Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour.
1811 et 1812.—Réflexions.—Fête de l'impératrice.—Trianon.—Route de Paris à Trianon.--Les gens de cour et les gens du peuple se coudoyant à la fête.—Le public des fêtes—Tout Paris à Versailles.—Les grandes allées de Versailles et les petits salons de Paris.—La pluie.—Les lampions et les femmes.—L'impératrice adresse de gracieuses paroles aux dames.—M. Alissan de Chazet.—Une promenade de Leurs Majestés dans le parc du Petit-Trianon.—L'Île-d'Amour.—Féerie.—Barques montées par des amours.—Musique qui vient on ne sait d'où.—Un tableau flamand en action.—Toutes les provinces de l'empire sont représentées à cette fête.—Marie-Louise.—Elle parlait peu aux hommes de son service.—Son maître-d'hôtel.—Dans son intérieur elle était bonne et douce.—Sa froideur pour madame de Montesquiou.—Ce qu'on disait à ce sujet.—Froideur réciproque entre madame de Montesquiou et la duchesse de Montebello.—Crainte d'une rivale.—La duchesse de Montebello.—Visites que lui fait l'impératrice.—Reproche que faisait Joséphine à madame de Montebello.—Mécontentement sourd des dames du palais.—Joséphine et madame de Montesquiou.—Le roi de Rome est conduit à Bagatelle et présenté à Joséphine.—Joie de cette princesse.—Son désintéressement.—Elle baigne l'auguste enfant de ses larmes.—Ce que Joséphine me dit à ce sujet.—La nourrice du roi de Rome.—Marie-Louise et son fils.—Marie-Louise et Joséphine.—Anecdote d'intérieur.—Le baiser sur la joue essuyé avec un mouchoir.—Répugnance de Marie-Louise pour la chaleur et les odeurs.
Cette année semblait être celle des fêtes. Je m'y suis arrêté avec plaisir, parce qu'elle précéda une année qui fut celle des malheurs. 1811 et 1812 offrent un contraste frappant. Toutes ces fleurs qui furent prodiguées aux fêtes du roi de Rome et de son auguste mère couvraient un abîme; tout cet enthousiasme se changea en deuil quelques mois plus tard; jamais fêtes plus brillantes ne furent suivies de plus éclatans revers. Laissons-nous donc aller encore aux charmes des dernières réjouissances qui précédèrent 1812. Ce sont des souvenirs dont j'ai besoin d'être fortifié avant d'entrer dans cette époque de sacrifices sans profit, de sang versé sans conserver ni conquérir, de gloire sans résultat. Le 25 août, la fête de l'impératrice fut célébrée à Trianon. Dès le matin, la route de Paris à Trianon était couverte d'un nombre immense de voitures et de gens à pied. Le même sentiment poussait la cour, la bourgeoisie, le peuple au délicieux rendez-vous de la fête. Tous les rangs étaient confondus, tout allait pêle-mêle; je n'ai jamais vu de foule plus singulièrement bigarrée, présenter un plus touchant mélange de toutes les conditions. D'ordinaire, le public de ces sortes de fêtes n'est guère que d'une classe du peuple, et quelque peu de bourgeoisie modeste; voilà tout: rarement des gens à équipages, plus rarement encore des gens de cour. Ici, il y avait de tout. Ils n'était si petites gens qui ne pussent se donner la satisfaction de coudoyer une comtesse ou quelque autre noble habitante du faubourg Saint-Germain. Tout Paris semblait être dans Versailles. Cette ville si belle, mais d'une beauté si triste, qui depuis le dernier roi, semblait être veuve de sa population; ces rues larges où l'on ne voit personne, ces places dont la moindre contiendrait tous les habitans de Versailles, et qui contenaient à peine les courtisans du grand roi, cette magnifique solitude qu'on appelle Versailles, avait été peuplée tout à coup par le capitale: les maisons particulières ne pouvaient contenir la foule qui arrivait de toute part; le parc était inondé d'une multitude de promeneurs de tout sexe et de tout âge; dans ces immenses allées on se marchait sur les pieds, on manquait d'air sur ce vaste plateau si aëré; on était gêné sur ce théâtre d'une grande fête publique, comme on l'est dans les bals qu'on donne dans ces petits salons de Paris qui ont été construits pour une douzaine de personnes, et où la vanité en entasse cent cinquante.
De grands préparatifs avaient été faits depuis quatre ou cinq jours dans les jardins délicieux de Trianon. Mais, la veille, le ciel avait été orageux; beaucoup de toilettes, pour lesquelles on s'était pressé, avaient été prudemment serrées; mais, le lendemain, un beau ciel bleu ayant rassuré tout le monde, on était parti pour Trianon, malgré les souvenirs de l'orage qui avait dispersé les spectateurs à la fête de Saint-Cloud. Toutefois, à trois heures, une pluie abondante fit craindre un moment que la soirée ne finît mal. Pluie du soir faisant son devoir, comme dit le proverbe. Il arriva, au contraire, que ce contre-temps ne fit qu'enbellir la fête, en rafraîchissant l'air brûlant d'août, et en abattant une poussière incommode. À six heures le soleil avait reparu, et l'été de 1811 n'eut pas de soirée plus douce ni plus agréable.
Toutes les lignes d'architecture du grand Trianon étaient ornées de lampions de différentes couleurs; dans la galerie, on apercevait six cents femmes brillantes de jeunesse et de parure. L'impératrice adressa de gracieuses paroles à plusieurs d'entre elles, et on fut généralement ravi de l'affabilité et des manières aimables d'une jeune princesse qui n'habitait la France que depuis quinze mois.
À cette fête, comme à toutes les fêtes de l'empire, il ne manqua pas de poëtes pour chanter ceux qui en étaient l'objet. Il y eut spectacle, et on joua une pièce de circonstance, dont je me rappelle parfaitement l'auteur, qui était M. Alissan de Chazet, mais dont j'ai oublié le titre. À la fin de la pièce, les principaux artistes de l'Opéra exécutèrent un ballet qui fut trouvé fort joli. Le spectacle terminé, Leurs Majestés commencèrent leur promenade dans le parc du Petit-Trianon. L'empereur, le chapeau à la main, donnait le bras à l'impératrice, et était suivi de toute la cour. On se rendit d'abord à l'Île-d'Amour. Tous les enchantemens de la féerie, tous ses prestiges s'y trouvaient réunis. Le temple, situé au milieu du lac, était magnifiquement illuminé, et les eaux réfléchissaient les colonnes de feu. Une multitude de barques élégantes sillonnaient en tous sens ce lac, qui semblait enflammé, et étaient montées par un essaim d'amours qui paraissaient se jouer dans les cordages. Des musiciens cachés à bord exécutaient des airs mélodieux; et cette harmonie, à la fois douce et mystérieuse, qui semblait sortir du sein des ondes, ajoutait encore à la magie du tableau et au charme de l'illusion. À ce spectacle succédèrent des scènes d'un autre genre; des scènes champêtres; un tableau flamand en action, avec ses bonnes figures réjouies et sa rustique aisance: des groupes d'habitans de chacune des provinces de France, qui faisaient croire que toutes les parties de l'empire avaient été conviées à cette fête. Enfin les spectacles les plus divers attirèrent tour à tour les regards de Leurs Majestés. Arrivées au salon de Polymnie, elles furent accueillies par un chœur charmant, dont la musique était, si je m'en souviens, de M. Paër, et les paroles du même M. Alissan de Chazet. Enfin, après un souper magnifique qui fut servi dans la grande galerie, Leurs Majestés se retirèrent. Il était une heure du matin.
Il n'y eut qu'une voix, dans cette immense assemblée, sur la grâce et la dignité parfaite de Marie-Louise. Cette jeune princesse était en effet charmante, mais avec des singularités plutôt que des taches dans le caractère. J'ai recueilli quelques traits de sa vie domestique qui ne seront pas sans intérêt pour le lecteur.
Marie-Louise parlait peu aux hommes de son service. Soit que ce fût une habitude rapportée de la cour d'Autriche, soit crainte de se compromettre avec son accent étranger devant des personnes de condition inférieure, soit enfin timidité ou insouciance, peu de ces personnes ont eu à retenir quelques mots échappés de sa bouche. J'ai entendu dire à son maître-d'hôtel qu'en trois ans elle ne lui adressa pas une seule fois la parole.
Les dames de sa maison s'accordaient à dire que dans son intérieur elle était bonne et douce. Elle aimait peu madame de Montesquiou. C'était un tort: car il n'était soins empressés, attentions, douceurs de toutes sortes, que madame de Montesquiou n'eût pour le roi de Rome. L'empereur seul appréciait cette excellente dame, si parfaite en toutes choses. Comme homme, il appréciait hautement la dignité, la convenance parfaite, l'extrême discrétion de madame de Montesquiou. Comme père, il lui savait un gré infini des soins qu'elle prodiguait à son fils. Chacun expliquait à sa manière la froideur que témoignait à cette dame la jeune impératrice. Il courait à ce sujet plusieurs propos de cour plus ou moins frivoles. Les momens de loisir des dames du palais en étaient fort souvent occupés. Voici ce qui me parut le plus croyable et le plus conforme à la simplicité naïve de Marie-Louise. L'impératrice avait pour dame d'honneur madame la duchesse de Montebello, femme charmante et d'une conduite parfaite. Or, il entrait peu d'amitié dans les rapports de madame de Montesquiou avec madame de Montebello. Celle-ci craignait, dit-on, d'avoir une rivale dans le cœur de son auguste amie; et, en effet, la plus à craindre pour elle, était bien madame de Montesquiou, car cette dame réunissait toutes les qualités qui plaisent et qui font aimer. Née d'une famille illustre, elle avait reçu une éducation distinguée. Elle joignait le ton et les manières de la haute société à une piété solide et éclairée. Jamais la calomnie n'avait osé s'attaquer à sa conduite, aussi noble que régulière. Ce n'est pas qu'on ne l'accusât d'un peu de hauteur; mais cette hauteur était tempérée par une politesse si empressée et une obligeance si gracieuse, qu'on pouvait croire que c'était simplement de la dignité. Elle prenait du roi de Rome les soins les plus tendres et les plus assidus; et certes elle avait droit à une grande reconnaissance de la part de l'impératrice, celle que le dévouement le plus généreux porta plus tard à s'arracher à sa patrie, à ses amis, à sa famille, pour suivre le sort d'un enfant dont toutes les espérances venaient d'être anéanties.
Madame de Montebello avait coutume de se lever fort tard. Le matin, quand l'empereur était absent, Marie-Louise allait s'entretenir avec elle dans sa chambre, et, pour ne pas passer dans le salon où descendaient les dames du palais, elle entrait dans l'appartement de sa dame d'honneur par un cabinet de garde-robe fort obscur, ce qui blessait beaucoup ces dames. J'ai entendu dire à Joséphine que madame de Montebello avait le tort d'instruire la jeune impératrice de plusieurs aventures scandaleuses, vraies ou fausses, attribuées à quelques-unes de ces dames, et qu'une jeune femme, simple et pure, comme l'était Marie-Louise, n'aurait pas dû savoir; que cette circonstance était cause de sa froideur avec les dames de son service, qui, de leur côté, ne l'aimaient pas, et qui faisaient partager leurs sentimens à leurs proches et à leurs amis.
Joséphine aimait tendrement madame de Montesquiou. Comme elles ne pouvaient se voir, elles s'écrivaient; la correspondance dura jusqu'à la mort de Joséphine.
Un jour, madame de Montesquiou reçut ordre de l'empereur de conduire le petit roi à Bagatelle. Joséphine y était. Elle avait obtenu la faveur de voir cet enfant, dont la naissance avait couvert l'Europe de fêtes. On sait combien l'amour de Joséphine pour Bonaparte était désintéressé, et de quel œil elle voyait tout ce qui pouvait augmenter, et surtout consolider sa fortune. Il entrait même dans les vœux qu'elle faisait pour lui-même depuis l'éclatante disgrâce du divorce, le désir sincère qu'il fût heureux dans son intérieur, et que sa nouvelle épouse lui donnât cet enfant, ce premier-né de sa dynastie, dont elle n'avait pas pu le rendre père. Cette femme, d'une bonté angélique, qui était tombée dans un long évanouissement en apprenant sa sentence de répudiation, et qui, depuis ce jour fatal, traînait une vie douloureuse dans la brillante solitude de la Malmaison; cette épouse dévouée, qui partageait depuis quinze ans toute la fortune de son époux, et qui avait contribué si puissamment à favoriser son élévation, n'avait pas été la dernière à se réjouir de la naissance du roi de Rome. Elle avait coutume de dire que le désir de laisser une postérité et d'être représentés après notre mort par des êtres qui nous doivent la vie et le rang qu'ils tiennent dans le monde, était un sentiment profondément gravé dans le cœur de l'homme; que ce désir si naturel, et qu'elle-même avait si vivement senti dans son cœur d'épouse et de mère, ce désir d'avoir des enfans qui nous survivent et nous continuent sur la terre, s'augmentait encore quand nous devions leur transmettre une haute fortune; que dans la position particulière de Napoléon, fondateur d'un vaste empire, il était impossible qu'il résistât long-temps à un sentiment qui est au fond de tous les cœurs, et que, s'il est vrai que ce sentiment s'augmente en proportion de l'héritage qu'on doit laisser à ses enfans, nul ne devait l'éprouver plus fortement que Napoléon, parce que nul n'avait encore possédé un pouvoir aussi formidable sur la terre; que le cours de la nature ayant fait de la stérilité dont elle était frappée un mal sans espérance, elle devait la première immoler les sentimens de son cœur au bien de l'état et au bonheur personnel de Napoléon: tristes, mais puissantes raisons que la politique invoquait à l'appui du divorce, et dont cette excellente princesse, dans l'illusion de son dévouement, croyait être convaincue au fond de son cœur.
Le royal enfant lui fut présenté. Je ne sache rien au monde de plus touchant que la joie de cette excellente femme à la vue du fils de Napoléon. Elle fixa d'abord sur lui des regards mouillés de larmes; puis elle le prit dans ses bras, et le pressa contre son cœur avec une inexprimable tendresse. Il n'y avait là ni témoins indiscrets, qui se fissent un plaisir de curiosité irrespectueuse en observant ironiquement les sentimens de Joséphine, ni étiquette ridicule qui glaçât l'expression de cette âme si tendre; c'était une scène de vie bourgeoise; Joséphine y allait de tout cœur. À la façon dont elle caressait cet enfant, on eût dit qu'il s'agissait d'un enfant vulgaire, et non du fils des Césars, comme disaient les flatteurs, non du fils d'un grand homme, dont le berceau venait d'être entouré de tant d'honneurs, et qui était roi en venant au monde. Joséphine le baigna de larmes, et lui dit quelques-uns de ces mots enfantins par lesquels une mère sait se faire comprendre et aimer de son nouveau-né. Il fallut enfin se séparer. L'entrevue avait été courte; mais qu'elle avait été bien remplie par l'âme aimante de Joséphine! Ce fut alors qu'on put juger par sa joie de la sincérité de son sacrifice, en même temps que par quelques soupirs étouffés on put juger de son étendue. Les visites de madame de Montesquiou ne se renouvelèrent que de loin en loin. Joséphine en ressentit un vif chagrin. Mais l'enfant grandissait; un mot indiscret bégayé par lui, un souvenir enfantin, quelque chose de moindre encore pouvait porter ombrage à Marie-Louise, qui redoutait Joséphine. L'empereur voulut s'épargner cette contrariété, qui aurait pu porter atteinte à son bonheur domestique. Il ordonna donc que les visites devinssent plus rares: on finit par les suspendre. J'ai entendu dire à Joséphine que la naissance du roi de Rome la payait de tous ses sacrifices. Jamais le dévouement d'une femme ne fut plus désintéressé ni plus complet.
Aussitôt après sa naissance, le roi de Rome avait été confié à une nourrice d'une constitution saine et robuste, prise dans la classe du peuple. Cette femme ne pouvait ni sortir du palais ni recevoir aucun homme: les précautions les plus sévères avaient été prises à cet égard. On lui faisait faire pour sa santé des promenades en voiture; et, alors même, elle était accompagnée de plusieurs femmes.
Voici comment Marie-Louise en usait avec son fils. Le matin, vers neuf heures, on portait le roi chez sa mère; elle le prenait dans ses bras, le caressait quelques instans, puis elle le rendait à sa nourrice, et se mettait à lire les journaux. L'enfant s'ennuyant, la gouvernante l'emmenait. À quatre heures, c'était le tour de la mère d'aller visiter son fils: Marie-Louise descendait dans les appartemens du roi, emportait avec elle un petit ouvrage de broderie auquel elle travaillait avec distraction. Vingt minutes après, on venait la prévenir que M. Isabey ou M. Prudhon étaient arrivés pour la leçon de dessin ou de peinture. L'impératrice remontait alors chez elle.
Ainsi se passèrent les premiers mois qui suivirent la naissance du roi de Rome. Dans l'intervalle des fêtes, l'empereur s'occupait de décrets, de revues, de monumens, de projets, travaillant beaucoup, prenant peu de distractions, infatigable à toute besogne, et pourtant ne paraissant pas avoir de quoi occuper sa tête puissante, heureux dans son intérieur par une jeune femme dont il était tendrement aimé. L'impératrice menait une vie fort simple; cela suffisait à son caractère: Joséphine avait besoin de plus de mouvement; aussi sa vie était-elle plus extérieure, plus animée, plus répandue. Cela n'empêchait pas qu'elle ne fût très-propre aux habitudes du ménage, très-tendre et très-empressée auprès de son mari, qu'elle savait aussi rendre heureux à sa façon.
