Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour.
Départ de Murat quittant l'armée pour retourner à Naples.—Eugène commandant au nom de l'empereur.—Quartier général à Posen.—Les débris de l'armée.—Nouvelles de plus en plus inquiétantes.—Résolution de départ.—Bruits jetés en avant.—L'impératrice régente.—Serment de l'impératrice.—Notre départ pour l'armée.—Marche rapide sur Erfurt.—Visite à la duchesse de Weymar.—Satisfaction causée à l'empereur par sa réception.—Maison de l'empereur pour la campagne de 1813.—La petite ville d'Eckartsberg transformée en quartier-général.—L'empereur au milieu d'un vacarme inouï.—Arrivée à Lutzen, et bataille gagnée le lendemain.—Mort du duc d'Istrie.—Lettre de l'empereur à la duchesse d'Istrie.—Monument érigé au duc par le roi de Saxe.—Belle conduite des jeunes conscrits.—Opinion de Ney à leur égard.—Les Prussiens commandés par leur roi en personne.—L'empereur au milieu des balles.—Entrée de Sa Majesté à Dresde le jour où l'empereur Alexandre avait quitté cette ville.—Députation, et réponse de l'empereur.—Explosion, et l'empereur légèrement blessé.—Mission du général Flahaut auprès du roi de Saxe.—Longue conférence entre le roi de Saxe et l'empereur.—Plaintes de l'empereur sur son beau-père.—Félicitations de l'empereur d'Autriche après la victoire.—M. de Bubna à Dresde.—L'empereur ne prenant point de repos.—Faculté de dormir en tous lieux et à toute heure.—Bataille de Bautzen.—Admirable mouvement de pitié de la population saxonne.—L'empereur, le baron Larrey, et vive discussion.—Les conscrits blessés par maladresse.—Injustice de l'empereur reconnue par lui-même.
Depuis que l'empereur avait quitté l'armée et laissé, comme on l'a vu, le commandement au roi de Naples, Sa Majesté sicilienne avait elle-même abandonné le commandement qui lui avait été confié, et l'avait remis, en partant pour ses états, au prince Eugène. L'empereur était très-avide des nouvelles qu'il recevait de Posen où était le grand quartier-général vers la fin de février et au commencement de mars; mais le prince vice-roi n'avait guère sous ses ordres que des débris de différens corps, dont quelques-uns n'étaient plus représentés que par un très-petit nombre d'hommes.
D'ailleurs chaque fois que les Russes se présentaient en forces, il n'y avait d'autre parti à prendre que celui de se retirer; et chaque jour, durant le mois de mars, les nouvelles devinrent de plus en plus inquiétantes. L'empereur se décida donc, à la fin de Mars, à partir très-prochainement pour l'armée.
Déjà, depuis assez long-temps, l'empereur, préoccupé de la tentative que Malet avait faite pendant sa dernière absence, s'était exprimé sur le danger de laisser son gouvernement sans chef, et les journaux avaient été remplis de recherches sur les cérémonies usitées lorsque la régence du royaume avait été autrefois déférée à des reines. Comme on connaissait dans le public le moyen fréquemment adopté par Sa Majesté de nourrir à l'avance l'opinion sur ce qu'elle avait l'intention de faire, personne ne fut surpris de la voir, avant de partir, confier la régence à l'impératrice Marie-Louise, les circonstances ne lui ayant pas encore permis de la faire couronner, ainsi que depuis long-temps il en avait le désir. L'impératrice prêta le serment solennel au palais de l'Élysée, en présence des princes grands dignitaires et des ministres. Le duc de Cadore fut nommé secrétaire de la régence, pour conseiller Sa Majesté l'impératrice de concert avec l'archi-chancelier: le commandement de la garde fut confié au général Cafarelli.
L'empereur partit de Saint-Cloud le 15 avril à quatre heures du matin. Le lendemain à minuit, il entrait à Mayence. En arrivant, Sa Majesté apprit qu'Erfurt et toute la Westphalie étaient en proie aux alarmes les plus vives: rien ne pourrait exprimer la rapidité que cette nouvelle lui fit donner à sa marche: en huit heures il fut à Erfurt. Sa Majesté s'arrêta peu dans cette dernière ville; les renseignemens qu'elle y recueillit la tranquillisèrent pleinement sur les suites de la campagne. En sortant d'Erfurt, l'empereur voulut passer par Weimar pour saluer la grande duchesse; il lui fit sa visite le même jour et à la même heure que l'empereur Alexandre se rendait de Dresde à Tœplitz pour voir l'autre duchesse de Weimar (la princesse héréditaire, sa sœur).
La grande duchesse reçut l'empereur avec une grâce dont il fut enchanté. Leur entretien dura près d'une demi-heure. En la quittant, Sa Majesté dit au prince de Neufchâtel: «Cette femme est toujours étonnante; c'est vraiment une tête de grand homme.» Le duc voulut accompagner l'empereur jusqu'au bourg d'Eckartsberg, où Sa Majesté le retint à dîner avec elle[74].
L'empereur était logé sur la place d'Eckartsberg; il n'avait que deux chambres; sa suite campait sur le palier et sur les degrés de l'escalier. Rien de plus extraordinaire que l'aspect de cette petite ville ainsi transformée pour quelques heures en quartier-général. Sur une place entourée de camps, de bivouacs et de parcs militaires, au milieu de plus de mille voitures qui se croisaient, se mêlaient, s'accrochaient en tous sens, on voyait défiler lentement des régimens, des convois, des trains d'artillerie, des fourgons, etc. À leur suite, des troupeaux de bœufs venaient, précédés ou coupés par les petites charrettes des cantinières et des vivandières, équipages si légers, si frêles, que le moindre choc les endommageait; et puis des maraudeurs qui rapportaient du fourrage; des paysans conduisant de force les équipages en jurant et maugréant, au milieu des éclats de rire de nos soldats; et des courriers, des ordonnances, des aides-de-camp se lançant au galop à travers toute cette multitude d'hommes et de bêtes, bigarrés, bariolés de la manière la plus bizarre. Et si l'on veut ajouter à cela les hennissemens des chevaux, le mugissement des bœufs, le bruit des roues sur le pavé, les cris des soldats, les trompettes, les tambours, les fanfares, les réclamations des habitans, quatre cents personnes qui demandent ensemble la même chose en parlant allemand aux Italiens, français aux Allemands, comment comprendre jamais qu'il fût possible à Sa Majesté d'être aussi tranquille, aussi à l'aise au milieu de cet infernal vacarme que dans son cabinet des Tuileries ou de Saint-Cloud? Il en était ainsi pourtant; l'empereur, assis devant une mauvaise table couverte d'une espèce de nappe, une carte sous les yeux, le compas et la plume à la main, tout entier à ses méditations, ne témoignait pas la moindre impatience, on eût dit que rien du bruit extérieur ne parvenait à ses oreilles...; mais qu'un cri de douleur s'élevât quelque part, à l'instant l'empereur levait la tête et donnait l'ordre d'aller s'informer de ce qui pouvait être arrivé. Le pouvoir de s'isoler aussi complétement de tout ce qui nous entoure est bien difficile à acquérir; personne au monde ne l'a possédé comme Sa Majesté.
Le 1er mai, l'empereur était à Lutzen. La bataille ne fut livrée que le lendemain. Ce jour-là, sur les six heures du soir, le brave maréchal Bessières, duc d'Istrie, fut emporté par un boulet de canon, au moment où monté sur une hauteur, enveloppé d'un long manteau qu'il avait mis pour ne pas être remarqué, il venait d'ordonner la sépulture du brigadier de son escorte qu'un premier boulet venait de jeter mort à quelques pas de lui.
Depuis les premières campagnes d'Italie, le duc d'Istrie n'avait presque pas quitté l'empereur; il l'avait suivi dans toutes ses campagnes; il avait assisté à toutes ses batailles, et s'y était toujours distingué par un courage à toute épreuve, par une droiture et une franchise trop rares chez les hauts personnages dont Sa Majesté était entourée. Il avait passé par presque tous les grades du commandement de la garde impériale; et sa grande expérience, ses excellentes qualités, son bon cœur et son attachement inaltérable l'avaient rendu bien cher à Sa Majesté.
L'empereur fut vivement ému en apprenant la mort du maréchal; il resta quelques instans sans parler, la tête baissée et les yeux fixés sur la terre. «Enfin, dit-il, il est mort de la mort de Turenne; son sort est digne d'envie;» puis il passa la main sur ses yeux et quitta précipitamment la place.
Le corps du maréchal fut embaumé et transporté à Paris; l'empereur écrivit la lettre suivante à madame la duchesse d'Istrie.
«Ma cousine, votre mari est mort au champ d'honneur! La perte que vous faites et celle de vos enfans est grande, sans doute; mais la mienne l'est davantage encore. Le duc d'Istrie est mort de la plus belle mort et sans souffrir. Il laisse une réputation sans tache; c'est le plus bel héritage qu'il ait pu léguer à ses enfans. Ma protection leur est acquise. Ils hériteront aussi de l'affection que je portais à leur père. Trouvez dans toutes ces considérations des motifs de consolations pour alléger vos peines, et ne doutez jamais de mes sentimens pour vous.
«Cette lettre n'étant à autre fin, je prie Dieu, ma cousine, qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.
Napoléon.»
Le roi de Saxe fit élever un monument au duc d'Istrie, à l'endroit même où il était tombé.
La victoire, long-temps disputée dans cette bataille de Lutzen, n'en fut que plus glorieuse pour l'empereur. Ce fut principalement les jeunes conscrits qui la gagnèrent. Ils se battirent comme des lions. Le maréchal Ney s'y attendait bien, au reste: car avant la bataille il disait à Sa Majesté: «Sire, donnez-moi beaucoup de ces petits jeunes gens-là... Je les mènerai où je voudrai. Les vieilles moustaches en savent autant que nous, ils réfléchissent; ils ont trop de sang-froid: mais ces enfans intrépides ne connaissent pas les difficultés; ils regardent toujours devant eux, jamais à droite ni à gauche.»
Effectivement, au milieu de la bataille, les Prussiens, commandés par le roi en personne, attaquèrent avec tant de fureur le corps du maréchal Ney qu'ils le firent plier; mais les conscrits ne prirent point la fuite: ils attendaient les coups, se ralliaient par pelotons, et tournaient ainsi autour des ennemis en criant de toutes leurs forces: «Vive l'empereur!» L'empereur vint à paraître; alors, remis du choc terrible qu'ils avaient essuyé, électrisés par la présence du héros, ils attaquèrent à leur tour, avec une violence incomparable. Sa Majesté en fut surprise. «Il y a vingt ans, disait-elle, que je commande des armées françaises, et je n'ai pas encore vu autant de bravoure et de dévouement.»
Il fallait voir ces jeunes soldats, blessés, quelques-uns privés d'un bras, d'une cuisse, n'ayant plus qu'un souffle de vie, tâcher, à l'approche de l'empereur, de se soulever de terre, et crier de tout ce qu'il leur restait de voix: Vive l'empereur! Les larmes me viennent aux yeux quand je songe à cette jeunesse si brillante, si forte et si courageuse.
Même bravoure, même enthousiasme du côté de nos ennemis; les chasseurs de la garde prussienne étaient presque tous des jeunes gens qui voyaient le feu pour la première fois; ils se précipitaient au devant de la mort et tombaient par centaines avant d'avoir reculé d'un pas.
Dans aucune bataille, je crois, l'empereur ne parut plus visiblement protégé par sa destinée. Les balles sifflaient à ses oreilles; elles emportaient, en passant, des morceaux du harnais de son cheval; les boulets et les grenades roulaient à ses pieds: rien ne l'atteignit. On voyait toutes ces choses, et l'enthousiasme en redoublait.
L'empereur vit, au commencement de la bataille, s'avancer un bataillon dont le chef avait été suspendu de ses fonctions, deux ou trois jours avant, pour une faute assez légère de discipline. Le pauvre officier marchait au second rang de ses soldats, dont il était adoré. L'empereur l'aperçoit, fait arrêter le bataillon, prend l'officier par la main, et le remet à la tête de sa troupe. L'effet que produisit cette scène ne peut se décrire.
Le 8 mai, à sept heures du soir, l'empereur fit son entrée à Dresde, et prit possession du palais, que l'empereur de Russie et le roi de Prusse avaient quitté le matin même. À quelque distance des barrières, l'empereur fut salué par une députation de la municipalité de cette ville. «Vous mériteriez, dit-il à ces envoyés, que je vous traitasse en pays conquis. Je sais tout ce que vous avez fait pendant que les alliés occupaient votre ville; j'ai l'état des volontaires que vous avez habillés, équipés et armés contre moi, avec une générosité qui a étonné l'ennemi lui-même; je sais quelles insultes vous avez prodiguées à la France, et combien d'indignes libelles vous avez à cacher ou à brûler aujourd'hui. Je n'ignore pas les transports de joie que vous avez fait éclater, quand l'empereur de Russie et le roi de Prusse sont entrés dans vos murs. Vos maisons sont encore ornées de guirlandes, et nous voyons encore sur le pavé les fleurs que vos jeunes filles ont semées sur leurs pas. Cependant je veux tout pardonner. Bénissez votre roi, car c'est lui qui vous sauve, et je ne pardonne que pour l'amour de lui. Qu'une députation d'entre vous aille le prier de vous rendre sa présence. C'est mon aide-de-camp, le général Durosnel, qui sera votre gouverneur. Votre bon roi, lui-même, ne choisirait pas mieux.»
Au moment d'entrer dans la ville, l'empereur apprit qu'une partie de l'arrière-garde russe cherchait à se maintenir dans la ville neuve, séparée par l'Elbe de la vieille ville, tombée au pouvoir de notre armée. Aussitôt Sa Majesté ordonne que tout soit fait pour chasser ce reste de troupes, et pendant un jour tout entier il n'y eut que canonnade et fusillade dans la ville, d'une rive à l'autre. Les boulets et les grenades tombaient comme la grêle sur le terrain occupé par l'empereur. Une grenade brisa, près de lui, la cloison d'un magasin à poudre et lui lança des débris à la tête. Heureusement le feu ne prit point aux poudres. Quelques minutes après, une autre grenade tomba entre Sa Majesté et plusieurs Italiens; ils se courbèrent pour éviter les effets de l'explosion. L'empereur vit ce mouvement, et, se mettant à rire, il leur dit: «Ah! coglioni! non fa male.»
Le 11 mai, dans la matinée, les Russes étaient en fuite et poursuivis, et l'armée française entrait de toutes parts dans la ville. L'empereur resta toute la journée sur le pont à voir défiler les troupes. Le lendemain, à dix heures, la garde impériale prit les armes, et se mit en bataille sur le chemin de Pirna jusqu'au Grow Garten; l'empereur en passa la revue, et envoya le général Flahaut en avant; le roi de Saxe arriva vers midi. En se rencontrant, les deux souverains descendirent de cheval et s'embrassèrent; ils entrèrent ensuite dans Dresde aux acclamations générales.
Le général Flahaut, qui était allé au devant du roi de Saxe, avec une partie de la garde impériale, reçut de ce bon roi les témoignages les plus flatteurs de satisfaction et de reconnaissance. Il est impossible de montrer plus de bonhomie, plus de douceur que le roi de Saxe. L'empereur disait de lui et de sa famille que c'était une famille de patriarches, et que toutes les personnes qui la composaient joignaient à de grandes vertus une bonté expansive qui devait les faire adorer de leurs sujets. Sa Majesté eut toujours pour cette royale personne les soins les plus affectueux. Tant que la guerre dura, il envoyait chaque jour des courriers pour tenir le roi au courant des moindres circonstances; il venait lui-même le plus souvent qu'il pouvait; enfin il fut toujours avec lui plein de cette amabilité qu'il savait prendre si bien et rendre irrésistible quand il le voulait.
Quelques jours après son arrivée à Dresde, Sa Majesté eut avec le roi de Saxe une longue conversation dans laquelle il fut principalement question de l'empereur Alexandre. Les qualités et les défauts de ce prince furent amplement analysés, et le résultat de la conversation fut que l'empereur Alexandre avait été sincère à l'entrevue d'Erfuth, et qu'il avait fallu des intrigues bien compliquées pour l'amener ainsi à la rupture de toutes leurs liaisons d'amitié. «Les souverains sont si malheureux! disait Sa Majesté; toujours circonvenus, toujours entourés de flatteurs ou de conseillers perfides, dont le premier besoin est d'empêcher que la vérité puisse arriver jusqu'aux oreilles de leur maître, qui a tant d'intérêt à la connaître.»
Après, les deux souverains vinrent à parler de l'empereur d'Autriche. Sa Majesté paraissait profondément affligée de ce que son union avec l'archiduchesse Marie-Louise, qu'il faisait tout au monde pour rendre la plus heureuse des femmes, eût manqué l'effet, qu'il espérait, de lui acquérir la confiance et l'amitié de son beau-père. «Mais je ne suis pas né souverain, disait l'empereur; c'est peut-être à cause de cela... Et pourtant, j'aurais cru que cette condition serait un titre de plus à l'amitié de François. Je ne pourrai jamais, je le sens, me persuader que des liens pareils ne soient pas assez forts pour retenir l'empereur d'Autriche dans mon alliance. Car enfin je suis son gendre; mon fils est son petit-fils; il aime sa fille; elle est heureuse... Comment donc serait-il mon ennemi?»
En apprenant la victoire de Lutzen et l'entrée de l'empereur à Dresde, l'empereur d'Autriche se hâta d'envoyer M. de Bubna auprès de son gendre. Il arriva le 16 au soir, et l'entrevue, qu'il obtint aussitôt de Sa Majesté, dura jusqu'à deux heures après minuit. Cela nous donnant l'espoir que la paix allait se faire, nous arrangeâmes là-dessus mille conjectures plus rassurantes les unes que les autres; mais deux ou trois jours s'écoulèrent pendant lesquels nous ne vîmes que des préparatifs de guerre qui trompèrent bien douloureusement notre espoir. Ce fut alors que j'entendis ces mots sortis de la bouche de l'infortuné maréchal Duroc: «Ceci devient trop long! nous y passerons tous.» Il avait le pressentiment de sa mort.
Pendant toute cette campagne l'empereur n'eut pas un instant de repos. Les jours s'écoulaient en combats ou en courses, toujours à cheval; les nuits, en travaux de cabinet. Je n'ai jamais compris comment son corps pouvait résister à de telles fatigues, et pourtant il jouissait presque constamment de la meilleure santé. La veille de la bataille de Bautzen, il s'était couché fort tard, après avoir visité tous les postes militaires. Les ordres étant donnés, il s'endormit profondément. Le 20 mai, jour de la bataille, de grand matin, les évolutions commencèrent, et nous attendîmes, au quartier-général, avec une bien vive impatience, le résultat de cette journée. Mais la bataille ne devait pas finir ce jour-là. Après une suite de combats tous à notre avantage, quoique vivement disputés, l'empereur rentra le soir, à neuf heures, au quartier-général, prit un léger repas, et resta avec le prince Berthier jusqu'à minuit. Le reste de la nuit se passa en travail, et à cinq heures du matin, l'empereur était debout et prêt à retourner au combat.
