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Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour.

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Passion d'un fou pour mademoiselle Hortense de Beauharnais.—Mariage de M. Louis Bonaparte et d'Hortense.—Chagrins.—Caractère de M. Louis.—Atroce calomnie contre l'empereur et sa belle-fille.—Penchant d'Hortense avant son mariage.—Le général Duroc épouse mademoiselle Hervas d'Alménara.—Portrait de cette dame.—Le piano brisé et la montre mise en pièces.—Mariage et tristesse.—Infortunes d'Hortense, avant, pendant et après ses grandeurs.—Voyage du premier consul à Lyon.—Fêtes et félicitations.—Les Soldats d'Égypte.—Le légat du pape.—Les députés de la consulte.—Mort de l'archevêque de Milan.—Couplets de circonstance.—Les poëtes de l'empire.—Le premier consul et son maître d'écriture.—M. l'abbé Dupuis, bibliothécaire de la Malmaison.


Dans toutes les fêtes offertes par le premier consul à leurs majestés le roi et la reine d'Étrurie, mademoiselle Hortense avait brillé de cet éclat de jeunesse et de grâce qui faisaient d'elle l'orgueil de sa mère et le plus bel ornement de la cour naissante du premier consul.

Environ dans ce temps, elle inspira la plus violente passion à un monsieur d'une très-bonne famille, mais dont le cerveau était déjà, je crois, un peu dérangé, même avant qu'il se fût mis ce fol amour en tête. Ce malheureux rôdait sans cesse autour de la Malmaison; et dès que mademoiselle Hortense sortait, il courait à côté de la voiture, et, avec les plus vives démonstrations de tendresse, il jetait par la portière, des fleurs, des boucles de ses cheveux et des vers de sa composition. Lorsqu'il rencontrait mademoiselle Hortense à pied, il se jetait à genoux devant elle avec mille gestes passionnés, l'appelant des noms les plus touchans. Il la suivait, malgré tout le monde, jusque dans la cour du château, et se livrait à toutes ses folies. Dans le premier temps, mademoiselle Hortense, jeune et gaie comme elle l'était, s'amusa des simagrées de son adorateur. Elle lisait les vers qu'il lui adressait, et les donnait à lire aux dames qui l'accompagnaient. Une telle poésie était de nature à leur prêter à rire; aussi ne s'en faisaient-elles point faute; mais après ces premiers transports de gaîté, mademoiselle Hortense, bonne et charmante comme sa mère, ne manquait jamais de dire, d'un visage et d'un ton compatissant; «Ce pauvre homme, il est bien à plaindre!» À la fin pourtant, les importunités du pauvre insensé se multiplièrent au point de devenir insupportables. Il se tenait, à Paris, à la porte des théâtres, quand mademoiselle Hortense devait s'y rendre, et se prosternait à ses pieds, suppliant, pleurant, riant et gesticulant tout à la fois. Ce spectacle amusait trop la foule pour continuer plus long-temps d'amuser mademoiselle de Beauharnais; Carrat fut chargé d'écarter le malheureux, qui fut mis, je crois, dans une maison de santé.

Mademoiselle Hortense eût été trop heureuse si elle n'avait connu l'amour que par les burlesques effets qu'il produisait sur une cervelle dérangée. Elle n'en voyait ainsi qu'un côté plaisant et comique. Mais le moment arriva où elle dut sentir tout ce qu'il y a de douloureux et d'amer dans les mécomptes de cette passion. En janvier 1802 elle fut mariée à M. Louis Bonaparte, frère du premier consul. Cette alliance était convenable sous le rapport de l'âge, M. Louis ayant à peine vingt-quatre ans, et mademoiselle de Beauharnais n'en ayant pas plus de dix-huit; et pourtant elle fut pour les deux époux la source de longs et interminables chagrins. M. Louis était pourtant bon et sensible, plein de bienveillance et d'esprit, studieux et ami des lettres, comme tous ses frères, hormis un seul; mais il était d'une faible santé, souffrant presque sans relâche, et d'une disposition mélancolique. Les frères du premier consul avaient tous dans les traits plus ou moins de ressemblance avec lui, et M. Louis encore plus que les autres, surtout du temps du consulat, et avant que l'empereur Napoléon n'eût pris de l'embonpoint. Toutefois aucun des frères de l'empereur n'avait ce regard imposant et incisif, et ce geste rapide et impérieux qui lui venait d'abord de l'instinct et ensuite de l'habitude du commandement. M. Louis avait des goûts pacifiques et modestes. On a prétendu qu'il avait, à l'époque de son mariage, un vif attachement pour une personne dont on n'a pu découvrir le nom, qui, je crois, est encore un mystère. Mademoiselle Hortense était extrêmement jolie, d'une physionomie expressive et mobile. De plus elle était pleine de grâce, de talens et d'affabilité; bienveillante et aimable comme sa mère, elle n'avait pas cette excessive facilité, ou, pour tout dire, cette faiblesse de caractère qui nuisait parfois à madame Bonaparte. Voilà pourtant la femme que de mauvais bruits, semés par de misérables libellistes, ont si outrageusement calomniée! Le cœur se soulève de dégoût et d'indignation, lorsqu'on voit se débiter et se répandre des absurdités aussi révoltantes. S'il fallait en croire ces honnêtes inventeurs, le premier consul aurait séduit la fille de sa femme avant de la donner en mariage à son propre frère. Il n'y a qu'à énoncer un tel fait pour en faire comprendre toute la fausseté. J'ai connu mieux que personne les amours de l'empereur; dans ces sortes de liaisons clandestines, il craignait le scandale, haïssait les fanfaronnades de vice, et je puis affirmer sur l'honneur que jamais les désirs infâmes qu'on lui a prêtés n'ont germé dans son cœur. Comme tous ceux, et, parce qu'il connaissait plus intimement sa belle-fille, plus que tous ceux qui approchaient de mademoiselle de Beauharnais, il avait pour elle la plus tendre affection; mais ce sentiment était tout-à-fait paternel, et mademoiselle Hortense y répondait par cette crainte respectueuse qu'une fille bien née éprouve en présence de son père. Elle aurait obtenu de son beau-père tout ce qu'elle aurait voulu, si son extrême timidité ne l'eût empêchée de demander; mais, au lieu de s'adresser directement à lui, elle avait d'abord recours à l'intercession du secrétaire et des entours de l'empereur. Est-ce ainsi qu'elle s'y serait prise, si les mauvais bruits semés par ses ennemis et par ceux de l'empereur avaient eu le moindre fondement?

Avant ce mariage, mademoiselle Hortense avait de l'inclination pour le général Duroc, à peine âgé de trente ans, bien fait de sa personne, et favori du chef de l'état, qui le connaissant prudent et réservé, lui avait confié d'importantes missions diplomatiques. Aide-de-camp du premier consul, général de division et gouverneur des Tuileries, il vivait depuis long-temps dans la familiarité intime de la Malmaison et dans l'intérieur du premier consul. Pendant les absences qu'il était obligé de faire, il entretenait une correspondance suivie avec mademoiselle Hortense, et pourtant l'indifférence avec laquelle il laissa faire le mariage de celle-ci avec M. Louis prouve qu'il ne partageait que faiblement l'affection qu'il avait inspirée. Il est certain qu'il aurait eu pour femme mademoiselle de Beauharnais, s'il eût voulu accepter les conditions auxquelles le premier consul lui offrait la main de sa belle-fille; mais il s'attendait à quelque chose de mieux, et sa prudence ordinaire lui manqua au moment où elle aurait dû lui montrer un avenir facile à prévoir, et fait pour combler les vœux d'une ambition même plus exaltée que la sienne. Il refusa donc nettement, et les instances de madame Bonaparte, qui déjà avaient ébranlé son mari, eurent décidemment le dessus. Madame Bonaparte, qui se voyait traitée avec fort peu d'amitié par les frères du premier consul, cherchait à se créer dans cette famille des appuis contre les orages que l'on amassait sans cesse contre elle pour lui ôter le cœur de son époux. C'était dans ce dessein qu'elle travaillait de toutes ses forces au mariage de sa fille avec un de ses beaux-frères.

Le général Duroc se repentit probablement par la suite de la précipitation de ses refus, lorsque les couronnes commencèrent à pleuvoir dans l'auguste famille à laquelle il avait été le maître de s'allier; lorsqu'il vit Naples, l'Espagne, la Westphalie, la Haute-Italie, les duchés de Parme, de Lucques, etc., devenir les apanages de la nouvelle dynastie impériale; lorsque la belle et gracieuse Hortense elle-même, qui l'avait tant aimé, monta à son tour sur un trône qu'elle aurait été si heureuse de partager avec l'objet de ses premières affections. Pour lui, il épousa mademoiselle Hervas d'Alménara, fille du banquier de la cour d'Espagne, petite femme très-brune, très-maigre, très-peu gracieuse; mais en revanche, de l'humeur la plus acariâtre, la plus hautaine, la plus exigeante, la plus capricieuse. Comme elle devait avoir en mariage une énorme dot, le premier consul la fit demander pour son premier aide-de-camp. Madame D.... s'oubliait, m'a-t-on dit, au point de battre ses gens et de s'emporter même de la façon la plus étrange contre des personnes qui n'étaient nullement dans sa dépendance. Lorsque M. Dubois venait accorder son piano, si malheureusement elle se trouvait présente, comme elle ne pouvait supporter le bruit qu'exigeait cette opération, elle chassait l'accordeur avec la plus grande violence. Elle brisa un jour, dans un de ces singuliers accès, toutes les touches de son instrument; une autre fois, M. Mugnier, horloger de l'empereur, et le premier de Paris dans son art, avec M. Bréguet, lui ayant apporté une montre d'un très-grand prix, que madame la duchesse de Frioul avait elle-même commandée, ce bijou ne lui plut pas, et, dans sa colère, en présence de M. Mugnier, elle jeta la montre sous ses pieds, se mit à danser dessus, et la réduisit en pièces. Jamais elle ne voulut payer, et le maréchal se vit obligé d'en acquitter le prix. Ainsi le refus mal entendu du général Duroc, et les calculs peu désintéressés de madame Bonaparte causèrent le malheur de deux ménages.

Au reste le portrait que je viens de tracer et que je crois vrai, quoique peu flatté, n'est que celui d'une jeune femme gâtée comme une fille unique, vive comme une Espagnole et élevée avec indulgence et même avec cette négligence absolue qui nuisent à l'éducation de toutes les compatriotes de mademoiselle d'Alménara. Le temps a calmé cette vivacité de jeunesse, et madame la duchesse de Frioul a donné, depuis, l'exemple du dévouement le plus tendre à tous ses devoirs, et d'une grande force d'âme dans les affreux malheurs qu'elle a eu à subir. Pour la perte de son époux toute douloureuse quelle était, la gloire avait du moins quelques consolations à offrir à la veuve du grand maréchal. Mais quand une jeune fille, seule héritière d'un grand nom et d'un titre illustre, est enlevée tout-à-coup par la mort, à toutes les espérances et à tout l'amour de sa mère, qui oserait parler à celle-ci de consolations? S'il peut y en avoir quelqu'une (ce que je ne crois pas), ce doit être le souvenir des soins et des tendresses prodigués jusqu'à la fin par un cœur maternel. Ce souvenir, dont l'amertume est mêlée de quelque douceur, ne peut manquer à madame la duchesse de Frioul.

La cérémonie religieuse du mariage eut lieu le 7 janvier dans la maison de la rue de la Victoire, et le mariage du général Murat avec mademoiselle Caroline Bonaparte, qui n'avait été contracté que par-devant l'officier de l'état civil, fut consacré le même jour. Les deux époux (M. Louis et sa femme) étaient fort tristes; celle-ci pleurait amèrement pendant la cérémonie, et ses larmes ne se séchèrent point après. Elle était loin de chercher les regards de son époux, qui, de son côté, était trop fier et trop ulcéré pour la poursuivre de ses empressemens. La bonne Joséphine faisait tout ce qu'elle pouvait pour les rapprocher. Sentant que cette union, qui commençait si mal, était son ouvrage, elle aurait voulu concilier son propre intérêt, ou du moins ce qu'elle regardait comme tel, avec le bonheur de sa fille. Mais ses efforts comme ses avis et ses prières n'y pouvaient rien. J'ai vu cent fois madame Louis Bonaparte chercher la solitude de son appartement et le sein d'une amie pour y verser ses larmes. Elles lui échappaient même au milieu du salon du premier consul, où l'on voyait avec chagrin cette jeune femme brillante et gaie, qui si souvent en avait fait gracieusement les honneurs et déridé l'étiquette, se retirer dans un coin, ou dans l'embrasure d'une fenêtre, avec quelqu'une des personnes de son intimité pour lui confier tristement ses contrariétés. Pendant cet entretiens, d'où elle sortait les yeux rouges et humides, son mari se tenait pensif et taciturne au bout opposé du salon.

On a reproché bien des torts à Sa Majesté la reine de Hollande, et tout ce qu'on a dit ou écrit contre cette princesse est empreint d'une exagération haineuse. Une si haute fortune attirait sur elle tous les regards, et excitait une malveillance jalouse; et pourtant ceux qui lui ont porté envie n'auraient pas manqué de se trouver eux-mêmes à plaindre, s'ils eussent été mis à sa place, à condition de partager ses chagrins. Les malheurs de la reine Hortense avaient commencé avec sa vie. Son père, mort sur l'échafaud révolutionnaire, sa mère jetée en prison, elle s'était trouvée, encore enfant, isolée et sans autre appui que la fidélité d'anciens domestiques de sa famille. Son frère, le noble et digne prince Eugène, avait été obligé, dit-on, de se mettre en apprentissage; elle eut quelques années de bonheur, ou du moins de repos, tout le temps qu'elle fut confiée aux soins maternels de madame de Campan, et après sa sortie de pension. Mais le sort était loin de la tenir quitte: ses penchans contrariés, un mariage malheureux, ouvrirent pour elle une nouvelle suite de chagrins. La mort de son premier fils, que l'empereur voulait adopter, et qu'il avait désigné pour son successeur à l'empire, le divorce de sa mère, la mort cruelle de sa plus chère amie, madame de Brocq[7], entraînée sous ses yeux dans un précipice, le renversement du trône impérial, qui lui fit perdre son titre et son rang de reine, perte qui lui fut pourtant moins sensible que l'infortune de celui qu'elle regardait comme son père; enfin les continuelles tracasseries de ses débats domestiques, de fâcheux procès, et la douleur qu'elle eut de se voir enlever son fils aîné par l'ordre de son mari; telles ont été les principales catastrophes d'une vie qu'on aurait pu croire destinée à beaucoup de bonheur.

Le lendemain du mariage de mademoiselle Hortense, le premier consul partit pour Lyon, où l'attendaient les députés de la république Cisalpine, rassemblés pour l'élection d'un président. Partout, sur son passage, il fut accueilli au milieu des fêtes et des félicitations que l'on s'empressait de lui adresser, pour la manière miraculeuse dont il avait échappé aux complots de ses ennemis. Ce voyage ne différait en rien des voyages qu'il fit dans la suite avec le titre d'empereur. Arrivé à Lyon, il reçut la visite de toutes les autorités, des corps constitués, des députations des départemens voisins, des membres de la consulte italienne. Madame Bonaparte, qui était de ce voyage, accompagna son mari au spectacle, et elle partagea avec lui les honneurs de la fête magnifique qui lui fut offerte par la ville de Lyon. Le jour où la consulte élut et proclama le premier consul président de la république italienne, il passa en revue, sur la place des Brotteaux, les troupes de la garnison, et reconnut dans les rangs plusieurs soldats de l'armée d'Égypte, avec lesquels il s'entretint quelque temps. Dans toutes ces occasions, le premier consul portait le même costume qu'il avait à la Malmaison, et que j'ai décrit ailleurs. Il se levait de bonne heure, montait à cheval, et visitait les travaux publics, entre autres ceux de la place Belcour, dont il avait posé la première pierre à son retour d'Italie. Il parcourait les Brotteaux, inspectait, examinait tout, et, toujours infatigable, travaillait en rentrant comme s'il eût été aux Tuileries. Rarement il changeait de toilette; cela ne lui arrivait que lorsqu'il recevait à sa table les autorités, ou les principaux habitans. Il accueillait toutes les demandes avec bonté. Avant de partir, il fit présent au maire de la ville d'une écharpe d'honneur, et au légat du Pape, d'une riche tabatière ornée de son portrait. Les députés de la consulte reçurent aussi des présens, et ils ne restèrent pas en arrière pour les rendre. Ils offrirent à madame Bonaparte de magnifiques parures en diamans et en pierreries, et les bijoux les plus précieux.

Le premier consul, en arrivant à Lyon, avait été vivement affligé de la mort subite d'un digne prélat qu'il avait connu dans sa première campagne d'Italie.

L'archevêque de Milan était venu à Lyon, malgré son grand âge, pour voir le premier consul qu'il aimait avec tendresse, au point que, dans la conversation, on avait entendu le vénérable vieillard, s'adressant au jeune général, lui dire: mon fils. Les paysans de Pavie s'étant révoltés, parce qu'on les avait fanatisés en leur faisant croire que les Français voulaient détruire leur religion, l'archevêque de Milan, pour leur prouver que leurs craintes étaient sans fondement, s'était souvent montré en voiture avec le général Bonaparte.

Ce prélat avait supporté parfaitement le voyage il paraissait bien portant et assez gai. M. de Talleyrand, qui était arrivé à Lyon quelques jours avant le premier consul, avait donné à dîner aux députés cisalpins et aux principaux notables de la ville. L'archevêque de Milan était à sa droite. À peine assis, et au moment où il se penchait du côté de M. de Talleyrand pour lui parler, il était tombé mort dans son fauteuil.