Un jour que Bonaparte revenait de la chasse, harassé de fatigue, il fit prier Marie-Louise de venir le voir. Elle vint. L'empereur la prit dans ses bras, et lui donna un gros baiser sur la joue. Marie-Louise prit son mouchoir et s'essuya.--Eh bien! Louise, lui dit l'empereur, tu te dégoûtes donc de moi!—Non, répondit l'impératrice; je m'essuie ainsi par habitude; j'en fais autant pour le roi de Rome.—L'empereur parut contrarié. Joséphine était bien différente: elle recevait avec amour les caresses de son mari, et même elle allait au devant. Il arrivait quelquefois à l'empereur de dire à sa jeune femme: Louise, couche chez moi.—Il y fait trop chaud, répondait l'impératrice. Et en effet elle ne pouvait souffrir la chaleur, et les appartemens de Napoléon étaient constamment chauffés. Elle avait aussi une extrême répugnance pour les odeurs, et on ne pouvait brûler chez elle que du vinaigre ou du sucre.
AVERTISSEMENT
DE L'ÉDITEUR
L'éditeur, avant de continuer la publication des documens précieux, dont une partie a déjà été insérée dans le troisième volume des Mémoires de Constant, croit devoir rappeler quelques faits qui serviront à faire comprendre l'importance et l'intérêt des pièces suivantes.
Après la conclusion du traité de paix signé à Tilsitt, les 7 et 9 juillet 1807, Napoléon n'eut plus d'autres ennemis sur le continent que le roi de Suède Gustave-Adolphe, qui avait rompu à la fois avec la France, la Russie, la Prusse et le Danemarck. Un corps de l'armée française commandé par le maréchal Brune investit Stralsund. Gustave, qui s'était jeté dans cette place pour la défendre, ne soutint le siége que quelques jours; et, s'étant embarqué à la hâte, dans la nuit du 19 juillet, il laissa à un chef subalterne le soin d'obtenir une capitulation. Le maréchal Brune, l'ayant accordée, entra, le 21, à Stralsund, prit possession de l'île de Rugen, et toute la Poméranie se trouva conquise.
On sait quel a été le sort de l'imprudent roi de Suède. Comptant sur le secours de l'Angleterre, qui lui envoyait en effet des subsides, il persista à lutter contre des forces démesurément inégales, perdit la Finlande et les îles d'Aland, et laissa les Russes arriver à vingt lieues de Stockholm. La Suède était épuisée d'hommes et d'argent; des murmures éclatèrent parmi le peuple et les troupes, et jusque dans le conseil du souverain. On conjurait Gustave de faire la paix, ce moyen étant le seul de sauver sa personne et le royaume. Mais sourd à ces prières, il se disposait à sortir de sa capitale, pour commencer la guerre civile, à la tête des troupes sur lesquelles il comptait encore, lorsque, dans la matinée du 13 février 1809, les généraux Klingsporre, Adelcreutz et le maréchal de la cour Silversparre forcèrent la consigne à la porte du roi, lui représentèrent l'état déplorable des affaires, et le supplièrent de changer de système. Gustave voulut tirer son épée[70] et se jeter sur eux; mais, avant d'en avoir eu le temps, il fut saisi, porté dans une chambre du château, et gardé à vue. Le lendemain, il écrivit et signa de sa main l'acte de son abdication.
Le droit des états de Suède, de choisir leurs souverains et d'établir la succession à la couronne, avait été solennellement reconnu en diverses occasions; ils en usèrent encore cette fois, en proclamant roi, sous le nom de Charles XIII, le duc de Sudermanie, oncle de Gustave, et qui avait été régent du royaume pendant la minorité de son neveu. En outre les états décrétèrent l'exclusion perpétuelle de Gustave et de ses enfans du trône de Suède, et leur interdirent tout séjour dans ce royaume.
Personne n'ignore que le prince royal Charles-Auguste, de la maison de Holstein Sœnderbourg-Augustenberg, étant mort d'une chute de cheval, le 18 mars 1810, Charles XIII adopta pour son fils et successeur, du consentement des états, le maréchal prince de Ponte-Corvo, aujourd'hui roi de Suède. Quant au monarque dépossédé, il a, depuis son abdication, couru toute l'Europe, se faisant appeler d'abord le comte de Gottorp, puis le duc de Holstein, puis enfin le colonel Gustavson, nom qu'il porte encore aujourd'hui. Dans le cours de sa vie errante, les idées les plus bizarres lui passèrent par la tête. Après avoir eu quelque velléité d'entrer dans l'association des frères Moraves, il renonça à ce projet pour celui d'une croisade en Terre-Sainte, qu'il prêcha, par la voie des feuilles publiques, dans toute la chrétienté. De plus il proposa l'établissement d'un ordre des Frères-Noirs, dont il aurait été le chef, et qui se serait composé de pèlerins pris parmi tous les peuples de l'Europe. Enfin, en 1817, il sollicita et obtint le droit de bourgeoisie à Bâle; et l'ex-roi de Suède est ainsi devenu citoyen d'une république. Au reste, ce serait manquer de justice vis-à-vis du colonel Gustavson que d'omettre que sa rupture avec la France était venue à la suite d'une protestation énergique de ce prince contre l'arrestation et la mort du malheureux duc d'Enghien. Il est à regretter qu'une conduite si honorable dans le principe n'ait pas été marquée plus tard par plus de sagesse et de circonspection.
Tel est le prince sur le compte duquel Napoléon s'exprime avec une grande sévérité dans les pièces que l'on va lire, et particulièrement dans une note écrite de sa main au bas d'un ordre envoyé de son quartier-général au prince de Ponte-Corvo.
ARMÉE
DE DALMATIE
Tilsitt, le 3 juillet 1807.
au maréchal brune.
Je vous préviens, monsieur le maréchal, qu'il est possible que l'expédition anglaise débarque à Stralsund; l'intention de l'empereur est donc que vous retiriez les troupes qui sont devant Colberg, où vous ne laisserez que les troupes de Nassau et les Polonais. Vous ferez venir les Hollandais, les Bavarois et les Espagnols; vous entrerez en Poméranie, et mettrez le siége devant Stralsund. Vous ferez connaître de nouveau au général Blücher l'armistice conclu avec le roi de Prusse, et par cet armistice les troupes prussiennes ne peuvent rien entreprendre; vous disposerez aussi des Italiens pour renforcer votre armée. Je viens de donner l'ordre au général Rapp de faire partir de suite le 19e et le 23e régiment de chasseurs, et le 19e régiment d'infanterie de ligne, pour se rendre à grandes marches de Dantzig à la hauteur de Colberg, où ces troupes seront à vos ordres. Vous aurez donc soin de leur en envoyer.
L'intention de l'empereur, monsieur le maréchal, est que, dans le cas même où les Anglais, apprenant les suites de la bataille de Friedland, ne débarqueraient pas, vous ayez toujours à occuper la Poméranie suédoise. Sa Majesté vous défend d'avoir aucune entrevue avec le roi de Suède, qui ne se trouve point compris dans les armistices conclus entre l'empereur Alexandre et le roi de Prusse. Dans votre proclamation en entrant en Poméranie, vous devez faire connaître que le roi de Suède vous a proposé de trahir votre patrie et votre souverain. Informez-moi, monsieur le maréchal, des dispositions que vous aurez faites.
Tilsitt, le 3 juillet 1807.
au général clarke.
L'empereur, général, ordonne que vous dirigiez le 5e régiment d'infanterie légère, le régiment de dragons italiens et le 14e régiment de chasseurs, sur le lieu où les Anglais auraient débarqué ou pourraient le faire. Il ordonne au maréchal Brune, dans tous les cas, d'occuper la Poméranie. Mettez-vous en correspondance avec lui.
Tilsitt, le 3 juillet 1807.
au général loison.
Je vous envoie, général, une copie de l'armistice conclu entre le roi de Prusse et l'empire, que vous devez déjà avoir reçu. Vous êtes aux ordres du maréchal Brune, et vous devez exécuter ceux qu'il donnera aux troupes que vous commandez.
Tilsitt, le 4 juillet 1807.
à m. le maréchal brune, portée par m. louis de périgord.
Je vous ai expédié hier, par un de mes aides-de-camp, monsieur le maréchal, les ordres de l'empereur. Sa Majesté n'a reçu aucune nouvelle de vous sur l'expédition anglaise; ce qui la porte à penser que peut-être elle n'a pas mis en mer, et que la nouvelle donnée avait été prématurée. Dans tout état de cause, monsieur le maréchal, l'intention de l'empereur est que ses troupes occupent la Poméranie suédoise et assiégent Stralsund, afin d'avoir par là une province qui servira de compensation, quand on sera dans le cas de faire la paix avec l'Angleterre. Vous aurez huit régimens d'infanterie française en comprenant le 5e d'infanterie légère, que vous placerez dans la division Boudet. Vous avez quatre régimens italiens que vous retirerez de Colberg. Le 19e de ligne et les 19e et 25e régimens de chasseurs sont partis de Dantzig pour se rendre devant Colberg, d'où vous les ferez aller sur le point qui vous paraîtra le plus convenable, lorsque vous recevrez cette lettre. Le 14e régiment de chasseurs et un régiment de dragons italiens doivent être arrivés. Vous devez également avoir dans l'arrondissement de votre armée une brigade bavaroise et une brigade de Bade; ainsi, toutes ces troupes réunies vous formeront plus de trente-deux mille hommes, ce qui, joint à cinq ou six mille hommes, portera vos forces à quarante mille hommes, sans dégarnir Hambourg de la division hollandaise du centre, ni de la division espagnole en Poméranie; ce qui fera un accroissement considérable à vos forces. Vous avez donc de quoi occuper la Poméranie et faire le siége de Stralsund, occuper les îles et l'embouchure de l'Oder.
Ne perdez pas un moment pour faire les dispositions nécessaires à l'exécution des ordres de l'empereur.
Vous n'écrirez plus au roi quand bien même il serait à son armée, mais au général commandant l'armée suédoise. Désormais vous n'aurez aucune communication avec ce prince comme roi, mais ayez-en avec la nation et avec les officiers. Si le roi demandait à vous voir et à vous parler, vous vous y refuserez, et vous n'aurez d'entrevue qu'avec le général Essen, ou avec quelque Suédois raisonnable, s'il demandait à vous voir.
Vous renverrez en France les prisonniers suédois qui ne sont pas encore échangés, et vous déclarerez qu'il ne peut y avoir de cartel tant que les révoltés et le soi-disant duc de Pienne resteront dans le pays.
Quant au pays de Mekclembourg, la ville de Rostock sera occupée par vos troupes; mais le souverain doit rentrer dans tous ses droits; et vous le considérerez à l'avenir comme un prince ami de l'empereur, et auquel il porte un intérêt particulier. Vous aurez le soin de prévenir M. le général de Buckler de l'armistice conclu entre l'empereur et le roi de Prusse, et que ce dernier a dû lui envoyer. Si ce général vous demandait à passer de votre côté avec les troupes prussiennes pour se soustraire aux extravagances du roi de Suède, vous l'y autoriserez; vous aurez soin de faire comprendre que c'est le roi de Suède qui a rompu l'armistice, soit en insultant la nation dans la personne d'un de ses maréchaux en osant l'engager à la trahir, soit en formant un régiment de rebelles, soit en cherchant tous les moyens d'insulter la France.
Note de la main de l'empereur.
Dans vos propos, M. le maréchal, et dans ceux que tiendront vos officiers, mais non par écrit, vous direz que nous ne reconnaissons plus le roi de Suède, que nous ne le reconnaîtrons que quand il aura aboli la constitution qui ôte les priviléges à la nation suédoise. Vous parlerez de ce souverain comme d'un fou plutôt digne de régner aux Petites-Maisons que sur la brave nation suédoise.
Tilsitt, le 3 juillet 1807.
au roi de naples.
L'empereur me charge d'avoir l'honneur d'adresser à Votre Majesté la notice qui annonce la paix entre l'empereur et roi Napoléon et l'empereur Alexandre.
Par un des articles, Corfou doit être remis à la France. Sa Majesté a nommé comme gouverneur de cette île et de ses dépendances le général César Berthier. L'intention de l'empereur est qu'un régiment français, un régiment italien du royaume d'Italie, deux compagnies d'artillerie française, deux compagnies d'artillerie italienne, deux compagnies de sapeurs, formant ensemble au moins une force de quatre mille hommes commandée par un général de brigade, soient de suite cantonnés à Otrante et à Tarente, afin d'être prêts à être transportés à Corfou aussitôt que les ordres de l'empereur de Russie arriveront; jusque là le général César Berthier continuera à exercer le poste que vous lui avez confié. Il est important, Sire, de garder le plus grand secret sur l'occupation de Corfou et de Cattaro, place qui doit également être remise au pouvoir des Français.....
Tilsitt, le 8 juillet 1807.
à s. a. s. le prince eugène, vice-roi d'italie.
L'empereur m'ordonne de faire connaître à Votre Altesse qu'il vient de signer la paix avec la Russie, ainsi qu'elle le verra par la notice ci-jointe qu'elle peut rendre publique.
L'intention de l'empereur, monseigneur, est de renforcer son armée de Dalmatie. Sa Majesté désire donc que vous envoyiez à chacun des régimens qui y sont des renforts provenant des conscriptions, mais en n'y comprenant aucun des conscrits provenant de la conscription de 1808, ces hommes étant très-jeunes et devant rester en Italie. L'intention de l'empereur serait que ces troupes passassent par mer, afin qu'elles ne se fatiguassent pas trop. Dans le cas cependant où elles seraient obligées de passer par terre, elles ne devraient se mettre en marche qu'au mois de septembre; mais, dans tous les cas, il faut les préparer de suite. Sa Majesté voudrait que vous fissiez passer assez de monde pour que les sept régimens qui se trouvent en Dalmatie reçoivent les renforts nécessaires pour que les compagnies de chaque bataillon soient portées à cent quarante hommes chacune; pour cela l'empereur désire donc que vous fassiez passer en Dalmatie la division Clozel; par là, des six cents hommes du 8e léger qui forment les six compagnies, on n'en formerait que deux; de même du 18e régiment d'infanterie légère et du 5e de ligne on formerait trois compagnies.
| Du 25e | de ligne, | idem. |
| Du 11e | — | — |
| Du 6e | — | — |
| Du 60e | — | — |
De manière que ces compagnies, formant une force de cinq à six mille hommes qui arriveraient en Dalmatie, y seraient encadrées dans les bataillons de guerre.
L'empereur, monseigneur, désire que votre altesse passe elle-même la revue des troupes dont je viens de parler, de manière à s'assurer que l'habillement et l'armement sont en bon état, que les hommes ont deux paires de souliers, leurs bidons et leurs marmites, et qu'ils ne manquent de rien. Votre altesse rendra compte directement à l'empereur de la revue qu'elle passera; de cette manière les cadres des troisièmes bataillons resteront en Italie et recevront les conscrits de 1808 qui vont y arriver; rien ne presse, monseigneur: il n'y aurait qu'une circonstance où votre altesse pourrait faire partir ces troupes sans attendre de nouveaux ordres de l'empereur; ce serait celle où son altesse jugerait que la paix avec les Russes nous laisserait pour le moment maîtres de la mer, et qu'elle prévoirait que dans quelque temps des bâtimens anglais pourraient arriver dans l'Adriatique, et empêcher ces troupes d'aller en Dalmatie.
Tilsitt, le 8 juillet 1807, quatre heures du soir.
au général rapp.
Sa Majesté me charge de vous dire, général, que vous avez eu tort de ne pas conclure avec les habitans de Dantzig. Sa Majesté accorde et approuve tout ce qui a rapport aux observations que vous lui faites.
La ville aura un territoire qui s'étendra à deux lieues autour de son enceinte et elle sera régie comme elle l'était avant sa réunion à la Prusse; enfin il ne pourra être mis aucune espèce de péage depuis Dantzig jusqu'à Varsovie; il faut donc, peu d'heures après avoir reçu cette lettre, conclure votre traité secret, et faire sentir que la ville de Dantzig trouvera en cela des avantages immenses.
Tilsitt, 8 juillet 1807.
au général marmont.
Je vous expédie un courrier général pour vous faire connaître que la paix est faite entre la France et la Russie, et que cette dernière puissance va remettre à notre pouvoir Cattaro.
Vous devez en conséquence faire vos dispositions pour prendre possession de cette place aussitôt que les ordres seront parvenus.
Vous ne devez pas, général, attaquer les Monténégrins, mais au contraire tâcher d'avoir avec eux des intelligences, et de les ramener à nous pour les ranger sous la protection de l'empereur; mais vous sentez que cette démarche doit être faite avec toute la dextérité convenable.
Aussitôt que le mois d'août sera passé, c'est-à-dire les chaleurs, les ordres sont envoyés pour que les troisièmes bataillons des régimens de votre armée complètent ceux que vous avez en Dalmatie, de manière à porter chaque compagnie à cent quarante hommes, et par conséquent chaque bataillon à douze cent soixante.
Raguse doit définitivement rester uni à la Dalmatie; vous devrez donc faire continuer les fortifications et les mettre dans le meilleur état.
Occupez-vous essentiellement à obtenir des renseignemens, soit par des officiers que vous enverrez à cet effet, soit par toute autre manière, et que vous adresserez directement à l'empereur, pour lui faire connaître, par des officiers sûrs, géographiquement et administrativement, 1º ce que vous pourrez obtenir sur la Bosnie, la Macédoine, la Thrace, l'Albanie, etc.; 2º quelle population turque, quelle population grecque, quelles ressources ces pays offriraient en habillemens, vivres, argent, pour une puissance européenne qui posséderait ce pays; enfin quel revenu on pourrait tirer de suite au moment de l'occupation, car les améliorations sont sans bases.
Le second Mémoire sera un mémoire militaire.
Si deux armées européennes entraient à la fois, l'une par Cattaro et la Dalmatie et dans la Bosnie; l'autre par Corfou, quelles devraient être les forces de toute arme, pour être certain de la réussite, quelle espèce d'arme serait la plus avantageuse, comment passerait l'artillerie, comment pourrait-on la remonter, comment se recruterait-on, quel serait le meilleur temps pour agir? Tout ceci, général, ne doit être regardé que comme un calcul hypothétique; tous ces rapports doivent être envoyés par des hommes de confiance qui puissent arriver à bon port.
Faites connaître aux Russes que la paix est faite avec eux, et envoyez-leur des ampliations de la notice ci-incluse.
