Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour.
Confusion et tumulte à Mayence.—Décrets de Mayence.—Convocation du Corps-Législatif.—Ingratitude du général de Wrede.—Désastres de sa famille.—Emploi du temps de l'empereur, et redoublement d'activité.—Les travaux de Paris.—Troupes équipées comme par enchantement.—Anxiété des Parisiens.—Première anticipation sur la conscription.—Mauvaises nouvelles de l'armée.—Évacuation de la Hollande et retour de l'archi-trésorier.—Capitulation de Dresde.—Traité violé et indignation de l'empereur.—Mouvement de vivacité.—Confiance dont m'honorait Sa Majesté.—Mort de M. le comte de Narbonne.—Sa première destination.—Comment il fut aide-de-camp de l'empereur.—Vaine ambition de plusieurs princes.—Le prince Léopold de Saxe-Cobourg.—Jalousie causée par la faveur de M. de Narbonne.—Les noms oubliés.—Opinion de l'empereur sur M. de Narbonne.—Mot caractéristique.—Le général Bertrand, grand maréchal du palais.—Le maréchal Suchet, colonel-général de la garde.—Changement dans la haute administration de l'empire.—Droit déféré à l'empereur de nommer le président du corps législatif.—M. de Molé et le plus jeune des ministres de l'empire.—Détails sur les excursions de l'empereur dans Paris.—Sa Majesté me reconnaît dans la foule.—Gaîté de l'empereur.—L'empereur se montrant plus souvent en public.—Leurs Majestés à l'Opéra, et le ballet de Nina.—Vive satisfaction causée à l'empereur par les acclamations populaires.—L'empereur et l'impératrice aux Italiens; représentation extraordinaire et madame Grassini.—Visite de l'empereur à l'établissement de Saint-Denis.—Les pages, et gaîté de l'empereur.—Réflexion sérieuse.
Je me suis un peu éloigné dans le chapitre précédent de mes souvenirs de Paris, depuis notre retour d'Allemagne, après la bataille de Leipzig et le court séjour de l'empereur à Mayence. Je ne puis aujourd'hui encore tracer le nom de cette dernière ville, sans me rappeler le spectacle de tumulte et de confusion qu'elle offrait après la glorieuse trouée de Hanau, où furent si vigoureusement battus les Bavarois, la première fois que dans une affaire sérieuse, ils se présentèrent comme ennemis à ceux dans les rangs desquels ils avaient précédemment combattu. Ce fut, si je ne me trompe, à cette dernière affaire que le général Bavarois de Wrede et sa famille même furent immédiatement victimes de leur trahison. Le général, que l'empereur avait comblé de bontés, fut blessé mortellement; tous les parens qu'il avait dans l'armée bavaroise furent tués, et son gendre le prince d'Oettingen éprouva le même sort. C'était un de ces événemens qui ne manquaient guère de frapper l'esprit de Sa Majesté, parce qu'ils rentraient dans ses idées de fatalité. Ce fut également de Mayence que l'empereur rendit le décret de convocation du Corps-Législatif pour le 2 décembre; mais, comme on le verra, l'ouverture en fut retardée, et plut à Dieu que la réunion en eût été indéfiniment ajournée; car alors Sa Majesté n'aurait pas éprouvé les tribulations que lui causèrent plus tard les symptômes d'opposition qui se manifestèrent pour la première fois, et d'une manière au moins intempestive.
Une des choses qui m'étonnaient le plus, et qui m'étonne encore bien plus aujourd'hui quand j'y pense, c'est l'inconcevable activité de l'empereur: bien loin de diminuer, elle semblait prendre chaque jour une nouvelle extension, comme si l'exercice même de ses forces les avait doublées. À l'époque dont je parle, je ne saurais donner une idée de la manière dont le temps de Sa Majesté était rempli. Depuis, d'ailleurs, qu'il avait revu l'impératrice et son fils, l'empereur avait repris sa sérénité: alors je ne surpris même que très-rarement en lui de ces signes extérieurs d'abattement qu'il n'avait pas toujours dissimulés dans son intérieur, après notre retour de Moscou. Il s'occupa plus ostensiblement encore que de coutume des nombreux travaux qu'il faisait exécuter dans Paris. C'était une utile distraction à ses grandes pensées de guerre et aux nouvelles affligeantes qui lui arrivaient de l'armée. Presque chaque jour des troupes équipées comme par enchantement étaient passées en revue par Sa Majesté, et dirigées immédiatement sur le Rhin, dont la ligne était presque entièrement menacée; le danger, auquel nous ne songions guère, dut paraître alors imminent aux habitans de la capitale, qui n'étaient pas tous entraînés comme nous par l'espèce de charme que l'empereur répandait sur tous ceux qui avaient l'honneur d'approcher son auguste personne. En effet, on vit alors pour la première fois demander au sénat un contingent d'hommes par anticipation sur l'année suivante, et d'ailleurs chaque jour apportait des nouvelles fâcheuses. Nous vîmes ainsi revenir dans le courant de l'automne le prince archi-trésorier, forcé de quitter la Hollande après l'évacuation de ce royaume par nos troupes, tandis que M. le maréchal Gouvion Saint-Cyr était contraint de signer à Dresde une capitulation pour lui et les trente mille hommes qu'il avait conservés dans cette place.
La capitulation de M. le maréchal Saint-Cyr ne tiendra sûrement jamais une place honorable dans l'histoire du cabinet de Vienne. Il ne m'appartient pas de juger ces combinaisons de la politique; mais je ne puis oublier l'indignation que tout le monde manifesta au palais, quand on apprit que cette capitulation avait été outrageusement violée par ceux qui étaient devenus les plus forts. Il était dit dans la capitulation que le maréchal reviendrait en France avec les troupes sous ses ordres; qu'il amènerait avec lui une partie de son artillerie; que ces troupes pourraient être échangées contre un pareil nombre de troupes des puissances alliées; que les malades français restés à Dresde seraient dirigés sur la France à mesure de leur guérison, et qu'enfin le maréchal se mettrait en mouvement le 16 de novembre. Rien de tout cela n'eut lieu. Qu'on juge donc de l'indignation que dut éprouver l'empereur, déjà si profondément affligé de la capitulation de Dresde, quand il apprit qu'au mépris des conventions stipulées, ses troupes étaient faites prisonnières par le prince de Schwartzenberg. Je me rappelle qu'un jour M. le prince de Neufchâtel étant dans le cabinet de Sa Majesté, où je me trouvais en ce moment, l'empereur lui dit avec un peu d'emportement: «Vous me parlez de la paix!.. Eh f.....! comment voulez-vous que je croie à la bonne foi de ces gens-là?... Voyez ce qui arrive à Dresde!... Non! vous dis-je, ils ne veulent pas traiter; ils ne veulent que gagner du temps. C'est à nous de n'en pas perdre.» Le prince ne répondit rien, ou du moins je n'entendis pas sa réponse, car je sortis alors du cabinet où j'avais fini d'exécuter l'ordre qui m'y avait appelé. Au surplus, je puis ajouter comme nouvelle preuve de la confiance dont Sa Majesté daignait m'honorer, que jamais quand j'entrais elle ne s'interrompait de ce qu'elle disait, quelle qu'en fût l'importance, et j'ose affirmer que si ma mémoire était meilleure, ces souvenirs seraient beaucoup plus riches qu'ils ne le sont.
Puisque j'ai parlé des mauvaises nouvelles qui assaillirent l'empereur presque coup sur coup pendant les derniers mois de 1813, il en est une que je ne saurais omettre, tant Sa Majesté en fut péniblement affectée: je veux parler de la mort de M. le comte Louis de Narbonne. De toutes les personnes qui n'avaient pas commencé leur carrière sous les yeux de l'empereur, M. de Narbonne était peut-être celle qu'il affectionnait le plus; et il faut convenir qu'il était impossible de joindre à un mérite réel des manières plus séduisantes. L'empereur le regardait comme le plus propre à amener à bien une négociation; aussi disait-il un jour de lui: «Narbonne est né ambassadeur.» On savait dans le palais pourquoi l'empereur l'avait nommé son aide-de-camp à l'époque où l'on forma la maison de l'impératrice Marie-Louise. D'abord, l'intention de l'empereur avait été de le nommer chevalier d'honneur de la nouvelle impératrice; mais une intrigue savamment ourdie amena celle-ci à le refuser, et ce fut en quelque sorte comme en dédommagement qu'il reçut la qualité d'aide-de-camp de Sa Majesté. Or, il n'y en avait point alors en France à laquelle on attachât un plus haut prix. Bien des princes étrangers, des princes souverains même, sollicitèrent en vain cette haute faveur, et parmi ceux-ci je puis citer le prince Léopold de Saxe-Cobourg, marié à la princesse Charlotte d'Angleterre, et qui refuse d'être roi de la Grèce, après n'avoir pu obtenir d'être aide-de-camp de l'empereur.
Je n'oserais pas dire, en consultant bien ma mémoire, que personne à la cour ne fût jaloux de voir M. de Narbonne aide-de-camp de l'empereur; mais j'ai oublié les noms. Quoi qu'il en soit, il devint bientôt en faveur, et chaque jour l'empereur apprécia de plus en plus ses qualités et ses services. Je me rappelle à cette occasion avoir entendu dire à Sa Majesté, et je crois que ce fut à Dresde, qu'elle n'avait jamais bien connu le cabinet de Vienne avant que le nez fin de Narbonne, ce sont ses expressions, ait été flairer ses vieux diplomates. Après le simulacre de négociations dont j'ai parlé précédemment, et qui remplit la durée de l'armistice de 1813 à Dresde, M. de Narbonne était demeuré en Allemagne, où l'empereur lui avait confié le gouvernement de Torgau. Ce fut là qu'il mourut, le 17 de novembre, à la suite d'une chute de cheval, malgré les soins habiles que lui prodigua M. le baron Desgenettes. Depuis la mort du maréchal Duroc et celle du prince Poniatowski, je ne me rappelle pas avoir vu l'empereur témoigner plus de regrets que dans cette circonstance.
Cependant, à peu près au moment où il perdit M. de Narbonne, mais avant d'avoir appris sa mort, l'empereur avait pourvu au remplacement auprès de sa personne de l'homme qu'il avait le plus aimé, sans excepter le général Desaix. Il venait d'appeler M. le général Bertrand aux hautes fonctions de grand maréchal du palais, et ce choix fut généralement approuvé de toutes les personnes qui avaient l'honneur de connaître M. le comte Bertrand. Mais que pourrais-je avoir à dire ici d'un homme dont l'histoire ne séparera plus le nom du nom de l'empereur? La même époque avait vu tomber M. le duc d'Istrie, l'un des quatre colonels-généraux de la garde, et le maréchal Duroc; la même nomination réunit les noms de leurs successeurs; et M. le maréchal Suchet fut ainsi nommé en même temps que M. le général Bertrand, et remplaça M. le maréchal Bessières comme colonel-général dans la garde.
En même temps Sa Majesté fit plusieurs autres changemens dans le personnel de la haute administration de l'empire. Un sénatus-consulte ayant déféré à l'empereur le droit de nommer à son choix le président du corps législatif, Sa Majesté destina cette présidence à M. le duc de Massa, qui fut remplacé dans ses fonctions de grand-juge par M. le comte Molé, le plus jeune des ministres qu'ait eus l'empereur. M. le duc de Bassano reprit le ministère de la secrétairerie d'état, et M. le duc de Vicence reçut le porte-feuille des relations extérieures.
J'ai dit que pendant l'automne de 1813 Sa Majesté alla plusieurs fois visiter les travaux publics. Elle allait ordinairement à pied et presque seule voir ceux des Tuileries et du Louvre; ensuite elle montait à cheval, accompagnée d'un ou de deux de ses officiers tout au plus, et de M. Fontaine, pour examiner ceux qui étaient plus éloignés. Un jour, c'était presque à la fin de novembre, ayant profité de l'absence de Sa Majesté pour faire quelques courses au faubourg Saint-Germain, je me trouvai inopinément sur son passage au moment où, se rendant au Luxembourg, elle arriva à l'entrée de la rue de Tournon, et je ne saurais dire avec quelle vive satisfaction j'entendais les cris de vive l'empereur! retentir à son approche. Je me trouvai poussé par les flots de la foule tout près du cheval de l'empereur; pourtant je ne me figurais pas que l'empereur m'eût reconnu. À son retour, j'eus la preuve du contraire: Sa Majesté m'avait vu; et comme je l'aidais à changer de vêtemens: «Eh bien! M. le drôle, me dit gaîment l'empereur, ah! ah! que faisiez-vous au faubourg Saint-Germain? Je vois ce que c'est!... Voilà qui est bien!... Vous allez m'espionner quand je sors.» Et beaucoup d'autres allocutions du même genre, car ce jour-là l'empereur était très-gai; d'où j'augurai qu'il avait été satisfait de sa visite.
Quand, à cette époque, l'empereur éprouvait quelques soucis, je crus remarquer que pour les dissiper il se plaisait à se montrer en public, plus fréquemment peut-être que pendant ses autres séjours à Paris, mais toujours sans affectation. Il alla même plusieurs fois au spectacle; et grâce aux obligeantes bontés de M. le comte de Rémusat, je me trouvais très-fréquemment à ces réunions, qui alors encore avaient toujours l'appareil d'une fête. Certes, lorsque le jour de la première représentation du ballet de Nina, à l'Opéra, Leurs Majestés entrèrent dans leur loge, il aurait été difficile de supposer que l'empereur comptait déjà des ennemis parmi ses sujets. Il est vrai que les mères et les femmes en deuil n'étaient pas là; mais ce que je puis assurer, c'est que jamais je n'avais vu plus d'enthousiasme. L'empereur en jouissait alors du fond de son cœur, plus peut-être qu'après ses victoires. L'idée d'être aimé des Français faisait sur lui l'impression la plus vive. Le soir, il en parlait; il daignait m'en parler, oserai-je le dire, comme un enfant qui s'enorgueillit de la récompense qu'il vient de recevoir. Alors, dans sa simplicité d'homme privé, il répétait souvent: «Ma femme! ma bonne Louise! elle a dû être bien contente!» La vérité est que le désir de voir l'empereur au spectacle était tel à Paris, que, comme il se plaçait toujours dans la loge de côté donnant sur l'avant-scène, chaque fois que l'on y pressentait sa présence, les loges situées de l'autre côté de la salle étaient louées avec un incroyable empressement; on préférait même les loges les plus élevées aux premières loges de la partie de la salle d'où on le voyait plus difficilement. Il n'est personne qui, ayant habité alors Paris, ne puisse reconnaître l'exactitude de ces souvenirs.
Quelque temps après la première représentation du ballet de Nina, l'empereur assista à un autre spectacle où je me trouvai aussi. Comme précédemment, l'impératrice y accompagna Sa Majesté; et je ne pouvais m'empêcher, pendant la représentation, de penser que l'empereur éprouvait peut-être quelques souvenirs capables de le distraire de l'harmonie de la musique. C'était au Théâtre-Italien, placé alors à l'Odéon. On donnait la Cléopâtre de Nazzolini, et la représentation était du nombre de celles que l'on nomme extraordinaires, puisqu'elle avait lieu au bénéfice de madame Grassini. Depuis fort peu de temps seulement cette cantatrice, célèbre à plus d'un titre, s'était montrée pour la première fois en public sur un théâtre à Paris; je crois même que ce jour-là elle n'y paraissait que pour la troisième ou la quatrième fois, et je dois dire, pour être exact, qu'elle ne produisit pas sur le public parisien tout l'effet que l'on attendait de son immense réputation. Il y avait long-temps que l'empereur ne la recevait plus particulièrement. Cependant jusque-là les sons de sa voix et de celle de Crescentini avaient été réservés aux oreilles privilégiées des spectateurs de Saint-Cloud ou du théâtre des Tuileries. En cette occasion l'empereur se montra très-généreux pour la bénéficiaire; mais il n'en résulta aucune entrevue; car, comme l'aurait dit un poëte du temps, la Cléopâtre de Paris n'avait pas affaire à un nouvel Antoine.
Ainsi, comme on le voit, l'empereur dérobait aux immenses affaires qui l'occupaient quelques soirées, moins pour jouir du spectacle que pour se montrer en public. Tous les établissemens utiles étaient l'objet de ses soins; et il ne s'en rapportait pas seulement aux renseignemens des hommes le plus justement investis de sa confiance, il voyait tout par lui-même. Parmi les établissemens spécialement protégés par Sa Majesté, il en était un qu'elle affectionnait particulièrement. Je ne crois pas que dans aucun des intervalles d'une guerre à l'autre l'empereur soit venu à Paris sans faire une visite à l'établissement des demoiselles de la Légion-d'Honneur, dont madame Campan avait la direction, d'abord à Écouen, et ensuite à Saint-Denis. L'empereur y alla donc au mois de novembre, et je me rappelle à cette occasion une anecdote que j'entendis raconter à Sa Majesté, et qui la divertit beaucoup. Toutefois je ne pourrais assurer si cette anecdote se rapporte à la visite de 1813 ou à une visite antérieure.
D'abord il faut que l'on sache que, conformément aux statuts de la maison des demoiselles de la Légion-d'Honneur, aucun homme, à l'exception de l'empereur, n'était admis dans l'intérieur de l'établissement; mais comme l'empereur y allait toujours avec quelque apparat, bien que sans être attendu, sa suite faisait en quelque sorte partie de lui-même, et y entrait avec lui. Outre ses officiers, deux pages ordinairement l'accompagnaient. Or, il advint que le soir, en revenant de Saint-Denis, l'empereur me dit en riant, en entrant dans sa chambre, où je l'attendais pour le déshabiller: «Eh bien! voilà mes pages qui veulent ressembler aux anciens pages. Les petits drôles!... Savez-vous ce qu'ils font?... Quand je vais à Saint-Denis, ils se disputent à qui sera de service!... Ah! ah!...» L'empereur, en parlant, riait et se frottait les mains; puis, après avoir répété plusieurs fois sur le même ton: «Les petits drôles!» il ajouta, par suite d'une de ces réflexions bizarres qui lui venaient quelquefois: «Moi, Constant, j'aurais été un très mauvais page; je n'aurais jamais eu une pareille idée. Au surplus, ce sont de bons jeunes gens; il en est déjà sorti de bons officiers. Cela fera un jour des mariages.» Il était rare, en effet, qu'une chose frivole en apparence n'amenât de la part de l'empereur une conclusion sérieuse. Moi-même, actuellement, sauf quelques souvenirs du passé, il ne me restera plus que des choses sérieuses et souvent bien tristes à raconter; car nous voilà parvenu au point où tout prit une tournure grave et se revêtit de couleurs souvent bien sombres.
CHAPITRE XIX.