Le 12 janvier, la ville de Lyon offrit au premier consul et à madame Bonaparte, un bal magnifique suivi d'un concert. À huit heures du soir, les trois maires, accompagnés des commissaires de la fête, vinrent chercher leurs illustres hôtes au palais du Gouvernement. Il me semble avoir encore devant les yeux cet amphithéâtre immense, magnifiquement décoré, et illuminé de lustres et de bougies sans nombre, ces banquettes drapées des plus riches tapis des manufactures de la ville, et couvertes de milliers de femmes, brillantes, quelques-unes de beauté et de jeunesse, et toutes, de parure. La salle de spectacle avait été choisie pour lieu de la fête. À l'entrée du premier consul et de madame Bonaparte, qui s'avançait donnant le bras à l'un des maires, il s'éleva comme un tonnerre d'applaudissemens et d'acclamations. Tout à coup la décoration du théâtre disparut, et la place Bonaparte (l'ancienne place Belcour), parut telle qu'elle avait été restaurée par ordre du premier consul. Au milieu s'élançait une pyramide surmontée de la statue du premier consul qui y était représenté s'appuyant sur un lion. Des trophées d'armes et des bas-reliefs figuraient, sur une des faces, la bataille d'Arcole, sur l'autre celle de Marengo.

Lorsque les premiers transports excités par ce spectacle qui rappelait à la fois les bienfaits et les victoires du héros de la fête, se furent calmés, il se fit un grand silence et l'on entendit une musique délicieuse, mêlée de chants tous à la gloire du premier consul, de son épouse, des guerriers qui l'entouraient, et des représentans des républiques italiennes. Les chanteurs et les musiciens étaient des amateurs de Lyon. Mademoiselle Longue, M. Gerbet, directeur des postes, et M. Théodore, négociant, qui avaient chanté, chacun sa partie, d'une manière ravissante, reçurent les félicitations du premier consul et les plus gracieux remercîmens de madame Bonaparte.

Ce que je remarquai le plus dans les couplets qui furent chantés en cette occasion et qui ressemblaient à tous les couplets de circonstance imaginables, c'est que le premier consul y était encensé dans les termes, dont tous les poëtes de l'empire se sont servis dans la suite. Toutes les exagérations de la flatterie étaient épuisées dès le consulat; dans les années qui suivirent, il fallut nécessairement se répéter. Ainsi, dans les couplets de Lyon, le premier consul était le dieu de la victoire, le triomphateur du Nil et de Neptune, le sauveur de la patrie, le pacificateur du monde, l'arbitre de l'Europe. Les soldats français étaient transformés en amis et compagnons d'Alcide, etc. C'était couper l'herbe sous le pied aux chantres à venir.

La fête de Lyon se termina par un bal qui dura jusqu'au jour. Le premier consul y resta deux heures, pendant lesquelles il s'entretint avec les magistrats de la ville.

Tandis que les habitans les plus considérables offraient à leurs hôtes ce magnifique divertissement, le peuple, malgré le froid, se livrait sur les places publiques, à la danse et au plaisir. Vers minuit, un très-beau feu d'artifice avait été tiré sur la place Bonaparte.

Après quinze ou dix-huit jours passés à Lyon, nous reprîmes la route de Paris. Le premier consul et sa femme continuèrent de résider de préférence à la Malmaison. Ce fut, je crois, peu de temps après le retour du premier consul, qu'un homme fort peu richement vêtu sollicita une audience; il le fit entrer dans son cabinet, et lui demanda qui il était.—«Général, lui répondit le solliciteur intimidé en sa présence, c'est moi qui ai eu l'honneur de vous donner des leçons d'écriture à l'école de Brienne.—Le beau f.... élève que vous avez fait là! interrompit vivement le premier consul, je vous en fais mon compliment!» Puis il se mit à rire le premier de sa vivacité, et adressa quelques paroles bienveillantes à ce brave homme, dont un tel compliment n'avait point rassuré la timidité. Peu de jours après, le maître reçut du plus mauvais, sans doute, de tous ses élèves de Brienne (on sait comment l'empereur écrivait), une pension qui suffisait à ses besoins.

Un autre des anciens professeurs du premier consul, M. l'abbé Dupuis, avait été placé par lui à la Malmaison, en qualité de bibliothécaire particulier. Il y résidait toujours, et y est mort. C'était un homme modeste, et qui passait pour instruit. Le premier consul le visitait souvent dans son appartement, et il avait pour lui toutes les attentions et tous les égards imaginables.


CHAPITRE IX.

Proclamation de la loi sur les cultes.—Conversation à ce sujet.—La consigne.—Les plénipotentiaires pour le concordat.—L'abbé Bernier et le cardinal Caprara.—Le chapeau rouge et le bonnet rouge.—Costume du premier consul et de ses collègues.—Le premier Te Deum chanté à Notre-Dame.—Dispositions diverses des spectateurs.—Le calendrier républicain.—La barbe et la chemise blanche.—Le général Abdallah-Menou.—Son courage à tenir tête aux Jacobins.—Son pavillon.—Sa mort romanesque.—Institution de l'ordre de la légion d'honneur.—Le premier consul à Ivry.—Les inscriptions de 1802 et l'inscription de 1814.—Le maire d'Ivry et le maire d'Évreux.—Naïveté d'un haut fonctionnaire.—Les cinq-z-enfans.—Arrivée à Rouen du premier consul.—M. Beugnot et l'archevêque Cambacérès.—Le maire de Rouen dans la voiture du premier consul.—Le général Soult et le général Moncey.—Le premier consul fait déjeuner à sa table un caporal.—Le premier consul au Havre et à Honfleur.—Départ du Havre pour Fécamp.—Arrivée du premier consul à Dieppe.—Retour à Saint-Cloud.

Le jour de la proclamation faite par le premier consul, de la loi sur les cultes, il se leva de bonne heure, et fit entrer le service pour faire sa toilette. Pendant qu'on l'habillait, je vis entrer dans sa chambre M. Joseph Bonaparte avec le consul Cambacérès.

—Eh bien! dit à celui-ci le premier consul, nous allons à la messe; que pense-t-on de cela dans Paris?

—Beaucoup de gens, répondit M. Cambacérès, se proposent d'aller à la première représentation et de siffler la pièce, s'ils ne la trouvent pas amusante.

—Si quelqu'un s'avise de siffler, je le fais mettre à la porte par les grenadiers de la garde consulaire.

—Mais si les grenadiers se mettent à siffler comme les autres?

—Pour cela, je ne le crains pas. Mes vieilles moustaches iront ici à Notre-Dame, tout comme au Caire ils allaient à la mosquée. Ils me regarderont faire, et en voyant leur général se tenir grave et décent, ils feront comme lui, en se disant: C'est la consigne!

—J'ai peur, dit M. Joseph Bonaparte, que les officiers-généraux ne soient pas si accommodans. Je viens de quitter Augereau qui jette feu et flamme contre ce qu'il appelle vos capucinades. Lui et quelques autres ne seront pas faciles à ramener au giron de notre sainte mère l'église.

—Bah! Augereau est comme cela. C'est un braillard qui fait bien du tapage, et s'il a quelque petit cousin imbécile, il le mettra au séminaire pour que j'en fasse un aumônier. À propos, poursuivit le premier consul en s'adressant à son collègue, quand votre frère ira-t-il prendre possession de son siège de Rouen? Savez-vous qu'il a là le plus bel archevêché de France. Il sera cardinal avant un an; c'est une affaire convenue.

Le deuxième consul s'inclina. Dès ce moment, il avait auprès du premier consul bien plutôt l'air de son courtisan que de son égal.

Les plénipotentiaires qui avaient été chargés de discuter et signer le concordat étaient MM. Joseph Bonaparte, Crétet et l'abbé Bernier. Celui-ci, que j'ai vu quelquefois aux Tuileries, avait été chef de chouans, et il n'y avait rien qui n'y parût. Le premier consul, dans cette même conversation dont je viens de rapporter le commencement, s'entretint avec ses deux interlocuteurs, des conférences sur le concordat. «L'abbé Bernier, dit le premier consul, faisait peur aux prélats italiens par la véhémence de sa logique. On aurait dit qu'il se croyait au temps où il conduisait les Vendéens à la charge contre les bleus. Rien n'était plus singulier que le contraste de ses manières rudes et disputeuses, avec les formes polies et le ton mielleux des prélats. Le cardinal Caprara est venu il y a deux jours, d'un air effaré, me demander s'il est vrai que l'abbé Bernier s'est fait, pendant la guerre de la Vendée, un autel pour célébrer la messe, avec des cadavres de républicains. Je lui ai répondu que je n'en savais rien, mais que cela était possible. Général premier consul, s'est écrié le cardinal épouvanté, ce n'est pas oun chapeau rouge, mais oun bonnet rouge qu'il faut à cet homme!

J'ai bien peur, continua le premier consul, que cela ne nuise à l'abbé Bernier pour la barrette.»

Ces messieurs quittèrent le premier consul lorsque sa toilette fut terminée, et ils allèrent se préparer eux-mêmes pour la cérémonie. Le premier consul porta ce jour-là le costume des consuls, qui était un habit écarlate, sans revers, avec une large broderie de palmes en or sur toutes les coutures. Son sabre, qu'il avait apporté d'Égypte, était suspendu à son côté par un baudrier assez étroit, mais du plus beau travail et brodé richement. Il garda son col noir, ne voulant point mettre une cravate de dentelle. Du reste il était comme ses collègues, en culotte et en souliers. Un chapeau français, avec des plumes flottantes, aux trois couleurs; complétait ce riche habillement.

Ce fut un spectacle singulier pour les Parisiens, que la première célébration de l'office divin, à Notre-Dame. Beaucoup de gens y couraient comme à une représentation théâtrale. Beaucoup aussi, surtout parmi les militaires, y trouvaient plutôt un sujet de raillerie que d'édification. Et quant à ceux qui, pendant la révolution, avaient contribué de toutes leurs forces au renversement du culte que le premier consul venait de rétablir, ils avaient peine à cacher leur indignation et leur chagrin. Le bas peuple ne vit, dans le Te Deum qui fut chanté ce jour-là pour la paix et le concordat, qu'un aliment de plus, offert à sa curiosité. Mais, dans la classe moyenne, un grand nombre de personnes pieuses, qui avaient vivement regretté la suppression des pratiques de dévotion dans lesquelles elles avaient été élevées, se trouvèrent heureuses du retour à l'ancien culte. D'ailleurs, il n'y avait alors aucun symptôme de superstition ou de rigorisme capable d'effrayer les ennemis de l'intolérance. Le clergé avait grand soin de ne pas se montrer trop exigeant; il demandait fort peu, ne damnait personne, et le représentant du saint-père, le cardinal-légat, plaisait à tout le monde, excepté peut-être à quelques vieux prêtres chagrins, par son indulgence, la grâce mondaine de ses manières; et le laissez-aller de sa conduite. Ce prélat était tout-à-fait d'accord avec le premier consul, qui aimait beaucoup sa conversation.

Il est certain aussi que, à part tout sentiment religieux, la fidélité du peuple à ses anciennes habitudes lui faisait retrouver avec plaisir le repos et la célébration du dimanche. Le calendrier républicain était sans doute savamment supputé; mais on l'avait tout d'abord frappé de ridicule, en remplaçant la légende des saints de l'ancien calendrier par les jours de l'âne, du porc, du navet, de l'oignon, etc... De plus, s'il était habilement calculé, il n'était pas du tout commodément divisé, et je me rappelle à ce sujet le mot d'un homme de beaucoup d'esprit, et qui, malgré la désapprobation que renfermaient ses paroles, aurait pourtant désiré l'établissement du système républicain partout ailleurs que dans l'almanach. Lorsque fut publié le décret de la Convention qui ordonnait l'adoption du calendrier républicain:—Ils ont beau faire, dit M***, ils ont affaire à deux ennemis qui ne céderont pas: la barbe et la chemise blanche. Le fait est qu'il y avait, pour la classe ouvrière, et pour toutes les classes occupées d'un travail pénible, trop d'intervalle d'un décadi à l'autre. Je ne sais si c'était l'effet d'une routine enracinée; mais le peuple, habitué à travailler six jours de suite, et à se reposer le septième, trouvait trop longues neuf journées de travail consécutives. Aussi, la suppression des décadis fut-elle universellement approuvée. L'arrêté qui fixa au dimanche les publications de mariage ne le fut pas autant, quelques personnes craignant de voir renaître les anciennes prétentions du clergé sur l'état civil.

Peu de jours après le rétablissement solennel du culte catholique, je vis arriver aux Tuileries un officier-général qui aurait peut-être autant aimé l'établissement de la religion de Mahomet, et le changement de Notre-Dame en mosquée. C'était le dernier général en chef de l'armée d'Égypte, lequel s'était, dit-on, fait musulman au Caire, le ci-devant baron de Menou. Malgré le dernier échec que les Anglais lui avaient tout récemment fait essuyer en Égypte, le général Abdallah Menou fut bien reçu du premier consul, qui le nomma bientôt après gouverneur-général du Piémont. Le général Menou était d'une bravoure à toute épreuve, et il avait montré le plus grand courage même ailleurs que sur les champs de bataille, et au milieu des circonstances les plus difficiles. Après la journée du 10 août, bien qu'appartenant au parti républicain, on l'avait vu suivre Louis XVI à l'assemblée, et il avait été dénoncé comme royaliste par les jacobins. En 1795, le faubourg Saint-Antoine s'étant levé en masse, et avancé contre la Convention, le général Menou avait cerné et désarmé les séditieux; mais il avait résisté aux ordres atroces des commissaires de la Convention, qui voulaient que le faubourg entier fût incendié, pour punir les habitans de leurs continuelles insurrections. Quelque temps après, ayant encore refusé aux conventionnels de mitrailler les sections de Paris, il avait été traduit devant une commission qui n'aurait pas manqué de faire tomber sa tête, si le général Bonaparte, qui l'avait remplacé dans le commandement de l'armée de l'intérieur, n'eût pas usé de tout son crédit pour lui sauver la vie. Des actes si multipliés de courage et de générosité suffisent bien, et au delà, pour faire pardonner à ce brave officier l'orgueil, d'ailleurs fort légitime, avec lequel il se vantait d'avoir armé les gardes nationales, et fait substituer au drapeau blanc, le drapeau tricolore, qu'il appelait mon pavillon. Du gouvernement du Piémont, il passa à celui de Venise, et mourut, en 1810, d'amour, malgré ses soixante ans, pour une actrice qu'il avait suivie de Venise à Reggio.

L'institution de l'ordre de la Légion-d'Honneur précéda de peu de jours la proclamation du consulat à vie. Cette proclamation donna lieu à une fête qui fut célébrée le 15 août. C'était le jour anniversaire de la naissance du premier consul, et l'on profita de l'occasion pour fêter, pour la première fois, cet anniversaire. Ce jour-là le premier consul prit ses trente-trois ans.

Au mois d'octobre suivant, je suivis le premier consul dans son voyage en Normandie. Nous nous arrêtâmes à Ivry, dont le premier consul visita le champ de bataille. Il dit, en y arrivant: «Honneur à la mémoire du meilleur Français qui se soit assis sur le trône de France!» Et il ordonna le rétablissement de la colonne qu'on avait érigée en souvenir de la victoire remportée par Henri IV.

Le lecteur me saura peut-être gré de rapporter ici les inscriptions qui furent gravées sur les quatre faces de la pyramide.

Première inscription.

Napoléon Bonaparte, premier consul, à la mémoire de Henri IV, victorieux des ennemis de l'État, aux champs d'Ivry, le 14 mars 1590.

Deuxième inscription.

Les grands hommes aiment la gloire de ceux qui leur ressemblent.

Troisième inscription.

L'an XI de la République française, le 7 brumaire, Napoléon Bonaparte, premier consul, après avoir parcouru cette plaine, a ordonné la réédification du monument destiné à consacrer le souvenir de Henri IV et de la victoire d'Ivry.

Quatrième inscription.

Les malheurs éprouvés par la France, à l'époque de la bataille d'Ivry, étaient le résultat de l'appel fait par les différens partis français aux nations espagnole et anglaise. Toute famille, tout parti qui appelle les puissances étrangères à son secours, a mérité et méritera, dans la postérité la plus reculée, la malédiction du peuple français.

Toutes ces inscriptions ont été effacées et remplacées par celle-ci: C'est ici le lieu de l'ente où se tint Henri IV, le jour de la bataille d'Ivry, le 14 mars 1590.

M. Lédier, maire d'Ivry, accompagnait le premier consul dans cette excursion. Le premier consul causa long-temps avec lui et en parut très-satisfait. Le maire d'Évreux ne lui donna pas une aussi bonne idée de ses moyens; aussi l'interrompit-il brusquement au milieu d'une espèce de compliment que ce digne magistrat essayait de lui faire, en lui demandant s'il connaissait son confrère le maire d'Ivry. «Non, général, répondit le maire.—Eh bien, tant pis pour vous, je vous engage à faire sa connaissance.»

Ce fut aussi à Évreux qu'un administrateur, d'un grade élevé, eut l'avantage d'amuser madame Bonaparte et sa suite par une naïveté que le premier consul tout seul ne trouva point divertissante, parce qu'il n'aimait pas de telles naïvetés venant d'un homme en place. M. de Ch.... faisait à l'épouse du premier consul les honneurs du chef-lieu, et il y mettait, malgré son âge, beaucoup d'empressement et d'activité. Madame Bonaparte, entre autres questions que lui dictait sa bienveillance et sa grâce accoutumées, lui demanda s'il était marié, et s'il avait de la famille.—Oh! Madame, je le crois bien, répondit M. de Ch.... avec un sourire et en s'inclinant; j'ai cinq-z-enfans.»—Ah! mon Dieu! s'écria madame Bonaparte, quel régiment! c'est extraordinaire. Comment, Monsieur, seize enfans?—Oui, Madame, cinq-z-enfans, cinq-z-enfans,» répéta l'administrateur qui ne voyait là rien de bien merveilleux, et qui ne s'étonnait que de l'étonnement manifesté par madame Bonaparte. À la fin, quelqu'un expliqua à celle-ci l'erreur que lui faisait commettre la liaison dangereuse de M. de Ch...., et ajouta le plus sérieusement qu'il put: «Daignez, Madame, excuser M. de Ch....; la révolution a interrompu le cours de ses études.» Il avait plus de soixante ans.