Faites tenir très-stricte la prise de possession des forteresses; faites seulement dire aux croisières russes que vous leur donnerez tous les secours qu'elles demanderont. La Russie a accepté la médiation de la France pour faire sa paix avec la Porte; tenez-vous toujours en bonne amitié avec le pacha de Bosnie, auquel vous ferez part de ce qui se passe; mais néanmoins vous resterez dans une situation plus circonspecte que ci-devant; envoyez des officiers, faites tous ce qui vous sera possible pour bien connaître le pays.
Tilsitt, 9 juillet 1807.
instructions pour m. l'adjudant-commandant guillemimot.
L'empereur, monsieur l'adjudant-commandant, vous charge d'une mission importante de confiance. L'intention de Sa Majesté est que vous partiez de Tilsitt avec un officier russe que vous désignera M. le lieutenant russe Labanoff de Rostow; vous vous rendrez, le plus promptement possible, avec cet officier, au camp de M. le général Michelson, auquel vous porterez une lettre de M. le prince de Bénévent.
Vous serez aussi porteur d'une autre lettre chiffrée de ce ministre pour le général Sébastiani; votre mission, monsieur l'adjudant-commandant, a deux objets importans, le premier sur le Danube, le second à Constantinople.
Sur le Danube vous porterez une lettre du prince de Bénévent au grand-visir, ou au pacha qui commande l'armée turque; vous aurez outre cela ouvert l'article du traité qui regarde la poste, signé du prince de Bénévent; vous demanderez au grand-visir, s'il est encore à l'armée, s'il adhère aux dispositions de ce traité; dans tout état de cause, vous exigerez que les hostilités cessent de suite entre les deux empires de Russie et de Turquie; de là vous expédierez à l'empereur un des officiers qui vous accompagneront, pour rendre compte de ce qui se sera passé, et faire connaître la situation des choses. Cet officier passera par Varsovie, et vous lui remettrez une lettre pour le général français commandant les troupes, par laquelle vous lui ferez connaître ce que vous aurez fait, et la situation, et enfin si tout marche selon les désirs de l'empereur.
Après avoir rempli votre mission près le grand-visir, vous continuerez votre route pour Constantinople. Arrivé dans cette ville, vous remettrez les dépêches au général Sébastiani; vous aurez soin d'insister fortement auprès des ministres de l'empereur et roi pour que la Porte déclare si elle accorde ou non les conditions du traité de paix qui la concernent; de là vous retournerez au quartier-général du général Michelson pour présider à la conclusion de l'armistice et à tous les arrangemens provisoires qui se feront entre la Porte et la Russie, conformément au traité de paix; vous ne perdrez pas de vue que l'empereur, en soutenant la Porte, est dans l'intention d'extrêmement ménager la Russie, tant dans les choses que dans les formes; vous emmenerez avec vous deux officiers d'état-major, M. M... et un ingénieur-géographe, M... Vous expédierez un de vos officiers du Danube, après avoir vu le général Michelson, et l'autre à votre retour de Constantinople sur le Danube. Un des buts importans de votre mission est de prendre, soit à Constantinople, soit dans tous les pays que vous parcourrez, tout ce qui peut vous mettre à même de rapporter une bonne statistique sur la population, les richesses, et enfin sur la configuration topographique des pays que vous parcourrez; c'est à quoi vous emploierez l'ingénieur-géographe, qui marchera avec vous.
Cette instruction, monsieur l'adjudant-commandant-général, vous fait assez connaître la confiance que l'empereur a dans vos talens.
Kœnisberg, le 12 juillet 1807.
au général dejean, ministre, etc.
L'empereur me charge de faire connaître à Votre Excellence que son intention est que tous les prisonniers russes qui sont en France soient sur-le-champ formés en régimens provisoires, et que le baron de Muller Lakometsky, général major au service de Russie, auquel l'empereur de Russie donne le commandement de ces troupes, soit chargé de désigner les officiers russes qui seront attachés à chaque compagnie des bataillons provisoires. Sa Majesté me charge de vous faire connaître que sa volonté est que tous les prisonniers russes qui sont en France soient sur-le-champ habillés à neuf, suivant l'uniforme de leur nation. Vous leur ferez fournir la buffleterie, la coiffure, sacs, etc, redingotes, etc.; vous leur ferez donner des fusils neufs; et enfin ils seront arrangés de manière à ce que ces prisonniers, formés en bataillons provisoires, puissent servir et entrer en campagne, si le cas l'exigeait. Quant aux prisonniers russes qui sont encore à la rive droite du Rhin, quand mes ordres parviendront, ils doivent rétrograder pour se rendre en Russie, dans l'état où ils seront. Je pense que vous n'avez pas plus de dix mille Russes en France.
Prenez, général, les mesures les plus promptes pour l'exécution de ces ordres, auxquels Sa Majesté attache beaucoup de prix.
Faites parvenir à M. le général Muller, prisonnier de guerre en France, la lettre ci-jointe de l'empereur Alexandre, et celle que je lui écris.
Berlin, le 25 juillet 1807.
au général chasseloup.
L'empereur, général, ordonne que vous vous rendiez sur-le-champ devant Stralsund, pour prendre directement le commandement du génie. L'intention de Sa Majesté est qu'on fasse à la fois trois attaques, et que la place soit enlevée le plus tôt qu'il sera possible. Je donne des ordres au général Songis pour faire arriver toute l'artillerie et les munitions nécessaires de votre côté; portez devant Stralsund le personnel et le matériel du génie que vous jugerez nécessaire pour déployer promptement la plus grande vigueur contre cette place. Destinez le reste de l'argent que pouvez encore avoir à votre disposition, aux ouvrages à faire devant Stralsund. L'empereur me charge de vous dire qu'il compte sur votre zèle.
Berlin, le 25 juillet 1807.
au général songis.
Je vous préviens, général, que je viens de donner ordre au général Chasseloup d'aller prendre le commandement du siége de Stralsund, auquel Sa Majesté porte une grande sollicitude. L'intention de l'empereur, général, est que vous donniez sur-le-champ les ordres nécessaires pour que l'artillerie de siége arrive le plus promptement possible, et en grande quantité, devant Stralsund, de manière que l'on puisse faire à la fois trois attaques, et que cette place soit promptement enlevée. Envoyez le personnel et le matériel d'artillerie nécessaire. Désignez un général pour commander l'artillerie de siége sous le général Lacombe-Saint-Michel. Donnez les ordres pour que toutes les nouvelles compagnies d'artillerie qui arrivent de France, et qui sont à Magdebourg ou ailleurs, qui n'ont point fait la guerre, soient envoyées directement sur Stralsund pour y pousser vigoureusement le siége.
Faites-moi connaître à Berlin les dispositions que vous aurez faites. Je compte me rendre moi-même à Stralsund pour en voir l'effet.
L'empereur s'en rapporte à votre zèle et à l'activité ordinaire du corps de l'artillerie.
Berlin, le 25 juillet 1807.
à s. a. r. le prince de ponte-corvo.
Vous verrez, M. le maréchal, par les ordres que j'ai expédiés aujourd'hui, que les Hollandais qui sont aux ordres du maréchal Brune retournent en Hollande, passant par Hambourg. Je donne également l'ordre à tous les Espagnols, même à ceux qui viennent de France, de se réunir à Hambourg, où ils serviront à former le noyau de l'armée qui vous est destinée; vous aurez donc sous vos ordres quinze cents Espagnols et quinze cents Hollandais; les quinze cents Hollandais se réuniront dans l'Oldembourg et dans l'Ostfrise sous les ordres du général hollandais, qui, en cas d'événement, y recevrait des ordres de vous. Les Espagnols formant le noyau de votre armée se réuniront à Hambourg, où vous établirez votre quartier-général.
Berlin, le 25 juillet 1807.
à m. daru, intendant-général de l'armée.
Je vous envoie par un officier de mon état-major, des paquets de M. de Talleyrand; je vous renvoie ampliation des lettres qu'il m'a adressées dans le cas où votre paquet ne contiendrait pas la même chose. Conformez-vous à leur contenu dans ce qui peut vous concerner. Jusqu'à nouvel ordre, je reste à la grande armée. Je compte aller passer un jour ou deux devant Stralsund au corps d'armée du maréchal Brune; je reviendrai à Berlin, où je désire vous trouver, afin de nommer les commissaires français ou plénipotentiaires qui, conformément à l'article de la convention, doivent se réunir à Berlin avec les plénipotentiaires ou commissaires prussiens. Il faudrait donc que M. de Golz se rendît à Berlin si c'est lui le plénipotentiaire ou commissaire pour l'exécution de l'article 6 de la convention. Je verrai avec vous quels sont les Français que nous pourrions désigner.
Quant à M. le maréchal Soult, il continuera à avoir son quartier-général à Elbing, et successivement sur l'Oder aux époques déterminées.
Quand je vous aurai vu, et que la commission sera installée, s'il n'y a rien de nouveau, je me rendrai à Hanovre. Je compte donc vous retrouver à Berlin au retour de la Poméranie suédoise.
Berlin, le 25 juillet 1807.
au général legrand, à bayreuth.
L'empereur, M. le général Legrand, m'ordonne de vous faire connaître que son intention est que vous pressiez l'entier paiement, non-seulement de la contribution frappée sur le pays de Bayreuth, mais encore ce que le pays doit sur les revenus. Prenez telles mesures que vous jugerez nécessaires, et mettez-moi à même de faire connaître à l'empereur que ses intentions sont exécutées.
Berlin, le 25 juillet 1807.
à m. le maréchal comte de kalkreuth.
Je vous préviens, M. le maréchal, que je suis chargé d'entrer avec vous dans quelques explications sur l'exécution du traité de paix entre sa majesté l'empereur et sa majesté le roi de Prusse; elles n'ont pour but que de lever toute incertitude et de prévenir toute discussion qui pourrait retarder l'évacuation de la Prusse.
Les articles 16, 25 et 26 doivent avoir reçu leur entière exécution avant l'évacuation des provinces prussiennes; en conséquence, les troupes françaises ne quitteront le pays, entre l'Oder et la Vistule, que lorsque:
1º La convention qui, au terme de l'article 16, doit avoir lieu pour la fixation d'une route de communication entre le royaume de Saxe et le duché de Varsovie, aura été conclue avec M. le maréchal Soult, qui a reçu des plénipotentiaires à cet effet.
Je dois vous observer, relativement à cet article du traité de paix, que le terme de route militaire qui y est employé ne peut s'entendre exclusivement du passage de troupes, et que les communications commerciales entre le royaume de Saxe et le duché de Varsovie doivent être libres de manière à ce que les productions agricoles et manufacturières de la Saxe et du duché de Varsovie puissent y être voiturées sans être assujéties à d'autres droits qui seront indispensables pour l'entretien de cette route, stipulant d'ailleurs les précautions convenables pour empêcher la contrebande.
Il serait à désirer que sa majesté le roi de Prusse consentît à ce que les relations commerciales s'établissent entre la Saxe et le duché de Varsovie par les principales villes de la Silésie. Les objets transportés par ces routes seraient assujétis à un droit de transit qui ne pourrait excéder celui qu'on perçoit en Saxe pour les objets de même nature. Cette convention présenterait des avantages réciproques, et serait un heureux présage pour l'avenir.
2º Les papiers, titres et documens, cartes et plans relatifs au duché de Varsovie auront été remis.
3º Les fonds capitaux et valeurs quelconques, pris par sa majesté le roi de Prusse dans le duché de Varsovie, auront été restitués.
4º Toutes les contributions, tant ordinaires qu'extraordinaires, qui peuvent encore être dues par les Prussiens à l'est de la Poméranie et de la Nouvelle-Marche, auront été acquittées, ou du moins il aura été donné pour ces paiemens des sûretés trouvées suffisantes par M. l'intendant-général de l'armée.
Quant à l'évacuation de la Silésie et des provinces à la gauche de l'Oder, elle ne doit avoir lieu qu'après,
1º La remise de tous les papiers, documens, cartes et plans appartenant aux provinces cédées par sa majesté le roi de Prusse à la gauche de l'Elbe;
2º La restitution des fonds, capitaux et valeurs quelconques qui auraient été pris par sa majesté le roi de Prusse, et qui doivent être restitués;
3º Le paiement de toutes les contributions, tant ordinaires qu'extraordinaires, qui peuvent encore être dues par la Silésie, la Poméranie, la Nouvelle-Marche et les autres provinces prussiennes situées entre l'Elbe et l'Oder, ou la remise des sûretés trouvées suffisantes par M. l'intendant-général, le tout conformément aux stipulations antérieures.
L'article 2 du traité de paix met la nouvelle Silésie au nombre des pays qui doivent être rendus au roi de Prusse. Lorsqu'on s'est servi de cette dénomination, les négociateurs français ignoraient que des provinces polonaises avaient été réunies à la nouvelle Silésie. L'ensemble du traité, et surtout l'article 13, qui porte que, de toutes les provinces ayant appartenu au ci-devant royaume de Pologne antérieurement au 1er janvier 1792, le roi de Prusse ne doit conserver que l'Ermeland, les pays à l'ouest de la vieille Prusse, à l'est de la Poméranie et de la Nouvelle-Marche, au nord du cercle de Culm, de Bromberg et de la chaussée allant de Schneidemüchz à Driesen, avec la ville et citadelle de Grandenz, et trois villages qui se trouvent dans le voisinage, ne laissent aucune incertitude sur le véritable sens de l'article 2 du même traité. Il ne doit donc être restitué à la Prusse de la nouvelle Silésie que ce qui a pu faire partie du duché de ce nom antérieurement au 1er janvier 1772, et ce qui, à cette époque, appartenait à la Pologne appartient maintenant au duché de Varsovie.
J'ai l'honneur de vous prévenir, monsieur le maréchal, que le maréchal Soult a reçu les pleins-pouvoirs nécessaires pour passer toutes les conventions auxquelles ces observations pourront donner lieu.
Fontainebleau, le 30 décembre 1807.
à monsieur l'intendant-général.
L'empereur, M. l'intendant-général, me charge de vous écrire que vous m'envoyiez le plus tôt possible,
1º L'état de situation de l'armée d'après les revues passées par les inspecteurs aux revues à la date du 1er octobre;
2º L'état de situation de l'habillement de l'armée, afin que l'empereur puisse fixer l'état de ses magasins. Sa Majesté sait qu'il y a à Dantzig plus de cent vingt mille paires de souliers, et ces souliers pourriront. Au reste, il ne faut prendre aucune détermination jusqu'à ce que je connaisse la décision de l'empereur.
Je dois vous rappeler que les magasins ne sauraient être trop bien approvisionnés à Stetein, parce que cette place tient à la Poméranie suédoise, que nous conserverons jusqu'à la paix maritime.
Quant à l'argent, il est indispensable que les fonds soient faits et préparés pour tout 1807, car il est vraisemblable que l'armée achèvera de passer l'année en Allemagne. Il faut non-seulement assurer la solde du corps du maréchal Davoust pour 1807, mais encore pour les trois premiers mois de 1808.
En général, de préférence à tout, assurez la solde de l'armée, ainsi qu'il est dit ci-dessus, dans la caisse du payeur-général et de ses proposés.
Envoyez-moi un état de caisse qui me fasse connaître toutes les recettes faites depuis le 1er novembre et ce qui reste à recouvrer; un autre état de tout ce que peut avoir produit la grande armée en argent, et où se trouvent les différentes sommes, enfin un troisième qui indique ce qu'elle a produit en denrées ou effets, ce qui a été employé, ce qui reste et où sont les magasins. Par là l'empereur sera à même de connaître où sont les fonds et les magasins, car aujourd'hui Sa Majesté trouve tout cela si confus, qu'elle ne peut faire aucune disposition. Il ne faut pas, dans ces états, entrer dans de petits détails, et quand vous les aurez établis, au 1er novembre, l'empereur désire que tous les dix jours vous m'en envoyiez de nouveaux qui fassent connaître la situation des magasins et des caisses, d'après les mutations ou emploi pendant les dix jours.
Instruisez-moi de ce qui peut être dû à l'armée pour 1806 et 1807. Tâchez de ne rien omettre.
L'empereur a dû vous écrire directement pour le traité que vous aurez à faire à l'égard des cent cinquante millions; mais Sa Majesté croirait n'avoir rien si les effets devaient passer l'armée, car le commerce du pays n'a point les moyens nécessaires pour les acquitter. En pressant le gouvernement prussien et en tenant bon, l'empereur ne doute pas qu'il ne paye, et il peut le faire s'il est quelques années sans armée.
L'empereur vous autorise à faire rentrer les auditeurs dont vous n'avez plus besoin; mais Sa Majesté vous recommande d'envoyer des inspecteurs aux revues pour bien établir l'effectif de l'armée, et pour faire rayer des contrôles ceux dont on n'a point de nouvelles, et qui doivent être rayés d'après les lois; car, en comparant les états de l'effectif avec le présent sous les armes et les détachés dont on a connaissance, on trouve une différence de quarante mille hommes, lesquels doivent être ou des hommes morts, ou désertés à l'ennemi ou à l'intérieur, qu'il faut rayer des contrôles.
L'intention de l'empereur est que vous établissiez l'administration de la Poméranie suédoise, de l'île Rugen, etc., que vous y frappiez une contribution de guerre dans la proportion de celle imposée aux autres pays; faites-moi connaître le nombre des troupes que l'on peut y laisser pour bien y vivre.
Fontainebleau, le 30 décembre 1807.
au même.
L'intention de l'empereur, monsieur le l'intendant-général, est que l'évacuation des hôpitaux se fasse sur plusieurs routes afin de n'écraser aucun pays. Il peut y avoir une ligne d'évacuation de Magdebourg sur Menden, Wesd, etc.; une autre par Wittemberg, Leipsick, Erfurt, Fulde et Francfort; une autre par Dresde, Schleitz, Bamberg, Wurtzbourg et Francfort.
En général, il faut laisser guérir les malades en Allemagne. Alors, il faut que les pays de Westphalie, d'Erfurt et de Saxe supportent le fardeau de l'existence de ces hôpitaux.