Dernière célébration de l'anniversaire du couronnement.—Amour de l'empereur pour la France.—Sa Majesté plus populaire dans le malheur.—Visite au faubourg Saint-Antoine.—Conversation avec les habitans.—Enthousiasme général.—Cortége populaire de Sa Majesté.—Fausse interprétation et clôture des grilles du Carrousel.—L'empereur plus ému que satisfait.—Crainte du désordre et souvenirs de la révolution.—Enrôlemens volontaires et nouveau régiment de la garde.—Spectacles gratis.—Mariage de douze jeunes filles.—Résidence aux Tuileries.—Émile et Montmorency.—Mouvement des troupes ennemies.—Abandon du dernier allié de l'empereur.—Armistices entre le Danemarck et la Russie.—Opinion de quelques généraux sur l'armée française en Espagne.—Adhésion de l'empereur aux bases des puissances alliées.—Négociations, M. le duc de Vicence et M. de Metternich.—Le duc de Massa président du corps législatif.—Ouverture de la session.—Le sénat et le conseil-d'état au corps législatif.—Discours de l'empereur.—Preuve du désir de Sa Majesté pour le rétablissement de la paix.—Mort du général Dupont-Derval et ses deux veuves.—Pension que j'obtiens de Sa Majesté pour l'une d'elles.—Décision de l'empereur.—Aversion de Sa Majesté pour le divorce et respect pour le mariage.
Une dernière fois encore on célébra à Paris la fête anniversaire du couronnement de Sa Majesté. Les bouquets de l'empereur, pour cette fête, étaient d'innombrables adresses qu'il recevait de toutes les villes de l'empire, et dans lesquelles les offres de sacrifices et les protestations de dévouement semblaient augmenter avec la difficulté des circonstances. Hélas! quatre mois suffirent pour faire connaître la valeur de ces protestations; et comment, cependant, dans cet accord unanime, aurait-on pu croire à une non moins complète unanimité d'abandon? Cela eût été impossible à l'empereur, qui, jusqu'à la fin de son règne, se crut aimé de la France de tout l'amour qu'il avait pour elle; la vérité, vérité bien démontrée par les événemens qui ont suivi, c'est que l'empereur devint plus populaire, dans cette partie des habitans que l'on appelle le peuple, quand il commença à être malheureux. Sa Majesté en eut la preuve dans une visite qu'elle fit au faubourg Saint-Antoine, et il est bien certain que si, dans d'autres circonstances, elle eût pu plier son caractère à caresser le peuple, moyen auquel l'empereur répugnait à cause de ses souvenirs de la révolution, on eût vu le peuple entier des faubourgs de Paris s'armer pour sa défense. Comment, en effet, pourrait-on en douter après avoir lu le fait auquel je fais ici allusion?
L'empereur s'était donc rendu vers la fin de 1813 ou au commencement de 1814, au faubourg Saint-Antoine: car je ne saurais aujourd'hui préciser la date de cette visite inattendue. Quoi qu'il en soit, il se montra dans cette circonstance familier jusqu'à la bonhomie, au point même d'enhardir ceux qui l'approchaient de plus près, à lui adresser la parole. Or, voilà la conversation qui s'établit entre Sa Majesté et plusieurs habitans, conversation qui a été fidèlement recueillie et reconnue exacte par plusieurs témoins de cette scène vraiment touchante.
un habitant.
«Est-il vrai, comme on le dit, que les affaires vont si mal?
l'empereur.
»Je ne peux pas dire qu'elles aillent trop bien.
un habitant.
»Mais, comment cela finira-t-il donc?
l'empereur.
»Ma foi, Dieu le sait.
un habitant.
»Mais comment? Est-ce que les ennemis pourraient entrer en France?
l'empereur.
»Cela pourrait bien être, et même venir jusqu'ici, si l'on ne m'aide pas: je n'ai pas un million de bras. Je ne puis pas tout faire à moi seul.
voix nombreuses.
»Nous vous soutiendrons! nous vous soutiendrons!
voix plus nombreuses.
»Oui! oui! comptez sur nous.
l'empereur.
»En ce cas, l'ennemi sera battu, et nous conserverons toute notre gloire.
plusieurs voix.
»Mais que faut-il donc que nous fassions?
l'empereur.
»Vous enrôler et vous battre.
une voix nouvelle.
»Nous le ferions bien, mais nous voudrions y mettre quelques conditions.
l'empereur.
»Eh bien, parlez franchement. Voyons; lesquelles?
plusieurs voix.
»Nous ne voudrions pas passer la frontière.
l'empereur.
»Vous ne la passerez pas.
plusieurs voix.
»Nous voudrions entrer dans la garde.
l'empereur.
»Eh bien, va pour la garde.»
À peine Sa Majesté eut-elle prononcé ces derniers mots, que la foule immense qui l'environnait fit retentir l'air des cris de Vive l'empereur! et cette foule grossissant sur toute la route que l'empereur suivit en regagnant tout doucement les Tuileries, l'environnait d'un cortége innombrable, quand il arriva au guichet du Carrousel. Nous entendions du palais ces bruyantes acclamations, mais elles furent si singulièrement interprétées par les commandans des postes du palais, que, croyant à une insurrection, ils firent fermer les grilles des Tuileries du côté de la cour.
Quand je vis l'empereur, quelques momens après son retour, il me parut plus ému que satisfait, car tout ce qui avait l'apparence du désordre lui déplaisait souverainement, et le tumulte populaire, quelle qu'en fût la cause, avait toujours quelque chose qui le gênait. Cependant cette visite que Sa Majesté aurait pu renouveler produisit une vive sensation dans le peuple, et ce mouvement eut un résultat positif à l'instant même, puisque dans la journée plus de deux mille individus s'enrôlèrent volontairement et formèrent un nouveau régiment de la garde.
À l'occasion de la fête anniversaire du couronnement et de la bataille d'Austerlitz, il y eut, comme à l'ordinaire, des spectacles gratis dans tous les théâtres de Paris; mais l'empereur ne s'y montra pas comme il l'avait fait souvent; des jeux, des distributions de comestibles, des illuminations; et douze jeunes filles, dotées par la ville de Paris, furent mariées à d'anciens militaires. Je me rappelle que de tout ce qui marquait les solennités de l'empire, l'usage de ces sortes de mariages était ce qui plaisait le plus à l'empereur, qui en parla souvent avec une vive approbation; car, s'il m'est permis de le faire observer, Sa Majesté avait un peu ce que l'on pourrait appeler la manie du mariage.
Nous étions alors à poste fixe aux Tuileries, que l'empereur n'avait pas quitté depuis le 20 de novembre, jour où il était revenu de Saint-Cloud, et qu'il ne quitta plus que lorsqu'il partit pour l'armée. Sa Majesté présidait très-souvent le conseil-d'état, dont les travaux étaient toujours très-actifs. J'appris alors, relativement à un décret, une particularité qui me parut singulière: il y avait long-temps sans doute que la commune de Montmorency avait repris par l'usage son ancien nom; mais ce ne fut qu'à la fin de novembre 1813, que l'empereur lui retira légalement le nom d'Émile, qu'elle avait reçu sous la république en l'honneur de J.-J. Rousseau. On peut croire que si elle le conserva si long-temps, c'est que l'empereur n'y avait pas pensé plus tôt.
Je ne sais si l'on me pardonnera d'avoir rapporté un fait aussi puéril en apparence, lorsque tant de grandes mesures étaient adoptées par Sa Majesté. En effet, chaque jour nécessitait de nouvelles dispositions, car les ennemis faisaient des progrès sur tous les points; les Russes occupaient la Hollande, sous le commandement du général Witzingerode, qui avait été si fort acharné contre nous pendant la campagne de Russie. Déjà même on parlait du prochain retour à Amsterdam de l'héritier de la maison d'Orange; en Italie, le prince Eugène ne luttait qu'à force de talent contre l'armée beaucoup plus nombreuse du maréchal de Bellegarde, qui venait de passer l'Adige; celle du prince de Schwartzenberg occupait les confins de la Suisse; les Prussiens et les troupes de la confédération passaient le Rhin sur plusieurs points; il ne restait plus à l'empereur un seul allié, le roi de Danemarck, le seul qui lui fût encore demeuré fidèle, ayant cédé enfin aux torrens du nord, en concluant un armistice avec la Russie; et dans le midi toute l'habileté du maréchal Soult suffisait à peine pour retarder les progrès du duc de Wellington, qui s'avançait vers nos frontières, à la tête d'une armée plus nombreuse que celle que nous avions à lui opposer, et n'étant pas surtout en proie aux mêmes privations que l'armée française. Je me souviens très-bien d'avoir entendu plusieurs fois alors des généraux blâmer l'empereur de ce qu'il n'avait pas abandonné l'Espagne pour ramener toutes ses troupes en France. Je cite ce souvenir, mais on pense bien que je ne me permettrai pas de hasarder un jugement sur une pareille matière. Quoi qu'il en soit, on voit que la guerre nous environnait de toutes parts, et dans cet état de chose il était difficile, nos anciennes frontières étant menacées, que l'on ne soupirât pas généralement après la paix.
L'empereur la voulait aussi, et personne aujourd'hui ne professe une opinion contraire. Tous les ouvrages que j'ai lus et qui ont été faits par les personnes les mieux à même de savoir la vérité sur toutes ces choses, sont d'accord sur ce point. On sait que Sa Majesté avait fait écrire par M. le duc de Bassano une lettre dans laquelle elle adhérait aux bases proposées à Francfort par les alliés, pour un nouveau congrès. On sait que la ville de Manheim fut désignée pour la réunion de ce congrès, où devait être ensuite envoyé M. le duc de Vicence. Celui-ci, dans une note du 2 décembre, fit connaître de nouveau l'adhésion de l'empereur aux bases générales et sommaires indiquées pour le congrès de Manheim. M. le comte de Metternich répondit le 10 à cette communication, que les souverains porteraient à la connaissance de leurs alliés l'adhésion de Sa Majesté. Toutes ces négociations traînèrent en longueur par la faute seule des alliés, qui finirent par déclarer à Francfort qu'ils ne voulaient plus déposer les armes. Dès le 20 décembre ils annoncent hautement l'intention d'envahir la France, en traversant la Suisse, dont la neutralité avait été solennellement reconnue. À l'époque dont je parle, ma position me tenait, je dois en convenir, dans une complète ignorance de ces choses; mais en les apprenant depuis, elles ont réveillé en moi des souvenirs qui ont puissamment contribué à m'en démontrer la vérité. Tout le monde, je l'espère, conviendra que si l'empereur avait voulu la guerre, ce n'est pas devant moi qu'il aurait pris la peine de parler de son désir de conclure la paix, ce que je lui ai entendu faire plusieurs fois, et ceci ne dément pas ce que j'ai rapporté d'une réponse de Sa Majesté à M. le prince de Neufchâtel, puisque dans cette réponse même il attribue la nécessité de la guerre à la mauvaise foi de ses ennemis. L'immense renommée de l'empereur, non plus que sa gloire, n'ont besoin de mon témoignage, et je ne me fais aucune illusion sur ce point; mais je crois pouvoir, comme un autre, déposer mon grain de vérité.
J'ai dit précédemment que dès son passage à Mayence, l'empereur avait convoqué le corps-législatif pour le 2 décembre. Par un nouveau décret, cette convocation fut prorogée au 19 décembre, et cette solennité annuelle fut marquée par l'introduction d'usages inaccoutumés. D'abord, comme je l'ai dit, à l'empereur seul appartint le droit de nommer à la présidence, sans présentation d'une triple liste, comme le sénat le faisait précédemment; de plus, le sénat et le conseil-d'état se rendirent en corps dans la salle du corps-législatif pour assister à la séance d'ouverture. Je me rappelle que cette cérémonie était attendue plus vivement encore que de coutume, tant on était curieux et pressé dans tout Paris de connaître le discours de l'empereur, et ce qu'il dirait sur la situation de la France. Hélas! nous étions loin de supposer que cette solennité annuelle serait la dernière!
Le sénat et le conseil-d'état ayant successivement occupé les places qui leur étaient indiquées dans la salle des séances, on vit arriver l'impératrice, qui se plaça dans une tribune réservée, entourée de ses dames et des officiers de son service; enfin, l'empereur parut un quart d'heure après l'impératrice, introduit selon le cérémonial accoutumé. Lorsque le nouveau président, M. le duc de Massa, eut prêté serment entre les mains de l'empereur, Sa Majesté prononça le discours suivant:
«Sénateurs;
»Conseillers-d'état;
»Députés des départemens au corps-législatif;
»D'éclatantes victoires ont illustré les armes françaises dans cette campagne. Des défections sans exemple ont rendu ces victoires inutiles. Tout a tourné contre nous. La France même serait en danger, sans l'énergie et l'union des Français.
»Dans ces grandes circonstances, ma première pensée a été de vous appeler près de moi. Mon cœur a besoin de la présence et de l'affection de mes sujets.
»Je n'ai jamais été séduit par la prospérité: l'adversité me trouverait au dessus de ses atteintes.
»J'ai plusieurs fois donné la paix aux nations, lorsqu'elles avaient tout perdu. D'une part de mes conquêtes, j'ai élevé des trônes pour des rois qui m'ont abandonné.
»J'avais conçu et exécuté de grands desseins pour le bonheur du monde!... Monarque et père, je sens ce que la paix ajoute à la sécurité des trônes et à celle des familles. Des négociations ont été entamées avec les puissances coalisées. J'ai adhéré aux bases préliminaires qu'elles ont présentées. J'avais donc l'espoir qu'avant l'ouverture de cette session, le congrès de Manheim serait réuni; mais de nouveaux retards, qui ne sont pas attribués à la France, ont différé ce moment que presse le vœu du monde.
»J'ai ordonné qu'on vous communiquât toutes les pièces originales qui se trouvent au porte-feuille de mon département des affaires étrangères. Vous en prendrez connaissance par l'intermédiaire d'une commission. Les orateurs de mon conseil vous feront connaître ma volonté sur cet objet.
»Rien ne s'oppose de ma part au rétablissement de la paix. Je connais et je partage tous les sentimens des Français. Je dis des Français, parce qu'il n'en est aucun qui voulût de la paix aux dépens de l'honneur.
»C'est à regret que je demande à ce peuple généreux de nouveaux sacrifices, mais ils sont commandés par ses plus nobles et ses plus chers intérêts. J'ai dû renforcer mes armées par de nombreuses levées: les nations ne traitent avec sécurité qu'en déployant toutes leurs forces. Un accroissement dans les recettes devient indispensable. Ce que mon ministre des finances vous proposera est conforme au système de finances que j'ai établi. Nous ferons face à tout sans emprunt qui consomme l'avenir, et sans papier-monnaie qui est le plus grand ennemi de l'ordre social.
»Je suis satisfait des sentimens que m'ont manifestés dans cette circonstance mes peuples d'Italie.
»Le Danemarck[77] et Naples sont seuls restés fidèles à mon alliance.
»La république des États-Unis d'Amérique continue avec succès sa guerre contre l'Angleterre.
»J'ai reconnu la neutralité des dix-neuf cantons Suisses.
»Sénateurs;
»Conseillers-d'état;
»Députés des départemens au corps-législatif;
»Vous êtes les organes naturels de ce trône: c'est à vous de donner l'exemple d'une énergie qui recommande notre génération aux générations futures. Qu'elles ne disent pas de nous: Ils ont sacrifié les premiers intérêts du pays, ils ont reconnu les lois que l'Angleterre a cherché en vain pendant quatre siècles à imposer à la France!
»Mes peuples ne peuvent pas craindre que la politique de leur empereur trahisse jamais la gloire nationale. De mon côté, j'ai la confiance que les Français seront constamment dignes d'eux et de moi!»
Ce discours fut salué des cris unanimes de vive l'empereur! et quand Sa Majesté revint aux Tuileries, elle avait l'air très-satisfait. Cependant, elle éprouvait un léger mal de tête qui se dissipa au bout d'une demi-heure de repos. Le soir, il n'y paraissait plus du tout, et l'empereur me questionna sur ce que j'avais entendu dire. Je lui dis, ce qui était vrai, que les personnes de ma connaissance s'accordaient pour me dire que tout le monde souhaitait la paix: «La paix! la paix! dit l'empereur, eh! qui la désire plus que moi!... Allez, mon fils, allez.» Je me retirai, et Sa Majesté alla rejoindre l'impératrice.
Ce fut vers cette époque, mais sans pouvoir en préciser le jour, que l'empereur prit une décision dans une affaire à laquelle je m'étais intéressé auprès de lui, et l'on verra par cette décision quel profond respect, je puis le dire, Sa Majesté avait pour les droits d'un mariage légitime, et combien elle avait d'antipathie pour les personnes divorcées. Mais il est nécessaire que je prenne d'un peu plus haut le récit de cette anecdote qui me revient à la mémoire en ce moment.
Dans la campagne de Russie, le général Dupont-Derval avait été tué sur le champ de bataille après avoir vaillamment combattu. Sa veuve, après le retour de Sa Majesté à Paris, avait plusieurs fois tenté, et toujours en vain, de faire parvenir une pétition à l'empereur pour lui peindre sa triste position. Quelqu'un lui ayant conseillé de s'adresser à moi, je fus touché de la voir si malheureuse, et je me permis de présenter sa demande à l'empereur. Rarement Sa Majesté rejetait mes sollicitations de ce genre, parce que je ne m'en chargeais qu'avec beaucoup de discrétion; aussi fus-je assez heureux pour obtenir en faveur de madame Dupont-Derval une pension qui était même considérable. Je ne me rappelle plus comment l'empereur vint à découvrir que le général Dupont-Derval était divorcé, et avait eu une fille d'un premier mariage, laquelle vivait encore ainsi que sa mère. Il sut, en outre, que la femme que le général Dupont-Derval avait épousé en seconde noce était veuve d'un officier-général dont elle avait deux filles. Aucune de ces circonstances, comme on peut le croire, n'avaient été énoncées dans la pétition, mais quand elles vinrent à la connaissance de l'empereur, il ne retira pas la pension dont le brevet n'était pas encore expédié, mais il en changea la destination. Il la donna à la première femme du général Dupont-Derval, et la rendit réversible sur la tête de sa fille, qui cependant était assez riche pour s'en passer, tandis que l'autre madame Dupont-Derval en avait réellement besoin. Cependant, comme on est toujours empressé de porter les bonnes nouvelles, je n'avais point perdu de temps pour faire connaître à ma solliciteuse la décision favorable de l'empereur. Je la vis revenir quand elle eut appris ce qui s'était passé, ce que moi-même j'ignorais entièrement, et d'après ce qu'elle me dit je me figurai qu'elle était victime d'un mal entendu. Dans cette croyance, je me permis d'en parler de nouveau à Sa Majesté. Qu'on juge de mon étonnement, quand l'empereur daigna me raconter lui-même toute cette affaire. Puis il ajouta: «Mon pauvre enfant, vous vous êtes laissé prendre comme un nigaud. J'ai promis la pension et je la donne à la femme du général Derval, c'est-à-dire, à sa véritable femme, à la mère de sa fille.» L'empereur ne se fâcha pas du tout contre moi. J'ai su que les réclamations n'en demeurèrent pas là, sans, comme on peut le penser, que j'aie continué de m'en mêler; mais les événemens suivant leur cours jusqu'à l'abdication de Sa Majesté, les choses restèrent comme elles avaient été réglées.