D'Évreux nous partîmes pour Rouen, où nous arrivâmes sur les trois heures après midi. M. Chaptal, ministre de l'intérieur, M. Beugnot, préfet du département, et M. Cambacérès, archevêque de Rouen, vinrent à la rencontre du premier consul jusqu'à un certaine distance de la ville. Le maire, M. Fontenay, l'attendait aux portes, dont il lui présenta les clefs. Le premier consul les tint quelque temps dans ses mains, et les rendit ensuite au maire, en disant assez haut pour être entendu par la foule qui entourait sa voiture: «Citoyens, je ne puis mieux confier les clefs de la ville qu'au digne magistrat qui jouit, à tant de titres, de ma confiance et de la vôtre.» Il fit monter M. Fontenay dans sa voiture, en exprimant qu'il voulait honorer Rouen dans la personne de son maire.

Madame Bonaparte était dans la voiture de son mari; le général Moncey, inspecteur-général de la gendarmerie, était à cheval à la portière de droite. Dans la seconde voiture étaient le général Soult et deux aides-de-camp; dans une troisième le général Bessières et M. de Luçay; dans une quatrième le général Lauriston. Venaient ensuite les voitures de service. Nous étions, Hambard, Hébert et moi, dans la première.

J'essayerais vainement de donner une idée de l'enthousiasme des Rouennais à l'arrivée du premier consul. Les forts de la halle et les bateliers en grand costume nous attendaient en dehors de la ville; et quand la voiture qui renfermait les deux augustes personnages fut à leur portée, ces braves gens se mirent en file deux à deux, et précédèrent ainsi la voiture jusqu'à l'hôtel de la préfecture, où le premier consul descendit.

Le préfet et le maire de Rouen, l'archevêque et le général commandant la division, dînèrent avec le premier consul, qui fut de la plus aimable gaîté pendant le repas, et mit beaucoup de sollicitude à s'informer de la situation des manufactures, des découvertes nouvelles dans l'art de fabriquer, enfin de tout ce qui pouvait se rapporter à la prospérité de cette ville essentiellement industrielle.

Le soir, et presque toute la nuit, une foule immense entoura l'hôtel, et remplit les jardins de la préfecture, qui étaient illuminés et ornés de transparens allégoriques à la louange du premier consul. Chaque fois qu'il se montrait sur la terrasse du jardin, l'air retentissait d'applaudissemens et d'acclamations qui paraissaient le flatter vivement.

Le lendemain matin, après avoir fait à cheval le tour de la ville, et visité les sites magnifiques dont elle est entourée, le premier consul entendit la messe, qui fut célébrée, à onze heures, par l'archevêque dans la chapelle de la préfecture. Une heure après, il eut à recevoir le conseil général du département, le conseil de préfecture, le conseil municipal, le clergé de Rouen, et les tribunaux. Il lui fallut entendre une demi-douzaine de discours, tous à peu près conçus dans les mêmes termes, et auxquels il répondit de manière à donner aux orateurs la plus haute opinion de leur propre mérite. Tous ces corps, en quittant le premier consul, furent présentés à madame Bonaparte, qui les accueillit avec sa grâce ordinaire.

Le soir, il y eut réception chez madame Bonaparte pour les femmes des fonctionnaires. Le premier consul assistait à cette réception, dont on profita pour lui présenter plusieurs personnes nouvellement amnistiées, qu'il reçut avec bienveillance.

Au reste, même affluence, mêmes illuminations, mêmes acclamations que la veille. Toutes les figures avaient un air de fête qui me réjouissait et contrastait singulièrement, à mon avis, avec les horribles maisons en bois, les rues sales et étroites et les constructions gothiques qui distinguaient alors la ville de Rouen.

Le lundi, 1er novembre, à sept heures du matin, le premier consul monta à cheval, escorté d'un détachement des jeunes gens de la ville, formant une garde volontaire. Il passa le pont de bateaux, et parcourut le faubourg Saint-Sever. Au retour de cette promenade, nous trouvâmes le peuple qui l'attendait à la tête du pont, et le reconduisit à l'hôtel de la préfecture, en faisant éclater la joie la plus vive.

Après le déjeuner, il y eut grand'messe par monseigneur l'archevêque, à l'occasion de la fête de la Toussaint; puis vinrent les sociétés savantes, les chefs d'administration et les juges-de-paix, avec leurs discours. L'un de ceux-ci renfermait une phrase remarquable: ces bons magistrats, dans leur enthousiasme, demandaient au premier consul la permission de le surnommer le grand juge-de-paix de l'Europe. À la sortie de l'appartement du consul, je remarquai celui qui avait porté la parole; il avait les larmes aux yeux, et répétait avec orgueil la réponse qui venait de lui être faite. Je regrette de n'avoir point retenu son nom; c'était, m'a-t-on dit, un des hommes les plus recommandables de Rouen. Sa figure inspirait la confiance et portait une expression de franchise qui prévenait en sa faveur.

Le soir, le premier consul se rendit au théâtre. La salle, pleine jusqu'en haut, offrait un coup-d'œil charmant. Les autorités municipales avaient fait préparer une fête superbe, que le premier consul trouva fort de son goût; il en fit ses complimens à plusieurs reprises au préfet et au maire. Après avoir vu l'ouverture du bal, il fit deux ou trois tours dans la salle, et se retira, entouré de l'état-major de la garde nationale.

La journée du mardi fut employée en grande partie par le premier consul à visiter les ateliers des nombreuses fabriques de la ville. Le ministre de l'intérieur, le préfet, le maire, le général commandant la division, l'inspecteur-général de la gendarmerie et l'état-major de la garde consulaire l'accompagnaient. Dans une manufacture du faubourg Saint-Sever, le ministre de l'intérieur lui présenta le doyen des ouvriers, connu pour avoir tissé en France la première pièce de velours. Le premier consul, après avoir complimenté cet honorable vieillard, lui accorda une pension. D'autres récompenses ou encouragemens furent également distribués à plusieurs personnes que des inventions utiles recommandaient à la reconnaissance publique.

Le mercredi matin de bonne heure nous partîmes pour Elbeuf, où nous arrivâmes à dix heures, précédés par une soixantaine de jeunes gens des familles les plus distinguées de la ville, qui, à l'exemple de ceux de Rouen, aspiraient à l'honneur de former la garde du premier consul.

La campagne autour de nous était couverte d'une multitude innombrable, accourue de toutes les communes environnantes. Le premier consul descendit à Elbeuf chez le maire, et se fit servir à déjeuner. Ensuite il visita la ville en détail, prit des renseignemens partout, et, sachant qu'un des premiers besoins des citoyens était la construction d'un chemin d'Elbeuf à une petite ville voisine, nommée Romilly, il donna l'ordre au ministre de l'intérieur d'y faire travailler aussitôt.

À Elbeuf, comme à Rouen, le premier consul fut comblé d'hommages et de bénédictions. Nous étions de retour dans cette dernière ville à quatre heures après midi.

Le commerce de Rouen avait préparé une fête dans le local de la bourse. Le premier consul et sa femme s'y rendirent après dîner. Il s'arrêta fort long-temps au rez-de-chaussée de ce grand bâtiment, où étaient exposés les magnifiques échantillons des produits de l'industrie départementale. Il examina tout, et le fit examiner à madame Bonaparte, qui voulut acheter plusieurs pièces d'étoffe.

Le premier consul monta ensuite au premier étage; là, dans un beau salon, étaient réunies cent dames et demoiselles, presque toutes jolies, femmes ou filles des principaux négocians de Rouen, qui l'attendaient pour le complimenter. Il s'assit dans ce cercle charmant, et y resta un quart d'heure environ, puis il passa dans une autre salle, où l'attendait la représentation d'un petit proverbe, mêlé de couplets, exprimant, comme on pense bien, l'attachement et la reconnaissance des Rouennais.

Ce proverbe fut suivi d'un bal.

Le jeudi soir, le premier consul annonça qu'il partirait pour le Havre, le lendemain à la pointe du jour. Effectivement, à cinq heures du matin je fus éveillé par Hébert, qui me dit qu'on partait à six heures. J'eus un mauvais réveil, qui me rendit malade toute la journée: j'aurais donné beaucoup pour dormir quelques heures de plus... Enfin, il fallut se mettre en route. Avant de monter en voiture, le premier consul fit présent à monseigneur l'archevêque d'une tabatière avec son portrait. Il en donna une aussi au maire, sur laquelle était le chiffre Peuple Français.

Nous nous arrêtâmes à Caudebec pour déjeuner. Le maire de cette ville présenta au premier consul un caporal qui avait fait la campagne d'Italie (son nom était, je crois, Roussel), et avait reçu un sabre d'honneur pour prix de sa belle conduite à Marengo. Il se trouvait à Caudebec en congé de semestre, et demanda au premier consul la permission de se tenir en faction à la porte de l'appartement où se tenaient les augustes voyageurs. Elle lui fui accordée, et lorsque le premier consul et madame Bonaparte se mirent à table, Roussel fut appelé et invité à déjeuner avec son ancien général. Au Havre et à Dieppe, le premier consul invita ainsi à sa table tous ceux, soldats ou marins, qui avaient obtenu des fusils, des sabres ou des haches d'abordage d'honneur. Le premier consul s'arrêta une demi-heure à Bolbec, montrant beaucoup d'attention et d'intérêt à examiner les produits de l'industrie de l'arrondissement, complimentant les gardes d'honneur qui venaient au devant de lui, sur leur bonne tenue; remerciant le clergé des prières qu'il adressait pour lui au ciel, et laissant pour les pauvres entre ses mains et celles du maire des marques de son passage. À l'arrivée du premier consul au Havre, la ville était illuminée. Le premier consul et son nombreux cortége marchaient entre deux rangées d'ifs, de colonnes de feux de toute espèce; les bâtimens qui se trouvaient dans le port semblaient une forêt enflammée; ils étaient surchargés de verres de couleur jusqu'au haut de leurs mâts. Le premier consul ne reçut, le jour de son arrivée au Havre, qu'une partie des autorités de la ville; il se coucha peu de temps après, se disant fatigué; mais dès six heures du matin, le lendemain, il était à cheval, et jusqu'à plus de deux heures il parcourut la plage, les coteaux d'Ingouville jusqu'à plus d'une lieue, les rives de la Seine, jusqu'à la hauteur du Hoc; et il fit le tour extérieur de la citadelle. Vers trois heures, le premier consul commença à recevoir les autorités. Il s'entretint avec elles, dans le plus grand détail, des travaux qu'il y avait à faire, pour que leur port, qu'il appelait toujours le port de Paris, parvînt au plus haut degré de prospérité. Il fit au sous-préfet, au maire, aux deux présidens des tribunaux, au commandant de la place, et au chef de la dixième demi-brigade d'infanterie légère, l'honneur de les inviter à sa table.

Le soir, le premier consul se rendit au théâtre, où l'on joua une petite pièce de circonstance, bonne comme toutes les pièces de circonstance, mais dont le premier consul, et surtout madame Bonaparte, surent bon gré aux auteurs. Les illuminations étaient plus brillantes encore que la veille. Je me rappelle surtout que le plus grand nombre des transparens portaient pour inscription ces mots: 18 brumaire an VIII.

Le dimanche, à sept heures du matin, après avoir visité l'arsenal de marine et tous les bassins, le premier consul s'embarqua sur un petit canot, par un très-beau temps, et se tint en rade pendant quelques heures. Il avait pour cortége un grand nombre de canots remplis d'hommes et de dames élégantes, et de musiciens qui exécutaient les airs favoris du premier consul. Quelques heures se passèrent encore en réceptions de négocians avec lesquels le premier consul dit hautement qu'il avait eu le plus grand plaisir à conférer sur le commerce du Havre avec les colonies. Il y eut le soir une fête préparée par le commerce, à laquelle le premier consul assista une demi-heure. Le lundi, à cinq heures du matin, il s'embarqua sur un lougre, et se rendit à Honfleur. Au moment du départ, le temps était un peu menaçant; quelques personnes avaient engagé le premier consul à ne pas s'embarquer. Madame Bonaparte, aux oreilles de laquelle ce bruit parvint, accourut auprès de son mari, le suppliant de ne pas partir; mais il l'embrassa en riant et l'appelant peureuse, et monta sur le navire qui l'attendait. Il était à peine embarqué que le vent se calma soudain et le temps fut magnifique. À son retour au Havre, le premier consul passa une revue sur la place de la Citadelle, et visita les établissemens d'artillerie. Il reçut encore jusqu'au soir un grand nombre de fonctionnaires publics et de négocians, et le lendemain, à six heures du matin, nous partîmes pour Dieppe.

Au moment où nous arrivâmes à Fécamp, la ville présentait un spectacle extrêmement curieux. Tous les habitans de la ville et des villes et villages voisins suivaient le clergé en chantant un Te Deum pour l'anniversaire du 18 brumaire. Ces voix innombrables, s'élevant au ciel pour prier pour lui, frappèrent vivement le premier consul. Il répéta plusieurs fois, pendant le déjeuner, qu'il avait éprouvé plus d'émotion de ces chants sous la voûte du ciel, que ne lui en avaient jamais fait éprouver les musiques les plus brillantes.

Nous arrivâmes à Dieppe, à six heures du soir; le premier consul ne se coucha qu'après avoir reçu toutes les félicitations, qui certes étaient bien sincères là, comme alors dans toute la France. Le lendemain, à huit heures, le premier consul se rendit sur le port, où il resta long-temps à regarder rentrer la pêche, puis visita le faubourg du Pollet, et les travaux des bassins que l'on commençait. Il admit à sa table le sous-préfet, le maire, et trois marins de Dieppe qui avaient obtenu des haches d'abordage d'honneur, pour s'être distingués au combat de Boulogne. Le premier consul ordonna la construction d'une écluse dans l'arrière port, et la continuation d'un canal de navigation qui devait s'étendre jusqu'à Paris, et dont il n'a été fait jusqu'à présent que quelques toises. De Dieppe nous allâmes à Gisors et à Beauvais; et enfin, le premier consul et sa femme rentrèrent à Saint-Cloud, après une absence de quinze jours, pendant lesquels on s'était activement occupé de restaurer cette ancienne résidence royale, que le premier consul s'était décidé à accepter, comme je l'expliquerai tout à l'heure.


CHAPITRE X.

Influence du voyage en Normandie sur l'esprit du premier consul.—La génération de l'empire.—Les mémoires et l'histoire.—Premières dames et premiers officiers de Madame Bonaparte.—Mesdames de Rémusat, de Tallouet, de Luçay, de Lauriston.—Mademoiselle d'Alberg, et Mademoiselle de Luçay.—Sagesse à la cour.—MM. de Rémusat, de Cramayel, de Luçay, Didelot.—Le palais refusé, puis accepté.—Les colifichets.—Les serviteurs de Marie-Antoinette, mieux traités sous le consulat que depuis la restauration.—Incendie au château de Saint-Cloud.—La chambre de veille.—Le lit bourgeois.—Comment le premier consul descendait la nuit chez sa femme.—Devoir et triomphe conjugal.—Le galant pris sur le fait.—Sévérité excessive envers une demoiselle.—Les armes d'honneur et les troupiers.—Le baptême de sang.—Le premier consul conduisant la charrue.—Les laboureurs et les conseillers d'état.—Le grenadier de la république devenu laboureur.—Audience du premier consul.—L'auteur l'introduit dans le cabinet du général.—Bonne réception et conversation curieuse.

Le voyage du premier consul dans les départemens les plus riches et les plus éclairés de France, avait dû aplanir dans son esprit bien des difficultés qu'il avait peut-être craint de rencontrer d'abord dans l'exécution de ses projets. Partout il avait été reçu comme un monarque; et non-seulement lui, mais madame Bonaparte elle-même avait été accueillie avec tous les honneurs ordinairement réservés aux têtes couronnées. Il n'y a eu aucune différence entre les hommages qui leur furent rendus alors, et ceux dont ils ont été entourés depuis et même sous l'empire, lors des voyages que leurs Majestés firent dans leurs états à diverses époques. Voilà pourquoi je suis entré dans quelques détails sur celui-ci; s'ils paraissent trop longs ou trop dépourvus de nouveauté à quelques lecteurs, je les prie de se souvenir que je n'écris pas seulement pour ceux qui ont vu l'empire. La génération qui fut témoin de tant de grandes choses et qui a pu envisager de près, et dès ses commencemens, le plus grand homme de ce siècle, fait déjà place à d'autres générations qui ne peuvent et ne pourront juger que sur le dire de celle qui les a précédées. Ce qui est familier pour celle-ci, qui a jugé par ses yeux, ne l'est pas pour les autres, qui ont besoin qu'on leur raconte ce qu'elles n'ont pu voir. De plus, les détails négligés comme futiles et communs par l'histoire, qui fait profession de gravité, conviennent parfaitement à de simples souvenirs, et font parfois bien connaître et juger cette époque. Il me semble, par exemple, que l'empressement de toute la population et des autorités locales auprès du premier consul et de madame Bonaparte, pendant leur voyage en Normandie, montre assez que le chef de l'état n'aura point à craindre une bien grande opposition, du moins de la part de la nation, lorsqu'il lui plaira de changer de titre et de se proclamer empereur.