Trois ou quatre heures après son arrivée sur le champ de bataille, l'empereur ne put résister au sommeil qui l'accablait. Prévoyant l'issue de la journée, il s'endormit sur la pente d'un ravin, au milieu des batteries du duc de Raguse. On le réveilla pour lui dire que la bataille était gagnée.
Ce fait, qui me fut rapporté le soir, ne m'étonna point; car j'avais déjà remarqué que, lorsqu'il lui fallait céder au sommeil, ce besoin impérieux de la nature, l'empereur prenait le repos qui lui était nécessaire où et comme il pouvait, en vrai soldat.
Quoique l'affaire fût décidée, on se battit jusqu'à cinq heures du soir; à six heures, l'empereur fit dresser sa tente près d'une auberge isolée qui avait servi de quartier-général à l'empereur Alexandre pendant les deux jours précédens. Je reçus l'ordre de m'y rendre, et j'accourus aussitôt; mais Sa Majesté passa encore toute la nuit à recevoir et féliciter les principaux chefs, ainsi qu'à travailler avec ses secrétaires.
Tous les blessés qui pouvaient encore marcher étaient déjà sur la route de Dresde, où de nombreux secours les attendaient; mais sur le champ de bataille étaient étendus plus de dix mille hommes français, russes, prussiens, etc., respirant à peine, mutilés, dans un état à faire pitié. Les efforts du bon et infatigable baron Larrey et d'une multitude de chirurgiens, encouragés par son exemple héroïque, ne suffisaient pas encore aux premiers pansemens. Et quels moyens de transport pour ces malheureux pouvait-on trouver dans cette campagne désolée, dont tous les villages avaient été saccagés et brûlés, où il ne restait plus ni chevaux ni voitures? Fallait-il donc laisser périr tous ces hommes, dans les plus atroces douleurs, faute de pouvoir les conduire à Dresde?
Ce fut alors que cette population de villageois saxons, que les désastres de la guerre devaient avoir aigris, qui voyaient leurs demeures brûlées, leurs champs ravagés, voulut donner à toute l'armée le spectacle de ce que la pitié peut inspirer de plus sublime au cœur de l'homme. Ils s'aperçurent des inquiétudes cruelles auxquelles se livraient M. Larrey et ses compagnons sur le sort de tant de malheureux blessés; en un instant, hommes, femmes, enfans, vieillards accourent avec des brouettes; les blessés sont enlevés, sont posés sur ces frêles voitures; deux ou trois personnes se mettent à chaque brouette, et la conduisent ainsi jusqu'à Dresde, s'arrêtant dès que, par un cri ou par un signe, le blessé demandait du repos, s'arrêtant pour replacer les bandages que le mouvement avait dérangés, s'arrêtant auprès d'une source pour lui donner à boire et calmer ainsi la fièvre qui le dévorait. Je n'ai jamais rien vu d'aussi touchant.
Le baron Larrey eut avec l'empereur une assez vive discussion. Parmi les blessés, on avait trouvé un grand nombre de jeunes soldats, ayant deux doigts de la main droite déchirés. Sa Majesté crut que ces pauvres jeunes gens l'avaient fait exprès pour se dispenser du service. Elle le dit à M. Larrey, qui se récria hautement, disant que c'était impossible, qu'une telle lâcheté n'était point dans le caractère de ces braves conscrits. Comme l'empereur insistait, M. Larrey se laissa emporter jusqu'à le taxer d'injustice. Les choses en étaient là, quand on eut la preuve certaine que ces blessures uniformes venaient toutes de la précipitation avec laquelle ces jeunes soldats chargeaient et déchargeaient leurs fusils, au maniement desquels ils n'étaient point habitués. Alors Sa Majesté vit que M. Larrey avait eu raison, et lui sut bon gré de sa fermeté à soutenir ce qu'il savait être vrai: «Vous êtes un parfait homme de bien, M. Larrey, dit l'empereur; je voudrais n'être entouré que d'hommes comme vous, mais les hommes comme vous sont bien rares.
CHAPITRE XII.
Mort du maréchal Duroc.—Douleur de l'empereur et consternation générale dans l'armée.—Détails sur cet événement funeste.—Impatience de l'empereur de ne pouvoir atteindre l'arrière-garde russe.—Deux ou trois boulets creusant la terre aux pieds de l'empereur.—Un homme de la garde tué près de Sa Majesté.—Annonce de la mort du général Bruyère.—Duroc près l'empereur.—Un arbre frappé par un boulet.—Le duc de Plaisance annonce, en pleurant, la mort du grand-maréchal.—Mort du général Kirgener.—Soins empressés, mais inutiles.—Le maréchal respirant encore.—Adieux de l'empereur à son ami.—Consternation impossible à décrire.—L'empereur immobile et sans pensée.—À demain tout.—Déroute complète des Russes.—Dernier soupir du grand-maréchal.—Inscription funéraire dictée par l'empereur.—Terrain acheté et propriété violée.—Notre entrée en Silésie.—Sang-froid de l'empereur.—Sa Majesté dirigeant elle-même les troupes.—Marche sur Breslaw.—L'empereur dans une ferme pillée.—Un incendie détruisant quatorze fourgons.—Historiette démentie.—L'empereur ne manque de rien.—Entrée à Breslaw.—Prédiction presque accomplie.—Armistice du 4 juin.—Séjour à Gorlitz.—Pertes généreusement payées.—Retour à Dresde.—Bruits dissipés par la présence de l'empereur.—Le palais Marcolini.—L'empereur vivant comme à Schœnbrunn.—La Comédie française mandée à Dresde.—Composition de la troupe.—Théâtre de l'Orangerie et la comédie.—La tragédie à Dresde.—Emploi des journées de l'empereur.—Distractions, et mademoiselle G...—Talma et mademoiselle Mars déjeunant avec l'empereur.—Heureuse repartie, et politesse de l'empereur.—L'abondance répandue dans Dresde par la présence de Sa Majesté.—Camps autour de la ville.—Fête de l'empereur avancée de cinq jours.—Les soldats au Te Deum.
Nous étions à la veille du jour où l'empereur, encore tout ému de la perte qu'il avait faite dans la personne du duc d'Istrie, devait recevoir le coup qui peut-être lui fut le plus sensible de tous ceux dont son âme fut atteinte en voyant tomber autour de lui ses vieux compagnons d'armes. Le lendemain même du jour où l'empereur avait eu, avec le baron Larrey, l'espèce de discussion que j'ai rapportée à la fin du chapitre précédent, fut marqué par la mort irréparable de l'excellent maréchal Duroc. L'empereur en eut l'âme brisée, et il n'y en eut pas un seul de nous qui ne lui donnât des larmes sincères; tant il était juste et bon quoique grave et sévère avec toutes les personnes que la nature de leur service mettait en contact avec lui. Ce fut une perte non-seulement pour l'empereur, qui possédait en lui un véritable ami, mais j'ose dire que c'en fut une aussi pour la France entière, qu'il adorait jusqu'à la passion, et pour laquelle il ne cessait de prodiguer ses conseils, quoiqu'ils ne fussent pas toujours écoutés. La mort du maréchal Duroc fut un de ces événemens tellement douloureux, tellement imprévus, que l'on reste quelque temps indécis s'il faut y croire, alors même qu'une trop évidente réalité ne permet plus de se faire aucune illusion.
Voici dans quelles circonstances ce funeste événement vint répandre la consternation dans toute l'armée. L'empereur poursuivait l'arrière-garde russe, qui lui échappait sans cesse. Elle venait de lui échapper pour la dixième fois peut-être depuis le matin, après avoir tué et fait prisonniers un bon nombre de nos braves, quand deux ou trois boulets, creusant la terre aux pieds de l'empereur, excitèrent son attention, et lui firent dire: «Comment, après une telle boucherie, point de résultat! point de prisonniers! Ces gens-là ne me laisseront pas un clou.» À peine avait-il parlé, un boulet passe et renverse un chasseur à cheval de l'escorte presque dans les jambes du cheval de Sa Majesté. «Ah! Duroc! ajouta-t-il en se tournant vers le grand maréchal, la fortune nous en veut bien aujourd'hui!—Sire, dit un aide-de-camp qui accourait au galop, le général Bruyères vient d'être tué.—Mon pauvre camarade d'Italie! Est-il possible? Ah! il faut en finir pourtant!» Et, voyant sur sa gauche une éminence du haut de laquelle il pourra mieux observer ce qui se passe, l'empereur se dirige de ce côté au milieu d'un nuage de poussière; le duc de Vicence, le duc de Trévise, le maréchal Duroc et le général du génie Kirgener suivaient Sa Majesté de très-près; mais le vent poussait la poussière et la fumée avec une telle violence qu'on se voyait à peine. Tout à coup un arbre, près duquel l'empereur passait, est frappé par un boulet qui le renverse à moitié; Sa Majesté, arrivée sur le plateau, se retourne pour demander sa lunette, et ne voit plus que le duc de Vicence. Le duc Charles de Plaisance survient; une pâleur mortelle couvre ses traits; il se penche vers M. le grand-écuyer, et lui dit quelques mots à l'oreille. «Qu'est-ce que c'est? demande vivement l'empereur, que se passe-t-il?—Sire, dit en pleurant le duc de Plaisance, le grand-maréchal est mort.—Le grand-maréchal est mort? Duroc? Mais vous vous trompez, il était tout à l'heure à côté de moi!»
Plusieurs aides-de-camp arrivent avec un page qui portait la lunette de Sa Majesté. La fatale nouvelle est confirmée, en grande partie en moins. Le duc de Frioul n'était pas encore mort; mais le coup avait frappé les entrailles, et tous les secours de l'art devenaient inutiles. Le boulet, après avoir ébranlé l'arbre, avait ricoché sur le général Kirgener, qui était tombé raide mort, puis sur le duc de Frioul. MM. Yvan et Larrey étaient auprès du blessé, qu'on avait transporté dans une maison de Makersdorf; il n'y avait aucun espoir de sauver le maréchal.
Dire la consternation de l'armée, la douleur de Sa Majesté à cet affreux événement, serait impossible. L'empereur donna machinalement quelques ordres, et revint au camp. Arrivé dans le carré de la garde, il s'assit sur un tabouret devant sa tente, la tête baissée, les mains jointes, et demeura près d'une heure ainsi, sans proférer une seule parole. Cependant on avait à prendre pour le lendemain des mesures essentielles; le général Drouot s'approche, et, d'une voix que les sanglots entrecoupaient, il demande ce qu'il faut faire: «À demain tout,» répond l'empereur; il ne dit pas un mot de plus. «Pauvre homme! murmuraient en le regardant les vieux grognards de la garde; il a perdu un de ses enfans.»
La nuit close, l'ennemi étant en pleine retraite, et l'armée ayant pris ses positions, l'empereur sortit du camp, et, accompagné du prince de Neufchâtel, de M. Yvan et du duc de Vicence, il se rendit dans la maison où l'on avait déposé le grand maréchal. La scène fut terrible. L'empereur désolé embrassa plusieurs fois ce fidèle ami, en cherchant à lui donner quelques espérances; mais le duc, qui connaissait parfaitement son état, ne lui répondit qu'en le suppliant de lui faire donner de l'opium. À ces mots l'empereur sortit: il ne pouvait plus y tenir.
Le duc de Frioul mourut le lendemain matin. L'empereur ordonna que son corps fût transporté à Paris pour être déposé sous le dôme des Invalides; il acheta la maison dans laquelle était mort le grand-maréchal, et chargea le pasteur du village de faire placer à l'endroit du lit une pierre sur laquelle seraient gravés ces mots:
«Ici le général Duroc, duc de Frioul, grand-maréchal du palais de l'empereur Napoléon, frappé d'un boulet, est mort dans les bras de l'empereur, son ami.»
La conservation de ce monument fut imposée en obligation au locataire de la maison. Ce fut la condition du don que lui en fit Sa Majesté. Le pasteur, le magistrat du village et le donataire furent appelés à cet effet en présence de l'empereur; il leur fit connaître ses intentions, qu'ils s'engagèrent solennellement à remplir. Alors Sa Majesté, tirant de sa cassette les fonds nécessaires, les remit à ces messieurs.
Il est bon maintenant que le lecteur sache comment cette convention, si religieusement contractée, a reçu son exécution. Cet ordre de l'état-major russe le lui apprendra.
«Un protocole, en date du 16 (28) mars, constate que l'empereur Napoléon a remis au ministre du culte Hermann, à Makersdorf, la somme de deux cents napoléons d'or, destinés à l'érection d'un monument à la mémoire du maréchal Duroc, mort sur le champ de bataille. Son excellence le prince Repnin, gouverneur-général de la Saxe, ayant ordonné qu'un commis de mes bureaux se rendrait à Makersdorf, afin de se faire remettre ladite somme pour m'en faire le dépôt jusqu'à disposition ultérieure, le commis Meyerheim est chargé de cette mission. En conséquence, il se rendra sur le champ à Makersdorf, à l'effet de s'y légitimer auprès du ministre Hermann en lui montrant le présent ordre, et saisira entre ses mains la somme énoncée plus haut de deux cents napoléons d'or. Le commis Meyerheim n'aura à rendre compte qu'à moi de l'exécution de cet ordre.
»À Dresde, ce 20 mars (1er avril) 1814.
»Signé Baron de Rosen.»
Cette pièce n'a pas besoin de commentaire.
Après les batailles de Bautzen et de Wurtchen, l'empereur entra en Silésie. Il voyait partout l'armée combinée des alliés fuir devant la sienne, et ce spectacle flattait vivement son amour-propre en entretenant dans son cœur l'idée qu'il allait bientôt se voir maître d'un pays riche et fertile, où l'abondance des subsistances favoriserait ses entreprises. Plusieurs fois par jour on lui entendait dire: «Sommes-nous loin de telle ville?—Quand arriverons-nous à Breslaw?» Son impatience ne l'empêchait point, au reste, de s'occuper de tous les objets qui le frappaient, comme l'aurait pu faire un homme libre de tous soins; il examinait les maisons les unes après les autres, quand on passait dans quelque village; il remarquait la direction des rivières et des montagnes, recueillant jusqu'aux moindres renseignemens qu'on pouvait ou qu'on voulait lui donner.
Dans la journée du 27 mai, Sa Majesté, n'étant plus qu'à trois jours de marche de Breslaw, rencontra, en avant d'une petite ville appelée Michelsdorf, plusieurs régimens de cavalerie russe qui barraient le passage; ils étaient déjà tout près de l'empereur et de l'état-major, que Sa Majesté n'avait pas encore songé à les regarder seulement. Le prince de Neufchâtel, voyant l'ennemi si près, court à l'empereur, et lui dit: «Sire, ils avancent toujours.—Eh bien! nous avancerons aussi, répond en souriant Sa Majesté; ne voyez-vous pas derrière nous?» Et elle montrait au prince l'infanterie française qui approchait en colonnes serrées. Quelques décharges eurent bientôt chassé les Russes de cette position; mais on les retrouvait à une demi-lieue, à une lieue plus loin: c'était toujours à recommencer. L'empereur le savait bien, aussi manœuvrait-il avec la plus grande précision. Dirigeant lui-même les troupes qui se portaient en avant, il allait d'une hauteur à l'autre; faisait le tour de toutes les villes et de tous les villages, pour reconnaître les positions et voir les ressources qu'il pourrait tirer du terrain. Par ses soins, par les effets de son infatigable coup d'œil, la scène changeait dix fois par jour. Une colonne avait débouché par un chemin creux, par un bois, par un village; elle pouvait à l'instant même prendre possession d'une hauteur, pour la défense de laquelle une batterie était déjà toute prête. L'empereur indiquait tous les mouvemens avec un tact admirable, de manière à ce qu'il fût impossible de le prendre au dépourvu. Il ne commandait qu'en grand, transmettant en personne, ou par ses officiers d'ordonnance, ses ordres aux commandans des corps et des divisions, lesquels, à leur tour, transmettaient ou faisaient transmettre les leurs aux chefs de bataillon. Tous les ordres donnés par Sa Majesté étaient courts, précis et tellement clairs que jamais on n'avait besoin d'en demander l'explication.
Le 29 mai, ne sachant pas jusqu'à quel point la prudence permettait d'avancer sur la route de Breslaw, Sa Majesté s'établit dans une petite ferme appelée Rosnig. Elle avait déjà été pillée et présentait l'aspect le plus misérable. On ne put trouver dans la maison qu'une petite pièce avec un cabinet pour l'usage de l'empereur; le prince de Neufchâtel et la suite s'établirent comme ils purent dans des chaumières, dans des granges, dans les jardins même; car il n'y avait pas d'abri pour tout le monde. Le lendemain le feu prit dans une métairie à côté du logement de Sa Majesté. Il y avait quatorze ou quinze fourgons dans cette métairie qui furent tous brûlés; un de ces fourgons contenait la caisse du payeur des voyages; dans un autre se trouvaient des habits et du linge pour l'empereur, ainsi que des bijoux, des bagues, des tabatières et d'autres objets précieux. On ne sauva que peu de chose de cet incendie, et si le service de réserve n'était arrivé promptement, Sa Majesté eût été obligée de déroger à ses habitudes de toilette faute de bas et de chemises. Le major saxon d'Odeleben, qui a écrit des choses fort intéressantes sur cette campagne, dit que tout ce qui appartenait à Sa Majesté fut brûlé, et qu'il fallut faire faire à la hâte quelques culottes à Breslaw: c'est une erreur. Je ne crois pas que le fourgon de la garde-robe ait été brûlé; mais quand même il l'eût été, l'empereur n'eût pas pour cela manqué de vêtemens, puisqu'il y avait toujours quatre à cinq services, soit en avant soit en arrière des quartiers-généraux. En Russie, où l'ordre fut donné de brûler toutes les voitures qui manquaient de chevaux, cet ordre eut sa rigoureuse exécution à l'égard des personnes de la maison, qui restèrent avec presque rien; mais on garda pour Sa Majesté tout ce qui pouvait être regardé comme indispensable.
Enfin, le 1er juin, à six heures du matin, l'avant-garde française entra dans Breslaw, ayant à sa tête le général Lauriston et le général Hogendorp, que Sa Majesté avait investi d'avance des fonctions de gouverneur de cette ville, capitale de la Silésie. Ainsi fut accomplie en partie la promesse qu'avait faite l'empereur en revenant de Russie et passant à Varsovie: «Je vais chercher trois cent mille hommes. Le succès rendra les Russes audacieux; je leur livrerai deux batailles entre l'Elbe et l'Oder, et dans six mois je serai encore sur le Niémen.»