Fontainebleau, le 30 décembre 1807.
au même.
L'intention de l'empereur, monsieur l'intendant-général, est que toutes les troupes qui sont à Bremen, Hambourg et Lubeck soient nourries et soldées au compte de ces villes anséatiques.
Sa Majesté pense qu'elles ont assez gagné avec le commerce anglais pour supporter cette dépense.
Paris, le 23 février 1808.
à s. a. le prince de ponte-corvo.
Prince, l'empereur m'ordonne de vous faire connaître qu'il est nécessaire que vous vous rendiez de votre personne auprès du prince royal de Danemarck, et que vous vous assuriez des moyens de passer en Seelande. Vous pouvez employer à cette expédition les Français qui sont à Hambourg, les Espagnols et une division hollandaise. Mais tant de troupes ne pourront point passer; on fera des démonstrations du côté de Rugen, quoiqu'il ne soit pas possible de pénétrer de ce côté en Suède, puisque nous n'avons point de vaisseaux et que le trajet de mer est trop long.
L'intention de l'empereur, monsieur le maréchal, et que si c'est vous qui avez fait occuper le pays d'Oldembourg, vous le fassiez entièrement évacuer, vu que la Russie s'intéresse beaucoup au prince qui le gouverne.
J'écris à M. le maréchal Soult pour lui faire connaître que, quoique l'empereur sente les difficultés de pénétrer en Suède par l'île de Rugen, Sa Majesté cependant désire menacer l'ennemi de ce côté; qu'il doit donc réunir là des bâtimens et des moyens d'embarquement, intercepter la communication et annoncer l'intention de passer par là en Suède. Je mande au maréchal Soult qu'il ne saurait faire trop de bruit, puisqu'il est difficile de tenter quelque chose.
Je vous prie, mon prince, d'agréer, etc., etc.
Paris, le 31 janvier 1808.
à m. le maréchal bernadotte, prince de ponte-corvo.
L'intention de l'empereur, monsieur le maréchal, est que vous disposiez sur-le-champ, et que vous teniez prêt à marcher, un corps composé d'une division française, d'une division espagnole et d'une division hollandaise. Ce corps, d'environ dix-huit mille hommes, se tiendra prêt à partir pour se rendre en Zélande et en Scanie, et faire diversion avec un nombre égal de troupes danoises.
L'officier, porteur de cette lettre, doit continuer sa route pour remettre des dépêches au ministre de l'empereur à Copenhague. L'intention de Sa Majesté, mon prince, est que vous fassiez partir de suite un aide-de-camp ou un officier d'état-major de confiance et intelligent, qui ira s'aboucher avec le ministre de l'empereur à Copenhague, afin d'aplanir tous les obstacles et assurer les subsistances.
L'empereur a demandé que le commandement de cette armée combinée vous soit donné. Une armée russe entre en Finlande, et ce corps que vous commanderez ferait diversion en faveur de l'armée russe.
Vous direz, dans la lettre que vous écrirez par votre aide-de-camp, que vous recevez l'ordre de vous porter avec quinze ou vingt mille hommes en Zélande et en Scanie, où douze à quinze mille Danois doivent passer, et que votre aide-de-camp ou l'officier que vous enverrez, est chargé d'assurer le passage et les subsistances.
Vous pouvez ajouter que le gouvernement danois peut retirer toutes les troupes qu'il a dans le Holstein, afin de pouvoir bien défendre les îles et renforcer l'armée de Scanie, en observant que, lorsque la bonne saison arrivera, s'il craignait d'être inquiété par les Anglais, il pourra demander des troupes françaises, et que l'on en enverra.
Paris, le 3 mars 1808.
au même.
Prince, M. Lépine, officier de votre état-major, m'a remis votre dépêche du 16 février. Je me suis empressé de la communiquer à l'empereur, et voici quelles sont les intentions de Sa Majesté.
Elle ordonne que vous augmentiez la division Boudet du 19e régiment de ligne et des 14e et 23e régimens de chasseurs, ce qui fera 1200 chevaux, de manière qu'avec le parc d'artillerie, cette division sera forte de près de dix mille Français. Vous prendrez avec vous les deux divisions espagnoles, qui, étant fortes de treize cents hommes, porteront votre corps d'armée à vingt-trois mille hommes. Vous laisserez le général Dupas pour commander les villes anséatiques avec le régiment belge, ses deux régimens d'infanterie et son artillerie. Il sera pris des mesures pour compléter cette division à quatre régimens, et les mettre en état d'aller à votre secours, s'il est nécessaire.
L'intention de l'empereur est que vous renvoyiez une division hollandaise en Hollande, en la dirigeant sur Utrecht, et que vous gardiez l'autre division, c'est-à-dire les quatre meilleurs régimens, le régiment de cuirassiers et l'artillerie, ce qui fera un corps de huit mille hommes qui, avec le régiment du général Dupas, restera dans les villes anséatiques, et sera en seconde ligne.
L'empereur ordonne que vous vous dirigiez vis-à-vis les îles danoises, en faisant ouvrir la marche par une avant-garde composée d'un régiment de cavalerie française, d'un régiment d'infanterie légère et de huit pièces de canon; après marchera une division espagnole qui sera suivie de la division Boudet, laquelle marchera entre les deux divisions espagnoles; l'autre division espagnole fermera la marche. Sa Majesté vous autorise à faire passer des troupes dans les îles danoises, c'est-à-dire un régiment de cavalerie et deux régimens d'infanterie espagnole; aucun des régimens français ne doit y passer que vous n'ayez reçu de nouveaux ordres; et, pour les donner, l'empereur attendra qu'il ait des nouvelles des facilités qu'offrira le passage et des dispositions des Danois; mais, dans tous les cas, aucune troupe française ne doit passer la mer qu'après une division espagnole. L'intention de Sa Majesté n'est pas que vos troupes soient disséminées dans les îles: elles doivent toutes se réunir aux environs de Copenhague. Ces vingt-trois mille hommes, joints à treize mille que peut fournir le Danemarck, formeront une armée de trente-six mille hommes. Avant que vos troupes soient passées, la division Dupas et les Hollandais arriveront: probablement ne seront-elles pas nécessaires; mais elles occuperont le Holstein, et maintiendront les communications.
L'empereur ordonne que vous lui fassiez connaître,
1º Combien il y a de marches de Hambourg à l'île de Seelande, et quel jour vous y arriverez;
2º Combien d'hommes peuvent passer pour se rendre à Copenhague, et quel jour toutes les troupes pourront être passées.
Au retour de votre courrier, on saura le résultat des opérations des Russes, qui ont dû entrer le 10 février en Finlande. Au reste, Sa Majesté pense que vous n'avez aucune diversion à craindre de la part des Anglais; ils se contenteront d'envoyer quelques régimens hanovriens qui ne demanderont pas mieux que de déserter. Donnez l'ordre à un officier du génie de visiter le Holstein, la Fionie et le bout du continent. Cet officier demandera la permission de voir les fortifications que les Danois y ont élevées, afin de reconnaître les difficultés qu'il y aurait à vaincre pour s'emparer du pays en cas d'événement. Dès que toutes ces reconnaissances auront été faites, je vous prie de me les adresser, afin que je puisse les mettre sous les yeux de l'empereur.
Paris, le 14 mars 1808.
à son altesse le prince de ponte-corvo.
Prince, l'empereur a reçu la nouvelle que les Russes sont entrés en Finlande, et que les premiers coups de fusil ont été tirés contre les Suédois. L'intention de Sa Majesté est que vous activiez votre marche autant que possible. S'il arrivait, comme on croit avoir lieu de l'espérer, que les Belts vinssent à geler, vous ne devez pas hésiter à les passer avec les divisions espagnoles, votre division française et deux danoises; ce qui pourra former trente mille hommes. Aussitôt que l'empereur saura que vous avez passé, Sa Majesté se propose de donner à la division hollandaise et à une division française l'ordre de se mettre en marche pour vous soutenir.
Recevez, prince, etc., etc.
Paris, le 23 mars 1808.
à son altesse le prince de ponte-corvo.
Prince, j'ai reçu vos lettres du 14; je les ai mises sous les yeux de l'empereur, qui m'ordonne de vous expédier un courrier extraordinaire pour vous faire connaître ses intentions.
Sa Majesté considère les troupes qui sont sur le territoire de Holstein comme si elles étaient à Hambourg, puisqu'elles peuvent s'y porter en peu de marches. Elle vous autorise à faire passer à Copenhague les deux divisions espagnoles et la division française, ce qui pourra faire une force de vingt-deux à vingt-quatre mille hommes. Ces troupes seront prêtes à partir de Copenhague avant les huit premiers jours d'avril. Les troupes hollandaises et celles françaises du général Dupas doivent rester où elles se trouvent, jusqu'à ce que Sa Majesté sache positivement le lieu où elles se sont arrêtées. Des frontières de Russie à Abo il y a un mois de route; ainsi les Russes ne peuvent y être arrivés que du 20 au 25 mars. Il est nécessaire, avant que vous entriez en Scanie, de connaître, 1º si les Russes sont arrivés à Abo; 2º le nombre de troupes que les Danois veulent employer dans l'expédition de Scanie. L'expédition doit être exécutée, mais seulement avec toute sûreté de réussir. L'intention de Sa Majesté est que vous ne passiez pas en Scanie avant d'être certain d'avoir sous vos ordres trente-six mille hommes, indépendamment des secours que peut vous offrir la Norwége. On pense que les divisions espagnoles et la division française formeront un présent sous les armes de vingt-deux mille hommes. Il faut donc que les Danois fournissent quatorze mille hommes, pour arriver à trente-six mille. Les choses étant ainsi, l'empereur vous laisse carte blanche, ayant soin en arrivant en Suède de ménager les troupes, sans faire une guerre d'invasion. Les Danois peuvent ôter toutes les troupes qu'ils ont dans le Holstein. Vous êtes maître de disposer d'une division hollandaise, et maintenir vos communications.
Le sieur Didelot a écrit que les Danois ont des moyens suffisans pour faire passer trente mille hommes en Scanie. Si cela est ainsi, l'empereur désire que vous passiez d'abord avec douze mille Danois, douze mille Espagnols et huit mille Français; les autres deux mille Danois, les mille ou deux mille Espagnols et les autres mille Français passeront avec le second convoi. Il faut aussi que le prince royal ait des troupes pour garder la Zélande. Sa Majesté ne voit pas de difficulté à ce qu'un régiment de la division Dupas, celui qui se trouve le plus près de la Fionie, avec deux régimens hollandais, passât à Copenhague aussitôt que vous serez en Suède, pour aider les Danois à garder Copenhague. Elle enverrait alors deux autres régimens hollandais et le 58e qui est à Hambourg, pour garder le Holstein et la Fionie. En résumé l'empereur approuve que vous n'ayez fait aucun mouvement rétrograde; Sa Majesté approuve même que vous laissiez où elles sont les troupes hollandaises.
Vous êtes autorisé dès à présent de passer à Copenhague. Sa Majesté ne vous autorise à passer en Scanie pour faire la guerre qu'avec deux divisions danoises formant quatorze mille hommes, ce qui complétera votre armée à trente-six mille hommes. Dans ce cas, elle vous laisse le maître de disposer d'une division hollandaise et d'un régiment de la division Dupas pour garder la Scanie et Copenhague; mais elle vous défend expressément de passer en Suède, si les Danois n'ont quatorze mille hommes à joindre à vos troupes. Sa Majesté n'a point un assez grand intérêt à l'expédition de la Suède pour la hasarder à moins de trente-six mille hommes. Elle ne veut pas non plus que, quand ses troupes seront en Suède, et séparées du continent de la mer, les Danois soient tranquilles à Copenhague; cela n'aurait pas de sûreté pour elle.
Une fois débarqué en Scanie, l'intention de l'empereur est que vous fassiez une guerre réglée; que vous fortifiiez un point comme tête de pont, en cas d'événemens; que vous vous empariez, s'il est possible, des points qui interceptent le Sund, pour empêcher les communications des Anglais avec les Suédois; enfin que vous fassiez publier des proclamations dans les pays, afin de produire le plus de mécontentement contre le roi de Suède. Sa Majesté ne vous autorise à marcher sur Stockholm qu'autant que vous seriez assuré d'y avoir un parti puissant pour vous seconder. Dans vos proclamations vous ne devez jamais appeler le roi actuel roi de Suède; l'empereur ne le reconnaît point comme tel; mais l'appeler le chef de la nation suédoise. Vous vous servirez du mot générique de gouvernement; et quand vous serez obligé de lui parler à lui-même, l'appeler toujours le chef de la nation suédoise. Il faut dire que l'empereur ne le reconnaît plus comme roi depuis que la constitution de 1772 a été culbutée. Prince, l'empereur se repose sur vous pour maintenir la dignité qui est due à son caractère et à la majesté impériale; vous ne devez signer aucun armistice, convention, ni acte quelconque que vous n'y soyez appelé prince de Ponte-Corvo, et non maréchal Bernadotte commandant en chef l'armée impériale française, et non commandant les troupes françaises. Le roi de Suède s'est mal comporté avec le maréchal Brune, qui, malheureusement pour la France, a été assez pusillanime pour se laisser maltraiter. Cela ne peut arriver et n'arrivera pas avec vous, prince.
Du moment que vous aurez donné tous vos ordres, vous vous rendrez à Copenhague pour y voir le prince royal, et lui faire connaître les intentions de l'empereur.
fin du tome quatrième.
MÉMOIRES
DE CONSTANT,
PREMIER VALET DE CHAMBRE DE L'EMPEREUR,
SUR LA VIE PRIVÉE
DE
NAPOLÉON,
SA FAMILLE ET SA COUR.
Depuis le départ du premier consul pour la campagne de Marengo, où je le suivis, jusqu'au départ de Fontainebleau, où je fus obligé de quitter l'empereur, je n'ai fait que deux absences, l'une de trois fois vingt-quatre heures, l'autre de sept ou huit jours. Hors ces congés fort courts, dont le dernier m'était nécessaire pour rétablir ma santé, je n'ai pas plus quitté l'empereur que son ombre.
Mémoires de Constant, Introduction.
TOME CINQUIÈME.
À PARIS,
CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE
DE S. A. R. LE DUC DE CHARTRES,
quai voltaire et palais-royal.
MDCCCXXX.
PARIS.—IMPRIMERIE DE COSSON,
rue saint germain-des-prés, nº 9.
CHAPITRE PREMIER.
Voyage en Flandre et en Hollande.—M. Marchand, fils d'une berceuse du roi de Rome.—O'Méara.—Ce voyage de Leurs Majestés en Hollande généralement peu connu.—Réfutation des Mémoires contemporains.—Quel est mon devoir.—Petit incident à Montreuil.—Napoléon passe un bras de rivière dans l'eau jusqu'aux genoux.—Le meunier.—Le moulin payé.—Le blessé de Ratisbonne.—Boulogne.—La frégate anglaise.—La femme du conscrit.—Napoléon traverse le Swine sur une barque de pêcheurs.—Les deux pêcheurs.—Trait de bienfaisance.—Marie-Louise au théâtre de Bruxelles.—Le personnel du voyage.—Les préparatifs en Hollande.—Les écuries improvisées à Amsterdam.—M. Emery, fourrier du palais.—Le maire de la ville de Bréda.—Réfutation d'une fausseté.—Leurs Majestés à Bruxelles.—Marie-Louise achète pour cent cinquante mille francs de dentelles.—Les marchandises confisquées.—Anecdote.—La cour fait la contrebande.—Je suis traité de fraudeur.—Ma justification.—Napoléon descendant à des détails de femme de chambre.—Note injurieuse.—Mes mémoires sur l'année 1814.—Arrivée de Leurs Majestés à Utrecht.—La pluie et les curieux.—La revue.—Les harangues.—Nouvelle fausseté des Mémoires contemporains.—Délicatesse parfaite de Napoléon.—Sa conduite en Hollande.—Les Hollandais.—Anecdote plaisante.—La chambre à coucher de l'empereur.—La veilleuse.—Entrée de Leurs Majestés dans Amsterdam.—Draperie aux trois couleurs.—Rentrée nocturne aux Tuileries, un an plus tard.—Talma.—M. Alissan de Chazet.—Prétendue liaison entre Bonaparte et mademoiselle Bourgoin.—Napoléon pense à l'expédition de Russie.—Le piano.—Le buste de l'empereur Alexandre.—Visite à Saardam.—Pierre-le-Grand.—Visite au village de Broeck.—L'empereur Joseph II.—La première dent du roi de Rome.—Le vieillard de cent un ans.—Singulière harangue.—Départ.—Arrivé à Saint-Cloud.
En septembre 1811, l'empereur résolut de faire un voyage en Flandre avec l'impératrice, dans la vue de s'assurer par ses yeux si ses intentions étaient fidèlement remplies, en ce qui concernait l'administration tant civile que religieuse. Leurs Majestés partirent le 19 de Compiègne, et arrivèrent à Montreuil-sur-Mer à cinq heures du soir. Je suivis l'empereur dans ce voyage. J'ai lu dans le Mémorial d'O'Méara que M. Marchand faisait alors partie du service de Napoléon; c'est un fait inexact, M. Marchand n'est entré au service particulier de l'empereur qu'à Fontainebleau, en 1814. Sa Majesté m'avait ordonné de choisir parmi les garçons d'appartement un jeune homme intelligent qui pût m'aider dans mes fonctions auprès de sa personne, puisque aucun de MM. les valets de chambre ordinaires ne devait rester à l'île d'Elbe. Je parlai à l'empereur de M. Marchand, fils d'une berceuse du roi de Rome, et qui réunissait toutes les qualités désirables: Sa Majesté l'accepta, et dès ce jour-là M. Marchand fit partie du service de la chambre. Il pouvait être du voyage de Hollande; mais Napoléon ne le connaissait pas, son service ne le rapprochant pas de Sa Majesté.