Peu de temps après notre retour, une décision des consuls accorda à madame Bonaparte quatre dames pour lui aider à faire les honneurs du palais. C'étaient mesdames: de Rémusat, de Tallouet, de Luçay et de Lauriston. Sous l'empire, elles devinrent dames du palais; madame de Luçay faisait souvent rire les personnes de la maison par de petits traits de parcimonie; mais elle était bonne et obligeante. Madame de Rémusat était une femme du plus grand mérite et d'excellent conseil. Elle paraissait un peu haute, et cela se remarquait d'autant plus que M. de Rémusat était plein de bonhomie.

Dans la suite, il y eut une dame d'honneur, madame de La Rochefoucault, dont j'aurai occasion de parler plus tard;

Une dame d'atours, madame de Luçay, qui fut remplacée par madame de La Vallette, si glorieusement connue depuis par son dévouement à son époux;

Vingt-quatre dames du palais, françaises, parmi lesquelles: mesdames de Rémusat, de Tallouet, de Lauriston, Ney, d'Arberg, Louise d'Arberg, depuis madame la comtesse de Lobau, de Walsh-Sérent, de Colbert, Lannes, Savary, de Turenne, Octave de Ségur, de Montalivet, de Marescot, de Bouille, Solar, Lascaris, de Brignolé, de Canisy, de Chevreuse, Victor de Mortemart, de Montmorency, Matignon et Maret;

Douze dames du palais, italiennes;

Ces dames prenaient le service tous les mois, de manière qu'il y eût toujours ensemble une Italienne et deux Françaises. L'empereur ne voulait pas d'abord de demoiselles parmi les dames du palais, mais il se relâcha de cette règle pour mademoiselle Louise d'Arberg, depuis madame la comtesse de Lobau, et mademoiselle de Luçay, qui a épousé M. le comte Philippe de Ségur, auteur de la belle histoire de la campagne de Russie. Ces deux demoiselles, par leur conduite prudente et réservée, ont prouvé que l'on peut être très-sage, même à la cour;

Quatre dames d'annonce, mesdames Soustras, Ducrest-Villeneuve, Félicité Longroy et Eglé Marchery;

Deux premières femmes de chambre, mesdames Roy et Marco de Saint-Hilaire, qui avaient sous leur direction la grande garde-robe et le coffre aux bijoux;

Quatre femmes de chambre ordinaires;

Une lectrice;

En hommes, le personnel de la maison de Sa Majesté l'impératrice se composa dans la suite de:

Un premier écuyer, M. le sénateur Harville, remplissant les fonctions de chevalier d'honneur;

Un premier chambellan, M. le général de division Nansouty;

Un second chambellan, introducteur des ambassadeurs, M. de Beaumont;

Quatre chambellans ordinaires, M. de Courtomer, Degrave, Galard de Béarn, Hector d'Aubusson de La Feuillade;

Quatre écuyers cavalcadours, MM. Corbineau, Berckheim, d'Audenarde et Fouler;

Un intendant général de la maison de Sa Majesté, M. Hinguerlot;

Un secrétaire des commandemens, M. Deschamps;

Deux premiers valets de chambre, MM. Frère et Douville;

Quatre valets de chambre ordinaires;

Quatre huissiers de la chambre;

Deux premiers valets de pied, MM. Lespérance et d'Argens;

Six valets de pied ordinaires;

Les officiers de bouche et de santé étaient ceux de la maison de l'empereur. En outre, six pages de l'empereur étaient toujours de service auprès de l'impératrice.

Le premier aumônier était M. Ferdinand de Rohan, ancien archevêque de Cambray.

Une autre décision de la même époque fixa les attributions des préfets du palais. Les quatre premier préfets du palais consulaire furent MM. de Rémusat, de Cramayel, plus tard nommé introducteur des ambassadeurs et maître des cérémonies; de Luçay, et Didelot, depuis préfet du Cher.

La Malmaison ne suffisait plus au premier consul, dont la maison, comme celle de madame Bonaparte, devenait de jour en jour plus nombreuse. Une demeure beaucoup plus étendue était devenue nécessaire, et le choix du premier consul s'était fixé sur Saint-Cloud.

Les habitans de Saint-Cloud avaient adressé une pétition au corps législatif, pour que le premier consul voulût bien faire de leur château sa résidence d'été, et l'assemblée s'était empressée de la transmettre au premier consul, en l'appuyant même de ses prières, et de comparaisons qu'elle croyait flatteuses. Le général s'y refusa formellement, en disant que quand il se serait acquitté des fonctions dont le peuple l'avait chargé, il s'honorerait d'une récompense décernée par le peuple; mais que tant qu'il serait chef du gouvernement, il n'accepterait jamais rien. Malgré le ton de détermination de cette réponse, les habitans de Saint-Cloud, qui avaient le plus grand intérêt à ce que leur demande fût accueillie, la renouvelèrent lorsque le premier consul fut nommé consul à vie, et il consentit cette fois à l'accepter. Les dépenses pour les réparations et l'ameublement furent immenses, et surpassèrent de beaucoup les calculs qu'on lui avait faits, encore fut-il mécontent des meubles et des ornemens. Il se plaignit à M. Charvet, concierge de la Malmaison, qu'il avait nommé concierge de ce nouveau palais, et qu'il avait chargé de présider à la distribution des pièces et de surveiller l'ameublement, qu'on lui avait fait des appartemens comme pour une fille entretenue; qu'il n'y avait que des colifichets, des papillottes, et rien de sérieux. Il donna encore en cette occasion une preuve de son empressement à faire le bien, sans s'inquiéter de préjugés qui avaient encore beaucoup de force. Sachant qu'il y avait à Saint-Cloud un grand nombre d'anciens serviteurs de la reine Marie-Antoinette, il chargea M. Charvet de leur proposer, soit leurs anciennes places, soit des pensions; la plupart reprirent leurs places. En 1814, on fut bien loin d'agir aussi généreusement. Tous les employés furent renvoyés, ceux même qui avaient servi Marie-Antoinette.

Il n'y avait pas long-temps que le premier consul s'était installé à Saint-Cloud, lorsque ce château, redevenu résidence souveraine à frais énormes, faillit être la proie des flammes. Il y avait un corps-de-garde sous le vestibule du centre du palais. Une nuit que les soldats avaient fait du feu outre mesure, le poêle devint si brûlant qu'un fauteuil qui se trouvait adossé à une des bouches qui chauffaient le salon prit feu, et la flamme se communiqua promptement à tous les meubles. L'officier du poste s'en étant aperçu, prévint aussitôt le concierge, et ils coururent à la chambre du général Duroc, qu'ils réveillèrent. Le général se leva en toute hâte, et recommandant aussitôt le plus grand silence, on organisa une chaîne. Il se mit lui-même dans le bassin, ainsi que le concierge, passant des seaux d'eau aux soldats, et en deux ou trois heures le feu, qui avait déjà dévoré tous les meubles, fut éteint. Ce ne fut que le lendemain matin que le premier consul, Joséphine, Hortense, tous les habitans enfin du château, apprirent cet accident, et témoignèrent tous, le premier consul surtout, leur satisfaction de l'attention qu'on avait mise à ne pas les réveiller. Pour prévenir, ou au moins rendre moins dangereux à l'avenir de pareils accidens, le premier consul fit organiser une garde de nuit à Saint-Cloud, et, dans la suite, dans toutes ses résidences. On appelait cette garde chambre de veille.

Dans les premiers temps que le premier consul habitait le palais de Saint-Cloud, il couchait dans le même lit que sa femme. Plus tard, l'étiquette survint, et, sous ce rapport, refroidit un peu la tendresse conjugale. En effet, le premier consul finit par habiter un appartement assez éloigné de celui de madame Bonaparte. Pour se rendre chez elle, il fallait qu'il traversât un grand corridor de service. À droite et à gauche habitaient les dames du palais, les dames de service, etc. Lorsque le premier consul voulait passer la nuit avec sa femme, il se déshabillait chez lui, d'où il sortait en robe de chambre et coiffé d'un madras. Je marchais devant lui, un flambeau à la main. Au bout de ce corridor était un escalier de quinze à seize marches, qui conduisait à l'appartement de madame Bonaparte. C'était une grande joie pour elle quand elle recevait la visite de son mari; toute la maison en était instruite le lendemain. Je la vois encore dire à tout venant, en frottant ses petites mains: «Je me suis levée tard aujourd'hui, mais, voyez-vous, c'est que Bonaparte est venu passer la nuit avec moi.» Ce jour-là elle était plus aimable encore que de coutume; elle ne rebutait personne, et on en obtenait tout ce qu'on voulait. J'en ai fait pour ma part bien des fois l'épreuve.

Un soir que je conduisais le premier consul à une de ces visites conjugales, nous aperçûmes dans le corridor un jeune homme bien mis qui sortait de l'appartement d'une des femmes de madame Bonaparte. Il cherchait à s'esquiver, mais le premier consul lui cria d'une voix forte: Qui est là? où allez-vous? que faites-vous? quel est votre nom? C'était tout simplement un valet de chambre de madame Bonaparte. Stupéfait de ces interrogations précipitées, il répondit d'une voix effrayée qu'il venait de faire une commission pour madame Bonaparte. «C'est bien, reprit le premier consul, mais que je ne vous y reprenne pas.» Persuadé que le galant profiterait de la leçon, le général ne chercha point à savoir son nom ni celui de sa belle.

Cela me rappelle qu'il fut beaucoup plus sévère à l'égard d'une autre femme de chambre de madame Bonaparte. Elle était jeune et très-jolie, et inspira des sentimens fort tendres à deux aides-de-camp, MM. R... et E.... Ils soupiraient sans cesse à sa porte, lui envoyaient des fleurs et des billets doux. La jeune fille, du moins telle fut l'opinion générale de la maison, ne les payait d'aucun retour. Joséphine l'aimait beaucoup, et pourtant le premier consul s'étant aperçu des galanteries de ces messieurs, se montra fort en colère, et fit chasser la pauvre demoiselle, malgré ses pleurs et malgré les prières de madame Bonaparte et celles du brave et bon colonel R..., qui jurait naïvement que la faute était toute de son côté, que la pauvre petite ne méritait que des éloges, et ne l'avait point écouté. Tout fut inutile contre la résolution du premier consul, qui répondit à tout en disant: «Je ne veux point de désordre chez moi, point de scandale.»

Lorsque le premier consul faisait quelque distribution d'armes d'honneur, il y avait aux Tuileries un banquet auquel étaient admis indistinctement, quels que fussent leurs grades, tous ceux qui avaient eu part à ces récompenses. À ces dîners, qui se donnaient dans la grande galerie du château, il y avait quelquefois deux cents convives. C'était le général Duroc qui était le maître des cérémonies, et le premier consul avait soin de lui recommander d'entremêler les simples soldats, les colonels, les généraux, etc. C'était surtout les premiers qu'il ordonnait aux domestiques de bien soigner, de bien faire boire et manger. Ce sont les repas les plus longs que j'aie vu faire à l'empereur; il y était d'une amabilité, d'un laissez-aller parfaits; il faisait tous ses efforts pour mettre ses convives à leur aise; mais pour un grand nombre d'entre eux, il avait bien de la peine à y parvenir. Rien n'était plus drôle que de voir ces bons troupiers, se tenant à deux pieds de la table, n'osant approcher ni de leur serviette ni de leur pain; rouges jusqu'aux oreilles, et le cou tendu du côté de leur général, comme pour recevoir le mot d'ordre. Le premier consul leur faisait raconter le haut fait qui leur valait la récompense nationale, et riait quelquefois aux éclats de leurs singulières narrations. Il les engageait à bien manger, buvant quelquefois à leur santé; mais pour quelques-uns, ses encouragemens échouaient contre leur timidité, et les valets de pied leur enlevaient successivement leurs assiettes sans qu'ils y eussent touché. Cette contrainte ne les empêchait pas d'être pleins de joie et d'enthousiasme en quittant la table. «Au revoir, mes braves, leur disait le premier consul, baptisez-moi bien vite ces nouveau-nés-là» (montrant du doigt leurs sabres d'honneur). Dieu sait s'ils s'y épargnaient.

Cette bienveillance du premier consul pour de simples soldats me rappelle une anecdote arrivée à la Malmaison, et qui répond encore à ces reproches de hauteur et de dureté qu'on lui a faits.

Le premier consul sortit un jour de grand matin, vêtu de sa redingote grise et accompagné du général Duroc, pour se promener du côté de la machine de Marly. Comme ils marchaient en causant, ils virent un laboureur qui traçait un sillon en venant de leur côté.—Dites donc, mon brave homme (dit le premier consul en s'arrêtant), votre sillon n'est pas droit, vous ne savez donc pas votre métier?—Ce n'est toujours pas vous, mes beaux messieurs, qui me l'apprendrez; vous seriez encore assez embarrassés pour en faire autant.—Parbleu non!—Vous croyez: eh bien! essayez, reprit le brave homme en cédant sa place au premier consul. Celui-ci prit le manche de la charrue, et, poussant les chevaux, voulut commencer la leçon; mais il ne fit pas un seul pas en droite ligne, tant il s'y prenait mal.—Allons, allons, dit le paysan en mettant sa main sur celle du général, pour reprendre sa charrue, votre besogne ne vaut rien: chacun son métier; promenez-vous, c'est votre affaire. Mais le premier consul ne continua pas sa promenade sans payer la leçon de morale qu'il venait de recevoir du laboureur: le général Duroc lui remit deux ou trois louis pour le dédommager de la perte de temps qu'on lui avait causée. Le paysan, étonné de cette générosité, quitte sa charrue pour aller conter son aventure, et rencontre en chemin une femme à laquelle il conte qu'il croit bien avoir rencontré deux gros messieurs, à en juger parce qu'il avait encore dans sa main. La fermière, mieux avisée, lui demanda quel était le costume des promeneurs, et d'après la description qu'il lui en fit, elle devina que c'était le premier consul et quelqu'un des siens. Le bon homme fut quelque temps interdit; mais le lendemain, il se prit d'une belle résolution, et s'étant paré de ses plus beaux habits, il se présenta à la Malmaison, demandant à parler au premier consul, pour le remercier, disait-il, du beau cadeau qu'il lui avait fait la veille[8].

J'allai avertir le premier consul de cette visite, et il me donna l'ordre d'introduire le laboureur. Celui-ci, pendant que j'étais sorti pour l'annoncer, avait, suivant sa propre expression, pris son courage à deux mains, pour se préparer à cette grande entrevue. Je le retrouvai debout au milieu de l'antichambre (car il n'avait osé s'asseoir sur les banquettes, qui, bien que des plus simples, lui paraissaient magnifiques); et songeant à ce qu'il allait dire au premier consul pour lui témoigner sa reconnaissance. Je marchai devant lui, il me suivait en posant avec précaution le pied sur le tapis, et lorsque je lui ouvris la porte du cabinet, il me fit des civilités pour me faire entrer le premier. Lorsque le premier consul n'avait rien de secret à dire ou à dicter, il laissait assez volontiers la porte de son cabinet ouverte. Il me fit signe cette fois de ne point la fermer, de sorte que je pus voir et entendre tout ce qui se passait.

L'honnête laboureur commença, en entrant dans le cabinet, par saluer le dos de M. de Bourrienne, qui ne pouvait le voir, occupé qu'il était à écrire sur une petite table de travail placée dans l'embrasure de la fenêtre. Le premier consul le regardait faire ses saluts, renversé en arrière dans son fauteuil, dont, suivant une vieille habitude, il travaillait un des bras avec la pointe de son canif. À la fin pourtant il prit ainsi la parole:

—Eh bien, mon brave (le paysan se retourna, le reconnut et salua de nouveau). Eh bien, poursuivit le premier consul, la moisson a été belle cette année?

—Mais, sauf votre respect, citoyen mon général, pas trop mauvaise comme çà.

—Pour que la terre rapporte, reprit le premier consul, il faut qu'on la remue, n'est-il pas vrai? Les beaux messieurs ne valent rien pour cette besogne-là.

—Sans vous offenser, mon général, les bourgeois ont la main trop douce pour manier une charrue. Il faut une poigne solide pour remuer ces outils-là.

—C'est vrai, répondit en souriant le premier consul. Mais grand et fort comme vous êtes, vous avez dû manier autre chose qu'une charrue. Un bon fusil de munition, par exemple, ou bien la poignée d'un bon sabre.

Le laboureur se redressa avec un air de fierté: «—Général, dans le temps j'ai fait comme les autres. J'étais marié depuis cinq ou six ans, lorsque ces b..... de Prussiens (pardon, mon général) entrèrent à Landrecies. Vint la réquisition; ou me donna un fusil et une giberne à la maison commune, et marche! Ah dame, nous n'étions pas équipés comme ces grands gaillards que je viens de voir en entrant dans la cour.»

Il voulait parler des grenadiers de la garde consulaire.

—Pourquoi avez-vous quitté le service? reprit le premier consul, qui paraissait prendre beaucoup d'intérêt à cette conversation.

—Ma foi, mon général, à chacun son tour. Il y avait des coups de sabre pour tout le monde. Il m'en tomba un là (le digne laboureur se baissa montrant sa tête, et écartant ses cheveux), et après quelques semaines d'ambulance, on me donna mon congé pour revenir à ma femme et à ma charrue.

—Avez-vous des enfans?

—J'en ai trois, mon général; deux garçons et une fille.

—Il faut faire un militaire de l'aîné de vos garçons. S'il se conduit bien, je me chargerai de lui. Adieu, mon brave; quand vous aurez besoin de moi, revenez me voir. Là-dessus, le premier consul se leva, se fit donner, par M. de Bourrienne, quelques louis qu'il ajouta à ceux que le laboureur avait déjà reçus de lui, et me chargea de le reconduire. Nous étions déjà dans l'antichambre, lorsque le premier consul rappela le paysan pour lui dire:

—Vous étiez à Fleurus?

- Oui, mon général.

—Pourriez-vous me dire le nom de votre général en chef?