CHAPITRE XX.
Efforts des alliés pour séparer la France de l'empereur.—Vérité des paroles de Sa Majesté prouvée par les événemens.—Copies de la déclaration de Francfort circulant dans Paris.—Pièce de comparaison avec le discours de l'empereur.—La mauvaise foi des étrangers reconnue par M. de Bourrienne.—Réflexion sur un passage de ses Mémoires.—M. de Bourrienne en surveillance.—M. le duc de Rovigo son défenseur.—But des ennemis atteint en partie.—M. le comte Regnault de Saint-Jean d'Angély au corps législatif.—Commission du corps-législatif.—Mot de l'empereur et les cinq avocats.—Lettre de l'empereur au duc de Massa.—Réunion de deux commissions chez le prince archi-chancelier.—Conduite réservée du sénat.—Visites fréquentes de M. le duc de Rovigo à l'empereur.—La vérité dite par ce ministre à Sa Majesté.—Crainte d'augmenter le nombre des personnes compromises.—Anecdote authentique et inconnue.—Un employé du trésor enthousiaste de l'empereur.—Visite forcée au ministre de la police générale.—Le ministre et l'employé.—Dialogue.—L'enthousiaste menacé de la prison.—Sages explications du ministre.—Travaux des deux commissions.—Adresse du sénat bien accueillie.—Réponse remarquable de Sa Majesté.—Promesse plus difficile à faire qu'à tenir.—Élévation du cours des rentes.—Sage jugement sur la conduite du corps législatif.—Le rapport de la commission.—Vive interruption et réplique.—L'empereur soucieux et se promenant à grands pas.—Décision prise et blâmée.—Saisie du rapport et de l'adresse.—Clôture violente de la salle des séances.—Les députés aux Tuileries.—Vif témoignage du mécontentement de l'empereur.—L'adresse incendiaire.—Correspondance avec l'Angleterre et l'avocat Desèze.—L'archi-chancelier protecteur de M. Desèze.—Calme de l'empereur.—Mauvais effet.—Tristes présages et fin de l'année 1813.
Ce n'était pas seulement avec des armes que les ennemis de la France s'efforçaient, à la fin de 1813, de renverser la puissance de l'empereur. Malgré nos défaites, le nom de Sa Majesté inspirait encore une salutaire terreur; et il paraît que tout nombreux qu'ils étaient, les étrangers désespéraient de la victoire tant qu'il existerait un accord commun entre les Français et l'empereur. On a vu tout à l'heure avec quel langage il s'exprima en présence des grands corps réunis de l'état, et les événemens ont prouvé si Sa Majesté avait tu la vérité aux représentans de la nation sur l'état de la France. À ce discours que l'histoire a recueilli, qu'il me soit permis d'opposer ici une autre pièce de la même époque. C'est la fameuse déclaration de Francfort, dont les ennemis de l'empereur faisaient circuler des copies dans Paris, et je n'oserais parier qu'aucune personne de sa cour ne vint faire son service auprès de lui en ayant une dans sa poche. S'il restait encore des doutes pour savoir où était alors la bonne foi, la lecture de ce qui suit suffirait pour les dissiper, car il ne s'agit pas ici de considérations politiques, mais seulement de comparer des promesses solennelles aux actions qui les ont suivies.
«Le gouvernement français vient d'arrêter une nouvelle levée de trois cent mille conscrits; les motifs du sénatus-consulte renferment une provocation aux puissances alliées. Elles se trouvent appelées de nouveau à promulguer à la face du monde les vues qui les guident dans la présente guerre, les principes qui sont la base de leur conduite, leurs vœux et leurs déterminations. Les puissances alliées ne font point la guerre à la France, mais à cette prépondérance hautement annoncée, à cette prépondérance que, pour le malheur de l'Europe et de la France, l'empereur Napoléon a trop long-temps exercée hors des limites de son empire.
»La victoire a conduit les armées alliées sur le Rhin. Le premier usage que Leurs Majestés impériales et royales ont fait de la victoire, a été d'offrir la paix à Sa Majesté l'empereur des Français. Une attitude renforcée par l'accession de tous les souverains et princes de l'Allemagne, n'a pas eu d'influence sur les conditions de la paix. Ces conditions sont fondées sur l'indépendance des autres états de l'Europe. Les vues des puissances sont justes dans leur objet, généreuses et libérales dans leur application, rassurantes pour tous, honorables pour chacun.
»Les souverains alliés désirent que la France soit grande, forte et heureuse, parce que sa puissance grande et forte est une des bases fondamentales de l'édifice social. Ils désirent que la France soit heureuse, que le commerce français renaisse, que les arts, ces bienfaits de la paix, refleurissent, parce qu'un grand peuple ne saurait être tranquille que quand il est heureux. Les puissances confirment à l'empire français une étendue de territoire que n'a jamais connue la France sous ses rois, parce qu'une nation généreuse ne déchoit pas pour avoir éprouvé des revers dans une lutte opiniâtre et sanglante, où elle a combattu avec son audace accoutumée.
»Mais les puissances aussi veulent être heureuses et tranquilles. Elles veulent un état de paix qui, dans une sage répartition de forces, par un juste équilibre, préservent désormais leurs peuples des calamités sans nombre qui, depuis vingt ans, ont pesé sur l'Europe.
»Les puissances alliées ne poseront pas les armes sans avoir atteint ce grand et bienfaisant résultat, noble objet de leurs efforts. Elles ne poseront pas les armes avant que l'état politique de l'Europe ne soit de nouveau raffermi, avant que les principes immuables aient repris leurs droits sur des nouvelles prétentions, avant que la sainteté des traités ait enfin assuré une paix véritable à l'Europe.»
Il ne faut que du bon sens pour voir si les puissances alliées étaient de bonne foi dans cette déclaration dont le but évident était d'aliéner de l'empereur l'attachement des Français, en leur montrant Sa Majesté comme un obstacle à la paix, en séparant sa cause de celle de la France, et ici je suis heureux de pouvoir m'appuyer de l'opinion de M. de Bourrienne que l'on n'accusera pas sûrement de partialité en faveur de Sa Majesté. Plusieurs passages de ses mémoires, ceux surtout où il juge l'empereur, m'ont souvent fait de la peine, je ne saurais le dissimuler; mais en cette occasion il n'hésite point à reconnaître la mauvaise foi des alliés, ce qui est d'un grand poids selon mon faible jugement.
M. de Bourrienne était alors à Paris sous la surveillance spéciale de M. le duc de Rovigo. J'entendis plusieurs fois ce ministre en parler à l'empereur, et toujours dans un sens favorable; mais il faut que les ennemis de l'ancien secrétaire du premier-consul aient été bien puissans ou que les préventions de Sa Majesté aient été bien fortes, car M. de Bourrienne ne revint jamais en faveur. L'empereur qui, comme je l'ai dit, daignait quelquefois s'entretenir familièrement avec moi, ne me parla jamais de M. de Bourrienne, que je n'avais pas vu depuis qu'il avait cessé de voir l'empereur. Je l'aperçus pour la première fois parmi les officiers de la garde nationale, le jour où ces messieurs, comme on le verra plus tard, furent reçus au palais, et je ne l'ai pas revu depuis; mais comme nous l'aimions tous beaucoup à cause de ses excellens procédés avec nous, il était souvent l'objet de notre conversation, et je puis dire de nos regrets. Au surplus, j'ignorai long-temps qu'à l'époque dont je parle, Sa Majesté lui avait fait offrir une mission pour la Suisse, puisque je n'ai appris cette circonstance que par la lecture de ses mémoires. Je ne saurais même cacher que cette lecture m'a péniblement affecté, tant j'aurais désiré que M. de Bourrienne eût alors abjuré ses ressentimens envers Sa Majesté, qui au fond l'aimait réellement.
Quoiqu'il en soit, s'il est bien évident aujourd'hui pour tout le monde que la déclaration de Francfort avait pour but d'opérer une désunion entre l'empereur et les Français, ce que les événemens ont expliqué depuis, ce n'était pas un secret pour le génie de l'empereur, et malheureusement on ne tarda pas à voir les ennemis atteindre en partie leur but. Non-seulement dans les sociétés particulières, on s'exprima librement d'une manière inconvenante pour Sa Majesté, mais on vit éclater des dissentimens dans le sein même du corps-législatif.
À la suite de la séance d'ouverture, l'empereur ayant rendu un décret pour que l'on nommât une commission composée de cinq sénateurs et de cinq membres du corps-législatif, ces deux corps s'assemblèrent à cet effet. La commission, comme on l'a vu par le discours de Sa Majesté, avait pour objet de prendre connaissance des pièces relatives aux négociations entamées entre la France et les puissances alliées. Au Corps Législatif, ce fut M. le comte Regnault de Saint-Jean-d'Angély qui porta le décret en l'appuyant de son éloquence ordinairement persuasive; il rappela les victoires de la France, la gloire de l'empereur; mais le scrutin donna pour membres à la commission cinq députés qui passaient pour être plus attachés à des principes de liberté qu'à la gloire de l'empereur; c'étaient MM. Raynouard, Lainé, Gallois, Flaugergues et Maine de Biran. L'empereur, dès le premier moment, ne parut pas content de ce choix, ne pensant pas toutefois que cette commission se montrerait hostile comme elle le fut bientôt; ce que je me rappelle fort bien, c'est que Sa Majesté dit devant moi au prince de Neufchâtel, avec un peu d'humeur, mais toutefois sans colère, «Ils ont été nommer cinq avocats!...»
Cependant l'empereur ne laissa rien voir au dehors de son mécontentement; aussitôt même que Sa Majesté eut reçu officiellement la liste des commissaires, elle adressa au président du corps-législatif une lettre conçue en ces termes, et sous la date du 23 de décembre:
«Monsieur le duc de Massa, président du corps-législatif, nous vous adressons la présente lettre close pour vous faire connaître que notre intention est que vous vous rendiez demain, 24 du courant, heure de midi, chez notre cousin le prince archi-chancelier de l'empire, avec la commission nommée hier par le corps législatif, en exécution de notre décret du 20 de ce mois, laquelle est composée des sieurs Raynouard, Lainé, Gallois, Flaugergues et Maine de Biran, et ce, à l'effet de prendre connaissance des pièces relatives à la négociation, ainsi que de la déclaration des puissances coalisées, qui seront communiquées par le comte Regnault, ministre d'état, et le comte d'Hauterive, conseiller d'état, attaché à l'office des relations extérieures, lequel sera porteur desdites pièces et déclaration.
»Notre intention est aussi que notredit cousin préside la commission.
»Sur ce, etc., etc.»
Les membres du sénat désignés pour faire partie de la commission étaient M. de Fontanes, M. le prince de Bénévent, M. de Saint-Marsan, M. de Barbé-Marbois, et M. de Beurnonville. À l'exception d'un de ces messieurs dont la disgrâce et l'opposition étaient publiquement connues, les autres passaient pour être sincèrement attachés à l'empire; et quelle qu'ait été l'opinion de tous et leur conduite postérieure, ils n'eurent point alors à encourir de la part de l'empereur les mêmes reproches que les membres de la commission du corps-législatif. Aucun acte d'opposition, aucun signe de mécontentement n'émana du sénat conservateur.
À cette époque, M. le duc de Rovigo venait très-fréquemment, ou pour mieux dire tous les jours chez l'empereur. Sa Majesté l'aimait beaucoup, et cela seul suffirait pour prouver qu'elle ne craignait pas d'entendre la vérité; car depuis qu'il était ministre, M. le duc de Rovigo ne la lui épargnait pas, ce que je puis affirmer, en ayant été témoin plusieurs fois. Dans Paris, il n'y avait pourtant qu'un cri contre ce ministre. Cependant je puis citer un fait que M. le duc de Rovigo n'a pas rapporté dans ses mémoires, et dont je garantis l'authenticité. On verra par cette anecdote si le ministre de la police cherchait ou non à augmenter le nombre des personnes qui se compromettaient chaque jour par leurs bavardages contre l'empereur.
Parmi les employés du trésor se trouvait un ancien receveur des finances, qui depuis vingt ans vivait modeste et content d'un emploi assez modique. C'était d'ailleurs un homme très-enthousiaste et de beaucoup d'esprit. Sa passion pour l'empereur tenait du délire, et il n'en parlait jamais qu'avec une sorte d'idolâtrie. Cet employé avait l'habitude de passer ses soirées dans un cercle qui se réunissait rue Vivienne. Les habitués du lieu, où naturellement la police devait avoir plus d'un œil ouvert, ne partageaient pas tous les opinions de la personne dont je parle. On commençait à juger les actes du gouvernement assez haut; les opposans laissaient éclater leur mécontentement, et le fidèle adorateur de Sa Majesté devenait d'autant plus prodigue d'exclamations admiratives que ses antagonistes se montraient eux-mêmes prodigues de reproches. M. le duc de Rovigo fut informé de ces discussions, qui devenaient chaque jour plus vives et plus animées. Un beau jour, notre honnête employé trouve, en rentrant chez lui, une lettre timbrée du ministère de la police générale. Il n'en peut croire ses yeux. Lui, homme bon, simple, modeste, vivant en dehors de toutes les grandeurs, dévoué au gouvernement, que peut lui vouloir le ministre de la police générale? Il ouvre la lettre: le ministre le mande pour le lendemain matin dans son cabinet. Il s'y rend, comme on peut le croire, avec toute la ponctualité imaginable; et alors un dialogue à peu près semblable à ce qui suit s'engage entre ces messieurs: «Il paraît, monsieur, lui dit M. le duc de Rovigo, que vous aimez beaucoup l'empereur?—Si je l'aime?... Je donnerais mon sang, ma vie!....—Vous l'admirez beaucoup?—Si je l'admire?..... Jamais l'empereur n'a été si grand! Jamais sa gloire!...—C'est fort bien, monsieur, et voilà des sentimens qui vous font honneur, des sentimens que je partage avec vous; mais je vous engage à les garder pour vous; car, j'en aurais sans doute bien du regret, mais vous me mettriez dans la nécessité de vous faire arrêter.—Moi! monseigneur?... Me faire arrêter?...—Eh! mais.... sans doute.—Comment?...—Ne voyez-vous pas que vous irritez des opinions qui resteraient cachées sans votre enthousiasme, et qu'enfin vous forcez en quelque sorte à se compromettre beaucoup de bonnes gens qui nous reviendront quand ils verront mieux les choses? Allez, monsieur, continuons à aimer, à servir, à admirer l'empereur; mais dans un moment comme celui-ci ne proclamons pas si haut de bons sentimens, dans la crainte de rendre coupables des hommes qui ne sont qu'égarés.» L'employé du trésor sortit alors de chez le ministre, après l'avoir remercié de ses conseils et lui avoir promis de se taire. Je n'oserais toutefois garantir qu'il lui ait scrupuleusement tenu parole; mais, ce que je puis affirmer de nouveau, c'est que ce que l'on vient de lire est de toute vérité; et je suis sûr que si ce passage de mes mémoires tombe sous les yeux de M. le duc de Rovigo, il lui rappellera un fait qu'il a peut-être oublié, mais dont il reconnaîtra toute l'exactitude.
Cependant la commission, composée, ainsi que je l'ai dit, de cinq sénateurs et de cinq membres du corps-législatif, se livrait assidûment à l'examen dont elle était chargée. Chacun de ces deux grands corps de l'état présenta à Sa Majesté une adresse séparée. Le sénat avait entendu le rapport que lui fit M. de Fontanes, et son adresse ne contint rien qui pût choquer l'empereur; elle était, au contraire, conçue dans les termes les plus mesurés. On y demandait bien la paix, mais une paix que Sa Majesté obtiendrait par un effort digne d'elle et des Français. «Que votre main tant de fois victorieuse, y était-il dit, laisse échapper ses armes après avoir assuré le repos du monde.» On y remarqua encore le passage suivant: «Non, l'ennemi ne déchirera pas cette belle et noble France, qui, depuis quatorze cents ans, se soutient avec gloire au milieu de tant de fortunes diverses, et qui, pour l'intérêt même des peuples voisins, sait toujours mettre un poids considérable dans la balance de l'Europe. Nous en avons pour gages votre héroïque constance et l'honneur national.» Puis cet autre: «La fortune ne manque pas long-temps aux nations qui ne se manquent pas à elles-mêmes.»
Ce langage tout français, et que commandaient au moins les circonstances, plut à l'empereur; et on peut en juger par la réponse qu'il fit, le 29 décembre, à la députation du sénat, présidée par le prince archi-chancelier de l'empire:
«Sénateurs, dit Sa Majesté, je suis sensible aux sentimens que vous m'exprimez. Vous avez vu, par les pièces que je vous ai fait communiquer, ce que je fais pour la paix. Les sacrifices que comportent les bases préliminaires que m'ont proposées les ennemis, je les ai acceptées; je les ferai sans regrets: ma vie n'a qu'un but, le bonheur des Français.
»Cependant le Béarn, l'Alsace, la Franche-Comté, le Brabant, sont entamés. Les cris de cette partie de ma famille me déchirent l'âme. J'appelle les Français au secours des Français! J'appelle les Français de Paris, de la Bretagne, de la Normandie, de la Champagne, de la Bourgogne et des autres départemens, au secours de leurs frères! Les abandonnerons-nous dans le malheur? Paix et délivrance de notre territoire doit être notre cri de ralliement. À l'aspect de tout ce peuple en armes, l'étranger fuira ou signera la paix sur les bases qu'il a lui-même proposées. Il n'est plus question de recouvrer les conquêtes que nous avions faites.»
Il faut avoir été en position de connaître le caractère de l'empereur pour concevoir combien ces derniers mots durent lui coûter à prononcer; mais il résultera aussi de la connaissance de son caractère la certitude qu'il lui en aurait moins coûté de faire ce qu'il promettait que de le dire. Il semblerait même que cela fut compris dans Paris; car le jour où le Moniteur publia la réponse de Sa Majesté au sénat, les rentes remontèrent de plus de deux francs, ce que l'empereur ne manqua pas de remarquer avec satisfaction, car on sait que le cours des rentes était pour lui le véritable thermomètre de l'opinion publique.
