuses pour jouir de leur indépendance.
J'ai dit précédemment que la première éducation que nous recevons n'est pas celle qui a le plus d'influence sur le reste de notre, vie; c'est la seconde, c'est celle de notre adolescence qu'il importe de bien diriger. L'indépendance qui accompagna une partie de ma jeunesse fut la faute des circonstances, et non celle de mon excellente mère, dont je me trouvai presque toujours séparée.
C'est dans ces premières années que mon caractère naturellement très-vif, prit cette teinte d'exaltation qui a décidé depuis presque toutes mes actions, bien plus que la prudence et la raison. Une résolution enfantée par cette exaltation a pu avoir des résultats si grands, si importans, que je dois en parler. Si je le fais, si je me soumets au blâme dont les âmes froides qui ne me comprendront pas pourront la flétrir, je crois remplir un devoir dont on trouvera plus loin l'explication.
Je désire aussi apprendre quelle force cette exaltation peut prêter à un faible bras. Le levier d'Archimède n'était pas plus puissant; mais cette puissance empruntant toute sa force de l'opinion, peut la perdre aussi facilement qu'elle l'acquiert.
Au 20 mars, lorsque j'appris le débarquement de Napoléon, je jugeai dans un instant tous les malheurs dont son retour serait accompagné. Non-seulement je prévoyais que notre belle France serait conquise de nouveau; mais de tous les malheurs qu'on devait craindre, la représentation du second acte de notre dégradation morale fut celui dont je fus le plus péniblement affectée.
L'année précédente, j'avais été indignée en voyant tous les serviteurs de Napoléon former le cortége de Monsieur; je pressentais, je devinais toutes les honteuses défections dont nous allions être les témoins; j'aurais voulu au prix de ma vie sauver ce déshonneur à mon pays.
C'était moins le sang qui allait couler que je désirais épargner que notre gloire nationale que j'aurais voulu sauver. Dès les premiers instans du débarquement de Napoléon je m'étonnai des mesures adoptées pour arrêter sa marche.
Je ne suis qu'une faible femme, dont les facultés ne s'étendent guère au delà d'une petite dose de sens commun; mais si j'eusse été à la place de ceux qui ordonnèrent ces mesures, j'aurais agi absolument en sens inverse.
Loin d'envoyer des troupes à sa rencontre, je me serais pressée d'éloigner de sa route toutes celles qui pouvaient s'y trouver; tandis qu'il s'avançait en venant du midi, j'aurais fait marcher vers le nord tous les régimens qui pouvaient se trouver sur son passage. Je me serais bien gardée de le rapprocher des soldats avec lesquels il avait combattu; j'aurais voulu au contraire l'isoler de tous, et mettre une grande distance entre eux et lui.
Qui ne sait que l'armée ne juge pas? Le soldat sait se battre et mourir, mais ce n'est pas lui qui peut décider si l'homme en possession de la puissance n'en abusera pas. Ce n'est pas à lui qu'il appartient déjuger quelle est l'espèce de gouvernement qui convient le mieux à son pays; cette grande question ne doit jamais lui être soumise.
Quand on les envoyait pour tourner leurs armes contre le général qui les avait conduits si souvent à la victoire, on devait prévoir que c'était un cortége qu'on lui formait, pour protéger et assurer son retour dans la capitale.
Je n'ai jamais conçu qu'une idée si simple n'ait pas frappé tous les esprits. Si chaque commandant de place qui se trouvait sur la route parcourue par Napoléon eût éloigné les troupes dont il avait le commandement, l'isolement dans lequel il se fût trouvé (réduit seulement au petit nombre qu'il avait ramené de l'île d'Elbe) eût rendu bien facile son arrestation. Pour l'opérer, il n'eût plus fallu qu'un petit nombre d'hommes dévoués...
Quand je vis quels étaient les moyens employés, je jugeai que tout était perdu.
C'est alors qu'une pensée forte, unique, vint me saisir et absorber toutes mes facultés.
En voyant cette hydre menaçante s'élancer vers nous, j'osai me demander si le bras qui l'arrêterait n'aurait pas bien mérité de sa patrie. C'était la vie des Français, leurs trésors, leur honneur qui allaient payer le retour de Napoléon. À la vie de cet homme qui n'avait presque jamais épargné celle de personne étaient attachées les destinées de la France... Toute personne raisonnable pouvait prévoir ces destinées. Il était impossible, dans l'état de désunion où elle se trouvait, qu'elle ne succombât pas sous les armes qu'on allait diriger contre elle; et par combien de sang ce grand débat allait être scellé!
Quand de si graves intérêts étaient attachés à une seule vie, je ne concevais pas qu'elle ne fût pas encore tranchée. Cet homme avait fait périr des milliers de ses semblables, et il ne s'en trouvait pas un qui sût mourir pour sauver son pays!...
Cette action me semblait grande et héroïque; j'enviais la gloire de celui qui l'exécuterait.
La pensée que cette action pût être considérée comme un crime ne se présenta pas un seul instant à moi. Le duelliste qui tue son adversaire n'a jamais rien perdu dans l'opinion; pourquoi? parce qu'en prenant la vie de son ennemi, il a exposé la sienne. La possibilité d'être tué lui-même (quoique fort incertaine) ôte à cette action tout le blâme dont on flétrit les assassins.
Et cependant c'est seulement sa propre cause qu'il venge! Avec bien plus de raison, celui qui n'a nulles chances d'échapper à une mort certaine, et qui s'y dévoue dans l'intérêt du bien public, me paraissait digne des hommages de l'univers. Mon imagination plaçait son nom parmi ceux qui sont cités honorablement comme, les sauveurs de leur patrie. Je me disais que c'était avec admiration qu'on parlait de Scévola se brûlant la main qui avait manqué Porsenna.
Bientôt mon imagination exaltée me présenta sans cesse la même idée; j'en étais poursuivie dans mon sommeil; à mon réveil, je la retrouvais avant la lumière du jour. Je crus qu'à moi était réservé l'honneur de cet honorable dévouement; une seule pensée venait combattre ma résolution!... je n'aimais pas Napoléon.
Je craignais que mon éloignement pour lui n'eût égaré mon jugement; cette action, digne de l'admiration des siècles à venir, n'eût plus été qu'un crime, si quelques ressentimens personnels s'y fussent mêlés.
J'examinai mon cœur; je n'y trouvai qu'un désir passionné de sauver la France.
Bien loin d'être dirigée par aucune animosité contre Napoléon, j'aurais voulu l'aimer. Je regrettais que cette victime à immoler au bien public ne me fût pas chère à quelque titre; alors j'aurais pu ajouter le sacrifice de mes propres affections à celui de ma vie, qui me paraissait trop peu de chose.
Dès l'instant où cette grande résolution fut prise, je m'occupai d'en assurer l'exécution; ma position la rendait très-difficile: j'étais entourée de mes amis, de mon mari; je ne pouvais en aucune façon me confier à eux: ils m'eussent gardée à vue pour me retenir.
Mon plan était simple, il consistait à me munir d'une bonne paire de petits pistolets et d'une chaise de poste; je me croyais certaine de pouvoir approcher de Napoléon.
Il n'entrait pas dans ma pensée de lui survivre; je croyais succomber sous les coups des amis qui l'entouraient. Je dis plus, c'était cette certitude que je croyais avoir qui me donnait le courage de tenter cette action si hardie. Il fallait qu'elle fût lavée dans mon sang, pour passer à la postérité comme un dévouement digne d'éloges. La première exécution que je donnai à ce projet fut d'aller m'exercer au tir de Lepage, qui se trouvait à côté de chez moi.
L'espace que Napoléon avait déjà parcouru, le peu de temps qui me restait, si je voulais que sa mort empêchât le départ du roi, me forçaient de précipiter le mien, et me mettaient dans la nécessité de me confier à quelqu'un qui pût me seconder. Dans ce moment, je ne pouvais faire l'achat d'une chaise de poste sans que mon mari en fût instruit. Je cherchai, parmi les personnes que je connaissais, une qui fût assez dévouée au roi pour garder mon secret. Je crus que le prince de Polignac pourrait faire mettre de suite à ma disposition la voiture dont j'avais besoin. Son dévouement au roi me persuadait qu'il approuverait le mien.
Malheureusement le prince ne savait pas qu'il y avait en moi autant de courage pour exécuter que d'exaltation pour concevoir. Il pensa peut-être que ce dévouement n'était qu'un acte de folie. Il me dit que nous devions nous en remettre aux soins de la Providence, qui savait mieux que nous ce qui pouvait nous sauver de la crise qui s'approchait.
Je ne sais si l'expression de sa figure ordinairement si gracieuse m'abusa, mais je crus voir un léger sourire errer sur ses lèvres.
L'effet de ce sourire, si imperceptible, si fugitif, fut incroyable sur moi; celui d'un bain de glace n'eût pas été plus prompt.
Cette auréole de gloire au milieu de laquelle mon imagination avait placé mon nom disparut dans un instant.
En sortant de chez le prince, j'étais comme une personne qui verrait tomber autour d'elle les murs d'un palais enchanté, et qui se trouverait seule au milieu d'un désert.
Ce rêve de gloire était fini. L'apparence d'un sourire l'avait fait évanouir.
Une heure avant, cette action me semblait mériter qu'on élevât des autels pour en consacrer le souvenir, et dans ce moment je commençai à me demander si j'avais bien le droit de disposer de la vie de mon semblable. Dès l'instant où je pus m'adresser cette question, elle fut résolue pour moi.
Si cette action n'excitait pas l'admiration, elle n'était plus qu'un crime.
Mon parti fut pris à l'instant. Je revins chez moi, je m'y enfermai, et j'attendis les événemens.
Ils se succédèrent avec rapidité, comme chacun sait. Tous les corps constitués vinrent prodiguer à la famille royale les assurances de leur zèle, de leur respectueux dévouement. Peu de jours après ils offrirent la parodie complète de ces paroles.
Ah! combien j'eus à souffrir! Chaque fois que le bruit de ces coupables défections parvenait jusqu'à moi, je pensais que la honte m'en était due, pour m'être laissée arrêter dans l'exécution de ce noble projet par une si faible cause.
Tout le sang qui fut répandu, nos musées dévastés, jusqu'aux longues souffrances de Napoléon sur le rocher où il expira, m'ont semblé quelquefois mon ouvrage, tant est grande sur moi la puissance de l'imagination.
Le temps a jeté son voile sur ces souvenirs; si je les rappelle quelquefois dans le secret de ma pensée, c'est pour méditer sur la faiblesse des causes qui produisent ou paralysent souvent les plus grands événemens.
Un mot, un regard d'encouragement eût soutenu cette force morale; l'apparence d'un sourire la fit évanouir. Mes parens, mes amis, ne surent jamais rien de cette circonstance importante.
Le prince de Polignac seul en a eu connaissance. En la publiant aujourd'hui, je crois accomplir un devoir envers lui. Je m'occupe peu de politique et ne lis pas toujours les journaux, que je reçois cependant chaque jour. Dernièrement il en est tombé un sous mes yeux, dans lequel j'ai vu qu'on osait lui attribuer la machine infernale.
Je laisse à tout esprit raisonnable à décider si l'homme qui a arrêté mon bras quand il voulait frapper Bonaparte put avoir quelque chose de commun avec la machine infernale.
Il devait mourir seul, sa mort n'exposait personne autre que moi, elle sauvait la France; l'intérêt immense attaché à cette mort avait bien de quoi la justifier; et cependant le prince ne l'a pas voulue. Son âme pure a cru y voir un crime. Lorsqu'on parle d'un ministre, l'opinion émise sur lui peut être suspectée; on croira sans doute que la mienne a pu être influencée par cette considération, mais on serait dans une grande erreur. Je vis loin de la société, et ne lui demande rien. Je n'ai pas vu M. de Polignac depuis plusieurs années. Il n'est personne, peut-être qui ait plus d'indépendance dans ses opinions, et qui soit moins susceptible que moi de se laisser influencer par toutes les petites considérations qui gouvernent le monde. Je crois en donner la preuve dans ce moment, en publiant un fait qui était inconnu, et qui sera blâmé par la grande majorité.
Tous ces êtres froids, égoïstes, qui, sous tous les gouvernemens, se sont traînés au pied du pouvoir, depuis Robespierre jusqu'à Charles X, n'ont rien en eux de ce qu'il faut pour me comprendre et me juger.
J'entends d'avance l'arrêt dont ils flétriront un projet dont l'inexécution ne tint pas à ma volonté.
Le peu d'intérêt que je prends à tous ces jugemens d'un monde auquel je n'appartiens plus, m'empêchera sans doute de les connaître; mais dans tous les cas, ils ne troubleront pas un seul instant mon repos.
On a dit, et on répète encore, que le règne de Napoléon fut environné de gloire; si c'est de la gloire militaire qu'on veut parler, on a tort de la faire rejaillir sur lui. En France, elle sera toujours indépendante des souverains; ce n'est pas à eux qu'on doit en rapporter l'honneur, il appartient tout entier au caractère français. Qu'on se rappelle plutôt les premières victoires de la révolution; nous n'avions ni généraux expérimentés, ni magasins, ni armes; nous marchions contre toute l'Europe, avec le seul secours de nos bras et de notre courage; on sait ce qu'il a produit.
Bien loin d'attribuer au règne de Napoléon aucune gloire pour la nation, je dis qu'il l'a avilie, qu'il l'a dégradée, qu'il a perdu notre caractère national; son despotisme a fait courber devant lui tous les fronts dans la poussière.
Les hommes les plus distingués par leur esprit, leurs lumières, rampaient à ses pieds, beaucoup plus par l'effet de la peur que par celui de l'admiration. Une seule voix généreuse s'est élevée pour défendre la cause de l'humanité et faire sentir au despote qu'en avilissant la nation qui lui était soumise, il ne pouvait plus trouver de gloire à la commander. La noble conduite de M. de Chateaubriand à cette époque a fixé son rang parmi les plus grands hommes, bien plus encore que son admirable génie.
Ce n'est jamais qu'avec un sentiment pénible que je reporte ma pensée sur ce règne tant vanté par quelques personnes. À l'exception de M. de Chateaubriand, qui eut le noble courage d'opposer sa volonté à la sienne, je n'y trouve que des esclaves courbés sous le joug. Loin de nous glorifier de ce règne, oublions-le s'il est possible, et déchirons la page de l'histoire qui, en le consacrant, éternise des souvenirs peu honorables pour la nation.
On a dit qu'il faut gouverner les Français avec une main de fer et un gant de velours[63]; nous avons senti la main de fer, Napoléon l'a appesantie sur nous de tout son poids, mais il ne nous a jamais montré le gant. En lisant quelquefois des journaux, je m'étonne de trouver à côté des critiques sur notre gouvernement des éloges de ce règne qu'ils nomment glorieux. Quel est celui d'entre eux qui eût osé se permettre la plus légère observation sur aucun acte de cette puissance infaillible? Le voile même de l'allégorie n'était pas assez épais pour couvrir quelques légers signes de désapprobation; celui qui eût osé s'en servir en eût été bientôt puni par l'exil ou la prison.
On pourra penser peut-être que la chute de Bonaparte, que tous les changemens survenus depuis ont pu en apporter dans mon opinion, et influencer celle que je viens d'exprimer; mais c'est quand il était à l'apogée de sa puissance que mon jugement sur lui s'est formé.