—Je le crois bien, parbleu! c'était le général Jourdan.

—C'est bien; au revoir. Et j'emmenai le vieux soldat de la république, enchanté de sa réception.


CHAPITRE XI.

L'envoyé du bey de Tunis et les chevaux arabes.—Mauvaise foi de l'Angleterre.—Voyage à Boulogne.—En Flandre et en Belgique.—Courses continuelles.—L'auteur fait le service de premier valet de chambre.—Début de Constant comme barbier du premier consul.—Apprentissage.—Mentons plébéiens.—Le regard de l'aigle.—Le premier consul difficile à raser.—Constant l'engage à se raser lui-même.—Ses motifs pour tenir à persuader le premier consul.—Confiance et sécurité imprudente du premier consul.—La première leçon.—Les taillades.—Légers reproches.—Gaucherie du premier consul tenant son rasoir.—Les chefs et les harangues.—Arrivée du premier consul à Boulogne.—Préludes de la formation du camp de Boulogne.—Discours de vingt pères de famille.—Combat naval gagné par l'amiral Bruix contre les Anglais.—Le dîner et la victoire.—Les Anglais et la Côte de Fer.—Projet d'attentat sur la personne du premier consul.—Rapidité du voyage.—Le ministre de la police.—Présens offerts par les villes.—Travaux ordonnés par le premier consul.—Munificence.—Le premier consul mauvais cocher.—Pâleur de Cambacérès.—L'évanouissement.—Le précepte de l'évangile.—Le sommeil sans rêves.—L'ambassadeur ottoman.—Les cachemires.—Le musulman en prières et au spectacle.

Au commencement de cette année (1803), arriva à Paris un envoyé de Tunis, qui fit hommage au premier consul, de la part du bey, de dix chevaux arabes. Le bey avait alors à craindre la colère de l'Angleterre, et il cherchait à se faire de la France une alliée puissante et capable de le protéger; il ne pouvait mieux s'adresser, car tout annonçait la rupture de cette paix d'Amiens dont toute l'Europe s'était tant réjouie. L'Angleterre ne tenait aucune de ses promesses et n'exécutait aucun des articles du traité; de son côté, le premier consul, révolté d'une si mauvaise foi et ne voulant pas en être la dupe, armait publiquement et ordonnait le complétement des cadres et une nouvelle levée de cent vingt mille conscrits. La guerre fut officiellement déclarée au mois de juin; mais il y avait déjà eu des hostilités auparavant.

À la fin de ce mois, le premier consul fit un voyage à Boulogne, et visita la Picardie, la Flandre et la Belgique, pour organiser l'expédition qu'il méditait contre les Anglais, et mettre les côtes du nord en état de défense. De retour au mois d'août à Paris, il en repartit en novembre pour une seconde visite à Boulogne. Ces courses multipliées auraient été trop fortes pour M. Hambard, premier valet de chambre, qui était depuis long-temps malade. Aussi lorsque le premier consul avait été sur le point de partir pour sa première tournée dans le nord, M. Hambard lui avait demandé la permission de ne pas en être, alléguant, ce qui était trop vrai, le mauvais état de sa santé. «Voilà comme vous êtes, dit le premier consul, toujours malade et plaignant! Et si vous restez ici, qui donc me rasera?—Mon général, répondit M. Hambard, Constant sait raser aussi bien que moi.» J'étais présent et occupé dans ce moment même à habiller le premier consul. Il me regarda et me dit: «—Eh bien! monsieur le drôle, puisque vous êtes si habile, vous allez faire vos preuves sur-le-champ; nous allons voir comment vous vous y prendrez.» Je connaissais la mésaventure du pauvre Hébert, que j'ai rapportée précédemment, et ne voulant pas en éprouver une pareille, je m'étais fait depuis long-temps apprendre à raser. J'avais payé des leçons à un perruquier pour qu'il m'enseignât son métier, et je m'étais même, à mes momens de loisir, mis en apprentissage chez lui, où j'avais indistinctement fait la barbe à toutes ses pratiques. Le menton de ces braves gens avait eu passablement à souffrir avant que j'eusse assez de légèreté dans la main pour oser approcher mon rasoir du menton consulaire. Mais à force d'expériences réitérées sur les barbes du commun, j'étais arrivé à un degré d'adresse qui m'inspirait la plus grande confiance. Aussi, sur l'ordre du premier consul, j'apprête l'eau chaude et la savonnette, j'ouvre hardiment un rasoir, et je commence l'opération. Au moment où j'allais porter le rasoir sur le visage du premier consul, il se lève brusquement, se retourne, et fixe ses deux yeux sur moi avec une expression de sévérité et d'interrogation que je ne pourrais rendre. Voyant que je ne me troublais pas, il se rassit en me disant avec plus de douceur: «Continuez;» ce que je fis avec assez d'adresse pour le rendre très-satisfait. Lorsque j'eus fini: «Dorénavant, me dit-il, c'est vous qui me raserez.» Et depuis lors, en effet, il ne voulut plus avoir d'autre barbier que moi. Dès lors aussi mon service devint beaucoup plus actif; car tous les jours j'étais obligé de paraître pour raser le premier consul, et je puis assurer que ce n'était pas chose facile à faire. Pendant la cérémonie de la barbe, il parlait souvent, lisait les journaux, s'agitait sur sa chaise, se retournait brusquement, et j'étais obligé d'user de la plus grande précaution pour ne point le blesser. Heureusement ce malheur ne m'est jamais arrivé. Quand par hasard il ne parlait pas, il restait immobile et raide comme une statue; et l'on ne pouvait lui faire baisser, ni lever, ni pencher la tête, comme il eût été nécessaire, pour accomplir plus aisément la tâche. Il avait aussi une manie singulière, qui était de ne se faire savonner et raser d'abord qu'une moitié du visage. Je ne pouvais passer à l'autre moitié que lorsque la première était finie. Le premier consul trouvait cela plus commode.

Plus tard, quand je fus devenu son premier valet de chambre, alors qu'il daignait me témoigner la plus grande bonté, et que j'avais mon franc-parler avec lui autant que son rang le permettait, je pris la liberté de l'engager à se raser lui-même; car, comme je viens de le dire, ne voulant pas se faire raser par d'autres que moi, il était obligé d'attendre que l'on m'eût fait avertir, à l'armée surtout où ses levers n'étaient pas réguliers. Il se refusa long-temps à suivre mon conseil, et toutes les fois que j'y revenais:—Ah! ah! monsieur le paresseux! me disait-il en riant; vous seriez bien aise que je fisse la moitié de votre besogne? Enfin j'eus le bonheur de le convaincre du désintéressement et de la sagesse de mes avis. Le fait est que je tenais beaucoup à le persuader; car, me figurant quelquefois ce qui serait nécessairement arrivé si une absence indispensable, une maladie ou un motif quelconque m'eût tenu éloigné du premier consul, je ne pouvais penser, sans frémir, que sa vie aurait été à la merci du premier venu. Pour lui, je suis presque sûr qu'il n'y songeait pas; car, quelques contes qu'on ait faits sur sa méfiance, il est certain qu'il ne prenait aucune précaution contre les piéges que pouvait lui tendre la trahison. Sa sécurité, sur ce point, allait même jusqu'à l'imprudence. Aussi tous ceux qui l'aimaient, et c'étaient tous ceux dont il était entouré, cherchaient-ils à remédier à ce défaut de précaution par toute la vigilance dont ils étaient capables. Je n'ai pas besoin de dire que c'était surtout cette même sollicitude pour la précieuse vie de mon maître, qui m'avait engagé à insister sur le conseil que je lui avais donné de se raser lui-même.

Les premières fois qu'il essaya de mettre mes leçons en pratique, c'était une chose plus inquiétante encore que risible de voir l'empereur (il l'était alors), qui, en dépit des principes que je venais de lui donner en les lui démontrant par des exemples réitérés, ne savait pas tenir son rasoir, le saisir à poignée par le manche, et l'appliquer perpendiculairement sur sa joue sans le coucher. Il donnait brusquement un coup de rasoir, ne manquait pas de se faire une taillade, et retirait sa main au plus vite en s'écriant:—Vous le voyez bien, drôle! vous êtes cause que je me suis coupé! Je prenais alors le rasoir, et finissais l'opération. Le lendemain, même scène que la veille, mais avec moins de sang répandu. Chaque jour ajoutait à l'adresse de l'empereur; et il finit, à force de leçons, par être assez habile pour se passer de moi. Seulement il se coupait encore de temps en temps, et alors il recommençait à m'adresser de petits reproches; mais en plaisantant et avec bonté. Au reste, de la manière dont il s'y prenait et qu'il ne voulait pas changer, il était bien impossible qu'il ne lui arrivât pas souvent de se tailler le visage; car il se rasait de haut en bas, et non de bas en haut comme tout le monde, et cette mauvaise méthode, que tous mes efforts ne purent jamais changer, ajoutée à la brusquerie habituelle de ses mouvemens, faisait que je ne pouvais m'empêcher de frémir chaque fois que je lui voyais prendre son rasoir.

Madame Bonaparte accompagna le premier consul dans le premier de ces voyages. Ce ne fut, comme dans celui de Lyon, que fêtes et triomphes continuels.

Pour l'arrivée du premier consul, les habitans de Boulogne avaient élevé des arcs-de-triomphe, depuis la porte dite de Montreuil jusqu'au grand chemin qui conduisait à sa baraque, que l'on avait faite au camp de droite. Chaque arc-de-triomphe était en feuillage, et l'on y lisait les noms des combats et batailles rangées où il avait été victorieux. Ces dômes et ces arcades de verdure et de fleurs offraient un coup-d'œil admirable. Un arc-de-triomphe, beaucoup plus haut que les autres, s'élevait au milieu de la rue de l'Écu (grande rue); l'élite des citoyens s'était rassemblée à l'entour; plus de cent jeunes personnes parées de fleurs, des enfans, de beaux vieillards et un grand nombre de braves, que le devoir militaire n'avait pas retenus au camp, attendaient avec impatience l'arrivée du premier consul. À son approche, le canon de réjouissance annonça aux Anglais, dont la flotte ne s'éloignait pas des eaux de Boulogne, l'apparition de Napoléon sur le rivage, où se rassemblait la formidable armée qu'il avait résolu de jeter sur l'Angleterre.

Le premier consul, monté sur un petit cheval gris, qui avait la vivacité de l'écureuil, mit pied à terre, et, suivi de son brillant état-major, il adressa ces paternelles paroles aux autorités de la ville: «Je viens pour assurer le bonheur de la France; les sentimens que vous manifestez, toutes vos marques de reconnaissance me touchent; je n'oublierai pas mon entrée à Boulogne, que j'ai choisi pour le centre de réunion de mes armées. Citoyens, ne vous effrayez pas de ce rendez-vous; c'est celui des défenseurs de la patrie, et bientôt des vainqueurs de la fière Angleterre.» Le premier consul continua sa marche, entouré de toute la population, qui ne le quitta qu'à la porte de sa baraque, où plus de trente généraux le reçurent. Le bruit du canon, des cloches, les cris d'allégresse ne cessèrent qu'avec ce beau jour.

Le lendemain de notre arrivée, le premier consul visita le Pont de Briques, petit village situé à une demi-lieue de Boulogne; un fermier lui lut le compliment suivant:

«Général, nous sommes ici vingt pères de famille qui vous offrons une vingtaine de gros gaillards qui sont et seront toujours à vos ordres; emmenez-les, général, ils sont capables de vous donner un bon coup de main lorsque vous irez en Angleterre. Quant à nous, nous remplirons un autre devoir; nos bras travailleront à la terre pour que le pain ne manque pas aux braves qui doivent écraser les Anglais.»

Napoléon remercia en souriant le franc campagnard, jeta un coup d'œil sur une petite maison de campagne, bâtie au bord de la grande route, et s'adressant au général Berthier, il dit: «Voilà où je veux que mon quartier-général soit établi.» Puis il piqua son cheval et s'éloigna. Un général et quelques officiers restèrent pour faire exécuter l'ordre du premier consul, qui dans la nuit même de son arrivée à Boulogne revint coucher au Pont de Briques.

On me raconta à Boulogne les détails d'un combat naval, que s'étaient livré, peu de temps avant notre arrivée, la flottille française, commandée par l'amiral Bruix, et l'escadre anglaise avec laquelle Nelson bloquait le port de Boulogne. Je les rapporterai tels qu'ils m'ont été dits, ayant trouvé des plus curieuses la manière commode dont l'amiral français dirigeait les opérations de ses marins.

Deux cents bâtimens environ tant canonnières que bombardes, bateaux plats et péniches, formaient la ligne de défense; la côte et les forts étaient hérissés de batteries. Quelques frégates se détachèrent de la station ennemie, et, précédées de deux ou trois bricks, vinrent se ranger en bataille devant la ligne et à la portée du canon de notre flottille. Alors le combat s'engagea, les boulets arrivèrent de toutes parts. Nelson, qui avait promis la destruction de la flottille, fit renforcer sa ligne de bataille de deux autres rangs de vaisseaux et de frégates; ainsi placés par échelons, ils combattirent avec une grande supériorité de forces. Pendant plus de sept heures, la mer, couverte de feu et de fumée, offrit à toute la population de Boulogne le superbe et épouvantable spectacle d'un combat naval où plus de dix-huit cents coups de canon partaient à la fois. Le génie de Nelson ne put rien contre nos marins et nos soldats. L'amiral Bruix était dans sa baraque, placée près du sémaphore des signaux. De là, il combattait Nelson, en buvant avec son état-major et quelques dames de Boulogne qu'il avait invitées à dîner. Les convives chantaient les premières victoires du premier consul, tandis que l'amiral, sans quitter la table, faisait manœuvrer la flottille au moyen des signaux qu'il ordonnait. Nelson, impatient de vaincre, fit avancer toutes ses forces navales; mais, contrarié par le vent que les Français avaient sur son escadre, il ne put tenir la promesse qu'il avait faite à Londres de brûler notre flottille. Loin de là, plusieurs de ses bâtimens furent fortement endommagés, et l'amiral Bruix voyant s'éloigner les Anglais, cria victoire, en versant le champagne à ses convives. La flottille française avait peu souffert, tandis que l'escadre ennemie était abîmée par le feu continuel de nos batteries sédentaires. Ce jour-là, les Anglais reconnurent qu'il leur serait impossible d'approcher de la côte de Boulogne, qu'ils ont depuis surnommée la Côte de Fer.

Lorsque le premier consul quitta Boulogne, il devait passer à Abbeville et y rester vingt-quatre heures. Le maire de cette ville n'avait rien négligé pour l'y recevoir dignement. Abbeville était superbe ce jour-là. On était allé enlever, avec leurs racines, les plus beaux arbres d'un bois voisin, pour former des avenues dans toutes les rues où le premier consul devait passer. Quelques habitans, propriétaires de magnifiques jardins, en avaient retiré leurs arbustes les plus rares pour les ranger sur son passage; des tapis de la manufacture de MM. Hecquet-Dorval étaient étendus par terre, pour être foulés par ses chevaux. Une circonstance imprévue troubla tout-à-coup la fête; un courrier que le ministre de la police avait expédié, arriva au moment où nous approchions de la ville. Le ministre avertissait le premier consul qu'on voulait l'assassiner à deux lieues de là; le jour et l'heure étaient indiqués.

Pour déjouer l'attentat qu'on méditait contre sa personne, le premier consul traversa la ville au galop, et, suivi de quelques lanciers, il se rendit sur le terrain où il devait être attaqué; là, il fit une halte d'environ une demi-heure, y mangea quelques biscuits d'Abbeville et repartit. Les assassins furent trompés; ils ne s'étaient préparés que pour le lendemain.

Le premier consul et madame Bonaparte continuèrent leur tournée à travers la Picardie, la Flandre et les Pays-Bas. Chaque jour arrivaient au premier consul des offres de bâtiments de guerre faites par les divers conseils généraux. On continuait à le haranguer, à lui présenter les clefs des villes comme s'il eût exercé la puissance royale. Amiens, Dunkerque, Lille, Bruges, Gand, Bruxelles, Liége, Namur se distinguèrent par l'éclat de la réception qu'ils firent aux illustres voyageurs. Les habitans de la ville d'Anvers firent présent au premier consul de six chevaux bais magnifiques. Partout aussi le premier consul laissa des marques utiles de son passage. Par ses ordres, des travaux furent aussitôt commencés pour nettoyer et améliorer le port d'Amiens. Il visita dans cette ville, et dans les autres lorsqu'il y avait lieu, l'exposition des produits de l'industrie, encourageant les fabricans par ses conseils et les favorisant par ses arrêtés. À Liége, il fit mettre à la disposition du préfet de l'Ourthe une somme de 300,000 francs pour la réparation des maisons brûlées par les Autrichiens, dans ce département, pendant les premières guerres de la révolution. Anvers lui dut son port intérieur, un bassin et des chantiers de construction. À Bruxelles, il ordonna la jonction du Rhin, de la Meuse et de l'Escaut par un canal. Il fit jeter à Givet un pont de pierre sur la Meuse, et, à Sedan, madame veuve Rousseau reçut de lui une somme de 60,000 francs pour le rétablissement de sa fabrique détruite par un incendie. Enfin, je ne saurais énumérer tous les bienfaits publics ou particuliers que le premier consul et madame Bonaparte semèrent sur leur route.