Ces deux batailles, livrées et gagnées par des conscrits et sans cavalerie, avaient rétabli la réputation des armées françaises. Le roi de Saxe avait été ramené en triomphe dans sa capitale. Le quartier-général de l'empereur était à Breslaw, un des corps de la grande-armée aux portes de Berlin, et l'ennemi chassé de Hambourg; la Russie allait être rejetée dans ses limites, lorsque l'empereur d'Autriche, intervenant dans les affaires des deux souverains alliés, leur conseilla de proposer un armistice. Ils suivirent ce conseil, et l'empereur eut la faiblesse de consentir à ce qu'ils demandaient. L'armistice fut accordé et signé le 4 juin; et Sa Majesté se mit en route pour retourner à Dresde. Une heure après son départ elle dit: «Si les alliés ne veulent pas de bonne foi la paix, cet armistice peut nous devenir bien fatal.»
Le 8 juin, Sa Majesté vint coucher à Gorlitz. Cette nuit-là le feu prit dans un faubourg où la garde avait établi son quartier. À une heure du matin arrive au quartier de l'empereur un des notables de la ville, pour répandre l'alarme et dire que tout est perdu. Les troupes éteignirent le feu, et l'on vint ensuite rendre compte à Sa Majesté de ce qui s'était passé. Je l'habillais dans le moment, parce qu'elle voulait partir à la pointe du jour. «À combien s'élève la perte? demande l'empereur.—Sire, à sept ou huit mille francs, du moins pour les plus nécessiteux.—Qu'on en donne dix mille, et qu'ils soient distribués sur-le-champ.» La population apprit à l'instant même la générosité de l'empereur, et lorsqu'il quitta la ville, une heure ou deux après, il fut salué par des acclamations unanimes.
Le 10 au matin nous étions de retour à Dresde. L'arrivée de l'empereur dissipa des bruits assez étranges qui y circulaient depuis que l'on avait vu passer les restes du grand-maréchal Duroc. On assurait que le cercueil qu'on avait amené était celui de l'empereur, qu'il avait été tué dans la dernière bataille, que son corps était mystérieusement renfermé dans une chambre du château, à travers les fenêtres de laquelle on voyait toute la nuit brûler des bougies. Quand il arriva, ces personnes, entêtées dans leurs idées, allèrent jusqu'à redire ce qui avait été dit déjà dans une autre circonstance, que ce n'était pas l'empereur que l'on voyait dans sa voiture, mais un mannequin avec une figure de cire. Pourtant, lorsque le lendemain il parut aux yeux de tous à cheval, dans une prairie aux portes de la ville, il fallut bien croire qu'il vivait encore.
L'empereur alla descendre au palais Marcolini, charmante habitation d'été située dans le faubourg de Frédérichstadt. Un immense jardin, les belles prairies de l'Osterwise, sur les bords de l'Elbe, et la plus agréable exposition possible, rendaient ce séjour bien plus attrayant que celui du palais d'hiver: aussi l'empereur sut-il un gré infini au roi de Saxe de l'avoir fait préparer pour lui. Là, sa vie était comme à Schœnbrunn; des revues tous les matins, beaucoup de travail dans la journée et quelque peu de distraction le soir. Plus de simplicité que de faste, en général. Le milieu du jour était consacré au travail du cabinet; alors il régnait une telle tranquillité dans le palais que, sans les deux vedettes à cheval et les deux factionnaires, qui annonçaient le séjour d'un monarque, on aurait eu de la peine à supposer que cette belle demeure fût habitée même par le plus simple particulier.
L'empereur avait choisi pour son logement l'aile droite du palais; l'aile gauche était occupée par le prince de Neufchâtel. Au centre de l'édifice se trouvaient un grand salon et deux autres plus petits qui servaient pour les réceptions.
Deux jours après son retour, Sa Majesté fit donner à Paris les ordres nécessaires pour que les acteurs de la Comédie française vinssent passer à Dresde le temps de l'armistice. Le duc de Vicence, chargé par intérim des fonctions de grand-maréchal du palais, fut chargé de tout faire préparer pour les recevoir. Il s'en remit aux soins de MM. de Beausset et de Turenne, auxquels l'empereur donna la surintendance du théâtre. À cet effet on construisit une salle dans l'orangerie du palais Marcolini. Cette salle communiquait avec les appartemens, et pouvait contenir environ deux cents personnes; elle fut bâtie comme par enchantement, et s'ouvrit, en attendant les débuts de la troupe française, par deux ou trois représentations que donnèrent les comédiens italiens du roi de Saxe.
- Les acteurs de Paris étaient, pour la tragédie:
- MM. Saint-Prix, Talma;
- Mademoiselle Georges.
- Pour la comédie:
- MM. Fleury, Saint-Fal, Baptiste cadet, Armand, Thénard, Michot, Devigny, Michelot, Barbier;
- Mesdames Mars, Bourgoin, Thénard, Émilie Contat, Mézeray.
La direction avait été confiée aux soins de M. Després.
Tous ces acteurs arrivèrent le 19 juin, et trouvèrent tout disposé de la manière la plus convenable: des logemens meublés avec goût, des voitures, des domestiques, enfin tout ce qui pouvait les aider à supporter facilement l'ennui d'un séjour en pays étranger, et leur prouver en même temps combien Sa Majesté avait de considération pour leurs talens, considération que la plupart d'entre eux méritaient doublement à cause de leurs excellentes qualités sociales, de la noblesse et du bon ton de leurs manières.
Le début de la troupe française au théâtre de l'Orangerie se fit le 22 juin, par la Gageure imprévue et une autre pièce, fort en vogue alors à Paris et que l'on a toujours vue depuis avec plaisir, la Suite d'un bal masqué.
Comme la salle de l'Orangerie eût été trop petite pour les représentions tragiques, on réserva ce genre de spectacle pour le grand théâtre de la ville, où l'on n'était admis ces jours-là qu'avec des billets du comte de Turenne et sans aucune rétribution.
Au grand théâtre, les jours de représentation française, comme dans la salle du palais Marcolini, le service des loges était fait seulement par les valets-de-pied de Sa Majesté, qui présentaient des rafraîchissemens pendant toute la durée du spectacle.
Voici comment l'emploi des journées fut réglé après l'arrivée de MM. les acteurs du théâtre français.
Tout était tranquille jusqu'à huit heures du matin, à moins que quelque courrier ne fût arrivé, ou que quelque aide-de-camp n'eût été appelé à l'improviste. À huit heures j'habillais l'empereur. À neuf heures, il y avait lever, auquel pouvaient assister toutes les personnes qui avaient rang de colonel. On y admettait aussi les autorités civiles et militaires du pays; les ducs de Weimar et d'Anhalt, les frères et les neveux du roi de Saxe y venaient quelquefois. Après, le déjeuner; ensuite, la parade dans les prairies d'Osterwise, distantes de cent pas à peu près du palais. L'empereur s'y rendait toujours à cheval, et mettait pied à terre en arrivant; les troupes défilaient devant lui, et le saluaient trois fois avec l'enthousiasme ordinaire. Les évolutions étaient commandées tantôt par l'empereur, et tantôt par le comte de Lobau; dès que la cavalerie avait commencé à défiler, Sa Majesté rentrait au palais, et se mettait à travailler. Alors commençait cette tranquillité dont j'ai parlé. Le dîner n'avait lieu que fort tard, à sept ou huit heures. L'empereur dînait souvent seul avec le prince de Neufchâtel, à moins d'avoir quelques convives de la famille royale de Saxe. Après dîner, on allait au spectacle, quand il y avait spectacle, et après le spectacle, l'empereur rentrait dans son cabinet pour travailler encore, seul, ou avec ses secrétaires.
C'était tous les jours la même chose, à moins que, et le cas était fort rare, à moins que, fatigué outre mesure du travail de la journée, il prît fantaisie à Sa Majesté de faire venir mademoiselle G... après la tragédie. Alors elle passait deux ou trois heures dans son appartement, mais jamais davantage.
Il arrivait aussi quelquefois à l'empereur de faire inviter à déjeuner Talma ou mademoiselle Mars. Un jour, dans une conversation qu'il eut avec cette admirable actrice, l'empereur parla de son début: «Sire, dit-elle avec la grâce que tout le monde lui connaît, j'ai commencé toute petite. Je me suis glissée sans être aperçue.—Sans être aperçue! répliqua vivement Sa Majesté; vous vous trompez. Croyez au reste, Mademoiselle, que j'ai toujours applaudi, avec toute la France, à vos rares talens.»
Le séjour de l'empereur à Dresde y répandit l'abondance et la richesse. Plus de six millions d'étrangers passèrent dans cette ville depuis le 8 mai jusqu'au 16 novembre, si l'on en croit les états publiés par l'autorité saxonne et le nombre de logemens distribués. Ce passage était une pluie d'or que ramassaient soigneusement les traiteurs, les aubergistes et les marchands. Ceux qui se chargeaient des logemens militaires, pour le compte des habitans, faisaient aussi de grands profits. On voyait à Dresde des tailleurs parisiens, des bottiers parisiens qui aidaient ceux du pays à travailler à la française; on voyait jusqu'à des décroteurs criant sur les ponts de l'Elbe, comme ils avaient crié sur ceux de la Seine: «Cirer les bottes!»
Autour de la ville on avait établi plusieurs camps pour les blessés, les convalescens, etc. Rien de plus gracieux à l'œil qu'un de ces camps, appelé le camp westphalien. C'était une suite de petits jardins charmans. Là, était une forteresse de gazon avec ses bastions couronnés d'hortensias. Ici, un emplacement avait été converti en plate-forme, en allées garnies de fleurs comme le parterre le mieux soigné. Sur un tertre on voyait une statue de Pallas. Toutes les baraques, revêtues de mousse, étaient chargées de branchages et de guirlandes renouvelées tous les jours.
L'armistice finissant le 15 août, on avança de cinq jours la fête de Sa Majesté. L'armée, la ville et la cour avaient fait de magnifiques préparatifs pour que les cérémonies fussent dignes de celui qui en était l'objet. Tout ce que Dresde renfermait de riche et de puissant voulut se distinguer à l'envi par des bals, des concerts, des festins, des réjouissances de toute espèce. Le matin avant l'heure de la revue, le roi de Saxe vint chez l'empereur avec toute sa famille; et les deux souverains se firent beaucoup d'amitiés. On déjeuna; et Sa Majesté, accompagnée du roi de Saxe, de ses frères et de ses neveux, se rendit dans la prairie derrière le palais, où l'attendaient quinze mille hommes de la garde, en tenue comme aux plus belles parades du Champ-de-Mars.
Après la revue, les troupes françaises et saxonnes se répandirent dans les églises pour entendre le Te Deum. La cérémonie religieuse terminée, tous ces braves allèrent s'asseoir aux banquets préparés pour eux, et les cris de joie, la musique, les danses se prolongèrent bien avant dans la nuit.
CHAPITRE XIII.
Désir de la paix.—L'honneur de nos armes réparé.—Difficultés élevées par l'empereur Alexandre.—Médiation de l'Autriche.—Temps perdu.—Départ de Dresde.—Beauté de l'armée française.—L'Angleterre âme de la coalition.—Les conditions de Lunéville.—Guerre nationale en Prusse.—Retour vers le passé.—Circonstances du séjour à Dresde.—Le duc d'Otrante auprès de l'empereur.—Fausses interprétations.—Souvenirs de la conspiration Mallet.—Fouché gouverneur général de l'Illyrie.—Haute opinion de l'empereur sur les talens du duc d'Otrante.—Dévouement du duc de Rovigo.—Arrivée du roi de Naples.—Froideur apparente de l'empereur.—Dresde fortifié et immensité des travaux.—Les cartes et répétition des batailles.—Notre voyage à Mayence.—Mort du duc d'Abrantès.—Regrets de l'empereur.—Courte entrevue avec l'impératrice.—L'empereur trois jours dans son cabinet.—Expiration de l'armistice.—La Saint-Napoléon avancée de cinq jours.—La Comédie française et spectacle gratis à Dresde.—La journée des dîners.—Fête chez le général Durosnel.—Baptiste cadet et milord Bristol.—L'infanterie française divisée en quatorze corps.—Six grandes divisions de cavalerie.—Les gardes d'honneur.—Composition et force des armées ennemies.—Deux étrangers contre un Français.—Fausse sécurité de l'empereur à l'égard de l'Autriche.—Déclaration de guerre.—Le comte de Narbonne.
Toute la durée de l'armistice fut employée en négociations pour arriver à la conclusion de la paix. L'empereur la souhaitait alors ardemment, surtout depuis qu'il avait vu l'honneur de ses armes réparé aux journées de Lutzen et de Bautzen. Malheureusement il la voulait à des conditions auxquelles les ennemis ne pouvaient se déterminer à consentir, et bientôt on verra commencer la seconde série de nos désastres, qui rendirent la paix de plus en plus impossible. D'ailleurs, dès le commencement des négociations relatives à l'armistice dont nous touchions au terme, l'empereur Alexandre, malgré les trois batailles gagnées par l'empereur Napoléon, n'avait pas voulu écouter de propositions directes de la part de la France, mais seulement sous la condition que l'Autriche agirait comme médiatrice. Cette défiance ne pouvait être de nature à amener un rapprochement définitif: vainqueur, l'empereur devait naturellement en être irrité; cependant, dans ces graves circonstances, il était parvenu à dompter sa juste susceptibilité, à l'égard du procédé de l'empereur de Russie envers lui. Il en résulta du temps perdu à Dresde, comme il y en avait eu lors de la prolongation de notre séjour à Moscou, et, dans l'une et dans l'autre de ces circonstances, ce temps perdu pour nous profita seulement à l'ennemi.
Tout espoir d'accommodement étant donc évanoui, le 15 d'août l'empereur monta en voiture, nous quittâmes Dresde, et la guerre recommença. L'armée française était encore magnifique et imposante: elle était forte de deux cent mille hommes d'infanterie, et seulement de quarante mille hommes de cavalerie, tant il avait été impossible de réparer complétement les nombreuses pertes que nous avions faites en chevaux. Le malheur voulait alors que l'Angleterre fût l'âme de la coalition de la Russie, de la Prusse et de la Suède contre la France; ses subsides lui avaient acquis des droits; on ne voulait rien décider sans la consulter, et j'ai su depuis que, pendant que l'on faisait des simulacres de négociations, le gouvernement britannique déclara à l'empereur de Russie que, dans les circonstances où on se trouvait, les conditions de Lunéville seraient encore trop favorables pour la France. Toutes ces difficultés pouvaient se traduire par ces mots: «Nous voulons la guerre!» On eut donc la guerre, ou plutôt, ce fléau continua à désoler l'Allemagne, et bientôt menaça et envahit la France. Je dois en outre faire observer que ce qui contribuait à rendre notre position extrêmement critique en cas de revers, c'est que la Prusse ne nous faisait pas seulement une guerre de soldats, mais une guerre devenue nationale par le soulèvement de la landwer et de la landsturm, guerre plus dangereuse mille fois que la tactique des armées les mieux disciplinées. À tant d'embarras se joignait la crainte, qui ne tarda pas à être justifiée, de voir l'Autriche, de médiatrice molle et nonchalante qu'elle était, devenir ennemie déclarée.
Avant d'aller plus avant, il est à propos, ce me semble, que je revienne sur deux ou trois circonstances que j'ai involontairement omises, et qui se rapportent à notre séjour à Dresde, avant ce que l'on pourrait appeler la seconde campagne de 1813. La première de ces circonstances est l'apparition à Dresde de M. le duc d'Otrante, que Sa Majesté y avait mandé. On ne l'avait vu que rarement aux Tuileries, depuis que M. le duc de Rovigo l'avait remplacé au ministère de la police générale, et je me rappelle que sa présence au quartier-général surprit bien du monde, car on le croyait dans une disgrâce complète. Ceux qui cherchent toujours à expliquer les causes des moindres événemens pensèrent que l'intention de Sa Majesté était d'opposer les moyens astucieux de la police de M. Fouché à la police, alors toute-puissante, du baron de Stein, chef avoué des sectes occultes qui se formaient de toutes parts, et que l'on regardait, non sans raison, connue le directeur de l'opinion populaire en Prusse et en Allemagne, et surtout dans les nombreuses écoles, où les étudians n'attendaient que le moment de prendre les armes. Ces conjectures sur la présence de M. Fouché à Dresde n'étaient nullement fondées. L'empereur, en l'appelant auprès de lui, avait un motif réel qu'il avait toutefois déguisé sous la forme d'un prétexte apparent. Ayant sans cesse présente à la pensée l'entreprise de Mallet, Sa Majesté avait pensé qu'il ne serait pas prudent de laisser à Paris, en son absence, un mécontent aussi influent que M. le duc d'Otrante, et je l'ai entendu plusieurs fois s'exprimer sur ce sujet d'une manière qui ne me permet pas de doute. Toutefois, pour colorer ce motif réel, l'empereur nomma M. Fouché gouverneur des provinces illyriennes, en remplacement de M. le comte Bertrand, appelé au commandement d'un corps d'armée, et qui bientôt fut appelé à succéder à l'adorable général Duroc, dans les fonctions de grand-maréchal du Palais. Quoi qu'il en soit de M. Fouché, c'est une chose bien certaine que peu de personnes étaient aussi convaincues de la supériorité de ses talens pour la police que Sa Majesté elle-même; plusieurs fois, quand il s'était passé à Paris quelque chose d'extraordinaire, et notamment quand il eut appris la conspiration de Mallet, l'empereur, revenant le soir sur ce qui l'avait le plus affecté dans le jour, conclut en disant: «Cela ne serait pas arrivé si Fouché eût été ministre de la police.» Peut-être était-ce une prévention, car certainement l'empereur n'a jamais eu de serviteur plus fidèle et plus dévoué que M. le duc de Rovigo, quoiqu'on ait fort plaisanté dans Paris de sa captivité de quelques heures.
Le prince Eugène étant retourné en Italie au commencement de la campagne, pour y organiser une nouvelle armée, nous ne le vîmes point à Dresde; le roi de Naples, arrivé dans la nuit du 13 au 14 d'août, s'y présenta presque seul, n'ayant plus dans la grande armée que le petit nombre de troupes napolitaines qu'il y avait laissées lors de son départ pour Naples.
J'étais dans la chambre de l'empereur quand le roi de Naples y entra et le vit pour la première fois. Je ne sus à quoi l'attribuer, mais je crus remarquer que l'empereur ne faisait pas à son beau-frère un accueil aussi amical que par le passé. Le prince Murat dit qu'il n'avait pu demeurer plus long-temps tranquille à Naples, sachant que l'armée française, à laquelle il n'avait jamais cessé d'appartenir, se battait, et qu'il ne demandait qu'à combattre dans ses rangs. L'empereur l'emmena avec lui à la parade, et lui donna le commandement de la garde impériale: il eût été difficile de le confier à un chef plus intrépide. Plus tard, il eut le commandement général de la cavalerie.