J'ai eu presque toute ma vie l'habitude de me rendre compte le soir de mes actions, de mes impressions de la journée, sans autre but que celui de fixer des observations, des idées souvent passagères, dont il ne restait nulles traces, si elles n'étaient pas écrites de suite.
Durant le voyage que j'ai fait avec Joséphine, j'ai continué ce journal chaque soir.
C'est une copie de ce journal qui a été publiée par M. Constant. On peut y reconnaître que l'opinion énoncée quand Napoléon n'est plus qu'un nom historique ne diffère en rien de celle qui fut émise quand il gouvernait le monde[64]. Cela est si vrai que j'avouerai que, lorsque j'ai revu dernièrement ce journal, que je n'avais pas relu depuis qu'il avait été écrit, je me suis presque étonnée de la sévérité de mes jugemens. Alors j'avais lu le récit des souffrances de Bonaparte à Sainte-Hélène. La pitié (même à mon insu) avait affaibli cette sévérité. Pour ne pas trouver trop amères les expressions qu'elle m'avait dictées, j'ai eu besoin de me rappeler que nous lui devions la dégradation des Français flétris par son joug despotique, et la tache imprimée à notre gloire militaire par la folie et l'imprévoyance de son orgueil.
fin des souvenirs de madame la baronne de v....
SUITE DES MÉMOIRES
DE CONSTANT.
CHAPITRE XVIII.
Suite de succès.—Le général Beaumont.—Le colonel (aujourd'hui général) Gérard.—Cent quarante drapeaux pris sur l'ennemi.—Le général Savary, le maréchal Mortier, le prince Murat.—Départ de Berlin.—Le grand-maréchal Duroc se casse une clavicule.—Séjour de l'empereur à Varsovie.—Empressement de la noblesse polonaise.—L'empereur voit pour la première fois madame V....—Portrait de cette dame.—Agitation de l'empereur.—Singulière mission confiée à un grand personnage.—Premières avances de l'empereur rejetées.—Confusion de l'ambassadeur.—Préoccupation de Sa Majesté.—Correspondance.—Consentement.—Premier rendez-vous.—Pleurs et sanglots.—L'entrevue sans résultat.—Second rendez-vous.—Madame V... au quartier-général de Finkenstein.—Tendresse de madame V... pour l'empereur.—Repas en tête à tête.—Constant chargé seul du service.—Conversation.—Occupations de madame V... hors de la présence de l'empereur.—Douceur et égalité d'humeur de madame V....—Madame V... à Schœnbrunn avec l'empereur.—Emploi mystérieux dont Constant est chargé.—La pluie et les ornières.—Inquiétude et recommandations de l'empereur.—La voiture versée.—Chute peu dangereuse.—Constant soutenant madame V....—Grossesse.—Soins prodigués par l'empereur à madame V....—Le petit hôtel de la Chaussée-d'Antin.—Solitude volontaire de madame V....—Naissance d'un fils.—Joie de Napoléon.—Le nouveau-né fait comte.—Madame V... conduit son fils à l'empereur.—Le jeune comte sauvé par le docteur Corvisart.—Les cheveux, la bague et le motto.—La Lavallière de l'empire et les favorites du vainqueur d'Austerlitz.
J'ai laissé l'empereur à Berlin, où chaque jour et chaque heure de la journée lui apportait la nouvelle de quelque victoire remportée, de quelque succès obtenu par ses généraux. Le général Beaumont lui présenta quatre-vingts drapeaux pris sur l'ennemi par sa division. Le colonel Gérard lui en présenta aussi soixante, enlevés à Blücher, au combat de Wismar. Magdebourg avait capitulé, et une garnison de seize mille hommes avait défilé devant le général Savary. Le maréchal Mortier occupait le Hanovre au nom de la France. Le prince Murat entrait dans Varsovie après en avoir chassé les Russes. C'était contre ceux-ci que la guerre allait recommencer, ou plutôt continuer; car les armées de la Prusse pouvaient bien être regardées comme anéanties. L'empereur quitta Berlin pour aller lui-même conduire ses opérations contre les Russes.
Nous voyagions dans de petites calèches du pays. Comme dans tous nos voyages, la voiture du grand-maréchal précédait celle de l'empereur. La saison et le passage de l'artillerie avaient rendu les chemins affreux, et cependant nous allions très-vite. Entre Kutow et Varsovie, la voiture du grand-maréchal versa, et il eut une clavicule cassée. L'empereur arriva peu de temps après ce malheureux accident. Il fit transporter sous ses yeux le maréchal dans la maison de poste la plus voisine. Nous avions toujours avec nous une petite pharmacie de voyage, de sorte que les premiers secours furent promptement donnés au blessé. Sa Majesté le remit entre les mains de son chirurgien, et ne le quitta qu'après avoir vu poser le premier appareil.
À Varsovie, où Sa Majesté passa tout le mois de janvier 1807, elle habitait le grand palais. La noblesse polonaise, empressée à lui faire la cour, lui donnait des fêtes magnifiques, des bals très-brillans, auxquels assistait tout ce que Varsovie renfermait à cette époque de riche et de distingué. Dans une de ces réunions, l'empereur remarqua une jeune Polonaise, madame V..., âgée de vingt-deux ans, et nouvellement mariée à un vieux noble, d'humeur sévère, de mœurs extrêmement rigides, plus amoureux de ses titres que de sa femme, qu'il aimait pourtant beaucoup, mais dont, en revanche, il était plus respecté qu'aimé. L'empereur vit cette dame avec plaisir, et se sentit entraîné vers elle au premier coup d'œil. Elle était blonde, elle avait les yeux bleus et la peau d'une blancheur éblouissante; elle n'était pas grande, mais parfaitement bien faite et d'une tournure charmante. L'empereur s'étant approché d'elle, entama aussitôt une conversation qu'elle soutint avec beaucoup de grâce et d'esprit, laissant voir qu'elle avait reçu une brillante éducation. Une teinte légère de mélancolie répandue sur toute sa personne la rendait plus séduisante encore. Sa Majesté crut voir en elle une femme sacrifiée, malheureuse en ménage, et l'intérêt que cette idée lui inspira le rendit plus amoureux, plus passionné que jamais il ne l'avait été pour aucune femme. Elle dut s'en apercevoir.
Le lendemain du bal, l'empereur me parut dans une agitation inaccoutumée. Il se levait, marchait, s'asseyait et se relevait de nouveau; je croyais ne pouvoir jamais venir à bout de sa toilette ce jour-là. Aussitôt après son déjeuner, il donna mission à un grand personnage que je ne nommerai pas, d'aller de sa part faire une visite à madame V..., et lui présenter ses hommages et ses vœux. Elle refusa fièrement des propositions trop brusques peut-être, ou que peut-être aussi la coquetterie naturelle à toutes les femmes lui recommandait de repousser. Le héros lui avait plu; l'idée d'un amant tout resplendissant de puissance et de gloire fermentait sans doute avec violence dans sa tête, mais jamais elle n'avait eu l'idée de se livrer ainsi sans combat. Le grand personnage revint tout confus et bien étonné de ne pas avoir réussi dans sa négociation. Le jour d'après, au lever de l'empereur, je le trouvai encore préoccupé. Il ne me dit pas un mot, quoiqu'il eût assez l'habitude de me parler. Il avait écrit plusieurs fois la veille à madame V..., qui ne lui avait pas répondu. Son amour-propre était vivement piqué d'une résistance à laquelle on ne l'avait pas habitué. Enfin il écrivit tant de lettres et si tendres, si touchantes, que madame V... céda. Elle consentit à venir voir l'empereur le soir entre dix et onze heures. Le grand personnage dont j'ai parlé reçut l'ordre d'aller la prendre en voiture dans un endroit désigné. L'empereur, en l'attendant, se promenait à grands pas, et témoignait autant d'émotion que d'impatience; à chaque instant il me demandait l'heure. Madame V... arriva enfin, mais dans quel état! pâle, muette et les yeux baignés de larmes. Aussitôt qu'elle parut, je l'introduisis dans la chambre de l'empereur; elle pouvait à peine se soutenir et s'appuyait en tremblant sur mon bras. Quand je l'eus fait entrer, je me retirai avec le personnage qui l'avait amenée. Pendant son tête-à-tête avec l'empereur, madame V... pleurait et sanglotait tellement, que, malgré la distance, je l'entendais gémir de manière à me fendre le cœur. Il est probable que dans ce premier entretien, l'empereur ne put rien obtenir d'elle. Vers deux heures du matin, Sa Majesté m'appela. J'accourus et je vis sortir madame V..., le mouchoir sur les yeux et pleurant encore à chaudes larmes. Elle fut reconduite chez elle par le même personnage. Je crus bien qu'elle ne reviendrait pas.
Deux ou trois jours après néanmoins, à peu près à la même heure que la première fois, madame V... revint au palais; elle paraissait plus tranquille. La plus vive émotion se peignait encore sur son charmant visage; mais ses yeux au moins étaient secs et ses joues moins pâles. Elle se retira le matin d'assez bonne heure, et continua ses visites jusqu'au moment du départ de l'empereur.
Deux mois après, l'empereur, de son quartier-général de Finkenstein, écrivit à madame V..., qui s'empressa d'accourir auprès de lui. Sa Majesté lui fit préparer un appartement qui communiquait avec le sien. Madame V... s'y établit et ne quitta plus le palais de Finkenstein, laissant à Varsovie son vieil époux qui, blessé dans son honneur et dans ses affections, ne voulut jamais revoir la femme qui l'avait abandonné. Madame V... demeura trois semaines avec l'empereur, jusqu'à son départ, et retourna ensuite dans sa famille. Pendant tout ce temps, elle ne cessa de témoigner à Sa Majesté la tendresse la plus vive, comme aussi la plus désintéressée. L'empereur, de son côté, paraissait parfaitement comprendre tout ce qu'avait d'intéressant cette femme angélique, dont le caractère plein de douceur et d'abnégation m'a laissé un souvenir qui ne s'effacera jamais. Ils prenaient tous leurs repas ensemble; je les servais seul; ainsi j'étais à même de jouir de leur conversation toujours aimable, vive, empressée de la part de l'empereur, toujours tendre, passionnée, mélancolique de la part de madame V... Lorsque Sa Majesté n'était point auprès d'elle, madame V... passait tout son temps à lire, ou bien à regarder, à travers les jalousies de la chambre de l'empereur, les parades et les évolutions qu'il faisait exécuter dans la cour d'honneur du château, et que souvent il commandait en personne. Voilà quelle était sa vie, comme son humeur, toujours égale, toujours uniforme. Son caractère charmait l'empereur, et la lui faisait chérir tous les jours davantage.
Après la bataille de Wagram, en 1809, l'empereur alla demeurer au palais de Schœnbrunn. Il fit venir aussitôt madame V..., pour laquelle on avait loué et meublé une maison charmante dans l'un des faubourgs de Vienne, à peu de distance de Schœnbrunn. J'allais mystérieusement la chercher tous les soirs dans une voiture fermée, sans armoiries, avec un seul domestique sans livrée. Je l'amenais ainsi au palais par une porte dérobée, et je l'introduisais chez l'empereur. Le chemin, quoique fort court, n'était pas sans danger, surtout dans les temps de pluie, à cause des ornières et des trous qu'on rencontrait à chaque pas. Aussi l'empereur me disait-il presque tous les jours: «Prenez bien garde ce soir, Constant, il a plu aujourd'hui, le chemin doit être mauvais. Êtes-vous sûr de votre cocher? La voiture est-elle en bon état?» et autres questions de même genre, qui toutes témoignaient l'attachement sincère et vrai qu'il portait à madame V... L'empereur n'avait pas tort, au reste, de m'engager à prendre garde, car un soir que nous étions partis de chez madame V... un peu plus tard que de coutume, le cocher nous versa. En voulant éviter une ornière, il avait jeté la voiture dans le débord du chemin. J'étais à droite de madame V...; la voiture tomba sur le côté droit, de sorte que seul j'eus à souffrir de la chute, et que madame V..., en tombant sur moi, ne se fit aucun mal. Je fus content de l'avoir garantie. Je le lui dis, et elle m'en témoigna sa reconnaissance avec une grâce qui n'appartenait qu'à elle. Le mal que j'avais ressenti fut bientôt dissipé. Je me mis à en rire le premier, et madame V... ensuite, qui raconta notre accident à Sa Majesté aussitôt que nous fûmes arrivés.
C'est à Schœnbrunn que madame V... devint grosse. Je n'essaierai pas de raconter tous les soins, tous les égards dont l'empereur l'entoura. Il la fit venir à Paris, accompagnée de son frère, officier fort distingué, et d'une femme de chambre. Il chargea le grand-maréchal de lui acheter un joli hôtel dans la Chaussée-d'Antin. Madame V... se trouvait heureuse; elle me le disait souvent: «Toutes mes pensées, toutes mes inspirations viennent de lui et retournent à lui: il est tout mon bien, mon avenir, ma vie!» Aussi ne sortait-elle de sa maison que pour venir aux Tuileries dans les petits appartemens. Quand ce bonheur ne lui était point permis, elle n'allait point chercher de distractions au spectacle, à la promenade ou dans le monde. Elle restait chez elle, ne voyant que fort peu de personnes, écrivant tous les jours à l'empereur. Elle accoucha d'un fils qui ressemblait d'une manière frappante à Sa Majesté. Ce fut une grande joie pour l'empereur. Il accourut auprès d'elle aussitôt qu'il lui fut possible de s'échapper du château; il prit l'enfant dans ses bras, et l'embrassa comme il venait d'embrasser la mère, il lui dit: «Je te fais comte.» Nous verrons plus tard ce fils recevoir à Fontainebleau de l'empereur une dernière marque d'attachement.
Madame V... éleva son fils chez elle, et ne le quitta jamais; elle le conduisait souvent au château, où je les faisais entrer par l'escalier noir. Quand l'une ou l'autre était malade, l'empereur leur envoyait M. Corvisart; cet habile médecin eut une fois le bonheur de sauver le jeune comte, d'une maladie dangereuse.
Madame V... avait fait faire pour l'empereur une bague en or autour de laquelle elle avait roulé de ses beaux cheveux blonds. L'intérieur de l'anneau portait ces mots gravés: Quand tu cesseras de m'aimer, n'oublie pas que je t'aime. L'empereur ne lui donnait pas d'autre nom que Marie.
Je me suis peut-être arrêté trop long-temps à cette liaison de l'empereur, mais Madame V..., différait complétement des autres femmes dont Sa Majesté a obtenu les bonnes grâces, et elle était digne d'être surnommée la Lavallière de l'empereur, qui toutefois ne se montra point ingrat envers elle comme Louis XIV envers la seule femme dont il a été aimé. Ceux qui ont eu, comme moi, le bonheur de la connaître et de la voir de près ont dû conserver d'elle un souvenir qui leur fera comprendre pourquoi il y a une si grande distance, à mes yeux, de Madame V..., tendre et modeste femme, élevant dans la retraite le fils qu'elle a donné à l'empereur, aux favorites du vainqueur d'Austerlitz.
CHAPITRE XIX.