Quant à la conduite du corps-législatif, je l'ai entendue juger par un homme d'un vrai mérite et toujours imbu d'idées républicaines. Il dit un jour devant moi ces paroles qui m'ont frappé: «Le corps législatif fit alors ce qu'il aurait dû faire toujours, excepté dans cette circonstance.» Au langage du rapporteur de la commission, il fut trop facile de voir que l'orateur croyait aux mensongères promesses de la déclaration de Francfort. Selon lui, ou, pour mieux dire, selon la commission dont il n'était, après tout, que l'organe, l'intention des étrangers n'était point d'humilier la France; ils voulaient seulement nous renfermer dans nos limites et réprimer l'élan d'une activité ambitieuse, si fatale depuis vingt ans à tous les peuples de l'Europe. «Les propositions des puissances coalisées, disait la commission, nous paraissent honorables pour la nation, puisqu'elles prouvent que l'étranger nous craint et nous respecte.» Enfin l'orateur, poursuivant sa lecture et étant parvenu à un passage où il faisait allusion à l'empire des lis, ajouta en propres termes que le Rhin, les Alpes, les Pyrénées et les deux mers renfermaient un vaste territoire dont plusieurs provinces n'avaient pas appartenu à l'ancienne France, et que cependant la couronne royale de France était brillante de gloire et de majesté entre tous les diadèmes.
À ces mots, M. le duc de Massa interrompit l'orateur, s'écriant: «Ce que vous dites là est inconstitutionnel.» À quoi l'orateur répliqua vivement: «Je ne vois d'inconstitutionnel ici que votre présence.» Puis il continua la lecture de son rapport. L'empereur était chaque soir informé de ce qui s'était passé dans la séance du corps-législatif, et je me rappelle que le soir du jour où le rapport fut lu, il avait quelque chose de soucieux. Avant de se coucher, il se promena quelque temps dans sa chambre avec une émotion marquée, comme quelqu'un qui cherche à prendre une résolution. Enfin il se décida à ne point laisser passer l'adresse du corps-législatif, qui lui avait été communiquée, conformément à l'usage. Le temps pressait; le lendemain il eût été trop tard; l'adresse eût circulé dans tout Paris, où les esprits étaient déjà assez vivement agités. L'ordre fut donc donné au ministre de la police générale de faire saisir l'épreuve du rapport et celle de l'adresse chez l'imprimeur, et de briser les planches déjà composées. De plus, l'ordre fut donné aussi de faire fermer les portes du corps-législatif, ce qui fut exécuté, et ainsi la législature se trouva ajournée.
J'ai entendu vivement regretter alors par un grand nombre de personnes que Sa Majesté ait adopté ces mesures, et surtout qu'après les avoir prises, elle ne s'en soit pas tenue là. On disait que puisque le corps-législatif était dissous violemment, il valait mieux, quoi qu'il dût en arriver, convoquer une autre chambre, mais que l'empereur ne reçût pas les membres de celle qu'on renvoyait. Sa Majesté pensa autrement, et donna aux députés une audience de congé; ils vinrent aux Tuileries; et là, son trop juste mécontentement s'exhala en ces termes:
«J'ai supprimé votre adresse; elle était incendiaire. Les onze douzièmes du corps-législatif sont composés de bons citoyens: je les connais; je saurai avoir des égards pour eux; mais un autre douzième renferme des factieux, des gens dévoués à l'Angleterre. Votre commission et son rapporteur, M. Lainé, sont de ce nombre; il correspond avec le prince régent par l'intermédiaire de l'avocat Desèze; je le sais, j'en ai la preuve; les quatre autres sont des factieux..... S'il y a quelques abus, est-ce le moment de me venir faire des remontrances, quand deux cent mille Cosaques franchissent nos frontières? Est-ce le moment de venir disputer sur les libertés et les sûretés individuelles, quand il s'agit de sauver la liberté politique et l'indépendance nationale? Il faut résister à l'ennemi; il faut suivre l'exemple de l'Alsace, des Vosges et de la Franche-Comté, qui veulent marcher contre lui, et s'adressent à moi pour avoir des armes....... Vous cherchez, dans votre adresse, à séparer le souverain de la nation.... C'est moi qui représente ici le peuple, car il m'a donné quatre millions de suffrages. Si je voulais vous croire, je céderais à l'ennemi plus qu'il ne vous demande... Vous aurez la paix dans trois mois, ou je périrai..... Votre adresse était indigne de moi et du corps-législatif.»
Quoiqu'il fût défendu aux journaux de reproduire les détails de cette scène, le bruit s'en répandit dans Paris avec la rapidité de l'éclair. On rapporta, on commenta les paroles de l'empereur; et bientôt les députés congédiés allèrent les faire retentir dans les départemens. Je me rappelle avoir vu dès le lendemain le prince archi-chancelier venir chez Sa Majesté et demander à lui parler: c'était en faveur de M. Desèze, dont il fut alors le protecteur. Malgré les paroles menaçantes de Sa Majesté, il la trouva disposée à ne faire prendre aucune mesure de rigueur; car déjà sa colère était tombée, ainsi que cela arrivait toujours à l'empereur quand il n'avait pu contenir un mouvement de vivacité. Quoi qu'il en soit, la funeste mésintelligence provoquée par la commission du corps-législatif entre ce corps et l'empereur produisit de toutes manières l'effet le plus fâcheux; et il est facile de concevoir combien durent s'en réjouir les ennemis, qui ne manquèrent pas d'en être promptement informés par les nombreux agens qu'ils avaient en France. Ce fut sous ces tristes auspices que finit l'année 1813. On verra dans la suite quelles en furent les conséquences, et enfin l'histoire jusqu'ici ignorée de la chambre de l'empereur à Fontainebleau, c'est-à-dire du temps le plus douloureux de ma vie.
CHAPITRE XXI.
Commissaires envoyés dans les départemens.—Les ennemis sur le sol de la France.—Français dans les rangs ennemis.—Le plus grand crime aux yeux de l'empereur.—Ancien projet de Sa Majesté, relativement à Ferdinand VII.—Souhaits et demandes du prince d'Espagne.—Projet de mariage.—Le prince d'Espagne un embarras de plus.—Mesures prises par l'empereur.—Reddition de Dantzig et convention violée.—Reddition de Torgaw.—Fâcheuses nouvelles du Midi.—Instructions au duc de Vicence.—M. le baron Capelle et commission d'enquête.—Coïncidence remarquable de deux événemens.—Mise en activité de la garde nationale de Paris.—L'empereur commandant en chef.—Composition de l'état-major général.—Le maréchal Moncey.—Désir de l'empereur d'amalgamer toutes les classes de la société.—Le plus beau titre aux yeux de l'empereur.—Zèle de M. de Chabrol et amitié de l'empereur.—Un maître des requêtes et deux auditeurs.—Détails ignorés.—M. Allent et M. de Sainte-Croix.—La jambe de bois.—Empressement des citoyens et manque d'armes.—Invalides redemandant du service.
Afin de paralyser le mauvais effet que pourraient produire dans les provinces les rapports des membres du corps législatif et les correspondances des alarmistes, Sa Majesté nomma parmi les membres du sénat conservateur un certain nombre de commissaires qu'il chargea de visiter les départemens et d'y remonter l'esprit public. C'était sûrement une mesure salutaire, et que les circonstances commandaient impérieusement, car le découragement commençait à se faire sentir dans les masses de la population, et l'on sait combien, en pareil cas, la présence des autorités supérieures rend de confiance à ceux qui ne sont que timides. Cependant les ennemis avançaient sur plusieurs points; déjà ils avaient foulé le sol de la vieille France. Quand de semblables nouvelles arrivaient à l'empereur, elles l'affligeaient profondément, mais sans l'abattre; quelquefois pourtant il faisait éclater son indignation, mais c'était surtout quand il voyait par les rapports que des émigrés français se trouvaient dans les rangs ennemis. Il les flétrissait du nom de traîtres, d'infâmes, de misérables indignes de pitié. Je me rappelle qu'à l'occasion de la prise d'Huningue il flétrit de la sorte un M. de Montjoie, qui servait dans l'armée bavaroise, après avoir pris un nom allemand que j'ai oublié. L'empereur ajoutait cependant: «Au moins celui-là a-t-il eu la pudeur de ne pas garder son nom français!» En général, facile à ramener sur presque tous les points, l'empereur était impitoyable pour tous ceux qui portaient les armes contre leur patrie; et combien de fois ne lui ai-je pas entendu dire qu'il n'y avait pas de plus grand crime à ses yeux!
Pour ne pas ajouter à la complication de tant d'intérêts qui se croisaient et se compliquaient chaque jour davantage, déjà l'empereur avait pensé à renvoyer Ferdinand VII en Espagne, j'ai même, la certitude que Sa Majesté lui fit faire quelques ouvertures à ce sujet pendant son dernier séjour à Paris, mais ce fut le prince espagnol qui ne voulut pas, ne cessant au contraire de demander à l'empereur son appui. Il souhaitait par-dessus tout devenir l'allié de Sa Majesté, aussi tout le monde sait-il que dans ses lettres à Sa Majesté il le pressait sans cesse de lui donner une femme de sa main. L'empereur avait pensé sérieusement à lui faire épouser la fille aînée du roi Joseph, ce qui semblait un moyen conciliatoire entre les droits du prince Joseph et ceux de Ferdinand VII. Le roi Joseph ne demandait pas mieux que de se prêter à cet arrangement, et à la manière dont il avait joui de sa royauté depuis le commencement de son règne, il est permis de penser que Sa Majesté ne devait pas y tenir beaucoup. Le prince Ferdinand avait acquiescé à cette alliance, qui paraissait lui convenir beaucoup; mais tout à la fin de 1813, il demanda du temps, et la suite des événemens mit cette affaire au nombre de celles qui n'existèrent qu'en projet. Le prince Ferdinand quitta enfin Valençay, mais plus tard que l'empereur ne l'avait autorisé à le faire, car depuis assez long-temps sa présence n'était qu'un embarras de plus. Au reste, l'empereur n'eut point à se plaindre de sa conduite envers lui jusqu'après les événemens de Fontainebleau.
Quoi qu'il en soit, dans la situation des affaires, ce qui concernait le prince d'Espagne n'était qu'une chose accidentelle non plus que le séjour du pape à Fontainebleau; le grand point, l'objet qui prédominait tout, était la défense du sol de la France que les premiers jours de janvier virent envahir sur plusieurs points. Là était la grande pensée de Sa Majesté que cela n'empêchait pas cependant d'entrer comme de coutume dans tous les détails de son administration, et l'on verra bientôt quelles mesures il prit pour le rétablissement de la garde nationale à Paris. J'ai eu sur cet objet des documens certains et des détails peu connus, par une personne qu'il ne m'est pas permis de nommer, mais que sa position a mis à même de voir tous les rouages de sa formation. Tous ces travaux exigèrent encore pendant près d'un mois la présence de Sa Majesté à Paris; elle y resta donc jusqu'au 25 de janvier; mais que de funestes nouvelles lui parvinrent durant ces vingt-cinq jours!
D'abord l'empereur apprit que les Russes, aussi peu scrupuleux que les Autrichiens à observer les conditions ordinairement sacrées d'une capitulation, venaient de fouler aux pieds les stipulations de celle de Dantzig. Au nom de l'empereur Alexandre le prince de Wurtemberg, qui commandait le siége, avait reconnu et garanti au général Rapp et aux troupes placées sous son commandement le droit de retourner en France; ces stipulations ne furent pas plus respectées que ne l'avaient été, quelques mois auparavant, celles convenues avec le maréchal Saint-Cyr, par le prince de Schartzemberg; ainsi la garnison de Dantzig fut faite prisonnière de guerre avec autant de mauvaise foi que l'avait été la garnison de Dresde. Cette nouvelle, arrivée presque en même temps que celle de la reddition de Torgaw, affligea d'autant plus Sa Majesté qu'elle concourait à lui prouver que les puissances ennemies ne voulaient traiter de la paix que pour la forme, avec la résolution de reculer toujours devant une conclusion définitive.
À la même époque les nouvelles de Lyon n'étaient nullement rassurantes; le commandement en avait été confié au maréchal Augereau, et on l'accusa d'avoir manqué d'énergie pour prévenir ou arrêter l'invasion du raidi de la France. Au surplus, je ne m'arrête point ici à cette circonstance, me proposant, dans le chapitre suivant, de recueillir ceux de mes souvenirs qui se rapportent le plus au commencement de la campagne de France et à quelques circonstances qui l'ont précédée. Je me borne donc en ce moment à rappeler, autant que ma mémoire peut me le permettre, ce qui se rapporte aux derniers jours que l'empereur passa à Paris.
Dès le 4 de janvier Sa Majesté, bien que sans espoir, comme je l'ai dit tout à l'heure, d'amener les étrangers à conclure enfin une paix dont tout le monde avait si grand besoin, donna au duc de Vicence ses instructions et l'envoya au quartier général des alliés; mais il dut attendre long-temps ses passe-ports. En même temps des ordres spéciaux étaient envoyés aux préfets des départemens dont le territoire était envahi, pour la conduite qu'ils devaient tenir dans des circonstances aussi difficiles. Jugeant en même temps qu'il était indispensable de faire un exemple pour rehausser le courage des timides, l'empereur ordonna la création d'une commission d'enquête chargée d'examiner la conduite de M. le baron Capelle, préfet du département du Léman, lors de l'entrée des ennemis à Genève; enfin un décret mobilisa cent vingt bataillons de gardes nationales de l'empire, et régla la levée en masse des départemens de l'est en état de porter les armes. Mesures excellentes sans doute, mais vaines précautions! la destinée était plus forte que le génie d'un grand homme.
Cependant le 8 de janvier parut le décret qui mettait en activité trente mille hommes de la garde nationale de Paris, le jour même où, par un rapprochement funeste et singulier, le roi de Naples signait un traité d'alliance avec la Grande-Bretagne. L'empereur se réserva le commandement en chef de la garde nationale parisienne, et détermina la composition de l'état major de la manière suivante: Un major-général commandant en second; quatre aides-majors-généraux, quatre adjudans-commandans et huit capitaines-adjoints. On forma une légion par arrondissement, et chaque légion fut divisée en quatre bataillons subdivisés en cinq compagnies. Ensuite l'empereur nomma ainsi qu'il suit aux grades supérieurs.
major-général commandant en second:
Le maréchal de Moncey, duc de Conegliano.
aides-majors-généraux:
Le général de division comte Hullin; le comte Bertrand, grand maréchal du palais; le comte de Montesquiou, grand chambellan; le comte de Montmorency, chambellan de l'empereur.
adjudans-commandans:
Le baron Laborde, adjudant-commandant de la place de Paris; le comte Albert de Brancas, chambellan de l'empereur; le comte Germain, chambellan de l'empereur; M. Tourton.
capitaines-adjoints:
Le comte Lariboissière; le chevalier Adolphe de Maussion; MM. Jules de Montbreton, fils de l'écuyer de la princesse Borghèse; Colin fils, jeune; Lecordier fils; Lemoine fils; Cardon fils; Mallet fils.
chefs des douze légions:
Première légion, le comte de Gontaut père; deuxième légion, le comte Regnault de Saint-Jean-d'Angély; troisième légion, le baron Hottinguer, banquier; quatrième légion, le comte Jaubert, gouverneur de la banque de France; cinquième légion, M. Dauberjon de Murinais; sixième légion, M. de Fraguier; septième légion, M. Lepileur de Brevannes; huitième légion, M. Richard Lenoir; neuvième légion, M. Devins de Gaville; dixième légion, le duc de Cadore; onzième légion, le comte de Choiseul-Praslin, chambellan de l'empereur; douzième légion, M. Salleron.
D'après les noms que l'on vient de lire, on peut juger du tact incroyable avec lequel Sa Majesté savait choisir, dans l'élite des diverses classes de la société, les personnes les plus recommandables et les plus influentes par leur position. À côté des noms grandis sous les yeux de l'empereur et en le secondant dans ses glorieux travaux, on voyait ceux dont l'illustration était plus ancienne et rappelait de nobles souvenirs, et enfin les principaux chefs de l'industrie de la capitale. Ces sortes d'amalgames plaisaient beaucoup à Sa Majesté; il faut même qu'elle y ait attaché un grand intérêt politique, car cette idée la préoccupait au point que je l'entendis dire bien souvent: «Je veux confondre toutes les classes, toutes les époques, toutes les gloires; je veux qu'aucun titre ne soit plus glorieux que le titre de Français.» Pourquoi le sort a-t-il voulu que l'empereur n'ait pas eu le temps d'accomplir ses immenses projets, dont il parlait si souvent, pour la gloire et le bonheur de la France?
L'état-major de la garde nationale et les chefs des douze légions nommés, l'empereur laissa la nomination des autres officiers, aussi bien que la formation des légions, dans les attributions de M. de Chabrol, préfet de la Seine. Ce digne magistrat, que l'empereur aimait beaucoup, déploya en cette circonstance le plus grand zèle et la plus grande activité, et en peu de temps la garde nationale présenta un aspect imposant. On s'armait, on s'équipait, on se faisait habiller à l'envi; et cet empressement, pour ainsi dire général, fut dans ces derniers temps une des consolations qui touchèrent le plus vivement le cœur de l'empereur: il y voyait une preuve de l'attachement des Parisiens à sa personne et un motif de sécurité pour la tranquillité de la capitale pendant sa prochaine absence. Quoi qu'il en soit, les bureaux de la garde nationale furent bientôt formés et établis dans l'hôtel que le maréchal Moncey habitait, rue du Faubourg-Saint-Honoré, près de la place Beauveau. Un maître des requêtes et deux auditeurs au conseil-d'état y furent attachés; et le maître des requêtes, officier supérieur du génie, M. le chevalier Allent devint bientôt l'âme de toute l'administration de la garde nationale, aucun autre n'étant plus capable que lui de donner une vive impulsion à une organisation qui exigeait une extrême promptitude. La personne de qui je tiens quelques-uns de ces renseignemens, que j'entremêle avec mes souvenirs personnels, m'a assuré que, par la suite, c'est-à-dire après notre départ pour Châlons-sur-Marne, M. Allent devint encore plus influent dans la garde nationale, dont il fut le véritable chef. Effectivement lorsque le roi Joseph eut reçu le titre de lieutenant-général de l'empereur, que lui conféra Sa Majesté pour le temps de son absence, M. Allent se trouva attaché d'une part à l'état-major du roi Joseph, comme officier du génie, et d'une autre part au major-général commandant en second, en sa qualité de maître des requêtes; d'où il advint qu'il fut l'intermédiaire et le conseiller de tous les rapports qui devaient nécessairement s'établir entre le lieutenant-général de l'empereur et le maréchal Moncey. Il en résulta le plus grand bien à cause de la rapidité des décisions. Ce bon et brave maréchal! il signait en toutes lettres: Le maréchal duc de Conegliano, et il écrivait si doucement que M. Allent avait pour ainsi dire le temps d'écrire la correspondance pendant que le maréchal la signait.