Pendant toute la durée de l'armistice, occupée plutôt que remplie par les lentes et inutiles conférences du congrès de Prague, il serait impossible de se figurer tous les travaux divers auxquels l'empereur se livrait du matin au soir, et souvent pendant la nuit. On le voyait sans cesse couché sur ses cartes, faisant pour ainsi dire une répétition des batailles qu'il méditait. Cependant, souvent impatienté de la lenteur des négociations, sur l'issue desquelles il ne paraissait plus se faire d'illusion, il me dit, un peu avant la fin de juillet, de voir si l'on avait préparé ce qui lui était nécessaire pour une excursion que nous allions faire jusqu'à Mayence. Il y avait donné rendez-vous à l'impératrice, qui devait y arriver le 25, de sorte que l'empereur combina son départ de manière à y arriver peu de temps après elle. Au surplus, je ne rapporte ce voyage pour ainsi dire que comme un fait, car il ne fut signalé par aucune circonstance remarquable, si ce n'est que ce fut pendant notre excursion à Mayence que l'empereur apprit la mort du duc d'Abrantès, qui venait de succomber à Dijon aux violens accès de la maladie terrible dont il était atteint. Quoique l'empereur, sachant déjà qu'il était dans un état déplorable d'aliénation mentale, dût s'attendre à cette perte, elle ne lui fut pas moins sensible, et il donna de sincères regrets à son ancien aide-de-camp.
L'empereur ne resta que peu de jours avec l'impératrice, qu'il avait revue avec une vive satisfaction. Mais les grands intérêts de sa politique le rappelaient à Dresde; il y revint en visitant plusieurs places situées sur la route, et le 4 d'août nous étions de retour dans la capitale de la Saxe. Les voyageurs qui n'avaient vu cette belle ville que dans un temps de paix auraient eu de la peine à la reconnaître; d'immenses travaux l'avaient métamorphosée en ville de guerre; de nombreuses batteries étaient élevées aux environs pour pouvoir dominer la rive opposée de l'Elbe. Tout prit une attitude guerrière; et les occupations de l'empereur devinrent multipliées et pressées au point qu'il resta près de trois jours sans sortir de son cabinet.
Cependant, au milieu des préparatifs de guerre, tout se disposait à célébrer, le 10 d'août, la fête de l'empereur, que l'on avait avancée de cinq jours, parce que, ainsi que je crois l'avoir fait observer, l'armistice expirait précisément le jour anniversaire de la Saint-Napoléon; et l'on peut dire qu'avec son caractère belliqueux la reprise des hostilités n'était pas pour l'empereur un bouquet de fête qu'il fût tenté de dédaigner.
Comme à Paris, il y eut à Dresde spectacle gratis la veille de la fête de l'empereur. Les acteurs du Théâtre-Français jouèrent deux comédies le 9 à cinq heures du soir; et cette représentation fut la dernière, la Comédie française ayant immédiatement après reçu l'ordre de retourner à Paris. Le lendemain, le roi de Saxe, accompagné de tous les princes de sa famille, se rendit à neuf heures du matin au palais Marcolini, pour y présenter ses hommages à l'empereur; ensuite il y eut grand-lever comme aux Tuileries, une revue dans laquelle l'empereur inspecta une partie de sa garde, plusieurs régimens, et quelques troupes saxonnes qui furent invitées à dîner par les troupes françaises. Ce jour-là, on aurait pu sans trop d'exagération comparer la ville de Dresde à une vaste salle à manger. En effet, pendant que Sa Majesté dînait en grand couvert au palais du roi de Saxe, où toute la famille de ce prince se trouvait réunie, tout le corps diplomatique était assis à la table de M. le duc de Bassano; M. le baron Bignon, envoyé de France à Varsovie, traitait tous les Polonais de distinction présens à Dresde; M. le comte Daru donnait un grand dîner aux autorités françaises; le général Friant aux généraux français et saxons; et le baron de Serra, ministre de France à Dresde, aux chefs des colléges saxons. Enfin cette journée de dîners fut couronnée par un souper de près de deux cents couverts, que le général Henri Durosnel, gouverneur de Dresde, donna le soir même à la suite d'un bal magnifique dans l'hôtel de M. de Serra.
À notre retour de Mayence à Dresde, j'avais appris que la maison du général Durosnel était le lieu de rendez-vous de la haute société, tant parmi les Saxons que parmi les Français. Pendant l'absence de Sa Majesté, le général, profitant de ses loisirs, donna des fêtes, et entre autres une aux acteurs et aux actrices de la Comédie française. Je me rappelle même à ce sujet une anecdote comique que l'on me raconta alors. Sans manquer aux bienséances ni à la politesse, Baptiste cadet, me dit-on, contribua beaucoup à l'agrément de la soirée. Il s'y présenta sous le nom de milord Bristol, diplomate anglais, se rendant au congrès de Prague. Son déguisement était si vrai, son accent si naturel, et son flegme si imperturbable, que plusieurs personnes de la cour de Saxe y furent prises de la meilleure foi du monde. Cela ne m'étonna pas, et je vis par là que le talent de Baptiste cadet pour les mystifications n'avait rien perdu depuis le temps où il me divertissait si fort aux déjeuners du colonel Beauharnais. Que de choses déjà depuis cette époque!
Cependant l'empereur, voyant que rien ne pouvait plus retarder la reprise des hostilités, avait aussitôt divisé ses deux cent mille hommes d'infanterie en quatorze corps d'armée, dont le commandement fut donné aux maréchaux Victor, Ney, Marmont, Augereau, Macdonald, Oudinot, Davoust et Gouvion-Saint-Cyr[75], le prince Poniatowski, et les généraux Reynier, Rapp, Lauriston, Vandamme et Bertrand. Les quarante mille hommes de cavalerie formèrent six grandes divisions sous les ordres des généraux Nansouty, Latour-Maubourg, Sébastiani, Arrighi, Milhaud et Kellermann; et, comme je l'ai déjà dit, le roi de Naples eut le commandement de la garde impériale. En outre on vit dans cette campagne apparaître pour la première fois sur nos champs de bataille les gardes d'honneur, troupe d'élite recrutée dans les familles les plus riches et les plus considérables, et qui s'élevait à plus de dix mille hommes séparés en deux divisions sous le simple titre de régimens, dont l'un était commandé par le général comte de Pully, et l'autre, si je ne me trompe, par le général Ségur. Cette jeunesse, naguère oisive, adonnée au repos et aux plaisirs, devint en peu de temps une excellente cavalerie, qui se signala en plusieurs occasions, et notamment à la bataille de Dresde, dont j'aurai bientôt à parler.
On a vu précédemment quelle était la force de l'armée française. L'armée combinée des alliés ennemis s'élevait à quatre cent vingt mille hommes d'infanterie, et sa cavalerie n'était guère moindre de cent mille chevaux, sans compter un corps d'armée de réserve de quatre-vingt mille Russes prêt à sortir de la Pologne sous les ordres du général Beningsen. Ainsi les soldats étrangers étaient contre les nôtres dans une proportion plus grande que celle de deux contre un.
À cette époque de l'entrée en campagne, l'Autriche venait de se déclarer contre nous. Ce coup, bien qu'attendu, frappa vivement l'empereur; il s'en expliqua souvent devant toutes les personnes qui avaient l'honneur de l'approcher. M. de Metternich, ai-je entendu dire, l'en avait presque prévenu dans les dernières entrevues que ce ministre avait eues à Dresde avec Sa Majesté; mais l'empereur avait long-temps répugné à croire que l'empereur d'Autriche ferait cause commune avec les coalisés du nord contre sa fille et son petit-fils. Enfin tous les doutes furent levés par l'arrivée de M. le comte Louis de Narbonne, qui revint de Prague à Dresde, porteur de la déclaration de guerre de l'Autriche. Chacun prévit dès lors que la France compterait bientôt pour ennemis tous les pays que ses troupes n'occuperaient plus. L'événement ne justifia que trop cette prévision. Cependant tout n'était pas désespéré, et nous n'avions pas encore été obligés de prendre la défensive.
CHAPITRE XIV.
L'empereur marchant à la conquête de la paix.—Le lendemain du départ et le champ de bataille de Bautzen.—Murat à la tête de la garde impériale et refus des honneurs royaux.—L'empereur à Gorlitz.—Entrevue avec le duc de Vicence.—Le gage de paix et la guerre.—Blücher en Silésie.—Violation de l'armistice par Blücher.—Le général Jomini au quartier-général de l'empereur Alexandre.—Récit du duc de Vicence.—Première nouvelle de la présence de Moreau.—Présentation du général Jomini à Moreau.—Froideur mutuelle et jugement de l'empereur.—Prévision de Sa Majesté sur les transfuges.—Deux traîtres.—Changemens dans les plans de l'empereur.—Mouvemens du quartier-général.—Mission de Murat à Dresde.—Instructions de l'empereur au général Gourgaud.—Dresde menacée et consternation des habitans.—Rapport du général Gourgaud.—Résolution de défendre Dresde.—Le général Haxo envoyé auprès du général Vandamme.—Ordres détaillés.—L'empereur sur le pont de Dresde.—La ville rassurée par sa présence.—Belle attitude des cuirassiers de Latour-Maubourg.—Grande bataille.—L'empereur plus exposé qu'il ne l'avait jamais été.—L'empereur mouillé jusqu'aux os.—Difficulté que j'éprouve à le déshabiller.—Le seul accès de fièvre que j'aie vu à Sa Majesté.—Le lendemain de la victoire.—L'escorte de l'empereur brillante comme aux Tuileries.—Les grenadiers passant la nuit à nettoyer leurs armes.—Nouvelles de Paris.—Lettres qui me sont personnelles.—Le procès de Michel et de Reynier.—Départ de l'impératrice pour Cherbourg.—Attentions de l'empereur pour l'impératrice.—Soins pour la rendre populaire.—Les nouvelles substituées aux bulletins.—Lecture des journaux.
La guerre recommença sans que les négociations fussent précisément rompues, puisque M. le duc de Vicence était encore auprès de M. de Metternich; aussi l'empereur, en montant à cheval, dit-il aux nombreux généraux qui l'entouraient qu'il marchait à la conquête de la paix. Mais quel espoir pouvait-on encore conserver après la déclaration de l'Autriche, et surtout quand on savait que les souverains alliés avaient sans cesse augmenté leurs prétentions à mesure que l'empereur faisait les concessions qui lui étaient demandées? Ce fut à cinq heures de l'après-midi que l'empereur partit de Dresde, s'avançant par la route de Kœnigstein. Le lendemain, il passa la journée à Bautzen, où il examina le champ de bataille théâtre de sa dernière victoire. Là, le roi de Naples, qui n'avait pas voulu qu'on lui rendît les honneurs royaux, vint le rejoindre à la tête de la garde impériale, dont l'aspect était aussi imposant qu'il l'avait jamais été.
Nous arrivâmes le 18 à Gorlitz, où l'empereur trouva le duc de Vicence, qui revenait de Bohême. Il confirma l'empereur dans la nouvelle que Sa Majesté avait déjà reçue à Dresde de la détermination qu'avait prise l'empereur d'Autriche de faire cause commune avec l'empereur de Russie, le roi de Prusse et la Suède contre l'époux de sa fille, de cette princesse qu'il avait donnée à l'empereur comme un gage de paix. Ce fut aussi par M. le duc de Vicence que l'empereur apprit que le général Blücher venait d'entrer en Silésie à la tête d'une armée de cent mille hommes, et que, sans respect pour les conventions les plus sacrées, il s'était emparé de Breslau la veille du jour fixé pour la rupture de l'armistice; que ce même jour le général Jomini, Suisse de naissance, mais tout à l'heure encore au service de France, et chef d'état-major du maréchal Ney, comblé des bontés de l'empereur, venait de déserter son poste pour se rendre au quartier-général de l'empereur Alexandre, qui l'avait accueilli avec toutes les démonstrations d'une vive satisfaction.
Le duc de Vicence entra dans quelques détails sur cette désertion, qui parut affliger Sa Majesté plus que toutes les autres nouvelles. Il lui dit, entre autres choses, que lorsque le général Jomini était arrivé en présence d'Alexandre, il avait trouvé ce monarque entouré de chefs, parmi lesquels on désignait le général Moreau; et ce fut alors que l'empereur reçut la première nouvelle de la présence de Moreau au quartier-général ennemi. M. le duc de Vicence ajouta que l'empereur Alexandre avait présenté le général Jomini à Moreau, que celui-ci l'avait salué froidement, et que Jomini n'avait répondu à ce salut que par une simple inclinaison de tête, après quoi il s'était retiré sans dire un seul mot, et que tout le reste de la soirée il était resté triste et silencieux dans un coin du salon opposé à celui où se tenait Moreau. Cette froideur n'avait point échappé à l'empereur Alexandre; aussi le lendemain à son lever, interpellant l'ex-chef d'état-major du maréchal Ney: «Général Jomini, lui dit-il, d'où vient ce qui s'est passé hier? Il aurait dû, ce me semble, vous être agréable de rencontrer le général Moreau?—Partout ailleurs, Sire.—Comment?—Si j'étais né Français, comme le général, je ne serais pas aujourd'hui dans le camp de Votre Majesté.» M. le duc de Vicence ayant ainsi terminé son rapport à l'empereur, Sa Majesté dit avec un sourire amer: «Je suis sûr que ce misérable Jomini croit avoir fait une belle action! Ah! Caulaincourt, ce sont les transfuges qui me perdront!» Peut-être Moreau, en accueillant lui-même le général Jomini avec froideur, avait-il pensé que s'il eût servi encore dans l'armée française, il n'aurait pas trahi les armes à la main; et, après tout, ce n'est point une chose hors de nature que de voir deux traîtres rougir l'un de l'autre, se faire en même temps illusion sur leur propre trahison, et sans penser que le sentiment qu'ils éprouvent est en même temps celui qu'ils inspirent.
Quoi qu'il en soit, les nouvelles que M. de Caulaincourt donna à l'empereur lui firent faire quelques changemens dans la disposition de ses plans de campagne. Sa Majesté renonça effectivement à se porter de sa personne sur Berlin, ainsi qu'elle avait témoigné l'intention de le faire. L'empereur, reconnaissant la nécessité de savoir avant tout à quoi s'en tenir sur la marche de la grande armée autrichienne, commandée par le prince de Schwartzenberg, pénétra en Bohême; mais, apprenant par les coureurs de l'armée et par les espions que quatre-vingt mille Russes étaient restés du côté opposé, avec un corps considérable de l'armée autrichienne, il revint sur ses pas après quelques engagemens où sa présence décida de la victoire, et le 24 nous nous trouvâmes de nouveau à Bautzen. Sa Majesté envoya de cette résidence le roi de Naples à Dresde pour rassurer le roi de Saxe et les habitans de Dresde, qui savaient l'ennemi aux portes de leur ville. L'empereur leur faisait donner l'assurance que les forces ennemies n'y entreraient pas, puisqu'il était revenu pour en défendre les approches, les engageant toutefois à ne pas se laisser intimider par un coup de main que pourraient tenter quelques détachemens isolés. Murat arriva à propos, car nous apprîmes plus tard qu'alors la consternation était générale dans la ville; mais tel était le prestige attaché aux promesses de l'empereur, que chacun reprit courage en apprenant sa présence.
Tandis que le roi de Naples remplissait cette mission, le colonel Gourgaud fut appelé pendant la matinée dans la tente de l'empereur, où je me trouvais alors. «Je serai demain sur la route de Pirna, lui dit Sa Majesté; mais je m'arrêterai à Stolpen. Vous, courez à Dresde; allez ventre à terre; soyez-y cette nuit. Voyez, en arrivant, le roi de Naples, Durosnel, le duc de Bassano, le maréchal Gouvion: rassurez-les tous. Voyez aussi le ministre saxon de Gersdorf; dites-lui que vous ne pouvez pas voir le roi, parce que vous partez tout de suite, mais que je puis demain faire entrer quarante mille hommes dans Dresde, et que je suis en mesure d'arriver avec toute l'armée. Au jour, vous irez chez le commandant du génie; vous visiterez les redoutes et l'enceinte de la ville; et quand vous aurez bien vu, vous reviendrez au plus vite me retrouver à Stolpen. Rapportez-moi le véritable état des choses, ainsi que l'opinion du maréchal Saint-Cyr et du duc de Bassano: allez.» Le colonel partit sur-le-champ au grand galop, n'ayant encore rien pris de la journée.
Le lendemain, à onze heures du soir, le colonel Gourgaud était de retour auprès de l'empereur, après avoir rempli toutes les conditions de sa mission. Cependant l'armée des alliés était descendue dans la plaine de Dresde, et déjà quelques attaques avaient été dirigées sur les postes avancés. Il résulta des renseignement donnés par le colonel qu'à l'arrivée du roi de Naples, la ville, dans la plus grande consternation, n'avait d'espoir que dans l'empereur. Déjà, en effet, des hordes de cosaques étaient en vue des faubourgs qu'ils menaçaient, et leur apparition avait contraint les habitans de ces faubourgs à chercher un refuge dans l'intérieur de la ville. En sortant, disait le colonel Gourgaud, j'ai vu un village en flammes à une demi-lieue des grands jardins, et le maréchal Gouvion-Saint-Cyr se disposait à évacuer cette position.—Mais enfin, dit vivement l'empereur, quel est l'avis du duc de Bassano?—Sire, M. le duc de Bassano ne pense pas qu'on puisse tenir encore vingt-quatre heures.—Et vous?—Moi, Sire?... Je pense que Dresde sera pris demain, si Votre Majesté n'est pas là.—Puis-je compter sur ce que vous me dites?—Sire, j'en réponds sur ma tête.»
Alors Sa Majesté fait venir le général Haxo, et lui dit, le doigt sur la carte: «Vandamme s'avance par Pirna au delà de l'Elbe. L'empressement de l'ennemi à s'enfoncer jusqu'à Dresde a été extrême; Vandamme va se trouver sur ses derrières. J'avais le projet de soutenir son mouvement avec toute l'armée; mais le sort de Dresde m'inquiète, et je ne veux pas sacrifier cette ville. Je puis m'y rendre en quelques heures, et je vais le faire, quoiqu'il m'en coûte beaucoup d'abandonner un plan qui, bien exécuté, pouvait me fournir les moyens d'en finir tout d'un coup avec les alliés. Heureusement Vandamme est encore en forces suffisantes pour suppléer au mouvement général par des attaques partielles, et qui tourmenteront l'ennemi. Dites-lui donc qu'il se porte de Pirna sur Ghiesubel, qu'il gagne les défilés de Peterswalde, et que, retranché dans ce poste inexpugnable, il attende le résultat de ce qui va se passer sous les murs de Dresde. C'est à lui que je réserve le soin de ramasser l'épée des vaincus. Mais il faut du sang-froid, et ne pas s'occuper de la cohue que feront les fuyards. Expliquez bien au général Vandamme ce que j'attends de lui. Jamais il n'aura une occasion plus belle de gagner le bâton de maréchal.»
Le général Haxo partit à l'instant même; l'empereur fit rentrer le colonel Gourgaud et lui dit de prendre un cheval frais et de retourner à Dresde plus vite qu'il n'en était venu, afin d'annoncer son arrivée: «La vieille garde me précédera, dit Sa Majesté, j'espère qu'ils n'auront pas peur quand ils la verront.»
Le 26 au matin, l'empereur était sur le pont de Dresde, à cheval, et commençait, au milieu des cris de joie de la jeune et de la vieille garde, les dispositions de cette bataille terrible qui dura trois jours.
Il était dix heures du matin quand les habitans de Dresde, réduits au désespoir et parlant hautement de capituler, virent arriver Sa Majesté. La scène changea tout à coup; au plus complet découragement succéda la confiance la plus forte, surtout lorsque les fiers cuirassiers de Latour-Maubourg défilèrent sur le pont, la tête haute et les yeux fixés sur les collines avoisinantes, que les lignes ennemies couronnaient. L'empereur descendit aussitôt au palais du roi, qui se préparait à chercher un asile dans la ville neuve. L'arrivée du grand homme changea ses dispositions. Cette entrevue fut extrêmement touchante.
Je ne prétends pas entrer dans les détails de ces journées mémorables, où l'empereur se couvrit de gloire et fut exposé à plus de dangers que jamais il n'en avait couru. Pages, écuyers, aides de camp, tombaient morts autour de lui, les balles perçaient le ventre de ses chevaux, mais rien ne pouvait l'atteindre; les soldats le voyaient et redoublaient d'ardeur en redoublant de confiance et d'admiration. Je dirai seulement que le premier jour l'empereur ne rentra au château qu'à minuit, et passa toutes les heures jusqu'au jour à dicter des ordres en se promenant à grands pas; qu'à la pointe du jour il remonta à cheval par le temps le plus affreux, avec une pluie qui dura toute la journée. Le soir l'ennemi était en pleine déroute: alors l'empereur reprit le chemin du palais dans un état épouvantable. Depuis six heures du matin qu'il était à cheval, la pluie n'avait pas cessé un seul instant; aussi était-il si mouillé que l'on pourrait dire sans figure que ses bottes prenaient l'eau par le collet de son habit: elles en étaient entièrement remplies. Son chapeau de castor très-fin était tellement déformé qu'il lui tombait sur les épaules; son ceinturon de buffle était entièrement imprégné d'eau; enfin, un homme que l'on vient de retirer de la rivière n'est pas plus mouillé que l'était l'empereur. Le roi de Saxe, qui l'attendait, le revit dans cet état et l'embrassa comme un fils chéri qui vient d'échapper à un grand danger; cet excellent prince avait les larmes aux yeux en pressant contre son cœur le sauveur de sa capitale. Après quelques mots rassurans et pleins de tendresse de la part de l'empereur, Sa Majesté entra dans son appartement, laissant partout des traces de l'eau qui dégouttait de toutes les parties de ses vêtemens. J'eus beaucoup de peine à le déshabiller. Sachant que l'empereur aimait à se mettre dans le bain après une journée fatigante, j'en avais fait préparer un; mais éprouvant une fatigue extraordinaire, à laquelle se joignait un mouvement de frisson très-caractérisé, Sa Majesté préféra se mettre dans son lit, que je bassinai en toute hâte. À peine l'empereur fut-il couché qu'il fit appeler M. le baron Fain, l'un de ses secrétaires, pour lui faire lire sa correspondance arriérée, qui était très-volumineuse. Ce fut après seulement qu'il prit son bain; il n'y était que depuis quelques minutes, quand il se trouva saisi d'un malaise extraordinaire bientôt suivi de vomissemens, ce qui l'obligea à se remettre au lit. Alors Sa Majesté me dit: «Mon cher Constant, un peu de repos m'est indispensable, voyez à ce qu'on ne me réveille que pour des choses de la plus grande importance; dites-le à Fain.» J'obéis aux ordres de l'empereur, après quoi je me tins dans le salon qui précédait sa chambre à coucher, veillant avec la sévérité d'un factionnaire à ce que personne ne le réveillât ou approchât même de son appartement. Le lendemain matin l'empereur sonna d'assez bonne heure, et j'entrai immédiatement dans sa chambre, inquiet de savoir comment il aurait passé la nuit. Je trouvai l'empereur presque entièrement remis et fort gai; il me dit cependant qu'il avait eu un mouvement de fièvre assez fort, et je dois dire que ce fut à ma connaissance la seule fois que l'empereur ait eu la fièvre, car, pendant tout le temps que j'ai été auprès de lui, je ne l'ai jamais vu assez malade pour garder le lit seulement pendant vingt-quatre heures. Il se leva à son heure ordinaire. Quand il descendit, l'empereur éprouva une vive satisfaction, causée par la bonne tenue du bataillon de service. Ces braves grenadiers, qui la veille lui avaient servi d'escorte, étaient rentrés à Dresde avec lui dans l'état le plus pitoyable: dès le matin nous les vîmes rangés dans la cour du palais, en tenue magnifique, et portant leurs armes brillantes comme en un jour de parade sur la place du Carrousel. Ces braves avaient passé la nuit à se nettoyer et à se sécher autour de grands feux qu'ils avaient allumés à cet effet, ayant ainsi préféré au sommeil et au repos dont ils devaient pourtant avoir grand besoin, la satisfaction de se présenter en bonne tenue aux regards de leur empereur. Un mot d'approbation les payait de leurs fatigues, et l'on peut dire que jamais chef militaire n'a été autant aimé du soldat que l'était Sa Majesté.
Le dernier courrier arrivé de Paris à Dresde, et dont les dépêches furent lues, comme je l'ai dit, à l'empereur, était porteur de plusieurs lettres pour moi, tant de ma famille que de deux ou trois de mes amis; et tous ceux qui, dans quelque grade ou dans quelque emploi que ce soit, ont suivi Sa Majesté dans ses campagnes, savent combien étaient précieuses les nouvelles que l'on recevait des siens. On m'y parlait, je me rappelle, d'un procès fameux, débattu alors devant la cour d'assises entre le banquier Michel et Reynier. Cette affaire scandaleuse faisait tant de bruit dans la capitale, qu'elle partageait presque avec les nouvelles de l'armée l'intérêt et l'attention du public. On me parlait aussi du voyage que l'impératrice était sur le point de faire à Cherbourg, pour assister à la rupture des digues et à l'envahissement du port par les eaux de la mer. Ce voyage, comme on peut bien le penser, avait été conseillé par l'empereur, qui cherchait toutes les occasions de mettre l'impératrice en évidence et de lui faire faire des actes de souveraineté comme régente de l'empire. Elle convoquait et présidait le conseil des ministres, et j'ai vu plus d'une fois l'empereur se féliciter, depuis la déclaration de guerre de l'Autriche, de ce que sa Louise, comme il l'appelait, était tout entière aux intérêts de la France, et n'avait plus d'Autrichien que sa naissance; aussi lui laissait-il la satisfaction de faire publier elle-même et en son nom toutes les nouvelles officielles de l'armée; on ne rédigeait plus de bulletins; les nouvelles lui étaient transmises toutes rédigées; et nul doute que ce ne fût de la part de Sa Majesté une attention pour rendre l'impératrice régente plus populaire, en la prenant pour l'intermédiaire des communications du gouvernement au public. Au surplus, il est de toute vérité que nous, qui étions sur les lieux, si nous étions immédiatement instruits du gain d'une bataille ou d'un échec malheureux, nous ne connaissions bien souvent l'ensemble des opérations des différens corps manœuvrant sur une ligne immense que par les journaux de Paris; on peut donc se figurer combien nous étions tous avides de les lire.
CHAPITRE XV.
Prodiges de valeur du roi de Naples.—Sa beauté sur un champ de bataille.—Effet produit par sa présence.—Son portrait.—Le cheval du roi de Naples.—Éloges donnés au roi de Naples par l'empereur.—Prudence progressive de quelques généraux.—L'empereur sur le champ de bataille de Dresde.—Humanité envers les blessés et secours aux pauvres paysans.—Personnage important blessé à l'état-major ennemi.—Détails donnés à l'empereur par un paysan.—Le prince de Schwartzenberg cru mort.—Paroles de Sa Majesté.—Fatalisme et souvenir du bal de Paris.—L'empereur détrompé.—Inscription sur le collier d'un chien envoyé au prince de Neufchâtel.—J'appartiens au général Moreau.—Mort de Moreau.—Détails sur ses derniers momens donnés par son valet de chambre.—Le boulet rendu.—Résolution reprise de marcher sur Berlin.—Fatale nouvelle et catastrophe du général Vandamme.—Beau mot de l'empereur.—Résignation pénible de Sa Majesté.—Départ définitif de Dresde.—Le maréchal Saint-Cyr.—Le roi de Saxe et sa famille accompagnant l'empereur.—Exhortation aux troupes saxonnes.—Enthousiasme et trahison.—Le château de Düben.—Projets de l'empereur connus de l'armée.—Les temps bien changés.—Mécontentement des généraux hautement exprimé.—Défection des Bavarois et surcroît de découragement.—Tristesse du séjour de Düben.—Deux jours de solitude et d'indécision.—Oisiveté apathique de l'empereur.—L'empereur cédant aux généraux.—Départ pour Leipzig.—Joie générale dans l'état-major.—Le maréchal Augereau seul de l'avis de l'empereur.—Espérances de l'empereur déçues.—Résolution des alliés de ne combattre qu'où n'est pas l'empereur.—Court séjour à Leipzig.—Proclamations du prince royal de Suède aux Saxons.—M. Moldrecht et clémence de l'empereur.—M. Leborgne d'Ideville.—Leipzig centre de la guerre.—Trois ennemis contre un Français.—Deux cent mille coups de canon en cinq jours.—Munitions épuisées.—La retraite ordonnée.—L'empereur et le prince Poniatowski.—Indignation du roi de Saxe contre ses troupes et consolations données par l'empereur.—Danger imminent de Sa Majesté.—Derniers et touchans adieux des deux souverains.
Pendant la seconde journée de la bataille de Dresde, celle à la suite de laquelle l'empereur éprouva l'accès de fièvre dont j'ai parlé dans le chapitre précédent, le roi de Naples, ou plutôt le maréchal Murat avait fait des prodiges de valeur. On a beaucoup parlé de ce prince vraiment extraordinaire; mais ceux-là seulement qui l'ont vu personnellement peuvent s'en faire une idée exacte, encore ne le connaissent-ils qu'imparfaitement s'ils ne l'ont pas vu sur un champ de bataille. Il était là comme ces grands acteurs qui produisent une illusion complète au milieu des prestiges de la scène, et chez lesquels on ne retrouve pas le héros quand on les rencontre dans la vie privée. Lorsqu'à Paris j'assistais à une représentation de la Mort d'Hector de Luce de Lancival, je n'entendais jamais réciter les vers où l'auteur peint l'effet produit sur l'armée troyenne par l'apparition d'Achille sans penser au prince Murat, et l'on peut dire sans exagération que sa présence produisait le même effet, aussitôt qu'il se montrait au devant des lignes autrichiennes. Étant naturellement d'une taille presque gigantesque, qui aurait suffi pour le faire remarquer, il cherchait en outre tous les moyens possibles d'attirer sur lui les regards, comme s'il eût voulu éblouir ceux qui auraient eu l'intention de le frapper. Sa figure régulière et fortement caractérisée, ses beaux yeux bleus roulant dans leur orbite, d'énormes favoris, et ses cheveux noirs retombant en longues boucles sur le collet d'un kurtka à manches étroites, étonnaient d'abord; ajoutez à cela le costume le plus riche et le plus élégant que jamais on se soit avisé de porter même au théâtre: un habit polonais, brodé de la manière la plus brillante, et serré d'une ceinture dorée à laquelle pendait le fourreau d'un sabre léger, à lame droite et pointue seulement, sans tranchant et sans garde; un pantalon large, amaranthe, brodé en or sur les coutures, et des bottines de nankin; un grand chapeau brodé en or, à franges de plumes blanches, et surmonté de quatre grandes plumes d'autruche, au milieu desquelles s'élevait une magnifique aigrette de héron. Enfin, le cheval du roi, toujours choisi parmi les plus forts et les plus grands que l'on pût trouver, était couvert d'une housse traînante bleu de ciel, magnifiquement brodée, et maintenue par une selle de forme hongroise ou turque, d'un travail précieux, et qu'accompagnaient une bride et des étriers dont la richesse ne le cédait en rien au reste de l'équipement. Toutes ces choses réunies faisaient du roi de Naples un être à part, objet de terreur et d'admiration. Mais ce qui, pour ainsi dire, l'idéalisait, c'était une bravoure vraiment chevaleresque et souvent poussée jusqu'à la témérité, comme si le danger n'eût pas dû exister pour lui. Au surplus, cette témérité était loin de déplaire à l'empereur; sans peut-être en approuver toujours l'emploi, Sa Majesté négligeait rarement d'en faire l'éloge, lorsque surtout elle croyait nécessaire de l'opposer à la prudence progressive de quelques-uns de ses anciens compagnons d'armes.
Dans la journée du 28, l'empereur visita le champ de bataille, qui présentait le spectacle le plus affreux; il donna des ordres pour qu'on adoucît autant qu'il serait possible les souffrances des blessés, et celles des habitans, des paysans dont on avait ravagé, pillé, brûlé les champs et les maisons, puis il se porta sur des hauteurs d'où ses regards pouvaient suivre la marche de retraite de l'ennemi. Presque tout le service l'avait suivi dans cette excursion. On lui amena un paysan de Nothlitz, petit village où l'empereur Alexandre et le roi de Prusse avaient eu leur quartier-général les deux jours précédens. Ce paysan, interrogé par le duc de Vicence, dit qu'il avait vu amener à Nothlitz un grand personnage blessé la veille au milieu de l'état-major des alliés; il était à cheval à côté de l'empereur de Russie au moment où il avait reçu le coup, et l'empereur de Russie paraissait prendre à son sort le plus vif intérêt. On l'avait porté au quartier-général de Nothlitz, sur des piques de cosaques mises en travers; on n'avait trouvé pour le couvrir qu'un manteau traversé par la pluie. Arrivé à Nothlitz, le chirurgien de l'empereur Alexandre était venu lui faire l'amputation, et l'avait fait transporter sur une chaise longue à Dippodiswalde, escorté par plusieurs détachemens autrichiens, prussiens et russes.
En apprenant ces détails, l'empereur se persuada qu'il s'agissait du prince de Schwartzenberg: «C'était un brave homme, dit-il, et je le regrette...» Puis après une pause silencieuse: «C'est donc lui, reprit Sa Majesté, qui purge la fatalité! J'ai toujours eu sur le cœur l'événement du bal, comme un présage sinistre.... Il est bien évident, maintenant, que c'est à lui que le présage s'adressait.»
Cependant, tandis que l'empereur se livrait de la sorte à ses conjectures, et rappelait ses anciens pressentimens, on interrogea des prisonniers qui furent amenés devant Sa Majesté, et elle apprit par leurs rapports que le prince de Schwartzenberg n'avait point été blessé, qu'il se portait bien, et que c'était lui qui dirigeait la retraite de la grande armée autrichienne. Quel était donc le personnage important frappé par un boulet français? Les conjectures recommençaient sur ce point, quand le prince de Neufchâtel reçut de la part du roi de Saxe un collier détaché du cou d'un chien égaré, que l'on avait trouvé à Nothlitz; sur le collier étaient écrits ces mots: J'appartiens au général Moreau. Ce n'était encore qu'un indice, mais bientôt arrivèrent de nombreux renseignemens qui tous confirmèrent les soupçons qu'il avait fait naître.
Ainsi, Moreau reçut la mort la première fois qu'il porta les armes contre sa patrie, lui qui avait si souvent affronté impunément les boulets ennemis. L'histoire l'a jugé sans retour; cependant, malgré l'inimitié qui les divisait depuis long-temps, je puis assurer que l'empereur n'apprit pas sans émotion la mort du général Moreau, tout indigné qu'il était de penser qu'un général français aussi célèbre eût pu s'armer contre la France et arborer la cocarde russe.
Cette mort inopinée produisit beaucoup d'effet dans les deux camps. Nos soldats y voyaient une juste punition du ciel, et un présage favorable à l'empereur. Quoi qu'il en soit, voici quelques détails qui vinrent peu de temps après à ma connaissance, tels qu'ils ont été racontés par le valet de chambre du général Moreau.
Les trois souverains de Russie, d'Autriche et de Prusse avaient assisté le 27 à la bataille sur la hauteur de Nothlitz, d'où ils s'étaient retirés aussitôt qu'ils eurent vus que la bataille était perdue pour eux. Ce même jour, le général Moreau a été blessé par un boulet de canon, auprès des retranchemens établis devant Dresde. Vers quatre heures de l'après-midi, on le transporta à Nothlitz, dans la maison de campagne d'un négociant nommé Salir, chez lequel les empereurs de Russie et d'Autriche avaient établi leur quartier-général. On fit au général l'amputation des deux jambes au-dessous du genou. Après l'amputation, il demanda quelque chose à manger et une tasse de thé: on lui présenta trois œufs sur le plat et du thé, mais il ne prit que le thé. Vers sept heures, on le plaça sur un brancard, et on le transporta le soir même à Passendorf. Des soldats russes le portaient. Il passa la nuit dans la maison de campagne de M. Tritschier, grand-maître des forêts. Là, il ne prit qu'une nouvelle tasse de thé, et se plaignait beaucoup des souffrances qu'il éprouvait. Le lendemain, 28 août, à quatre heures du matin, il fut transporté, toujours par des soldats russes, de Passendorf à Dippodiswalde, où il prit un peu de pain blanc et un verre de limonade chez un boulanger nommé Watz. Une heure après, on le conduisit plus près des frontières de la Bohême. Des soldats russes le portaient dans une caisse de carrosse séparée du train. Dans ce trajet, il ne cessait de pousser des cris que lui arrachait la vivacité de ses douleurs.
Tels sont les détails que j'appris alors sur la catastrophe de Moreau, et l'on sait assez que ce général ne survécut pas long-temps à sa blessure. Le boulet qui lui avait brisé les deux jambes emporta un bras au prince Ipsilanti, alors aide-de-camp de l'empereur Alexandre; de sorte que, si le mal que l'on fait pouvait réparer le mal que l'on éprouve, on pourrait dire que le coup de canon qui nous enleva le général Kirschner et le maréchal Duroc fut ce jour-là renvoyé à l'ennemi; mais, hélas! ce sont de tristes consolations que celles que l'on tire des représailles.
On a vu par ce qui précède, et surtout par le gain qui paraissait décisif de la bataille de Dresde, que depuis la reprise des hostilités, partout où nos troupes avaient été soutenues par la présence toute-puissante de l'empereur, elles n'avaient remporté que des avantages; mais, malheureusement, il n'en fut pas de même sur quelques points éloignés de la ligne d'opérations. Cependant, voyant les alliés en déroute devant l'armée qu'elle commandait en personne, sûre, d'ailleurs, que le général Vandamme aurait conservé la position qu'elle lui avait fait indiquer par le général Haxo, Sa Majesté revint à sa première idée de marcher sur Berlin; déjà même elle ordonnait des dispositions en conséquence, quand la fatale nouvelle arriva que Vandamme, victime de sa témérité, avait disparu du champ de bataille, et que ses dix mille hommes, enveloppés de toutes parts et accablés par le nombre, avaient été taillés en pièces. On crut Vandamme mort, et ce ne fut que par des nouvelles postérieures que l'on sut qu'il avait été fait prisonnier avec une partie de ses troupes. On apprit aussi que Vandamme, emporté par son intrépidité naturelle, n'ayant pu résister au désir d'attaquer un ennemi qu'il voyait à sa portée, avait quitté ses défilés pour combattre. Il avait vaincu d'abord, mais quand, après la victoire, il avait voulu reprendre sa position, il la trouva occupée par les Prussiens, qui s'en étaient emparés. Alors il se livra tout entier au désespoir, mais ce fut inutilement, et le général Kleist, fier de ce beau trophée, le conduisait en triomphe à Prague. Ce fut en parlant de l'audacieuse tentative de Vandamme que l'empereur se servit de cette expression, que l'on a si justement admirée: «À un ennemi qui fuit, il faut faire un pont d'or, ou opposer un mur d'acier.»
L'empereur entendit avec son calme accoutumé le détail des pertes qu'il venait d'éprouver. Cependant ses paroles exprimèrent à plusieurs reprises l'étonnement que lui causait la déplorable témérité de Vandamme; il ne pouvait revenir de ce que ce général expérimenté s'était laissé entraîner hors de sa position. Mais le mal était fait, et, en pareil cas, l'empereur ne se perdait jamais en vaines récriminations. «Allons, dit-il en s'adressant à M. le duc de Bassano, vous venez d'entendre... Voilà la guerre! bien haut le matin et bien bas le soir.»
Après divers ordres donnés à l'armée et à ses chefs, l'empereur quitta Dresde le 3 de septembre au soir, pour essayer de regagner ce qu'avait perdu l'audacieuse imprudence du général Vandamme. Mais cet échec, le premier que nous eussions éprouvé depuis la reprise des hostilités, devint comme le signal de la longue série de revers qui nous attendait. On aurait dit que la victoire, faisant en notre faveur un dernier effort à Dresde, s'était enfin lassée; le reste de la campagne ne fut qu'une suite de désastres, aggravés par des trahisons de tous genres, et qui se terminèrent par l'horrible catastrophe de Leipzig. Déjà, avant de quitter Dresde, on avait appris la désertion à l'ennemi d'un régiment westphalien, avec armes et bagages.
L'empereur laissa dans Dresde le maréchal Saint-Cyr avec trente mille hommes, et l'ordre d'y tenir jusqu'à la dernière extrémité; l'empereur voulait conserver cette capitale à tout prix. Le mois de septembre se passa en marches et en contre-marches autour de cette ville, sans événemens d'une importance décisive: hélas! l'empereur ne devait plus revoir la garnison de Dresde. Les circonstances, devenues plus difficiles, commandaient impérieusement à Sa Majesté d'opposer un prompt obstacle aux progrès des alliés. Le roi de Saxe, rare modèle de fidélité parmi les rois, voulut accompagner l'empereur; il monta en voiture avec la reine et la princesse Augusta, sous l'escorte du grand quartier-général. Deux jours après son départ, eut lieu à Eilenbourg, sur les bords de la Mulda, la jonction des troupes saxonnes avec l'armée française. L'empereur exhorta ces alliés, qu'il devait croire fidèles, à soutenir l'indépendance de leur patrie. Il leur montra la Prusse menaçant la Saxe et convoitant ses plus belles provinces; leur rappela les proclamations de leur souverain, son digne et fidèle allié; puis, enfin, leur parlant au nom de l'honneur militaire, il les somma en terminant de le prendre toujours pour guide et de se montrer les dignes émules des soldats de la grande armée, avec lesquels ils faisaient cause commune et auprès desquels ils allaient combattre. Les paroles de l'empereur furent traduites et répétées aux Saxons par M. le duc de Vicence. Ce langage, dans la bouche de celui qu'ils regardaient comme l'ami de leur souverain, comme le sauveur de leur capitale, parut produire sur eux une profonde impression. On se mit donc en marche avec confiance, loin de prévoir la défection prochaine de ces mêmes hommes, qui tant de fois avaient salué l'empereur de leurs cris d'enthousiasme en jurant de combattre jusqu'à la mort plutôt que de l'abandonner jamais.
Le projet de Sa Majesté était alors de tomber sur Blücher et sur le prince royal de Suède, dont l'armée française n'était séparée que par une rivière. Nous quittâmes donc Eilenbourg, l'empereur laissant dans cette résidence le roi de Saxe et sa famille, M. le duc de Bassano, le grand parc d'artillerie, tous les équipages, et nous nous dirigeâmes sur Düben. Blücher et Bernadotte s'étaient retirés laissant Berlin à découvert. Alors les plans de l'empereur furent connus: on sut que c'était sur Berlin et non sur Leipzig qu'il se dirigeait, et que Düben n'était qu'un lieu de jonction, d'où les divers corps qui s'y trouvaient réunis devaient marcher ensemble sur la capitale de la Prusse, dont l'empereur s'était déjà emparé deux fois.
Le temps était malheureusement passé où la seule indication des intentions de l'empereur était regardée comme un signal de victoire; les chefs de l'armée, jusqu'alors soumis, commençaient à réfléchir et se permettaient même de désapprouver des projets dont l'exécution les effrayait. Quand on connut dans l'armée l'intention de l'empereur, de marcher sur Berlin, ce fut le signal d'un mécontentement presque général; les généraux qui avaient échappé aux désastres de Moscou et aux dangers de la double campagne d'Allemagne étaient fatigués, et peut-être pressés de jouir de leur fortune et de goûter enfin du repos dans le sein de leur famille. Quelques-uns allaient jusqu'à accuser l'empereur de vouloir traîner la guerre en longueur: «N'en a-t-on pas assez tué? disaient-ils, faut-il donc que nous y restions tous?» Et ces plaintes ne se bornaient pas à des confidences secrètes, on les proférait publiquement, souvent même assez haut pour qu'elles vinssent jusqu'aux oreilles de l'empereur; mais, en pareil cas, Sa Majesté savait ne pas entendre.
Ce fut au milieu de cette disposition douteuse d'un nombre considérable des chefs de l'armée que l'on apprit la défection de la Bavière. Cette défection ajouta une nouvelle force aux inquiétudes et aux mécontentemens nés de la résolution de l'empereur; on vit alors ce que l'on n'avait pas encore vu, son état major en corps se réunir, le supplier d'abandonner ses plans sur Berlin et de marcher sur Leipzig. Je vis combien l'âme de l'empereur souffrit de la nécessité d'écouter de pareilles remontrances.
Malgré les formes respectueuses dont elles étaient enveloppées, deux jours entiers Sa Majesté resta indécise; et que ces quarante-huit heures furent longues! Jamais bivouac ni cabane abandonnée ne fut plus triste que le triste château de Düben. Dans cette lamentable résidence, je vis pour la première fois l'empereur complétement désœuvré; l'indécision à laquelle il était en proie le tenait tellement absorbé, qu'il aurait été impossible de le reconnaître. Qui le croirait? à cette activité qui le poussait, qui, pour ainsi dire, le dévorait sans cesse, avait succédé une nonchalance apparente, dont on ne peut se faire une idée. Je le vis, pendant presque toute une journée, couché sur un canapé, ayant devant lui une table couverte de cartes et de papiers qu'il ne regardait pas, sans autre occupation pendant des heures entières que de tracer lentement de grosses lettres sur des feuilles de papier blanc. C'est qu'alors sa pensée flottait entre sa propre volonté et les supplications de ses généraux. Après deux jours de la plus douloureuse anxiété, il céda, et dès lors tout fut perdu. Plût à Dieu qu'il n'eût point écouté leurs plaintes, et que cette fois encore il eût obéi au pressentiment qui le dominait! et combien de fois répéta-t-il avec douleur, en pensant à la concession qu'il fit alors: «J'aurais évité bien des désastres en suivant toujours ma première impulsion. Je n'ai failli qu'en cédant à celles d'autrui.»
L'ordre du départ fut donné. Alors, comme si l'armée eût été plus fière d'avoir triomphé de la volonté de son empereur que de battre l'ennemi sous l'empire de ses hautes prévisions, on se livra aux accès d'une joie presque immodérée. Tous les visages étaient rayonnans: «Nous allons, répétait-on de toutes parts, nous allons revoir la France, embrasser nos enfans, nos parens, nos amis!» L'empereur, et seul avec lui le maréchal Augereau, ne partageait pas l'allégresse générale. M. le duc de Castiglione venait d'arriver au quartier-général, après avoir vengé en partie sur l'armée de Bohême la défaite de Vandamme; il était frappé comme l'empereur de noirs pressentimens sur les suites de ce mouvement rétrograde, il savait que les défections allaient échelonner sur la route des ennemis, d'autant plus dangereux que la veille encore ils étaient nos alliés et connaissaient nos positions. Quant à Sa Majesté, elle céda avec la conviction du mal qui en résulterait, et je l'entendis terminer un entretien de plus d'une heure qu'elle venait d'avoir avec le maréchal par ces mots, qu'elle prononça comme une sentence de malheur: «Ils l'ont voulu!...»
L'empereur, en se dirigeant sur Düben, était à la tête d'une force que l'on pouvait évaluer à cent vingt-cinq mille hommes; il avait pris cette direction dans l'espoir de trouver encore Blücher sur la Mulda; mais le général prussien avait repassé cette rivière, ce qui contribua beaucoup à accréditer un bruit qui s'était répandu depuis quelque temps: on disait que dans un conseil des souverains alliés, tenu précédemment à Prague, et auquel avaient assisté Moreau et le prince royal de Suède, il avait été convenu que l'on éviterait autant que possible l'engagement d'une bataille, partout où l'empereur commanderait son armée en personne, et que les opérations seraient seulement dirigées contre les corps commandés par ses lieutenans. Il était impossible, sans doute, de rendre un hommage plus éclatant à la supériorité du génie de l'empereur; mais c'était en même temps l'enchaîner dans sa gloire, et paralyser son action ordinairement toute-puissance.
Quoi qu'il en soit, le mauvais génie de la France l'ayant emporté sur le bon génie de l'empereur, nous prîmes la route de Leipzig, et nous y arrivâmes le 15 d'octobre de grand matin. En ce moment le roi de Naples était aux prises avec le prince de Schwartzenberg, et Sa Majesté ayant entendu le bruit du canon, ne fit que traverser la ville et alla visiter la plaine où l'action paraissait vivement engagée. À son retour, il reçut la famille royale de Saxe, qui était venue le rejoindre.
Pendant son court séjour à Leipzig, l'empereur fit un acte de clémence que l'on jugera sans doute bien méritoire, si l'on veut se reporter à la gravité des circonstances où nous nous trouvions. Un négociant de cette ville, nommé Moldrecht, fut accusé et convaincu d'avoir distribué parmi les habitans, et jusque dans l'armée, plusieurs milliers d'exemplaires d'une proclamation dans laquelle le prince royal de Suède invitait les Saxons à déserter la cause de l'empereur. Traduit devant un conseil de guerre, M. Moldrecht ne put se justifier; et comment l'aurait-il fait, puisqu'on avait trouvé chez lui plusieurs paquets de la fatale proclamation? Il fut condamné à mort. Sa famille tout éplorée fut se jeter aux pieds du roi de Saxe; mais les faits étaient si évidens et d'une nature telle que toute excuse était impossible, et le fidèle roi n'osa se livrer à l'indulgence pour un crime commis encore plus envers son allié qu'envers lui-même. Une seule ressource restait à cette malheureuse famille, c'était de s'adresser à l'empereur; mais il était difficile d'arriver jusqu'à lui. M. Leborgne d'Ideville, secrétaire interprète, voulut bien se charger de déposer une note sur le bureau de l'empereur. Sa Majesté l'ayant lue, ordonna un sursis, ce qui équivalait à une grâce plénière. Les événemens suivirent leur cours, et M. Moldrecht fut sauvé.
Leipzig, à cette époque, était le centre d'un cercle où l'on se battait sur plusieurs points, et presque sans interruption. Les combats continuèrent pendant les journées du 16 et du 17; et, le 18, Sa Majesté, mal récompensée de sa clémence envers M. Moldrecht, recueillit les tristes fruits de la proclamation répandue par les soins de ce négociant. Ce jour-là, l'armée saxonne déserta notre cause, et alla se rendre à Bernadotte. Il ne restait plus à l'empereur que cent dix mille hommes, en ayant contre lui trois cent trente mille, de sorte que, si, lors de la reprise des hostilités, nous étions déjà seulement un contre deux, nous n'étions plus alors qu'un contre trois. La journée du 18 fut, comme l'on sait, le jour fatal. Le soir, l'empereur assis sur un pliant de maroquin rouge au milieu des feux du bivouac, dictait au prince de Neufchâtel des ordres pour la nuit, quand deux commandans d'artillerie se présentèrent à Sa Majesté, et lui rendirent compte de l'état d'épuisement ou se trouvaient les munitions. Depuis cinq jours on avait tiré plus de deux cent mille coups de canon; les réserves étaient épuisées, et l'on pouvait à peine réunir de quoi nourrir encore le feu pendant deux heures. Les dépôts les plus voisins étaient Magdebourg et Erfurt, d'où il était impossible de tirer des secours assez prompts; ainsi, il n'y avait plus d'autre parti à tenter que la retraite.
La retraite fut donc ordonnée, et commença le lendemain, 19, après une bataille dans laquelle trois cent mille hommes se livrèrent à une lutte à mort, dans un espace tellement resserré qu'il n'avait pas plus de sept à huit lieues de circuit. Avant de quitter Dresde, l'empereur chargea le prince Poniatowski, qui venait de gagner le bâton de maréchal de France, de la défense d'un des faubourgs. «Vous défendrez le faubourg du midi, lui avait dit Sa Majesté.—Sire, répondit le prince, j'ai bien peu de monde.—Eh bien! vous vous défendrez avec ce que vous avez.—Ah! sire, nous tiendrons. Nous sommes tous prêts à périr pour Votre Majesté.» L'empereur, ému de ces paroles, tendit les bras au prince, qui s'y précipita les larmes aux yeux. C'était une scène d'adieux; car cet entretien du prince avec l'empereur fut le dernier, et bientôt le neveu du dernier roi de Pologne, comme on le verra dans peu, trouva une mort glorieuse autant que déplorable dans les flots de l'Elster.
À neuf heures du matin, l'empereur alla prendre congé de la famille royale de Saxe. L'entrevue fut courte, mais bien affectueuse et bien douloureuse de part et d'autre. Le roi manifesta l'indignation la plus profonde de la conduite de ses troupes: «Jamais je n'aurais pu le penser, disait-il; je croyais mes Saxons meilleurs; ils ne sont que des lâches.» Sa douleur était telle que l'empereur, malgré le mal immense que lui avait fait la désertion des Saxons pendant la bataille, cherchait à consoler cet excellent prince.
Comme Sa Majesté le pressait de quitter Leipzig, pour ne point demeurer exposé aux dangers d'une capitulation devenue indispensable: «Non, répondit ce prince vénérable: vous avez assez fait, et maintenant c'est pousser la générosité trop loin que de risquer votre personne pour rester quelques instans de plus à nous consoler.» Tandis que le roi de Saxe s'exprimait ainsi, on entendit la détonation d'une forte fusillade; alors la reine et la princesse Augusta joignirent leurs instances à celles du monarque. Dans l'excès de leur frayeur, elles voyaient déjà l'empereur pris et égorgé par les Prussiens. Des officiers étant survenus, ceux-ci annoncèrent que le prince royal de Suède avait forcé l'entrée d'un des faubourgs; que le général Beningsen, le général Blücher et le prince de Schwartzenberg entraient de tous côtés dans la ville, et que nos troupes étaient réduites à se défendre de maison en maison. Le péril auquel l'empereur était exposé était imminent; il n'y avait plus une seule minute à perdre, il consentit donc enfin à se retirer; et le roi de Saxe l'ayant reconduit jusqu'au bas de l'escalier du palais, là ils s'embrassèrent pour la dernière fois.
CHAPITRE XVI.
Offre d'incendie rejeté par l'empereur.—Volonté de sauver Leipzig.—Le roi de Saxe délié de sa fidélité.—Issue de Leipzig fermée à l'empereur.—Sa Majesté traversant de nouveau la ville.—Bonne contenance du duc de Raguse et du maréchal Ney.—Horrible tableau des rues de Leipzig.—Le pont du moulin de Lindenau.—Souvenirs vivans.—Ordres donnés directement par l'empereur.—Sa Majesté dormant au bruit du combat.—Le roi de Naples et le maréchal Augereau au bivouac impérial.—Le pont sauté.—Ordres de l'empereur mal exécutés, et son indignation.—Absurdité de quelques bruits mensongers.—Malheurs inouïs.—Le maréchal Macdonald traversant l'Elster à la nage.—Mort du général Dumortier et d'un grand nombre de braves.—Mort du prince Poniatowski.—Profonde affliction de l'empereur et regrets universels.—Détails sur cette catastrophe.—Le corps du prince recueilli par un pasteur.—Deux jours à Erfurt.—Adieux du roi de Naples à l'empereur.—Le roi de Saxe traité en prisonnier, et indignation de l'empereur.—Brillante affaire de Hanau.—Arrivée à Mayence.—Trophées de la campagne et lettre de l'empereur à l'impératrice.—Différence des divers retours de l'empereur en France.—Arrivée à Saint-Cloud.—Questions que m'adresse l'empereur et réponses véridiques.—Espérances de paix.—Enlèvement de M. de Saint-Aignan.—Le négociateur pris de force.—Vaines espérances.—Bonheur de la médiocrité.
Rien n'était plus difficile que de sortir de Leipzig, cette ville étant environnée de toutes parts de corps ennemis. On avait proposé à l'empereur d'incendier les faubourgs où se présentaient les têtes de colonnes des armées alliées, afin de mieux assurer sa retraite; mais il avait repoussé cette proposition avec indignation, ne voulant pas laisser pour dernier adieu au fidèle roi de Saxe une de ses villes livrée aux flammes. Après l'avoir délié de sa fidélité, exhorté à songer à ses seuls intérêts, l'empereur, en le quittant, s'était dirigé vers la porte de Ranstadt; mais il la trouva tellement encombrée qu'il lui fut de toute impossibilité de s'y frayer un passage; il fut donc contraint de revenir sur ses pas, de traverser la ville, d'en sortir par la porte du nord, et de regagner le point par lequel seul il pouvait, selon son intention, se diriger sur Erfurt, en longeant les boulevards de l'ouest. Les ennemis n'étaient pas tout-à-fait maîtres de la ville, et c'était le sentiment général, qu'on aurait pu la défendre encore long-temps si l'empereur n'eût craint de l'exposer aux horreurs d'une prise d'assaut. Le duc de Raguse continuait à faire bonne contenance au faubourg de Halle contre les attaques réitérées du général Blücher, et le maréchal Ney, de son côté, voyait encore se briser devant son intrépidité les efforts réunis du général Woronzow, du corps prussien aux ordres du général Bülow et de l'armée suédoise.
Tant de valeur dut cependant céder au nombre, et surtout à la trahison: car, pendant le plus fort du combat aux portes de Leipzig, un bataillon badois, qui jusque-là avait vaillamment combattu dans les rangs français, abandonna tout à coup la porte Saint-Pierre, qu'il était chargé de défendre, et livra ainsi l'entrée de la ville à l'ennemi. Dès lors, selon ce que j'ai entendu raconter à plusieurs officiers qui se trouvaient dans cette bagarre, les rues de Leipzig présentèrent le tableau le plus horrible. Les nôtres, contraints de se retirer, ne le firent toutefois qu'en disputant le terrain. Mais un malheur irréparable vint bientôt jeter le désespoir dans l'âme de l'empereur.
Voici les faits qui signalèrent cette déplorable journée, tels que ma mémoire me les rappelle encore aujourd'hui. Je ne sais à quoi l'attribuer, mais aucun des grands événemens dont j'ai été témoin ne se présente plus clairement à mes souvenirs qu'une scène qui eut lieu, pour ainsi dire, sous les murs de Leipzig. Après avoir triomphé d'incroyables obstacles, nous étions enfin parvenus à passer l'Elster, sur le point du moulin de Lindenau. Il me semble voir encore l'empereur, plaçant lui-même sur la route des officiers qu'il chargeait d'indiquer le point de réunion des corps aux hommes isolés qui se présenteraient. Ce jour-là, après un immense désavantage causé par le nombre, sa sollicitude s'étendait à tout comme après un triomphe décisif. Mais il était tellement accablé de fatigue que quelques momens de sommeil lui furent indispensables, et il dormait profondément au bruit du canon, qui tonnait de toutes parts, quand une explosion terrible se fit entendre. Peu de temps après, je vis entrer au bivouac de Sa Majesté le roi de Naples, accompagné du maréchal Augereau; ils lui apportaient une triste nouvelle. Le grand pont de l'Elster venait de sauter, et c'était le dernier point de communication avec l'arrière-garde, forte encore de vingt mille hommes, et laissée de l'autre côté du fleuve sous le commandement du maréchal Macdonald. «Voilà donc comme on exécute mes ordres!» s'écria l'empereur, en se serrant la tête avec violence entre ses deux mains. Puis il resta un moment pensif et comme absorbé dans ses réflexions.
Sa Majesté avait effectivement donné l'ordre de miner tous les ponts sur l'Elster et de les faire sauter, mais seulement lorsque toute l'armée française serait mise à couvert par le fleuve. J'ai entendu depuis parler de cet événement en sens divers; j'en ai lu beaucoup de relations contradictoires. Il ne m'appartient pas de chercher à répandre la lumière sur un point d'histoire aussi controversé que celui-ci; j'ai dû me borner à rapporter ce qui était parfaitement à ma connaissance, et c'est ce que j'ai fait. Toutefois, qu'il me soit permis de soumettre ici à mes lecteurs une simple observation, qui s'est présentée à mon esprit quand j'ai lu ou entendu dire que l'empereur avait donné l'ordre lui-même de faire sauter le pont, pour mettre sa personne à l'abri des poursuites de l'ennemi. Je demande pardon du terme, mais cette supposition me paraît d'une absurdité qui passe toute croyance: car il est bien évident que, si, dans ces désastreuses circonstances, l'empereur avait pensé à sa sûreté personnelle, nous ne l'aurions pas vu peu de temps auparavant prolonger volontairement son séjour au palais du roi de Saxe, étant exposé alors à un danger bien plus imminent que celui qu'il pouvait courir après sa sortie de Leipzig. Certes, d'ailleurs, l'empereur ne joua pas la consternation dont il fut frappé, quand il apprit que vingt mille de ses braves étaient séparés de lui, et peut-être séparés pour toujours.
Combien de malheurs furent les suites inévitables de la destruction du dernier pont sur la route de Leipzig à Lindenau! et quels traits d'héroïsme, dont la plupart resteront éternellement inconnus, ont signalé ce désastre! Le maréchal Macdonald, se voyant séparé de l'armée, s'élança à cheval dans l'Elster et fut assez heureux pour atteindre l'autre rive; mais le général Dumortier, voulant suivre son chef intrépide, disparut et périt dans les flots, ainsi qu'un grand nombre d'officiers et de soldats; car tous avaient juré de ne point se rendre à l'ennemi, et ce ne fut que le petit nombre qui obéit à la cruelle nécessité de se reconnaître prisonniers. La mort du prince Poniatowski causa de vifs regrets à l'empereur, et l'on peut dire que tout ce qui se trouvait au quartier général fut profondément affligé de la perte du héros polonais. On était empressé d'apprendre des détails sur ce malheur, tout irréparable qu'il était. On savait que Sa Majesté l'avait chargé de couvrir la retraite de l'armée, et personne n'ignorait que l'empereur ne pouvait mieux placer sa confiance. Les uns racontaient que, se voyant serré par l'ennemi contre une rivière sans issue, ils l'avaient entendu dire à ceux qui l'entouraient: «Messieurs, c'est ici qu'il faut succomber avec honneur.» On ajoutait que, mettant bientôt en action son héroïque résolution, il avait traversé à la nage les eaux de la Pleisse, malgré les blessures qu'il avait reçues dans un combat opiniâtre qu'il soutenait depuis le matin. Enfin nous apprîmes que, ne trouvant plus de refuge contre une captivité inévitable que dans les flots de l'Elster, le brave prince s'y était précipité, sans considérer l'escarpement impraticable du bord opposé, et qu'en peu d'instans il fut englouti avec son cheval. Nous sûmes ensuite que son corps ne fut retrouvé que cinq jours après, et retiré de l'eau par un pêcheur. Telle fut la fin déplorable ensemble et glorieuse d'un des officiers les plus brillans et les plus chevaleresques qui se soient montrés dignes de figurer parmi l'élite des généraux français.
Cependant la pénurie des munitions de guerre obligeait l'empereur à se retirer promptement, quoique dans le plus grand ordre, sur Erfurt, ville richement approvisionnée de vivres, de fourrages, d'effets d'armement et d'équipement, enfin de toute sorte de munitions. Sa Majesté y arriva le 23, ayant eu chaque jour des combats à soutenir, pour assurer sa retraite, contre des forces quatre ou cinq fois plus nombreuses que celles qui restaient à sa disposition. À Erfurt l'empereur ne resta que deux jours, et en partit le 25, après avoir reçu les adieux de son beau-frère, le roi de Naples, qu'il ne devait plus revoir. Je fus témoin d'une partie de cette dernière entrevue, et je crus remarquer je ne sais quoi de contraint dans l'attitude du roi de Naples; ce dont, au surplus, l'empereur n'eut pas l'air de s'apercevoir. Il est vrai que le roi ne lui annonça pas son départ précipité, et que Sa Majesté ignorait que ce prince avait reçu secrètement un général autrichien[76]. L'empereur n'en fut informé que par des rapports postérieurs, et en parut peu surpris. Au surplus (je dois le faire observer, parce que j'ai eu souvent l'occasion d'en faire la remarque), tant de coups, précipités, pour ainsi dire, les uns sur les autres, frappaient l'empereur depuis quelque temps, qu'il y paraissait presque insensible; on eût dit qu'il était entièrement retranché dans ses idées de fatalité. Cependant Sa Majesté, impassible pour ses propres malheurs, laissa éclater toute son indignation quand elle apprit que les souverains alliés avaient considéré le roi de Saxe comme leur prisonnier, et l'avaient déclaré traître, précisément parce qu'il était le seul qui ne l'eût pas trahi. Certes, si la fortune lui était redevenue favorable comme par le passé, le roi de Saxe se serait trouvé maître d'un des plus vastes royaumes de l'Europe; mais la fortune ne nous fut plus que contraire, nos triomphes mêmes n'étaient plus suivis que d'une gloire inutile.
Ainsi, par exemple, l'armée française eut bientôt à se couvrir de gloire à Hanau, quand il lui fallut traverser en la renversant la nombreuse armée autrichienne et bavaroise réunie sur ce point sous les ordres du général Wrede. Six mille prisonniers furent le résultat de ce triomphe, qui nous ouvrit en même temps les approches de Mayence, où l'on croyait arriver sans de nouveaux obstacles. Ce fut le 2 novembre, après une marche de quatorze jours depuis Leipzig, que nous revîmes enfin les bords du Rhin, et que l'on put respirer avec quelque sécurité.
Après avoir consacré cinq jours à la réorganisation de l'armée, donné ses ordres, assigné à chacun des maréchaux et des chefs de corps le poste qu'il devait occuper en son absence, l'empereur quitta Mayence le 7, et le 9 il coucha à Saint-Cloud, où il revint, précédé de quelques trophées; car d'Erfurt à Francfort nous avions pris vingt drapeaux aux Bavarois. Ces drapeaux, apportés au ministère de la guerre par M. Lecouteulx, aide-de-camp du prince de Neufchâtel, avaient précédé de deux jours l'arrivée de Sa Majesté à Paris; et déjà ils avaient été présentés à l'impératrice, à qui l'empereur en avait fait hommage dans les termes suivans: «Madame et très-chère épouse, je vous envoie vingt drapeaux pris par mes armées aux batailles de Wachau, de Leipzig et de Hanau; c'est un hommage que j'aime à vous rendre. Je désire que vous y voyiez une marque de ma grande satisfaction de votre conduite pendant la régence que je vous ai confiée.»
Sous le consulat et pendant les six premières années de l'empire, lorsque l'empereur revenait à Paris à la suite d'une campagne, c'est que cette campagne était terminée; la nouvelle d'une paix conclue après la victoire l'avait toujours précédé. Pour la seconde fois, il n'en fut plus de même au retour de Mayence. En cette circonstance, comme au retour de Smorghoni, l'empereur laissait la guerre toujours vivante, et revenait, non plus pour présenter à la France les fruits de ses victoires, mais pour lui demander de nouveaux secours d'hommes et d'argent, afin de parer aux échecs et aux pertes éprouvées par nos armées. Cependant, malgré cette différence dans le résultat de nos guerres, l'accueil fait par la nation à Sa Majesté était toujours le même, du moins en apparence. Les adresses des différentes villes de l'intérieur n'étaient ni moins nombreuses ni moins remplies d'expressions de dévouement; ceux-là même qui concevaient des craintes pour l'avenir se montraient encore plus dévoués que les autres, de peur que l'on ne vînt à deviner leurs fatales prévisions. Pour moi, il ne me vint pas une seule fois à l'idée que l'empereur pût succomber en définitive dans la lutte qu'il soutenait: car mes idées ne se portaient pas si loin, et ce n'est qu'en y réfléchissant depuis que j'ai pu apprécier les dangers qui déjà le menaçaient à l'époque où nous sommes parvenus. J'étais comme ces hommes qui, ayant passé de nuit sur les bords d'un précipice, ne connaissent le péril auquel ils ont été exposés que quand le jour le leur a révélé. Pourtant je dois dire que tout le monde était las de la guerre, et que ceux de mes amis que je vis en revenant de Mayence me parlèrent tous du besoin de la paix.
Dans l'intérieur même du palais, j'entendais beaucoup de personnes attachées à l'empereur tenir, loin de sa présence, un pareil langage; mais c'était une toute autre version devant Sa Majesté. Quand elle daignait m'interroger, ce qui arrivait assez souvent, sur ce que j'avais entendu dire, je lui rapportais exactement la vérité; et quand, dans ces rapports confidentiels de la toilette de l'empereur, le mot de paix sortait de ma bouche, il s'écria plusieurs fois: «La paix! la paix!... Eh! qui la désire plus que moi?... Ce sont eux qui ne la veulent pas. Plus j'accorde, plus ils exigent.»
Un événement extraordinaire, qui eut lieu précisément le jour où Sa Majesté arriva à Saint-Cloud, donna quelques motifs de croire, quand il fut connu, que les alliés avaient conçu le dessein d'entamer de nouvelles négociations. On apprit en effet que M. de Saint-Aignan, ministre de Sa Majesté près des cours ducales de Saxe, avait été enlevé de vive force et conduit à Francfort, où se trouvaient alors réunis M. de Metternich, le prince de Schwartzenberg, et les ministres de Russie et de Prusse. Là on lui fit des ouvertures toutes pacifiques au nom des souverains alliés; après quoi M. de Saint-Aignan eut la faculté de se rendre sur-le-champ auprès de l'empereur, pour lui faire connaître les détails de son enlèvement et des propositions qui en avaient été la suite. Les offres des alliés, dont je n'eus point connaissance, et dont par conséquent je ne puis rien dire, durent toutefois paraître dignes d'examen à l'empereur; car ce fut bientôt un bruit général dans le palais qu'un nouveau congrès allait s'assembler à Manheim, que M. le duc de Vicence avait été désigné par Sa Majesté comme son ministre plénipotentiaire, et que, pour donner plus d'éclat à sa mission, elle venait en même temps de lui confier le porte-feuille des affaires étrangères. Je me rappelle que cette nouvelle fit renaître l'espérance, et fut reçue très-favorablement; car, bien que ce fût sans doute l'effet d'une prévention, personne n'ignorait que l'opinion générale ne voyait pas avec plaisir M. le duc de Bassano dans le poste où M. le duc de Vicence était appelé à lui succéder. M. le duc de Bassano passait pour aller au devant de ce qu'il croyait être les désirs secrets de l'empereur, et pour être contraire à la paix. On verra plus tard, par une réponse que me fit Sa Majesté à Fontainebleau, combien ces bruits étaient gratuits et dépourvus de fondement.
Il semblait alors d'autant plus probable que les alliés avaient réellement l'intention de traiter de la paix, qu'en se procurant à force ouverte un négociateur français, ils avaient été au devant de tout ce que l'on aurait pu dire pour attribuer les premières démarches à l'empereur; et, ce qui surtout donnait un grand poids à la croyance accordée aux dispositions pacifiques de l'Europe, c'est qu'il ne s'agissait pas seulement d'une paix continentale, comme à Tilsitt et à Schœnbrunn, mais bien d'une paix générale dans laquelle l'Angleterre intervenait comme partie contractante; de sorte que l'on espérait gagner en sécurité pour la suite ce que l'on perdrait peut-être par la rigidité des conditions. Mais, malheureusement, l'espoir auquel on se livrait avec une joie anticipée fut de peu de durée. On ne tarda pas à apprendre que les propositions communiquées à M. de Saint-Aignan, après son enlèvement, n'étaient qu'un leurre, une vieille ruse diplomatique à laquelle les étrangers n'avaient eu recours que pour gagner du temps en berçant l'empereur d'une fausse espérance. En effet, un mois ne s'était pas écoulé, on n'avait pas même eu le temps de compléter l'échange des correspondances préliminaires qui ont lieu en pareil cas, lorsque l'empereur eut connaissance de la fameuse déclaration de Francfort, dans laquelle, bien loin d'entrer en négociations avec Sa Majesté, on affectait de séparer sa cause de celle de la France. Que d'intrigues! Et que l'on bénit de bon cœur sa médiocrité quand on se compare aux hommes condamnés à vivre dans ce dédale de hautes fourberies et d'hypocrisies honorifiques! La triste certitude étant acquise que les étrangers voulaient une guerre d'extermination, ramena la consternation où régnait déjà l'espérance; mais le génie de Sa Majesté n'en fut point abattu, et dès lors tous ses efforts se dirigèrent vers la nécessité de faire encore une fois face à l'ennemi, non plus pour conquérir ses provinces, mais pour garantir d'une invasion le sol sacré de la patrie.
CHAPITRE XVII.
Souvenirs récens.—Sociétés secrètes d'Allemagne.—L'empereur et les francs-maçons.—L'empereur riant de Cambacérès.—Les fanatiques assassins.—Promenade sur les bords de l'Elbe.—Un magistrat saxon.—Zèle religieux d'un protestant.—Détails sur les sociétés de l'Allemagne.—Opposition des gouvernemens au Tugendweiren.—Origine et réformation des sectes de 1813.—Les chevaliers noirs et la légion noire.—La réunion de Louise.—Les concordistes.—Le baron de Nostitz et la chaîne de la reine de Prusse.—L'Allemagne divisée entre trois chefs de secte.—Madame Brede et l'ancien électeur de Hesse-Cassel.—Intrigue du baron de Nostitz.—Les secrétaires de M. de Stein.—Véritable but des sociétés secrètes.—Leur importance.—Questions de l'empereur.—Histoire ou historiette.—Réception d'un carbonari.—Un officier français dans le Tyrol.—Ses mœurs, ses habitudes, son caractère.—Partie de chasse et réception ordinaire.—Les Italiens et les Tyroliens.—Épreuves de patience.—Trois rendez-vous.—Une nuit dans une forêt.—Apparence d'un crime.—Preuves évidentes.—Interrogatoire, jugement et condamnation.—Le colonel Boizard.—Révélations refusées.—L'exécuteur et l'échafaud.—Religion du serment.—Les carbonari.
On ne doit point omettre, en parlant de l'année 1813, le nombre incroyable des affiliations qui eurent lieu pendant cette année aux sociétés secrètes, récemment formées en Italie et en Allemagne. L'empereur, dès le temps où il n'était encore que premier consul, non-seulement ne s'était point opposé à la réouverture des loges maçonniques, mais il est permis de penser qu'il l'avait favorisée sous main. Il était bien sûr que rien ne sortirait de ces réunions qui pût être dangereux pour sa personne ou contraire à son gouvernement, puisque la franc-maçonnerie comptait parmi ses adeptes, et avait même pour chefs, les plus grands personnages de l'état. D'ailleurs, il aurait été de toute impossibilité que dans ces sociétés, où se glissaient quelques faux-frères, un secret dangereux, s'il y en avait eu de tel, pût échapper à la vigilance de la police. L'empereur en parlait quelquefois, mais comme de purs enfantillages bons pour amuser les badauds; et je puis assurer qu'il riait de bon cœur quand on lui racontait que l'archi-chancelier, en sa qualité de chef du Grand-Orient, ne présidait pas un banquet maçonnique avec moins de gravité qu'il n'en apportait à la présidence du sénat et du conseil-d'état. Toutefois l'insouciance de l'empereur ne s'étendait pas jusqu'aux sociétés si connues en Italie sous le nom de carbonari, et en Allemagne sous diverses dénominations. Il faut convenir, en effet, qu'après les entreprises de deux jeunes allemands affiliés à l'illuminisme, il était bien permis à Sa Majesté de ne pas voir sans inquiétudes la propagation de ces liens de vertu, où de jeunes fanatiques se transformaient en assassins.