Je raconterai une partie de ce que j'ai vu durant ce voyage, dont les circonstances sont en général peu connues. Ce sera d'ailleurs une occasion pour moi de relever d'autres assertions du genre de celle que je viens de mentionner, et que j'ai lues avec surprise et souvent avec indignation dans les Mémoires contemporains. Il est important que le public connaisse parfaitement tout ce qui se rapporte à ce voyage, et qu'il soit éclairé sur certains incidens où la calomnie a trouvé à attaquer l'honneur de Napoléon et quelquefois le mien. Serviteur obscur, mais dévoué, de l'empereur, je dois avoir à cœur d'expliquer tout ce qui est douteux, de réfuter tout ce qui est mensonger, de relever tout ce qui est inexact, en ce qui touche les jugemens portés sur mon maître et sur moi. J'accomplirai mon devoir avec franchise; j'en ai donné quelques garanties dans ce qu'on a déjà lu de mes Mémoires.
Un petit incident eut lieu à Montreuil, que je me fais un plaisir de rappeler, parce qu'il prouve tout l'empressement que mettait Napoléon à visiter les travaux de fortifications ou d'embellissemens qui se faisaient dans les villes, par suite de ses ordres directs ou de l'impulsion générale qu'il avait donnée à cette partie importante des services publics. Après avoir parcouru les travaux faits dans l'année aux fortifications de Montreuil, et avoir fait le tour des remparts, l'empereur se rendit à la citadelle, d'où il sortit ensuite pour visiter les ouvrages extérieurs. Un bras de la rivière de Canche, qui baigne un des murs d'enceinte de la ville, lui coupait le chemin. Toute sa suite se mit en mouvement pour former un pont avec des planches et des fascines; mais l'empereur, impatienté, traversa le bras de rivière, ayant de l'eau jusqu'aux genoux. Le propriétaire d'un moulin, situé sur la rive opposée, prit Sa Majesté sous le bras pour l'aider à monter la digue; il profita de cela pour exposer à l'empereur que son moulin, se trouvant dans la ligne des fortifications projetées, allait être nécessairement abattu. Sa Majesté se tourna vers les ingénieurs, et dit: Il faut que ce brave homme soit dédommagé de la perte qu'il va faire. L'empereur continua sa visite, et il ne remonta dans sa voiture qu'après avoir tout vu à loisir, et s'être entretenu long-temps avec les autorités civiles et militaires de Montreuil. Chemin faisant, un militaire, blessé à Ratisbonne, lui fut présenté; Sa Majesté lui fit remettre à l'instant une gratification, et ordonna qu'on lui adressât la réclamation de cet homme à Boulogne, où elle arriva le 20.
C'était la seconde fois que Boulogne recevait l'empereur dans ses murs. Dès son arrivée, il se rendit sur la flottille, et la fit manœuvrer. Une frégate anglaise ayant fait mine de s'approcher pour observer ce qui se passait dans la rade. Sa Majesté fit sortir à l'instant une frégate française, qui se dirigea à toutes voiles contre le navire ennemi: mais celui-ci prit le large, et disparut. Le 29 septembre, Sa Majesté était à Flessingue. De Flessingue, elle alla visiter les fortifications de Terveere. Comme elle parcourait les différens travaux de cette place, une jeune femme vint se jeter à ses pieds; ses yeux étaient baignés de pleurs; elle tendit d'une main tremblante une pétition à l'empereur. Napoléon la fit relever avec bonté, et lui demanda quel était l'objet de sa pétition. «Sire, dit en sanglotant la pauvre femme, je suis mère de trois enfans, dont le père est conscrit de Votre Majesté; les enfans et la mère sont dans la détresse.—Monsieur, dit Sa Majesté à quelqu'un de de sa suite, prenez le nom de cet homme; j'en ferai un officier.» La jeune femme voulut lui témoigner sa reconnaissance, mais l'émotion et les larmes qu'elle versait ne lui permirent pas de proférer une seule parole. L'empereur continua sa visite.
Un autre acte de bienfaisance avait signalé son départ d'Ostende. En quittant cette ville, il suivit l'Estrau. Ne voulant pas faire le tour par les écluses, il se jeta, pour passer le Swine, dans un bateau pêcheur avec le duc de Vicence, son grand écuyer, le comte Lobau, l'un de ses aides-de-camp, et deux chasseurs de la garde. Deux pauvres pêcheurs menaient la barque, qui, avec tout son gréement, valait cent cinquante florins. C'était tout leur bien. La traversée dura une demi-heure. Sa Majesté arriva au Fort-Orange, dans l'île de Cadsan, où l'attendaient le préfet et sa suite. L'empereur était mouillé et avait souffert du froid; on alluma un grand feu, auquel il se chauffa du meilleur cœur. On fit ensuite demander aux deux pêcheurs ce qu'ils prendraient pour la traversée; ils répondirent: Un florin par passager. Napoléon ordonna qu'on les lui amenât; il leur fit compter cent napoléons, et il leur assigna trois cents francs de pension leur vie durant. On se figure difficilement la joie de ces pauvres gens, qui étaient bien loin de se douter quel passager ils avaient reçu sur leur barque. Quand ils le surent, tout le pays le sut, et cela ne gagna pas peu de cœurs à Napoléon. Déjà l'impératrice Marie-Louise recueillait pour lui, au théâtre et dans les rues de Bruxelles, les plus vifs et les plus sincères applaudissemens.
Deux mois avant l'arrivée de Leurs Majestés, partout, en Hollande, on s'était disposé à les recevoir dignement. Il n'y eut pas de si petit village, placé sur l'itinéraire de l'empereur, qui ne se montrât jaloux de mériter ses suffrages par la magnificence proportionnée de l'accueil que Sa Majesté devait y recevoir. Presque toute la cour de France était de ce voyage. Grands dignitaires, dames d'honneur, officiers supérieurs, aides-de-camp, chambellans, écuyers, dames d'atour, maréchaux-des-logis, valets de chambre, quartiers-maîtres, fourriers, gens de bouche, rien n'y manquait. Napoléon avait voulu éblouir les bons Hollandais par la magnificence de sa cour. Et, en vérité, cela ne fut pas sans effet sur cette population que ses bonnes manières, son affabilité, le récit des bienfaits qu'il semait sur ses pas, lui avaient déjà conquise malgré quelques mines renfrognées, qui murmuraient, en fumant leur pipe, contre les entraves apportées au commerce par le système continental.
La ville d'Amsterdam, où l'empereur s'était proposé de rester quelque temps, se trouva tout à coup dans un singulier embarras. Cette ville avait un palais fort étendu, mais point de remise ni d'écurie qui en dépendent. Or pour la suite de Napoléon c'était un objet de première nécessité. Les écuries du roi Louis, outre leur insuffisance, étaient placées dans un quartier trop éloigné du palais pour qu'on pût songer à y remiser même une section du service de l'empereur. L'embarras était grand dans la ville, et on s'y donnait beaucoup de mouvement pour loger les chevaux de l'empereur. Improviser des écuries en quelques jours, presque à la minute, c'était chose impossible. Dresser des hangars au milieu des cours, c'était chose ridicule. Heureusement qu'il se trouva, pour tirer tout le monde d'embarras, un des fourriers du palais, homme très-intelligent, ancien militaire, M. Emery, qui avait appris de Napoléon et des circonstances à ne jamais reculer devant les difficultés. Il imagina, au grand étonnement des bons Hollandais, de convertir leur Marché-aux-Fleurs en remises et en écuries, pour y établir sous d'immenses tentes les équipages de l'empereur.
J'ai lu dans des Mémoires contemporains une anecdote qu'il est de mon devoir de démentir formellement; la voici:
«Le contrôleur du service, qui précéda Leurs Majestés, éprouva du maire de la ville de Bréda le refus de mettre à sa disposition tout ce qui pouvait être nécessaire à l'exécution de ses ordres. M. le maire, tout dévoué au parti anglais, et peu jaloux de la visite de son nouveau souverain, ne voulait absolument rien faire pour la réception de Napoléon, et le contrôleur allait dresser procès-verbal de sa désobligeance, lorsque les notables de la ville obtinrent de leur premier magistrat une courtoisie que la politique exigeait impérieusement. Il advint que dès le lendemain M. le maire, enlacé dans les honneurs de sa place, fut chargé de complimenter l'empereur à son arrivée. Napoléon était à cheval, et le maire, en déguisant son humeur nationale, lui débitait pompeusement sa harangue municipale en lui présentant les clefs de la ville; mais l'empereur, qui connaissait les opinions politiques du maire de Bréda, lui dit fort cavalièrement, en donnant un coup de pied sous le plat où étaient les clefs, qui tombèrent par terre: Retirez-vous! gardez vos clefs pour ouvrir les portes à vos chers amis les Anglais; quant à moi, je n'en ai que faire pour entrer dans votre ville, où je suis le maître.»
Cette anecdote est de toute fausseté; l'empereur, brusque quelquefois, ne manqua jamais à sa dignité d'une façon si étrange, et j'ajoute si ridicule. Cela peut paraître une plaisante invention à l'auteur de ces mémoires; mais je dois déclarer que cela me paraît avoir aussi peu de vraisemblance que de sel.
L'empereur rejoignit enfin son auguste épouse à Bruxelles. L'enthousiasme que sa présence y excita fut unanime. D'après sa recommandation, aussi délicate que politique, Marie-Louise y acheta pour cent cinquante mille francs de dentelles, afin d'y ranimer les manufactures. L'introduction en France des marchandises anglaises était alors sévèrement défendue, toutes celles qu'on parvenait à saisir étaient brûlées sans miséricorde. De tout le système de politique offensive établi par Napoléon contre la tyrannie maritime de l'Angleterre, rien ne lui tenait plus à cœur que l'observation rigoureuse des décrets de prohibition. La Belgique renfermait alors beaucoup de marchandises anglaises, qu'elle tenait cachées avec soin, et dont chacun se montrait naturellement très-avide, comme on l'est d'un fruit défendu. Toutes les dames de la suite de l'impératrice en firent d'amples provisions, et on en chargea plusieurs voitures, non sans crainte que Napoléon n'en fût informé et ne fît tout saisir en arrivant en France. Les voitures aux armes de l'empereur passèrent le Rhin, pleines de ce précieux bagage, et arrivèrent en même temps aux portes de Coblentz. Ce fut une occasion de pénible incertitude pour les commis de la douane: fallait-il arrêter les voitures et les visiter? fallait-il laisser passer sans examen un convoi qui paraissait appartenir à l'empereur? Après mûre délibération, la majorité adopta ce dernier avis, et les voitures franchirent librement cette première ligne des douanes françaises, et amenèrent à bon port, notamment à Paris, la cargaison de marchandises prohibées. Si les voitures eussent été arrêtées, il est probable que Napoléon eût fort applaudi au courage des préposés de la douane, et qu'il eût impitoyablement brûlé les objets confisqués.
Au sujet de ces marchandises confisquées, je trouve dans les Mémoires contemporains une nouvelle anecdote, qui me paraît, comme la première, un conte fait à plaisir. Il m'importe beaucoup de relever cette prétendue anecdote, où l'on me fait jouer un rôle indigne de mon caractère, et, par suite, encourir une disgrâce que je n'ai jamais encourue. Bien qu'il me coûte d'entretenir le public de ce qui ne touche que moi, je dois pourtant à la vérité de démentir complétement des assertions qui fausseraient le jugement du lecteur, non pas seulement en ce qui regarde ma conduite, mais en ce qui regarde Napoléon, dont le caractère dans ces étranges mémoires est en mille circonstances gratuitement altéré.
«Marie-Louise, y est-il dit, à l'insu de l'empereur, cherchait, pour sa toilette, à se procurer des marchandises anglaises; et, pour cela, une dame d'atours mettait en campagne tout ce qu'il y avait de plus fin, de plus madré parmi les enfans de Jacob, qui faisaient payer au centuple tout ce qu'ils vendaient, afin de se dédommager du danger qu'il y avait à se mettre en contravention ouverte sous les yeux même de Napoléon.
Constant, le premier valet de chambre de l'empereur, quoiqu'il sût bien que son maître abhorrait tout ce qui venait de l'Angleterre, eut pourtant l'indiscrétion d'acheter des objets qui y avaient été manufacturés; l'empereur en fut informé, et sur-le-champ donna l'ordre au grand chambellan et au grand maréchal de renvoyer ce fraudeur en France, en le dépossédant de son emploi. Constant, qui savait que Marie-Louise faisait aussi un peu la fraude, sollicita de sa bienveillance qu'elle obtînt sa grâce de Napoléon. En l'accordant, mais non pas sans peine, il protesta qu'à l'avenir il ferait pendre au mât de misaine du premier bâtiment de la rade celui qui aurait enfreint ses ordres.»
Tout cela est de la plus complète fausseté d'un bout à l'autre. Est-il raisonnable de penser que Marie-Louise cherchât sous main à se procurer des marchandises anglaises, quand elle savait combien ces marchandises étaient en horreur à l'empereur? Outre que la jeune impératrice n'était pas femme à causer un tel déplaisir à son mari, il était difficile que l'empereur ne s'aperçût pas qu'on le jouait, s'il fût venu dans la fantaisie de Marie-Louise de se parer de ces objets prohibés; car il distinguait à merveille d'où provenaient les différentes étoffes dont se composait la toilette de l'impératrice, et quelquefois même il présidait au choix qui s'en faisait. Ce n'était pas alors chose peu curieuse de voir cet homme si puissant, et préoccupé de si vastes idées, descendre de cette haute sphère jusqu'à des détails de femme de chambre. C'est que Bonaparte savait être à la fois grand homme et homme. La simplicité lui était aussi facile que la grandeur. Je ne l'ai jamais vu gauche en quoi que ce soit.
Quant au paragraphe qui me concerne, je ne puis le qualifier que de mensonge. Jamais je n'ai fait la fraude: cela n'était ni dans mon caractère ni dans mes goûts. Abuser de ma position auprès de l'empereur pour me livrer à de honteuses spéculations de ce genre, c'eût été, à la fois, absurde et dangereux. Honoré d'une bienveillance auguste, il me convenait moins qu'à tout autre de désobéir à mon maître; et il était tout au contraire dans mes principes de m'imposer tout le premier les restrictions auxquelles il contraignait tout le monde, encore même que les restrictions eussent été des sacrifices. Je ne puis donc que donner un démenti formel à ce passage des Mémoires contemporains, où l'auteur me paraît s'être étendu avec d'autant plus de complaisance que, cette anecdote étant de son crû, il a pu s'y livrer sans gêne à des développemens, fort jolis sans doute, mais auxquels il ne manque que la vérité.
L'auteur de ces mémoires, non content d'avoir imaginé à mon sujet une anecdote mensongère, et de m'avoir fait passer pour un fraudeur, a ajouté au bas de la page une note injurieuse, où il me reproche ma conduite à Fontainebleau en 1814. Il est dit dans cette note, qu'après avoir reçu de l'empereur une gratification de cinquante mille francs pour l'accompagner à l'île d'Elbe, je l'abandonnai indignement lorsque d'autres, sans nul motif d'intérêt, s'étaient fait un devoir de partager le sort de leur souverain déchu. À cette partie de mes Mémoires, je donnerai de grands détails sur ce qui s'est passé: le public jugera. Ce n'est pas moi qui reculerai devant la vérité. Qu'il me suffise, quant à présent, de protester hautement contre le reproche d'ingratitude; c'est tout ce que je répondrai à l'auteur de ces Mémoires. Je reviens à mon récit.
Le 6 octobre, Leurs Majestés arrivèrent a Utrecht. Toutes les maisons des quais et des rues étaient ornées de rubans et de guirlandes. La pluie tombait à flots. Cela n'empêcha pas les autorités d'être sur pied dès le matin, et la population de remplir les rues. À peine descendu de voiture, Napoléon, malgré le mauvais temps, monta à cheval, et alla passer en revue quelques régimens qui étaient aux portes d'Utrecht. Il était accompagné d'un grand état-major et d'un assez grand nombre de curieux, mouillés la plupart jusqu'aux os. Après la revue, Napoléon rentra au palais, où toute la députation l'attendait dans une salle immense, non encore meublée, qui avait été construite par le roi Louis. Sans changer de vêtemens, il donna audience à tous ceux qui s'empressaient de le complimenter, et il écouta avec une bienveillante patience les harangues qui lui furent adressées.
Ici encore, l'auteur des Mémoires contemporains a trouvé moyen de faire commettre une sotte et grossière inconvenance à Napoléon. «Napoléon, dit-il, rentré dans ses appartemens, et se sentant fatigué de sa cavalcade, se mit au lit, quoiqu'on l'attendît dans la salle à manger, où se trouvaient réunis d'importans personnages. Il fit dire à l'impératrice de se mettre à table sans lui, avec les personnes invitées. Marie-Louise vint le trouver, en lui faisant sentir quel serait son embarras au milieu de personnes inconnues. Napoléon insista, et l'impératrice fut obligée de dîner sans l'empereur. On se mit à table; et Dieu sait si le dîner fut triste. L'impératrice ne pouvait cacher sa mauvaise humeur, et les convives paraissaient scandalisés de la conduite de l'empereur. Ils le furent bien davantage, lorsque Napoléon parut, après avoir fait sa sieste, en simple redingote du matin et en pantoufles.» Suivent des réflexions très-philosophiques et une citation de deux vers, dont je fais grâce au lecteur. Tout ce récit est, comme les précédens, enjolivé de détails: il est malheureux que ce soit en pure perte, car l'anecdote est aussi invraisemblable que ridicule. En aucun temps l'empereur ne se fût permis une si grossière violation de la loi des convenances. En aucun pays, il n'eût si gratuitement aigri les classes supérieures, en montrant un dédain si inconvenant pour de hauts fonctionnaires, invités à sa table par son chambellan et en son nom. Il avait non-seulement trop de tact, mais encore trop d'esprit pour s'oublier à ce point. Mais surtout en Hollande, dans un pays qui venait de passer sous sa domination, et où il ne comptait que des sujets de la veille; en Hollande, où il avait plus besoin que partout ailleurs de cette affabilité qui attache au vainqueur les populations conquises; en Hollande, où il lui était arrivé cent fois de payer de sa personne, de se prodiguer, d'user presque de coquetterie, afin d'y neutraliser, en gagnant les cœurs, l'effet fâcheux, mais inévitable, de ses mesures commerciales; est-il croyable qu'il se fût permis une impolitesse aussi déplacée, et qu'il eût volontairement donné lieu à toutes les interprétations défavorables qui auraient infailliblement résulté de cette étrange conduite? est-il croyable qu'il eût insulté, dans la personne de ses hauts fonctionnaires, un peuple bon, mais susceptible, et d'autant plus sensible à l'injure qu'il avait pu savoir que quelques élégans de la cour de France se raillaient de sa simplicité?