Nulles, à peu de chose près, furent les fonctions des deux auditeurs au conseil-d'état: mais ce n'étaient pas des hommes nuls comme, a-t-on prétendu, il s'en était bien glissé quelques-uns dans le conseil, depuis qu'il fallait, pour première condition, prouver un revenu de six mille francs au moins. C'étaient MM. Ducancel, le doyen des auditeurs, et M. Robert de Sainte-Croix. Un obus avait brisé une jambe à ce dernier, au retour de Moscou; et ce brave jeune homme, capitaine de cavalerie, était revenu à cheval sur un canon depuis les bords de la Bérésina jusqu'à Wilna. Ayant peu de forces physiques, mais doué d'une âme ferme, M. Robert de Sainte-Croix avait dû à son courage moral de ne pas succomber; après avoir subi l'amputation de sa jambe il avait quitté l'épée pour la plume, et c'est ainsi qu'il était devenu auditeur au conseil-d'état[78].
Huit jours après la mise en activité de la garde nationale de la ville de Paris, les chefs des douze légions et l'état-major général furent admis à prêter serment de fidélité entre les mains de l'empereur. Tout s'organisait déjà dans les légions; mais le manque d'armes se faisait sentir: beaucoup de citoyens ne pouvaient se procurer que des lances, et ceux qui ne pouvaient obtenir des fusils ou s'en procurer, se trouvaient par là refroidis dans leur empressement à se faire habiller. Cependant cette garde citoyenne ne tarda pas à réunir le nombre voulu de trente mille hommes; peu à peu elle occupa les différens postes de la capitale; et tandis que des pères de famille, des citoyens adonnés à des travaux domestiques, s'enrégimentaient sans difficulté, on vit ceux qui avaient déjà payé leur dette à la patrie sur les champs de bataille demander à la servir encore, à lui prodiguer le reste de leur sang: des invalides enfin sollicitèrent de reprendre du service; quelques centaines de ces braves oublièrent leurs souffrances, et, couverts de nobles cicatrices, allèrent de nouveau affronter l'ennemi. Hélas! bien peu de ceux qui sortirent alors de l'hôtel des Invalides furent assez heureux pour y rentrer.
Cependant le moment du départ de l'empereur approchait. Mais avant de s'éloigner il fit de touchans adieux à la garde nationale, comme on le verra dans le chapitre suivant, et confia la régence à l'impératrice, ainsi qu'il la lui avait déjà confiée pendant la campagne de Dresde. Hélas! cette fois il ne fallait pas faire une longue route pour que Sa Majesté fût à la tête de ses armées.
fin du tome cinquième.
MÉMOIRES
DE CONSTANT,
PREMIER VALET DE CHAMBRE DE L'EMPEREUR,
SUR LA VIE PRIVÉE
DE
NAPOLÉON,
SA FAMILLE ET SA COUR.
Depuis le départ du premier consul pour la campagne de Marengo, où je le suivis, jusqu'au départ de Fontainebleau, où je fus obligé de quitter l'empereur, je n'ai fait que deux absences, l'une de trois fois vingt-quatre heures, l'autre de sept ou huit jours. Hors ces congés fort courts, dont le dernier m'était nécessaire pour rétablir ma santé, je n'ai pas plus quitté l'empereur que son ombre.
Mémoires de Constant, Introduction.
TOME SIXIÈME.
À PARIS,
CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE
DE S. A. R. LE DUC DE CHARTRES,
quai voltaire et palais-royal.
MDCCCXXX.
PARIS.—IMPRIMERIE DE COSSON,
rue saint germain-des-prés, nº 9.
CHAPITRE PREMIER.
La campagne des miracles.—Promesse solennelle trahie.—Violation du territoire suisse.—Les troupes alliées dans le Brisgaw.—Le pont de Bâle.—Villes de France occupées par l'ennemi.—Energie de l'empereur croissant avec le danger.—Carnot gouverneur d'Anvers et satisfaction de l'empereur.—Défection du roi de Naples.—Le roi de Naples et le prince royal de Suède.—Colère de l'empereur.—La veille du départ.—Les officiers de la garde nationale aux Tuileries.—Paroles remarquables de l'empereur.—Scène touchante.—Le roi de Rome et l'impératrice sous la sauve-garde des Parisiens.—Scène d'enthousiasme et d'attendrissement.—Larmes de l'impératrice.—Serment spontané.—M. de Bourrienne aux Tuileries.—Départ pour l'armée.—Le colonel Bouland et la croix de la Légion-d'Honneur.—Les braves infatigables.—Rencontre singulière.—Le vieux curé de campagne reconnu par l'empereur.—Le guide ecclésiastique.—Arrivée devant Brienne.—Blücher en fuite.—L'empereur croyant Blücher prisonnier.—Souvenirs de dix ans, et différence des temps.—Changemens frappans pour tout le monde.—Abominations commises par les étrangers.—Cruautés atroces.—Viols, pillages et incendies.—Mensonges officieux sur les alliés.—Détestables faiseurs de plaisanteries.—Nonchalance de l'empereur Alexandre à empêcher le désordre.—Le champ de La Rothière.—Combats d'un enfant, et bataille sanglante.—Retraite sur Troyes.—Danger imminent de l'empereur, et flamberge au vent.—La guerre de l'aigle et des corbeaux.—L'armée de Blücher.
Nous allons bientôt voir commencer la campagne des miracles. Mais avant de rapporter les choses dont je fus témoin pendant cette campagne, où je ne quittai pour ainsi dire pas l'empereur, il est nécessaire que je réunisse ici quelques souvenirs qui en sont pour ainsi dire l'introduction obligée. On sait que les cantons suisses avaient solennellement déclaré à l'empereur qu'ils ne laisseraient point violer leur territoire, et qu'ils feraient tout pour s'opposer au passage des armées alliées qui se dirigeaient sur les frontières de France par le Brisgaw. L'empereur, pour les arrêter dans leur marche, comptait sur la destruction du pont de Bâle. Mais ce pont ne fut pas détruit; et la Suisse, au lieu de garder la neutralité à laquelle elle s'était engagée, entra dans la coalition contre la France. Les armées étrangères passèrent le Rhin à Bâle, à Schaffouse et à Manheim. Des capitulations faites avec les généraux des troupes coalisées pour les garnisons françaises de Dantzick, de Dresde et autres places fortes, furent, comme on l'a vu, ouvertement violées. Ainsi, le maréchal Gouvion-Saint-Cyr et son corps d'armée avaient été, contre la foi des traités, entourés par des forces supérieures, désarmés et conduits prisonniers en Autriche; et vingt mille hommes, reste de la garnison de Dantzick, furent aussi arrêtés par l'ordre de l'empereur Alexandre, et conduits dans les déserts de la Russie. Genève ouvrit ses portes à l'ennemi. Dans le courant de janvier, Vesoul, Épinal, Nancy, Langres, Dijon, Châlons-sur-Saône et Bar-sur-Aube furent occupés par les coalisés.
L'empereur, à mesure que le danger devenait plus pressant, déployait de plus en plus son énergie et son infatigable activité. Il pressait l'organisation des nouvelles levées, et, pour subvenir aux dépenses les plus urgentes, puisait trente millions dans le trésor secret qu'il conservait dans les caves du pavillon Marsan. Mais les levées de conscrits se faisaient difficilement. Dans le cours de la seule année 1813, un million quarante mille soldats avaient été appelés sous les drapeaux. La France ne pouvait plus suffire à de si énormes sacrifices. Cependant les vétérans venaient de toutes parts s'enrôler. Le général Carnot offrit ses services à l'empereur, qui fut vivement touché de cette démarche, et lui confia la défense d'Anvers. Tout le monde sait avec quel courage le général s'acquitta de cette importante mission. Des colonnes mobiles et des corps de partisans s'armèrent dans les départemens de l'est, quelques riches propriétaires levèrent et organisèrent des compagnies de volontaires, et il se forma des corps de cavalerie d'élite dont les cavaliers s'équipaient à leurs frais.
Au milieu de ces préparatifs, l'empereur reçut une nouvelle qui l'affligea profondément: le roi de Naples venait de se joindre aux ennemis de la France. Déjà, lorsque Sa Majesté avait vu le prince royal de Suède, après avoir été maréchal et prince de l'empire, entrer dans la coalition contre son ancienne patrie, je l'avais entendu éclater en reproches et en cris d'indignation; et cependant le roi de Suède avait plus d'une raison à faire valoir pour sa justification. Il était seul dans le Nord, cerné par les puissances ennemies, et tout-à-fait hors d'état de lutter contre elles, quand même les intérêts de sa nouvelle patrie auraient été inséparables de ceux de la France. En refusant d'entrer dans la coalition, il aurait attiré sur la Suède la colère de ses redoutables voisins, et avec le trône, il aurait sacrifié et perdu sans fruit la nation qui l'avait adopté. Ce n'était point à l'empereur qu'il devait son élévation. Le roi Joachim, au contraire, n'était rien que par l'empereur. C'était bien l'empereur qui lui avait donné une de ses sœurs pour femme, qui lui avait donné un trône, l'avait traité aussi bien et mieux qu'un frère. Le devoir du roi de Naples était donc de ne point séparer sa cause de celle de la France. Et d'ailleurs c'était aussi son intérêt: si l'empereur tombait, comment les rois de sa famille et de sa façon pouvaient-ils espérer de rester debout? C'était ce qu'avaient compris les rois Joseph et Jérôme, et le brave et loyal prince Eugène. Celui-ci défendait courageusement en Italie la cause de son père adoptif. Si le roi de Naples se fût joint à lui, ils auraient ensemble marché sur Vienne; et cette manœuvre audacieuse, mais pourtant très-praticable, aurait infailliblement sauvé la France.
Telles sont quelques-unes des réflexions que j'ai entendu faire à l'empereur lorsqu'il parlait de la défection du roi de Naples. Dans le premier moment toutefois il ne raisonna point avec tant de calme; sa colère était extrême, et il s'y mêlait de la douleur et comme des mouvemens de pitié: «Murat, s'écriait-il, Murat me trahir! Murat se vendre aux Anglais! Le malheureux! Il s'imagine que, s'ils venaient à bout de me renverser, ils lui laisseraient le trône sur lequel je l'ai fait asseoir. Pauvre fou! Ce qui peut lui arriver de pire est que sa trahison réussisse; car il aurait moins de pitié à attendre de ses nouveaux alliés que de moi-même.»
La veille de son départ pour l'armée, l'empereur reçut le corps d'officiers de la garde nationale parisienne. La réception se fit dans la grande salle des Tuileries. Cette cérémonie fut imposante et triste. L'empereur se présenta à l'assemblée avec Sa Majesté l'impératrice, et tenant par la main le roi de Rome, âgé de trois ans moins deux mois. Quoique le discours qu'il prononça dans cette circonstance soit déjà connu, je le répète ici, ne voulant point que ces belles et solennelles paroles de mon ancien maître manquent dans mes mémoires:
«Messieurs les officiers de la garde nationale, j'ai du plaisir à vous voir réunis autour de moi. Je pars cette nuit pour aller me mettre à la tête de l'armée. Je laisse avec confiance sous votre garde, en quittant la capitale, ma femme et mon fils, sur lesquels sont placées tant d'espérances. Je vous devais ce témoignage de confiance pour tous ceux que vous n'avez cessé de me donner dans les principales époques de ma vie. Je partirai l'esprit dégagé d'inquiétude lorsqu'ils seront sous votre fidèle garde. Je vous laisse ce que j'ai au monde de plus cher après la France, et le remets à vos soins.
»Il pourrait arriver que, par les manœuvres que je vais faire, les ennemis trouvassent le moment de s'approcher de vos murailles. Si la chose avait lieu, souvenez-vous que ce ne peut être que l'affaire de quelques jours, et que j'arriverai bientôt à votre secours. Je vous recommande d'être unis entre vous et de résister à toutes les insinuations qui tendraient à vous diviser. On ne manquera pas de chercher à ébranler votre fidélité à vos devoirs; mais je compte que vous repousserez ces perfides instigations.»
À la fin de ce discours, l'empereur arrêta ses regards sur l'impératrice et sur le roi de Rome, que son auguste mère tenait dans ses bras; et montrant des yeux et du geste à l'assemblée cet enfant, dont la physionomie expressive semblait répondre à la solennité de la circonstance, il ajouta d'une voix émue: «Je vous le confie, messieurs; je le confie à l'amour de ma fidèle ville de Paris. «À ces mots de Sa Majesté, mille cris et mille bras se levèrent, jurant de garder et de défendre ce dépôt précieux. L'impératrice, baignée de larmes, et pâle des émotions diverses dont elle était agitée, allait se laisser tomber, si l'empereur ne l'eût soutenue dans ses bras. À cette vue, l'enthousiasme fut à son comble; des pleurs coulèrent de tous les yeux; et il n'y avait aucun des assistans qui ne parût, en se retirant, disposé à donner son sang pour la famille impériale. C'est ce jour-là que je revis pour la première fois M. de Bourrienne au palais; il portait, si je ne me trompe, l'habit de capitaine de la garde nationale.
Le 25 janvier, l'empereur partit pour l'armée, après avoir conféré la régence à Sa Majesté l'impératrice. Nous allâmes coucher à Châlons-sur-Marne. Son arrivée arrêta les progrès des armées ennemies et la retraite de nos troupes. Le surlendemain, il attaqua à son tour les alliés à Saint-Dizier. L'entrée de Sa Majesté dans cette ville fut signalée par les marques d'enthousiasme et de dévouement les plus touchantes. Au moment où l'empereur mettait pied à terre, un ancien colonel, M. Bouland, vieillard plus que septuagénaire, se jeta aux genoux de Sa Majesté, lui exprimant toute la douleur que lui avait causée la vue des baïonnettes étrangères, et la confiance qu'il avait que l'empereur en nettoierait le sol de la France. Sa Majesté releva le digne vétéran, en lui disant avec gaîté qu'elle n'épargnerait rien pour accomplir une si bonne prédiction. Les alliés s'étaient conduits inhumainement à Saint-Dizier; des femmes, des vieillards étaient morts ou malades des mauvais traitemens qu'ils en avaient éprouvés: aussi la présence de Sa Majesté fut-elle un grand sujet de joie pour le pays.
L'ennemi ayant été repoussé à Saint-Dizier, l'empereur apprit que l'armée de Silésie se concentrait sur Brienne. Aussitôt il se mit en marche à travers la forêt de Déo. Les braves qui le suivaient paraissaient être aussi infatigables que lui. On fit halte au bourg d'Éclaron, où Sa Majesté accorda des fonds aux habitans pour la réparation de leur église, que les ennemis avaient dévastée. Le chirurgien de ce bourg s'étant avancé pour remercier l'empereur, Sa Majesté l'examina attentivement et lui dit: «Vous avez servi, monsieur?—Oui, sire; j'étais à l'armée d'Égypte.—Pourquoi n'avez-vous pas la croix?—Sire, parce que je ne l'ai jamais demandée.—Monsieur, vous n'en êtes que plus digne. J'espère que vous porterez celle que je vais vous faire remettre.» Et en quelques minutes son brevet fut signé par l'empereur et remis au nouveau chevalier, à qui l'empereur recommanda d'avoir le plus grand soin des malades et des blessés de notre armée qui se trouveraient à portée de recevoir ses secours[79].
En entrant dans Mézières, Sa Majesté fut reçue par les autorités de la ville, le clergé et la garde nationale. «Messieurs, dit l'empereur aux gardes nationaux qui se pressaient autour de lui, nous combattons aujourd'hui pour nos foyers; sachons les défendre, et que les Cosaques ne viennent pas s'y chauffer: ce sont de mauvais hôtes qui ne vous y laisseraient pas de place. Montrons-leur que tout Français est né soldat et bon soldat.» Sa Majesté, en recevant les hommages du curé, s'aperçut que cet ecclésiastique la regardait avec intérêt et attendrissement. Cela fit que l'empereur, à son tour, considéra le bon prêtre avec plus d'attention; il le reconnut pour un de ses anciens régens du collége de Brienne. «Eh quoi! c'est vous, mon cher maître! s'écria Sa Majesté. Vous n'avez donc jamais quitté la contrée? Tant mieux; vous n'en pourrez que mieux servir la cause de la patrie. Je n'ai pas besoin de vous demander si vous connaissez le pays.—Sire, dit le curé, j'y trouverais mon chemin les yeux fermés.—Venez donc avec nous; vous nous servirez de guide; et nous causerons.» Aussitôt le digne prêtre fit seller sa paisible jument, et vint se placer au centre de l'état-major impérial.
Le même jour, nous arrivâmes devant Brienne. La marche de l'empereur avait été si secrète et si prompte, que les Prussiens n'en furent informés qu'au moment où il tomba sur eux. Quelques officiers-généraux furent faits prisonniers; et Blücher lui-même, qui descendait tranquillement du château, n'eut que le temps de tourner les talons et de s'enfuir le plus vite qu'il put, au milieu des balles de notre avant-garde. L'empereur crut un instant que le général prussien avait été pris, et s'écria: «Nous tenons ce vieux sabreur; la campagne ne sera pas longue.» Les Russes établis dans le bourg y mirent le feu. On se battit au milieu de l'incendie. La nuit arriva sans séparer les combattans. Dans l'espace de douze heures, le bourg fut pris et repris plusieurs fois. L'empereur était furieux que Blücher lui eût échappé.
En rentrant au quartier-général, qui avait été établi à Mézières, Sa Majesté faillit être percée de la lance d'un Cosaque; mais avant que l'empereur eût eu le temps de voir le mouvement de ce misérable, le brave colonel Gourgaud, qui marchait derrière Sa Majesté, abattit le Cosaque d'un coup de pistolet.