Je n'ai rien su de particulier relativement aux carbonari, puisque aucune circonstance ne nous rapprocha de l'Italie. Quant aux sociétés secrètes de l'Allemagne, je me rappelle que, pendant notre séjour à Dresde, j'en entendis parler avec beaucoup d'intérêt, et non sans effroi pour l'avenir, à un magistrat saxon avec lequel j'eus l'honneur de me trouver souvent. C'était un homme de soixante ans environ, parlant bien le français, et joignant au plus haut degré le flegme allemand à la gravité de l'âge. Dans sa jeunesse, il avait habité la France, et avait même fait une partie de ses études au collége de Sorrèze. J'attribuai l'amitié qu'il voulait bien me témoigner au plaisir qu'il éprouvait à entendre parler d'un pays dont la mémoire paraissait lui être toujours chère. Je me souviens parfaitement aujourd'hui de la profonde vénération avec laquelle cet excellent homme me parlait d'un de ses anciens professeurs de Sorrèze, qu'il appelait don Ferlus; et il faudrait que j'eusse la mémoire bien ingrate pour oublier un nom que je lui ai entendu répéter si souvent.
Mon excellent saxon se nommait M. Gentz, mais n'était point parent du diplomate du même nom attaché à la chancellerie autrichienne. Il était de la religion réformée, très-exact à remplir ses devoirs religieux; et je puis assurer que je n'ai jamais connu un homme plus simple dans ses goûts et plus pénétré de ses devoirs d'homme et de magistrat. Je n'oserais hasarder de dire quel était le fond de sa pensée sur l'empereur, car il en parlait rarement; et s'il eût eu quelque chose de désobligeant à en dire, on conçoit facilement qu'il aurait pour cela choisi un autre confident que moi. Un jour que nous étions ensemble à examiner les travaux que Sa Majesté faisait élever de toutes parts sur la rive gauche de l'Elbe, je ne sais comment la conversation vint à tomber sur les sociétés secrètes de l'Allemagne, sujet qui m'était totalement étranger. Comme je lui adressais des questions pour m'instruire, M. Gentz me dit: «Il ne faut pas croire que les sociétés secrètes qui se multiplient en Allemagne d'une manière si extraordinaire aient été protégées par les souverains. Le gouvernement prussien les vit naître avec effroi, quoiqu'il cherche actuellement à en tirer parti pour donner une apparence nationale à la guerre qu'il vous fait depuis la défection du général Yorck. Des réunions aujourd'hui tolérées ont été, même en Prusse, l'objet de vives persécutions. Il n'y a pas long-temps, par exemple, que le gouvernement prussien prit des mesures sévères pour supprimer la société dite tugendverein. Il parvint à la dissoudre; mais au moment même de sa dissolution, il s'en forma trois autres qui devaient être dirigées par les membres du tugendverein, en prenant toutefois la précaution de les déguiser sous des dénominations différentes. Le docteur Jahn se mit à la tête des chevaliers noirs, qui ont depuis donné naissance à un corps de partisans connu sous le nom de la légion noire, commandé par le colonel Lutzoff. Le souvenir toujours vivant en Prusse de la feue reine exerce une grande influence sur la nouvelle direction imprimée à ses institutions; elle en est comme la divinité occulte. De son vivant, elle avait donné au baron de Nostitz une chaîne d'argent qui devint entre ses mains la décoration, ou pour mieux dire le signe de ralliement d'une nouvelle société à laquelle il donna le nom de réunion de Louise. Enfin M. Lang s'est déclaré le chef d'un ordre de concordistes qu'il institua à l'instar des associations de ce nom qui s'étaient établies depuis quelque temps dans les universités.
«Mes fonctions de magistrat, ajouta M. Gentz, m'ont plusieurs fois mis à même d'avoir des renseignemens exacts sur ces nouvelles institutions, et vous pouvez regarder ce que je vous dis à ce sujet comme parfaitement authentique. Les trois chefs, dont je viens de vous parler, dirigent bien en apparence trois sociétés; mais il est bien certain que les trois n'en font qu'une, puisque ces messieurs se sont engagés à suivre en tout point les erremens du Tugendverein. Seulement ils se sont partagés l'Allemagne pour rendre, par leur présence, leur influence plus immédiate. M. Jahn s'est réservé plus particulièrement la Prusse, M. Lang le nord, et le baron de Nostitz le midi de l'Allemagne. Ce dernier sachant quelle peut être l'influence d'une femme sur de jeunes adeptes, s'est associé une très-belle actrice de Prague, nommée madame Brede, et elle a déjà fait faire à la Réunion de Louise une conquête fort importante et qui peut le devenir beaucoup plus pour l'avenir, si les Français éprouvaient des revers. L'ancien électeur de Hesse, affilié par l'entremise de madame Brede, a accepté, presque immédiatement après sa réception, la grande maîtrise de la Réunion de Louise, et le jour même de son installation il a remis entre les mains de M. de Nostitz les fonds nécessaires pour créer et équiper un corps franc de sept cents hommes destiné à entrer au service de la Prusse. Il est vrai qu'une fois nanti de la somme, le baron ne s'est nullement occupé de la formation du corps, ce qui a causé beaucoup d'humeur au vieil électeur; mais à force d'adresse et d'intrigues, madame Brede est parvenue à les réconcilier. Il a été démontré en effet que M. de Nostitz ne s'était pas approprié les fonds dont il était dépositaire, mais qu'il leur avait donné une autre destination que l'armement d'un corps franc. M. de Nostitz est sans contredit le plus zélé, le plus ardent et le plus habile des trois chefs; je ne le connais pas personnellement, mais je sais que c'est un des hommes les plus capables d'exercer un grand empire sur ceux qui l'écoutent. C'est ainsi qu'il a captivé M. de Stein, ministre prussien, au point que celui-ci entretient deux de ses secrétaires à la disposition du baron de Nostitz, pour rédiger sous sa direction les pamphlets dont l'Allemagne est inondée; mais je ne puis trop vous répéter, poursuivit M. Gentz, que la haine vouée aux Français par ces diverses sociétés n'est qu'une chose accidentelle et née uniquement des circonstances; car leur but primitif était le renversement des gouvernemens, tels qu'ils existaient en Allemagne; et leur principe fondamental, l'établissement d'un système d'égalité absolue. Cela est si vrai, qu'il a été vivement question parmi les adeptes du Tugendverein, de proclamer la souveraineté du peuple dans toute l'Allemagne, et ceux-ci disaient tout haut que la guerre ne devait point être faite au nom des gouvernemens qui, selon eux, ne sont que des instrumens. Je ne sais quel sera en définitive le résultat de toutes ces machinations; mais ce qu'il y a de certain, c'est qu'à force de se donner de l'importance, les sociétés secrètes s'en créent une réelle. À les entendre, eux seuls ont déterminé le roi de Prusse à se déclarer ouvertement contre la France, et ils se vantent hautement de n'en pas demeurer là. Après tout, il leur arrivera probablement ce qui arrive presque toujours en pareil cas; si on les croit utiles, on leur promettra monts et merveilles pour en tirer parti, et on les laissera là quand on n'aura plus besoin d'eux, car il est de toute impossibilité que des gouvernemens raisonnables perdent de vue le but réel de leur institution.»
Tel est le résumé que je crois exact, non pas de tout ce que me dit M. Gentz sur les sociétés secrètes de l'Allemagne, mais ce dont je me suis souvenu, et je me rappelle que lorsque je me permis d'en rendre compte à l'empereur, Sa Majesté daigna m'écouter avec beaucoup d'attention, me faisait même répéter certains détails, ce qui n'a pas peu contribué à les graver dans ma mémoire. Quant aux carbonari, on a tout lieu de penser qu'ils tenaient par des ramifications secrètes aux sociétés allemandes; mais, comme je l'ai déjà dit, je n'ai point été à même de recueillir sur eux des documens certains. Cependant, j'essaierai de reproduire ici ce que j'ai entendu dire de la réception d'un carbonari.
Le récit de cette histoire qui, peut-être, n'est qu'une historiette, m'a vivement frappé; au surplus, je ne la donne ici que sous toute réserve, ne sachant même pas si quelqu'un n'en a pas déjà fait son profit, attendu que je ne fus pas le seul auditeur de cette narration. Je la tiens d'un Français qui habitait le nord de l'Italie, à l'époque même à laquelle se rapporte mon entretien avec M. Gentz.
«Un officier français, autrefois attaché au général Moreau, homme d'un esprit ardent et en même temps sombre et mélancolique, avait quitté le service après le procès instruit à Paris contre son général. Il n'avait point été compromis dans la conspiration, mais invariablement attaché aux principes républicains, cet officier, de mœurs très-simples, et possédant de quoi vivre, quoique médiocrement, avait quitté la France lors de la fondation de l'empire, et il ne prenait nullement la peine de déguiser son aversion pour le chef d'un gouvernement absolu; enfin, quoique fort paisible dans sa conduite, il était un de ceux que l'on désignait sous le nom de mécontens. Après avoir voyagé pendant plusieurs années en Grèce, en Allemagne et en Italie, il s'était fixé dans une simple bourgade du Tyrol vénitien. Là, il vivait fort retiré, n'ayant que peu de communications avec ses voisins, occupé de l'étude des sciences naturelles, se livrant à la contemplation et ne s'occupant, pour ainsi dire, plus des affaires publiques. Il était dans cette position, qui paraissait mystérieuse à quelques personnes, quand les affiliations aux ventes des carbonari firent de si incroyables progrès, dans la plupart des provinces italiennes et notamment sur les confins de l'Adriatique. Plusieurs habitans notables du pays, ardens carbonari, conçurent le projet d'enrôler dans leur société, l'officier français qui leur était connu, et dont ils n'ignoraient point les implacables ressentimens contre le chef du gouvernement impérial, qu'il regardait, à la vérité, comme un grand homme, mais en même temps comme le destructeur de sa chère république.
»Pour ne point effaroucher la susceptibilité présumée de l'officier, on résolut d'organiser une partie de chasse, dans laquelle on se dirigerait vers les lieux qu'il avait l'habitude de choisir pour ses promenades solitaires. Ce plan fut adopté et suivi, de sorte que la rencontre souhaitée eut lieu et parut toute fortuite. L'officier n'hésita point à se lier de conversation avec les chasseurs, dont quelques-uns lui étaient connus, et après plusieurs détours on amena la conversation sur les carbonari, ces nouveaux adeptes d'une sainte liberté. Ce mot magique de liberté n'avoit cessé de vivre au fond du cœur de l'officier; aussi, produisit-il sur lui tout l'effet que l'on en pouvait espérer; il réveilla les souvenirs enthousiastes de sa jeunesse et le fit frémir d'une joie depuis long-temps inaccoutumée. Lors donc qu'on en vint à lui proposer d'augmenter le nombre des frères dont il se trouvait entouré, ceux-ci n'éprouvèrent aucune difficulté. L'officier fut reçu; on lui fit connaître les signes sacramentels, les mots de reconnaissance; on reçut son serment; il s'engagea à être toujours et à toute heure à la disposition de ses frères, et à périr plutôt que de jamais trahir leur secret: Dès lors, il fut affilié et continua à vivre comme par le passé, attendant à tout moment une convocation.
»Le caractère aventureux des habitans du Tyrol vénitien offre de grandes différences avec le caractère des habitans de l'Italie, mais il lui ressemble par une méfiance naturelle qui leur est commune, et chez eux du soupçon à la vengeance la pente est rapide. À peine l'officier français fut-il admis au nombre des carbonari, qu'il s'en trouva parmi eux qui blâmèrent cette affiliation, et la regardèrent comme dangereuse; il y en eut même qui allèrent jusqu'à dire que la qualité de Français aurait dû être un motif suffisant de réprobation, et que, d'ailleurs, dans un moment où la police employait des hommes habiles à prendre tous les masques, il fallait que la fermeté et la constance du nouvel élu fussent soumises à d'autres épreuves que les simples formalités auxquelles on s'était borné. Les parrains de l'officier, ceux qui l'avaient pour ainsi dire convoité pour frère, ne firent point d'objection, étant sûrs de la bonté de leur choix.
»Les choses en étaient là, quand la nouvelle des désastres de l'armée française à Leipzig parvint dans les provinces voisines de l'Adriatique, et redoubla le zèle des carbonari. Trois mois environ s'étaient écoulés depuis la réception de l'officier français, sans que celui-ci eût reçu aucun avis de ses frères, et il pensait que les travaux du carbonarisme se bornaient à bien peu de chose. Alors, il reçoit un jour une lettre mystérieuse dans laquelle on lui enjoint de se rendre la nuit suivante, armé d'une épée, dans un bois qui lui était indiqué, de s'y trouver à minuit précis, et d'y attendre jusqu'à ce que l'on vînt le chercher. Exact au rendez-vous, l'officier s'y rendit à l'heure prescrite, et y resta jusqu'au jour sans avoir vu paraître personne; alors, il retourna chez lui pensant qu'on avait seulement voulu le soumettre à une épreuve de patience. Son opinion à cet égard fut presque changée en conviction lorsque, quelques jours après, une nouvelle lettre lui ayant prescrit de se rendre de la même manière au même endroit, il y eut passé encore la nuit à attendre vainement.
»Il n'en fut plus de même lors d'un troisième et semblable rendez-vous. L'officier français s'y rendit encore avec la même ponctualité, sans que sa patience se trouvât lassée. Il attendait depuis plusieurs heures quand tout à coup, au lieu de voir venir ses frères, il entend le cliquetis d'épées froissées les unes contre les autres. Entraîné par un premier mouvement, il s'élance du côté d'où vient le bruit, et le bruit semble reculer à mesure qu'il s'en approche. Il arrive cependant au lieu où un crime affreux venait d'être commis: il voit un homme baigné dans son sang, que deux assassins venaient de frapper. Prompt comme l'éclair, il s'élance l'épée à la main sur les deux meurtriers; mais ils ont disparu dans l'épaisseur du bois, et il se disposait à prodiguer des secours à leur victime, lorsque quatre gendarmes arrivent sur le lieu de la scène. L'officier se trouvait alors seul, l'épée nue, auprès de l'homme assassiné; celui-ci, qui respirait encore, fait un dernier effort pour parler, et expire en désignant son défenseur comme étant son meurtrier. Alors les gendarmes l'arrêtent; deux enlèvent le cadavre, et les deux autres attachent les bras de l'officier avec des cordes, et le conduisent dans un village situé à une lieue, où ils arrivent à la pointe du jour. Là il est conduit devant le magistrat, interrogé, et écroué dans la prison du lieu.
»Qu'on se figure la situation de l'officier; sans amis dans le pays, n'osant se recommander de son propre gouvernement auquel ses opinions connues l'auraient rendu suspect, accusé d'un crime horrible, voyant toutes les preuves contre lui, et surtout invinciblement accablé par les dernières paroles de la victime mourante! Comme tous les hommes d'un caractère ferme et résolu, il envisagea sa position sans se plaindre, vit qu'elle était sans remède, et se résigna à son sort.
»Cependant on avait nommé une commission spéciale, pour conserver au moins le simulacre de la justice. Amené devant la commission, il ne put que répéter ce qu'il avait dit devant le magistrat qui l'avait interrogé le premier; c'est-à-dire, raconter les faits tels qu'ils s'étaient passés, protester de son innocence, et reconnaître en même temps que toutes apparences étaient contre lui. Que pouvait-il répondre quand on lui demandait pourquoi, pour quel motif il s'était trouvé seul, pendant la nuit et armé d'une épée dans l'épaisseur d'un bois? Ici son serment de carbonari enchaînait ses paroles, et ses hésitations devenaient autant de preuves. Que répondre encore à la déposition des gendarmes qui l'avaient arrêté en flagrant d'élit. Il fut donc, d'une voix unanime, condamné à mort, et reconduit dans sa prison, où il dut rester jusqu'au moment fixé pour l'exécution du jugement.
»D'abord, on lui envoya un prêtre: l'officier le reçut avec les plus grands égards, mais s'abstint de recourir à son ministère; ensuite, il fut importuné de la visite d'une confrérie de pénitens. Enfin, les exécuteurs vinrent le chercher pour le conduire au lieu du supplice. Comme il s'y rendait, accompagné de plusieurs gendarmes, et d'une longue et double haie de pénitens, le cortége funèbre fut interrompu par l'arrivée inopinée du colonel de la gendarmerie, que le hasard amenait sur le lieu de la scène. Cet officier supérieur portait le nom du colonel Boizard, nom connu dans toute la haute Italie, et redouté de tous les malfaiteurs. Le colonel ordonna un sursis pour interroger lui-même le condamné, et se faire rendre compte des circonstances du crime et du jugement. Lorsqu'il fut seul avec l'officier: «Vous le voyez, lui dit-il, tout est contre vous, et rien ne peut vous soustraire à la mort qui vous attend; cependant je puis vous sauver, mais à une seule condition: je sais que vous êtes affilié à la secte des carbonari; faites-moi connaître vos complices dans ces ténébreuses machinations, et votre vie est à ce prix.—Jamais.—Considérez cependant.....—Jamais, vous dis-je; qu'on me mène au supplice.
»Il fallut donc s'acheminer de nouveau vers la place où l'instrument du supplice était dressé. L'exécuteur était à son poste. L'officier monte d'un pas ferme la fatale échelle. Le colonel Boizard s'y élance après lui, le supplie encore de sauver sa vie aux conditions dont il lui a parlé: «Non! non! jamais...» Alors la scène change, le colonel, l'exécuteur, les gendarmes, le prêtre, les pénitens, les spectateurs, tous s'empressent autour de l'officier; chacun veut le presser dans ses bras; enfin on le reconduit en triomphe à sa demeure. Tout ce qui s'était passé n'était en effet qu'une réception; les assassins de la forêt et leur victime avaient, aussi bien que les juges et le prétendu colonel Boizard, joué leur rôle, et les carbonari les plus soupçonneux surent jusqu'à quel point leur nouvel affilié poussait l'héroïsme de la constance et la religion du serment.»
Tel est à peu près le récit que j'ai entendu faire, comme je l'ai dit, avec le plus vif intérêt; et j'ai cru qu'il me serait permis d'en retracer ici le souvenir, sans me dissimuler toutefois combien il doit perdre à être écrit. Faut-il y ajouter toute confiance? C'est ce que je n'oserais décider; mais ce que je puis certifier, c'est que le narrateur le donnait comme vrai, et assurait même que l'on en trouverait les détails aux archives de Milan, attendu que cette réception extraordinaire avait été, dans le temps, l'objet d'un rapport circonstancié adressé au vice-roi, pour lequel la destinée avait déjà prononcé qu'il ne reverrait plus l'empereur.