À la suite de cette anecdote, on lit celle qui suit: «Partout où se trouvait Napoléon, le valet de chambre de service veillait avec soin à ce qu'il y eût un bain de prêt à toute heure, et pour cela il y avait un garçon de fourneau uniquement chargé de tenir l'eau toujours au degré de chaleur qu'on savait convenir à l'empereur.
»Napoléon, à Utrecht, occupa au rez-de-chaussée la chambre à coucher de son frère Louis, à laquelle la salle du bain était contiguë. Le soir de son arrivée, quand l'empereur fut couché, le garçon de fourneau, quoique harassé de fatigue et mouillé, comme beaucoup d'autres gens du service, prépara le bain, et se coucha dans un cabinet voisin de celui où était la baignoire. La nuit, pour un besoin qu'il ne pouvait satisfaire où il était, il veut sortir; mais il ne connaît point les localités; à moitié endormi, il entrevoit une petite porte, tourne doucement le bouton, entre, et le voilà à tâtons cherchant une autre issue; il heurte une chaise; au bruit qu'il fait, une voix forte, qui était celle de l'empereur, et qu'il reconnaît bien, demande: Qui est là? La méprise de ce garçon le confond, lui fait perdre la tête, lui paralyse la langue; dans l'obscurité, il touche, il dérange d'autres meubles en cherchant en vain à sortir par la porte où il est entré. L'empereur réitère sa demande et d'un ton encore plus élevé, s'imagine qu'on veut le surprendre au lit, s'en échappe, s'empare seulement d'une grosse montre d'argent qu'il avait toujours au chevet de son lit, et parvient à saisir au collet le malheureux garçon de fourneau plus mort que vif, et que Napoléon, éveillé dans son premier sommeil, soupçonnait au moins de vouloir attenter à ses jours. Il appelle, il crie, il jure; au bruit qu'il fait, le valet de chambre de service accourt, apporte de la lumière, et trouve l'empereur des Français faisant presque le coup de poing avec un pauvre diable qui, pressé vigoureusement à la gorge, sans pourtant oser se défendre, cherchait à se débarrasser des mains de son adversaire. Au valet de chambre succéda le chambellan de service, puis l'aide-de-camp, le grand-maréchal, un préfet du palais; et en un instant toute la cour fut sur pied. Avant qu'on sût la vérité, mille conjectures plus invraisemblables les unes que les autres avaient été faites sur cet événement. On avait, disait-on, voulu enlever Napoléon, essayé de le tuer, mais il avait étouffé l'assassin. Le fait est que, s'il avait eu des armes, il eût cherché à brûler la cervelle de celui qui l'éveilla de la sorte, et auquel il ne porta que quelques coups de cette grosse montre dont il s'était armé pour se défendre.»
J'ai conscience de démentir une anecdote où le louable désir d'être amusant se fait sentir à chaque phrase. Mais je publie ces Mémoires pour dire la vérité dans les plus petites choses; et, quoique cela doive coûter deux pages à l'auteur des Mémoires contemporains, je prends la liberté de le contredire par cette réponse fort simple: D'abord, Roustan et un valet de chambre de service couchaient en tout temps dans la pièce qui précédait l'appartement de l'empereur, et par laquelle on pouvait pénétrer jusqu'à lui; en second lieu une veilleuse était toujours allumée dans la chambre à coucher de Sa Majesté.
L'entrée de Leurs Majestés à Amsterdam fut des plus brillantes. L'impératrice, dans un char attelé de chevaux magnifiques, devançait de quelques heures l'empereur, qui devait faire son entrée à cheval. Il parut bientôt lui-même, entouré d'un brillant état-major, qui s'avançait à pas lents, étincelant de broderies, au milieu des cris d'étonnement et d'enthousiasme des bons Hollandais. À travers la simplicité de sa mise perçait une profonde satisfaction, et peut-être un juste sentiment d'orgueil, en voyant l'accueil que lui valait sa gloire, là comme ailleurs, et l'universelle sympathie que sa présence excitait dans les masses. Une draperie aux trois couleurs, d'un très-bel effet, suspendue à des poteaux plantés de distance en distance, décorait les rues par où devaient passer Leurs Majestés; et celui qui devait trois ans plus tard rentrer de nuit au palais des Tuileries comme un fugitif, après avoir eu beaucoup de peine à se faire ouvrir les portes du château, passait encore sous des arcs de triomphe avec une gloire vierge encore de défaites et une fortune encore fidèle. Ces rapprochemens me sont douleureux; mais ils me viennent à l'esprit malgré moi, aucune année de l'empire n'ayant été marquée par plus de fêtes, plus d'entrées triomphantes, plus de réjouissances populaires, que l'année qui précéda les malheurs de 1812.
Une partie des artistes du Théâtre-Français de Paris avait suivi la cour en Hollande. Talma y joua les rôles de Bayard et d'Orosmane. M. Alissan de Chazet y fit exécuter, par les comédiens français d'Amsterdam, un à-propos vaudeville en l'honneur de Leurs Majestés: j'en ai oublié le titre. Ici encore je dois relever une assertion non moins fausse de l'auteur de ces Mémoires sur la prétendue liaison qui eut lieu entre l'empereur et mademoiselle Bourgoin. Je cite le passage: «Mademoiselle Bourgoin, l'une des déléguées de la cour de Thalie, pour être du voyage en Hollande, mademoiselle Bourgoin, étourdie, avait, disait-on, succombé à la tentation de faire quelques révélations indiscrètes, se flattant même tout haut d'attirer l'empereur au théâtre où elle jouerait. Ces petites fanfaronnades, qui n'étaient point des fanfaronnades de vertu, allèrent jusqu'aux oreilles de l'empereur, qui ne voulut point paraître au théâtre. Il chargea Talma, pour lequel il avait une grande bienveillance, d'engager la jolie actrice à se taire, et de lui annoncer qu'à la plus petite indiscrétion elle serait, sous bonne escorte, reconduite en France.» Cela s'accorde peu avec ce que Sa Majesté dit un jour à l'empereur Alexandre au sujet de cette actrice, lors du séjour à Erfurt. Ces paroles, dont l'auteur des Mémoires aurait dû se souvenir, prouvent bien que l'empereur n'avait aucune vue sur elle. Il y a quelque chose qui le prouve mieux encore, c'est la grande discrétion qu'il a toujours eue sur le chapitre des amours.
Durant tout le voyage de Hollande, l'empereur se montra bon, affable, accueillant tout le monde, et parlant à chacun le langage qui devait lui convenir. Jamais on ne le vit plus aimable ni plus empressé à plaire. Il visitait les manufactures, inspectait les chantiers, passait les troupes en revue, haranguait les marins, et acceptait les bals qui lui étaient offerts dans toutes les villes où il passait. Dans cette vie de plaisirs et de distractions apparentes, il se donnait presque plus de mouvement que dans la vie sérieuse et inquiète des camps. Il se montrait à ses nouveaux sujets gracieux, poli, parlant à tout le monde. Mais dans ces promenades, au milieu même de ces fêtes, dans tout ce bruit des villes qui se portaient à sa rencontre ou lui servaient d'escorte, sous ces arcs de triomphe qui lui étaient dressés quelquefois à l'entrée d'un obscur village, sa pensée était plus sérieuse que jamais, et son âme plus soucieuse, car il songeait dès ce temps à son expédition de Russie. Peut-être même entrait-il dans cette aménité de manières, dans cette bonne grâce, dans ces actes de bienfaisance, dont la meilleure partie était d'ailleurs dans son caractère, le dessein de préparer à l'avance quelque adoucissement au mécontentement que cette expédition devait produire; peut-être, en rattachant les cœurs à sa personne, en déployant tous ses moyens de plaire, pensait-il à se faire pardonner par l'enthousiasme une guerre dont le résultat, quel qu'il fût, devait coûter tant de sang et de larmes à l'empire.
Pendant le séjour de Leurs Majestés à Amsterdam, on avait placé dans un cabinet de l'impératrice un piano, construit de manière à faire l'effet d'un secrétaire partagé au milieu. Dans ce vide était placé un petit buste de l'empereur de Russie. Quelques momens après, l'empereur voulut voir si l'impératrice était bien logée; en visitant l'appartement, il aperçut ce buste; il l'ôta, et le mit sous son bras sans dire un mot. Il dit ensuite à une dame de l'impératrice qu'il voulait qu'on ôtât ce buste. On obéit; mais cela causa de l'étonnement, car on ne croyait pas encore que la mésintelligence se fût mise entre les deux empereurs.
Quelques jours après son arrivée à Amsterdam, l'empereur s'était mis à faire quelques excursions dans le pays, accompagné d'une suite peu nombreuse. Il alla visiter à Saardam la chaumière qui abrita quelque temps Pierre-le-Grand, lorsqu'il vint en Hollande, sous le nom de Pierre Michaëloff, étudier la construction. Après s'y être arrêté un quart d'heure, l'empereur dit en sortant à son grand-maréchal du palais: «Voilà le plus beau monument de la Hollande.» La veille, sa majesté l'impératrice avait été visiter le village de Broeck, dont la Nord-Hollande s'enorgueillit comme d'une merveille. La presque totalité des maisons de ce village est bâtie en bois et à un seul étage; les planches qui garnissent le devant sont ornées de peintures diverses, selon le caprice des propriétaires. Ces peintures sont entretenues avec un très-grand soin, et se conservent dans un état de fraîcheur parfaite. Les carreaux des croisées, d'un verre très-fin, laissent apercevoir des rideaux en soieries brochées de Chine, en mousselines peintes et d'autres toiles de l'Inde. Les rues sont pavées en briques et fort propres; on les lave et frotte régulièrement. Elles sont couvertes d'un sable blanc très-fin avec lequel on imite diverses figures, et particulièrement des fleurs. Des poteaux placés aux deux bouts de chaque rue interdisent aux voitures l'entrée du village, dont les maisons ressemblent de loin à des joujoux d'enfans. Les bestiaux sont soignés par des mercenaires, à une certaine distance, et il y a même, hors du village, une auberge pour les étrangers, qui n'ont pas le droit de loger dans l'intérieur. Sur le devant de quelques maisons, j'ai remarqué, soit un parterre, soit un certain arrangement de sables colorés et de coquillages; tantôt de petites statues de bois peint, tantôt des buissons bizarrement taillés. Il n'y a pas jusqu'à la vaisselle et aux manches des balais qui ne soient peints de diverses couleurs, et entretenus comme le reste de la maison. Les habitans poussent la propreté jusqu'à forcer ceux qui entrent chez eux d'ôter leurs chaussures et de mettre des pantoufles qui sont à la porte et destinées à ce singulier usage. On se souvient, à ce sujet, de l'anecdote de l'empereur Joseph. Ce prince s'étant présenté en bottes à la porte d'une maison de Broeck, comme on voulait les lui faire quitter pour entrer: «Je suis l'empereur, dit-il.»—«Quand vous seriez le bourguemestre d'Amsterdam, lui répondit le maître du logis, vous n'y entrerez pas en bottes.» Le bon empereur mit les pantoufles.
Pendant le Voyage de Hollande, on avait appris à Leurs Majestés que la première dent du roi de Rome venait de percer. Ce premier travail de la dentition n'avait point altéré la santé de l'auguste enfant.
Dans une des petites villes de la Nord-Hollande, les notables demandèrent à l'empereur la permission de lui présenter un vieillard âgé de cent un ans. Il ordonna qu'on le fît venir. C'était un vieillard encore vert, qui avait servi jadis dans les gardes du stathouder; il présenta une pétition où il suppliait l'empereur d'exempter de la conscription un de ses petits-fils, l'appui de sa vieillesse. Sa Majesté lui fit répondre par un interprète qu'on ne le priverait pas de son petit-fils, et le maréchal Duroc fut chargé de laisser au pauvre vieillard un témoignage de la libéralité impériale. Dans une autre petite ville de la Frise, les autorités firent à l'empereur cette singulière allocution: «Sire! nous avions peur de vous voir avec toute la Cour; vous êtes presque seul, nous ne vous en verrons que mieux et plus à notre aise. Vive l'empereur!» L'empereur applaudit à cette loyale félicitation, et il en fit à l'orateur de touchans remercîmens. Après ce long voyage, passé dans des fêtes, des revues et des pompes de tout genre, où l'empereur, sous un air d'amusemens, avait fait de profondes observations sur la situation morale, commerciale et militaire de la Hollande, observations qui se résolurent, à son retour à Paris et dans le pays même, en sages et utiles décrets, Leurs Majestés quittèrent la Hollande, en passant par Harlem, La Haye, Rotterdam, où elles furent accueillies, comme dans le reste de la Hollande, par des fêtes. Elles traversèrent le Rhin, visitèrent Cologne-la-Chapelle, et arrivèrent à Saint-Cloud dans les premiers jours de novembre 1811.»
CHAPITRE II.
Marie-Louise.—Son portrait.—Ce qu'elle était dans l'intérieur et en public.—Ses relations avec les dames de la cour.—Son caractère.—Sa sensibilité.—Son éducation.—Elle détestait le désœuvrement.—Comment elle est instruite des affaires publiques.—L'empereur se plaint de sa froideur avec les dames de la cour.—Comparaison avec Joséphine.—Bienfaisance de Marie-Louise.—Somme qu'elle consacre par mois aux pauvres.—Napoléon ému de ses traits de bienfaisance.—Journée de Marie-Louise.—Son premier déjeuner.—Sa toilette du matin.—Ses visites à madame de Montebello.—Elle joue au billard.—Ses promenades à cheval.—Son goûter avec de la pâtisserie.—Ses relations avec les personnes de son service.—Le portrait de la duchesse de Montebello retiré de l'appartement de l'impératrice quand l'empereur était au château.—Portrait de l'empereur François.—Le roi de Rome.—Son caractère.—Sa bonté.—Mademoiselle Fanny Soufflot.—Le petit roi.—Albert Froment.—Querelle entre le petit roi et Albert Froment.—La femme en deuil et le petit garçon.—Anecdote.—Docilité du roi de Rome.—Ses accès de colère.—Anecdote.—L'empereur et son fils.—Les grimaces devant la glace.—Le chapeau à trois cornes.—L'empereur joue avec le petit roi sur la pelouse de Trianon.—Le petit roi dans la salle du conseil.—Le petit roi et l'huissier.—Un roi ne doit pas avoir peur.—Singulier caprice du roi de Rome.
Marie-Louise était une fort belle femme. Elle avait une taille majestueuse, de la noblesse dans le port, beaucoup de fraîcheur dans le teint, les cheveux blonds, les yeux bleus, et pleins d'expression; ses pieds et ses mains faisaient l'admiration de la cour, mais elle avait peut-être un peu trop d'embonpoint. Elle en perdit un peu pendant son séjour en France; aussi est-il vrai de dire qu'elle gagna d'autant en grâce et en beauté.
Telle elle était à l'extérieur. Dans ses rapports avec les personnes qui formaient sa société la plus habituelle, elle était affable et expansive: alors tout le bonheur qu'elle ressentait dans la liberté de ces entretiens se peignait sur sa figure, qui s'animait et prenait une grâce infinie. Mais dans les occasions où elle devait représenter, elle devenait extrêmement timide. Le beau monde semblait l'isoler d'elle-même: et comme les personnes qui ne sont point naturellement hautes ont toujours mauvaise grâce à le paraître, ainsi Marie-Louise, qui était toujours très-embarassée dans les jours de réception, donnait lieu souvent à des remarques peu justes; car, comme je l'ai dit, sa froideur au fond venait d'une excessive timidité.
Dans les premiers momens de son arrivée en France, Marie-Louise avait plus que jamais cet air d'embarras. Cela se conçoit facilement de la part d'une princesse qui se trouvait si subitement transportée dans une nouvelle société dont il fallait prendre les usages et affecter les goûts. Et puis, quoique sa haute position dût naturellement appeler le monde à elle, cependant force lui était de l'aller chercher un peu elle-même. C'est ce qui explique la gêne de ses premières relations avec les dames de la cour. Mais quand les rapprochemens de ce genre devinrent plus fréquens et que la jeune impératrice eut fait ses choix dans tout l'abandon de son cœur, alors les grands airs de froideur ne furent plus gardés que pour les grands jours. Marie-Louise était d'un caractère calme, réfléchi. Il fallait peu de chose pour donner l'éveil à sa sensibilité; et cependant, quoique facile à s'émouvoir, elle était peu démonstrative. L'impératrice avait reçu une éducation très-soignée. Son esprit était cultivé et ses goûts fort simples. Elle avait tous les talens d'agrément: elle détestait ces heures fades passées dans le désœuvrement. Aussi aimait-elle à s'occuper, parce que ses goûts l'y portaient, et puis parce qu'elle voyait dans le bon emploi des heures le seul moyen de chasser l'ennui. Je crois que c'était bien la femme qui convenait à l'empereur. Elle aimait trop son intérieur pour se mêler jamais aux intrigues politiques, et très-souvent elle n'avait connaissance des affaires publiques, elle impératrice et reine, que par la voie des journaux. L'empereur, au sortir de ses journées agitées, ne devait trouver un peu de délassement que dans un intérieur paisible, et qui le rappelât au bonheur d'être en famille. Une femme intrigante, une causeuse politique lui eût cassé la tête.