L'empereur n'avait avec lui que quinze mille hommes, et ils avaient lutté avec un succès égal contre quatre vingt mille soldats étrangers. À la suite de ce combat, les Prussiens battirent en retraite sur Bar-sur-Aube, et Sa Majesté s'établit au château de Brienne, où il passa deux nuits. Je me rappelai, durant ce séjour, celui que j'avais fait dix ans auparavant avec l'empereur dans ce même château de Brienne, lorsqu'il allait à Milan ajouter le titre de roi d'Italie à celui d'empereur des Français. «Aujourd'hui, me disais-je, non-seulement l'Italie est perdue pour lui; mais encore c'est au centre de l'empire français, c'est à quelques lieues de sa capitale, que l'empereur se défend contre d'innombrables ennemis!» La première fois que j'avais vu Brienne, l'empereur y avait été reçu en souverain par une noble famille qui, quinze ans auparavant, l'y accueillait en protégé. Il y avait retrouvé les plus doux souvenirs de son enfance et de sa jeunesse; et en comparant ce qu'il était en 1805 à ce qu'il avait été à l'école militaire, il avait parlé avec orgueil du chemin qu'il avait fait. En 1814, le 31 janvier, on pouvait commencer à prévoir où ce chemin aboutirait. Ce n'est pas que je veuille m'annoncer comme ayant prévu la chute de l'empereur. Non; je n'allais pas jusque là. Habitués à le voir compter sur son étoile, la plupart de ceux qui l'entouraient n'y comptaient pas moins que lui. Mais cependant nous ne pouvions nous dissimuler qu'il y avait eu du changement. Pour se faire illusion là-dessus, il aurait fallu fermer les yeux, afin de ne plus voir ni entendre ces masses d'étrangers que nous n'avions jusqu'alors vus que chez eux, et qui étaient chez nous à leur tour.
À chaque pas, en effet, nous trouvions d'horribles preuves du passage des ennemis. Après avoir pris possession des villes ou des villages, ils en arrêtaient les habitans, les maltraitaient à coups de sabre et de crosse de fusil, les dépouillaient de leurs habits, et se faisaient suivre par ceux qu'ils jugeaient propres à leur servir de guides dans leur marche. S'ils ne se trouvaient point conduits comme ils l'entendaient, ils sabraient ou fusillaient leurs malheureux guides. Ils se faisaient livrer partout les vivres, boissons, bestiaux, fourrages, en un mot, tout ce qui pouvait être utile à leur armée, frappaient d'énormes réquisitions; et quand ils avaient épuisé toutes les ressources de leurs victimes, ils achevaient le plus souvent leur œuvre de destruction par le pillage et l'incendie. Les Prussiens, et surtout les Cosaques, se signalaient par leur brutale férocité. Tantôt ces hideux saunages entraient de vive force dans les maisons, se partageaient tout ce qui leur tombait sous la main, chargeaient de butin leurs chevaux, et brisaient ce qu'ils ne pouvaient enlever; tantôt, ne trouvant pas de quoi contenter leur avidité, ils décrochaient les portes, les fenêtres, démolissaient les plafonds pour en arracher les poutres, et faisaient de ces débris, ainsi que des meubles trop lourds pour être emportés, un feu qui, se communiquant aux toitures de chaque maison, consumait en un instant l'asile des malheureux habitans, et les forçait à se réfugier dans les bois.
Ailleurs les habitans plus aisés leur donnaient ce qu'ils demandaient, et surtout de l'eau-de-vie, dont ils étaient le plus avides, croyant par cette docilité échapper à leur férocité. Mais ces barbares, échauffés par la boisson, se portaient alors aux derniers excès; ils se saisissaient des filles, des femmes, des servantes, les battaient à outrance pour les contraindre à boire de l'eau-de-vie, et quand elles étaient tombées dans un état complet d'anéantissement, ils assouvissaient sur elles leur infâme lubricité. Beaucoup de femmes et de jeunes filles avaient assez de courage et de force pour se défendre contre ces brigands; mais ils se réunissaient trois ou quatre contre une seule; et souvent, pour se venger de la résistance de ces malheureuses, après les avoir déshonorées, ils les mutilaient, les tuaient avec leurs armes, ou les jetaient au milieu de leurs feux de bivouac. Des fermes étaient incendiées, et des familles tout à l'heure opulentes ou aisées réduites en un instant au désespoir et à la mendicité. Des maris, des vieillards étaient sabrés en voulant défendre l'honneur de leurs femmes et de leurs filles; et quand de pauvres mères s'approchaient du feu pour réchauffer l'enfant suspendu à leur sein, elles étaient brûlées ou tuées par l'explosion des paquets de cartouches que les Cosaques jetaient à dessein dans le foyer, et leurs cris d'angoisse et de douleur étaient étouffés par les éclats de rire de ces monstres.
Je n'en finirais pas s'il fallait raconter toutes les atrocités commises par les hordes étrangères. Il a été de mode, à l'époque de la restauration, de dire que les plaintes et les rapports de ceux qui furent en butte à ces excès avaient été exagérés par la peur ou par la haine. J'ai même entendu des personnes bien pensantes plaisanter fort agréablement sur les gentillesses des Cosaques. Mais ces beaux-esprits s'étaient toujours tenus à distance du théâtre de la guerre, et ils avaient le bonheur d'habiter les départemens qui n'eurent à souffrir ni de la première ni de la seconde invasion. Je ne leur aurais pas conseillé d'adresser leurs plaisanteries aux malheureux habitans de la Champagne, et en général des départemens de l'est. On a prétendu aussi que les souverains alliés et les officiers-généraux russes et prussiens interdisaient sévèrement toute violence à leurs troupes régulières, et que le mal n'était fait que par les bandes indisciplinées et ingouvernables des Cosaques. J'ai été à même d'acquérir en cent occasions, mais particulièrement à Troyes, la preuve du contraire. Cette ville n'a sans doute pas oublié comment les princes de Wurtemberg et de Hohenlohe, et l'empereur Alexandre lui-même, firent justice de l'incendie, du pillage, du viol, des assassinats sans nombre qui furent commis sous leurs yeux, non pas seulement par les Cosaques, mais aussi par les soldats enrégimentés et disciplinés. Aucune mesure ne fut prise par les souverains, ni par leurs généraux, pour mettre un terme à tant d'atrocités; et pourtant, lorsqu'ils s'éloignèrent de la ville, il ne fallut qu'un ordre de leur part pour éloigner tout d'un coup les nuées de Cosaques qui dévastaient le pays.
Le champ de La Rothière avait été, comme je l'ai dit ailleurs, le rendez-vous des élèves de l'école militaire de Brienne. C'était là que l'empereur, étant enfant, avait préludé dans des combats d'écoliers à ses batailles gigantesques. Celle de La Rothière fut acharnée; et l'ennemi n'obtint qu'au prix de beaucoup de sang l'avantage dont il fut redevable à son immense supériorité numérique. Dans la nuit qui suivit cette lutte inégale, l'empereur ordonna la retraite sur Troyes.
En retournant au château, après la bataille, Sa Majesté courut encore un danger imminent: elle se trouva tout à coup entourée d'une troupe de hulans, et tira son épée pour se défendre. M. Jardin fils, écuyer, qui suivait l'empereur de très-près, reçut une balle dans le bras. Plusieurs chasseurs de l'escorte furent blessés; mais ils parvinrent enfin à dégager Sa Majesté. Je puis attester que l'empereur montrait le plus grand sang-froid dans toutes les rencontres de ce genre. Ce jour là, lorsque je débouclai la ceinture de son épée, il la tira à moitié du fourreau, en disant: «Savez-vous, Constant, que ces coquins-là m'ont fait mettre flamberge au vent? Les drôles sont effrontés. Il leur faut une bonne leçon pour leur apprendre à se tenir à distance respectueuse.»
Mon intention n'est pas de faire en détail l'histoire de cette campagne de France, dans laquelle l'empereur déploya une activité, une énergie qui excitaient au plus haut point l'admiration de tous deux qui l'entouraient. Malheureusement les avantages qu'il remportait coup sur coup épuisaient ses troupes, et ne faisaient éprouver à l'ennemi que des pertes faciles à réparer. C'était, comme l'a si bien dit M. de Bourrienne, le combat d'un aigle des Alpes contre une nuée de corbeaux: «L'aigle en tue des centaines; chaque coup de bec qu'il donne est la mort d'un ennemi; mais les corbeaux reviennent toujours plus nombreux, et pressent l'aigle jusqu'à ce qu'ils aient fini par l'étouffer.» À Champ-Aubert, à Montmirail, à Nangis, à Montereau, à Arcis, et dans vingt autres mêlées, l'empereur eut l'avantage du génie et notre armée celui du courage; mais ce fut inutilement. À peine des masses d'ennemis avaient-elles été dissipées, qu'il s'en formait d'autres toutes fraîches devant nos soldats, harassés de batailles continuelles et de marches forcées. L'armée surtout que commandait Blücher semblait renaître d'elle-même; partout battue, elle reparaissait avec des forces égales, sinon supérieures à celles qui avaient été détruites ou dispersées. Comment résister toujours à une aussi grande supériorité du nombre?
CHAPITRE II.
Renouvellement des prodiges de l'Italie.—Courage personnel de l'empereur.—Mot de l'empereur à ses soldats.—Obus éclatant près de l'empereur.—Fréquence du réveil de l'empereur.—Extrême bonté de Sa Majesté envers moi.—Point de paix déshonorante.—Oubli réparé.—Je m'endors dans le fauteuil de l'empereur.—Sa Majesté s'asseyant sur son lit pour ne pas m'éveiller.—Paroles adorables de l'empereur.—Sa Majesté décidée à faire la paix.—Succès et nouvelle indécision.—L'empereur et le duc de Bassano.—Départ pour Sézanne.—Suite de triomphes.—Généraux prisonniers à la table de l'empereur.—Combat de Nangis.—Blücher sur le point d'être prisonnier.—La veille de la bataille de Méry.—L'empereur sur une botte de roseaux.—Nuée de bécassines et mot de l'empereur.—Mouvement sur Anglure.—Incendie de Méry.—Position critique des alliés.—Position critique de M. Ansart.—Un huissier guide de l'empereur.—Peur du canon.—Pont construit en une heure sous le feu de l'ennemi.—L'empereur mourant de soif et courage d'une jeune fille.—Le quartier-général de l'empereur dans la boutique d'un charron.—Prisonniers et drapeaux envoyés à Paris.—Mission délicate de M. de Saint-Aignan.—Vive colère de l'empereur.—Disgrâce de M. de Saint-Aignan et prompt oubli.—L'ennemi abandonnant Troyes par capitulation.—Décret sévère.—Les insignes et les couleurs de l'ancienne dynastie.—Conseil de guerre et peine de mort.—Exécution du chevalier de Gonault.
Jamais l'empereur ne s'était montré aussi admirable que durant cette fatale campagne de France; en luttant contre la fortune il y renouvelait les prodiges des premières guerres d'Italie quand la fortune lui souriait; l'attaque avait signalé le commencement de sa carrière; la fin en fut marquée par la plus belle défense dont les annales de la guerre puissent conserver le souvenir. On peut dire qu'à tout moment et partout Sa Majesté se montrait tout ensemble général et soldat. En toute circonstance il donna l'exemple du courage personnel, et cela au point d'alarmer tous ceux qui l'entouraient et dont l'existence était attachée à la sienne. On sait, par exemple, qu'à Montereau, l'empereur pointa lui-même des pièces d'artillerie, s'exposa gaiement aux coups de l'ennemi, et dit aux soldats que cela inquiétait et qui voulaient l'éloigner: «Laissez-moi faire, mes amis; le boulet qui doit me tuer n'est pas encore fondu.»
À Arcis, l'empereur se battit encore comme un soldat: il tira plus d'une fois son épée pour se dégager du milieu des ennemis qui l'entouraient. Un obus étant venu tomber à quelques pas de son cheval, l'animal surpris fit un saut de côté, et faillit désarçonner l'empereur, qui, la lorgnette à la main, était alors fort occupé à examiner le champ de bataille. Sa Majesté s'étant raffermie sur la selle, mit à son cheval les éperons dans le ventre, le poussa vers l'obus, et le contraignit à le flairer; au même instant la pièce éclata, et par un hasard inouï, ni l'empereur ni son cheval ne furent blessés.
En plus d'une circonstance pareille, l'empereur sembla, durant cette campagne, avoir fait l'abandon de sa vie; et cependant ce ne fut qu'à la dernière extrémité qu'il renonça à l'espérance de conserver le trône. Mais il lui en coûtait de traiter avec l'ennemi tant que celui-ci occuperait le territoire français. Sa Majesté aurait voulu purger le sol de la France de la présence des étrangers, avant d'entrer avec eux en accommodement. De là vinrent ses hésitations, ses refus de souscrire à la paix qui lui fut offerte à différentes reprises.
Le 8 de février, l'empereur, à la suite d'une longue discussion avec deux ou trois de ses conseillers intimes, se coucha fort tard et dans une extrême préoccupation: il me réveilla souvent dans la nuit, se plaignit de ne pouvoir dormir; et me fit emporter et rapporter plusieurs fois son flambeau. Vers cinq heures du matin je fus appelé de nouveau; je tombais de fatigue; Sa Majesté s'en aperçut et me dit avec bonté: «Vous êtes sur les dents, mon pauvre Constant; nous faisons une rude campagne, n'est-ce pas? mais ayez encore un peu de courage; vous allez bientôt vous reposer?»—Encouragé par le ton de bienveillance de Sa Majesté, je pris la liberté de lui répondre que personne ne pouvait songer à se plaindre de la fatigue et des privations que l'on éprouvait, puisqu'elles étaient partagées par Sa Majesté; mais que pourtant le désir et l'espérance de tout le monde étaient pour la paix. «Hé bien, oui, reprit l'empereur, avec une sorte de violence concentrée, on aura la paix; on verra ce que c'est qu'une paix déshonorante!» Je gardai le silence; l'agitation et le chagrin de Sa Majesté m'affligeaient profondément, et j'aurais souhaité en ce moment que l'empereur eût une armée d'hommes de fer, comme lui. Il n'aurait fait la paix que sur la frontière de France.
Le ton de bonté et de familiarité avec lequel l'empereur me parla cette fois-là, me rappelle une autre circonstance que j'ai oublié de rapporter en son temps, et que je ne passerai point ici sous silence, la croyant de nature à faire juger des manières de Sa Majesté avec les personnes de son service, et particulièrement avec moi. Roustan a été témoin du fait, et c'est de sa bouche que j'en tiens le commencement.
Dans une des campagnes au-delà du Rhin (je ne saurais dire laquelle), j'avais passé plusieurs nuits de suite, et j'étais harassé. L'empereur étant sorti sur les onze heures du soir, resta trois ou quatre heures dehors. Je m'étais assis, pour l'attendre, dans son fauteuil, auprès de sa table de travail, comptant bien me lever et me retirer dès que je l'entendrais rentrer. Mais j'étais tellement épuisé de fatigue que le sommeil me surprit tout d'un coup, et je m'endormis d'un profond somme, la tête appuyée sur le bras, et le bras sur la table de Sa Majesté. L'empereur rentra enfin, accompagné du maréchal Berthier et suivi de Roustan. Je n'entendis rien. Le prince de Neufchâtel voulut s'approcher de moi et me pousser pour me réveiller, et me faire rendre, à Sa Majesté, son siége et sa table; mais l'empereur le retint, en disant: «Laissez dormir ce pauvre garçon; il a passé je ne sais combien de nuits blanches.» Alors comme il n'y avait point d'autre siége dans l'appartement, l'empereur s'assit sur le bord de son lit, y fit asseoir le maréchal et causa long-temps avec lui, pendant que je continuais de dormir. Mais ayant eu besoin d'une des cartes qui étaient sur sa table, et sur lesquelles mon coude était appuyé, Sa Majesté, quoiqu'elle cherchât à la tirer avec précaution, m'éveilla, et je me levai aussitôt tout confus et m'excusant de la liberté que j'avais prise bien involontairement. «Monsieur Constant, me dit alors l'empereur avec un sourire plein de bonté, je suis désespéré de vous déranger: veuillez bien m'excuser.» Tels étaient les égards de l'empereur pour ses gens. Je désire que cela puisse encore, avec ce que j'ai déjà rapporté du même genre, servir de réponse à ceux qui l'ont accusé de dureté dans son intérieur. Je reprends mon récit des événemens de 1814.
Dans la nuit du 8 au 9, l'empereur paraissant décidé à faire la paix, on passa la nuit à préparer les dépêches, et le 9, à neuf heures du matin, on les lui apporta pour les signer; mais il avait changé d'avis. À sept heures, il avait reçu des nouvelles des armées russe et prussienne. Lorsque M. le duc de Bassano entra, tenant à la main les dépêches à signer, Sa Majesté était couchée sur ses cartes et y plantait des épingles: «Ah! c'est vous, dit-elle à son ministre, il n'est plus question de cela. Voyez, me voilà en train de battre Blücher; il a pris la route de Montmirail. Je pars. Je le battrai demain, je le battrai après-demain. La face des affaires va changer, et nous verrons. Ne précipitons rien; il sera toujours assez temps de faire une paix comme celle qu'on nous propose.» Une heure après, nous étions sur la route de Sézanne.
Il y eut alors plusieurs jours de suite pendant lesquels les efforts héroïques de l'empereur et de ses braves soldats furent couronnés du plus éclatant succès. À peine arrivée à Champ-Aubert, l'armée se trouvant en présence du corps d'armée russe contre lequel elle avait déjà combattu à Brienne, tombe sur lui, sans s'arrêter pour prendre du repos, le sépare de l'armée prussienne, et fait prisonniers le général en chef et plusieurs officiers-généraux. Sa Majesté, dont la conduite vis-à-vis ses ennemis vaincus était toujours honorable et généreuse, les fit dîner à sa table et les traita avec les plus grands égards. Les ennemis sont encore battus à la Ferme des Frénaux par les maréchaux Ney et Mortier, et par le duc de Raguse, à Vaux-Champs, où Blücher fut encore sur le point d'être fait prisonnier. À Nangis, l'empereur disperse cent cinquante mille hommes commandés par le prince de Schwartzenberg, et lance à leur poursuite les maréchaux Oudinot, Kellermann, Macdonald, et les généraux Treilhard et Gérard.
La veille de la bataille de Méry, l'empereur parcourut tous les environs de cette petite ville, et son œil observateur s'arrêta sur une immense étendue de marais, au milieu desquels est le village de Bagneux, et à peu de distance le bourg d'Anglure, où passe l'Aube. Après la rapide excursion qu'il fit sur le terrain mouvant de ces marais dangereux, il mit pied à terre, et s'assit sur une botte de roseaux; là, le dos appuyé contre la hutte d'un chasseur de nuit, il déroula sa carte de campagne; après l'avoir examinée quelques instans, il remonta à cheval et repartit au galop.
En ce moment une nuée de sarcelles et de bécassines s'étant envolée devant Sa Majesté, elle s'écria en riant: «Allez, allez, mes belles; faites place à un autre gibier.» Sa Majesté disait à tous ceux qui l'entouraient: «Pour cette fois nous les tenons!»
L'empereur galopait vers Anglure, pour voir si la butte de Baudement, qui est près de ce bourg, était occupée par l'artillerie, lorsque le bruit du canon qui se faisait entendre du côté de Méry, l'obligea de rétrograder. Il retourna donc à Méry, et s'adressant aux officiers qui le suivaient: «Au galop, Messieurs, nos ennemis sont pressés, il ne faut pas les faire attendre.» Une demi-heure après il était sur le champ de bataille.
Les flammes de l'incendie de Méry rabattaient d'énormes tourbillons de fumée sur les colonnes russes et prussiennes, et masquaient en partie les manœuvres de l'armée française. Dans ce moment tout annonçait la réussite du plan que l'empereur avait conçu le matin dans les marais de Bagneux; tout allait bien: Sa Majesté voyait la défaite des alliés et la France sauvée, tandis qu'à Anglure tout était dans la désolation. La population de plusieurs villages frémissait en voyant les ennemis s'approcher, et pas une pièce de canon n'était là pour leur couper la retraite, pas un soldat pour les empêcher de passer la rivière.
La position des alliés était tellement critique que toute l'armée française les croyait perdus; ils s'enfonçaient avec toute leur artillerie dans les marais, et criblés par la mitraille de nos canons, ils y seraient restés. Tout à coup on les vit faire un nouvel effort, se ranger en ordre de bataille, et se disposer à passer l'Aube. L'empereur, qui ne pouvait plus les poursuivre sans exposer son armée à s'enfoncer aussi dans les marais, arrêta l'impétuosité de ses soldats, croyant que la butte de Baudement était couverte d'artillerie pour foudroyer l'ennemi. N'entendant pas un seul coup de fusil de ce côté, il se rendit en toute hâte à Sézanne, pour faire avancer des troupes; mais celles qu'il croyait y trouver avaient été dirigées sur Fère-Champenoise.
Dans cet intervalle, un nommé Ansart, propriétaire à Anglure, était monté à cheval, et avait couru à toute bride à Sézanne, pour avertir le maréchal, qui s'y trouvait, que l'ennemi, poursuivi par l'empereur, allait passer l'Aube. Arrivé près du duc, et voyant que le corps d'armée qu'il commandait ne prenait pas le chemin d'Anglure, il s'empressa de parler. Mais comme apparemment on n'avait point reçu d'ordres de l'empereur, on ne l'écouta pas, on le traita d'espion, et ce ne fut pas sans peine que ce brave homme échappa à la fusillade.
Tandis que cette scène se passait, Sa Majesté était déjà à Sézanne; entourée de plusieurs habitans de cette ville, elle demandait quelqu'un pour la guider jusqu'à Fère-Champenoise: un huissier se présenta. Aussitôt l'empereur partit escorté des officiers supérieurs qui l'avaient accompagné à Sézanne, et sortit de la ville; il dit à son guide: «Passez devant moi, monsieur, et prenez le chemin le plus court.» Arrivée à peu de distance du champ de bataille de Fère-Champenoise, Sa Majesté vit que chaque détonation de l'artillerie faisait baisser la tête au pauvre huissier. «Vous avez peur, monsieur, lui dit l'empereur.—Non, sire.—En ce cas, pourquoi baissez-vous ainsi la tête?—C'est que je n'ai pas l'habitude d'entendre, comme Votre Majesté, tout ce tintamarre.—Il faut se faire à tout, ne craignez rien, allez toujours.» Mais le guide, plus mort que vif, retenait son cheval et tremblait de tous ses membres. «Allons, allons, je vois que vous avez réellement peur, passez derrière moi.» Il obéit, tourna bride, et galopa jusqu'à Sézanne en se promettant bien de ne plus jamais servir de guide à l'empereur en pareille occasion.
À la bataille de Méry, l'empereur fit jeter, sous le feu même de l'ennemi, un petit pont sur une rivière qui coule près de la ville. Ce pont fut construit en une heure avec des échelles attachées ensemble et soutenues par des pièces de bois; mais cela ne suffisait pas; il fallait, pour qu'il pût être praticable, qu'on posât des planches dessus; et l'on n'en trouvait point, car les personnes qui auraient pu en procurer, n'osaient s'approcher du terrain mitraillé que l'empereur occupait en ce moment. Impatient, et même en colère de ne pouvoir plancheyer le pont, Sa Majesté fit décrocher les volets de plusieurs grandes maisons bâties à peu de distance de la rivière, puis les fit poser et clouer sous ses yeux. Pendant ce travail, une soif ardente le tourmentait, et il allait puiser de l'eau dans sa main pour l'étancher, lorsqu'une jeune fille, qui avait méprisé le danger pour pouvoir s'approcher de l'empereur, courut à la maison voisine, et lui apporta un verre d'eau et de vin qu'il but avec avidité.
Étonné de voir cette jeune fille dans un endroit si périlleux, l'empereur lui dit en souriant: «Vous feriez un brave militaire, mademoiselle. Voulez-vous prendre les épaulettes? vous serez un de mes aides-de-camp.» La jeune fille rougit, fit à l'empereur une révérence, et allait s'éloigner, lorsqu'il lui tendit sa main qu'elle baisa. «Plus tard, ajouta Sa Majesté, venez à Paris, et rappelez-moi le service que vous m'avez rendu aujourd'hui; vous serez contente de ma reconnaissance.» La jeune personne remercia l'empereur, et se retira toute fière des paroles qu'il lui avait adressées.
Le jour de la bataille de Nangis, un officier autrichien était venu dans la soirée au quartier-général, et avait eu une longue conférence secrète avec Sa Majesté. Quarante-huit heures après, à la suite du combat de Méry, parut un nouvel envoyé du prince de Schwartzenberg avec une réponse de l'empereur d'Autriche, à la lettre confidentielle que Sa Majesté avait écrite deux jours auparavant à son beau-père. Nous avions quitté Méry, qui était en feu, et dans le petit hameau de Châtres, où l'on avait établi le quartier-général, il ne s'était trouvé d'abri pour Sa Majesté que dans la boutique d'un charron. C'était là que l'empereur avait passé la nuit, travaillant, ou étendu tout habillé sur son lit, sans dormir. Ce fut aussi là qu'il reçut l'envoyé autrichien, qui était M. le prince de Lichtenstein. Le prince resta long-temps en tête à tête avec Sa Majesté. Il ne transpira rien de leur conversation; mais personne ne doutait qu'il n'eût été question de la paix. Après le départ du prince, l'empereur était d'une gaieté extraordinaire et qui gagna tous ceux qui entouraient Sa Majesté. Notre armée avait fait sur l'ennemi des milliers de prisonniers; Paris venait de recevoir les drapeaux russes et prussiens pris à Nangis et à Montereau: l'empereur avait vu fuir devant lui les souverains étrangers qui eurent pendant quelque temps la crainte de ne pouvoir regagner la frontière. Tant de succès avaient rendu à Sa Majesté toute sa confiance dans sa fortune. Mais cette confiance n'était malheureusement qu'une dangereuse illusion.
Le prince de Lichtenstein avait à peine quitté le grand quartier-général, lorsque je vis arriver M. de Saint-Aignan, beau-frère de M. le duc de Vicence, et écuyer de l'empereur. M. de Saint-Aignan se rendait, je crois, auprès de son beau-frère, qui était au congrès de Châtillon, ou du moins qui y avait été; car les conférences de ce congrès étaient suspendues depuis quelques jours. Il paraît qu'avant de quitter Paris, M. de Saint-Aignan avait eu une entrevue avec M. le duc de Rovigo et un autre ministre, et que ceux-ci l'avaient chargé d'un message verbal auprès de l'empereur. La mission était délicate et difficile; il aurait bien voulu que ces messieurs missent par écrit les représentations qu'ils le chargeaient de porter à Sa Majesté; mais ils s'y étaient refusés, et en serviteur fidèle, M. de Saint-Aignan s'était dévoué à son devoir, et disposé à dire toute la vérité, quelque danger qu'il y eût pour lui à le faire.
Au moment où il arriva dans la boutique du charron de Châtres, l'empereur, comme on vient de le voir, se laissait aller aux plus brillantes espérances. Cette circonstance était fâcheuse pour M. de Saint-Aignan qui n'était point porteur de nouvelles agréables. Il venait, comme on l'a su depuis, annoncer à Sa Majesté qu'elle ne pouvait pas compter sur l'esprit de la capitale; que l'on y murmurait sur la durée de la guerre, et qu'on aurait voulu que l'empereur saisît la première occasion de faire la paix. On a même dit que le mot de désaffection était sorti, durant cette conférence secrète, de la bouche sincère et véridique de M. de Saint-Aignan. Je ne sais si cela est vrai, car la porte était bien fermée, et M. de Saint-Aignan parlait à voix basse. Ce qu'il y a de certain, c'est que ses rapports et sa franchise excitèrent au plus haut point la colère de Sa Majesté, qui, en le congédiant avec une dureté que certainement il n'avait pas méritée, éleva la voix de manière à être entendu du dehors. M. de Saint-Aignan s'étant retiré, Sa Majesté m'appela pour mon service; je la trouvai encore pâle et agitée de colère. Quelques heures après cette scène, l'empereur ayant fait demander son cheval, M. de Saint-Aignan, qui avait repris son service d'écuyer, s'approcha pour tenir l'étrier de Sa Majesté; mais dès que l'empereur l'aperçut, il lui lança un regard courroucé, et lui fit signe de s'éloigner, en s'écriant d'une voix forte: «Mesgrigny!» c'était le nom de M. le baron de Mesgrigny, autre écuyer de Sa Majesté. Pour se conformer à la volonté de l'empereur, M. de Mesgrigny prit le service de M. de Saint-Aignan, qui se retira sur le derrière de l'armée, en attendant que l'orage fût passé. Au bout de quelques jours sa disgrâce cessa, et tous ceux qui le connaissaient s'en réjouirent: M. le baron de Saint-Aignan se faisait aimer de tout le monde par son affabilité et sa loyauté.
De Châtres, l'ennemi marcha sur Troyes. L'ennemi, qui occupait cette ville, sembla d'abord disposé à s'y défendre mais il la céda bientôt, et en sortit à la suite d'une capitulation. Durant le peu de temps que les alliés avaient passé à Troyes, les royalistes avaient affiché publiquement leur haine contre l'empereur, et leur dévouement aux puissances étrangères, qui ne venaient, disaient-ils, que pour rétablir les Bourbons sur le trône. Ils avaient eux-mêmes l'imprudence d'arborer le drapeau blanc et la cocarde blanche. Les troupes étrangères les avaient protégés, tout en se montrant exigeantes et dures à l'égard de ceux des habitans dont l'opinion était directement contraire.
Malheureusement pour les royalistes, ils n'étaient qu'en très-faible minorité, et la faveur dont ils étaient l'objet de la part des Prussiens et des Russes, faisait que la population écrasée par ceux-ci, haïssait les protégés à l'égal des protecteurs. Déjà, avant l'entrée de l'empereur à Troyes, il lui était tombé dans les mains des proclamations royalistes adressées à des officiers de sa maison ou de l'armée. Il n'en avait point témoigné de colère; mais il avait engagé les personnes qui avaient reçu ou qui recevaient des pièces de ce genre, à les détruire et à n'en dire mot à qui que ce fût. Arrivée à Troyes, Sa Majesté rendit un décret portant la peine de mort contre les Français au service des ennemis, et contre ceux qui porteraient les signes et les décorations de l'ancienne dynastie. Un malheureux émigré, traduit levant un conseil de guerre, fut convaincu d'avoir porté la croix de Saint-Louis et la cocarde blanche, durant le séjour des alliés à Troyes, et d'avoir fourni aux généraux étrangers tous les renseignemens qu'il avait été en son pouvoir de donner. Le conseil prononça la peine de mort; car les faits étaient positifs et la loi ne l'était pas moins. Victime de son dévouement prématuré à une cause qui était encore loin de paraître nationale, surtout dans les départemens occupés par les armées étrangères, le chevalier Gonault fut exécuté militairement.
CHAPITRE III.
Négociations pour un armistice.—Blücher et cent mille hommes.—Le prince de Schwartzenberg reprenant l'offensive.—Ruse de guerre.—L'empereur au devant de Blücher.—Halte au village d'Herbisse.—Le bon curé.—Politesse de l'empereur.—Singulière installation d'une nuit.—Le maréchal Lefebvre théologien.—L'abbé Maury maréchal, et le maréchal Lefebvre cardinal.—Le souper de campagne.—Gaîté et privation.—Le réveil du curé et générosité de l'empereur.—Fatalité du nom de Moreau.—Bataille de Craonne.—M. de Bussy, ancien camarade et aide-de-camp de l'empereur.—Empressement général à fournir des renseignemens.—Le brave Wolff et la croix d'honneur.—Plusieurs généraux blessés.—Habileté du général Drouot.—Défense des Russes.—M. de Rumigny au quartier-général et nouvelles du congrès.—Conférence secrète peu favorable à la paix.—Scène très-vive entre l'empereur et M. le duc de Vicence.—Insistance courageuse du ministre et conseils pacifiques.—Vous êtes Russe!—Véhémence de l'empereur.—Une victoire en perspective.—Larmes de M. le duc de Vicence.—Marche sur Laon.—L'armée française surprise par les Russes.—Mécontentement de l'empereur.—Prise de Reims par M. de Saint-Priest.—Valeur du général Corbineau.—Notre entrée à Reims pendant que les Russes en sortent.—Résignation des Rémois.—Bonne discipline des Russes.—Trois jours à Reims.—Les jeunes conscrits.—Six mille hommes et le général Janssens.—Les affaires de l'empire.—Le seul homme infatigable.
Après les brillans avantages remportés par l'empereur en l'espace de si peu de jours, et avec des forces si extraordinairement inférieures aux masses de l'ennemi, Sa Majesté, sentant la nécessité de laisser à ses troupes le temps de prendre à Troyes quelques jours de repos, était entrée en négociations pour un armistice avec le prince de Schwartzenberg. Dans ces circonstances, on vint annoncer à l'empereur que le général Blücher, qui avait été blessé à Méry, descendait le long des deux rives de la Marne à la tête d'une armée de troupes fraîches que l'on n'évaluait pas à moins de cent mille hommes, et qu'il marchait sur Meaux. De son côté, le prince de Schwartzenberg, ayant été informé de ce mouvement de Blücher, coupa court aux négociations, et reprit immédiatement l'offensive à Bar-sur-Seine. L'empereur, dont le génie suivait d'un seul coup d'œil toutes les marches, toutes les opérations de l'ennemi, mais ne pouvant être à la fois partout, résolut d'aller combattre Blücher en personne, et de faire croire, à l'aide d'un stratagème, à sa présence vis-à-vis Schwartzenberg. Deux corps d'armée, commandés, l'un par le maréchal Oudinot, l'autre par le maréchal Macdonald, furent donc envoyés à la rencontre des Autrichiens. Dès que les troupes furent à portée du camp ennemi, elles firent retentir l'air de ces cris de confiance et d'allégresse qui annonçaient ordinairement la présence de Sa Majesté. Pendant tout ce temps-là, nous nous rendions en toute hâte à la rencontre du général Blücher.
Nous fîmes halte au petit village d'Herbisse, où nous passâmes la nuit dans le presbytère. Le curé, en voyant arriver chez lui l'empereur avec les maréchaux, les aides-de-camp de Sa Majesté, les officiers d'ordonnance, le service d'honneur et les autres services, fut au moment d'en perdre la tête. Sa Majesté, en mettant pied à terre, lui dit: «Monsieur le curé, nous venons vous demander l'hospitalité pour une nuit. Ne vous effrayez pas de cette visite; nous nous ferons tout petits pour ne pas vous gêner.» L'empereur, conduit par le bon curé, qui suait à la fois d'empressement et d'embarras, s'établit dans la pièce unique, qui servait en même temps à notre hôte de cuisine, de salle à manger, de chambre à coucher, de cabinet et de salon. En un instant Sa Majesté se trouva entourée de ses cartes et de ses papiers, et elle se mit au travail avec autant d'aisance que dans son cabinet des Tuileries. Mais les personnes de sa suite eurent besoin d'un peu plus de temps pour s'installer. Ce n'était pas chose facile pour tant de monde de trouver place dans un fournil, dont, avec la chambre occupée par Sa Majesté, se composait sans plus le presbytère d'Herbisse; mais ces messieurs, bien qu'il y eût parmi eux plus d'un dignitaire et prince de l'empire, étaient accommodans et tout disposés à se prêter à la circonstance. C'était une chose remarquable, et qui peignait bien le caractère français, que la bonne humeur de ces braves guerriers, en dépit des combats qu'ils avaient chaque jour à soutenir, et des événemens, qui prenaient à chaque instant une tournure plus alarmante.
Les plus jeunes officiers faisaient cercle autour de la nièce du curé, qui leur chantait des cantiques champenois. Le bon curé, au milieu de ses allées et venues continuelles, et des peines qu'il se donnait pour jouer dignement son rôle de maître de maison, se vit attaqué sur son terrain, c'est-à-dire sur son bréviaire, par le maréchal Lefebvre, qui avait fait dans sa jeunesse quelques études pour être prêtre, et n'avait conservé, disait-il, de sa première vocation, que la coiffure, parce que c'était la plus tôt peignée. Le digne maréchal entremêlait ses citations latines de ces locutions militaires dont il n'était point avare, faisant rire aux éclats les assistans, y compris le curé lui-même, qui lui dit: «Monseigneur, si vous aviez continué vos études pour la prêtrise, vous seriez devenu cardinal pour le moins.—Pourquoi non? observa un des officiers; si l'abbé Maury eût été sergent-major en 89, il serait peut-être aujourd'hui maréchal de France.—Ou bien mort, ajouta le duc de Dantzick, en se servant d'un terme beaucoup plus énergique; et tant mieux pour lui, il ne verrait pas les Cosaques à vingt lieues de Paris.—Oh! bah! monseigneur, reprit le même officier, nous les en chasserons.—Oui, murmura entre ses dents le maréchal, va-t-en voir s'ils viennent.»
En ce moment arriva le mulet de la cantine, long-temps et impatiemment attendu. Il n'y avait point de table; on en fit une avec une porte jetée sur des tonneaux: des siéges furent improvisés avec quelques planches. Les principaux officiers s'assirent, et les autres mangèrent debout. Le curé prit place à la table militaire, sur laquelle il avait placé lui-même les meilleures bouteilles de sa cave, et sa naïve bonhomie continua d'égayer les convives. La conversation vint à rouler sur la situation d'Herbisse et des environs. Le curé ne pouvait revenir de son étonnement en voyant que ses hôtes connaissaient le pays jusque dans les moindres détails. «Ah çà, s'écriait-il en les considérant l'un après l'autre, vous êtes donc Champenois?» Pour mettre fin à sa surprise, ces messieurs tirèrent de leurs poches des plans sur lesquels ils lui firent lire les noms des plus petites localités. Mais alors son étonnement ne fit que changer d'objet; il n'avait jamais imaginé que la science militaire exigeât des études si scrupuleuses. «Quels travaux! répétait le bon curé, que de peines! et tout cela pour s'envoyer des boulets de canon!» Le souper fini, on s'occupa du coucher, et l'on trouva dans les granges voisines un abri et de la paille. Il ne resta en dehors, et près de la porte de la chambre occupée par l'empereur, que les officiers de service, Roustan et moi. Chacun eut sa botte de paille pour s'en faire un lit. Notre digne hôte, ayant cédé le sien à Sa Majesté, resta avec nous, et se reposa comme nous de ses fatigues de la journée. Il dormait encore de son premier somme lorsque le quartier-général quitta le presbytère, car l'empereur se leva et partit avant le point du jour. Le curé, à son réveil, témoigna tout son chagrin de n'avoir pu faire ses adieux à Sa Majesté. On lui remit dans une bourse la somme que l'empereur, lorsqu'il s'arrêtait chez des particuliers peu fortunés, avait coutume de leur laisser pour les indemniser de leurs dépenses et de leur peine, et nous nous remîmes en marche sur les pas de l'empereur, qui courait au-devant des Prussiens.
L'empereur voulait arriver à Soissons avant les alliés; mais quoiqu'ils eussent eu à traverser des chemins difficilement praticables, ils avaient de l'avance sur nos troupes, et en entrant à la Ferté Sa Majesté les vit se retirer sur Soissons. L'empereur se réjouit à cette vue. Soissons était défendu par une bonne garnison, et pouvait arrêter l'ennemi, tandis que les maréchaux Marmont et Mortier, et Sa Majesté en personne, attaquant Blücher en queue et sur les deux flancs, l'auraient enfermé comme dans un piége. Mais cette fois encore l'ennemi échappa aux combinaisons de l'empereur au moment où il croyait le saisir. À peine Blücher se fut-il présenté devant Soissons, que les portes lui en furent ouvertes. Déjà le général Moreau, commandant de la place, avait livré la ville à Bülow, et assuré ainsi aux alliés le passage de l'Aisne. En recevant cette désolante nouvelle, l'empereur s'écria: «Ce nom de Moreau m'a toujours été fatal.»
Cependant Sa Majesté, continuant de poursuivre les Prussiens, s'occupa de suspendre le passage de l'Aisne. Le 5 mars, elle envoya en avant le général Nansouty, qui, avec sa cavalerie, enleva le pont, repoussa l'ennemi jusqu'à Corbeny, et fit prisonnier un colonel russe. Après avoir passé la nuit à Béry-au-Bac, l'empereur marchait sur Laon, lorsqu'on vint lui annoncer que l'ennemi venait au devant de nous. Ce n'étaient point les Prussiens, mais un corps d'armée russe commandé par Sacken. En avançant, nous trouvâmes les Russes établis sur les hauteurs de Craonne, et masquant la route de Laon. Leur position paraissait être inattaquable. Néanmoins l'avant-garde de notre armée, conduite par le maréchal Ney, s'élança et parvint à occuper Craonne. C'était assez pour ce jour-là, et l'on passa des deux côtés la nuit à se préparer à la bataille du lendemain. L'empereur passa cette nuit au village de Corbeny, mais sans se coucher. Il arrivait à toute heure des habitans des villages voisins pour donner des renseignemens sur la position de l'ennemi et sur la distribution du terrain. Sa Majesté les interrogeait elle-même, les louait ou même les récompensait de leur zèle, et mettait à profit leurs lumières et leurs services. Ce fut ainsi qu'ayant reconnu dans le maire d'une commune des environs de Craonne un de ses anciens camarades au régiment de La Fère, elle le mit au nombre de ses aides-de-camp, et l'engagea à servir de guide sur ce terrain, que personne ne connaissait mieux que lui. M. de Bussy (c'était le nom de cet officier) avait quitté la France pendant la terreur, et depuis sa rentrée de l'émigration il n'avait point repris de service, et vivait retiré dans ses terres.
L'empereur retrouva encore dans cette même nuit un de ses anciens compagnons d'armes au régiment de La Fère: c'était un Alsacien nommé Wolff, qui avait été sergent d'artillerie dans ce régiment, où il avait eu l'empereur et M. de Bussy pour supérieurs. Il arrivait de Strasbourg, et rendait témoignage de la bonne disposition des habitans dans toute l'étendue des départemens qu'il avait traversés. L'ébranlement causé dans les armées alliées par les premières attaques de l'empereur s'était fait ressentir jusqu'aux frontières, et sur toutes les routes les paysans, soulevés et armés, avaient coupé la retraite et tué beaucoup de monde à l'ennemi. Des corps de partisans s'étaient formés dans les Vosges, et avaient à leur tête des officiers d'un courage éprouvé et habitués à ce genre de guerre. Les garnisons des villes et places fortes de l'est étaient pleines de courage et de résolution; et il n'aurait pas tenu à la bonne volonté de la population de cette partie de l'empire que la France ne devînt, suivant le vœu exprimé par l'empereur, le tombeau des armées étrangères. Le brave Wolff, après avoir donné ces renseignemens à Sa Majesté, les répéta devant beaucoup d'autres personnes, au nombre desquelles je me trouvais. Il ne resta que quelques heures à se reposer, et repartit sur-le-champ; mais l'empereur ne le renvoya pas sans l'avoir décoré de la croix d'honneur, en récompense de son dévouement.
La bataille de Craonne commença ou plutôt recommença le 7 à la pointe du jour. L'infanterie était commandée par M. le prince de la Moskowa et par M. le duc de Bellune, qui fut blessé dans cette journée. MM. les généraux Grouchy et Nansouty, le premier commandant la cavalerie de l'armée, le second à la tête de la cavalerie de la garde, reçurent aussi de graves blessures. Le difficile n'était pas tant de gravir les hauteurs que de s'y tenir. Toutefois l'artillerie française, dirigée par le modeste et habile général Drouot, força celle de l'ennemi à céder peu à peu le terrain; mais cette lutte fut horriblement sanglante. Les deux penchans de la hauteur étaient trop escarpés pour permettre d'attaquer les Russes en flanc, de sorte que leur retraite était lente et meurtrière. Ils reculèrent pourtant, et abandonnèrent le champ de bataille à nos troupes. Poursuivis jusqu'à l'auberge de l'Ange-Gardien, située sur la grande route de Soissons à Laon, ils firent volte-face, et tinrent encore quelques heures en cet endroit.
L'empereur, qui dans cette bataille, comme dans toutes les autres de cette campagne, avait payé de sa personne et couru autant de dangers que le soldat le plus exposé, transporta son quartier-général au hameau de Bray. À peine entré dans la chambre qui lui servait de cabinet, il me fit appeler, se débotta, en s'appuyant sur mon épaule, mais sans proférer une parole, jeta son chapeau et son épée sur la table, et s'étendit sur son lit en poussant un profond soupir, ou plutôt une de ces exclamations telles qu'on ne saurait dire si c'est le découragement ou simplement la fatigue qui les arrache. Sa Majesté avait le visage attristé et soucieux; cependant elle dormit de lassitude durant quelques heures. Je la réveillai pour lui annoncer l'arrivée de M. de Rumigny, qui apportait des dépêches de Châtillon. Dans la disposition d'esprit où était en ce moment l'empereur, il paraissait prêt à accepter toutes les conditions raisonnables qui lui seraient offertes: aussi, je l'avoue, avais-je l'espérance (et beaucoup d'autres l'avaient comme moi) que nous touchions au moment d'obtenir cette paix si ardemment désirée. L'empereur reçut M. de Rumigny sans témoins, et le tête-à-tête dura long-temps. Rien ne transpira de ce qu'ils s'étaient dit, et il me parut qu'il n'y avait rien de bon à conclure de ce mystère. Le lendemain, de très-bonne heure, M. de Rumigny repartit pour Châtillon, où l'attendait M. le duc de Vicence, et à quelques paroles que prononça Sa Majesté en montant à cheval pour se rendre à ses avant-postes, il fut aisé de voir qu'elle n'avait pu encore se résigner à l'idée de faire une paix qu'elle regardait comme un déshonneur.
Pendant que M. le duc de Vicence était à Châtillon ou à Lusigny pour traiter de la paix, les ordres de l'empereur faisaient ralentir ou presser la conclusion du traité suivant ses succès ou ses désavantages. À chaque lueur d'espérance il demandait plus qu'on ne voulait lui accorder, imitant en cela l'exemple que lui avaient donné les souverains alliés, dont les exigences, depuis l'armistice de Dresde, augmentaient toujours à mesure qu'ils avançaient vers la France. Lorsqu'enfin tout fut rompu, M. le duc de Vicence rejoignit Sa Majesté à Saint-Dizier. J'étais dans un petit salon si près de sa chambre à coucher que je ne pus m'empêcher d'entendre leur entretien. M. le duc de Vicence pressait vivement l'empereur d'accéder aux conditions proposées, disant qu'elles étaient encore raisonnables, mais que plus tard elles ne le seraient peut-être plus. Comme M. le duc de Vicence revenait toujours à la charge en combattant l'éloignement de l'empereur pour une décision positive, Sa Majesté éclata en lui disant avec beaucoup de véhémence: «Vous êtes Russe, Caulaincourt!—Non, Sire, répondit vivement le duc, non, je suis Français! Je crois le prouver en pressant Votre Majesté de faire la paix.»
La discussion continua ainsi avec chaleur dans des termes que malheureusement je ne puis me rappeler. Ce que je sais bien, c'est que toutes les fois que M. le duc de Vicence insistait et s'efforçait de faire apprécier à Sa Majesté les raisons pour lesquelles la paix lui paraissait indispensable, l'empereur répliquait: «Si je gagne une bataille, comme j'en suis sûr, je serai le maître d'exiger de meilleures conditions... Le tombeau des Russes est marqué sous les murs de Paris!... Mes mesures sont toutes prises, et la victoire ne peut me manquer.»
Après cet entretien, qui dura plus d'une heure, et dans lequel M. le duc de Vicence ne put rien obtenir, je le vis sortir de la chambre de Sa Majesté. Il traversa rapidement le salon où j'étais. J'eus cependant le temps de remarquer que sa figure était extrêmement animée, et que, cédant à sa vive émotion, de grosses larmes tombaient de ses yeux. Sans doute il avait été vivement blessé de ce que l'empereur lui avait dit de son penchant pour la Russie. Quoi qu'il en soit, depuis ce jour je ne revis plus M. le duc de Vicence qu'à Fontainebleau.
Cependant l'empereur marchait avec l'avant-garde, et voulait arriver à Laon dans la soirée du 8; mais pour gagner cette ville il fallait traverser, sur une chaussée étroite, des terrains marécageux. L'ennemi était maître de cette route, et s'opposa à notre passage. Après quelques coups de canon échangés, Sa Majesté remit au lendemain l'attaque pour forcer le passage, et revint, non pas coucher (car dans ce temps de crise elle se couchait rarement), mais passer la nuit au hameau de Chavignon. Au milieu de cette nuit, le général Flahaut vint annoncer à l'empereur que les commissaires des puissances alliées avaient rompu les conférences de Lusigny. On n'en instruisit point l'armée, quoique cette nouvelle n'eût probablement excité la surprise de personne. Avant le jour, le général Gourgaud partit à la tête d'une troupe choisie parmi les plus braves soldats de l'armée, et suivant un chemin de traverse qui tournait à gauche, au milieu des marais, tomba à l'improviste sur l'ennemi, lui tua beaucoup de monde à la faveur de l'obscurité, et attira de son côté l'attention et les efforts des généraux alliés, pendant que le maréchal Ney, toujours en tête de l'avant-garde, profitait de cette manœuvre audacieuse pour forcer le passage de la chaussée. Toute l'armée se hâta de suivre ce mouvement, et le 9 au soir elle était en vue de Laon et rangée en ordre de bataille devant l'ennemi, qui occupait la ville et les hauteurs. Le corps d'armée du duc de Raguse était arrivé par une autre route, et se trouvait aussi en ligne devant l'armée russe et prussienne. Sa Majesté passa la nuit à expédier ses ordres et à tout préparer pour la grande attaque, qui devait avoir lieu le lendemain dès la pointe du jour.
L'heure marquée étant arrivée, je venais de terminer à la hâte la courte toilette de l'empereur, et il avait déjà le pied à l'étrier, lorsque l'on vit accourir à pied et hors d'haleine des cavaliers du corps d'armée de M. le duc de Raguse. Sa Majesté les fit amener devant elle, et leur demanda d'un ton de colère d'où provenait ce désordre; ils dirent que leurs bivouacs avaient été attaqués inopinément par l'ennemi, qu'eux et leurs camarades avaient résisté autant qu'ils l'avaient pu à des forces écrasantes, quoiqu'ils eussent eu à peine le temps de sauter sur leurs armes; mais qu'il avait enfin fallu céder au nombre, et que ce n'était que par miracle qu'ils avaient échappé au massacre. «Oui, leur dit l'empereur en fronçant le sourcil, par miracle d'agilité: nous verrons cela tout à l'heure. Qu'est devenu le maréchal?» L'un des soldats répondit qu'il avait vu M. le duc de Raguse tomber mort; un autre qu'il avait été fait prisonnier. Sa Majesté envoya ses aides-de-camp et officiers d'ordonnance à la découverte, et il se trouva que le rapport des cavaliers n'était que trop vrai. L'ennemi n'avait pas attendu qu'on l'attaquât; il avait fondu sur le corps d'armée de M. le duc de Raguse, l'avait enveloppé, et lui avait pris une partie de son artillerie. Du reste, le maréchal n'avait été ni blessé ni fait prisonnier; il était sur la route de Reims, s'efforçant d'arrêter et de ramener les débris de son corps d'armée.
La nouvelle de ce désastre ajouta encore au chagrin de Sa Majesté. Toutefois l'ennemi fut repoussé jusqu'aux portes de Laon; mais la reprise de la ville était devenue impossible. Après quelques tentatives infructueuses, ou plutôt après quelques fausses attaques dont le but était de cacher sa retraite à l'ennemi, l'empereur revint à Chavignon, où nous passâmes la nuit. Le lendemain, 11, nous quittâmes ce village, et l'armée se replia sur Soissons. Sa Majesté descendit à l'évêché, et manda aussitôt M. le maréchal Mortier et les principaux officiers de la place, pour s'occuper avec eux des moyens de mettre la ville en état de défense. Pendant deux jours, l'empereur s'enferma pour travailler dans son cabinet, et il n'en sortait que pour aller examiner le terrain, visiter les fortifications, donner partout ses ordres, et en surveiller l'exécution. Au milieu de ces préparatifs de défense, Sa Majesté apprit que la ville de Reims avait été prise par le général russe Saint-Priest, malgré la vigoureuse résistance du général Corbineau, dont on ignorait le sort, mais que l'on croyait mort ou tombé entre les mains des Russes. Sa Majesté confia la défense de Soissons au maréchal duc de Trévise, et se dirigea de sa personne sur Reims à marches forcées. Nous arrivâmes le soir même aux portes de cette ville. Les Russes n'attendaient pas là Sa Majesté. Nos soldats engagèrent le combat sans avoir pris aucun repos, et se battirent avec la résolution que la présence et l'exemple de l'empereur ne manquaient jamais de leur inspirer. Le combat dura toute la soirée, et se prolongea même fort avant dans la nuit; mais le général Saint-Priest ayant été grièvement blessé, la résistance de ses troupes commença à mollir, et sur les deux heures après minuit elles abandonnèrent la ville. L'empereur et son armée y entrèrent par une porte pendant que les Russes en sortaient par une autre. Les habitans se pressèrent en foule autour de Sa Majesté, qui s'informa, avant de descendre de cheval, du dégât qu'elle supposait avoir été fait par l'ennemi. On répondit à l'empereur que la ville n'avait souffert que le dommage qui avait dû inévitablement résulter d'une lutte sanglante et nocturne, et que du reste le général ennemi avait sévèrement maintenu la discipline parmi ses troupes pendant son séjour et au moment de sa retraite. Au nombre des personnes qui entouraient Sa Majesté en ce moment se trouva le brave général Corbineau; il était en habit bourgeois, et était resté déguisé et caché dans une maison particulière de la ville. Le lendemain au matin, il se présenta de nouveau devant l'empereur, qui l'accueillit fort bien, et lui fit compliment du courage qu'il avait déployé dans des circonstances si difficiles. M. le duc de Raguse avait rejoint Sa Majesté sous les murs de Reims, et il avait contribué, avec son corps d'armée, à la reprise de la ville. Lorsqu'il parut devant l'empereur, celui-ci s'emporta en vifs et durs reproches au sujet de l'affaire de Laon; mais sa colère ne fut pas de longue durée. Sa Majesté reprit bientôt avec M. le maréchal le ton d'amitié dont elle l'honorait habituellement. Ils eurent ensemble une longue conférence, et M. le duc de Raguse resta à dîner avec l'empereur.
Sa Majesté passa trois jours à Reims, pour donner à ses troupes le temps de se reposer et de se refaire avant de continuer cette rude campagne. Elles en avaient besoin; car de vieux soldats n'auraient qu'à grande peine résisté à des marches forcées continuelles, et dont le terme n'était jamais qu'une sanglante bataille; et pourtant la plupart des braves qui obéissaient avec une si infatigable ardeur aux ordres de l'empereur, et qui ne se refusaient à aucune fatigue, à aucun danger, étaient des conscrits levés en toute hâte et envoyés au combat contre des troupes aguerries et les mieux disciplinées de l'Europe. La plupart n'avaient pas eu le temps d'apprendre à faire l'exercice, et prenaient leur première leçon devant l'ennemi. Brave jeunesse, qui se sacrifiait sans murmurer, et à laquelle une seule fois l'empereur ne rendit pas justice dans une circonstance que j'ai précédemment racontée, et où M. Larrey joua un si beau rôle! Il est de toute vérité, en effet, que la terrible campagne de 1814 fut faite en majeure partie avec de nouvelles levées.
Durant la halte de trois jours que nous fîmes à Reims, l'empereur y vit arriver avec une joie très-vive, et qu'il manifesta, un corps d'armée de six mille hommes que lui amenait le fidèle général hollandais Janssens. Ce renfort de troupes exercées ne pouvait venir plus à propos. Pendant que nos soldats reprenaient haleine pour recommencer bientôt une lutte désespérée, Sa Majesté se livrait aux travaux les plus divers avec son ardeur accoutumée. Au milieu des soins et des dangers de la guerre, l'empereur ne négligeait aucune des affaires de l'empire; il travaillait tous les jours pendant plusieurs heures avec M. le duc de Bassano, recevait de Paris des courriers, dictait ses réponses, fatiguait ses secrétaires presque à l'égal de ses généraux et de ses soldats. Quant à lui-même, il demeurait toujours infatigable.