Peu de temps après notre retour à Saint-Cloud, le premier consul, se promenant en voiture dans le parc avec sa femme et M. Cambacèrès, eut la fantaisie de conduire à grandes guides les quatre chevaux attelés à sa calèche, et qui étaient de ceux qui lui avaient été donnés par les habitans d'Anvers. Il se plaça donc sur le siége, et prit les rênes des mains de César, son cocher, qui monta derrière la voiture. Ils se trouvaient en ce moment dans l'allée du fer à cheval, qui conduit à la route du pavillon Breteuil et de Ville-d'Avray. Il est dit, dans le Mémorial de Sainte-Hélène, que l'aide-de-camp, ayant gauchement traversé les chevaux, les fit emporter. César, qui me conta en détail cette fâcheuse aventure, peu de minutes après que l'accident avait eu lieu, ne me dit pas un mot de l'aide-de-camp; et, en conscience, il n'était pas besoin, pour faire verser la calèche, d'une autre gaucherie que de celle d'un cocher aussi peu expérimenté que l'était le premier consul. D'ailleurs, les chevaux étaient jeunes et ardens, et César lui-même avait besoin de toute son adresse pour les conduire. Ne sentant plus sa main, ils partirent au galop; et César, voyant la nouvelle direction qu'ils prenaient vers la droite, se mit à crier, à gauche! d'une voix de stentor. Le consul Cambacèrès, encore plus pâle qu'à l'ordinaire, s'inquiétait peu de rassurer madame Bonaparte alarmée; mais il criait de toutes ses forces:—Arrêtez! arrêtez! vous allez nous briser! Cela pouvait fort bien arriver; mais le premier consul n'entendait rien, et d'ailleurs il n'était plus maître des chevaux. Arrivé, ou plutôt emporté avec une rapidité extrême jusqu'à la grille, il ne put prendre le milieu, accrocha une borne et versa lourdement. Heureusement les chevaux s'arrêtèrent. Le premier consul, jeté à dix pas sur le ventre, s'évanouit et ne revint à lui que lorsqu'on le toucha pour le relever. Madame Bonaparte et le second consul n'eurent que de légères contusions; mais la bonne Joséphine avait horriblement souffert d'inquiétude pour son mari. Pourtant, quoiqu'il eût été rudement froissé, il ne voulut point être saigné, et se contenta de quelques frictions d'eau de Cologne, son remède favori. Le soir, à son coucher, il parla avec gaîté de sa mésaventure, de la frayeur extrême qu'avait montrée son collègue, et finit en disant «Il faut rendre à César ce qui est à César; qu'il garde son fouet, et que chacun fasse son métier.» Il convenait toutefois, malgré ses plaisanteries, qu'il ne s'était jamais cru lui-même si près de la mort, et que même il se tenait pour avoir été bien mort pour quelques secondes. Je ne me souviens pas si c'est à cette occasion, ou dans un autre moment, que j'ai entendu dire à l'empereur que la mort n'était qu'un sommeil sans rêves.

Au mois d'octobre de cette année, le premier consul reçut en audience publique Haled-Effendi, ambassadeur de la Porte Ottomane.

L'arrivée de l'ambassadeur Turc fit sensation aux Tuileries, parce qu'il apportait une grande quantité de cachemires au premier consul, qu'on était sûr qu'ils seraient distribués, et que chaque femme se flattait d'être favorablement traitée. Je crois que sans son costume étranger, et surtout sans ses cachemires, il aurait produit peu d'effet sur des gens déjà habitués à voir des princes souverains faire la cour au chef du gouvernement, chez lui et chez eux. Son costume même n'était pas plus remarquable que celui de Roustan, auquel on était accoutumé, et quant à ses saluts, ils n'étaient guère plus bas que ceux des courtisans ordinaires du premier consul. À Paris, on dit que l'enthousiasme dura plus long-temps. C'est si drôle d'être Turc! Quelques dames eurent l'honneur de voir manger l'ambassadeur barbu; il fut poli et même galant avec elles, et leur fit quelques cadeaux qui furent très-vantés. Il n'avait pas les mœurs trop musulmanes et ne fut pas très-effrayé de voir, sans un voile sur le visage, nos jolies Parisiennes. Un jour, qu'il passa presque entier à Saint-Cloud, je le vis faire sa prière. C'était dans la cour d'honneur, sur un large parapet bordé d'une balustrade en pierre. L'ambassadeur fit étendre des tapis du côté des appartemens qui, depuis, furent ceux du roi de Rome, et là il fit ses génuflexions, aux yeux de plusieurs personnes de la maison qui, par discrétion, se tinrent derrière les croisées. Le soir il assista au spectacle. On donnait, je crois, Zaïre ou Mahomet; il n'y comprit rien.


CHAPITRE XII.

Nouveau voyage à Boulogne.—Visite de la flottille, et revue des troupes.—Jalousie de la ligne contre la garde.—Le premier consul au camp.—Colère du général contre les soldats.—Ennuis des officiers et plaisirs du camp.—Timidité des Boulonnaises.—Jalousie des maris.—Visites des Parisiennes, des Abbevilloises, des Dunkerquoises et des Amiennoises, au camp de Boulogne.—Soirées chez la maîtresse du colonel Joseph Bonaparte.—Les généraux Soult, Saint-Hilaire et Andréossy.—La femme adroite et les deux amans heureux.—Curiosité du premier consul.—Le premier consul pris pour un commissaire des guerres.—Commencement de la faveur du général Bertrand.—L'ordonnateur Arcambal et les deux visiteurs.—Le premier consul épiant son frère, qui feint de ne pas le reconnaître.—Le premier consul et les jeux innocens.—Le premier consul n'a rien à donner pour gage.—Billet doux du premier consul.—Combat naval.—Le premier consul commande une manœuvre et se trompe.—Erreur reconnue et silence du général.—Le premier consul pointe les canons et fait rougir les boulets.—Combat de deux Picards.—Explosion continuelle.—Dîner au bruit du canon.—Frégate anglaise démâtée, et le brick coulé bas.

Au mois de novembre de cette année, le premier consul retourna à Boulogne pour visiter la flottille et passer la revue des troupes qui s'y étaient déjà rassemblées, dans les camps destinés à l'armée avec laquelle il se proposait de descendre en Angleterre. J'ai conservé quelques notes, et encore plus de souvenirs sur mes différens séjours à Boulogne. Jamais l'empereur ne déploya autre part une plus grande puissance militaire. Jamais on ne vit réunies sur un même point, de plus belles troupes ni de plus prêtes à marcher au moindre signe de leur chef. Il n'est donc pas suprenant que j'aie retrouvé dans ma mémoire sur cette époque, des détails que personne, je crois, n'a encore imaginé de publier. Personne aussi, si je ne me trompe, n'a pu être mieux en état que moi de les connaître. Au reste, le lecteur va être à même d'en juger.

Dans les différentes revues que passait le premier consul, il semblait vouloir exciter l'enthousiasme des soldats et leur attachement à sa personne, par l'attention avec laquelle il saisissait toutes les occasions de flatter leur amour-propre.

Un jour, ayant particulièrement remarqué l'excellente tenue des 36e, 57e régimens de ligne et 10e d'infanterie légère, il fit sortir des rangs tous les chefs, depuis les caporaux jusqu'aux colonels, et se mettant au milieu d'eux, il leur témoigna sa satisfaction en leur rappelant les occasions où, sous le feu du canon, il avait été à même de faire sur ces trois braves régimens des remarques avantageuses. Il complimenta les sous-officiers sur la bonne éducation des soldats, et les capitaines et les chefs de bataillon sur l'ensemble et la précision des manœuvres. Enfin, chacun eut sa part d'éloges.

Cette flatteuse distinction n'excita point la jalousie des autres corps de l'armée; chaque régiment avait eu dans cette journée sa part plus ou moins grande de complimens, et quand la revue fut terminée, ils regagnèrent paisiblement leurs cantonnemens. Mais les soldats des 36e, 57e et 10e, tout fiers d'avoir été favorisés si spécialement, allèrent dans l'après-midi porter leur triomphe dans une guinguette fréquentée par les grenadiers de la garde à cheval. On commença par boire tranquillement, en parlant de campagnes, de villes prises, du premier consul, enfin de la revue du matin: alors, des jeunes gens de Boulogne qui s'étaient mêlés aux buveurs, s'avisèrent de chanter des couplets de composition toute récente, dans lesquels on portait aux nues la bravoure, les exploits des trois régimens, sans y mêler un mot pour le reste de l'armée, pas même pour la garde; et c'était dans la guinguette favorite des grenadiers de la garde, que ces couplets étaient chantés! Ceux-ci gardèrent d'abord un morne silence; mais bientôt, poussés à bout, ils protestèrent à haute voix contre ces couplets, qu'ils trouvaient, disaient-ils, détestables. La querelle s'engagea d'une façon très-vive, on cria beaucoup, on se dit des injures, puis on se sépara, sans trop de bruit pourtant, en se donnant rendez-vous pour le lendemain, à quatre heures du matin, aux environs de Marquise, petit village qui est à deux lieues de Boulogne. Il était fort tard, le soir, quand les soldats quittèrent la guinguette.

Plus de deux cents grenadiers de la garde se rendirent séparément au lieu du rendez-vous, et trouvèrent le terrain occupé par un nombre à peu près égal de leurs adversaires des 36e, 57e et 10e. Sans explications, sans tapage, ils mirent tous le sabre à la main, et se battirent pendant plus d'une heure avec un sang-froid effrayant. Un nommé Martin, grenadier de la garde, homme d'une taille gigantesque, tua de sa main sept ou huit soldats du 10e. Ils se seraient probablement massacrés tous, si le général Saint-Hilaire, prévenu trop tard de cette sanglante querelle, n'eût pas fait aussitôt partir un régiment de cavalerie, qui mit fin au combat. Les grenadiers avaient perdu dix hommes, et les soldats de la ligne treize: les blessés étaient de part et d'autre en très-grand nombre.

Le premier consul alla au camp le lendemain, fit amener devant lui les provocateurs de cette terrible scène, et leur dit d'une voix sévère: «Je sais pourquoi vous vous êtes battus; plusieurs braves ont succombé dans une lutte indigne d'eux et de vous. Vous serez punis. J'ai ordonné qu'on imprimât les couplets, cause de tant de malheurs. Je veux qu'en apprenant votre punition, les Boulonnais sachent que vous avez démérité de vos frères d'armes.»

Cependant les troupes, et surtout les officiers, commençaient à s'ennuyer de leur séjour à Boulogne, ville moins propre que toute autre, peut-être, à leur rendre supportable une existence inactive. On ne murmurait pas néanmoins, parce que jamais, où était le premier consul, les murmures n'avaient pu trouver place; mais on pestait tout bas de se voir retenu au camp ou dans le port, ayant l'Angleterre devant soi, à neuf ou dix lieues de distance. Les plaisirs étaient: rares à Boulogne; les Boulonnaises, jolies femmes en général, mais extrêmement timides, n'osaient pas former de réunions chez elles, dans la crainte de déplaire à leurs maris, gens fort jaloux, comme le sont tous les Picards. Il y avait pourtant un beau salon, dans lequel on aurait pu facilement donner des bals et des soirées; mais, quoiqu'elles en eussent bien envie, ces dames n'osaient pas s'en servir; il fallut qu'un certain nombre de belles Parisiennes, touchées du triste sort de tant de braves et beaux officiers, vinssent à Boulogne pour charmer les ennuis d'un si long repos. L'exemple des Parisiennes piqua les Abbevilloises, les Dunkerquoises, les Amiennoises, et bientôt Boulogne fut rempli d'étrangers et d'étrangères qui venaient faire les honneurs de la ville.

Entre toutes ces dames, celle qui se faisait principalement remarquer par un excellent ton, beaucoup d'esprit et de beauté, était une Dunkerquoise nommée madame F..., excellente musicienne, pleine de gaîté, de grâces et de jeunesse; il était impossible que madame F... ne fit point tourner bien des têtes. Le colonel Joseph, frère du premier consul, le général Soult, qui fut depuis maréchal, les généraux Saint-Hilaire et Andréossy, et quelques autres grands personnages, furent à ses pieds. Deux seulement, dit-on, réussirent à s'en faire aimer, et de ces deux, l'un était le colonel Joseph, qui passa bientôt dans la ville pour l'amant préféré de madame F.... La belle Dunkerquoise donnait souvent des soirées, auxquelles le colonel Joseph ne Manquait jamais d'assister. Parmi tous ses rivaux, et certes il en avait bon nombre, un seul lui portait ombrage; c'était le général en chef Soult. Cette rivalité ne nuisait point aux intérêts de madame F...; en habile tacticienne, elle provoquait adroitement la jalousie de ses deux soupirans, en acceptant tour à tour de chacun d'eux les complimens, les bouquets de roses, et mieux que cela quelquefois.

Le premier consul, informé des amours de son frère, eut un soir la fantaisie d'aller s'égayer au petit salon de madame F..., qui était tout bonnement une chambre au premier étage de la maison d'un menuisier, dans la rue des Minimes. Pour ne pas être reconnu, il s'habilla en bourgeois, et mit une perruque et des lunettes. Il mit dans sa confidence le général Bertrand, qui était déjà en grande faveur auprès de lui, et qui eut soin de faire aussi tout ce qui pouvait le rendre méconnaissable.

Ainsi déguisés, le premier consul et son compagnon se présentèrent chez madame F..., et demandèrent monsieur l'ordonnateur Arcambal. Le plus sévère incognito fut recommandé à M. Arcambal par le premier consul, qui n'aurait pas voulu, pour tout au monde, être reconnu. M. Arcambal promit le secret. Les deux visiteurs furent annoncés sous le titre de commissaires des guerres.

On jouait à la bouillotte: l'or couvrait les tables, et le jeu et le punch absorbaient à un tel point l'attention des joyeux habitués qu'aucun d'eux ne prit garde aux personnages qui venaient d'entrer. Quant à la maîtresse du logis, elle n'avait jamais vu de près le premier consul ni le général Bertrand; en conséquence, il n'y avait rien à craindre de son côté. Je crois bien que le colonel Joseph reconnut son frère, mais il ne le fit pas voir.

Le premier consul, évitant de son mieux les regards, épiait ceux de son frère et de madame F.... Convaincu de leur intelligence, il se disposait à quitter le salon de la jolie Dunkerquoise, lorsque celle-ci, tenant beaucoup à ce que le nombre de ses convives ne diminuât pas encore, courut aux deux faux commissaires des guerres, et les retint gracieusement, en leur disant qu'on allait jouer aux petits jeux, et qu'ils ne s'en iraient pas avant d'avoir donné des gages. Le premier consul ayant consulté des yeux le général Bertrand, trouva plaisant de rester pour jouer aux jeux innocens.

Effectivement, au bout de quelques minutes, sur la demande de madame F..., les joueurs désertèrent la bouillotte, et vinrent se ranger en cercle autour d'elle. On commença par danser la boulangère; puis les jeux innocens allèrent leur train. Le tour vint au premier consul de donner un gage. Il fut d'abord très-embarrassé, n'ayant sur lui qu'un morceau de papier sur lequel il avait crayonné les noms de quelques colonels; il confia pourtant ce papier à madame F..., en la priant de ne point l'ouvrir. La volonté du premier consul fut respectée, et le papier, jusqu'à ce que le gage eût été racheté, resta fermé sur les genoux de la belle dame. Ce moment arriva, et l'on imposa au grand capitaine la singulière pénitence de faire le portier, tandis que madame F..., avec le colonel Joseph, feraient le voyage à Cythère dans une pièce voisine. Le premier consul s'acquitta de bonne grâce du rôle qu'on lui faisait jouer; puis, après les gages rendus, il fit signe au général Bertrand de le suivre. Ils sortirent, et bientôt le menuisier, qui demeurait au rez-de-chaussée, monta pour remettre un petit billet à madame F.... Ce billet était ainsi conçu:

«Je vous remercie, madame, de l'aimable accueil que vous m'avez fait. Si vous venez un jour dans ma baraque, je ferai encore le portier, si bon vous semble; mais cette fois je ne laisserai point à d'autres le soin de vous accompagner dans le voyage à Cythère.

Signé Bonaparte

La jolie Dunkerquoise lut tout bas le billet; mais elle ne laissa point ignorer aux donneurs de gages qu'ils avaient reçu la visite du premier consul. Au bout d'une heure on se sépara, et madame F... resta seule à réfléchir sur la visite et le billet du grand homme.

Ce fut durant ce même séjour qu'il y eut dans la rade de Boulogne un combat terrible pour protéger l'entrée dans le port, d'une flottille composée de vingt ou trente bâtimens, qui venaient d'Ostende, de Dunkerque et de Nienport, chargés de munitions pour la flotte nationale.

Une magnifique frégate, portant du canon de trente-six, un cottre et un brick de premier rang s'étaient détachés de la croisière anglaise, afin de couper le chemin à la flottille batave; mais on les reçut de manière à leur ôter l'envie d'y revenir.

Le port de Boulogne était défendu par cinq forts: le fort de la Crèche, le fort en Bois, le fort Musoir, la tour Croï et la tour d'Ordre, tous garnis de canons et d'obusiers avec un luxe extraordinaire. La ligne d'embossage qui barrait l'entrée se composait de deux cent cinquante chaloupes canonnières et autres bâtimens; la division des canonnières impériales en faisait partie.

Chaque chaloupe portait trois pièces de canon de vingt-quatre, deux pièces de chasse et une de retraite. Cinq cents bouches à feu jouaient donc sur l'ennemi, indépendamment de toutes les batteries des forts. Toutes les pièces de canon tiraient plus de trois coups par minute.

Le combat commença à une heure après midi. Il faisait un temps superbe. Au premier coup de canon, le premier consul quitta le quartier-général du Pont de Briques, et vint au galop, suivi de son état-major, pour donner ses ordres à l'amiral Bruix. Bientôt, voulant observer par lui-même les mouvemens de défense, et contribuer à les diriger, il se jeta, suivi de l'amiral et de quelques officiers, dans un canot que des marins de la garde conduisaient.