Campagne de Pologne.—Bataille d'Eylau.—Te Deum et De profundis.—Retard involontaire du prince de Ponte-Corvo.—Les généraux d'Hautpoult, Corbineau et Boursier blessés à mort.—Courage et mort du général d'Hautpoult.—Le bon coup du général Ordener.—Pressentimens du général Corbineau.—Argent de la cassette de l'empereur, avancé par Constant au général Corbineau, quelques instans avant sa mort.—Enthousiasme des Polonais.—Mauvaise humeur des Français.—Anecdotes.—Le fond de la langue polonaise.—Misère et gaîté.—Hilarité des soldats excitée par une réponse de l'empereur.—L'ambassadeur persan.—Envoi du général Gardanne en Perse.—Trésor non retrouvé.—Séjour de l'empereur à Finkenstein.—L'empereur trichant au vingt-et-un.—L'empereur partageant son gain avec Constant.—Passe-temps des grands officiers de l'empereur.—Pari gagné par le duc de Vicence.—Mystification de M. B. d'A***.—Le prince Jérôme amoureux d'une actrice de Breslau.—Mariage de l'actrice avec le valet de chambre du prince.—Complaisance et jalousie.—Les frères de l'empereur faisant antichambre.—L'empereur aimant et grondant ses frères.—Le maréchal Lefebvre nommé duc de Dantzig par l'empereur.—Anecdote du chocolat de Dantzig.—Bataille de Friedland; rapprochement de dates.—Gaîté de l'empereur pendant la bataille.—Paix avec la Russie.—Entrevue de l'empereur et du czar à Tilsitt.—Le roi et la reine de Prusse.—Galanterie et rigueur de Napoléon.—Rudesse du grand-duc Constantin.—Banquet militaire.—Concert exécuté par des musiciens haskirs.—Visite de Constant aux Baskirs.—Repas à la cosaque.—Tir à l'arc.—Succès de Constant.—Souvenir frappant.—Soldat moscovite décoré par l'empereur Napoléon.—Retour par Bautzen et Dresde, et rentrée en France.
Les Russes étaient animés dans cette campagne par le souvenir de la défaite d'Austerlitz, et par la crainte de voir la Pologne leur échapper: aussi l'hiver ne les arrêta point, et ils résolurent de venir attaquer l'empereur. Celui-ci n'était pas homme à se laisser prévenir; il leva ses quartiers d'hiver et quitta Varsovie à la fin de janvier. Le 8 février, les deux armées se rencontrèrent à Eylau, et là se livra, comme on sait, cette sanglante bataille dans laquelle des deux côtés on montra un courage égal; il resta près de quinze mille morts sur le champ de bataille, autant de Français que de Russes. L'avantage, ou plutôt la perte fut la même dans les deux armées, et un Te Deum fut chanté à Pétersbourg comme à Paris, au lieu d'un De profundis qui aurait bien mieux convenu. Sa Majesté se plaignit vivement en rentrant à son quartier de l'inexécution d'un ordre qu'elle avait fait porter au maréchal Bernadotte, dont le corps ne donna point dans cette journée; il paraît certain en effet que la victoire, restée indécise entre l'empereur et le général Beningsen, se serait fixée du côté du premier si un corps d'armée tout frais était survenu pendant la bataille, comme Sa Majesté l'avait calculé. Par malheur l'aide-de-camp porteur des ordres de l'empereur au prince de Ponte-Corvo était tombé dans les mains d'un parti de Cosaques. Lorsque le lendemain du combat, l'empereur apprit cette circonstance, son ressentiment se calma, mais non pas son chagrin. Nos troupes bivouaquèrent sur le champ de bataille, que Sa Majesté visita trois fois, faisant distribuer des secours aux blessés et ensevelir les morts.
Les généraux d'Haultpoult, Corbineau et Boursier furent blessés à mort à Eylau; il me semble encore entendre le brave d'Hautpoult dire à sa Majesté au moment de partir au galop pour charger l'ennemi: «Sire, vous allez voir mes gros talons; çà entre dans les carrés ennemis comme dans du beurre!» Une heure après il n'était plus. Un de ses régimens s'étant engagé dans un intervalle de l'armée russe, fut mitraillé et haché parles Cosaques; il ne s'en sauva que dix-huit hommes. Le général d'Hautpoult, forcé trois fois de reculer avec sa division, la ramena deux fois à la charge; la troisième, il s'élança encore sur l'ennemi en criant d'une voix forte: «Cuirassiers, en avant, au nom de Dieu! en avant, mes braves cuirassiers!» Mais la mitraille avait abattu un trop grand nombre de ces braves. Il n'y en eut que très-peu en état de suivre leur chef, qui tomba percé de coups au milieu d'un carré de Russes dans lequel il s'était jeté à peu près seul.
Ce fut aussi je crois dans cette bataille que le général Ordener tua de sa main un officier général ennemi. L'empereur lui demanda s'il n'aurait pas pu le prendre vivant. Sire, répondit le général avec son accent fortement germanique, ché né donne qu'un coup, mais ché tâche qu'il soit pon.
Le jour même de la bataille, au matin, le général Corbineau, aide-de-camp de l'empereur, étant à déjeuner avec les officiers de service, leur avoua qu'il était assiégé par les plus tristes pressentimens. Ces messieurs entreprirent de le distraire de cette idée et tournèrent la chose en plaisanterie. Le général Corbineau, reçut peu d'instans après, un ordre de Sa Majesté; ayant besoin d'argent et n'en ayant pas trouvé chez M. de Menneval, il vint m'en demander et je lui en avançai de la cassette, de l'empereur; au bout de quelques heures, je rencontrai M. de Menneyal, à qui je fis part de la demande du général Corbineau et de la somme que je lui avais remise. Je parlais encore à M. de Menneval, lorsqu'un officier passant au galop, nous jeta la triste nouvelle de la mort du général. Je n'ai point oublié l'impression que cette nouvelle fit sur moi, et je trouve encore inexplicable aujourd'hui cette espèce de trouble intérieur qui était venu avertir un brave de sa fin prochaine.
La Pologne comptait sur l'empereur pour être rétablie dans son indépendance. Aussi les Polonais furent-ils pleins d'enthousiasme et d'espoir, lorsqu'ils virent arriver l'armée française. Quant à nos soldats, cette campagne d'hiver leur déplaisait fort; le froid, la misère, le mauvais temps et les mauvais chemins, leur avaient inspiré pour ce pays une aversion extrême.
Dans une revue à Varsovie, les habitans se pressant autour de nos troupes, un soldat se mit à jurer énergiquement contre la neige et la boue, et par suite, contre la Pologne et les Polonais. «Vous avez bien tort, monsieur le soldat,» se mit à dire une demoiselle d'une bonne famille, bourgeoise de le ville, «de ne pas aimer notre pays, car nous aimons beaucoup les Français.—Vous êtes sans doute bien aimable, mademoiselle, répliqua le soldat, mais si vous voulez me persuader de la vérité de ce que vous dites, vous nous ferez faire un bon dîner à mon camarade et à moi.—Venez donc, messieurs, dirent, s'avançant à leur tour, les parens de la jeune Polonaise; nous boirons ensemble à la santé de votre empereur.» Et ils emmenèrent en effet les deux soldats, qui firent là le meilleur repas de toute la campagne.
Suivant le dire des soldats, quatre mots constituaient le fond de la langue polonaise. kleba? niema; du pain? il n'y en a pas; voia sara; de l'eau? on va en apporter.
L'empereur traversant un jour une colonne d'infanterie aux environs de Mysigniez, où la troupe éprouvait de grandes privations à cause des boues qui empêchaient les arrivages: Papa, kleba, lui cria un soldat, niema, répondit aussitôt l'empereur. Toute la colonne partit d'un éclat de rire, et personne ne demanda plus rien.
Durant le séjour assez long que fit l'empereur à Finkenstein, il reçut la visite d'un ambassadeur persan à qui il donna le spectacle de quelques grandes revues. Sa Majesté envoya à son tour une ambassade au schah, à la tête de laquelle elle mit le général Gardanne, qui avait, disait-on alors, une raison particulière pour désirer d'aller en Perse. On prétendait qu'un de ses parens, après avoir long-temps résidé à Téhéran, avait été contraint par une émeute contre les Francs, de quitter cette capitale, et qu'avant de prendre la fuite il avait enterré un trésor considérable, dans un certain endroit dont il avait apporté le plan en France. J'ajouterai, pour en finir avec cette histoire, qu'on m'a dit depuis que le général Gardanne avait trouvé la place bouleversée et que n'ayant pu reconnaître les lieux, ni découvrir le trésor, il était revenu de son ambassade les mains vides.
Le séjour à Finkenstein devint fort ennuyeux. Pour passer le temps, Sa Majesté jouait quelquefois avec ses généraux et ses aides-de-camp. Le jeu était ordinairement le vingt-et-un, et le grand capitaine prenait grand plaisir à tricher; il gardait, pendant plusieurs coups de suite, les cartes nécessaires pour former le nombre exigé, et s'amusait beaucoup quand il gagnait ainsi par adresse. C'était moi qui lui remettais la somme nécessaire pour son jeu; dès qu'il rentrait, je recevais l'ordre de retirer sa mise; il me donnait toujours la moitié de son gain, et je partageais le reste avec les valets de chambre ordinaires.
Je n'ai point l'intention de m'assujettir dans ce journal à un ordre de dates bien rigoureux, et quand il se présentera à ma mémoire un fait ou une anecdote qui me paraîtront mériter d'être rapportés, je les placerai, autant que cela pourra se faire, à l'endroit de mon récit où je serai arrivé, au moment même où je me les rappellerai; en les renvoyant à leur époque, je craindrais de les oublier. C'est ainsi que je croîs pouvoir noter ici, en passant, quelques souvenirs de Saint-Cloud ou des Tuileries, quoique nous soyons au quartier-général de Finkenstein. Ce sont les passe-temps auxquels se livraient Sa Majesté et ses grands-officiers qui m'ont mis sur la voie de ces souvenirs.
Ces messieurs se portaient souvent entre eux des défis ou des gageures. J'ai vu un jour M. le duc de Vicence parier que M. Jardin fils, écuyer de Sa Majesté, monté à reculons sur son cheval, arriverait au bout de l'avenue du château dans un espace de peu de minutes; M. le grand-écuyer gagna le pari.
MM. Fain, Menneval et Ivan jouèrent une fois un singulier tour à M. B. d'A..., qu'ils savaient être sujet à de fréquens accès de galanterie. Ils firent habiller un jeune homme en femme, et l'envoyèrent se promener, ainsi déguisé, dans une avenue près du château; M. B. d'A... avait la vue fort basse et se servait ordinairement d'un lorgnon; ces messieurs l'engagèrent à sortir, et il ne fut pas plus tôt dehors qu'il aperçu; la belle promeneuse et ne put retenir, à cette vue, une exclamation de surprise et de joie.
Ses amis feignirent de partager son ravissement, et comme le plus entreprenant, ils le poussèrent à faire les premières avances. Il se rendit donc avec des airs empressés auprès de la fausse jeune dame, à laquelle on avait bien fait sa leçon. M. d'A.... s'épuisa en politesses, en attentions, en offres de service. Il voulait à toute force faire à sa nouvelle conquête les bonneurs du château. L'autre s'acquitta parfaitement de son rôle, et après bien des minauderies de son côté, bien des protestations de la part de M. d'A...., il y eut des rendez-vous pris pour le soir même. L'amant, heureux en espérance, revint près de ses amis, et fit le discret et l'indifférent sur sa bonne fortune, pendant qu'il aurait voulu pouvoir dévorer le temps qu'il avait à attendre jusqu'à la fin de la journée. Enfin le soir arrivant, amena la terme de son impatience et l'heure de l'entrevue. Mais quels ne furent pas son déboire et sa colère lorsqu'il s'aperçut que les vêtemens de femme couvraient un costume masculin! M. d'A..... voulut, dans le premier moment, appeler en duel les auteurs et l'acteur de cette mystification, et ce ne fut qu'avec beaucoup de peine que l'on parvint à l'apaiser.
Ce fut, je crois, au retour de cette campagne que le prince Jérôme vit à Breslau, sur le théâtre de cette ville, une jeune actrice fort jolie, jouant assez mal, mais chantant fort bien. Il fit des avances; on la disait très-sage; mais les rois ne soupirent pas long-temps en vain; ils jettent un poids trop lourd dans la balance de la sagesse. S. M. le roi de Westphalie emmena sa conquête à Cassel; où au bout de quelque temps il la maria à son premier valet de chambre Albertoni dont les mœurs italiennes ne répugnèrent pas à ce mariage. Quelques mécontentemens, dont je n'ai pas su les motifs, décidèrent Albertoni à quitter le roi; il revint à Paris avec sa femme, et fit plusieurs entreprises où il perdit ce qu'elle avait gagné. On m'a dit qu'il était retourné en Italie. Une chose qui m'a toujours paru extraordinaire, c'est la jalousie d'Albertoni pour sa femme, jalousie vigilante qui avait les yeux ouverts sur tous les hommes, hormis le roi; car je suis presque certain que la liaison continua après le mariage.
Les frères de l'empereur, même étant rois, faisaient quelquefois antichambre chez Sa Majesté. Le roi Jérôme vint un matin par ordre de l'empereur, qui, n'étant pas encore levé, me dit de prier le roi de Westphalie d'attendre. Comme l'empereur voulait se reposer un peu, je restai avec le service dans le salon qui servait d'antichambre, et où le roi attendait comme nous, je ne dis pas avec patience, car à chaque instant il quittait un siége pour un autre, allait de la fenêtre à la cheminée, et paraissait fort ennuyé. Il causait de temps en temps avec moi, pour qui il a toujours eu une grande bienveillance. Il se passa ainsi plus d'une demi-heure. Enfin j'entrai dans la chambre de l'empereur, et quand il eut passé sa robe de chambre, j'avertis le roi que Sa Majesté l'attendait, et l'ayant introduit, je me retirai. L'empereur le reçut assez mal, et le gronda beaucoup. Comme il parlait très-haut, je l'entendis malgré moi; mais le roi s'excusait si bas, que je ne pouvais entendre un mot de sa justification. De pareilles scènes se répétaient souvent. Le prince était dissipé et prodigue, ce qui déplaisait par-dessus tout à l'empereur, qui le lui reprochait durement, quoiqu'il l'aimât, ou plutôt parce qu'il l'aimait beaucoup; car il est à remarquer que, malgré les fréquens déplaisirs que sa famille lui causait, l'empereur a toujours conservé pour tous ses parens une grande tendresse.
Quelque temps après la prise de Dantzig (24 mai 1807) l'empereur, voulant récompenser le maréchal Lefebvre des services récens qu'il lui avait rendus, le fit appeler à six heures du matin. Sa Majesté travaillait avec le major général de l'armée, lorsqu'on vint lui annoncer l'arrivée du maréchal. «Ah ah! dit-il au major général, monsieur le duc ne s'est point fait attendre;» puis se retournant vers l'officier de service: «Vous direz au duc de Dantzig que c'est pour le faire déjeuner avec moi que je l'ai demandé si matin.» L'officier d'ordonnance, croyant que l'empereur se trompait de nom, lui fit observer que la personne qui attendait ses ordres n'était pas le duc de Dantzig, que c'était le maréchal Lefebvre. «Il paraît, Monsieur, que vous me croyez plus capable de faire un conte qu'un duc.» L'officier fut un instant déconcerté par cette réponse, mais l'empereur le rassura par un sourire, et lui dit: «Allez prévenir le duc de mon invitation; dans un quart d'heure nous nous mettrons à table.» L'officier retourna près du maréchal, qui était assez inquiet de ce que l'empereur voulait lui dire. «Monsieur le duc, l'empereur vous engage à déjeuner avec lui, et vous prie d'attendre un quart d'heure.» Le maréchal n'ayant point fait attention au nouveau titre que lui donnait l'officier, lui répondit par un signe de tête, et s'assit sur un pliant au dessus duquel l'épée de l'empereur se trouvait accrochée. Le maréchal la regarda et la toucha avec admiration et respect. Le quart d'heure passé, un autre officier d'ordonnance vint appeler le maréchal pour qu'il se rendît près de l'empereur, qui était déjà à table avec le major général. En l'apercevant, Napoléon le salua de la main: «Bonjour, monsieur le duc; asseyez-vous près de moi.»
Le maréchal, étonné de s'entendre donner cette qualification, crut d'abord que Sa majesté plaisantait; mais voyant qu'il affectait de l'appeler monsieur le duc, il en fut un moment interdit. L'empereur, pour augmenter son embarras, lui dit; «Aimez-vous le chocolat, monsieur le duc?—Mais..... oui, sire.—Eh bien! vous n'en déjeunerez pas, mais je vais vous en donner une livre de la ville même de Dantzig, car, puisque vous l'avez conquise, il est bien juste qu'elle vous rapporte quelque chose.» Là-dessus l'empereur quitta la table, ouvrit une petite cassette, y prit un paquet ayant la forme d'un carré long, et le donna au maréchal Lefebvre en lui disant: «Duc de Dantzig, acceptez ce chocolat; les petits cadeaux entretiennent l'amitié.» Le maréchal remercia Sa Majesté, mit le chocolat dans sa poche, et se rassit à table avec l'empereur et le maréchal Berthier. Un pâté représentant la ville de Dantzig était au milieu de la table, et quand il fut question de l'entamer, l'empereur dit au nouveau duc: «On ne pouvait donner à ce pâté une forme qui me plût davantage. Attaquez, monsieur le duc, voilà votre conquête, c'est à vous d'en faire les honneurs.» Le duc obéit, et les trois convives mangèrent du pâté, qu'ils parurent trouver fort à leur goût.
De retour chez lui, le maréchal duc de Dantzig, soupçonnant une surprise dans le petit paquet que lui avait donné l'empereur, s'empressa de l'ouvrir et y trouva cent mille écus en billets de banque. Depuis ce magnifique cadeau, l'usage s'établit dans l'armée d'appeler de l'argent, soit en espèces, soit en billets, du chocolat de Dantzig; et quand les soldats voulaient se faire régaler par quelque camarade un peu bien en fonds: «Allons, viens donc, lui disaient-ils; n'as-tu pas du chocolat de Dantzig dans ton sac?»
Le goût presque superstitieux de sa majesté l'empereur pour les rapprochemens de dates et d'anniversaires se trouva encore une fois justifié par la victoire de Friedland, gagnée le 14 juin 1807, sept ans jour pour jour après la bataille de Marengo. La rigueur de l'hiver, la difficulté des approvisionnemens (auxquels l'empereur avait néanmoins pourvu avec tout le soin et toute l'habileté possibles) et le courage obstiné des Russes avaient rendu cette campagne pénible même pour les vainqueurs, que l'incroyable rapidité de leurs succès en Prusse avaient accoutumés aux promptes conquêtes. Le partage de gloire qu'il avait fallu faire à Eylau avec les Russes était quelque chose de nouveau dans la carrière militaire de l'empereur. À Friedland, il reprit ses avantages et son ancienne supériorité. Sa Majesté, par une feinte retraite et en ne laissant voir à l'ennemi qu'une partie de ses forces, attira les Russes en deçà de l'Elbe, de sorte qu'ils se trouvèrent resserrés entre ce fleuve et notre armée. La victoire fut gagnée par les troupes de ligne et par la cavalerie; l'empereur n'eut pas besoin de faire donner sa garde. Celle de l'empereur Alexandre fut presque entièrement détruite en protégeant la retraite ou plutôt la fuite des Russes qui ne pouvaient échapper à la poursuite de nos soldats que par le pont de Friedland, quelques pontons étroits et un gué presque impraticable.
Tous les régimens de ligne de l'armée française couvraient la plaine. L'empereur, en observation sur une hauteur d'où sa vue pouvait embrasser tout le champ de bataille, était assis dans un fauteuil près d'un moulin, et son état-major l'entourait. Jamais je ne l'ai vu plus gai; il causait avec les généraux qui attendaient ses ordres, et semblait prendre plaisir à manger du pain noir russe fait en forme de brique. Ce pain, pétri avec de la mauvaise farine de seigle et rempli de longues pailles, était la nourriture de tous les soldats, qui savaient que Sa Majesté en mangeait aussi bien qu'eux.
Un temps superbe favorisait les savantes manœuvres de l'armée, qui fit des prodiges de valeur. Les charges de cavalerie furent exécutées avec tant de précision que l'empereur envoya complimenter les régimens qui les avaient faites.
Vers quatre heures après midi, et au moment où les deux armées se pressaient de toutes parts, pendant que des milliers de canons faisaient trembler la terre, l'empereur s'écria: Si cela continue encore deux heures, il ne restera debout dans la plaine que l'armée française. Peu d'instans après il donna l'ordre au comte d'Orsène, général des grenadiers à pied de la vieille garde, de faire tirer sur une briqueterie derrière laquelle des masses de Russes et de Prussiens s'étaient retranchées. En un clin d'œil, elles furent contraintes d'abandonner cette position, et des nuées de tirailleurs se mirent à la poursuite des fuyards.
La garde ne se mit en mouvement qu'à cinq heures, et à six heures la bataille était complétement gagnée. L'empereur dit à ceux qui étaient près de lui, en voyant la garde se développer: «Voilà des braves qui avaleraient de bon cœur les pousse-cailloux et les rintintins de la ligne pour leur apprendre à charger sans les attendre; mais ils auront beau faire, la besogne a été proprement faite sans eux.»
Sa Majesté alla complimenter plusieurs régimens qui s'étaient battus toute la journée. Quelques paroles, un sourire, un salut de la main, un signe de tête suffisait pour récompenser les braves qui venaient de vaincre.
Le nombre des morts et des prisonniers fut énorme. Soixante-dix drapeaux et tout le matériel de l'armée russe restèrent au pouvoir de l'armée française.
Après cette journée décisive, l'empereur de Russie, qui avait rejeté les propositions que Sa Majesté lui avait fait porter à la suite de la bataille d'Eylau, se trouva très-disposé à en faire lui-même à son tour. Le général Beningsen demanda un armistice au nom de son empereur; Sa Majesté l'accorda, et peu de temps après vint la signature de la paix et la fameuse entrevue des deux souverains sur le Niémen. Je passerai rapidement sur les détails de cette rencontre qui ont été cent et cent fois publiés et répétés. Sa Majesté et le jeune Czar se prirent d'une affection mutuelle, dès le moment qu'il se virent pour la première fois, et ils se donnèrent l'un à l'autre des fêtes et des divertissemens. Ils étaient inséparables en public et en particulier, et passaient des heures ensemble dans des réunions de plaisir dont les importuns étaient soigneusement écartés. La ville de Tilsitt fut déclarée neutre, et Français, Russes et Prussiens suivirent l'exemple qui leur était donné par leurs souverains en vivant ensemble dans la plus intime confraternité.
Le roi et la reine de Prusse vinrent se joindre, à Tilsitt, à leurs majestés impériales. Ce malheureux monarque à qui il restait à peine une ville de tout le royaume qu'il avait possédé, devait être peu disposé à prendre part à tant de fêtes. La reine était belle et gracieuse, peut-être un peu haute et sévère; mais cela ne l'empêchait pas d'être adorée de tout ce qui l'entourait. L'empereur cherchait à lui plaire, et elle ne négligeait aucune des innocentes coquetteries de son sexe pour adoucir le vainqueur de son époux. Je vis la reine dîner plusieurs fois avec les souverains, assise entre les deux empereurs, qui la comblaient à l'envi d'attentions et de galanteries. On sait que l'empereur Napoléon lui offrit un jour une rose superbe; qu'après avoir hésité quelque temps elle finit par accepter, en disant à Sa Majesté avec le plus charmant sourire: «Au moins avec Magdebourg.» Et l'on sait aussi que l'empereur n'accepta point l'échange. La princesse avait pour dame d'honneur une femme fort âgée à laquelle on reconnaissait un très-grand mérite.
Un soir, au moment où la reine était conduite dans la salle à manger par les deux empereurs, suivis du roi de Prusse, du prince Murat et du grand-duc Constantin, la vieille dame d'honneur se dérangea pour faire place à ces deux derniers princes. Le grand-duc Constantin ne voulut point passer, et gâtant cet acte de politesse par un ton fort rude, il lui dit: «Passez, madame, passez donc!» Puis se retournant vivement du côté du roi de Naples, il ajouta assez haut pour être entendu, cette gracieuse exclamation: la vieille bécasse!
On peut juger par là que le prince Constantin était loin d'avoir auprès des femmes cette politesse exquise et cette fine fleur de galanterie qui distinguaient son auguste frère.
La garde impériale française donna une fois à dîner à la garde de l'empereur Alexandre. Le repas fut on ne peut plus gai, et pour terminer ce banquet fraternel, chaque soldat français changea d'uniforme avec un Russe, qui lui donna le sien en échange. Ils passèrent ainsi sous les yeux des empereurs, qui s'amusèrent beaucoup de ce déguisement improvisé.
Au nombre des galanteries que l'empereur de Russie fit au nôtre, je citerai un concert exécuté par une troupe de Baskirs, à qui leur souverain fit à cet effet passer le Niémen. Certes, jamais musique plus barbare n'avait résonné aux oreilles de Sa Majesté, et cette étrange harmonie, accompagnée de gestes au moins aussi sauvages, nous procura le spectacle le plus burlesque que l'on puisse imaginer. Quelques jours après ce concert, j'obtins la permission d'aller visiter les musiciens dans leur camp, et j'y allai avec Roustan, qui pouvait me servir d'interprète. Nous eûmes l'avantage d'assister à un repas des Baskirs: autour d'immenses baquets en bois étaient rangées des escouades de dix hommes, chacun tenant à la main un morceau de pain noir qu'il assaisonnait d'une cuillerée d'eau dans laquelle ils avaient délayé quelque chose qui ressemblait à de la terre rouge. Après le repas, ils nous donnèrent le divertissement du tir à l'arc; Roustan, à qui cet exercice rappelait ceux de son jeune âge, voulut essayer de lancer une flèche; mais elle tomba à quelques pas, et je vis un sourire de mépris sur les lèvres épaisses de nos Baskirs; j'essayai l'arc à mon tour, et je m'en acquittai de manière à me faire honneur aux yeux de nos hôtes, qui m'entourèrent à l'instant en me félicitant par leurs gestes de mon adresse et de ma vigueur. Un d'eux, plus enthousiaste et plus amical encore que les autres, m'appliqua sur l'épaule une tape dont je me souvins assez long-temps.
Le lendemain de ce fameux concert, la paix entre les trois souverains fut signée, et Sa Majesté fit une visite à l'empereur Alexandre, qui la reçut à la tête de sa garde. L'empereur Napoléon demanda à son illustre allié de lui montrer le plus brave grenadier de cette belle et vaillante troupe. On le présenta à Sa Majesté, qui détacha de sa boutonnière sa propre croix de la Légion-d'Honneur et la fixa sur la poitrine du soldat moscovite, au milieu des acclamations et des houras de tous ses camarades. Les deux empereurs s'embrassèrent une dernière fois sur les bords du Niémen, et Sa Majesté prit la route de Kœnigsberg.
À Bautzen, l'empereur fut rencontré par le roi de Saxe, qui était venu au devant de lui, et Leurs Majestés entrèrent ensemble dans Dresde. Le roi Frédéric-Auguste fit la plus magnifique réception qu'il put au souverain qui, non content de lui avoir donné un sceptre, avait encore agrandi considérablement les états héréditaires des électeurs de Saxe. Les bons habitans de Dresde, pendant les huit jours que nous y passâmes, traitèrent les Français plutôt en frères et en compatriotes qu'en alliés. Mais il y avait près de dix mois que nous avions quitté Paris, et malgré toutes les douceurs de la simple et franche hospitalité allemande, j'avais grande hâte de revoir la France et ma famille.
CHAPITRE XX.
Mort du jeune Napoléon, fils du roi de Hollande.--Gentillesse de cet enfant.—Faiblesse de nourrice et fermeté du jeune prince.--Soumission du jeune prince à l'empereur.--Tendresse de cet enfant pour l'empereur.--Joli portrait de famille.--Le cordonnier et le portrait de mon oncle Bibiche.—Les gazelles de Saint-Cloud.—Le roi et la reine de Holande réconciliés par le jeune Napoléon.--Affection de l'empereur pour son neveu.—L'héritier désigné de l'empire.—Présage de malheurs.—Première idée du divorce.--Douleurs de l'impératrice Joséphine à la mort du jeune Napoléon.—Désespoir de la reine Hortense.--Idée d'un chambellan.—Douleur universelle causée par la mort du jeune prince.
Ce fut dans le cours de la glorieuse campagne de Prusse et Pologne que la famille impériale fut plongée dans la douleur la plus amère, Le jeune Napoléon, fils aîné du roi Louis de Hollande, mourut. Cet enfant ressemblait beaucoup à son père, et, par conséquent, à son oncle. Ses cheveux étaient blonds; mais il est probable qu'ils auraient bruni avec le temps. Ses yeux bleus, grands, admirablement bien fendus, brillaient d'un éclat extraordinaire quand une impression forte frappait sa jeune tête. Bon, aimant, plein de franchise et de gaieté, il faisait les délices de l'empereur, surtout à cause de la fermeté de son caractère, si grande que, malgré son extrême jeunesse, rien ne pouvait le faire manquer à sa parole. Le trait suivant, dont je me souviens, en donnera la preuve.
Il aimait les fraises avec passion; mais elles lui causaient de longs et fréquens vomissemens. Sa mère, alarmée, défendit expressément de lui en laisser manger dorénavant, et témoigna le désir qu'on prît toutes les précautions possibles afin de soustraire aux regards du jeune prince un fruit si malfaisant pour lui. Mais le petit Napoléon, que l'effet dangereux des fraises n'en dégoûtait pas, s'étonna bientôt de ne plus voir son mets favori. D'abord il prit patience, puis un jour il avisa sa nourrice, et lui demanda très-sérieusement à ce sujet des explications que la bonne femme ne sut comment lui donner. Elle était complaisante pour lui jusqu'à le gâter; il connaissait sa faiblesse; aussi en abusait-il fort souvent. Dans cette circonstance, par exemple, il se fâcha, et dit à sa nourrice, d'un ton qui lui en imposait autant pour le moins qu'auraient pu le faire l'empereur ou le roi de Hollande: «J'en veux, moi, des fraises. Donne-m'en tout de suite.» La pauvre nourrice, en le conjurant de s'apaiser, lui dit qu'elle lui en donnerait bien, mais que, s'il lui arrivait quelque chose, elle avait peur qu'il n'avouât à la reine comment ces fraises lui étaient venues.... «N'est-ce que ça? répondit vivement Napoléon. Oh! n'aie pas peur, je te promets de ne pas le dire.» Et la nourrice céda. Les fraises firent leur effet accoutumé, et la reine entra pendant que le prince subissait le châtiment de sa gourmandise. Il ne put nier qu'il eût mangé le fruit défendu: la preuve était là. La reine, irritée, voulut savoir qui lui avait désobéi; elle pria, menaça l'enfant, qui répondait toujours avec le plus grand sang-froid: «J'ai promis de ne pas le dire;» et malgré tout l'empire qu'elle avait sur lui, elle ne put lui arracher le nom du coupable[65].
Le jeune Napoléon aimait beaucoup son oncle; il était avec lui d'une patience, d'une tranquillité bien éloignée de son caractère. L'empereur le mettait souvent sur ses genoux pendant le déjeuner, et s'amusait à lui faire manger des lentilles une à une. Le rouge montait à la jolie figure de l'enfant; toute sa physionomie peignait le dépit et l'impatience; mais Sa Majesté pouvait prolonger ce jeu sans craindre que son neveu se fâchât, ce que certainement il n'eût pas manqué de faire avec tout autre.
À cet âge si tendre, avait-il donc le sentiment de la supériorité de son oncle sur tous ceux qui l'entouraient? Le roi Louis, son père, lui donnait tous les jours des joujoux nouveaux, choisis parmi ceux qui étaient le plus de son goût; l'enfant préférait ceux qu'il tenait de son oncle; et quand son père lui disait: «Mais regarde donc, Napoléon, ils sont laids, ceux-là; les miens sont plus jolis.—Non, disait le jeune prince, ils sont très-bien: c'est mon oncle qui me les a donnés.»
Un matin qu'il venait voir Sa Majesté, il traversa un salon où, parmi plusieurs grands personnages, se trouvait le prince Murat, à cette époque, je crois, grand-duc de Berg. L'enfant passait tout droit sans saluer personne, quand le prince l'arrêta et lui dit: «Ne veux-tu pas me dire bonjour?—Non, répond Napoléon en se dégageant des bras au grand-duc, non, pas avant mon oncle l'empereur.
À la suite d'une revue qui venait d'avoir lieu dans la cour des Tuileries et sur la place du Carrousel, l'empereur, étant remonté dans ses appartements, jeta son chapeau sur un fauteuil, et son épée sur un autre. Le petit Napoléon entre, prend l'épée de son oncle, en passe le ceinturon à son cou, met le chapeau sur sa tête, puis marche au pas gravement, en fredonnant une marche derrière l'empereur et l'impératrice. Sa Majesté se retourne, l'aperçoit et l'embrasse en s'écriant: «Ah! le joli tableau!» Ingénieuse à saisir toutes les occasions de plaire à son époux, l'impératrice fit venir M. Gérard, et lui commanda le portrait du jeune prince dans ce costume. Le tableau fut apporté au palais de Saint-Cloud le jour même où l'impératrice apprit la mort de cet enfant chéri.
Il avait à peine trois ans lorsque, voyant payer le mémoire de son cordonnier avec des pièces de cinq francs, il jeta les hauts cris, ne voulant pas, disait-il, que l'on donnât ainsi le portrait de mon oncle Bibiche. Ce nom de Bibiche, donné par le jeune prince à Sa Majesté, venait de ce que, dans le parc de Saint-Cloud, l'impératrice avait fait mettre plusieurs gazelles fort peu familières avec les habitans du palais, excepté pourtant avec l'empereur qui leur faisait manger du tabac dans sa boîte, et se faisait ainsi suivre par elles. Il avait plaisir à leur faire donner du tabac par le petit Napoléon, qu'il mettait ensuite à cheval sur l'une d'elles. Il ne désignait jamais ces jolis animaux par un autre nom que celui de bibiche, nom qu'il trouva amusant de donner aussi à son oncle.
Ce charmant enfant, adoré de son père et de sa mère, usait sur tous deux de son influence presque magique pour les ramener l'un à l'autre. Il prenait par la main son père, qui se laissait conduire par cet ange de paix vers la reine Hortense; il lui disait ensuite: «Embrasse-la, papa, je t'en prie;» et sa joie éclatait en vifs et bruyans transports lorsqu'il était ainsi parvenu à réconcilier deux êtres qu'il aimait avec une égale tendresse.
Comment un aussi aimable caractère n'eût-il pas fait chérir cet ange par tous ceux qui le connaissaient? Comment l'empereur, qui aimait tous les enfans, ne se fût-il pas passionné pour celui-là, quand bien même il n'eût pas été son neveu et le petit-fils de cette bonne Joséphine qu'il ne cessa pas d'aimer un seul instant? À l'âge de sept ans, lorsque cette maladie si terrible aux enfans, le croup, l'enleva à sa famille désolée, il annonçait les plus heureuses dispositions, et donnait les plus belles espérances. Son caractère fier et altier, en le rendant susceptible des plus nobles impressions, était loin d'exclure l'obéissance et la docilité. L'idée de l'injustice le révoltait; mais il se rendait bien vite à un sage conseil, à des représentations mesurées. Premier-né de la nouvelle dynastie, il devait attirer, comme effectivement il attira sur lui toute la sollicitude et toute la tendresse du chef. La malignité et l'envie, qui cherchent toujours à noircir et à souiller ce qui est grand, donnèrent des explications calomnieuses à cet attachement presque paternel; mais les gens sages et de bonne foi ne virent dans cette tendresse adoptive que ce qu'il fallait vraiment y voir, le désir et l'espoir de transmettre une puissance immense et le plus beau nom de l'univers à un héritier indirect, à la vérité, mais du sang impérial, et qui, élevé sous les yeux et par les soins de l'empereur, eût été pour lui tout ce qu'un fils pouvait être. La mort du jeune Napoléon, apparaissant comme un présage de malheurs au milieu de sa plus grande gloire, vint déranger tous les plans que le monarque avait conçus, et le décider à concentrer dans sa ligne directe l'espérance d'un héritier. C'est alors que naquit dans son esprit l'idée d'un divorce, qui n'eut lieu que deux ans plus tard, mais dont on commença à s'entretenir tout bas durant le voyage de Fontainebleau. L'impératrice devina facilement le funeste résultat que devait avoir pour elle la mort de son petit-fils; dès lors cette terrible idée vint se fixer dans son cerveau, et empoisonner son existence. Cette mort prématurée fut pour elle une douleur sans consolation. Elle s'enferma pendant trois jours, pleurant avec amertume, ne voyant personne que ses femmes, et ne prenant, pour ainsi dire, aucune nourriture. Il semblait qu'elle craignît de se distraire de son chagrin; car elle s'entourait avec une sorte d'avidité de tout ce qui pouvait lui rappeler un malheur sans remède. Elle obtint, non sans peine, de la reine Hortense la chevelure du jeune prince, que cette mère infortunée conservait religieusement. L'impératrice fit encadrer cette chevelure sur un fond de velours noir. Ce tableau ne la quittait pas. Je l'ai vu souvent à la Malmaison, et jamais sans une vive émotion.
Mais comment essaierai-je de peindre le désespoir de la reine Hortense, de cette mère aussi parfaite qu'elle était tendre fille? Elle ne quitta pas son fils un seul instant pendant sa maladie; il expira dans ses bras, et la reine, voulant rester auprès de son corps inanimé, passa ses bras dans ceux de son fauteuil pour qu'on ne pût l'enlever à ce déchirant tableau. Enfin, la nature succombant à une douleur si poignante, la malheureuse mère s'évanouit et on prit ce moment pour la transporter dans son appartement, toujours sur ce fauteuil qu'elle n'avait point quitté, et que ses bras étreignaient convulsivement. Revenue à la lumière, la reine poussa des cris perçans. Ses yeux secs et fixes, ses lèvres bleues firent craindre pour ses jours. Rien ne pouvait appeler les larmes sur ses paupières. Enfin, un chambellan eut l'idée de faire apporter le corps du jeune prince et de le placer sur les genoux de sa mère. Cette vue lui fit un tel effet que ses larmes jaillirent en abondance, et la sauvèrent. De combien de baisers ne couvrit-elle pas ces restes froids et adorés!
Toute la France partagea la douleur de la reine de Hollande.
CHAPITRE XXI.
Retour de la campagne de Prusse et Pologne.--Restauration du château de Rambouillet.--Peinture de la salle de bain.—Surprise et mécontentement de l'empereur.--Séjour de la cour à Fontainebleau.--Exigence des aubergistes.--Pillage exercé sur les voyageurs.--Le cardinal Caprara et bouillon de 600 francs.--Tarif imposé par l'empereur.—Arrivée à Paris de la princesse Catherine de Wurtemberg.—Mariage de cette princesse avec le roi de Westphalie.--Relations du roi Jérôme avec sa première femme.—Le valet de chambre Rico envoyé en Amérique.—Tendresse de la reine de Westphalie pour son époux.—Lettre de la reine à son père.—Arrestation de la reine par le marquis de Maubreuil.--Vol de diamans.—Présens du czar à l'empereur.--Promenades de l'empereur dans Fontainebleau.—Bonté de l'empereur et de l'impératrice pour un vieil ecclésiastique, et entretien de l'empereur avec ce vieillard.—Le cardinal de Belloy, archevêque de Paris.--Touchante allocution d'un prélat presque centenaire.—Chasse de l'empereur.—Costumes et équipages de chasse.—Intrigue galante de l'empereur à Fontainebleau.--Commission mystérieuse donnée à Constant, dans l'obscurité.--Mauvaise ambassade.—Gaîté de l'empereur.--L'empereur guidé par Constant, dans les ténèbres.—Plaisanteries et remercîment de l'empereur.—Refroidissement subit de l'empereur.—Spectacle à Fontainebleau.—Mésaventure de mademoiselle Mars.—Perte promptement réparée.
Nous arrivâmes le 27 juillet à Saint-Cloud. L'empereur passa l'été, partie dans cette résidence, et partie à Fontainebleau. Il ne venait à Paris que pour les grandes réceptions, et n'y restait pas plus de vingt-quatre heures. Pendant l'absence de Sa Majesté, on s'était occupé de restaurer et de meubler à neuf le château de Rambouillet; l'empereur alla y passer quelques jours. La première fois qu'il entra dans la salle de bain, il s'arrêta tout court à la porte, et jeta les yeux autour de lui avec toutes les marques de la surprise et du mécontentement. J'en cherchai aussitôt la cause, en suivant la direction des regards de Sa Majesté, et je vis qu'ils s'arrêtaient sur divers portraits de famille que l'architecte avait fait peindre sur les murs de la salle. C'étaient ceux de Madame-Mère, des sœurs de Sa Majesté, de la reine Hortense, etc., etc.; la vue d'une telle galerie dans un tel lieu excita au plus haut point l'humeur de l'empereur. «Quelle sottise! s'écria-t-il. Constant, faites appeler le maréchal Duroc.» Lorsque le grand maréchal parut: «Quel est, dit Sa Majesté, l'imbécile qui a pu avoir une pareille idée? Qu'on fasse venir le peintre et qu'il efface tout cela. Il faut avoir bien peu de respect pour les dames pour commettre une pareille indécence.»
Lorsque la cour séjournait à Fontainebleau, les habitans se dédommageaient amplement des longues absences de Sa Majesté par le prix élevé qu'ils mettaient aux objets de consommation. Leurs profits étaient alors de scandaleuses curées, et plus d'un étranger, faisant une excursion à Fontainebleau, a dû se croire tenu à rançon par une troupe de Bédouins. Durant le séjour de la cour, un mauvais lit de sangle, dans une mauvaise auberge, se payait douze francs pour une seule nuit; le moindre repas coûtait un prix fou, et encore était-il détestable; c'était enfin un vrai pillage exercé sur les voyageurs. Le cardinal Caprara, dont tout Paris a connu la stricte économie, alla un jour à Fontainebleau faire sa cour à l'empereur. Il ne prit dans l'hôtel où il était descendu, qu'un seul bouillon, et les six personnes de sa suite se contentèrent d'un fort léger repas. Le cardinal s'apprêta à repartir trois heures après son arrivée. Au moment où il remontait en voiture, l'hôte eut l'impudence de lui présenter un mémoire de six cents francs! Le prince de l'église s'indigna, se récria, s'emporta, menaça, etc.; tout fut inutile, et il finit par payer. Mais un abus aussi révoltant vint aux oreilles de l'empereur, qui s'en mit fort en colère, et ordonna qu'il serait fait sur-le-champ un tarif portant une fixation de prix, dont il fut défendu aux aubergistes de s'écarter. Cette mesure mit un terme aux exactions des sangsues de Fontainebleau.
Le 21 août, arriva à Paris la princesse Catherine de Wurtemberg, future épouse du prince Jérôme Napoléon, roi de Westphalie. Cette princesse était âgée d'environ vingt-quatre ans, et très-belle, avec l'air le plus noble et le plus affable. La politique seule avait fait ce mariage; mais jamais l'amour et un choix libre et mutuel n'auraient pu en faire un plus heureux. On connaît la courageuse conduite de sa majesté la reine de Westphalie en 1814; son dévouement à son époux détrôné, et ses admirables lettres à son père, qui voulait l'arracher des bras du roi Jérôme. J'ai entendu dire que ce prince n'avait pas cessé, même après ce mariage, si flatteur pour son ambition, d'être en correspondance avec sa première femme, mademoiselle Patterson, et qu'il envoyait souvent en Amérique Rico, son valet de chambre, pour avoir des nouvelles de cette dame et de l'enfant qu'il en avait eu. Si cela est vrai, il ne l'est pas moins que ces égards, non seulement bien excusables, mais même, selon moi, dignes d'éloges, du prince Jérôme pour sa première femme, n'empêchaient pas sa majesté la reine de Westphalie, qui probablement n'en était pas ignorante, de se trouver heureuse avec son époux. Il ne peut y avoir sur ce point d'autorité plus croyable que la reine elle-même, qui s'exprime ainsi dans la seconde de ses lettres à son père, sa majesté le roi de Wurtemberg:
«Forcée par la politique d'épouser le roi mon époux, le sort a voulu que je me trouvasse la femme la plus heureuse qui puisse exister. Je porte à mon mari tous les sentimens réunis, amour, tendresse, estime; en ce moment douloureux le meilleur des pères voudrait-il détruire mon bonheur intérieur, le seul qui me reste? J'ose vous le dire, mon cher père, vous, et toute ma famille, méconnaissez le roi mon époux. Un temps viendra, je l'espère, où vous serez convaincu que vous l'avez mal jugé, et alors vous retrouverez toujours en lui comme en moi, les enfans les plus respectueux et les plus tendres.»
Sa majesté parle ensuite d'un événement affreux auquel elle dit avoir été exposée; cet événement, affreux en effet, n'était autre chose que la violence et le vol commis sur une femme fugitive, sans défense et sans escorte, par une bande à la tête de laquelle s'était mis le fameux marquis de Maubreuil, qui avait été écuyer du roi de Westphalie. Je reviendrai, en traitant des événemens de 1814, sur ce honteux guet-apens, et je donnerai à ce sujet quelques détails que je crois peu connus sur les principaux auteurs et acteurs d'un acte si effronté de brigandage..
Au mois de septembre suivant, un courrier du cabinet russe, arrivant de Pétersbourg, présenta à Sa Majesté une lettre de l'empereur Alexandre, et entre autres présens magnifiques, deux pelisses de renard noir et de martre-zibeline de la plus grande beauté.
Pendant le séjour de Leurs Majestés à Fontainebleau, l'empereur se promenait souvent en calèche, avec l'impératrice, dans les rues de la ville, sans avoir ni suite ni gardes. Un jour, en passant devant l'hospice du Mont-Pierreux, Sa Majesté l'impératrice aperçut à une fenêtre, un ecclésiastique d'un grand âge qui saluait Leurs Majestés. L'impératrice, après avoir rendu le salut du vieillard avec sa grâce habituelle, le fit remarquer à l'empereur, qui s'empressa de le saluer à son tour. En même, temps l'empereur ordonna à son cocher d'arrêter, et envoya un des valets de pied demander de la part de Leurs Majestés au vénérable prêtre s'il ne lui serait pas trop pénible de sortir un instant de sa chambre pour venir leur parler. Le vieillard, qui marchait encore facilement, se hâta de descendre; et pour lui épargner quelques pas, l'empereur fit approcher sa voiture tout près de la porte de l'hospice.
Sa Majesté entretint le bon ecclésiastique avec les plus touchantes marques de bienveillance et de respect. Il dit à Leurs Majestés qu'il avait été avant la révolution prêtre habitué d'une des paroisses de Fontainebleau; qu'il avait fait tout ce qu'il avait pu pour ne point émigrer; mais que la terreur l'avait forcé de s'expatrier, quoiqu'il eût alors plus de soixante-quinze ans; qu'il était rentré en France à l'époque de la proclamation du concordat, et vivait d'une modique retraite, à peine suffisante pour payer sa pension dans l'hospice. «Monsieur l'abbé, dit Sa Majesté après avoir écouté le vieux prêtre avec attention, j'ordonnerai que votre pension de retraite soit doublée; et si cela ne suffit pas; j'espère que vous vous adresserez à l'impératrice ou à moi.» Le bon ecclésiastique avait les larmes aux yeux, en remerciant l'empereur. «Malheureusement, Sire, dit-il en autres choses, je suis trop vieux pour voir long-temps le règne de votre Majesté, et pour profiter de vos bontés.--Vous? reprit l'empereur en souriant, mais vous êtes un jeune homme. Voyez M, de Belloy, il est votre aîné de beaucoup, et nous espérons bien le posséder encore long-temps.» Leurs Majestés prirent alors congé du vieillard attendri, le laissant au milieu d'une foule d'habitans qui s'étaient rassemblés pendant l'entretien devant la porte de l'hospice, et que cette scène intéressante et la bonté généreuse de l'empereur avaient profondément émus.
M. de Belloy, cardinal et archevêque de Paris, dont l'empereur cita le nom dans la conversation que je viens de rapporter, avait alors quatre-vingt-dix-huit ans. Sa santé était excellente, et il paraissait encore souvent, en public. Jamais je n'ai vu de vieillard qui eût l'air aussi vénérable que ce digne prélat. L'empereur avait pour lui le plus profond respect et ne manquait aucune occasion de lui en donner des témoignages. Durant ce même mois de septembre, un grand nombre de fidèles s'étant rassemblés, suivant l'usage, sur le Mont-Valérien, monseigneur l'archevêque s'y rendit pareillement et entendit la messe. Au moment de se retirer, voyant que beaucoup de personnes pieuses attendaient sa bénédiction, il leur adressa, avant de la leur donner, quelques paroles qui peignaient sa bonté et sa simplicité évangélique: «Mes enfans, je sens que je suis bien vieux, à la diminution de mes forces, mais non de mon zèle et de ma tendresse pour vous. Priez Dieu, mes enfans, pour votre vieil archevêque, qui ne manque jamais de le prier pour vous tous les jours.»
Durant ce séjour à Fontainebleau l'empereur se livra, plus fréquemment qu'il n'avait jamais fait, au plaisir de la chasse. Le costume obligé était, pour homme, un habit à la française vert-dragon, boutons et galons d'or, culotte de Casimir blanc, bottes à l'écuyère sans revers; c'était l'habit de grande chasse, une chasse au cerf. Le costume de la chasse au tir était un simple habit français, vert, sans aucune espèce d'ornement que des boutons blancs, sur lesquels étaient gravés des attributs du genre. Le costume était le même et sans aucune espèce de distinction pour toutes les personnes faisant partie de la chasse de l'empereur et pour Sa Majesté elle-même.
Les princesses partaient du rendez-vous en calèche, à six ou à quatre chevaux, équipage à l'espagnole, et suivaient ainsi les diverses directions de la chasse. Leur costume était une élégante amazone et un chapeau surmonté de plumes noires ou blanches.
Une des sœurs de l'empereur (je ne sais plus laquelle.) ne manquait jamais de suivre la chasse, et elle avait avec elle plusieurs dames charmantes, qui étaient habituellement invitées à déjeuner au rendez-vous, comme cela avait toujours lieu en pareille occasion pour les personnes de la cour. Une de ces dames, belle et spirituelle, attira les regards de l'empereur. Il y eut d'abord quelques billets doux d'échangés; enfin, un soir, l'empereur m'ordonna de porter une nouvelle lettre. Dans le palais de Fontainebleau est un jardin intérieur appelé le jardin de Diane, où Leurs Majestés seules avaient accès. Ce jardin est entouré des quatre côtés par des bâtimens. À gauche, la chapelle avec sa galerie sombre et son architecture gothique; à droite, la grande galerie (autant que je puis m'en souvenir). Le bâtiment du milieu contenait les appartemens de Leurs Majestés; enfin, en face et fermant le carré, de grandes arcades derrière lesquelles étaient des bâtimens destinés à diverses personnes attachées, soit aux princes, soit à la maison impériale.
Madame de B......, la dame que l'empereur avait remarquée, logeait dans un appartement situé derrière ces arcades, au rez-de-chaussée. Sa Majesté me prévint que je trouverais une fenêtre ouverte, par laquelle j'entrerais avec précaution; que dans les ténèbres, je remettrais son billet à une personne qui me le demanderait. Cette obscurité était nécessaire, parce que la fenêtre ouverte derrière les arcades, mais sur le jardin, aurait pu être remarquée s'il y eût eu de la lumière. Ne connaissant pas l'intérieur de ces appartemens, j'arrivai et j'entrai par la fenêtre; croyant alors marcher de plain-pied, je fis une chute bruyante, occasionée par une haute marche qui était dans l'embrasure de la croisée. Au bruit que je fis en tombant, j'entendis pousser un cri et une porte se fermer brusquement. Je m'étais légèrement blessé au genou, au coude et à la tête.
Je me relevai avec peine tant j'étais endolori, et je me mis à chercher à tâtons autour de cet appartement obscur; mais n'entendant plus rien, craignant de faire un nouveau bruit qui pourrait être entendu par des personnes qui ne devaient pas me savoir là, je pris mon parti et retournai auprès de l'empereur auquel je contai ma mésaventure. Voyant qu'aucune de mes blessures n'était grave l'empereur se prit à rire de tout son cœur; puis il ajouta: «Oh! oh! il paraît qu'il y aune marche, c'est bon à savoir. Attendons que madame de B... soit remise de sa frayeur, j'irai chez elle, et vous m'accompagnerez.» Au bout d'une heure, l'empereur sortit avec moi par la porte de son cabinet donnant sur le jardin; je le conduisis en silence vers la croisée qui était encore ouverte. Je l'aidai à entrer, et cette fois, ayant appris à mes dépens la connaissance des lieux, je le dirigeai de manière à lui éviter la chute que j'avais faite. Sa Majesté, entrée sans accident dans la chambre, me dit de me retirer; je n'étais pas sans inquiétude, et j'en fis part à l'empereur, qui me répondit que j'étais un enfant, et qu'il ne pouvait y avoir aucun danger. Il paraît que Sa Majesté réussit mieux que je n'avais fait à trouver une issue, car elle ne revînt qu'au point du jour. En rentrant, elle m'adressa encore quelques plaisanteries sur ma maladresse, en avouant toutefois que si je ne l'avais pas prévenue, pareille mésaventure aurait pu lui arriver.
Quoique madame de B... fût digne d'un véritable attachement, sa liaison avec l'empereur ne dura, pas long-temps. Ce ne fut qu'une fantaisie. Je pense que la difficulté de ses visites nocturnes refroidît singulièrement Sa Majesté; car l'empereur n'était pas tellement amoureux qu'il voulut tout braver pour voir sa belle maîtresse. Sa Majesté me conta l'effroi qu'avait causé ma chute, et l'inquiétude où cette aimable dame était sur mon compte. L'empereur l'avait cependant rassurée; mais cela ne l'empêcha pas, d'envoyer le lendemain savoir de mes nouvelles: par une personne de confiance qui me renouvela tout l'intérêt que madame de B... avait pris à mon accident.
Souvent il y avait à Fontainebleau spectacle à la cour. Les acteurs des premiers théâtres reçurent ordre d'y venir pour jouer devant Leurs Majestés des pièces choisies dans leurs divers répertoires. Mademoiselle Mars devait jouer le soir même de son arrivée; mais à Essonne, où elle fut obligée de s'arrêter un moment à cause de l'encombrement de la route qui était couverte de vaches qui allaient ou revenaient de Fontainebleau, sa malle lui fut volée, et elle ne s'en aperçut que fort loin de là. Non-seulement ses costumes lui manquaient, mais il ne lui restait même plus d'autres vêtemens que ceux qu'elle portait sur elle. Il fallait au moins douze heures pour faire venir de Paris ce qui lui était nécessaire. Il était deux heures après midi, et le soir même il fallait paraître dans le rôle brillant de Célimène. Quoique désolée de ce contre-temps, mademoiselle Mars ne perdit pas la tête, elle courut dans tous les magasins de la ville, fit couper et confectionner en quelques heures un habillement complet d'un très-bon goût, et sa perte fut entièrement réparée.
CHAPITRE XXII.
Voyage de l'empereur en Italie.—Peu de temps pour les préparatifs.—Services complets envoyés sous diverses directions.—Service de la chambre en voyage.—Constant inséparable de l'empereur.—Fourgon du service de la bouche.—Ordre réglé pour les repas de l'empereur en voyage.—Déjeuners de l'empereur en plein champ.—Les anciens officiers de bouche du roi au service de l'empereur.—M. Colin et M. Pfister.—MM. Soupe et Pierrugues.—Arrivée subite de l'empereur à Milan.—Illumination improvisée.—Joie du prince Eugène et des Milanais.—Affection et respect de l'empereur pour la vice-reine.—Constant complimenté par le vice-roi.—L'empereur au théâtre de la Scala.—Passage par Brescia et Vérone.—Aspect de la Lombardie.—Terreur inspirée à Constant par les harangues officielles.—Course dans Vicence.—L'empereur très-matinal en voyage.—Les rizières.—Paysages pittoresques.
Au mois de novembre de cette année, je suivis Leurs Majestés en Italie. Nous savions quelques jours à l'avance que l'empereur ferait ce voyage; mais, comme il arriva pour tous les autres, ni le jour, ni même la semaine, n'étaient fixés, et nous n'apprîmes que le 15 au soir que l'on partirait le 16 de grand matin. Je passai la nuit, comme toute la maison de Sa Majesté; car pour arriver à l'incroyable perfection de soins dont l'empereur était entouré dans ses voyages, il fallait que tout le monde fût sur pied dès que l'heure du départ était à peu près désignée; je passai donc la nuit à préparer le service de Sa Majesté, pendant que ma femme apprêtait mon propre bagage. J'avais à peine fini lorsque l'empereur me demanda. Cela voulait dire que dix minutes après nous serions en route: à quatre heures du matin Sa Majesté monta en voiture.
Comme on ne savait jamais à quelle heure ni par quelle route l'empereur se mettrait en voyage, le grand maréchal, le grand écuyer et le grand chambellan envoyaient un service complet sur les différentes routes où l'on croyait que Sa Majesté pourrait passer. Le service de la chambre était composé d'un valet de chambre et d'un garçon de garde-robe. Pour moi, je ne quittais jamais la personne de Sa Majesté, et ma voiture suivait toujours de très-près la sienne. La voiture appartenant à ce service était garnie d'un lit en fer avec ses accessoires, d'un nécessaire de linge, d'habits, etc. Je connais peu le service de l'écurie; voici comment était organisé celui de la bouche. Il y avait une voiture à peu près dans la forme des coucous de la place Louis XV à Paris, avec une grande cave et une énorme vache. La cave contenait le vin de Chambertin pour l'empereur, et les vins fins pour la table des grands officiers. Le vin ordinaire s'achetait sur les lieux. Dans la vache étaient la batterie de cuisine et un fourneau portatif; dans la voiture, un maître-d'hotel, deux cuisiniers et un garçon de fourneau. Il y avait de plus un grand fourgon chargé de provisions et de vin pour remplir la cave à mesure qu'elle se vidait. Toutes ces voitures avaient quelques heures d'avance sur celle de l'empereur. C'était le grand maréchal qui désignait l'endroit où devait se faire le déjeuner. On descendait soit à l'archevêché, soit à l'hôtel-de-ville, soit chez le sous-préfet, ou enfin chez le maire à défaut d'autorités administratives. Arrivé à la maison désignée, le maître d'hôtel s'entendait pour les approvisionnemens; les fourneaux s'allumaient, les broches tournaient. Si l'empereur descendait pour prendre le repas préparé, les provisions consommées étaient sur-le-champ remplacées autant qu'il était possible. On regarnissait les voitures de volailles, de pâtés, etc. Avant le départ chaque chose était payée par le contrôleur, des présens étaient faits aux maîtres de la maison, et tout ce qui n'était pas nécessaire à la fourniture du service restait au profit de leurs domestiques. Mais il arrivait quelquefois que l'empereur trouvant qu'il était trop tôt pour déjeuner, ou voulant faire une plus longue journée, ordonnait de passer outre. Alors tout était emballé de nouveau, et le service continuait sa route. Quelquefois aussi l'empereur faisait halte en plein champ, descendait, s'asseyait sous un arbre et demandait son déjeuner. Roustan et les valets de pied tiraient les provisions de la voiture de Sa Majesté, qui était garnie de petites casseroles d'argent couvertes, et contenant poulets, perdreaux, etc. Les autres voitures fournissaient leur contingent. M. Pfister servait l'empereur, et chacun mangeait un morceau sous le pouce. On allumait du feu pour chauffer le café, et moins d'une demi-heure après tout avait disparu. Les voitures roulaient dans le même ordre qu'avant la halte.
L'empereur avait pour maître d'hôtel et cuisiniers presque toutes les personnes élevées dans la maison du roi ou des princes. C'étaient MM. Dunau, Léonard, Rouff, Gérard. M. Colin était chef d'office et devint maître-d'hôtel contrôleur, après le malheur arrivé à M. Pfister, qui devint fou à la campagne de 1809. Tous étaient des serviteurs pleins de zèle et d'habileté. Comme dans toutes les maisons de souverain, chaque partie de la cuisine avait son chef. C'étaient MM. Soupé et Pierrugues qui avaient la fourniture des vins; les fils de ces messieurs suivaient l'empereur à tour de rôle.
Nous voyageâmes avec une vitesse extrême jusqu'au Mont-Cénis; mais arrivés à ce passage, il fallut bien ralentir la rapidité de notre course: le temps était affreux depuis plusieurs jours, et la route dégradée par la pluie qui tombait encore par torrens au moment de notre passage. L'empereur arriva à Milan le 22 à midi, et, malgré notre retard au Mont-Cénis, le reste du voyage avait été si prompt que personne n'attendait encore Sa Majesté. Le vice-roi n'apprit l'arrivée de son beau-père que lorsque celui-ci n'était plus qu'à une petite demi-lieue de la ville. Nous le vîmes arriver à toute bride, suivi d'un très-petit nombre de personnes. L'empereur ordonna que l'on arrêtât, et aussitôt que la portière fut ouverte il tendit la main au prince Eugène, en lui disant du ton le plus affectueux: «Allons, montez avec nous, beau prince, nous entrerons ensemble.»
Malgré la surprise qu'avait causée l'arrivée encore inattendue de l'empereur, nous étions à peine entrés dans la ville que toutes les maisons étaient illuminées; les beaux palais Litta, Casani, Melzi et beaucoup d'autres brillaient de mille feux. La magnifique coupole du dôme de la cathédrale était couverte de pots à feu et de verres de couleur; au milieu du Forum-Bonaparte, dont les allées étaient aussi illuminées, on voyait la statue équestre et colossale de l'empereur; des deux côtés on avait disposé des transparens en forme d'étoiles, portant les lettres initiales de S. M. I. et R. À huit heures, tout le peuple était en mouvement à l'entour du château, où un superbe feu d'artifice fut tiré, tandis qu'une excellente musique exécutait des symphonies guerrières. Toutes les autorités de la ville furent admises auprès de Sa Majesté.
Le lendemain matin, il y eut au château conseil des ministres, que Sa Majesté présida. À midi, l'empereur monta à cheval pour assister à la messe célébrée par le grand-aumônier du royaume. La place du dôme était couverte d'une foule immense, au travers de laquelle l'empereur s'avançait au pas de son cheval, ayant auprès de lui son altesse impériale le vice-roi et son état-major. Le noble visage du prince Eugène exprimait toute la joie qu'il ressentait en revoyant son beau-père, pour lequel il eut toujours tant de respect et d'affection filiale, et en entendant les acclamations du peuple, qui ne lui manquaient jamais, mais qui redoublaient encore en ce moment.
Après le Te Deum, l'empereur passa sur la place la revue des troupes, et partit aussitôt avec le vice-roi pour Monza, palais qu'habitait la vice-reine. Il n'y avait aucune femme pour laquelle l'empereur eût un ton plus affable, et en même temps plus respectueux, que pour la princesse Amélie; mais aussi nulle princesse et même nulle femme ne fut plus belle et plus vertueuse. Il était impossible devant l'empereur de parler de beauté et de vertu, sans qu'il citât aussitôt pour exemple la vice-reine. Le prince Eugène était bien digne d'une épouse aussi accomplie. Il l'appréciait à sa valeur, et j'étais heureux de voir sur les traits de cet excellent prince l'expression du bonheur dont il jouissait. Au milieu des soins qu'il prenait pour aller au devant de tous les désirs de son beau-père, je fus assez heureux pour qu'il voulût bien m'adresser plusieurs fois la parole, me témoignant tout l'intérêt qu'il avait pris, disait-il, à mon avancement dans le service et dans les bontés de l'empereur. Rien ne pouvait me faire plus de plaisir que ces marques de souvenir d'un prince pour lequel j'ai toujours conservé l'attachement le plus sincère, et, si j'ose le dire, le plus tendre.
L'empereur resta fort long-temps avec la vice-reine, dont l'esprit égalait la bienveillance et la beauté. Il revint à Milan pour dîner; immédiatement après, les dames reçues à la cour lui furent présentées. Le soir, je suivis Sa Majesté au théâtre de la Scala. L'empereur n'assista point à toute la représentation. Il se retira de bonne heure dans ses appartemens, et travailla une grande partie de la nuit; ce qui ne nous empêcha point de rouler sur la route de Vérone avant huit heures du matin.
Sa Majesté ne fit que traverser Brescia et Vérone. J'aurais bien voulu avoir, chemin faisant, le temps de voir les curiosités de l'Italie. Mais cela n'était pas facile à la suite de l'empereur, qui ne s'arrêtait que pour passer les troupes en revue, et aimait mieux visiter des fortifications que des ruines.
À Vérone, Sa Majesté dîna ou soupa (car il était assez tard) avec leurs majestés le roi et la reine de Bavière, qui y étaient arrivés presque en même temps que nous, et le lendemain de très-grand matin nous partîmes pour Vicence.
Quoique la saison fût déjà avancée, je jouis avec délices du beau spectacle qui attend le voyageur sur la route de Vérone à Vicence. Que l'on se figure une plaine immense, coupée en d'innombrables champs, lesquels sont bordés de diverses espèces d'arbres d'une forme élancée, mais surtout d'ormes et de peupliers, qui forment ainsi en tout sens des allées à perte de vue. La vigne serpente autour de leurs troncs, s'élève avec eux et s'enlace à chacune de leurs branches. Cependant quelques rameaux de la vigne abandonnent l'arbre qui lui sert de soutien, et pendent jusqu'à terre, tandis que d'autres s'étendent comme une guirlande d'un arbre à l'autre. Au dessous de ces berceaux naturels on voit au loin et auprès de magnifiques champs de blé, du moins je les avais vus lors de mes voyages précédens; car dans celui-ci la moisson était faite depuis plusieurs mois.
Sur la fin d'une journée que je passai fort agréablement, pour ma part, à admirer ces fertiles plaines, nous entrâmes dans Vicence. Les autorités avec la population presque tout entière attendaient l'empereur sous un superbe arc-de-triomphe, à l'entrée de la ville. Nous mourions de faim, et Sa Majesté elle-même dit le soir, à son coucher, qu'elle était, en entrant dans Vicence, très-disposée à se mettre à table. Je tremblais donc à l'idée de ces longues harangues italiennes, que je trouvais plus longues encore que celles de France, sans doute parce que je n'en comprenais pas un mot. Mais heureusement les magistrats de Vicence furent assez bien avisés pour ne pas abuser de notre position; leur discours ne demanda que quelques minutes.
Le soir Sa Majesté alla au spectacle. J'étais fatigué, et j'aurais voulu profiter de l'absence de l'empereur pour prendre quelque repos; mais quelqu'un vint m'engager à monter au couvent des Servites pour jouir de l'effet des illuminations de la ville; je m'y rendis et j'eus sous les yeux un magnifique spectacle. On aurait dit que la ville était en feu. En rentrant au palais occupé par Sa Majesté, j'appris qu'elle avait donné l'ordre que tout fût prêt pour son départ à deux heures après minuit. J'avais une heure pour dormir, et j'en profitai.
À l'heure indiquée par lui, l'empereur monta en voiture, et nous voilà roulant avec la rapidité de l'éclair sur la route de Stra, où nous passâmes la nuit. Le lendemain, de très-grand matin, nous repartîmes, suivant une longue chaussée élevée à travers des marais. Le paysage est à peu près le même, mais toutefois moins agréable qu'avant d'arriver à Vicence. Ce sont toujours des plantations de mûriers et d'oliviers qui donnent une huile parfaite, des champs de maïs et de chanvre, entrecoupés de prairies. On voit de plus commencer au delà de Stra la culture du riz. Quoique les rizières doivent rendre le pays mal sain, il ne passe pourtant pas pour l'être plus qu'un autre. On voit à droite et à gauche de la route des maisons élégantes et des cabanes couvertes en chaume, mais propres et d'un charmant effet. La vigne est peu cultivée dans cette partie, où elle ne pourrait guère réussir, le terrain étant trop bas et trop humide. Il se trouve cependant quelques vignobles sur les hauteurs. La végétation dans toute la contrée est d'une richesse et d'une vigueur incroyables; mais les dernières guerres ont laissé des traces qu'une longue paix pourra seule effacer.
CHAPITRE XXIII.
Arrivée à Fusina.—La péote et les gondoles de Venise.—Aspect de Venise.—Saluts de l'empereur.—Entrée du cortége impérial dans le grand canal.—Jardin et plantations improvisées par l'empereur.—Spectacle nouveau pour les Vénitiens.—Conversation de l'empereur avec le vice-roi et le grand-maréchal.—L'empereur parlant très-bien, mais ne causant pas.—Observation de Constant sur un passage du journal de madame la baronne de V***.—Opinion de l'empereur sur l'ancien gouvernement de Venise.—Le lion devenu vieux.—Le doge, sénateur français.—L'empereur décidé à faire respecter le nom français.—Visite à l'arsenal.—Ecueils dangereux.—La tour d'observation.—Les chantiers.—Le Bucentaure.—Chagrin d'un marinier, ancien serviteur du doge.—Les noces du doge avec la mer, interrompues par l'arrivée des Français.—Douleur du dernier doge Ludovico Manini.—Les gondoliers.—Course de barques et joute sur l'eau, en présence de l'empereur.—Coup d'œil de la place Saint-Marc pendant la nuit.—Habitudes et travail de l'empereur à Venise.—Visite à l'église de Saint-Marc et au palais du doge.—Le môle.—La tour de l'horloge.—Mécanique de l'horloge.—Les prisons.—Visite rendue par Constant et Roustan à une famille grecque.—Constant questionné par l'empereur.—Curiosité de Constant désappointée.—Enthousiasme d'une belle Grecque pour l'empereur.—Vigilance maritale et enlèvement.—Décret de l'empereur en faveur des Vénitiens.—Départ de Venise et retour eu France.
En arrivant à Fusina, l'empereur y trouva les autorités de Venise qui l'attendaient. Sa Majesté s'embarqua sur la péote ou gondole de la ville, et accompagnée d'un nombreux cortége flottant, elle s'avança vers Venise. Nous suivions l'empereur dans de petites gondoles noires qui ressemblent à des tombeaux flottans. La Brenta en était couverte autour de nous, et rien n'était plus singulier que d'entendre sortir de ces cercueils, si tristes à voir, des concerts délicieux de voix et d'instrumens. Cependant la barque qui portait Sa Majesté, et les gondoles des principaux personnages de sa suite, étaient ornées avec beaucoup de magnificence.
Nous arrivâmes ainsi jusqu'à l'embouchure du fleuve; là il fallut attendre près d'une demi-heure jusqu'à ce qu'on eût ouvert les écluses, ce qui se fit peu à peu et avec précaution, sans quoi les eaux de la Brenta, retenues dans leur canal, où elles étaient élevées beaucoup au dessus du niveau de la mer, s'élançant tout d'un coup et avec une chute violente, auraient entraîné et submergé nos gondoles. Sortis des eaux de la Brenta, nous nous trouvâmes dans le golfe, et nous vîmes au loin s'élever du milieu de la mer la merveilleuse ville de Venise. Des barques, des gondoles, et même des navires d'un port considérable, chargés de toute la population aisée et de tous les mariniers de Venise, en habit de fête, arrivèrent de tous côtés, passant, repassant et se croisant en tous sens avec une adresse et une rapidité extrême.
L'empereur était debout sur l'arrière de la péote, et à chaque nouvelle gondole qui passait près de la sienne, il répondait aux acclamations et aux cris de viva Napoleone imperatore e re! par un de ces profonds saluts qu'il faisait avec tant de grâce et de dignité, ôtant son chapeau sans baisser la tête, et le descendant le long de son corps, presque jusqu'à ses genoux.
Escortée de cette innombrable flottille, dont la péote de la ville semblait être le vaisseau amiral, Sa Majesté entra enfin dans le grand canal que bordent des deux côtés les façades de superbes palais, dont toutes les fenêtres étaient pavoisées de drapeaux et garnies de spectateurs. L'empereur descendit devant le palais des procurateurs, où il fut reçu par une députation de membres du sénat et de nobles vénitiens; il s'arrêta un instant sur la place St-Marc, parcourut quelques rues intérieures et choisit l'emplacement d'un jardin dont l'architecte de la ville lui présenta le plan, qui fut exécuté dans une campagne. Ce fut un spectacle nouveau pour les Vénitiens que des arbres plantés en pleine terre, des charmilles et des pelouses.
L'absence complète de verdure et de végétation, et le silence qui règne dans les rues de Venise, où l'on n'entend jamais le pas d'un cheval ni le bruit d'une voiture, les chevaux et les voitures étant choses entièrement inconnues dans cette ville toute marine, doivent lui donner dans les temps ordinaires un air triste et abandonné; mais cette tristesse avait entièrement disparu pendant le séjour de Sa Majesté.
Le prince vice-roi et le grand-maréchal assistèrent le soir au coucher de l'empereur, et en le déshabillant, j'entendis une partie de leur entretien qui roula tout entier sur le gouvernement de Venise avant la réunion de cette république à l'empire français. Sa Majesté parla presque toute seule; le prince Eugène et le maréchal Duroc se contentaient de jeter, de temps à autre, dans la conversation deux ou trois paroles, comme pour fournir un nouveau texte à l'empereur et empêcher que celui-ci ne s'arrêtât et ne mît trop tôt fin à ses discours, véritables discours en effet, puisque Sa Majesté tenait toujours le dé et ne laissait que peu de chose à dire aux autres. C'était assez son habitude; mais personne ne songeait à s'en plaindre, tant les idées de l'empereur étaient la plupart du temps intéressantes, neuves et spirituellement exprimées. Sa Majesté ne causait pas, comme on l'a dit avec raison dans le journal que j'ai joint ci-dessus à mes Mémoires; mais elle parlait avec un charme inexprimable, et là-dessus il me semble que l'auteur du journal à Aix-la-Chapelle n'a pas assez rendu justice à l'empereur.
Au coucher dont il était tout à l'heure question, Sa Majesté parla de l'ancien état de Venise, et par ce qu'elle en dit j'en appris plus sur ce sujet que je ne l'aurais pu faire dans le meilleur livre. Le vice-roi ayant observé que quelques patriciens regrettaient l'ancienne liberté, l'empereur s'écria: «La liberté! fadaise! il n'y avait plus de liberté à Venise, et il n'y en avait jamais eu que pour quelques familles nobles qui opprimaient le reste de la population. La liberté avec le conseil des dix! la liberté avec les inquisiteurs d'état! la liberté avec les lions dénonciateurs, et les cachots, et les plombs de Venise!» Le maréchal Duroc remarqua que, sur la fin, ce régime sévère s'était beaucoup adouci. «Oui, sans doute, reprit l'empereur, le lion de Saint-Marc était devenu vieux; il n'avait plus ni dents ni ongles. Venise n'était plus que l'ombre d'elle-même, et son dernier doge a trouvé qu'il montait en grade en devenant sénateur de l'empire français.» Sa Majesté, voyant que cette idée faisait sourire le prince vice-roi, ajouta fort gravement: «Je ne plaisante pas, Messieurs. Un sénateur romain se piquait d'être plus qu'un roi; un sénateur français est au moins l'égal d'un doge. Je veux que les étrangers s'accoutument au plus grand respect vis-à-vis des corps constitués de l'empire, et même à traiter avec une haute considération le simple titre de citoyen français. Je ferai en sorte qu'ils en viennent là. Bonsoir, Eugène. Duroc, ayez soin que la réception de demain se fasse d'une manière convenable. Cette cérémonie terminée, nous irons visiter l'arsenal. Adieu, Messieurs. Constant, vous reviendrez dans dix minutes chercher mon flambeau; je me sens en train de dormir. On est bercé comme un enfant dans ces gondoles.»
Le lendemain, Sa Majesté après avoir reçu les hommages des autorités de Venise, se rendit à l'arsenal. C'est un édifice immense, fortifié avec un soin qui devrait le rendre imprenable. L'aspect de l'intérieur est singulier, à cause de plusieurs petites îles, jointes ensemble par des ponts. Les magasins et les divers corps de bâtimens de la forteresse ont ainsi l'air de flotter à la surface des eaux. L'entrée du côté de la terre, par laquelle nous fûmes introduits, est un très-beau pont en marbre, avec des colonnes et des statues. Du côté de la mer, il se trouve aux approches de l'arsenal beaucoup de rochers et de bancs de sable dont la présence est indiquée par de longs pieux. On nous dit qu'en temps de guerre ces pieux étaient retirés, ce qui exposait les bâtimens ennemis, assez imprudens pour s'engager parmi ces écueils, à échouer infailliblement. L'arsenal pouvait équiper autrefois quatre-vingt mille hommes, infanterie et cavalerie, indépendamment d'un grand nombre d'armemens complets pour des vaisseaux de guerre.
L'arsenal est bordé de tours élevées d'où la vue s'étend au loin dans toutes les directions. Sur la plus haute de ces tours placée au centre de l'édifice, comme sur toutes les autres, il y a jour et nuit des sentinelles qui signalent l'arrivée des vaisseaux qu'elles peuvent apercevoir à une très-grande distance. Rien de plus magnifique que les chantiers de construction pour les vaisseaux. Deux mille hommes peuvent y travailler à l'aise. Les voiles sont faites par des femmes sur lesquelles d'autres femmes d'un certain âge exercent une active surveillance.
L'empereur ne s'arrêta que peu de temps à regarder le Bucentaure; c'est ainsi qu'on appelle le superbe vaisseau sur lequel le doge de Venise célébrait ses noces avec la mer. Un Vénitien ne voit jamais sans un profond chagrin ce vieux monument de l'ancienne puissance de sa patrie. Quelques personnes de la suite de l'empereur et moi, nous nous étions fait accompagner par un marinier qui avait les larmes aux yeux en nous racontant en mauvais français que, la dernière fois qu'il avait vu le mariage du doge avec la mer Adriatique, c'était en 1796, un an avant la prise de Venise. Cet homme nous dit qu'il se trouvait alors au service du dernier doge de la république, le seigneur Louis Monini; que l'année suivante (1797) les Français étaient entrés dans Venise, à l'époque ordinaire des noces du doge avec la mer, qui se faisaient le jour de l'Ascension, et que depuis ce temps, la mer était restée veuve. Notre bon marinier nous fit le plus touchant éloge de son ancien maître, qui, suivant lui, n'avait jamais pu se résoudre à prêter serment d'obéissance aux Autrichiens, et s'était évanoui en leur remettant les clefs de la ville.
Les gondoliers sont à la fois domestiques, commissionnaires, confidens, compagnons d'aventures de la personne qui les prend à son service. Rien n'égale le courage, la fidélité et la gaîté de ces braves marins. Ils s'exposent sans crainte aux tempêtes de la mer dans leurs minces gondoles, et leur adresse est si grande qu'ils circulent avec une incroyable vitesse dans les canaux les plus étroits, se croisent, se suivent et se dépassent sans cesse, sans jamais se heurter.
Je me trouvai à même de juger de l'habileté de ces hardis mariniers, le lendemain même de notre visite à l'arsenal. Sa Majesté s'étant fait conduire à travers les lagunes jusqu'au port fortifié de Mala-mocco, les gondoliers lui donnèrent, à son retour, le spectacle d'une course de barques et de joutes sur l'eau. Le même jour il y eut spectacle par ordre au grand théâtre, et toute la ville fut illuminée. Du reste on pourrait croire à Venise que c'est tous les jours fête publique et illumination générale. L'usage étant d'employer la plus grande partie de la nuit aux affaires ou aux plaisirs, les rues sont aussi bruyantes, aussi pleines de monde à minuit, qu'à Paris à quatre heures de l'après-midi. Les boutiques, surtout celles de la place Saint-Marc, sont éclairées d'une manière éblouissante, et la foule remplit les petits pavillons ornés et illuminés où l'on vend du café, des glaces et des rafraîchissemens de toute espèce.
L'empereur n'avait point adopté le genre de vie des Vénitiens. Il se couchait aux mêmes heures qu'à Paris, et quand il ne passait point la journée à travailler avec ses ministres, il se promenait en gondole dans les lagunes ou visitait les principaux établissemens et les édifices publics de Venise. Ce fut ainsi que je vis, à la suite de Sa Majesté, l'église de Saint-Marc et l'ancien palais du doge.
L'église de Saint-Marc a cinq entrées superbement décorées de colonnes de marbre; les portes en sont de bronze et à sculptures. Au dessus de la porte du milieu, étaient autrefois les quatre fameux chevaux de bronze que l'empereur avait fait transporter à Paris pour en orner l'arc de triomphe de la place du Carrousel. La tour de l'église en est séparée par une petite place, du milieu de laquelle elle s'élance à une hauteur de plus de trois cents pieds. On y monte par une rampe sans marches, très-commode; et parvenu au sommet, on a sous les yeux les points de vue les plus magnifiques: Venise avec ses innombrables îles chargées de palais, d'églises et de fabriques, et, se prolongeant au loin dans la mer, une digue immense, large de soixante pieds, haute de plusieurs toises et bâtie en grosses pierres de taille. Cet ouvrage gigantesque entoure Venise et toutes ses îles, et la défend contre les irruptions de la mer.
Les Vénitiens font profession d'une admiration toute particulière pour l'horloge établie dans une tour qui en tire son nom. La mécanique indique la marche du soleil et de la lune à travers les douze signes du zodiaque. On voit, dans une niche au dessus du cadran, une image de la Vierge, bien dorée et de grandeur naturelle. On nous dit qu'à certaines fêtes de l'année, chaque coup de cloche faisait paraître deux anges avec une trompette à la main, et suivis des trois mages qui venaient se prosterner aux pieds de la vierge Marie. Je ne vis rien de tout cela, mais seulement deux grandes figures noires frappant les heures sur la cloche avec des massues de fer.
Le palais du doge est d'un aspect assez sombre, et les prisons qui n'en sont séparées que par un étroit canal, rendent cet aspect encore plus triste.
On trouve à Venise des marchands de toutes les nations. Les juifs et les Grecs y sont très-nombreux. Roustan, qui entendait la langue de ces derniers, était recherché par les plus considérables d'entre eux. Les chefs d'une famille grecque se rendirent un jour auprès de lui pour l'engager à venir les visiter; leur habitation était située dans une des îles dont Venise est entourée. Roustan me fit part du désir qu'il éprouvait d'aller leur rendre une visite. Je fus enchanté de la proposition qu'il me fit de l'accompagner. Arrivés dans leur île, nous fûmes reçus par nos Grecs, qui étaient des négocians fort riches, comme d'anciennes connaissances. L'espèce de parloir dans lequel on nous fit entrer était non-seulement d'une propreté recherchée, mais encore d'une grande élégance. Un large divan ornait le tour de la salle dont le parquet était couvert de nattes artistement tressées. Nos hôtes étaient au nombre de six qui étaient associés pour le même commerce. Je me serais passablement ennuyé, si l'un d'eux, qui parlait français, ne se fût entretenu avec moi. Les autres s'entretenaient dans leur langue avec Roustan. On nous offrit du café, des fruits, des sorbets et des pipes. Je n'ai jamais aimé à fumer, et connaissant d'ailleurs le dégoût prononcé de l'empereur pour les odeurs en général, et en particulier pour celle du tabac, je refusai la pipe, et j'exprimai la crainte que mes vêtemens ne se ressentissent du voisinage des fumeurs. Je crus m'apercevoir que cette délicatesse me faisait baisser considérablement dans l'estime de nos hôtes. Toutefois, quand nous les quittâmes, ils nous engagèrent avec beaucoup d'instances à renouveler notre visite. Il nous fut impossible d'accepter, le séjour de l'empereur ne devant pas se prolonger.
À mon retour, l'empereur me demanda si j'avais parcouru la ville, ce que j'en pensais, si j'étais entré dans quelques maisons, enfin ce qui m'avait semblé digne de remarque. Je répondis de mon mieux, et comme Sa Majesté était en ce moment d'une gaieté causeuse, je lui parlai de notre excursion et de notre visite à la famille grecque. L'empereur me demanda ce que ces Grecs pensaient de lui. «Sire, répondis-je, celui qui parle français m'a paru être un homme entièrement dévoué à Votre Majesté. Il m'a parlé de l'espérance qu'il avait, lui comme ses frères, que l'empereur des Français, qui était allé combattre les mamelucks en Égypte, pourrait aussi quelque jour se faire le libérateur de la Grèce.»
—Ah! monsieur Constant, me dit ici l'empereur en me pinçant vertement, vous vous mêlez de faire de la politique!—Pardonnez-moi, Sire, je n'ai fait que répéter ce que j'avais entendu. Il n'est pas étonnant que tous les opprimés comptent sur le secours de Votre Majesté. Ces pauvres Grecs ont l'air d'aimer avec passion leur patrie, et surtout ils détestent cordialement les Turcs.—C'est bon, c'est bon, dit Sa Majesté; mais j'ai, avant tout, à m'occuper de mes affaires. Constant, poursuivit Sa Majesté, changeant subitement le terrain de la conversation dont elle daignait m'honorer, et souriant d'un air d'ironie, que dites-vous de la tournure des belles Grecques? Combien avez-vous vu de modèles dignes de Canova et de David?» Je me vis obligé de répondre à Sa Majesté que ce qui m'avait le plus engagé à accepter la proposition de Roustan était l'espérance de voir quelques-unes de ces beautés si vantées, et que je m'étais trouvé cruellement désappointé de ne pas apercevoir l'ombre d'une femme. Sur cet aveu naïf, l'empereur, qui s'y attendait d'avance, partit d'un éclat de rire, se rejeta sur mes oreilles, et m'appela libertin:—Vous ne savez donc pas, monsieur le drôle, que vos bons amis les Grecs ont adopté les usages de ces Turcs qu'ils détestent si cordialement, et qu'ils enferment, comme eux, leurs femmes et leurs filles, pour qu'elles ne paraissent jamais devant les mauvais sujets de votre espèce.»
Quoique les dames grecques de Venise soient surveillées d'assez près par leurs maris, elles ne sont pourtant point recluses ni parquées dans un sérail comme les femmes des Turcs. Pendant notre séjour à Venise, un grand personnage parla à Sa Majesté d'une jeune et belle Grecque, admiratrice enthousiaste de l'empereur des Français. Cette dame ambitionnait vivement l'honneur d'être reçue par Sa Majesté, dans l'intérieur de ses appartemens. Quoique très-surveillée par un mari jaloux, elle avait trouvé moyen de faire parvenir à l'empereur une lettre dans laquelle elle lui peignait toute l'étendue de son amour et de son admiration. Cette lettre, écrite avec une passion véritable et une tête exaltée, inspira à Sa Majesté le désir de voir et d'en connaître l'auteur; mais il fallait des précautions. L'empereur n'était pas homme à user de sa puissance pour enlever une femme à son mari; cependant tout le soin que l'on apporta dans la conduite de cette affaire n'empêcha pas le mari de se douter des projets de sa femme; aussi, avant qu'il fût possible à celle-ci de voir l'empereur, elle fut enlevée et conduite fort loin de Venise, et son prudent époux eut soin de cacher sa fuite et de dérober ses traces. Lorsqu'on vint annoncer cette disparition à l'empereur: «Voilà, dit en riant Sa Majesté, un vieux fou qui se croit de taille à lutter contre sa destinée.» Sa Majesté ne forma d'ailleurs aucune liaison intime pendant notre séjour à Venise.
Avant de quitter cette ville, l'empereur rendit un décret qui y fut reçu avec un enthousiasme inexprimable, et ajouta encore au regret que le départ de Sa Majesté causait aux habitans de Venise. Le département de l'Adriatique, dont Venise était le chef-lieu, fut agrandi de toutes les côtes maritimes, depuis la ville d'Aquilée jusqu'à celle d'Adria. Le décret portait en outre que le port serait réparé, les canaux creusés et nettoyés, la grande muraille de Palestrina, dont j'ai parlé plus haut, et les jetées qui sont en avant continuées et entretenues; qu'il serait creusé un canal de communication entre l'arsenal de Venise et le passage de Mala-mocco; enfin que ce passage lui-même serait déblayé et rendu assez profond pour que les vaisseaux de ligne de soixante-quatorze pussent y entrer et en sortir.
D'autres articles concernaient les établissemens de bienfaisance, dont l'administration fut confiée à une espèce de conseil dit congrégation de charité, et la cession à la ville, par le domaine royal, de l'île de Saint-Christophe pour servir de cimetière général; car jusqu'alors avait prévalu à Venise, comme dans le reste de l'Italie, l'usage pernicieux d'enterrer les morts dans les églises. Enfin le décret ordonnait l'adoption d'un nouveau mode d'éclairage pour la belle place Saint-Marc, la construction de nouveaux quais, passages, etc.
Lorsque nous quittâmes Venise, l'empereur fut conduit au rivage par une masse de population aussi nombreuse au moins que celle qui l'avait accueilli à son arrivée. Trévise, Udine, Mantoue rivalisèrent d'empressement à recevoir dignement Sa Majesté. Le roi Joseph avait quitté l'empereur pour retourner à Naples; le prince Murat et le vice-roi accompagnaient Sa Majesté.
L'empereur ne s'arrêta que deux ou trois jours à Milan et continua sa route. En arrivant dans la plaine de Marengo, il y trouva les magistrats et la population d'Alexandrie qui l'y attendaient, et qui l'y reçurent à la clarté d'une multitude de flambeaux. Nous ne fîmes que passer par Turin. Le 30 décembre nous gravissions encore le mont Cénis, et le 1er janvier, au soir, nous étions arrivés aux Tuileries.
AVERTISSEMENT
DE L'ÉDITEUR
Le troisième volume des Mémoires de Constant a initié le lecteur aux délassemens et à la vie intérieure de Napoléon pendant la campagne de 1807. On y voit comment le grand-capitaine employait ses loisirs à Varsovie et à son quartier-général de Finkenstein; et certes l'intérêt ne manque pas à ce spectacle du vainqueur de Friedland conduisant à la fois ses plaisirs et ses travaux militaires, qui étaient sans doute aussi le plus vif de ses plaisirs. Toutefois M. Constant n'ayant pu avoir aucune prétention à raconter ces travaux, l'éditeur ne s'est point dissimulé ce qu'il y a, dans ce point de vue rétréci, d'incomplet, et par conséquent d'inexact.
Peindre César dameret n'est pas peindre César; c'est en exposer le côté faible et défectueux au jour le moins favorable. Ce n'est pas que, même en ne la considérant que de ce côté, la vie de Napoléon ne soit encore susceptible d'un vif intérêt; mais il y aurait peut-être à ne la montrer que sous cet aspect quelque chose comme de l'injustice.
L'éditeur espère s'être d'avance mis à l'abri de ce reproche par la publication des pièces inédites suivantes, qu'il prend lui seul sous sa responsabilité, comme étant, ainsi qu'on le peut croire, tout-à-fait étrangères à M. Constant. On ne trouvera ici que celles qui se rapportent à la campagne de 1807; l'éditeur en possède de non moins curieuses sur les campagnes des années ultérieures.
Tandis que dans le Nord Napoléon combattait les Russes en personne, le maréchal Marmont, alors général, commandait contre eux l'armée de Dalmatie, et, avec six mille Français, culbutait à Castel-Novo dix-sept mille Russes et Monténégrins. Le premier des documens suivans est un rapport fait au nom du général en chef de cette brave armée. Les autres sont des dépêches ou des ordres expédiés par l'empereur de son quartier-général à Finkenstein, avant, pendant et après la bataille de Friedland. Il suffit sans doute d'avoir dit en deux mots quelles sont ces pièces officielles; et l'éditeur n'insistera pas davantage sur l'intérêt qu'elles devront offrir, et aux militaires, et même à toutes les classes de lecteurs.