Cependant l'empereur se plaignit quelquefois du peu d'amabilité que la nouvelle impératrice témoignait aux dames de la cour. Il souffrait de son excessive réserve dans un pays où l'on pèche peut-être par l'excès contraire; c'est qu'il songeait un peu au temps passé, à l'impératrice Joséphine, dont l'inaltérable gaîté faisait le charme de la cour. Il devait être frappé du contraste, mais n'y avait-il pas un peu d'injustice dans le fond de sa pensée? L'impératrice Marie-Louise était fille d'empereur, et n'avait jamais vu et connu que des courtisans, et point de gens du peuple. Aussi ses sympathies n'allaient pas au-delà des murs du palais de Vienne. Elle était arrivée un beau jour aux Tuileries, au milieu d'un peuple qu'elle n'avait jamais vu qu'habillé en soldat: c'est pourquoi la raideur de ses manières, avec les personnes de la brillante société de Paris, me semblait jusqu'à un certain point excusable. Il paraît en outre que l'on habituait l'impératrice à un rigorisme de franchise et de naturel tout-à-fait déplacé. À force de lui répéter d'être naturelle, on avait empêché chez elle cet abandon dans les formes, si convenable de la part des grands, que l'on ne va trouver qu'autant qu'ils vous appellent à eux. L'impératrice Joséphine aimait le peuple parce qu'elle en avait fait partie. En montant sur un trône, sa bonté communicative eut tout à gagner, car elle trouva à s'étendre plus au large.
Bonne comme elle l'était, l'impératrice Marie-Louise devait chercher à faire des heureux. On parlera long-temps de sa bienfaisance, et surtout de sa manière délicate de faire le bien. Tous les mois elle prenait sur les fonds affectés à sa toilette dix mille francs pour les pauvres. Ses aumônes ne se bornaient pas là; elle accueillit toujours avec un vif intérêt ceux qui lui parlèrent de malheureux à soulager. À l'empressement qu'elle mettait à écouter les solliciteurs, il semblait qu'on l'eût rappelée tout à coup à un devoir; et pourtant on n'avait fait que toucher la corde sensible de son cœur.
Je ne sache pas que l'on ait jamais éprouvé d'elle un refus dans les demandes de ce genre. L'empereur était profondément ému toutes les fois qu'il venait à connaître un acte de bienfaisance de l'impératrice.
À huit heures du matin on ouvrait les rideaux et les persiennes à moitié dans l'appartement de l'impératrice Marie-Louise; on lui donnait les journaux qu'elle parcourait. Ensuite on lui servait du chocolat ou du café, avec une espèce de pâtisserie que l'on nomme conque; elle faisait ce premier déjeuner dans son lit. À neuf heures Marie-Louise se levait, faisait sa toilette du matin, et recevait les personnes qui avaient droit au petites entrées. Tous les jours, en l'absence de l'empereur, l'impératrice montait dans l'appartement de madame de Montebello. À onze heures, elle déjeunait presque toujours seule et s'occupait de musique ou de petits ouvrages: quelquefois elle jouait au billard. À deux heures elle montait à cheval ou en voiture avec madame de Montebello, sa dame d'honneur, et suivie de son service, qui se composait du chevalier d'honneur et de quelques dames du palais. En rentrant dans ses appartemens, après la promenade, elle prenait un léger repas de pâtisserie et de fruits. Après avoir pris ses leçons de dessin, de peinture et de musique, elle commençait sa grande toilette. De six à sept heures elle dînait avec l'empereur, ou en son absence avec madame de Montebello. Le dîner se composait d'un seul service. La soirée se passait ou en réceptions ou en concerts, spectacles, etc. L'impératrice se retirait à onze heures. Une de ses femmes couchait toujours dans l'appartement qui précédait la chambre à coucher; et c'était devant cette dame que l'empereur devait passer, quand il voulait coucher avec Marie-Louise.
Les habitudes de l'impératrice étaient quelquefois dérangées, quand l'empereur était présent; mais, seule, l'impératrice était ponctuelle dans tout et faisait exactement les mêmes choses aux mêmes heures. Son service particulier paraissait lui être fort attaché. Elle était froide et grave; mais on la trouvait bonne et juste.
En l'absence de l'empereur, le portrait de la duchesse de Montebello ornait la chambre de l'impératrice, avec tous ceux de la famille impériale d'Autriche. Au retour de l'empereur, le portrait de la duchesse était retiré. Pendant la guerre qui eut lieu entre l'empereur et les empereurs d'Autriche et de Russie, le portrait de François II fut enlevé de l'appartement de sa fille par les ordres de Sa Majesté, et fut, je pense, mis en pénitence dans quelque endroit caché.
Le roi de Rome était un très-bel enfant; mais il ressemblait moins à l'empereur que le fils d'Hortense. Ses traits offraient un mélange fort agréable de ceux de son père et de sa mère. Je ne l'ai connu que dans sa première enfance. Ce qu'on remarquait le plus en lui à cet âge, c'était une grande bonté et beaucoup d'attachement pour les personnes qui l'entouraient. Il aimait beaucoup une jeune et jolie personne, fille d'une première dame, mademoiselle Fanny Soufflot, qui ne le quittait presque pas; il voulait toujours la voir parée; il demandait à l'impératrice Marie-Louise ou à sa gouvernante, madame la comtesse de Montesquiou, quelques colifichets qui lui semblaient jolis, et qu'il voulait donner à sa jeune amie. Il lui faisait promettre de le suivre à la guerre quand il serait grand, et lui disait de ces mots charmans qui peignent un bon cœur.
On avait laissé auprès du petit roi (comme il se nommait lui-même) un jeune enfant appartenant aussi à une première dame: c'était, je crois, Albert Froment. Un matin qu'ils jouaient ensemble dans le jardin sur lequel ouvrait l'appartement du roi à Saint-Cloud, mademoiselle Fanny les veillant sans gêner leurs jeux, Albert voulait la brouette du roi; celui-ci résiste, et Albert le frappe. Le roi lui dit aussitôt: «Si on te voyait! mais je ne le dirai pas.» Je crois ce trait caractéristique.
Un jour il était aux fenêtres du château avec sa gouvernante, s'amusant beaucoup à voir passer le monde, et montrant du doigt à sa gouvernante ce qui attirait le plus son attention. En regardant au bas de ses fenêtres, il aperçut une femme en deuil qui tenait par la main un petit garçon de trois à quatre ans, aussi en deuil. Ce petit enfant tenait à la main une pétition qu'il montrait de loin au prince, et paraissait le supplier de la recevoir. Ces vêtemens noirs intriguèrent fort le jeune prince. Il demanda à sa gouvernante pourquoi ce pauvre petit était habillé tout en noir.—«Sans doute, c'est que son papa est mort,» lui répondit la gouvernante. L'enfant manifesta un vif désir de parler au petit solliciteur. Madame de Montesquiou, qui avait surtout à cœur de favoriser dans son jeune élève cette disposition à la bonté, donna ordre qu'on fît monter la mère et l'enfant. Cette femme était la veuve d'un brave homme qui avait été tué dans la dernière campagne. Cette perte l'avait mise dans la misère; elle sollicitait une pension de l'empereur. Le jeune prince prit la pétition, et promit de la remettre à son papa. Le lendemain il va présenter ses devoirs à son père comme à l'ordinaire, et lui remet toutes les pétitions de la veille dont il était chargé; une seule fut remise à part: c'était celle de son petit protégé. «Papa, dit-il à son père, voici une pétition d'un petit garçon dont le papa est mort à cause de toi; donne-lui une pension.» Napoléon ému embrassa son fils. Le brevet de la pension fut expédié dans la journée. C'est là sans contredit le trait d'une âme de bien bonne heure excellente.
Sa première éducation d'enfance fut très-facile. Madame de Montesquiou avait pris sur lui un grand empire: elle le devait à la manière tout à la fois douce et grave dont elle le reprenait, quand il faisait quelque faute. L'enfant était généralement docile; cependant il avait quelquefois de violens accès de colère. Sa gouvernante avait adopté un moyen excellent pour l'en corriger: c'était de demeurer impassible, laissant se calmer d'elles-mêmes ses petites fureurs. Quand l'enfant revenait à lui, une observation faite avec sévérité et onction en faisait un petit Caton pour tout le reste de la journée. Un jour qu'il se roulait à terre en poussant de grands cris, sans vouloir écouter les remontrances de sa gouvernante, celle-ci ferma les fenêtres et les contrevents. L'enfant, que ce changement imprévu de décoration étonne, oublie ce qui l'avait contrarié, et lui demande pourquoi elle agissait ainsi. «C'est de peur qu'on ne vous entende, répondit-elle; croyez-vous que les Français voudraient d'un prince comme vous, s'ils savaient que vous vous mettez ainsi en colère?—«Crois-tu qu'on m'ait entendu? s'écria-t-il; j'en serais bien fâché. Pardon, maman Quiou (c'est ainsi qu'il l'appelait); je ne le ferai plus.»
L'empereur aimait passionnément son fils; il le prenait dans ses bras toutes les fois qu'il le voyait, l'enlevait violemment de terre, puis l'y ramenait, puis l'enlevait encore, s'amusant beaucoup de sa joie. Il le taquinait, le portait devant une glace, et lui faisait souvent mille grimaces dont l'enfant riait jusqu'aux larmes. Lorsqu'il déjeunait, il le mettait sur ses genoux, trempait un doigt dans la sauce, le lui faisait sucer, et lui en barbouillait le visage. La gouvernante grondait, l'empereur riait plus fort, et l'enfant, qui prenait plaisir au jeu, demandait dans sa joie bruyante que son père réitérât. C'était là le bon moment pour faire arriver les pétitions au château. Elles étaient toujours bien accueillies, grâce au crédit tout puissant du petit médiateur.
L'empereur, dans ses tendresses, était quelquefois plus enfant que son fils. Le jeune prince n'avait encore que quatre mois, que son père mettait sur ce joli nourrisson son chapeau à trois cornes. L'enfant pleurait assez ordinairement; alors l'empereur l'embrassait avec une force et un plaisir qu'il n'appartient qu'à un père tendre de ressentir. Il lui disait: «Quoi, sire, vous pleurez! Un roi, un roi pleure! fi donc; comme cela est vilain!» Il avait un an, quand un jour, à Trianon, sur la pelouse, devant le château, je vis l'empereur qui avait placé la ceinture de son épée sur l'épaule du roi et son chapeau sur sa tête. Il se mettait à quelque distance, tendant les bras à l'enfant, qui marchait jusqu'à lui en chancelant. Quelquefois ses petits pieds s'embarrassaient dans l'épée de son père. Il fallait voir alors avec quel empressement Sa Majesté étendait les bras pour lui éviter une chute.
Une fois, dans son cabinet, l'empereur était couché sur le tapis; le roi, à cheval sur ses jambes, montait par saccades jusqu'au visage de son père, et alors il l'embrassait. Une autre fois l'enfant vint dans le salon du conseil, qui était fini. Les conseillers et les ministres y étaient encore. Le roi courut dans les bras de son père sans faire attention à d'autres qu'à lui. L'empereur lui dit: «Sire, vous n'avez pas salué ces messieurs.» L'enfant se retourna, salua avec grâce, et son père l'enleva dans ses bras. Quand il venait voir l'empereur, il courait dans les appartemens de manière à laisser madame de Montesquiou loin derrière lui. Il disait à l'huissier du cabinet: «Ouvrez-moi, je veux voir papa.» L'huissier lui répondait: «Sire, je ne puis ouvrir.—Mais je suis le petit roi.—Non, sire, je n'ouvrirai pas.» Pendant ce moment, sa gouvernante arrivait, et, fier alors de sa protection, il disait: «Ouvrez, le petit roi le veut.»
Madame de Montesquiou avait fait ajouter aux prières que l'enfant faisait soir et matin ces mots: «Mon Dieu, inspirez à papa de faire la paix pour le bonheur de la France.» Un jour que l'empereur assistait au coucher de son fils, il fit la même prière. L'empereur l'embrassa, ne dit rien, mais sourit d'une manière pleine de bonté en regardant madame de Montesquiou.
L'empereur disait au roi de Rome quand il était effrayé de son bruit et de ses grimaces: «Comment! comment! un roi ne doit pas avoir peur.»
Je me rappelle encore une anecdote sur le jeune fils de l'empereur qui m'a été racontée par Sa Majesté elle-même un soir que j'étais à la déshabiller comme de coutume. L'empereur en riait de tout son cœur. «Vous ne vous douteriez pas, me dit-il, de la singulière récompense que mon fils a demandée à sa gouvernante pour avoir été bien sage. Ne voulait-il pas qu'elle lui permît d'aller barbotter dans la boue!» Le fait était vrai, et prouve, ce me semble, que les grandeurs dont on environne le berceau des princes, ne suffisent point pour détruire ce qu'il y a souvent de bizarre dans les caprices de l'enfance.
CHAPITRE III.
L'abbé Geoffroy reçoit les étrivières.—Mot de l'empereur à ce sujet.—M. Corvisart.—Sa franchise.—Il tient à ce qu'on observe ses ordonnances.—L'empereur l'aimait beaucoup.—M. Corvisart à la chasse pendant que l'empereur est pris de violentes coliques.—Ce qu'il en arrive.—Crédit de M. Corvisart auprès de l'empereur.—Il parle chaudement pour M. de Bourrienne.—Réponse de Sa Majesté.—Le cardinal Fesch.—Sa volubilité.—Mot de l'empereur.—Ordre que me donne Sa Majesté avant le départ pour la Russie.—M. le comte de Lavalette.—Les diamans.—Joséphine me fait demander à la Malmaison.—Elle me recommande d'avoir soin de l'empereur.—Elle me fait promettre de lui écrire.—Elle me donne son portrait.—Réflexion sur le départ de la grande armée.—Quelle est ma mission.—Le transfuge.—On l'amène devant l'empereur.—Ce que c'était.—Discipline russe.—Fermentation de Moscou.—Barclay.—Kutuzof.—La classe marchande.—Kutuzof généralissime.—Son portrait.—Ce que devient le transfuge.—L'empereur fait son entrée dans une ville russe, escorté de deux Cosaques.—Les Cosaques descendus de cheval.—Ils boivent de l'eau-de-vie comme de l'eau.—Murat.—D'un mouvement de son sabre il fait reculer une horde de Cosaques.—Les sorciers.—Platof.—Il fait fouetter un sorcier.—Relâchement dans la police des bivouacs français.—Mécontentement de l'empereur.—Sa menace.—Promenade de Sa Majesté avant la bataille de la Moskowa.—Encouragemens donnés à l'agriculture.—L'empereur monte sur les hauteurs de Borodino.—La pluie.—Contrariété de l'empereur.—Le général Caulaincourt.—Mot de l'empereur.—Il se donne à peine le temps de se vêtir.—Ordre du jour.—Le soleil d'Austerlitz.—On apporte à l'empereur le portrait du roi de Rome.—On le montre aux officiers et aux soldats de la vieille garde.—L'empereur malade.—Mort du comte Auguste de Caulaincourt.—Il avait quitté sa jeune épouse peu d'heures après le mariage.—Ce que l'empereur disait des généraux morts à l'armée.—Ses larmes en apprenant la mort de Lannes.—Mot de Sa Majesté sur le général Ordener.—L'empereur parcourt le champ de bataille de la Moskowa.—Son emportement en entendant les cris des blessés.—Anecdote.—Exclamation de l'empereur pendant la nuit qui suivit la bataille.
Tout le monde a connu l'abbé Geoffroy de satirique mémoire, et ces feuilletons qui faisaient le désespoir des auteurs et des acteurs les plus en vogue à cette époque. Il fallait que cet impitoyable Aristarque se fût voué de bien bon cœur à cette profession épineuse, car il y alla quelquefois pour lui, non pas de sa vie, ce que bien des gens peut-être auraient désiré, mais au moins de sa santé et de son repos. Il est bon sans doute de s'attaquer à qui peut répliquer avec la plume; alors les conséquences de la lutte ne vont pas au delà du ridicule qui en résulte souvent pour les deux adversaires. Mais l'abbé Geoffroy ne remplissait qu'une des deux conditions en vertu desquelles on peut être critique méchant; il avait beaucoup de fiel dans le style, mais il n'était pas homme d'épée. Or on sait qu'il est tels gens devant qui il est bon de se présenter avec ces deux argumens.
Un de ces acteurs, que l'abbé Geoffroy ne gâtait pas précisément par ses éloges, voulut se venger d'une manière piquante, et dont il pût rire long-temps. Un soir, à la sortie du spectacle, prévoyant peut-être ce qui l'attendait dans le feuilleton du lendemain, il ne trouva rien de mieux que d'enlever le terrible Geoffroy à la sortie du spectacle, de le conduire les yeux bandés dans une maison où il lui serait infligé, à lui, maître en l'art d'écrire, une punition d'écolier. Ainsi fut fait: à l'instant où l'abbé regagnait son logis, se frottant peut-être les mains de quelque trait piquant à jeter le lendemain sur le papier, trois ou quatre vigoureux gaillards le saisissent et l'emportent sans mot dire au lieu du supplice. Le même soir l'abbé, bien flagellé, ouvrit les yeux dans le beau milieu de la rue, où il se trouva seul, et fort éloigné de son domicile. L'empereur, à qui on parla de ce tour plaisant, n'en rit pas du tout. Loin de là, il s'emporta, et dit que s'il connaissait l'auteur de cette violence inique, il le ferait punir. «Quand un homme attaque avec la plume, ajouta-t-il, il faut lui répondre de même.» La vérité est d'ailleurs que l'empereur aimait beaucoup Geoffroy, dont il ne voulait pas que les feuilletons fussent soumis à la censure comme ceux des autres journalistes. On disait dans Paris que cette prédilection d'un grand homme pour un critique acerbe venait de ce que les feuilletons du Journal de l'empire, dont on s'occupait beaucoup à cette époque, étaient une utile diversion donnée aux esprits de la capitale. Je ne sais rien de positif à cet égard, mais quand je me rappelle le caractère de l'empereur, qui ne voulait pas que l'on s'occupât de sa politique, ces bruits ne me paraissent pas dénués de fondement.