C'est ainsi que le premier consul se porta au milieu des bâtimens qui formaient la ligne d'embossage, à travers mille dangers et une grêle d'obus, de bombes et de boulets. Ayant l'intention de débarquer à Wimereux après avoir parcouru la ligne, il fit tourner vers la tour Croï, disant qu'il fallait la doubler. L'amiral Bruix, effrayé du péril qu'on allait courir inutilement, représenta au premier consul l'imprudence de cette manœuvre: «Que gagnerons-nous, disait-il, à doubler ce fort? rien, que des boulets.... Général, en le tournant nous arriverions aussi tôt.» Le premier consul n'était pas de l'avis de l'amiral; il s'obstinait à vouloir doubler la tour; l'amiral, au risque d'être disgracié, donna des ordres contraires aux marins; et le premier consul se vit obligé de passer derrière le fort, très-irrité et faisant à l'amiral des reproches qui cessèrent bientôt: car à peine le canot était-il passé, qu'un bateau de transport, qui avait doublé la tour Croï, fut écrasé et coulé bas par trois ou quatre obus.

Le premier consul se tut, en voyant combien l'amiral avait eu raison, et le reste du chemin se fit sans encombre jusqu'au petit port de Wimereux. Arrivé là, il monta sur la falaise pour encourager les canonniers. Il leur parlait à tous, leur frappait sur l'épaule, les engageant à bien pointer. «Courage, mes amis, disait-il, songez que vous combattez des gaillards qui tiendront long-temps; renvoyez-les avec les honneurs de la guerre.» Et regardant la belle résistance et les manœuvres majestueuses de la frégate, il demandait: «Croyez-vous, mes enfans, que le capitaine soit anglais? je ne le pense pas.»

Les artilleurs, enflammés par les paroles du premier consul redoublaient d'ardeur et de vitesse. «Tenez, mon général, s'écria l'un d'eux, à la frégate, le beaupré va descendre!» Il avait bien dit, le mât de beaupré fut coupé en deux par le boulet. «Donnez vingt francs à ce brave,» dit le premier consul en s'adressant aux officiers qui l'avaient suivi.

À côté des batteries de Wimereux était une forge pour faire rougir les boulets. Le premier consul regardait travailler les forgerons, et leur donnait des conseils. «Ce n'est pas assez rouge, mes enfans; il faut leur envoyer plus rouge que ça... allons! allons!» L'un d'eux l'avait connu lieutenant d'artillerie, et disait à ses camarades: «Il s'entend joliment à ces petites choses-là... tout comme aux grandes, allez!»

Ce jour-là, deux soldats sans armes, qui, placés sur la falaise, regardaient les manœuvres, se prirent de querelle d'une manière très-plaisante. «Tiens, dit l'un, vois-tu l'pio caporal, là-bas? (ils étaient tous deux Picards.)—Mais non, je ne l'vois point.—Tu ne l'vois point dans son canot?—Ah! si... mais il n'y pens' point, bien sûr; s'il y arrivait queuq' tape, il ferait pleurer toute l'armée. Pourquoi qu'i s'expose comme ça?—Dame, c'est sa place.—Mais, non.—Mais, si.—Mais, non... Voyons, qu'est-ce que tu ferais d'main, toi, si l'pio caporal était f...—Eh! puisqu'j'te dis qu'c'est sa place, etc.; et n'ayant point, à ce qu'il paraît, d'argumens assez forts de part et d'autre, ils en vinrent à se battre à coups de poing. On eut beaucoup de peine à les séparer.

Le combat avait commencé à une heure après midi; à dix heures du soir environ, la flottille batave entra dans le port au milieu du feu le plus horrible que j'aie jamais vu. Dans cette obscurité, les bombes qui se croisaient en tous sens formaient au dessus du port et de la ville un berceau de feu. L'explosion continuelle de toute cette artillerie était répétée par les échos des falaises avec un fracas épouvantable; et, chose singulière, personne dans la ville n'avait peur. Les Boulonnais avaient pris l'habitude du danger; ils s'attendaient tous les jours à quelque chose de terrible; ils avaient toujours sous les yeux des préparatifs d'attaque ou de défense; ils étaient devenus soldats à force d'en voir. Ce jour-là, on dîna au bruit du canon, mais tout le monde dîna: l'heure du repas ne fut ni avancée ni reculée. Les hommes allaient à leurs affaires, les femmes s'occupaient de leur ménage, les jeunes filles touchaient du piano... Tous voyaient avec indifférence les boulets passer au dessus de leurs têtes, et les curieux que l'envie de voir le combat avait attirés sur les falaises, ne paraissaient guère plus émus qu'on ne l'est ordinairement en voyant jouer une pièce militaire chez Franconi.

J'en suis encore à me demander comment trois vaisseaux ont pu supporter pendant plus de neuf heures un choc aussi violent. Au moment où la flottille entra dans le port, le cutter anglais avait coulé bas, le brick avait été brûlé par les boulets rouges, il ne restait que la frégate, avec ses mâtures fracassées, ses voiles déchirées, et pourtant elle tenait encore, immobile comme un roc. Elle était si près de la ligne d'embossage, que les marins pouvaient, de part et d'autre, se reconnaître et se compter. Derrière elle, à distance raisonnable se trouvaient plus de cent voiles anglaises. Enfin, à dix heures passées, un signal parti de l'amiral anglais fit virer de bord la frégate, et le feu cessa. La ligne d'embossage ne fut pas fortement endommagée dans ce long et terrible combat, parce que les bordées de la frégate portaient presque toujours dans les mâtures, et jamais dans le corps des chaloupes. Le brick et le cutter firent plus de mal.


CHAPITRE XIII.

Retour à Paris du premier consul.—Arrivée du prince Camille Borghèse.—Pauline Bonaparte et son premier mari, le général Leclerc.—Amour du général pour sa femme.—Portrait du général Leclerc.—Départ du général pour Saint-Domingue.—Le premier consul ordonne aussi le départ de sa sœur.—Révolte de Christophe et de Dessalines.—Arrivée au Cap, du général et de sa femme.—Courage de madame Leclerc.—Insurrection des noirs.—Les débris de l'armée de Brest, et douze mille nègres révoltés.—Valeur héroïque du général en chef, atteint d'une maladie mortelle.—Courage de madame Leclerc.—Noblesse et intrépidité.—Pauline sauvant son fils.—Mort du général Leclerc.—Mariage de Pauline.—Chagrin de Lafon, et réponse de mademoiselle Duchesnois.—M. Jules de Canouville, et la princesse Borghèse.—Disgrâce de la princesse auprès de l'empereur.—Générosité de la princesse pour son frère.—La seule amie qui lui reste.—Les diamans de la princesse dans la voiture de l'empereur à la bataille de Waterloo.


Le premier consul quitta Boulogne pour retourner à Paris, où il voulait assister au mariage d'une de ses sœurs. Le prince Camille Borghèse, descendant de la plus noble famille de Rome, y était déjà arrivé pour épouser madame Pauline Bonaparte, veuve du général Leclerc, mort de la fièvre jaune à Saint-Domingue.

Je me souviens d'avoir vu ce malheureux général, chez le premier consul, quelque temps avant son départ pour la funeste expédition qui lui coûta la vie, et à la France la perte de tant de braves soldats, et un argent énorme. Le général Leclerc, dont le nom est aujourd'hui à peu près oublié, ou même, en quelque sorte, voué au mépris, était un homme doux et bienveillant. Il était passionnément amoureux de sa femme, dont la légèreté, pour ne pas dire plus, le désolait, et le jetait dans une mélancolie profonde et habituelle qui faisait peine à voir. La princesse Pauline (qui était loin encore d'être princesse) l'avait pourtant épousé librement et par choix; ce qui ne l'empêchait pas de tourmenter son mari par des caprices sans fin, et en lui répétant cent fois le jour qu'il était trop heureux d'avoir pour femme une sœur du premier consul. Je suis convaincu qu'avec ses goûts simples et son humeur pacifique, le général Leclerc aurait mieux aimé beaucoup moins d'éclat et plus de repos.

Le premier consul avait exigé que sa sœur accompagnât le général à Saint-Domingue. Il lui avait fallu obéir et quitter Paris, où elle tenait le sceptre de la mode, et éclipsait toutes les femmes par son élégance et sa coquetterie, autant que par son incomparable beauté, pour aller braver un climat dangereux et les féroces compagnons de Christophe et de Dessalines. À la fin de l'année 1801, le vaisseau amiral l'Océan avait mis à la voile, de Brest, conduisant au Cap le général Leclerc, sa femme et leur fils.

Arrivée au Cap, la conduite de madame Leclerc fut au dessus de tout éloge. Dans plus d'une occasion, mais particulièrement dans celle que je vais essayer de rappeler, elle déploya un courage digne de son nom et de la situation de son mari. Je tiens ces détails d'un témoin oculaire, que j'ai connu à Paris au service de la princesse Pauline.

Le jour de la grande insurrection des noirs, en septembre 1802, les bandes de Christophe et de Dessalines, composées de plus de 12,000 nègres exaspérés par leur haine contre les blancs, et par la certitude que s'ils succombaient, il ne leur serait point fait de quartier, vinrent donner l'assaut à la ville du Cap, qui n'était défendue que par un millier de soldats. C'étaient les seuls restes de cette nombreuse armée qui était sortie de Brest, un an auparavant, si brillante et si pleine d'espérance. Cette poignée de braves, la plupart minés par la fièvre, ayant à sa tête le général en chef de l'expédition, déjà souffrant lui-même de la maladie dont il mourut, repoussa avec des efforts inouïs et une valeur héroïque les attaques multipliées des noirs.

Pendant le combat, où la fureur, sinon le nombre et la force, était égale des deux côtés, madame Leclerc était avec son fils, et sous la garde d'un ami dévoué qui n'avait à ses ordres qu'une faible compagnie d'artillerie, dans la maison où son mari avait fixé sa résidence, au pied des mornes qui bordent la côte. Le général en chef, craignant que cette résidence ne fût surprise par un parti ennemi, et ne pouvant d'ailleurs prévoir l'issue de la lutte qu'il soutenait au haut du cap où se livraient les assauts les plus acharnés des noirs, envoya l'ordre de transporter à bord de la flotte française sa femme et son fils. Pauline n'y voulut point consentir. Toujours fidèle à la fierté que lui inspirait son nom (mais cette fois il y avait dans sa fierté autant de grandeur que de noblesse), elle dit aux dames de la ville qui s'étaient réfugiées auprès d'elle, et la conjuraient de s'éloigner, en lui faisant une effrayante peinture des horribles traitemens auxquels des femmes seraient exposées de la part des nègres: «Vous pouvez partir? vous. Vous n'êtes point sœur de Bonaparte.»

Cependant le danger devenant plus pressant de minute en minute, le général Leclerc envoya un aide-de-camp à la résidence, et il lui fut enjoint, en cas d'un nouveau refus de Pauline, de l'enlever de force, et de la porter à bord malgré elle. L'officier se vit obligé d'exécuter cet ordre à la rigueur. Madame Leclerc fut retenue de force dans un fauteuil porté par quatre soldats. Un grenadier marchait à côté d'elle, portant dans son bras le fils de son général; et pendant cette scène de fuite et de terreur, l'enfant, déjà digne de sa mère, jouait avec le panache de son conducteur. Suivie de son cortége de femmes tremblantes et en pleurs, dont son courage était le seul rempart pendant ce trajet périlleux, Pauline fut ainsi transportée jusqu'au bord de la mer. Mais, au moment où on allait la déposer dans la chaloupe, un autre aide-de-camp de son mari lui apporta la nouvelle de la déroute des noirs. «Vous le voyez bien, dit-elle en retournant à la résidence; j'avais raison de ne pas vouloir m'embarquer.» Elle n'était pourtant pas encore hors de tout danger. Une troupe de nègres, faisant partie de l'armée qui venait d'être si miraculeusement repoussée, et cherchant elle-même à opérer sa retraite dans les moles, rencontra la faible escorte de madame Leclerc. Les insurgés firent mine de vouloir l'attaquer; il fallut les écarter à coups de fusil tirés presque à bout portant. Au milieu de cette échaufourée, Pauline conserva une imperturbable présence d'esprit.

On ne manqua point de rapporter au premier consul toutes ces circonstances, qui faisaient tant d'honneur à madame Leclerc; son amour-propre en fut flatté, et je crois que ce fut au prince Borghèse qu'il dit un jour à son lever: «Pauline était prédestinée à épouser un Romain; car, de la tête aux pieds, elle est toute Romaine.»

Malheureusement ce courage, qu'un homme aurait pu lui envier, n'était pas accompagné chez la princesse Pauline de ces vertus, moins brillantes et plus modestes, mais aussi plus nécessaires à une femme, et que l'on a droit d'attendre d'elle, plutôt que l'audace et que le mépris du danger.

Je ne sais s'il est vrai, comme on l'a écrit quelque part, que madame Leclerc, lorsqu'elle fut obligée de partir pour Saint-Domingue, avait de l'affection pour un acteur du Théâtre-Français. Je ne pourrais pas dire non plus si en effet mademoiselle Duchesnois eut la naïveté de s'écrier devant cent personnes, à propos de ce départ: «Lafon ne s'en consolera pas; il est capable d'en mourir!» Mais ce que j'ai pu savoir par moi-même, des faiblesses de cette princesse, me porterait assez à croire cette anecdote.

Tout Paris a connu la faveur particulière dont elle honora M. Jules de Canouville,[9] jeune et brillant colonel, beau, brave, d'une tournure parfaite et d'une étourderie qui lui valait ses innombrables succès auprès de certaines femmes, quoiqu'il usât fort peu de discrétion avec elles. La liaison de la princesse Pauline avec cet aimable officier fut la plus durable quelle ait jamais formée. Par malheur ils n'étaient pas plus réservé l'un que l'autre, et leur mutuelle tendresse acquit en peu de temps une scandaleuse publicité. J'aurai occasion plus tard de raconter, en son lieu, l'aventure qui causa la disgrâce, l'éloignement et peut-être la mort du colonel de Canouville, dont toute l'armée pleura la perte si prématurée et surtout si cruelle, puisque ce ne fut pas d'un boulet ennemi qu'il fut frappé.[10]

Au reste, quelle qu'ait été la faiblesse de la princesse Pauline pour ses amans, et quoique l'on en pût citer les plus incroyables exemples, sans toutefois sortir de la vérité, son dévouement admirable à la personne de S. M. l'empereur, en 1814, doit faire traiter ses fautes avec indulgence.

Cent fois l'étourderie de sa conduite, et surtout son manque d'égards et de respect pour l'impératrice Marie-Louise, avait irrité l'empereur contre la princesse Borghèse. Il finissait toujours par lui pardonner. Cependant à l'époque de la chute de son auguste frère, elle était de nouveau dans sa disgrâce. Informée que l'île d'Elbe avait été assignée pour prison à l'empereur, elle courut s'y enfermer avec lui, abandonnant Rome et l'Italie, dont les plus beaux palais étaient à elle. Avant la bataille de Waterloo, Sa Majesté, dans ce moment de crise, retrouva toujours fidèle le cœur de sa sœur Pauline. Craignant pour lui le manque d'argent, elle lui envoya ses plus riches parures de diamans, dont le prix était énorme. Elles se trouvaient dans la voiture de l'empereur, qui fut prise à Waterloo, et exposée à la curiosité des habitans de Londres. Mais les diamans ont été perdus, du moins pour leur légitime propriétaire.


CHAPITRE XIV.

Arrestation du général Moreau.—Constant envoyé en observateur.—Le général Moreau marié par madame Bonaparte.—Mademoiselle Hulot.—Madame Hulot.—Hautes prétentions.—Opposition de Moreau.—Ses railleries.—Intrigues et complots des mécontens.—Témoignages d'affection donnés par le premier consul au général Moreau.—Ce que dit et fait l'empereur le jour de l'arrestation des aides-de-camp de Moreau.—Le compagnon d'armes du général Foy.—Enlèvement.—Rigueur excessive envers le colonel Delélée.—Ruse d'un enfant.--Mesures arbitraires.—Inflexibilité de l'empereur.—Les députés de Besançon et le maréchal M....—Terreur panique et fermeté.—Les amis de cour.—Une audience solennelle aux Tuileries.—Réception des Bisontins.—Réponse courageuse.—Réparation.—Changement à vue.—Les anciens camarades.—Le chef d'état-major de l'armée de Portugal.—Mort prématurée.—Surveillance exercée sur les gens de la maison de l'empereur à chaque nouvelle conspiration.—Le gardien du porte-feuille.—Registres des concierges.—Jalousie de l'empereur excitée par un nom suspect.


Le jour de l'arrestation du général Moreau, le premier consul était dans une grande agitation. La matinée se passa en allées et venues de ses émissaires et des agens de la police. Des mesures avaient été prises pour que l'arrestation se fît à la même heure, soit à Gros-Bois, soit à l'hôtel du général, rue du Faubourg-Saint-Honoré. Le premier consul se promenait fort soucieux dans sa chambre. Il me fit venir et m'ordonna d'aller devant la maison du général Moreau (celle de Paris) observer si l'arrestation avait lieu, s'il y avait du tumulte, et de revenir promptement lui faire mon rapport. J'obéis; mais rien d'extraordinaire ne se passait dans l'hôtel, et je ne vis que quelques limiers de police se promenant dans la rue, l'œil sur la porte de la maison habitée par l'homme qu'on leur avait marqué pour leur proie. Ma présence pouvant être remarquée, je m'éloignai, et en retournant au château, j'appris que le général Moreau avait été arrêté sur la route en revenant à Paris de la terre de Gros-Bois, qu'il vendit quelques mois plus tard au maréchal Berthier, avant de partir pour les États-Unis. Je pressai le pas et courus annoncer au premier consul la nouvelle de l'arrestation. Il la savait déjà et ne me répondit rien. Il était toujours pensif et rêveur, comme dans la matinée.

Puisque je me trouve amené à parler du général Moreau, je rappellerai par quelles fatales circonstances il fut poussé à flétrir sa gloire. Madame Bonaparte l'avait marié à mademoiselle Hulot, son amie, et, comme elle, créole de l'île de France. Cette jeune personne, douce, aimable et pleine des qualités qui font la bonne épouse et la bonne mère, aimait passionément son mari; elle était fière de ce nom glorieux, qui l'entourait de respects et d'honneurs. Mais, par malheur, elle avait la plus grande déférence pour sa mère, dont l'ambition était grande, et qui ne désirait pas moins que de voir sa fille assise sur un trône. L'empire qu'elle avait sur madame Moreau ne tarda pas à s'étendre au général lui-même, qui, dominé par ses conseils, devint sombre, rêveur, mélancolique, et perdit pour jamais cette tranquillité d'esprit qui le distinguait. Dès lors la maison du général fut ouverte aux intrigues, aux complots; tous les mécontens, et le nombre en était grand, s'y donneront rendez-vous; dès lors le général prit à tâche de désapprouver tous les actes du premier consul: il s'opposa au rétablissement du culte, il traita d'enfantillage et de ridicule momerie l'institution de la Légion-d'honneur. Ces inconséquences graves, et bien d'autres encore, arrivèrent, comme bien on pense, aux oreilles du premier consul, qui refusa d'abord d'y ajouter foi; mais comment aurait-il pu rester sourd à des propos qui revenaient tous les jours avec plus de force, et sans doute envenimés par la malveillance?

À mesure que les discours imprudens du général contribuaient à le perdre dans l'esprit du premier consul, sa belle-mère, par une obstination dangereuse, l'encourageait dans son opposition, persuadée, disait-elle, que l'avenir ferait justice du présent; elle ne croyait pas si bien dire. Le général donna tête baissée dans l'abîme qui s'ouvrait devant lui. Combien sa conduite fut en opposition avec son caractère! Il avait pour les Anglais une aversion prononcée, il détestait les chouans et tout ce qui tenait à l'ancienne noblesse. D'ailleurs un homme comme le général Moreau, après avoir si glorieusement servi sa patrie, n'était pas fait pour porter les armes contre elle. Mais on l'abusait, il s'abusait lui-même en se croyant propre à jouer un grand rôle politique. Il fut perdu par la flatterie d'un parti qui soulevait le plus d'inimitiés qu'il pouvait contre le premier consul, en éveillant la jalousie de ses anciens compagnons d'armes.

J'ai vu plus d'un témoignage d'affection donné par le premier consul au général Moreau. Dans le cours d'une visite de celui-ci aux Tuileries, et pendant qu'il s'entretenait avec le premier consul, survint le général Carnot, qui arrivait de Versailles avec une paire de pistolets d'un travail précieux, et dont la manufacture de Versailles faisait hommage au premier consul. Prendre ces deux belles armes des mains du général Carnot, les admirer un moment et les offrir ensuite au général Moreau en lui disant: «Tenez; ma foi, ils ne pouvaient venir plus à propos,» tout cela se fit plus vite que je ne puis l'écrire. Le général fut on ne peut plus flatté de cette preuve d'amitié, et remercia vivement le premier consul.

Le nom et le procès du général Moreau me rappellent l'histoire d'un brave officier, qui se trouva compromis dans cette malheureuse affaire, et ne sortit de peine, après plusieurs années de disgrâce, que par le courage avec lequel il osa s'exposer au courroux de l'empereur. L'authenticité des détails que je vais rapporter pourrait être attestée, au besoin, par des personnes vivantes, que j'aurai occasion de nommer dans mon récit, et dont aucun lecteur ne songerait à récuser le témoignage.

La disgrâce du général Moreau s'étendit d'abord à tous ceux qui lui appartenaient: on connaissait l'affection et le dévonement que lui portaient les militaires, officiers ou soldats, qui avaient servi sous ses ordres. Ses aides-de-camp furent arrêtés, même ceux qui n'étaient pas à Paris.

L'un d'eux, le colonel Delélée, était depuis plusieurs mois en congé à Besançon, se reposant de ses campagnes dans le sein de sa famille, et auprès d'une jeune femme qu'il venait d'épouser; du reste, s'occupant fort peu des affaires politiques, beaucoup de ses plaisirs, et point du tout de conspirations. Camarade et frère d'armes des colonels Guilleminot, Hugo[11], Foy[12], tous trois devenus généraux depuis, il passait avec eux de joyeuses soirées de garnison, et d'agréables soirées de famille. Tout à coup le colonel Delélée est arrêté, jeté dans une chaise de poste, et ce n'est qu'en roulant au galop sur la route de Paris, qu'il apprend de l'officier de gendarmerie qui l'accompagnait que le général Moreau a conspiré, et qu'en sa qualité d'aide-de-camp du général, il se trouve compris parmi les conspirateurs.

Arrivé à Paris, le colonel est mis au secret, à la Force, je crois. Sa femme, justement alarmée, accourt sur sa trace; mais ce n'est qu'après un grand nombre de jours qu'elle obtient la permission de communiquer avec le prisonnier; encore ne le peut-elle faire que par signes: elle restera dans la cour de la prison, pendant qu'il se montrera quelques instans, et passera sa main à travers les barreaux de sa fenêtre.

Cependant la rigueur de ces ordres est adoucie pour le fils du colonel, jeune enfant de trois ou quatre ans. Son père obtient la grâce de l'embrasser. Il vient chaque matin au cou de sa mère; un porte-clefs le conduit au détenu. Devant ce témoin importun, le pauvre petit joue son rôle avec toute la ruse d'un dissimulateur consommé. Il fait le boiteux et se plaint d'avoir dans sa bottine des grains de sable qui le blessent. Le colonel, tournant le dos au geôlier, prend l'enfant sur ses genoux pour le débarrasser de ce qui le gêne, et trouve dans la bottine de son fils un billet de sa femme qui lui apprend en peu de mots où en est l'instruction du procès, et ce qu'il a pour lui-même à espérer ou à craindre.

Enfin, après plusieurs mois de captivité, la sentence ayant été portée contre les conspirateurs, le colonel Delélée, contre lequel il ne s'était élevé aucune charge, est, non pas absous, ce qu'il avait droit d'attendre, mais rayé des contrôles de l'armée et arbitrairement envoyé en surveillance, avec défense de s'approcher de Paris à plus de quarante lieues. Défense lui fut faite aussi d'abord de retourner à Besançon, et ce ne fut que plus d'un an après sa sortie de prison que le séjour lui en fut permis.

Jeune et plein de courage, le colonel voit du fond de sa retraite, ses amis, ses camarades faire leur chemin et gagner sur les champs de bataille un nom, des grades et de la gloire. Lui, il se voit condamné à l'inaction et à l'obscurité. Ses jours se passent à suivre sur les cartes la marche triomphante de ces armées dans lesquelles il se sent digne de reprendre son rang. Mille demandes sont adressées par lui et par ses amis au chef de l'empire; qu'il lui permette seulement de partir comme volontaire, de se joindre, fût-ce le sac sur le dos, à ses anciens camarades. Ses prières sont repoussées. La volonté de l'empereur est inflexible, et à chaque nouvelle démarche il répond: «Qu'il attende!»

Les habitans de Besançon, qui considéraient le colonel Delélée comme leur compatriote, s'intéressaient vivement au malheur non mérité de ce brave officier. Une occasion se présenta de le recommander de nouveau à la clémence, ou plutôt à la justice de l'empereur; ils en profitèrent.

Ce fut, je crois, au retour de la campagne de Prusse et Pologne. De tous les points de la France arrivèrent des députations chargées de féliciter l'empereur sur ses nouvelles victoires. Le colonel Delélée fut unanimement élu membre de la députation du Doubs, dont le maire et le préfet de Besançon faisaient partie, et qui était présidée par le respectable maréchal M***.

Une occasion est donc enfin offerte au colonel Delélée de faire lever la trop longue interdiction qui a pesé sur sa tête et tenu son épée oisive! Il parlera à l'empereur; il se plaindra respectueusement, mais avec dignité, de la disgrâce dans laquelle on l'a tenu si long-temps, sans motif. Il rend grâce du fond du cœur à l'affection généreuse de ses concitoyens, dont les suffrages devront, il l'espère, plaider en sa faveur auprès de sa majesté.

Les députés de Besançon, dès leur arrivée à Paris, se font présenter aux divers ministres. Celui de la police prend à part le président de la députation et lui demande ce que signifie la présence, parmi les députés, d'un homme publiquement connu pour être sous le coup d'une disgrâce, et dont la vue ne peut manquer d'être désagréable au chef de l'empire.

Le maréchal M***, au sortir de cet entretien particulier, entra pâle et épouvanté chez le colonel Delélée.

—Mon ami, tout est perdu! J'ai vu, à l'air du bureau, qu'on est toujours mal disposé contre vous. Si l'empereur vous voit parmi nous, il prendra cela pour une intention ouverte d'aller contre ses ordres, et sera furieux.

—Eh bien, que puis-je faire à cela?

—Mais, pour éviter de compromettre le département, la députation, pour éviter de vous compromettre vous-même, vous feriez peut-être bien....

Le maréchal hésitait.

—Je ferais bien? demanda le colonel.

—Peut-être qu'en vous retirant sans faire d'éclat....

Ici le colonel interrompit le président de la députation.

—Monsieur le maréchal, permettez-moi de ne pas suivre ce conseil. Je ne suis pas venu de si loin pour reculer, comme un enfant, devant le premier obstacle. Je suis las d'une disgrâce que je n'ai pas méritée; encore plus las de mon oisiveté. Que l'empereur s'irrite ou s'apaise, il me verra; qu'il me fasse fusiller, s'il le veut, je ne tiens guère à une vie comme celle que je mène depuis quatre ans. Cependant, monsieur le maréchal, j'en passerai par ce que décideront mes collègues, messieurs les députés de Besançon.

Ceux-ci ne désapprouvèrent point la résolution du colonel, et il se rendit avec eux aux Tuileries, le jour de la réception solennelle de toutes les députations de l'empire.

Toutes les salles des Tuileries étaient encombrées d'une foule en habits richement brodés et en brillans uniformes. La maison militaire de l'empereur, sa maison civile, les généraux présens à Paris, le corps diplomatique, les ministres et les chefs des diverses administrations, les députés des départemens avec leurs préfets et leurs maires, décorés d'écharpes tricolores; tous s'étaient réunis en groupes innombrables, et attendaient, en causant à demi-voix, l'arrivée de sa majesté.

Dans un de ces groupes, on voyait un officier d'une haute taille, vêtu d'un uniforme très-simple et d'une coupe qui datait de quelques années. Il ne portait, ni au cou, ni même sur la poitrine, la décoration qui ne manquait alors à aucun des officiers de son grade: c'était le colonel Delélée. Le président de la députation dont il faisait partie paraissait embarrassé et presque désolé. Des anciens camarades du colonel, bien peu osaient le reconnaître. Les plus hardis lui faisaient de loin un léger signe de tête, qui exprimait à la fois de l'inquiétude et de la pitié. Les plus prudens ne le regardaient pas.

Pour lui, il restait là impassible et résolu.

Enfin, une porte s'ouvrit à deux battans, et un huissier cria: «L'empereur, Messieurs!»

Les groupes se séparèrent; on se mit en haie. Le colonel se plaça dans le premier rang.

Sa majesté commença sa tournée autour du salon. Elle adressait la parole au président de chaque députation, et disait à chacun d'eux quelques paroles flatteuses. Arrivé devant les députés du Doubs, l'empereur, après avoir dit quelques mots au brave maréchal qui la présidait, allait passer à d'autres, lorsque ses yeux tombèrent sur un officier qu'il n'avait jamais vu. Il s'arrêta surpris, et adressa au député sa question familière:

—Qui êtes-vous?

—Sire, je suis le colonel Delélée, ancien premier aide-de-camp du général Moreau.

Ces mots furent prononcés d'une voix ferme, et qui résonna au milieu du profond silence que commandait la présence du souverain.

L'empereur fit un pas en arrière, et fixa ses deux yeux sur le colonel. Celui-ci ne sourcilla point devant ce regard, mais il s'inclina légèrement.

Le maréchal M*** était pâle comme un mort.

L'empereur reprit:—Que venez-vous demander ici?

—Ce que je demande depuis des années, sire; que Votre Majesté daigne me dire de quoi je suis coupable, ou me rétablisse dans mon grade.

Parmi ceux qui se trouvaient assez près pour entendre ces questions et ces réponses, il n'y en avait pas beaucoup qui pussent librement respirer.

Enfin un sourire vint entr'ouvrir les lèvres serrées de l'empereur. Il porta un doigt vers sa bouche, en se rapprochant du colonel, et lui dit d'un ton radouci et presque amical:

—On s'est un peu plaint de ça; mais n'en parlons plus.

Et il poursuivit sa tournée. Il avait à peine dépassé de dix pas le groupe formé par les députés de Besançon, lorsqu'il revint en arrière, et s'arrêtant vis-à-vis du colonel:

—Monsieur le ministre de la guerre, dit sa majesté, prenez le nom de cet officier, et ayez soin de me le rappeler. Il s'ennuie à ne rien faire; nous lui donnerons de l'occupation.

Dès que l'audience fut terminée, ce fut à qui s'empresserait le plus auprès du colonel. On l'entourait, on le félicitait, on l'embrassait, on se l'arrachait. Chacun de ses anciens camarades voulait l'emmener avec lui. Ses mains ne pouvaient suffire à toutes les mains qu'on venait lui tendre. Le général S***, qui la veille même avait encore ajouté aux frayeurs du maréchal M***, en s'étonnant qu'on eût eu l'audace de venir ainsi braver l'empereur, allongea son bras par-dessus les épaules de ceux qui se pressaient autour du colonel, et lui secouant la main le plus cordialement du monde: «Delélée, lui cria-t-il, n'oublie pas que je t'attends demain pour déjeuner.»

Deux jours après cette scène de cour, le colonel Delélée reçut sa nomination de chef d'état-major de l'armée de Portugal, commandée par le duc d'Abrantès. Ses équipages furent bientôt prêts, et au moment de partir, il eut une dernière audience de l'empereur, qui lui dit: «Colonel, je sais qu'il est inutile que je vous engage à réparer le temps perdu. Avant peu, j'espère, nous serons tout-à-fait contens l'un de l'autre.»

En sortant de sa dernière audience, le brave Delélée disait qu'il ne lui manquait plus pour être heureux, qu'une bonne occasion de se faire hacher pour un homme qui savait si bien fermer les blessures d'une longue disgrâce. Tel était l'empire que Sa Majesté exerçait sur les esprits.

Le colonel eut bientôt passé les Pyrénées; il traversa l'Espagne, et fut reçu par Junot à bras ouverts. L'armée de Portugal avait eu beaucoup à souffrir depuis deux ans qu'elle luttait contre la population et contre les Anglais avec des forces inégales. Les subsistances étaient mal assurées, les soldats mal vêtus et mal chaussés. Le nouveau chef d'état-major fit tout ce qu'il était possible de faire pour remédier à ce désordre, et les soldats commençaient à s'apercevoir de sa présence, lorsqu'il tomba malade d'un excès de travail et de fatigue, et mourut avant d'avoir pu, suivant le mot de l'empereur, réparer le temps perdu.

J'ai dit ailleurs qu'à chaque conspiration contre les jours du premier consul, toutes les personnes de sa maison se trouvaient naturellement soumises à une surveillance sévère. Leurs moindres démarches étaient épiées; on les suivait hors du château; leur conduite était à jour jusque dans les plus petits détails. Il n'y avait, à l'époque où le complot de Pichegru fût découvert, qu'un seul gardien du porte-feuille, ayant nom Landoire, et sa place était ainsi des plus pénibles; car il ne pouvait jamais s'éloigner d'un petit corridor noir sur lequel s'ouvrait la porte du cabinet, et il ne prenait ses repas qu'en courant et presque à la dérobée. Heureusement pour Landoire, on lui donna un second; et voici à quelle occasion: Augel, un des portiers du palais, fut désigné par le premier consul pour aller s'établir à la barrière des Bons-Hommes, pendant le procès de Pichegru, afin de reconnaître et d'observer les gens de la maison, qui allaient et venaient pour leur service, personne ne pouvant sortir de Paris sans permission. Les rapports que fit Augel plurent au premier consul. Il le fit appeler, parut content de ses réponses et de son intelligence, et le nomma suppléant de Landoire à la garde du porte-feuille. Ainsi la tâche de celui-ci devint plus facile de moitié. Augel fut, en 1812, de la campagne de Russie; et il mourut au retour, lorsqu'il n'était plus qu'à quelques lieues de Paris, des suites de la fatigue et des privations que nous partageâmes avec l'armée.

Au reste, ce n'étaient pas seulement les gens attachés au service du premier consul ou du château qui se trouvaient soumis à ce régime de surveillance. Dès le moment qu'il devint empereur, il fut établi, chez les concierges de tous les palais impériaux, un registre sur lequel les gens du dehors, et les étrangers qui venaient visiter quelqu'un de l'intérieur, étaient obligés d'inscrire leur nom avec celui des personnes qu'ils venaient voir. Tous les soirs ce registre était porté chez le grand-maréchal du palais, ou, en son absence, chez le gouverneur; et souvent l'empereur le consultait. Il y lut une fois un certain nom, qu'en sa qualité de mari il avait ses raisons, et peut-être même raison, de redouter. Sa Majesté avait précédemment ordonné l'éloignement du personnage; aussi en retrouvant ce nom malencontreux sur le livre du concierge, elle s'emporta outre mesure, croyant qu'on avait osé, de deux côtés, désobéir à ses ordres. Des informations furent prises sur-le-champ, et il en résulta, fort heureusement, que le visiteur suspect n'était qu'une personne des plus insignifiantes, et dont le seul tort était de porter un nom justement compromis.


CHAPITRE XV.

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