Le docteur Corvisart n'était pas courtisan. Il venait rarement hors des jours de son service: c'était le mercredi et le samedi; il était d'une grande franchise avec l'empereur, tenait fortement à ce que ses ordonnances fussent suivies à la lettre, et usait largement de ce droit qu'ont tous les médecins de gourmander les malades négligens. L'empereur l'aimait particulièrement, et le retenait toujours, paraissant jouir beaucoup de sa conversation. Après le voyage de Hollande, en 1811, un samedi, M. Corvisart vint voir l'empereur, qu'il trouva très-bien portant. Il partit après la toilette et fut de suite à sa campagne pour se livrer au plaisir de la chasse, qu'il aimait prodigieusement. Il avait pour habitude de ne jamais dire chez lui où il allait, afin de n'être pas dérangé pour peu de chose, comme cela lui était déjà arrivé; car du reste le docteur était plein d'obligeance et de dévouement.
Un jour après son déjeuner, qu'il fit comme de coutume fort vite, l'empereur se trouva pris tout à coup de violentes coliques et d'un malaise général; il demanda M. Corvisart, et un courrier fut expédié pour l'aller chercher. Ne le trouvant pas à Paris, il piqua son cheval et courut à la campagne du docteur; mais le docteur était à la chasse, et l'on ne savait de quel côté. Le courrier revint sans le docteur. L'empereur en fut vivement contrarié; il souffrait beaucoup. Enfin il se mit au lit, et Marie-Louise vint passer quelques instans près de lui. M. Ivan, ayant été appelé, donna quelques ordonnances dont l'empereur se trouva bien.
M. Corvisart, inquiet peut-être, vint le lundi au lieu du mercredi. Quand il entra dans la chambre de Napoléon, celui-ci était en robe de chambre, courut à lui, et lui prenant les deux oreilles, lui dit: «Eh bien, Monsieur, si j'étais sérieusement malade, il faudrait donc que je me passasse de vos soins?» M. Corvisart s'excusa, demanda à l'empereur ce qu'il avait ressenti, ce qu'il avait pris, et promit de dire toujours chez lui où il serait, afin qu'on pût le trouver au premier ordre de Sa Majesté, qui fut vite calmée. Le docteur y gagna ainsi, en ce qu'il se corrigea d'une mauvaise habitude. Il est probable que ses malades s'en trouvèrent bien.
M. Corvisart avait un immense crédit auprès de l'empereur. Aussi bien des gens qui le savaient chargeaient de préférence le docteur de pétitions. Il était rare qu'il n'obtînt pas les demandes qu'il faisait quelquefois à l'empereur. Pourtant je l'ai souvent entendu parler chaudement de M. de Bourrienne pour parvenir à lui faire comprendre qu'il était fort attaché à Sa Majesté; mais elle répondait toujours: «Non, Bourrienne est trop Anglais. Au reste, il est bien; je l'ai mis à Hambourg. Il aime l'argent, et il en peut avoir là.»
C'est dans le courant de l'année 1811 que le cardinal Fesch vint le plus souvent dans la chambre de l'empereur. Les discussions qu'ils avaient ensemble me parurent des plus vives. Le cardinal tenait fort à ses opinions, et parlait d'un ton fort haut et avec une grande volubilité. Il ne fallait pas plus de cinq minutes pour que la conversation prît de l'aigreur. Alors j'entendais l'empereur élever la voix en proportion. Assez souvent il y eut entre eux échange de propos amers; et toutes les fois que je voyais arriver le cardinal, je ne pouvais m'empêcher de plaindre l'empereur, qui était toujours fort agité au sortir de ces discussions. Un jour, au moment où le cardinal prenait congé de l'empereur, j'entendis ce dernier lui dire avec aigreur: «Cardinal, vous êtes bien de votre caste.»
Quelques jours avant notre départ pour la Russie, l'empereur me fit appeler dans la journée, et me dit d'aller prendre au trésor le coffre aux diamans et de le déposer dans sa chambre, puis de ne pas m'éloigner, ajoutant qu'il aurait encore besoin de moi. Sur les neuf heures du soir, je fus appelé, et trouvai M. le comte de Lavalette, directeur général des postes, dans la chambre de l'empereur. Sa Majesté ouvrit le coffre devant moi, en examina le contenu, et me dit: «Constant, portez vous-même ce coffre dans la voiture de M. le comte, et restez-y jusqu'à ce qu'il arrive.» La voiture était au grand perron, dans la cour des Tuileries. Je me la fis ouvrir et y entrai. J'attendis jusqu'à onze heures et demie, que M. de Lavalette y arrivât. Il avait passé tout ce temps à causer avec l'empereur. Je ne m'expliquai pas d'où venait cette précaution de donner les diamans à M. de Lavalette. Mais elle n'était sûrement pas sans motif.
Le coffre contenait: le glaive sur le pommeau duquel était monté le régent; la poignée était enrichie de diamans d'un grand prix. Le grand collier de la Légion-d'Honneur, les plaques, la ganse du chapeau, la contre-épaulette, les boutons de l'habit du sacre, les boucles de souliers et de jarretières, tous objets d'un prix immense.
Peu de temps avant notre départ pour la campagne de Russie, l'impératrice Joséphine me fit demander. Je fus de suite à la Malmaison, où cette excellente femme me renouvela les recommandations les plus vives sur les soins à donner à l'empereur pour sa santé et sa sûreté. Elle me fit promettre que, s'il lui arrivait le moindre accident, je lui écrirais; avant tout voulant être certaine de savoir la vérité. Elle pleura beaucoup, me parla constamment de l'empereur; et, après un entretien de plus d'une heure, où elle épancha toute sa sensibilité, elle me fit présent de son portrait peint par Saint sur une tabatière en or. J'avais le cœur serré quand je sortis de cette entrevue. Rien n'était plus touchant en effet que cette femme disgraciée, et pourtant toujours aimante, faisant des vœux pour l'homme qui l'avait abandonnée, et, mieux que cela, s'intéressant à lui comme l'aurait fait l'épouse la plus aimée.
En entrant en Russie, chose dont je parle ici plus selon l'ordre de mes souvenirs que selon l'ordre du temps, l'empereur envoyait sur trois routes différentes des services de gendarmerie d'élite pour préparer à l'avance les logemens, les lits, cantines, etc.. C'était MM. Sarrazin, adjudant lieutenant, Verges, Molène, le lieutenant Pachot. Au surplus je consacrerai plus tard un chapitre entier à notre itinéraire de Paris à Moscou.
Quelque temps avant la bataille de la Moskowa, on amena au camp un homme habillé à la russe, mais qui parlait français; du moins il y avait dans son langage un singulier mélange de russe et de français. Cet homme s'était échappé furtivement des lignes ennemies: quand il s'était aperçu que nos soldats n'étaient plus qu'à une petite distance de lui, il était sorti des rangs, avait jeté son fusil à terre en s'écriant avec l'accent russe fortement prononcé: «Je suis Français.» Nos soldats l'avaient fait prisonnier.
Jamais prisonnier ne fut plus enchanté de son changement de domicile. Ce malheureux, qui paraissait avoir pris les armes contre son gré pour servir les ennemis de son pays, arrive au camp français se disant le plus heureux des hommes d'avoir retrouvé ses compatriotes. Il serrait la main à tous nos soldats avec une liberté qui plut à tous. On l'amena à l'empereur: il parut très-intimidé de se trouver en présence du roi des Français; c'est ainsi qu'il appelait Sa Majesté. L'empereur le questionna long-temps: il dit que le bruit du canon français lui avait fait toujours battre le cœur; qu'il n'avait craint qu'une chose: c'était d'être tué par ses compatriotes. D'après ce qu'il dit à l'empereur, il paraît que c'était un de ces hommes comme il y en a tant, qui se trouvent transportés par leur famille dans une terre étrangère sans connaître bien les causes de leur émigration. Son père avait exercé à Moscou une profession industrielle assez misérable. Il était mort, et l'avait laissé sans ressources et sans avenir. Pour avoir du pain, il s'était fait soldat. Il dit que la discipline militaire russe était une des grandes raisons qui l'avaient encouragé à déserter. Il ajouta qu'il avait de bons bras, du cœur, et qu'il servirait dans l'armée française, si son général le permettait. Sa franchise plut à l'empereur, qui désirait tirer de lui quelques renseignemens positifs sur l'état des esprits à Moscou. On sut d'après ses révélations, plus ou moins intelligibles, qu'il régnait dans cette ancienne capitale une grande fermentation. On entendait, disait-il, crier dans les rues: «Plus de Barclay! à bas le traître! le lâche! Vive Kutusof!» La classe marchande, qui avait une grande influence parce qu'elle était la plus généralement riche, se plaignait d'un système de temporisation qui laissait les choses dans l'incertitude, et compromettait l'honneur des armes russes. On ne pouvait pas pardonner à l'empereur d'investir de sa confiance un étranger, quand le vieux Kutusof, qui avait le sang et l'âme d'un Russe, avait un emploi secondaire. L'empereur Alexandre n'avait pas tenu compte de ces réclamations énergiques. À la fin, effrayé des symptômes de soulèvement qui s'étaient manifestés dans son armée, il avait cédé. Kutusof était nommé généralissime. On avait illuminé à Moscou en réjouissance de cet important événement. On parlait d'une grande bataille avec les Français; l'enthousiasme était au comble dans l'armée russe: tous les soldats avaient attaché à leurs shakos une branche d'arbre verte. Le prisonnier parlait avec effroi de Kutusof. Il disait que c'était un vieux à cheveux blancs, qui avait de grandes moustaches, des yeux à faire peur; qu'il s'en fallait de beaucoup qu'il fût vêtu comme les généraux français; qu'il avait des habits fort ordinaires, lui qui pouvait en avoir de si beaux; qu'il rugissait comme un lion quand il était en colère; qu'il ne se mettait jamais en marche sans avoir récité ses prières; qu'il se signait fréquemment à différentes heures de la journée. «Les soldats l'aiment beaucoup, ajoutait-il, parce qu'ils disent qu'il ressemble à Souwarow: je crains qu'il ne fasse beaucoup de mal aux Français.» L'empereur, content de ces renseignemens, renvoya le prisonnier, et ordonna qu'on le laissât circuler librement dans le camp. Plus tard il se battit bravement avec les nôtres.
L'empereur fit son entrée à Gjatz avec l'escorte la plus singulière. Dans une échauffourée on avait pris quelques Cosaques. Sa Majesté, qui dans ce moment était très-avide de renseignemens de quelque part qu'ils vinssent, désira questionner ces sauvages. Elle en fit venir deux ou trois au quartier-général. Ces hommes semblent faits pour être éternellement accolés à un cheval. Rien de plus plaisant que leur marche quand ils descendent à terre. Leurs jambes, que l'habitude de presser les flancs d'un cheval rend très-écartées, ressemblent assez à des branches de tenaille. Quand ils mettent pied à terre ils ont l'air d'être sur un élément qui n'est pas le leur. L'empereur entra dans Gjatz, escorté par deux de ces barbares à cheval. Ils parurent très-flattés de cet honneur. Je remarquai, à diverses reprises, que l'empereur ne pouvait s'empêcher de rire en voyant la tournure gauche de ces cavaliers de l'Ukraine, surtout alors qu'ils se donnaient des grâces. Leurs rapports, que l'interprète de Sa Majesté eut quelque peine à comprendre, parurent confirmer tout ce que l'on avait ouï dire de Moscou. Ces barbares firent entendre à l'empereur, par leurs gestes animés, leurs mouvemens convulsifs et leur posture guerrière, que dans peu il y aurait grande bataille entre les Russes et les Français. L'empereur leur fit donner de l'eau-de-vie; ils l'avalaient comme de l'eau pure, et tendaient de nouveau leurs verres avec un sang-froid très-plaisant. Leurs chevaux étaient petits, écourtés, à longues queues. Ces animaux paraissaient très-dociles. Hélas! on a pu en voir sans sortir de Paris.
C'est un fait historique que le roi de Naples en imposait beaucoup à ces barbares. On vint annoncer un jour à l'empereur qu'ils voulaient le nommer leur hetman. L'empereur rit beaucoup de leur offre, et dit en plaisantant qu'il était prêt à appuyer cette élection d'une peuplade libre. Il est certain que le roi de Naples avait dans son extérieur quelque chose de théâtral qui fascinait les yeux de ces barbares. Il était toujours vêtu avec un grand luxe. Quand son cheval l'emportait en avant de ses colonnes, et que le vent mettait le désordre dans ses grands cheveux, quand il donnait ces grands coups de sabre qui fauchaient les hommes, alors je conçois qu'il plût singulièrement à ces peuplades guerrières, chez qui les qualités extérieures peuvent être les seules appréciées. On a dit que le roi de Naples avait, en agitant seulement son grand sabre, fait rebrousser toute une horde de ces barbares. Je ne sais pas jusqu'à quel point le fait est vrai, mais il est au moins très-possible.
Le peuple casaque croit aux sorciers. Il a cela de commun avec toutes les races encore dans l'enfance. On nous conta un trait assez plaisant sur le grand chef des Cosaques, le célèbre Platof. Poursuivi par le roi de Naples, il battait en retraite. Une balle atteignit un de ses officiers à côté de lui. L'hetman, courroucé contre son sorcier, le fit fustiger en présence de toutes les hordes, l'accusant amèrement de n'avoir pas détourné les balles par ses sortiléges. C'était à coup sûr avoir plus de foi en cet art que n'en avait le sorcier lui-même.
Le 3 septembre, de son quartier-général de Gjatz, l'empereur fit annoncer à son armée qu'elle eût à se préparer à une affaire générale. Il y avait depuis quelques jours un grand relâchement dans la police des bivouacs. Il fit redoubler la rigueur des consignes. Plusieurs détachemens qui étaient allés aux vivres avaient un peu trop prolongé leurs excursions. L'empereur chargea ses colonels de leur faire part de son mécontentement, ajoutant que ceux qui ne seraient pas de retour le lendemain ne combattraient pas. Ces paroles ne veulent pas de commentaire.
La campagne qui environnait Gjatz était très-fertile. Les champs étaient presque tous semés de seigles bons à couper. Cependant on voyait çà et là de vastes trouées que les chevaux cosaques y avaient laissées dans leur fuite. J'ai comparé depuis l'aspect de ces campagnes, au mois de novembre, avec ce qu'il était en septembre. Quelle chose horrible que la guerre! Quelques jours avant la bataille, Napoléon, accompagné de deux de ses maréchaux, alla visiter en se promenant les environs de la ville. À la veille de ce grand événement, il causait de tout avec calme. Il parlait de ce pays comme il aurait parlé d'une belle et bonne province de France. À l'entendre, les greniers de l'armée étaient tout trouvés. Il y aurait là d'excellens quartiers d'hiver. Le premier soin de l'administration qu'il établirait à Gjatz serait d'encourager l'agriculture; puis il montrait du doigt à ses maréchaux les riantes sinuosités de la rivière qui donne son nom à la ville. Il paraissait ravi de la perspective qu'il avait devant les yeux. Jamais je ne vis l'empereur livré à d'aussi douces émotions; jamais je ne vis tant de sérénité répandue sur sa figure, tant de calme dans sa conversation. Jamais aussi je ne n'eus plus grande idée de sa force d'âme.
Le 5 septembre, l'empereur monta sur les hauteurs de Borodino pour embrasser d'un seul coup d'œil la position respective des deux armées. Le temps était couvert. Bientôt tombe une de ces pluies fines et froides, telles qu'il en tombe assez ordinairement aux approches de l'automne. Cette pluie ressemble de loin à un brouillard assez dense. L'empereur essaya de se servir de ses lunettes, mais cette espèce de voile qui couvrait toute la campagne l'empêchait de voir; il s'impatienta. La pluie, qui, chassée par le vent, venait en biais, s'arrêtait sur les verres de ses lunettes; il les fit essuyer à diverses reprises, étant fort vexé de cette contrariété.
La température était froide et humide; il demanda son manteau, s'en enveloppa, et dit qu'il n'était plus possible d'y tenir, qu'il fallait retourner au quartier général; il rentra dans sa tente et se jeta sur son lit; il dormit un peu. En se réveillant, il me dit: «Constant, allez voir, je crois entendre du bruit dehors.» Je sortis et je revins, lui annonçant l'arrivée du général Caulaincourt. L'empereur sauta à bas du lit, et courut au devant du général, lui demandant avec inquiétude: «M'amenez-vous des prisonniers?» Le général lui répondit qu'on ne pouvait faire de prisonniers, parce que les soldats russes se faisaient tuer plutôt que de se rendre. L'empereur s'écria de suite: «Qu'on amène toute l'artillerie.» Il avait jugé que, tout se préparant pour faire de cette guerre une guerre d'extermination, le canon devait épargner le plus possible à ses troupes la fatigue de tirer des feux de mousquet.
Le 6, à minuit, on vint annoncer à l'empereur que les feux des Russes paraissaient n'être plus aussi multipliés, que l'on voyait la flamme s'éteindre sur plusieurs points. Quelques-uns dirent que l'on avait entendu un roulement sourd de tambours. L'armée était dans la plus grande inquiétude. L'empereur sortit effrayé de son lit. «Cela n'est pas possible,» dit-il à plusieurs reprises. Je voulus lui donner ses vêtemens pour qu'il s'habillât un peu chaudement, car la nuit était froide. Il était si pressé de s'assurer lui-même de l'exactitude du fait, qu'il ne fit que jeter son manteau sur lui et sortit précipitamment de la tente. En effet, les feux des bivouacs avaient un peu pâli. L'empereur eut des soupçons effrayans. Où s'arrêterait la guerre si les Russes rétrogradaient encore? Il rentra dans sa tente, fort agité, et se remit au lit en répétant plusieurs fois: «Enfin nous verrons demain matin.»
Le 7 septembre, le soleil se leva sans nuages. L'empereur s'écria: «C'est le soleil d'Austerlitz.» Ce mot de l'empereur fut redit à l'armée, et répété par elle avec enthousiasme. On battit un ban et on lut l'ordre du jour suivant: