Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour.
Expression familière à l'empereur.—Nouveau plan d'attaque.—Départ de Reims.—Mission secrète auprès du roi Joseph.—Précautions de l'empereur pour l'impératrice et le roi de Rome.—Conversation du soir.—Arrivée à Troyes de l'empereur Alexandre et du roi de Prusse.—Belle conduite d'Épernay, M. Moët et la croix d'honneur.—Autre croix donnée à un cultivateur.—Retraite de l'armée ennemie.—Combat de Fère-Champenoise.—Le comte d'Artois à Nancy.—Le 20 mars, bataille d'Arcis-sur-Aube.—Le prince de Schwartzenberg sur la ligne de guerre.—Dissolution du congrès et présence de l'armée autrichienne.—Bataille de nuit.—L'incendie éclairant la guerre.—Retraite en bon ordre.—Présence d'esprit de l'empereur et secours aux sœurs de la charité.—Le nom des Bourbons prononcé pour la première fois par l'empereur.—Souvenir de l'impératrice Joséphine.—Les ennemis à Épernay.—Pillage et horreur qu'il inspire à Sa Majesté.—L'empereur à Saint-Dizier.—M. de Weissemberg au quartier-général.—Mission verbale pour l'empereur d'Autriche.—L'empereur d'Autriche contraint de se retirer à Dijon.—Arrivée à Doulevent et avis secret de M. de Lavalette.—Nouvelles de Paris.—La garde nationale et les écoles.—L'Oriflamme à l'Opéra.—Marche rapide du temps.—La bataille en permanence.—Reprise de Saint-Dizier.—Jonction du général Blücher et du prince de Schwartzenberg.—Nouvelles du roi Joseph.—Paris tiendra-t-il?—Mission du général Dejean.—L'empereur part pour Paris.—Je suis pour la première fois séparé de Sa Majesté.
Les choses en étaient arrivées au point où la grande question du triomphe ou de la défaite ne pouvait demeurer long-temps indécise. Selon une des expressions les plus habituellement familières à l'empereur, la poire était mûre; mais qui allait la cueillir? L'empereur à Reims paraissait ne pas douter que le résultat ne lui fût avantageux; par une de ces combinaisons hardies qui étonnent le monde et changent en une seule bataille la face des affaires, Sa Majesté n'ayant pu empêcher les ennemis d'approcher de la capitale, résolut de les attaquer sur leurs derrières, de les contraindre à faire volte face, à s'opposer à l'armée qu'elle allait commander en personne, et sauver ainsi Paris de la présence de l'ennemi. Ce fut pour l'exécution de cette audacieuse combinaison que l'empereur quitta Reims. Toutefois, songeant à sa femme et à son fils, l'empereur, avant de tenter cette grande entreprise, envoya dans le plus grand secret à son frère, le prince Joseph, lieutenant-général de l'empire, l'ordre de les faire mettre en lieu de sûreté dans le cas où le danger deviendrait imminent. Je ne sus rien de cet ordre le jour où il fut expédié, l'empereur l'ayant tenu secret pour tout le monde. Mais lorsque depuis j'appris que c'était de Reims que cette injonction avait été adressée au prince Joseph, j'ai pensé que je pourrais, sans crainte de me tromper, en fixer la date au 15 de mars. Ce soir-là, en effet, Sa Majesté m'avait beaucoup parlé, à son coucher, de l'impératrice et du roi de Rome; et comme en général, quand l'empereur avait été dominé dans la journée par une affection très-vive, cela lui revenait presque toujours le soir, j'ai pu en conclure que c'était ce jour-là même qu'il s'était occupé de mettre à l'abri des dangers de la guerre les deux objets de sa plus intime tendresse.
De Reims nous nous dirigeâmes sur Épernay, dont la garnison et les habitans venaient de repousser l'ennemi, qui la veille même s'était présenté pour s'en emparer. Ce fut là que l'empereur apprit l'arrivée à Troyes de l'empereur Alexandre et du roi de Prusse. Sa Majesté, pour témoigner aux habitans d'Épernay sa satisfaction pour leur belle conduite, les récompensa dans la personne de leur maire en lui donnant la croix de la Légion-d'Honneur. C'était M. Moët, dont la réputation est devenue presque aussi européenne que la renommée du vin de Champagne.
Pendant cette campagne, sans devenir prodigue de la croix d'honneur, Sa Majesté en distribua plusieurs à ceux des habitans qui se mettaient en avant pour repousser l'ennemi. Ainsi, par exemple, je me rappelle qu'avant de quitter Reims elle en donna une à un simple cultivateur du village de Selles, duquel j'ai oublié le nom. Ce brave homme ayant appris qu'un détachement de Prussiens s'approchait de sa commune, s'était mis à la tête des gardes nationales qu'il avait enflammées par ses paroles et par son exemple, et le résultat de son entreprise fut quarante-cinq prisonniers, dont trois officiers, qu'il ramena dans la ville.
Que de traits, semblables à celui-là, dont il est malheureusement impossible de se souvenir! Quoi qu'il en soit de tant de belles actions demeurées dans l'oubli, l'empereur, en quittant Épernay, marcha sur Fère-Champenoise, je ne dirai plus en toute hâte, car c'est un terme dont il faudrait se servir pour chacun des mouvemens de Sa Majesté, qui fondait, avec la rapidité de l'aigle, sur le point où sa présence lui semblait le plus nécessaire. Cependant l'armée ennemie qui avait passé la Seine à Pont et à Nogent, ayant appris la réoccupation de Reims par l'empereur, et comprenant le mouvement qu'il voulait faire sur ses derrières, commença sa retraite le 17 et releva successivement les ponts qu'elle avait jetés à Pont, à Nogent et à Arcis-sur-Aube. Le 18 eut lieu le combat de Fère-Champenoise que Sa Majesté livrait pour balayer la route qui la séparait d'Arcis-sur-Aube, où se trouvaient l'empereur Alexandre et le roi de Prusse, qui, ayant appris ce nouveau succès de l'empereur, rétrogradèrent précipitamment jusqu'à Troyes. L'intention connue de Sa Majesté était alors de remonter jusqu'à Bar-sur-Aube; déjà nous avions passé l'Aube à Plancy et la Seine à Méry, mais il fallut revenir sur Plancy. C'était le 19, le jour même où le comte d'Artois arrivait à Nancy, et où avait lieu la rupture du congrès de Châtillon dont j'ai été entraîné à parler dans le chapitre précédent, pour obéir à l'ordre dans lequel se présentaient mes souvenirs.
Le 20 de mars était, comme l'on sait, une date de prédestination dans la vie de l'empereur et qui devait le devenir bien plus encore un an après à pareil jour. Le 20 de mars 1814 le roi de Rome accomplissait sa troisième année, tandis que l'empereur s'exposait, s'il se peut, encore plus que de coutume. À la bataille d'Arcis-sur-Aube, qui eut lieu ce jour-là, Sa Majesté vit qu'enfin elle allait avoir de nouveaux ennemis à combattre; les Autrichiens entraient en ligne, et une armée immense sous les ordres du prince de Schwartzenberg se développa devant lui quand il croyait n'avoir sur les bras qu'une affaire d'avant-garde. Ainsi, et ce rapprochement ne paraîtra peut-être pas indifférent, l'armée autrichienne ne commença à combattre sérieusement et à attaquer l'empereur en personne que le lendemain de la rupture du congrès de Châtillon. Était-ce un résultat du hasard, ou bien l'empereur d'Autriche avait-il voulu demeurer en seconde ligne et ménager la personne de son gendre, tant que la paix lui paraîtrait possible? c'est une question qu'il ne m'appartient pas de résoudre.
La bataille d'Arcis-sur-Aube fut terrible: elle ne finit point avec le jour. L'empereur occupait toujours la ville, malgré les efforts réunis d'une armée de cent trente mille hommes de troupes fraîches qui en attaquaient trente mille harassés de fatigue. On se battit encore pendant la nuit, où l'incendie des faubourgs éclairait notre défense et les travaux des assiégeans. Tenir plus long-temps devint impossible, et cependant un seul pont restait à l'armée pour effectuer sa retraite. L'empereur en fit construire un second, et la retraite commença, mais en en bon ordre, malgré les masses nombreuses qui nous menaçaient de près. Cette malheureuse affaire fut la plus désastreuse que Sa Majesté eût encore éprouvée de toute la campagne, puisque les routes de la capitale se trouvaient découvertes; mais les prodiges du génie et de la valeur furent inutiles contre le nombre. Une chose bien capable de donner une idée de la présence d'esprit que savait conserver l'empereur dans les positions les plus critiques, c'est que, avant d'évacuer Arcis, il fit remettre une somme assez considérable aux sœurs de la charité, pour subvenir aux premiers soins dus aux blessés.
Le 21 au soir nous arrivâmes à Sommepuis, où l'empereur passa la nuit. Là, je l'entendis pour la première fois prononcer le nom des Bourbons. Sa Majesté, extrêmement agitée, en parlait d'une manière entrecoupée, qui ne me permit d'en saisir d'autres mots que ceux-ci, qu'elle répéta plusieurs fois: «Les rappeler moi-même!... Rappeler les Bourbons... Que dirait l'ennemi? Non, non, impossible!... Jamais!» Ces mots échappés à l'empereur dans une de ces préoccupations auxquelles il était sujet quand son âme était violemment contractée, me frappèrent d'un étonnement que je ne puis rendre; car il ne m'était pas venu une seule fois à l'idée qu'il pût y avoir en France un autre gouvernement que celui de Sa Majesté. D'ailleurs on concevra facilement que dans la position où j'étais, j'avais à peine entendu parler des Bourbons, si ce n'est à l'impératrice Joséphine, mais seulement dans les premiers temps du consulat, lorsque j'étais encore à son service.
Les diverses divisions de l'armée française et les masses des ennemis étaient alors tellement serrées les unes contre les autres, que celles-ci occupaient immédiatement les points que nous étions obligés d'abandonner: ainsi dès le 22 les alliés s'emparèrent d'Épernay, et pour punir cette ville fidèle de la défense qu'elle avait faite précédemment, en ordonnèrent le pillage. Le pillage! L'empereur l'appelait le crime de la guerre; plusieurs fois je lui ai entendu exprimer vivement l'horreur qu'il lui inspirait; aussi ne voulut-il jamais l'autoriser durant la longue série de ses triomphes. Le pillage! Et pourtant toutes les proclamations de nos dévastateurs déclaraient effrontément qu'ils ne faisaient la guerre qu'à l'empereur, et on eut l'audace de le répéter, et on eut la sottise de le croire! Sur ce point, j'ai trop bien vu ce que j'ai vu pour avoir jamais cru à ces magnanimités idéales dont on s'est tant vanté depuis.
Le 23, nous étions à Saint-Dizier, où l'empereur était revenu à son premier plan d'attaque sur les derrières de l'ennemi. Le lendemain, au moment où Sa Majesté montait à cheval pour se porter sur Doulevent, on lui amena un officier-général autrichien, dont la présence causa une assez vive sensation au quartier général, puisqu'elle retarda de quelques minutes le départ de l'empereur. J'appris bientôt que c'était M. le baron de Weissemberg, ambassadeur d'Autriche à Londres, qui revenait d'Angleterre. L'empereur l'engagea à le suivre à Doulevent, où Sa Majesté le chargea d'une mission verbale pour l'empereur d'Autriche, tandis que M. le colonel Galbois était chargé de porter à ce monarque une lettre que l'empereur lui avait fait écrire par M. le duc de Vicence. Mais à la suite d'un mouvement de l'armée française sur Chaumont et sur la route de Langres, l'empereur d'Autriche s'étant trouvé séparé de l'empereur Alexandre, s'était vu contraint de rétrograder jusqu'à Dijon. Je me rappelle qu'en arrivant à Doulevent, Sa Majesté reçut un avis secret de son fidèle directeur général des postes, M. de Lavalette. Cet avis, dont j'ignorais le contenu, parut produire une assez vive sensation sur l'empereur; mais bientôt il reprit aux yeux de ceux qui l'entouraient sa sévérité accoutumée; depuis quelque temps je voyais bien qu'elle n'était qu'apparente. J'ai su depuis que M. de Lavalette faisait savoir à l'empereur qu'il n'y avait pas un instant à perdre pour sauver la capitale. Un tel avis venu d'un tel homme ne pouvait être que l'expression de la plus exacte vérité, et c'est cette conviction même qui contribuait à augmenter les soucis de l'empereur. Jusque là les nouvelles de Paris avaient été favorables; on y parlait du zèle, du dévouement de la garde nationale, que rien ne démentait. On avait donné sur les divers théâtres des pièces patriotiques, et notamment à l'Opéra, l'Oriflamme[80], circonstances bien petites en apparence, mais qui agissent cependant assez vivement sur des esprits enthousiastes pour n'être point à dédaigner. Enfin le peu de nouvelles que nous avions nous représentaient Paris comme entièrement dévoué à Sa Majesté et prêt à se défendre contre une attaque. Certes, ces nouvelles n'étaient point mensongères; la belle conduite de la garde nationale sous les ordres du maréchal Moncey, l'enthousiasme des écoles, la bravoure des élèves de l'école polytechnique en fournirent bientôt la preuve; mais les événemens furent plus forts que les hommes.
Cependant le temps marchait; nous approchions du fatal dénouement; chaque jour, chaque instant voyait ces masses immenses, accourues de toutes les extrémités de l'Europe, serrer Paris, le presser de ses millions de bras, et pendant ces derniers jours, on peut dire que la bataille était en permanence. Le 26 encore, l'empereur, appelé par le bruit d'une assez forte canonnade, s'était porté sur Saint-Dizier. Attaquée par des forces très-supérieures, son arrière-garde s'était vue contrainte d'évacuer cette ville; mais le général Milhaud et le général Sébastiani repoussent l'ennemi sur la Marne, au gué de Valcourt; la présence de l'empereur produit son effet accoutumé, nous rentrons dans Saint-Dizier, et l'ennemi se disperse dans le plus grand désordre sur la route de Vitry-le-François et sur celle de Bar-sur-Ornain. L'empereur se dirige sur cette dernière ville, croyant avoir en tête le prince de Schwartzenberg; sur le point d'y arriver il apprend que ce n'est plus le généralissime autrichien qu'il a combattu, mais seulement un de ses lieutenans, le comte de Witzingerode. Schwartzenberg l'a trompé; depuis le 23 il a fait sa jonction avec le général Blücher, et ces deux généraux en chef de la coalition poussent leurs flots de soldats sur la capitale.
Quelque désastreuses que fussent ces nouvelles apportées au quartier général, l'empereur voulut en vérifier lui-même l'exactitude. De retour à Saint-Dizier, il fait une course sur Vitry, pour s'assurer de la marche des alliés sur Paris. Il a vu, ses doutes sont dissipés. Paris tiendra-t-il assez long-temps pour qu'il puisse écraser l'ennemi contre ses murs? Voilà désormais sa seule, son unique pensée. Aussitôt il est à la tête de son armée, et nous marchons sur Paris par la route de Troyes. À Doulencourt il reçoit un courrier du roi Joseph, qui lui annonce la marche des alliés sur Paris. À l'instant même il expédie le général Dejean auprès de son frère, pour lui donner avis de sa prochaine arrivée. Qu'on se défende deux jours, deux jours seulement, et les armées alliés n'auront entrevu les murs de Paris que pour y trouver leur tombeau. Dans quelle anxiété se trouvait alors l'empereur! Il part avec ses escadrons de service; je l'accompagne, et il me laisse pour la première fois à Troyes le 30 au matin, ainsi qu'on le verra dans le chapitre suivant.
CHAPITRE V.
Souvenirs déplorables.—Les étrangers à Paris.—Ordre de l'empereur.—Départ de Sa Majesté de Troyes.—Dix lieues en deux heures.—L'empereur en cariole.—J'arrive à Essone.—Ordre de me rendre à Fontainebleau.—Arrivée de Sa Majesté.—Abattement de l'empereur.—Le maréchal Moncey à Fontainebleau.—Morne silence de l'empereur.—Préoccupation continuelle.—Seule distraction de l'empereur causée par ses soldats.—Première revue de Fontainebleau.—Paris, Paris!—Nécessité de parler de moi.—Ma maison pillée par les Cosaques.—Don de 50,000 fr.—Augmentation graduelle de l'abattement de l'empereur.—Défense à Roustan de donner des pistolets à l'empereur.—Bonté extrême de l'empereur envers moi.—Don de 100,000 fr.—Sa Majesté daignant entrer dans mes intérêts de famille.—Reconnaissance impossible à décrire.—100,000 fr. enfouis dans un bois.—Le garçon de garde-robe Denis.—L'origine de tous mes chagrins.
Quel temps, grand dieu! Quelle époque et quels événemens que ceux dont j'ai maintenant à rappeler les déplorables souvenirs! Me voilà arrivé à ce jour fatal, où les armées de l'Europe coalisée allaient fouler le sol de Paris, de cette capitale vierge depuis plusieurs siècles de la présence de l'étranger. Quel coup pour l'empereur! Et que sa grande âme expiait cruellement ses entrées triomphales à Vienne et à Berlin! C'était donc en vain qu'il avait déployé une si incroyable activité pendant l'admirable campagne de France où son génie s'était trouvé rajeuni comme au temps de ses campagnes d'Italie! C'était après Marengo que je l'avais vu pour la première fois le lendemain d'une bataille; quel contraste avec son attitude abattue quand je le revis le 31 mars à Fontainebleau!
Ayant accompagné partout Sa Majesté, je me trouvais auprès d'elle, à Troyes, le 30 mars au matin.
L'empereur en partit à dix heures, suivi seulement du grand maréchal et de M. le duc de Vicence. On savait alors au quartier-général que les troupes alliées s'avançaient sur Paris; mais nous étions loin de soupçonner qu'au moment même du départ précipité de Sa Majesté, la bataille devant Paris était engagée dans sa plus grande force; du moins je n'avais rien entendu dire qui pût me le faire croire. Je reçus l'ordre de me diriger sur Essonne, et comme les moyens de transport étaient devenus très-rares et très-difficiles, je n'y pus arriver que le 31 de grand matin. J'y étais depuis peu de temps, lorsqu'un courrier m'apporta l'ordre de me diriger sur Fontainebleau, ce que je fis sur-le-champ. Ce fut alors que j'appris que l'empereur s'était rendu de Troyes à Montereau en deux heures, ayant fait ainsi un trajet de dix lieues dans ce court espace de temps. J'appris encore que l'empereur et sa suite peu nombreuse avaient été obligés d'avoir recours au moyen d'une cariole pour se rendre sur la route de Paris, entre Essonne et Villejuif. Il s'était avancé jusqu'à la Cour de France, dans l'intention de marcher sur Paris; mais là, ayant eu la nouvelle et la cruelle certitude de la capitulation de Paris, il m'avait fait expédier le courrier dont je viens de parler tout à l'heure.
Il n'y avait pas long-temps que j'étais à Fontainebleau lorsque l'empereur y arriva; il avait un air pâle et fatigué que je ne lui avais jamais vu au même degré, et lui, qui savait si bien commander aux impressions de son âme, ne paraissait point chercher à dissimuler le découragement qui se manifestait dans son attitude et sur son visage. On voyait combien il était bourrelé de tous les événemens désastreux qui, depuis quelques jours, s'accumulaient les uns sur les autres dans une affreuse progression.
L'empereur ne dit rien à personne, et s'enferma immédiatement dans son cabinet avec les ducs de Vicence et de Bassano, et le prince de Neufchâtel. Ces messieurs restèrent long-temps avec l'empereur, qui reçut ensuite quelques officiers-généraux. Sa Majesté se coucha fort tard et me parut toujours fort accablée; de temps en temps j'entendais quelques soupirs étouffés qui sortaient de sa poitrine, et auxquels se joignait le nom de Marmont, ce que je ne savais comment m'expliquer, n'ayant encore rien appris sur la manière dont avait été faite la capitulation de Paris, et sachant que M. le duc de Raguse était un des maréchaux pour lesquels l'empereur avait toujours eu le plus d'affection. Je vis venir ce soir même à Fontainebleau le maréchal Moncey, qui la veille avait si vaillamment commandé la garde nationale à la barrière de Clichy, et le maréchal duc de Dantzig.
J'aurais peine à peindre la tristesse morne et silencieuse qui régna à Fontainebleau pendant les deux jours qui suivirent. Abattu sous tant de coups qui l'avaient frappé, l'empereur ne se rendait que très-peu dans son cabinet, où il passait ordinairement tant d'heures consacrées au travail. Il était tellement absorbé dans le conflit de ses pensées, que souvent il ne s'apercevait pas que les personnes qu'il avait fait appeler étaient près de lui; il les regardait pour ainsi dire sans les voir, et restait quelquefois près d'une demi-heure sans leur adresser la parole. Alors, comme se réveillant à peine de cet état d'engourdissement, il leur adressait une question dont il n'avait pas l'air d'entendre la réponse; la présence même du duc de Bassano et du duc de Vicence, qu'il faisait le plus fréquemment demander, ne rompait pas toujours cet état de préoccupation, pour ainsi dire léthargique. Les heures des repas étaient les mêmes, et l'on servait comme à l'ordinaire, mais tout se passait dans un silence que rompait seul le bruit inévitable du service. À la toilette de l'empereur, même silence; pas un mot ne sortait de sa bouche, et si le matin je lui proposais une de ces potions qu'il prenait habituellement, non-seulement je n'en obtenais aucune réponse, mais rien sur sa figure, que j'observais attentivement, ne pouvait me faire croire qu'il m'eût entendu. Cette situation était horrible pour toutes les personnes attachées à Sa Majesté.
L'empereur était-il réellement vaincu par sa mauvaise fortune? Son génie était-il engourdi comme son corps? Je dirai avec toute franchise que, le voyant si différent de ce que je l'avais vu, après les désastres de Moscou, et même quelques jours auparavant quand je le quittai à Troyes, je le croyais fermement: mais il n'en était rien: son âme était en proie à une idée fixe, l'idée de reprendre l'offensive et de marcher sur Paris. En effet, s'il restait consterné même dans l'intimité de ses plus fidèles ministres et de ses généraux les plus habiles, il se ranimait à la vue de ses soldats, pensant sans doute que les uns lui suggéreraient des conseils de prudence, tandis que les autres ne répondraient jamais que par les cris de vive l'empereur! aux ordres les plus téméraires qu'il voudrait leur donner. Aussi, dès le 2 d'avril, avait-il, pour ainsi dire, secoué momentanément son abattement pour passer en revue, dans la cour du palais, sa garde, qui venait de le rejoindre à Fontainebleau. Il parla à ses soldats d'une voix ferme et leur dit:
«Soldats! l'ennemi nous a dérobé trois marches et s'est rendu maître de Paris, il faut l'en chasser. D'indignes Français, des émigrés auxquels nous avons pardonné, ont arboré la cocarde blanche, et se sont joints aux ennemis. Les lâches! ils recevront le prix de ce nouvel attentat. Jurons de vaincre ou de mourir, et de faire respecter cette cocarde tricolore, qui, depuis vingt ans, nous trouve sur le chemin de la gloire et de l'honneur.»
L'enthousiasme des troupes fut extrême à la voix de leur chef; tous s'écrièrent: Paris! Paris! Mais l'empereur n'en reprit pas moins son accablement en passant le seuil du Palais, ce qui venait sans doute de la crainte trop bien fondée, de voir son immense désir de marcher sur Paris, contenu par ses lieutenans. Au surplus, ce n'est que depuis, en réfléchissant sur ces événemens, que je me suis permis d'interpréter de la sorte les combats qui se livraient dans l'âme de l'empereur, car alors, tout entier à mon service, je n'aurais pas même osé concevoir l'idée de sortir du cercle de mes fonctions ordinaires.
Cependant les affaires devenaient de plus en plus contraires aux vœux et aux projets de l'empereur; M. le duc de Vicence, qu'il avait envoyé à Paris, où s'était formé un gouvernement provisoire, sous la présidence du prince de Bénévent, en revint sans avoir pu réussir dans sa mission auprès de l'empereur Alexandre, et chaque jour Sa Majesté apprenait avec une vive douleur l'adhésion des maréchaux et celle d'un grand nombre de généraux au nouveau gouvernement. Celle du prince de Neufchâtel lui fut particulièrement sensible, et je puis dire que, étrangers comme nous l'étions aux combinaisons de la politique, nous en fûmes tous frappés d'étonnement.
Ici, je me vois dans la nécessité de parler de moi, ce que j'ai fait le moins possible dans le cours de mes mémoires, et je pense que c'est une justice que me rendront tous mes lecteurs; mais ce que j'ai à dire se lie trop intimement aux derniers temps que j'ai passés auprès de l'empereur, et importe trop d'ailleurs à mon honneur personnel pour que je puisse supposer que qui que ce soit m'en fasse un reproche. J'étais, comme on peut le croire, fort inquiet du sort de ma famille, dont je n'avais depuis long-temps reçu aucune nouvelle, et en même temps la maladie cruelle dont j'étais atteint avait fait d'affreux progrès par suite des fatigues des dernières campagnes. Toutefois les souffrances morales auxquelles je voyais l'empereur en proie, absorbaient tellement toutes mes pensées, que je ne prenais aucune précaution contre les douleurs physiques qui me tourmentaient, et je n'avais pas même songé à demander une sauve-garde pour la maison de campagne que je possédais dans les environs de Fontainebleau. Des corps francs, s'en étant emparés, y avaient établi leur logement après avoir tout pillé, tout brisé, et détruit jusqu'au petit troupeau de mérinos que je devais aux bontés de l'impératrice Joséphine. L'empereur en ayant été informé par d'autres que par moi, me dit un matin à sa toilette: «Constant, je vous dois une indemnité.—Sire?—Oui, mon enfant, je sais qu'on vous a pillé; je sais que vous avez fait des pertes considérables à la campagne de Russie; j'ai donné l'ordre de vous compter cinquante mille francs pour vous couvrir de tout cela.» Je remerciai Sa Majesté, qui m'indemnisait au delà de mes pertes.
Ceci se passait dans les premiers jours de notre dernier séjour à Fontainebleau. À la même époque, comme on parlait déjà de la translation de l'empereur à l'île d'Elbe, M. le grand-maréchal du palais me demanda un jour si je suivrais Sa Majesté dans cette résidence. Dieu m'est témoin que je n'avais d'autre désir, d'autre pensée que de consacrer toute ma vie au service de l'empereur; aussi n'eus-je pas besoin d'un instant de réflexion pour répondre à M. le grand maréchal, que cela ne pouvait pas faire l'objet d'un doute, et je m'occupai presque immédiatement des préparatifs nécessaires pour un voyage qui n'était pas de long cours, mais dont aucune intelligence humaine n'aurait pu alors assigner le terme.
Cependant, dans son intérieur, l'empereur devenait de jour en jour plus triste et plus soucieux, et dès que je le voyais seul, ce qui lui arrivait souvent, je cherchais le plus possible à être auprès de lui. Je remarquai la vive agitation que lui causait la lecture des dépêches qu'il recevait de Paris; cette agitation fut plusieurs fois telle que je m'aperçus qu'il s'était déchiré la cuisse avec ses ongles, au point que le sang en sortait, sans que lui-même s'en fût aperçu. Je prenais alors la liberté de l'en prévenir le plus doucement qu'il m'était possible, dans l'espoir de mettre un terme à ces violentes préoccupations qui me navraient le cœur. Plusieurs fois aussi l'empereur demanda ses pistolets à Roustan; j'avais heureusement eu la précaution, voyant Sa Majesté si violemment tourmentée, de lui recommander de ne jamais les lui donner, quelqu'instance que fît l'empereur. Je crus devoir rendre compte de tout ceci à M. le duc de Vicence, qui m'approuva en tout point.
Un matin, je ne me rappelle plus si c'était le 10 ou le 11 d'avril, mais ce fut bien certainement un de ces deux jours-là, l'empereur, qui ne m'avait rien dit le matin, me fit appeler pendant la journée. À peine fus-je entré dans sa chambre, qu'il me dit avec le ton de la plus obligeante bonté: «Mon cher Constant, voilà un bon de cent mille francs que vous allez recevoir chez Peyrache; si votre femme arrive ici avant notre départ, vous les lui donnerez; si elle tarde, enterrez-les dans un coin de votre campagne; prenez exactement la désignation du lieu, que vous lui enverrez par une personne sûre. Quand on m'a bien servi on ne doit pas être misérable. Votre femme achètera une ferme ou placera cet argent: elle vivra avec votre mère et votre sœur, et vous n'aurez pas alors la crainte de la laisser dans le besoin.» Plus ému encore de la bonté prévoyante de l'empereur, qui daignait descendre dans les détails de mes intérêts de famille, que satisfait de la richesse du présent qu'il venait de me faire, je trouvai à peine des expressions pour lui peindre ma reconnaissance; et, telle était d'ailleurs notre insouciance de l'avenir, tant était loin de nous la seule pensée que le grand empire pût avoir une fin, que ce fut alors seulement que je pensai à l'état de détresse dans lequel j'aurais laissé ma famille, si l'empereur n'y eût aussi généreusement pourvu. Je n'avais en effet aucune fortune, et ne possédais au monde que ma maison dévastée et les cinquante mille francs destinés à la réparer.
Dans ces circonstances, ne sachant pas quand je reverrais ma femme, je me mis en mesure de suivre le conseil que Sa Majesté avait bien voulu me donner; je convertis mes cent mille francs en or, que je mis dans cinq sacs; j'emmenai avec moi le garçon de garde-robe, nommé Denis, dont la probité était à toute épreuve, et nous prîmes le chemin de la forêt, afin de n'être vus d'aucune des personnes qui habitaient ma maison. Nous entrâmes avec précaution dans un petit enclos qui m'appartenait, et dont la porte était masquée par les bois, quoique encore privés de leur feuillage; à l'aide de Denis, je parvins à enfouir mon trésor après avoir pris une exacte désignation du lieu, et je revins au palais, étant, certes, bien loin de prévoir combien ces maudits cent mille francs devaient me causer de chagrins et de tribulations, ainsi qu'on le verra dans l'un des chapitres suivans.
CHAPITRE VI.
Besoin d'indulgence.—Notre position à Fontainebleau.—Impossibilité de croire au détrônement de l'empereur.—Pétitions nombreuses.—Effet produit par les journaux sur Sa Majesté.—M. le duc de Bassano.—L'empereur plus affecté de renoncer au trône pour son fils que pour lui.—L'empereur soldat et un louis par jour.—Abdication de l'empereur.—Grande révélation.—Tristesse du jour et calme du soir.—Coucher de l'empereur.—Réveil épouvantable.—L'empereur empoisonné.—Débris du sachet de campagne.—Paroles que m'adresse l'empereur mourant.—Affreux désespoir.—Résignation de Sa Majesté.—Obstination à mourir.—Première crise.—Ordre d'appeler M. de Caulaincourt et M. Yvan.—Paroles touchantes de Sa Majesté à M. le duc de Vicence.—Longue inutilité de nos prières réunies.—Question de l'empereur à M. Yvan et effroi subit.—Seconde crise.—L'empereur prenant enfin une potion.—Assoupissement de l'empereur.—Réveil et silence complet sur les événemens de la nuit.—M. Yvan parti pour Paris.—Départ de Roustan.—Le 12 d'avril.—Adieux de M. le maréchal Macdonald à l'empereur.—Déjeuner comme à l'ordinaire.—Le sabre de Mourad-Bey.—L'empereur plus causant que du coutume.—Variations instantanées de l'humeur de l'empereur.—Tristesse morose et la Monaco.—Répugnance que causent à l'empereur les lettres de Paris.—Preuve remarquable de l'abattement de l'empereur.—Une belle dame à Fontainebleau.—Une nuit entière d'attente et d'oubli.—Autre visite à Fontainebleau et souvenir antérieur.—Aventure à Saint-Cloud.—Le protecteur des belles près de Sa Majesté.—Mon voyage à Bourg-la-Reine.—La mère et la fille.—Voyage à l'île d'Elbe et mariage.—Triste retour aux affaires de Fontainebleau.—Question que m'adresse l'empereur.—Réponse franche.—Parole de l'empereur sur M. le duc de Bassano.
Ici je dois plus que jamais demander de l'indulgence à mes lecteurs sur l'ordre dans lequel je rapporte les faits dont j'ai été témoin pendant le séjour de l'empereur à Fontainebleau, et ceux qui s'y rapportent, mais qui ne sont venus que plus tard à ma connaissance; je demande également grâce pour les inexactitudes de dates qui pourraient m'échapper, car je me souviens pour ainsi dire en masse de tout ce qui se passa pendant les malheureux vingt jours qui suivirent l'occupation de Paris, jusqu'au départ de Sa Majesté pour l'île d'Elbe; et j'étais tellement absorbé moi-même de l'état malheureux dans lequel je voyais un si bon maître, que toutes mes facultés suffisaient à peine aux sensations du moment. Nous souffrions tous des souffrances de l'empereur; nul de nous ne songeait à graver dans sa mémoire le souvenir de tant d'angoisses: nous vivions, pour ainsi dire, sous condition.
Dans les premiers temps de notre séjour à Fontainebleau, on était loin de croire parmi ceux qui nous entouraient, que l'empereur allait bientôt cesser de régner sur la France. Il tombait sous le sens de tout le monde que l'empereur d'Autriche ne voudrait pas consentir à ce que l'on détrônât son gendre, sa fille et son petit-fils; on se trompait étrangement. Je remarquai pendant ces premiers jours qu'on adressait à Sa Majesté encore plus de pétitions que de coutume; mais j'ignore s'il leur fut fait des réponses favorables, ou si même l'empereur fit répondre à aucune. Souvent l'empereur prenait les gazettes, mais après y avoir jeté les yeux il les rejetait avec humeur, puis les reprenait et les rejetait encore, et si l'on se rappelle les horribles injures que se permirent alors des écrivains, dont quelques-uns lui avaient souvent prodigué des louanges, on concevra qu'une pareille transition fut bien capable d'exciter le dégoût de Sa Majesté. L'empereur restait très-souvent seul, et la personne qu'il voyait le plus souvent était M. le duc de Bassano, le seul de ses ministres qui se trouvât alors à Fontainebleau; car M. le duc de Vicence, chargé continuellement de missions, n'y était pour ainsi dire que de passage, surtout tant que Sa Majesté conserva l'espérance de voir une régence en faveur de son fils succéder à son gouvernement. En cherchant à me rappeler les diverses impressions dont je remarquais continuellement les signes sur la figure de l'empereur, je crois pouvoir affirmer qu'il fut encore plus violemment affecté quand il lui fallut enfin renoncer au trône pour son fils, que quand il en avait fait le sacrifice pour lui-même. Quand les maréchaux ou M. le duc de Vicence parlaient à Sa Majesté d'arrangemens relatifs à sa personne, il était facile de voir qu'il ne les écoutait qu'avec une extrême répugnance. Un jour qu'on lui parlait de l'île d'Elbe avec je ne sais plus quelle somme par an, j'entendis Sa Majesté répondre avec vivacité: «C'est trop, beaucoup trop pour moi. Si je ne suis plus qu'un soldat, je n'ai pas besoin de plus d'un louis par jour.»
Cependant le moment arriva où, pressée de toutes parts, Sa Majesté se résigna à signer l'acte d'abdication pure et simple qu'on lui demandait. Cet acte mémorable était ainsi conçu:
«Les puissances alliées ayant proclamé que l'empereur Napoléon était le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, l'empereur Napoléon, fidèle à son serment, déclare qu'il renonce, pour lui et ses héritiers, au trône de France et d'Italie, et qu'il n'est aucun sacrifice personnel, même celui de la vie, qu'il ne soit prêt à faire à l'intérêt de la France.
»Fait au palais de Fontainebleau, le 11 avril 1814.
»napoléon.»
Je n'ai pas besoin de dire que je n'eus pas alors connaissance de l'acte d'abdication qu'on vient de lire: c'était un de ces hauts secrets qui émanaient du cabinet, et n'entraient guère dans les confidences de la chambre à coucher. Seulement je me rappelle qu'il en fut question le jour même, mais assez vaguement, dans toute la maison; et d'ailleurs, j'avais bien vu qu'il s'était passé quelque chose d'extraordinaire; toute la journée l'empereur parut plus triste qu'il ne l'avait encore été; mais cependant, que j'étais loin de m'attendre aux tourmens de la nuit qui suivit ce jour fatal!
Je prie maintenant le lecteur de vouloir bien prêter toute son attention à l'événement que j'ai à lui raconter; en ce moment je deviens historien, puisque j'ai à retracer le douloureux souvenir d'un fait capital dans la grande histoire de l'empereur, d'un fait qui a été l'objet d'innombrables controverses, d'un fait sur lequel on n'a pu avoir que des doutes, et dont moi seul j'ai pu connaître tous les pénibles détails: l'empoisonnement de l'empereur à Fontainebleau. Je n'ai pas besoin, je l'espère, de protester de ma véracité; je sens trop l'importance d'une pareille révélation, pour me permettre, soit de retrancher, soit d'ajouter la moindre circonstance à la vérité; je dirai donc les choses telles qu'elles se sont passées, telles que je les ai vues, telles que le cruel souvenir en sera éternellement gravé dans ma mémoire.
Le 11 d'avril, j'avais couché l'empereur comme à l'ordinaire, je crois même un peu plus tôt que de coutume, car, si je me le rappelle bien, il n'était pas tout-à-fait dix heures et demie. À son coucher, il me parut mieux que pendant le jour, et à peu près dans l'état où je l'avais vu les soirs précédens. Je couchais dans une chambre en entresol, située au-dessus de la chambre de l'empereur, à laquelle elle communiquait par un petit escalier dérobé. Depuis quelque temps j'avais l'attention de me coucher tout habillé pour être plus promptement auprès de Sa Majesté quand elle me faisait appeler. Je dormais assez profondément lorsque, à minuit, je fus réveillé par M. Pelard, qui était de service. Il me dit que l'empereur me demandait, et en ouvrant les yeux, je vis sur sa figure un air d'effroi dont je fus consterné. Cependant je m'étais jeté en bas de mon lit, et, en descendant l'escalier, M. Pelard ajouta: «L'empereur a délayé quelque chose dans un verre, et il l'a bu.» J'entrai dans la chambre de Sa Majesté, en proie à des angoisses qu'il est impossible de se figurer. L'empereur s'était recouché, mais en m'avançant vers son lit, je vis par terre devant la cheminée les débris d'un sachet de peau et de taffetas noir, le même dont j'ai parlé précédemment. C'était en effet celui qu'il portait à son cou depuis la campagne d'Espagne, et que je lui gardais avec tant de soin dans l'intervalle d'une campagne à une autre. Ah! si j'avais pu me douter de ce qu'il contenait! En ce moment fatal, l'affreuse vérité me fut soudain révélée!
Cependant j'étais au chevet du lit de l'empereur. «Constant, me dit-il d'une voix tantôt faible et tantôt violemment saccadée, Constant, je vais mourir!... Je n'ai pu résister aux tourmens que j'éprouve, surtout à l'humiliation de me voir bientôt entouré des agens de l'étranger!... On a traîné mes aigles dans la boue!... Ils m'ont mal connu!... Mon pauvre Constant, ils me regretteront quand je ne serai plus!... Marmont m'a porté le dernier coup. Le malheureux!.. Je l'aimais!... L'abandon de Berthier m'a navré!... Mes vieux amis, mes anciens compagnons d'armes!...» L'empereur me dit encore plusieurs autres choses que je craindrais de rapporter d'une manière infidèle, et l'on concevra que, livré comme je l'étais au plus violent désespoir, je ne cherchais pas à graver dans ma mémoire les paroles qui s'échappaient par intervalles de la bouche de l'empereur; car il ne parla pas de suite, et les plaintes que j'ai rapportées furent proférées après des momens de repos ou plutôt d'abattement. Les yeux fixés sur la figure de l'empereur, j'y remarquai, autant que mes larmes me permettaient d'y voir, quelques mouvemens convulsifs; c'étaient les symptômes d'une crise qui me causaient le plus violent effroi; heureusement que cette crise amena un léger vomissement qui me rendit quelque espérance. L'empereur, dans la complication de ses souffrances physiques et morales, n'avait pas perdu son sang-froid; il me dit après cette première évacuation: «Constant, faites appeler Caulaincourt et Yvan.» J'entrouvris la porte afin de communiquer cet ordre à M. Pelard, sans sortir de la chambre de l'empereur. Revenu auprès de son lit, je le priai, je le suppliai de prendre une potion adoucissante; tous mes efforts furent vains, il repoussa toutes mes instances, tant il avait une ferme volonté de mourir, même en présence de la mort.
Malgré les refus obstinés de l'empereur, je continuais toujours mes supplications, quand M. de Caulaincourt et M. Yvan entrèrent dans sa chambre. Sa Majesté fit signe de la main à M. le duc de Vicence de s'approcher de son lit, et lui dit: «Caulaincourt, je vous recommande ma femme et mon enfant; servez-les comme vous m'avez servi. Je n'ai pas long-temps à vivre!...» En ce moment l'empereur fut interrompu par un nouveau vomissement, mais plus léger encore que le premier. Pendant ce temps-là j'essayai de dire à M. le duc de Vicence que l'empereur avait pris du poison: il me devina plus qu'il ne me comprit, car mes sanglots m'étouffaient la voix au point de ne pouvoir prononcer un mot distinctement. M. Yvan s'étant approché, l'empereur lui dit: «Croyez-vous que la dose soit assez forte?» Ces paroles étaient réellement énigmatiques pour M. Yvan, car il n'avait jamais connu l'existence du sachet, du moins à ma connaissance; aussi répondit-il: «Je ne sais ce que Votre Majesté veut dire;» réponse à laquelle l'empereur ne répliqua rien.
Ayant tous les trois, M. le duc de Vicence, M. Yvan et moi, réuni nos instances auprès de l'empereur, nous fûmes assez heureux pour le déterminer, mais non sans beaucoup de peine, à prendre une tasse de thé; encore, l'ayant fait en toute hâte, me refusa-t-il quand je le lui présentai, me disant: «Laisse-moi, Constant, laisse-moi.» Mais ayant redoublé nos efforts, il but enfin, et les vomissemens cessèrent. Peu de temps après avoir pris cette tasse de thé, l'empereur parut plus calme; il s'assoupit; ces messieurs se retirèrent doucement, et je restai seul dans sa chambre, où j'attendis son réveil.
Après un sommeil de quelques heures, l'empereur se réveilla, étant presque comme à son ordinaire, quoique sa figure portât encore des traces de ce qu'il avait souffert, et quand je l'aidai à se lever, il ne me dit pas un seul mot qui se rapportât, même de la manière la plus indirecte, à la nuit épouvantable que nous venions de passer. Il déjeuna comme à son ordinaire, seulement un peu plus tard que de coutume; son air était redevenu tout-à-fait calme, et même il paraissait plus gai qu'il ne l'avait été depuis long-temps. Était-ce par suite de la satisfaction d'avoir échappé à la mort, qu'un moment de découragement lui avait fait désirer, ou n'était-ce pas plutôt parce qu'il avait acquis la certitude de ne pas la craindre plus dans son lit que sur le champ de bataille? Quoi qu'il en soit, j'attribuai l'heureuse conservation de l'empereur à ce que le poison contenu dans le fatal sachet avait perdu de son efficacité.
Quand tout fut rentré dans l'ordre accoutumé, sans qu'aucune personne du palais, excepté celles que j'ai nommées, ait pu se douter de ce qui s'était passé, j'appris que M. Yvan avait quitté Fontainebleau. Désespéré de la question que lui avait adressée l'empereur en présence du duc de Vicence, et craignant qu'elle ne fît soupçonner qu'il avait donné à Sa Majesté les moyens d'attenter à ses jours, cet habile chirurgien, depuis si long-temps et si fidèlement attaché à la personne de l'empereur, avait pour ainsi dire perdu la tête en songeant à la responsabilité qui pouvait peser sur lui. Étant donc descendu rapidement de chez l'empereur, et ayant trouvé un cheval tout sellé et tout bridé dans une des cours du palais, il s'était élancé dessus, et avait suivi en toute hâte la route de Paris. Ce fut dans la matinée du même jour que Roustan quitta Fontainebleau.
Le 12 avril, l'empereur reçut aussi les derniers adieux du maréchal Macdonald. Quand il fut introduit, l'empereur était encore souffrant des suites de la nuit, et je pense bien que M. le duc de Tarente dut s'apercevoir, mais peut-être sans en deviner la cause, que Sa Majesté n'était pas dans son état ordinaire. Quand il vint, il était accompagné de M. le duc de Vicence, et en ce moment l'empereur était encore très-accablé, et paraissait tellement plongé dans ses réflexions, qu'il n'aperçut pas d'abord ces messieurs, quoiqu'il fût déjà levé. M. le duc de Tarente apportait à l'empereur le traité de Sa Majesté avec les alliés, et je sortis de sa chambre au moment où il se disposait à le signer. Quelques momens après, M. le duc de Vicence vint m'appeler, et l'empereur me dit: «Constant, allez me chercher le sabre que me donna Mourad-Bey en Égypte. Vous savez bien lequel?—Oui, Sire.» Je sortis et rapportai presque immédiatement ce sabre magnifique, que l'empereur avait porté à la bataille du Mont-Thabor, ainsi que je le lui ai entendu dire plusieurs fois. Je le remis au duc de Vicence, des mains duquel le prit l'empereur pour le donner au maréchal Macdonald; et comme je me retirais, j'entendis l'empereur lui parler avec une vive affection, et l'appeler son digne ami.
Ces messieurs, autant que je puis me le rappeler, assistèrent au déjeuner de l'empereur, où, comme je l'ai déjà dit, Sa Majesté se montra plus calme et plus gaie qu'elle ne l'avait été depuis long-temps; nous fûmes même tous surpris de voir l'empereur causer familièrement et de la manière la plus aimable avec des personnes auxquelles depuis long-temps il n'adressait ordinairement que des paroles brèves et souvent même très-sèches. Au surplus, cette gaîté ne fut que momentanée; et, en général, je ne saurais dire combien l'humeur de l'empereur variait de moment en moment pendant toute la durée de notre séjour à Fontainebleau. Je l'ai vu dans la même journée plongé pendant plusieurs heures dans la plus affreuse tristesse; puis, un instant après, marchant à grands pas dans sa chambre en sifflant ou en fredonnant la Monaco; puis il retombait tout à coup dans une sorte de marasme, au point de ne rien voir de ce qui était autour de lui, et d'oublier jusqu'aux ordres qu'il m'avait donnés. Il est, en outre, un point sur lequel je ne saurais trop insister; c'est l'effet inconcevable que produisait sur l'empereur la seule vue des lettres qu'on lui adressait de Paris; dès qu'il en apercevait, son agitation devenait extrême, je pourrais même dire convulsive, sans crainte d'être taxé d'exagération.
À l'appui de ce que j'ai dit des préoccupations inouïes de l'empereur; je puis citer un fait qui me revient à la mémoire. Pendant notre séjour à Fontainebleau, madame la comtesse W..., dont j'ai déjà parlé, s'y rendit, et m'ayant fait appeler, me dit combien elle avait le désir de voir l'empereur. Pensant que ce serait une distraction pour Sa Majesté, je lui en parlai le soir même, et je reçus l'ordre de la faire venir à dix heures. Madame W... fut, comme on peut le croire, exacte au rendez-vous, et j'entrai dans la chambre de l'empereur pour lui annoncer son arrivée. Il était couché sur son lit et plongé dans ses méditations, tellement que ce ne fut qu'à un second avertissement de ma part qu'il me répondit: «Priez-la d'attendre.» Elle attendit donc dans l'appartement qui précédait celui de Sa Majesté, et je restai avec elle pour lui tenir compagnie. Cependant la nuit s'avançait; les heures paraissaient longues à la belle voyageuse, et son affliction était si vive de voir que l'empereur ne la faisait pas demander, que j'en pris pitié. Je rentrai dans la chambre de l'empereur pour le prévenir de nouveau. Il ne dormait pas; mais il était si profondément absorbé dans ses pensées, qu'il ne me fit aucune réponse. Enfin, le jour commençant à paraître, la comtesse, craignant d'être vue par les gens de la maison, se retira, la mort dans le cœur de n'avoir pu faire ses adieux à l'objet de toutes ses affections. Elle était partie depuis plus d'une heure quand l'empereur, se rappelant qu'elle attendait, la fit demander. Je dis à Sa Majesté ce qu'il en était; je ne lui cachai point l'état de désespoir de la comtesse[81] au moment de son départ. L'empereur en fut vivement affecté: «La pauvre femme, me dit-il, elle se croit humiliée! Constant, j'en suis vraiment fâché; si vous la revoyez, dites-le lui bien. Mais j'ai tant de choses là!» ajouta-t-il d'un ton très-énergique, en frappant son front avec sa main.
Cette visite d'une dame à Fontainebleau m'en rappelle une autre à peu près du même genre, mais pour laquelle il est indispensable que je reprenne les choses d'un peu plus haut.
Quelque temps après son mariage avec l'archiduchesse Marie-Louise, quoique l'empereur trouvât en elle une femme jeune et belle, quoiqu'il l'aimât réellement beaucoup, il ne se piquait guère plus que du temps de l'impératrice Joséphine de pousser jusqu'au scrupule la fidélité conjugale. Pendant un de nos séjours à Saint-Cloud, il éprouva un caprice pour une demoiselle L..., dont la mère était mariée en secondes noces à un chef d'escadron. Ces dames habitaient alors le Bourg-la-Reine, où elles avaient été découvertes par M. de***, l'un des protecteurs les plus zélés des jolies femmes auprès de l'empereur. Il lui avait parlé de cette jeune personne, qui avait alors dix-sept ans. Elle était brune, d'une taille ordinaire, mais parfaitement bien prise; de jolis pieds, de jolies mains, remplie de grâces dans toute sa personne, qui présentait réellement un ensemble ravissant: de plus, elle joignait à la plus agaçante coquetterie la réunion de tous les talens d'agrément, dansant avec beaucoup de grâce, jouant de plusieurs instrumens, et remplie d'esprit; enfin, elle avait reçu cette éducation brillante qui fait les plus délicieuses maîtresses et les plus mauvaises femmes. L'empereur me dit un jour, à huit heures de l'après-midi, de l'aller chercher chez sa mère, de l'amener, et de revenir à onze heures du soir au plus tard. Ma visite ne causa aucune surprise, et je vis que ces dames avaient été prévenues, sans doute par leur obligeant patron; car elles m'attendaient avec une impatience qu'elles ne cherchèrent point à dissimuler. La jeune personne était éblouissante de parure et de beauté, et la mère rayonnait de joie à la seule idée de l'honneur destiné à sa fille. Je vis bien que l'on s'était figuré que l'empereur ne pouvait manquer d'être captivé par tant de charmes, et qu'il allait être pris d'une grande passion; mais tout cela n'était qu'un rêve, car l'empereur n'était amoureux que fort à son aise. Quoi qu'il en soit, nous arrivâmes à Saint-Cloud à onze heures, et nous entrâmes au château par l'orangerie, dans la crainte de regards indiscrets. Comme d'ailleurs j'avais les passe-partout de toutes les portes du château, je la conduisis, sans être vu de personne, jusque dans la chambre de l'empereur, où elle resta environ pendant trois heures. Au bout de ce temps, je la reconduisis chez elle, en prenant les mêmes précautions pour notre sortie du château.
Cette jeune personne, que l'empereur revit depuis trois ou quatre fois tout au plus, vint aussi à Fontainebleau, accompagnée de sa mère; mais n'ayant pu voir Sa Majesté, ces dames se déterminèrent à faire, comme la comtesse W..., le voyage de l'île d'Elbe, où, m'a-t-on dit, l'empereur maria mademoiselle L... à un colonel d'artillerie.
Ce que l'on vient de lire m'a reporté presque involontairement vers des temps plus heureux. Il faut cependant bien revenir au triste séjour de Fontainebleau; et, d'après ce que j'ai dit de l'accablement dans lequel vivait l'empereur, on ne doit pas être surpris que, frappé d'autant de coups accablans, il n'eût pas l'esprit disposé à la galanterie. Il me semble voir encore les traces de cette mélancolie sombre qui le dévorait; et, au milieu de tant de douleurs, la bonté de l'homme, qui semblait s'accroître en même temps que les tortures du souverain déchu. Avec quelle aménité il nous parlait dans ces derniers temps! Souvent, alors, il daignait m'interroger sur ce que l'on disait des derniers événemens. Avec ma franchise ordinaire et toute simple, je lui rapportais exactement tout ce que j'avais entendu dire, et je me rappelle qu'un jour lui ayant dit, comme je l'avais moi-même entendu dire à beaucoup de personnes, que l'on attribuait généralement à M. le duc de Bassano la continuation des dernières guerres, qui nous avaient été si fatales: «C'est un grand tort que l'on a, me dit-il. Ce pauvre Maret! On l'accuse bien à tort!... Il n'a jamais fait qu'exécuter mes ordres.» Puis, selon son habitude quand il m'avait parlé un moment de choses sérieuses, il ajoutait: «Quelle honte! quelle humiliation! Faut-il que j'aie là, dans mon palais, un tas de commissaires étrangers!»
CHAPITRE VII.
Le grand-maréchal et le général Drouot, seuls grands personnages auprès de l'empereur.—Destinée connue de Sa Majesté.—Les commissaires des alliés.—Demande et répugnance de l'empereur.—Préférence pour le commissaire anglais.—Vie silencieuse dans le palais.—L'empereur plus calme.—Mot de Sa Majesté.—La veille du départ et jour de désespoir.—Fatalité des cent mille francs que m'avait donnés l'empereur.—Question inattendue et inexplicable de M. le grand-maréchal.—Ce que j'aurais dû faire.—Inconcevable oubli de l'empereur.—Les cent mille francs déterrés.—Terreur d'avoir été volé.—Affreux désespoir.—Erreur de lieu et le trésor retrouvé.—Prompte restitution.—Horreur de ma situation.—Je quitte le palais.—Mission de M. Hubert auprès de moi.—Offre de trois cent mille francs pour accompagner l'empereur.—Ma tête est perdue et crainte d'agir par intérêt.—Cruelles réflexions.—Tortures inouïes.—L'empereur est parti.—Situation sans exemple.—Douleurs physiques et souffrances morales.—Complète solitude de ma vie.—Visite d'un ami.—Fausse interprétation de ma conduite dans un journal.—M. de Turenne accusé à tort.—Impossibilité de me défendre par respect pour Sa Majesté.—Consolations puisées dans le passé.—Exemples et preuves de désintéressement de ma part.—Refus de quatre cent mille francs.—M. Marchand placé par moi près de l'empereur.—Reconnaissance de M. Marchand.
L'empereur après le 12 d'avril n'eut pour ainsi dire plus auprès de lui, de tous les grands personnages qui entouraient ordinairement Sa Majesté, que M. le grand-maréchal du palais et M. le comte Drouot. Ce ne fut plus long-temps un secret dans le palais que le sort réservé à l'empereur et qu'il avait accepté. Le 16 nous vîmes arriver à Fontainebleau les commissaires des alliés, chargés d'accompagner Sa Majesté jusqu'au lieu de son embarquement pour l'île d'Elbe. C'étaient MM. le comte Schuwaloff, aide-de-camp de l'empereur Alexandre, pour la Russie; le colonel Neil-Campbell pour l'Angleterre; le général Kohler pour l'Autriche, et enfin le comte de Waldbourg-Truchefs pour la Prusse. Bien que Sa Majesté eut demandé elle-même à être accompagnée par ces quatre commissaires, leur présence à Fontainebleau me parut influer sur elle d'une manière extrêmement désagréable. Cependant ces messieurs reçurent de l'empereur un accueil fort différent, et d'après quelques mots que j'entendis dire à Sa Majesté je pus me convaincre en cette occasion, comme dans beaucoup d'autres circonstances précédentes, qu'elle avait une prédilection d'estime très-marquée pour les Anglais entre tous ses ennemis; aussi le colonel Campbell fut-il particulièrement mieux accueilli que les autres commissaires; tandis que la mauvaise humeur de l'empereur tomba surtout sur le commissaire du roi de Prusse, qui n'en pouvait mais, et faisait la meilleure contenance possible.
À l'exception du changement très-peu apparent apporté à Fontainebleau par la présence de ces messieurs, aucun incident remarquable, du moins à ma connaissance, ne vint troubler la triste et uniforme vie de l'empereur dans le palais. Tout demeura morne et silencieux parmi les habitans de cette dernière demeure impériale; mais cependant l'empereur me parut de sa personne plus calme depuis qu'il avait définitivement pris son parti que lorsque son âme flottait encore au milieu des plus douloureuses indécisions. Il parla quelquefois devant moi de l'impératrice et de son fils, mais pas aussi souvent que je m'y serais attendu. Mais une chose qui me frappa profondément, c'est que jamais un seul mot ne sortit de sa bouche qui pût rappeler la fatale résolution que Sa Majesté avait prise dans la nuit du 11 au 12, et qui, comme on l'a vu, n'eut heureusement pas les suites funestes que l'on en pouvait redouter. Quelle nuit! quelle nuit! De ma vie il ne me sera possible d'y penser sans frémir.
Après l'arrivée des commissaires des puissances alliées, l'empereur parut peu à peu s'acclimater, pour ainsi dire, à leur présence, et la principale occupation de toute la maison consista dans les soins à donner aux préparatifs du départ. Un jour, pendant que j'habillais Sa Majesté: «Hé bien, mon fils, me dit-elle en souriant, faites préparer votre charrette; nous irons planter nos choux.» Hélas! j'étais bien loin de penser, en entendant ces paroles familières, que, par un concours inouï de circonstances, j'allais me trouver forcé de céder à une inexplicable fatalité qui ne voulait pas que, malgré l'ardent désir que j'en avais, j'accompagnasse l'empereur sur la terre d'exil.
La veille du jour fixé pour le départ, M. le grand-maréchal du palais me fit appeler. Après m'avoir donné quelques ordres relatifs au voyage, il me dit que l'empereur désirait savoir à combien pouvait s'élever la somme d'argent que j'avais à lui. J'en donnai tout de suite le compte à M. le grand-maréchal, et il vit que cette somme s'élevait à 300,000 francs environ, en y comprenant l'or renfermé dans une cassette que M. le baron Fain m'avait remise, attendu qu'il ne devait pas être du voyage. M. le grand-maréchal me dit qu'il en rendrait compte à l'empereur. Une heure après il me fit appeler de nouveau et me dit que Sa Majesté croyait avoir 100,000 francs de plus: je répondis que j'avais en effet 100,000 francs que l'empereur m'avait donnés en me disant de les enterrer dans mon jardin; enfin je lui racontai tous les détails qu'on a lus précédemment, et je le priai de vouloir bien demander à l'empereur si c'était de ces 100,000 fr. là que Sa Majesté voulait parler. M. le comte Bertrand me promit de le faire, et je commis alors la faute énorme de ne pas m'adresser moi-même directement à l'empereur. Rien, dans ma position, ne m'eût été plus facile, et j'avais souvent éprouvé qu'il valait toujours mieux, quand on le pouvait, aller directement à lui que d'avoir recours à quelque intermédiaire que ce fût. J'aurais d'autant mieux fait, en agissant de la sorte, que si l'empereur m'avait redemandé les 100,000 fr. qu'il m'avait donnés, ce qui, après tout, n'était guère supposable, j'étais plus que disposé à les lui rendre sans me permettre la moindre réflexion. Qu'on juge de mon étonnement quand M. le grand-maréchal me rapporta que l'empereur ne se rappelait pas de m'avoir donné la somme en question. Dans le premier moment je devins rouge d'indignation et de colère. Quoi! l'empereur avait pu laisser croire à M. le comte Bertrand que j'avais voulu, moi, son fidèle serviteur, m'approprier une somme qu'il m'avait donnée avec toutes les circonstances que j'ai rapportées! Je n'avais plus la tête à moi à cette seule pensée. Je sortis dans un état impossible à décrire, en assurant M. le grand-maréchal que dans une heure au plus je lui restituerais le funeste présent de Sa Majesté.
En traversant rapidement la cour du palais je rencontrai M. de Turenne, à qui je racontai tout ce qui venait de m'arriver: «Cela ne m'étonne pas, me répondit-il, et nous allons en voir bien d'autres.» En proie à une sorte de fièvre morale, la tête brisée, le cœur navré, je cherchai Denis, le garçon de garde-robe dont j'ai parlé précédemment; je le trouvai bien heureusement, et je courus avec lui en toute hâte à ma campagne, et Dieu m'est témoin que la perte des 100,000 fr. n'entrait pour rien dans ma profonde affliction; je n'y pensais seulement pas. Comme la première fois, nous passâmes pour n'être point vus par le côté de la forêt. Nous nous mîmes à creuser la terre pour en retirer l'argent que nous y avions déposé; et dans l'ardeur que je mettais à reprendre ce misérable or pour le rendre à M. le grand-maréchal, je fis creuser plus loin qu'il ne fallait. Non, je ne saurais dire de quel désespoir je fus saisi quand voyant que nous ne trouvions rien, je crus que quelqu'un nous avait vus et suivis, qu'enfin j'étais volé. C'était pour moi un coup de foudre plus écrasant encore que le premier; j'en voyais les suites avec horreur; qu'allait-on dire, qu'allait-on penser de moi? me croirait-on sur ma parole? c'était bien alors que M. le grand-maréchal, déjà prévenu par l'inexplicable réponse de l'empereur, allait me prendre pour un homme sans honneur. J'étais anéanti sous ces fatales pensées quand Denis me fit observer que nous n'avions pas fouillé dans le bon endroit et que nous nous étions trompés de quelques pieds. J'embrassai avec ardeur cette lueur d'espérance; nous nous remîmes à creuser la terre avec plus d'empressement que jamais, et je puis dire sans exagération que j'éprouvai une joie qui tenait du délire, quand j'aperçus le premier des sacs. Nous les retirâmes successivement tous les cinq, et à l'aide de Denis je les rapportai au palais. Alors je les déposai sans retard entre les mains de M. le grand-maréchal, avec les clefs du nécessaire de l'empereur et la cassette que m'avait remise M. le baron Fain. Je lui dis en le quittant: «Monseigneur, je vous prie de vouloir bien faire savoir à Sa Majesté que je ne la suivrai pas.—Je le lui dirai.»
Après cette réponse froide et laconique, je sortis à l'instant du palais, et je fus tout auprès, rue du Coq-Gris, chez M. Clément, huissier, qui depuis long-temps était chargé de mes petits intérêts et des soins à donner à ma maison pendant les longues absences que nécessitaient les voyages et les campagnes de l'empereur. Là je donnai un libre cours à mon désespoir. J'étouffais de rage en songeant que l'on avait pu suspecter ma probité, moi qui, depuis quatorze ans, servais l'empereur avec un désintéressement poussé jusqu'au scrupule, à tel point que beaucoup de gens appelaient cela de la niaiserie; moi qui n'avais jamais rien demandé à l'empereur ni pour moi ni pour les miens! Ma tête se perdait quand je cherchais à m'expliquer comment il se pouvait que l'empereur, qui le savait bien, avait pu me faire passer auprès d'un tiers pour un homme sans honneur; plus j'y pensais plus mon irritation devenait extrême, et moins il m'était possible de trouver l'ombre d'un motif au coup qui me frappait. J'étais dans la plus grande violence de mon désespoir lorsque M. Hubert, valet de chambre ordinaire de l'empereur, vint me dire que Sa Majesté me donnerait tout ce que je voudrais si je voulais la suivre, que 300,000 fr. me seraient comptés sur-le-champ. Dans ce premier moment, je le demande à tous les hommes honnêtes, que pouvais-je faire, et qu'auraient-ils fait à ma place? Je répondis, que quand j'avais pris la résolution de consacrer ma vie entière au service de l'empereur malheureux, ce n'était point en vue d'un vil intérêt; mais j'avais le cœur brisé qu'il eût pu me faire passer auprès de M. le comte Bertrand pour un imposteur et un malhonnête homme. Ah! qu'alors j'aurais été heureux que l'empereur n'eût jamais songé à me donner ces maudits cent mille francs! ces idées me mettaient au supplice. Ah! si du moins, j'avais pu prendre vingt-quatre heures de réflexion, quelque juste que fût mon ressentiment, comme j'en aurais fait le sacrifice! Je n'aurais plus pensé qu'à l'empereur; je l'aurais suivi: une funeste et inexplicable fatalité ne l'a pas voulu.
Ceci se passa le 19 d'avril, jour qui fut le plus malheureux de ma vie. Quelle soirée, quelle nuit et je passai! quelle douleur fut la mienne quand le lendemain j'appris que l'empereur était parti à midi, après avoir fait ses adieux à sa garde! Dès le matin tout mon ressentiment était tombé, en songeant à l'empereur. Vingt fois je voulus rentrer au palais; vingt fois après son départ je voulus prendre la poste jusqu'à ce que j'aie pu le rejoindre; mais j'étais enchaîné par l'offre même qu'il m'avait fait faire par M. Hubert. «Peut-être, pensais-je, croira-t-il que c'est cela qui me ramène; on le dira sans doute autour de lui, et quelle opinion aura-t-on de moi?» Dans cette cruelle perplexité je n'osai prendre un parti; je souffris tout ce qu'il est possible à un homme de souffrir, et par momens ce qui n'était que trop vrai ne me semblait pas réel, tant il me paraissait impossible que je fusse où l'empereur n'était pas. Tout dans cette affreuse position contribuait à aggraver ma douleur; je connaissais assez l'empereur pour savoir qu'alors même que je serais revenu auprès de lui, il n'aurait jamais oublié que j'avais voulu le quitter; je ne me sentais pas la force d'entendre un pareil reproche sortir de sa bouche; d'un autre côté les souffrances physiques causées par la maladie dont j'étais atteint étaient devenues extrêmement aiguës, et je fus contraint de garder le lit assez long-temps. J'aurais bien encore triomphé de ces souffrances physiques, quelque cruelles qu'elles fussent, mais dans l'affreuse complication de ma position, j'étais anéanti jusqu'à l'hébètement; je ne voyais rien de ce qui m'environnait; je n'entendais rien de ce qu'on me disait, et le lecteur ne s'attend sûrement pas d'après cela que j'aie rien à lui dire sur les adieux de l'empereur à sa vieille et fidèle garde, dont au surplus on a publié un assez grand nombre de relations pour que la vérité soit connue sur un événement qui d'ailleurs se passa en plein jour. Là pourraient se terminer mes mémoires; mais le lecteur, je le pense, ne peut me refuser encore quelques momens d'attention pour des faits que j'ai le droit d'expliquer, et pour quelques autres, relatifs au retour de l'île d'Elbe. Je continue sur le premier point; le second sera le sujet d'un dernier chapitre.
L'empereur était donc parti, et moi, enfermé seul dans ma campagne, devenue désormais bien triste pour moi; je me tins hors de communication avec qui que ce soit, ne lisant point de nouvelles, ne cherchant point à en apprendre. Au bout de quelque temps, j'y reçus la visite d'un de mes amis de Paris, qui me dit que les journaux parlaient de ma conduite sans la connaître, et qu'ils la blâmaient fort: il ajouta que c'était M. de Turenne qui avait envoyé aux rédacteurs la note dans laquelle j'étais jugé avec une extrême sévérité. Je dois dire que je ne le crus pas; je connaissais trop M. de Turenne pour le croire capable d'un procédé aussi peu honorable, d'autant que je lui avais dit tout avec franchise, et que l'on a vu la réponse qu'il m'avait faite. Mais d'où que cela vînt le mal n'en était pas moins fait, et par l'incroyable complication de ma position je me trouvais réduit au silence. Certes, rien ne m'eût été plus facile que de répondre, que de repousser la calomnie par le récit exact des faits; mais devais-je me justifier de la sorte, et pour ainsi dire en accusant l'empereur, dans un moment surtout où régnait une si grande effervescence parmi les ennemis de Sa Majesté? Quand je voyais un si grand homme en butte aux traits de la calomnie, je prouvais bien, moi, chétif et jeté dans la foule obscure, souffrir que quelques-uns de ces traits envenimés vinssent tomber jusque sur moi. Aujourd'hui le temps était venu de dire la vérité, et je l'ai dite sans restriction, non point pour m'excuser, car je m'accuse au contraire de n'avoir pas fait une totale abnégation de moi et de ce que l'on en pourrait dire en suivant l'empereur à l'île d'Elbe. Toutefois, qu'il me soit permis de dire en ma faveur que dans ce mélange de souffrances physiques et morales qui m'assaillirent ensemble, il faudrait être bien sûr de n'avoir jamais failli pour condamner entièrement cette irritabilité si naturelle à un homme d'honneur que l'on accuse d'une soustraction frauduleuse. C'est donc là, me disais-je, la récompense de tant de soins, de tant de fatigues, d'un dévouement sans bornes et d'une délicatesse dont l'empereur, je puis le dire hautement, m'avait souvent loué, et à laquelle il a rendu justice plus tard, comme on le verra quand j'aurai à parler de quelques circonstances qui se rattachent à l'époque du 20 mars de l'année suivante.
C'est bien gratuitement et bien méchamment que l'on a attribué à des motifs d'intérêt le parti que dans mon désespoir je pris de quitter l'empereur. Il suffirait au contraire du plus simple bon sens pour voir que si j'eusse été capable de me laisser guider par mes intérêts, tout aurait voulu que j'accompagnasse Sa Majesté. En effet le chagrin qu'elle me causa, et la manière vive dont j'en fus accablé, ont plus nui à ma fortune que toute autre détermination ne pouvait le faire. Que pouvais-je espérer en France, où je n'avais droit à rien? N'est-il pas d'ailleurs bien évident pour quiconque voudra se rappeler ma position, toute de confiance auprès de l'empereur, que si j'avais été guidé par l'amour de l'or, ma place m'aurait mis à même d'en faire d'abondantes moissons, sans nuire en rien à ma réputation; mais mon désintéressement était si bien connu, que je puis défier qui que ce soit de dire que pendant tout le temps que dura ma faveur, j'en aie jamais usé pour rendre d'autres services que des services désintéressés. Maintes fois j'ai refusé d'appuyer une demande pour cela seulement, que la sollicitation était accompagnée d'une offre d'argent, et ces offres étaient souvent très-considérables. Qu'il me sait permis d'en citer un seul exemple entre beaucoup d'autres de la même nature: je reçus un jour l'offre d'une somme de quatre cent mille francs, qui me fut faite par une dame d'un nom très-noble, si je voulais faire accueillir favorablement par l'empereur une pétition dans laquelle elle réclamait ce qui lui était dû pour un terrain à elle appartenant, sur lequel avait été construit le port de Bayonne. J'avais réussi dans des demandes plus difficiles que celle-ci; eh bien, je refusai de me charger de l'appuyer, uniquement à cause de l'offre qui m'avait été faite: j'aurais voulu obliger cette dame, mais uniquement pour le plaisir de l'obliger, et ce ne fut jamais que dans ce seul but que je me permis de solliciter de l'empereur des grâces qu'il m'a presque toujours accordées. On ne peut pas dire non plus que j'aie jamais demandé à Sa Majesté des licences, des bureaux de loterie, ni aucune autre chose de ce genre, dont on sait qu'il s'est fait plus d'une fois un commerce scandaleux, et sans aucun doute, si j'en avais demandé l'empereur m'en aurait accordé.
La confiance que m'avait toujours témoignée l'empereur était telle qu'à Fontainebleau même, comme il avait été décidé qu'aucun des valets de chambre ordinaire de Sa Majesté ne l'accompagnerait à l'île d'Elbe, l'empereur s'en remit à moi du choix d'un jeune homme qui pût me seconder dans mon service. Je jetai les yeux sur un garçon d'appartement, dont la probité m'était parfaitement connue, et qui d'ailleurs était le fils de madame Marchand, première berceuse du roi de Rome. J'en parlai à l'empereur, qui l'agréa, et j'allai sur-le-champ en donner la nouvelle à M. Marchand, qui accepta avec reconnaissance, et me témoigna par ses remerciemens combien il se trouvait heureux de nous accompagner; je dis nous, car en ce moment j'étais bien loin de prévoir l'enchaînement de circonstances fatales que j'ai fidèlement rapportées; et l'on verra dans la suite, par la manière dont M. Marchand s'exprima sur mon compte aux Tuileries pendant les cent jours, que je n'avais point placé ma confiance dans un ingrat.
CHAPITRE VIII.
Je deviens étranger à tout.—Crainte des résultats de la malveillance.—Lecture des journaux.—Je commence à comprendre la grandeur de l'empereur.—Débarquement de Sa Majesté.—Le bon maître et le grand homme.—Délicatesse de ma position et incertitude.—Souvenir de la bonté de l'empereur.—Sa Majesté demandant de mes nouvelles.—Paroles obligeantes.—Approbation de ma conduite.—Malveillance inutile et justice rendue par M. Marchand.—Mon absence de Paris prolongée.—L'empereur aux Tuileries.—Détails circonstanciés.—Vingt-quatre heures de service d'un sergent de la garde nationale.—Déménagement des portraits de famille des Bourbons.—Le peuple à la grille du Carrousel.—Vive le roi et vive l'empereur!—Terreur panique et le feu de cheminée.—Le général Excelmans et le drapeau tricolore.—Cocardes conservées.—Arrivée de l'empereur.—Sa Majesté portée à bras.—Service intérieur.—Premières visites.—L'archi-chancelier et la reine Hortense.—Table de trois cents couverts.—Le père du maréchal Bertrand et mouvement de l'empereur.—Souper de l'empereur et le plat de lentilles.—Ordre impossible.—Deux grenadiers de l'île d'Elbe.—Puissance du sommeil.—Quatre heures de nuit pour l'empereur.—Sa Majesté et les officiers à demi-solde.—M. de Saint-Chamans.—Revue sur le Carrousel.—L'empereur demandé par le peuple.—Le maréchal Bertrand présenté au peuple par Sa Majesté.—Scène touchante et enthousiasme général.—Continuation de ma vie solitaire.—Larmes sur les malheurs de Sa Majesté.—Deux souvenirs postérieurs.—La princesse Catherine de Wurtemberg et le prince Jérôme.—Grandeur de caractère et superstition.—Treize à table et mort de la princesse Elisa.—La première croix de la légion d'honneur portée par le premier consul et le capitaine Godeau.
Devenu étranger à tout après le départ de l'empereur pour l'île d'Elbe, pénétré d'une ineffaçable reconnaissance pour les bontés dont Sa Majesté m'avait comblé pendant les quatorze années que j'avais passées à son service, je pensais sans cesse à ce grand homme, et je me plaisais à repasser dans ma mémoire jusqu'aux moindres souvenirs de ma vie. J'avais jugé qu'il était convenable à mon ancienne position de vivre dans la retraite, et je passais mon temps assez tranquillement et en famille dans la maison de campagne que j'avais acquise. Toutefois une idée funeste me préoccupait malgré moi; je craignais que des hommes jaloux de mon ancienne faveur ne fussent parvenus à tromper l'empereur sur mon inaltérable dévoûment à sa personne, et à l'entretenir dans la fausse opinion qu'on était un moment parvenu à lui donner de moi. Cette idée, contre laquelle me rassurait ma conscience, n'en était pas moins pénible; mais, comme on le verra bientôt, j'eus le bonheur d'acquérir la certitude que mes craintes à cet égard n'étaient nullement fondées.
Quoique tout-à-fait étranger à la politique, je lisais avec un vif intérêt le journal que je recevais dans ma retraite depuis le grand changement auquel on avait donné le nom de Restauration; et il ne me fallait que le plus simple bon sens pour voir la différence tranchée qui existait entre le gouvernement déchu et le gouvernement nouveau. Partout je voyais des séries d'hommes titrés remplacer les listes d'hommes distingués qui avaient donné, sous l'empire, tant de preuves de mérite et de courage; mais j'étais loin de penser, malgré le grand nombre des mécontens, que la fortune de l'empereur et les vœux de l'armée le ramèneraient sur le trône qu'il avait volontairement abdiqué pour ne point être la cause d'une guerre civile en France. Aussi me serait-il impossible de peindre mon étonnement et la multiplicité de sentimens divers qui vinrent m'agiter, quand je reçus la première nouvelle du débarquement de l'empereur sur les côtes de la Provence. Je lus avec enthousiasme l'admirable proclamation dans laquelle il annonçait que ses aigles voleraient de clochers en clochers, et que lui-même suivit de si près dans sa marche triomphale depuis le golfe Juan jusqu'à Paris.
C'est ici que je dois en faire l'aveu: ce n'est que depuis que j'avais quitté l'empereur que j'avais compris toute l'immensité de sa grandeur. Attaché à son service presque dès le commencement du consulat, à une époque où j'étais encore bien jeune, il avait grandi, pour ainsi dire, sans que je m'en aperçusse, et j'avais vu surtout en lui, à cause de la nature de mon service, un excellent maître plus encore qu'un grand homme; mais que l'éloignement avait produit sur moi un effet contraire à celui qu'il produit ordinairement! J'avais peine à croire, et je m'étonne souvent encore aujourd'hui de la franchise hardie avec laquelle j'avais osé soutenir devant l'empereur des choses que je croyais vraies: mais sa bonté semblait m'y encourager; car bien souvent, au lieu de se fâcher de mes vivacités, il me disait, avec une douceur accompagnée d'un sourire bienveillant: «Allons! allons! M. Constant; ne vous emportez pas.» Bonté adorable dans un homme d'un rang aussi élevé!... Eh bien! c'est tout au plus si je m'en apercevais dans l'intérieur de sa chambre; mais depuis j'en ai senti tout le prix.
En apprenant que l'empereur allait nous être rendu, mon premier mouvement fut de me rendre sur-le-champ au palais pour me trouver à son arrivée; mais la réflexion et les conseils de ma famille et de quelques amis me firent penser qu'il serait plus convenable d'attendre ses ordres, dans le cas où il voudrait me rappeler à son service. J'eus à m'applaudir de m'être arrêté à cette dernière idée, puisque j'eus le bonheur d'apprendre que Sa Majesté avait bien voulu approuver ma conduite; j'ai su effectivement, de la manière la plus positive, qu'à peine arrivé aux Tuileries, l'empereur daigna demander à M. Eible, alors concierge du palais: «Eh bien! que fait Constant? Comment va-t-il? Où est-il?—Sire, il est à sa campagne, qu'il n'a pas quittée.—Bien, très-bien... Il est heureux, lui; il plante ses choux.» J'ai su aussi que, dès les premiers jours du retour de l'empereur, Sa Majesté ayant fait faire un travail sur les pensions sur sa cassette, il avait eu la bonté de mettre une note à la mienne pour qu'elle fût augmentée. Enfin, j'éprouvai encore une vive satisfaction, d'un autre genre sans doute, mais non moins vive, la certitude de n'avoir point fait un ingrat. On a vu que j'avais été assez heureux pour placer M. Marchand auprès de l'empereur; or voici ce qui m'a été rapporté par un témoin. M. Marchand, au commencement des cent-jours, se trouvait dans un des salons du palais des Tuileries où étaient réunies plusieurs personnes, dont quelques-unes s'exprimaient sur mon compte d'une manière peu bienveillante. Mon successeur auprès de l'empereur les interrompit brusquement, en leur disant qu'il n'y avait rien de vrai dans les imputations dont on me rendait l'objet, et il ajouta que, tant que j'avais été en faveur, j'avais constamment obligé toutes les personnes de la maison qui s'étaient adressées à moi, et que jamais je n'avais nui à aucune. À cet égard, j'ose assurer que M. Marchand ne dit que la vérité; mais je ne fus pas moins sensible à l'honnêteté de son procédé envers moi, et surtout envers moi absent.
N'étant point à Paris au 20 mars 1815, ainsi qu'on vient de le voir, je n'aurais rien à dire sur les circonstances de cette mémorable époque, si je n'avais recueilli de quelques-uns de mes amis des détails sur la nuit qui suivit la rentrée de l'empereur dans le palais redevenu impérial; et l'on peut croire combien j'étais avide de savoir tout ce qui se rapportait au grand homme que l'on regardait en ce moment comme le sauveur de la France.
Je commencerai par rapporter exactement le récit qui me fut fait par un brave et excellent homme de mes amis, alors sergent de la garde nationale parisienne, et qui précisément se trouvait de service aux Tuileries le 20 mars. «À midi, me dit-il, trois compagnies de gardes nationaux entrèrent dans la cour des Tuileries pour occuper tous les postes intérieurs et extérieurs du palais. Je faisais partie d'une de ces compagnies, appartenant à la quatrième légion. Mes camarades et moi, nous fûmes tous frappés de l'incroyable tristesse qu'inspire la vue d'un palais abandonné. Tout, en effet, était désert; à peine apercevait-on çà et là quelques hommes à la livrée du roi, occupés à déménager et à transporter des tableaux représentant les divers membres de la famille des Bourbons. Nous étions d'ailleurs assaillis par les cris bruyans d'une multitude vraiment effrénée, grimpée sur les grilles, cherchant à les escalader, les pressant avec une force telle qu'en plusieurs endroits elles fléchirent au point de faire craindre qu'elles ne fussent renversées. Cette multitude présentait un spectacle effrayant, et semblait disposée à piller le palais.
»À peine étions-nous depuis un quart d'heure dans la cour intérieure, lorsqu'un accident, peu grave en lui-même, vint jeter la consternation parmi nous et parmi ceux qui se pressaient le long de la grille du Carrousel; nous vîmes des flammèches s'élever au dessus de la cheminée de la chambre du roi; le feu y avait été mis par la quantité énorme de papiers que l'on venait d'y brûler. Cet accident donna lieu aux plus sinistres conjectures, et bientôt le bruit se répandit que les Tuileries avaient été minées avant le départ de Louis XVIII. On forma sur-le-champ une patrouille de quinze hommes de la garde nationale, commandés par un sergent; ils parcoururent le château dans tous les sens, visitèrent tous les appartemens, descendirent dans les caves, et s'assurèrent qu'il n'existait nulle part aucun indice de danger.
»Rassurés sur ce point, nous n'étions toutefois pas sans inquiétudes. En nous rendant à notre poste, nous avions entendu des groupes nombreux crier: Vive le roi! Vivent les Bourbons; et nous eûmes bientôt une preuve de l'exaspération et de la fureur d'une partie du peuple contre Napoléon; car nous vîmes arriver à grande peine jusqu'à nous, et dans un état pitoyable, un officier supérieur qui avait imprudemment arboré trop tôt la cocarde tricolore, et que le peuple poursuivait depuis la rue Saint-Denis. Nous le prîmes sous notre protection en le faisant entrer dans l'intérieur, et certes il en avait besoin. En ce moment nous reçûmes l'ordre de faire retirer le peuple, qui s'opiniâtrait de plus en plus à escalader les grilles, et pour y parvenir nous fûmes contraints d'avoir recours à l'emploi de nos armes.
»Il y avait tout au plus une heure que nous occupions le poste des Tuileries, lorsque le général Excelmans, qui avait reçu le commandement en chef de la garde du château, donna l'ordre d'arborer le drapeau tricolore sur le pavillon du milieu. La réapparition des couleurs nationales excita parmi nous tous un vif mouvement de satisfaction; dès lors, aux cris de Vive le roi! le peuple substitua soudain le cri de Vive l'empereur! et nous n'en entendîmes plus d'autres de toute la journée. Quant à nous, lorsque l'on nous fit reprendre la cocarde tricolore, ce fut une opération bien facile; car un grand nombre de gardes nationaux avaient conservé leur ancienne, qu'ils avaient seulement recouverte d'un morceau de percale blanche plissée. On nous fit mettre nos armes en faisceau devant l'arc-de-triomphe, et il ne se passa rien d'extraordinaire jusqu'à six heures du soir. Alors on commença à allumer des lampions sur le passage présumé de l'empereur. Un nombre considérable d'officiers à demi-solde s'était réuni du côté du pavillon de Flore; et j'appris de l'un d'eux, M. Saunier, officier décoré, que c'était de ce côté que l'empereur ferait sa rentrée dans le palais des Tuileries; je m'y rendis en toute hâte, et comme je m'empressais pour me trouver sur son passage, j'eus le bonheur de rencontrer un officier—commandant qui me plaça de service à la porte même de l'appartement de Napoléon, et c'est à cette circonstance que je dois d'avoir été témoin de ce qui me reste à vous raconter.
»J'étais depuis long-temps dans l'attente et presque dans la solitude, lorsque, à huit heures trois quarts, un bruit extraordinaire que j'entendis à l'extérieur m'annonça l'arrivée de l'empereur. Peu d'instans après, je le vis en effet paraître au milieu de cris d'enthousiasme, porté par les officiers qui l'avaient accompagné à l'île d'Elbe. L'empereur les priait avec instance de le laisser marcher; mais ses prières étaient inutiles; et ils le portèrent ainsi jusqu'à la porte de son appartement, où ils le déposèrent tout près de moi. Je n'avais pas vu l'empereur depuis le jour de ses adieux à la garde nationale dans les grands appartemens du palais; et malgré la vive agitation où m'avait mis tout ce mouvement, je ne pus m'empêcher de remarquer que Sa Majesté était considérablement engraissée.
»À peine l'empereur fut-il entré dans son appartement, que mon service devint intérieur. Le maréchal Bertrand, qui venait de remplacer le général Excelmans dans le commandement des Tuileries, me donna l'ordre de ne laisser entrer personne sans l'avoir prévenu, et sans lui avoir fait connaître le nom de tous ceux qui se présenteraient pour voir l'empereur. Un des premiers qui se présentèrent fut Cambacérès, qui me parut plus pâle encore que de coutume. Peu après vint le père du général Bertrand; et comme ce vénérable vieillard voulait commencer par ses hommages à l'empereur: «Non, monsieur, lui dit Napoléon; d'abord à la nature.» Et en disant cela, par un mouvement aussi prompt que sa parole, l'empereur l'avait pour ainsi dire jeté dans les bras de son fils. Ensuite vint la reine Hortense, accompagnée de ses deux enfans; puis le comte Regnault de Saint-Jean-d'Angély, et beaucoup d'autres personnes dont les noms m'ont échappé. Je ne revoyais point ceux dont j'annonçais la présence au maréchal Bertrand, car tous sortaient par une autre porte. Je continuai ce service jusqu'à onze heures du soir, heure à laquelle je fus relevé de ma faction, et je fus invité à souper à une table immense, qui me parut être au moins de trois cents couverts. Toutes les personnes présentes au palais y assistèrent les unes après les autres. J'y vis le duc de Vicence, et je me trouvai placé vis-à-vis le général Excelmans. Quant à l'empereur, il soupa seul dans sa chambre avec le maréchal Bertrand, et leur souper n'était pas à beaucoup près aussi splendide que le nôtre; car il se composait seulement d'un poulet rôti et d'un plat de lentilles: et pourtant j'appris d'un officier qui ne l'avait pas quittée depuis Fontainebleau que Sa Majesté n'avait rien pris depuis le matin. L'empereur était extrêmement fatigué; j'eus l'occasion d'en faire la remarque chaque fois que l'on ouvrait la porte de sa chambre. Il était assis sur une chaise en face du feu, ayant les deux pieds en l'air, appuyés sur le manteau de la cheminée.
»Comme nous étions tous restés aux Tuileries, on vint, à une heure du matin, nous dire que l'empereur venait de se coucher, et que, dans le cas où il arriverait dans la nuit des militaires qui l'avaient accompagné, il avait donné l'ordre de leur faire prendre le service du palais conjointement avec la garde nationale. Les pauvres malheureux n'étaient guère en état d'obéir à un pareil ordre. À deux heures du matin, nous en vîmes arriver deux dans un état à faire pitié; ils étaient exténués, et avaient les pieds tout écorchés: tout ce qu'ils purent faire fut de se jeter sur leurs sacs, où ils tombèrent pour ainsi dire tout endormis: car ils ne se réveillèrent pas pendant qu'on se mit en devoir de leur panser les pieds dans l'appartement même où ils étaient arrivés à grande peine. Il n'est sorte de soins que l'on ne se soit empressé de leur prodiguer; et j'avoue que j'ai toujours regretté de ne pas m'être enquis du nom de ces deux braves grenadiers, qui nous inspirèrent à tous un intérêt que je ne saurais peindre.
»Couché à une heure, l'empereur était debout à cinq heures du matin; et l'ordre fut immédiatement donné aux officiers à demi-solde de se tenir prêts à être passés en revue. À la pointe du jour, ils se trouvèrent disposés sur trois rangs. En ce moment, je fus chargé de surveiller un officier que l'on avait signalé comme suspect, et qui, disait-on, arrivait de Saint-Denis: c'était M. de Saint-Chamans. Au bout d'un quart d'heure de surveillance qui n'eut rien de pénible, il fut simplement prié de se retirer. Cependant l'empereur était descendu du palais, et passait dans les rangs des officiers à demi-solde, leur adressant à tous la parole, prenant les mains à beaucoup d'entre eux, et leur disant: «Mes amis, j'ai besoin de vos services; je compte sur vous comme vous pouvez compter sur moi.» Paroles magiques dans la bouche de Napoléon, et qui arrachaient des larmes d'attendrissement à tous ces braves, dont les services étaient méconnus depuis un an.
»Dès le matin, la foule se grossit rapidement à tous les abords des Tuileries, et une masse de peuple réunie sous les fenêtres du château demandait à grands cris à voir Napoléon. Le maréchal Bertrand l'en ayant prévenu, l'empereur se montra à la croisée, où il fut salué par les cris que sa présence avait si souvent excités. Après s'être montré au peuple, l'empereur lui présenta lui-même le maréchal Bertrand, tenant son bras passé sur l'épaule du maréchal, qu'il pressa sur son cœur avec les démonstrations de l'affection la plus vive. Pendant cette scène, dont tous les témoins furent émus, et qui fut saluée des plus vives acclamations, des officiers, placés derrière l'empereur et son ami, penchèrent au dessus de leur tête des drapeaux surmontés de leurs aigles, dont ils formèrent une espèce de voûte nationale. À onze heures, l'empereur monta à cheval, et alla passer en revue les divers régimens qui arrivaient de toutes parts et les héros de l'île d'Elbe qui avaient rejoint les Tuileries pendant la nuit. On ne se lassait point de contempler la figure de ces braves, que le soleil d'Italie avait basanée, et qui venaient de faire près de deux cents lieues en vingt jours.»
Tels sont les détails curieux qui me furent donnés par un ami; et je puis garantir l'exactitude de son récit comme si j'avais été moi-même témoin de tout ce qu'il a vu pendant la nuit mémorable du 20 au 21 mars 1814.
Ayant continué à vivre dans ma retraite pendant les cent jours, et long-temps encore après, je n'ai rien à dire que tout le monde n'ait pu savoir aussi bien que moi sur cette grande époque de l'histoire de l'empereur. J'ai versé bien des larmes sur ses souffrances au moment de sa seconde abdication, et sur les tortures que lui fit subir à Sainte-Hélène le misérable Hudson-Lowe, dont l'infamie traversera les siècles incrustée à la gloire de l'empereur. Je me contenterai seulement d'ajouter à ce qui précède un document certain qui m'a été confié sur l'ancienne reine de Westphalie, et enfin un mot sur la destinée que j'ai cru devoir donner à la première croix de la Légion-d'Honneur qu'ait portée le premier consul.
La princesse Catherine de Wurtemberg, mariée, comme l'on sait, au prince Jérôme, est d'une très-grande beauté; mais elle est douée en même temps de qualités plus solides, et que le temps augmente au lieu de diminuer. Elle joint à beaucoup d'esprit naturel une grande culture d'esprit, un caractère vraiment digne d'une belle-sœur de l'empereur, et pousse jusqu'au fanatisme l'amour de ses devoirs. Les événemens n'ont pas permis qu'elle devînt une grande reine; mais ils n'ont pu l'empêcher de demeurer une femme accomplie. Ses sentimens sont nobles et élevés, mais sans qu'elle montre de fierté envers personne; aussi tous ceux qui l'entourent se plaisent-ils à vanter les charmes de sa bonté dans son intérieur, et à dire qu'elle possède le plus heureux don de la nature, celui qui consiste à se faire aimer de tout le monde. Le prince Jérôme n'est pas dépourvu d'une certaine grandeur de manières et de cette générosité fastueuse dont il fit l'apprentissage sur le trône de Cassel; mais on le trouve en général très-hautain. Quoique depuis les grands changemens survenus en Europe par la chute de l'empereur le prince Jérôme doive en partie la belle existence dont il jouit encore à l'amour de la princesse, celle-ci ne s'en montre pas moins d'une soumission vraiment exemplaire à toutes ses volontés. La princesse Catherine s'occupe surtout de ses enfans; elle en a trois, deux garçons et une fille; et tous les trois sont fort beaux. L'aîné naquit au mois d'août 1814. Sa fille, la princesse Mathilde, doit son éducation aux soins particuliers qu'en prend sa mère; elle est jolie, mais moins pourtant que ses frères, qui ont tous les traits de leur mère.
Après le portrait non flatté que l'on vient de lire de la princesse Catherine, on sera surpris sans doute que, pourvue comme elle l'est de tant de qualités solides, elle n'ait jamais pu triompher d'un penchant inexplicable à de minuscules superstitions. Ainsi, par exemple, elle redoute à l'extrême de s'asseoir à une table où se trouvent treize convives. Voici même un fait dont on peut garantir l'authenticité, et qui peut-être caressera la faiblesse des personnes atteintes de la même superstition que la princesse de Wurtemberg. Un jour, à Florence, assistant à un dîner de famille, elle s'aperçut qu'il n'y avait que treize couverts: soudain elle pâlit, et refusa obstinément de s'asseoir. La princesse Elisa Bacchiocchi se moqua de sa belle-sœur, haussa les épaules, et lui dit en souriant: «Il n'y a pas de danger; nous serons quatorze, puisque je suis grosse.» La princesse Catherine céda, mais avec une extrême répugnance. Peu de temps après, elle dut prendre le deuil de sa belle-sœur; et la mort de la princesse Elisa ne contribua pas peu, comme on peut le croire, à la rendre plus que jamais superstitieuse sur l'influence du nombre treize. Eh bien! que les esprits forts se vantent tant qu'ils voudront; mais je puis consoler les faibles, car j'ose affirmer que si l'empereur avait été témoin d'un pareil événement arrivé dans sa famille, un instinct plus fort que sa réflexion, plus fort que sa toute puissante raison, lui aurait causé quelques instans de vague inquiétude.
Maintenant il ne me reste plus qu'à rendre compte de l'emploi que j'ai fait de la première croix d'honneur du premier consul. Qu'on soit tranquille; je n'en ai point fait un mauvais usage: elle est sur la poitrine d'un brave de notre vieille armée. En 1817, je fis la connaissance de M. Godeau, ancien capitaine dans la garde impériale. Il avait été grièvement blessé à Leipzig par un boulet de canon qui lui avait traversé la cuisse. Je vis en lui une admiration si pleine, si franche pour l'empereur, il me pressa avec tant d'instances de lui donner quelque chose, quoi que ce fût, qui eût appartenu à Sa Majesté, que je lui fis présent de la croix d'honneur dont je parle, lui-même ayant été depuis long-temps décoré de cet ordre. Cette croix est, je puis le dire, un monument historique: d'abord, c'est la première, comme je l'ai dit, que l'empereur ait portée. Elle est en argent, de moyenne grandeur, et n'est point surmontée de la couronne impériale. L'empereur l'a portée un an: elle décora pour la dernière fois sa poitrine le jour de la bataille d'Austerlitz. Depuis ce jour-là, en effet, Sa Majesté prit une croix d'officier en or avec la couronne, et ne porta plus jamais la croix de simple légionnaire.
Ici se termineraient mes souvenirs, si, en relisant les premiers volumes de mes Mémoires, les choses que j'y ai consignées ne m'en avaient rappelé quelques autres qui me sont revenues depuis. Dans l'impossibilité où je serais de les présenter avec ordre et liaison, j'ai pris le parti, pour n'en point priver le public, de les lui offrir comme des anecdotes détachées, que j'ai seulement l'attention de classer, autant que possible, selon l'ordre des temps.
L'empereur, comme j'ai eu souvent l'occasion de le faire remarquer, avait les goûts extrêmement simples pour tout ce qui tenait à sa personne; de plus il manifestait volontiers une certaine aversion pour les usages à la mode; il n'aimait point que l'on fît pour ainsi dire de la nuit le jour, comme cela avait lieu dans la plupart des plus brillantes sociétés de Paris sous le consulat et au commencement de l'empire. Malheureusement l'impératrice Joséphine n'était pas du tout dans les mêmes idées; esclave soumise de la mode, elle aimait à prolonger ses soirées, lorsque l'empereur était couché.
Elle avait donc pris l'habitude de réunir autour d'elle ses dames les plus intimes, quelques amis, et de leur donner un thé. Le jeu était entièrement proscrit de ces réunions nocturnes, dont la seule conversation faisait tous les charmes. Cette causerie de bon ton était pour l'impératrice le plus agréable délassement, et ce cercle d'élus s'assembla plusieurs fois sans que l'empereur en fût informé, et au fait c'était une réunion bien innocente. Cependant quelqu'officieux indiscret fit à l'empereur, sur ces assemblées, un rapport dans lequel il lui présenta les choses de manière à ce qu'il ne fut pas satisfait. Il témoigna donc son mécontentement à l'impératrice Joséphine, qui, dès ce moment, se coucha en même temps que l'empereur.
Voilà donc la réunion licenciée. Les personnes attachées au service de l'impératrice reçurent l'ordre de ne point veiller après le coucher de l'empereur, et voici, je me le rappelle, comment j'entendis Sa Majesté s'exprimer à cette occasion. «Quand les maîtres sont couchés, les valets doivent se mettre au lit; et quand les maîtres sont éveillés, les valets doivent être debout.» Ces paroles produisirent leur effet; dès le soir même, aussitôt que l'empereur fut au lit, tout le monde se coucha au palais, et à onze heures et demie il n'y eut plus d'éveillé que les sentinelles.
Peu à peu, comme cela arrive toujours, on se relâcha bien un peu de la stricte observation des ordres de l'empereur, toutefois sans que l'impératrice osât reprendre ses réunions nocturnes. Les paroles de Sa Majesté ne furent cependant pas mises en oubli, et bien en prit à M. Colas, concierge du pavillon de Flore.
Un jour, dès quatre heures du matin, M. Colas entendit un bruit inaccoutumé et un mouvement continuel dans l'intérieur du palais; cela lui fit présumer que l'empereur était levé, et il ne se trompait pas. Il s'habilla donc en toute hâte, et il y avait déjà dix minutes qu'il était à son poste quand l'empereur, descendant l'escalier avec le maréchal Duroc, l'aperçut. Sa Majesté se plaisait en général à faire voir qu'elle remarquait l'exactitude à remplir ses devoirs; aussi s'arrêta-t-elle un moment, disant à M. Colas: «Ah, ah! déjà levé, Colas?—Oui, Sire, je n'ai pas oublié que les valets doivent être debout quand les maîtres sont éveillés.—Vous avez de la mémoire, Colas; c'est bien cela.»
Voici qui allait très bien, et la journée commença pour M. Colas sous de favorables auspices; mais le soir la médaille du matin faillit avoir son revers. L'empereur était allé ce jour-là visiter les travaux du canal de l'Ourcq. Il avait été apparemment très-mécontent, car il revint au palais avec une humeur tellement visible que M. Colas, s'en étant aperçu, laissa échapper ces mots: «Il y a de l'oignon.» Bien qu'il eût parlé à voix basse, l'empereur l'avait entendu, et se retournant brusquement de son côté: «Oui, Monsieur, répéta-t-il avec colère; vous ne vous trompez pas: il y a de l'oignon.» Puis il monta rapidement l'escalier. Cependant le concierge, craignant d'avoir trop parlé, s'approcha du grand-maréchal, le suppliant de l'excuser auprès de Sa Majesté; mais elle ne songea jamais à le punir de la liberté qu'il avait prise et du mot qui lui était échappé, mot que l'on ne se serait guère attendu à trouver dans le vocabulaire impérial.
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La présence du pape à Paris pour y sacrer l'empereur est un des événemens qui suffisent pour marquer la grandeur d'une époque; l'empereur n'en parlait jamais qu'avec une vive satisfaction, et il voulut que sa sainteté fût reçue avec toute la magnificence que l'on pouvait attendre du fondateur d'un grand empire. Pour cela Sa Majesté avait fait donner elle-même des ordres, par le maréchal Duroc, pour que l'on fournît sans examen tout ce qui serait demandé, non-seulement pour le pape, mais pour toutes les personnes de sa suite. Hélas! ce n'était pas par ses dépenses personnelles que le saint père aurait contribué à vider la caisse impériale: Pie VII ne buvait que de l'eau et il était d'une sobriété vraiment apostolique; mais il n'en était pas de même de quelques abbés spécialement attachés à son service. Chaque jour il fallait à ces messieurs cinq bouteilles de Chambertin, sans compter des vins de toutes sortes, les liqueurs les plus délicates; aussi peut-on dire que pendant leur séjour aux Tuileries, ils arrosèrent dignement la vigne du seigneur.
Ceci me rappelle une autre particularité qui, toutefois, ne se rapporte qu'indirectement au séjour du pape à Paris. On sait que David fut chargé par l'empereur d'exécuter le tableau du sacre, ouvrage qui offrait un nombre inouï de difficultés presque insurmontables, et qui ne fut pas en effet un des chefs-d'œuvre du grand peintre. Quoi qu'il en soit, la confection de ce tableau donna lieu à des négociations dans lesquelles il fallut que l'empereur intervînt. Le cas était grave, comme on va le voir, puisqu'il s'agissait de la perruque d'un cardinal. David s'obstinait à ne point peindre la tête du cardinal Caprara avec une perruque, et de son côté le cardinal ne voulait point prêter sa tête si on la séparait de sa perruque. Les uns prirent parti pour le peintre, d'autres pour le modèle; on traita l'affaire diplomatiquement, mais sans pouvoir obtenir de concessions d'aucune des deux parties contractantes, lorsqu'enfin l'empereur donna gain de cause à son premier peintre sur la perruque du cardinal. Cela rappelle un peu l'histoire de cet homme simple qui ne voulait pas qu'on le représentât tête nue, à cause, disait-il, de l'extrême facilité qu'il avait à s'enrhumer, et que son portrait devait être placé dans une chambre sans feu.
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Lorsque M. de Bourrienne eut quitté l'empereur, il fut, comme l'on sait, remplacé par M. de Mennevalle, précédemment attaché au prince Joseph. Sa Majesté s'attacha beaucoup à son nouveau secrétaire intime à mesure qu'elle le connut. Peu à peu le travail du cabinet, où se faisaient la plupart des grandes affaires, devint si considérable qu'il fut impossible à un seul homme d'y suffire, et dès l'année 1805, deux jeunes gens, protégés par M. Maret, ministre de la secrétairerie d'état, furent admis à l'honneur de travailler dans le cabinet de l'empereur. Initiés par leurs fonctions dans les plus hauts secrets de l'état, jamais rien ne permit de soupçonner leur parfaite discrétion; ils étaient d'ailleurs très-laborieux et doués de beaucoup de talent, de sorte que Sa Majesté les voyait avec bienveillance. Leur sort aurait fait envie à bien du monde; logés au palais, et par conséquent chauffés et éclairés, ils étaient en outre nourris et recevaient un traitement de huit mille francs. On aurait pu croire que cette somme aurait dû suffire à ces messieurs pour être dans une grande aisance, mais il n'en était rien: s'ils étaient assidus aux heures du travail, ils ne l'étaient pas moins aux heures du plaisir, d'où il advint que le deuxième trimestre était à peine écoulé, que les appointemens de l'année étaient dissipés. Une partie avait passé au jeu; une autre dans les mains de ces femmes adroites dont fourmille Paris, et qui sont si savantes dans l'art d'inspirer de belles passions aux jeunes gens et de mettre leur bourse à sec.
Parmi les deux secrétaires adjoints de l'empereur, il y en avait un surtout qui avait contracté tant de dettes et dont les créanciers se montraient si impitoyables, que sans une circonstance imprévue, il aurait été infailliblement renvoyé du cabinet particulier, si le bruit en était parvenu aux oreilles de Sa Majesté.
Après avoir passé toute une nuit à réfléchir sur les embarras de sa position, cherchant dans son imagination par quel moyen il pourrait se procurer les sommes nécessaires pour satisfaire les créanciers qui le poursuivaient avec le plus d'acharnement, le nouveau dissipateur chercha des distractions dans le travail et se rendit dès cinq heures du matin à son bureau, afin de chasser d'abord ses pénibles réflexions; et ne pensant pas d'ailleurs qu'à cette heure personne pût l'entendre, tout en travaillant il se mit à siffler la linotte de toutes ses forces. Or, ce jour-là, et cela lui arrivait souvent, l'empereur avait déjà travaillé une grande heure dans son cabinet; il venait seulement d'en sortir quand le jeune homme y entra, et l'entendant siffler, il revint immédiatement sur ses pas.
«Déjà ici, Monsieur, lui dit Sa Majesté, diable!... voilà qui est très-bien. Maret doit être content de vous. De combien sont vos appointemens?—Sire, j'ai huit mille francs par an; de plus, je suis nourri et logé au grand quartier-général.—C'est fort beau cela, et vous devez être heureux, Monsieur.»
Le jeune homme, voyant que Sa Majesté était de bonne humeur, jugea que le hasard lui envoyait une occasion favorable pour sortir d'embarras. Il se résolut donc à lui faire connaître la difficulté de sa position. «Hélas! Sire, lui dit-il, je devrais être heureux sans doute, et pourtant je ne le suis pas.—Pourquoi cela?—Sire, il faut que je l'avoue à Votre Majesté: j'ai tant d'Anglais sur le dos! avec cela j'ai un vieux père, deux sœurs et une mère à soutenir.—Vous ne faites que votre devoir. Mais, que voulez-vous dire avec vos Anglais? Est-ce que vous nourrissez ces gens-là?...—Non, Sire, mais ce sont ceux qui ont nourri mes plaisirs avec l'argent qu'ils m'ont prêté. Tous ceux qui ont des dettes appellent aujourd'hui leurs créanciers des Anglais.—Assez, assez, Monsieur!... Ah! vous avez des créanciers!... Comment? avec les appointemens que vous touchez vous faites des dettes!... Il suffit, Monsieur, je ne veux pas avoir plus long-temps près de moi un homme qui a recours à l'or des Anglais, quand, avec celui que je lui donne, il pourrait vivre honorablement. Dans une heure vous recevrez votre démission.»
L'empereur, après s'être exprimé comme on vient de le voir, prit quelques papiers sur le bureau, lança un regard sévère au jeune secrétaire, et sortit, le laissant dans un tel état de désespoir qu'au moment où heureusement une autre personne entra dans le cabinet, il était sur le point d'attenter à ses jours en se frappant d'un poinçon qu'il tenait à la main. C'était l'aide-de-camp de service qui lui apportait une lettre de l'empereur; elle était conçue en ces termes:
«Monsieur, vous avez mérité d'être chassé de mon cabinet; mais j'ai pensé à votre famille, et je vous pardonne à cause d'elle. Comme c'est elle surtout qui souffre de votre inconduite, je vous envoie avec mon pardon dix mille francs en billets de banque. Payez avec cette somme tous les Anglais qui vous tourmentent, et surtout ne tombez plus dans leurs griffes, car alors je vous abandonnerais.
»napoléon.»
Un énorme vive l'empereur! sortit spontanément de la bouche du jeune homme, qui partit comme un éclair, pour aller annoncer à sa famille cette nouvelle preuve de la tyrannie impériale. Ce ne fut pas tout: son camarade, instruit de ce qui s'était passé, et désirant aussi avoir quelques billets de banque pour calmer ses Anglais, redoubla de zèle et d'activité au travail. Pendant plusieurs jours de suite il se rendit au cabinet dès quatre heures du matin; il y siffla aussi la linotte, mais ce fut peine inutile, l'empereur ne l'entendit pas.
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Je me suis peu appesanti, dans le cours de mes mémoires, sur les liaisons galantes de l'empereur, cherchant en cela à imiter la discrétion qu'il y mettait lui-même. Cependant il me revient à la mémoire quelques souvenirs que l'on ne retrouvera peut-être pas ici sans intérêt.
Ce fut à Saint-Cloud que l'empereur reçut pour la première fois mademoiselle G..., dans l'un des appartemens donnant sur l'orangerie. Ce serait ne rien apprendre à personne que de dire qu'elle fut la plus belle de toutes les personnes auxquelles Sa Majesté adressa ses hommages, et j'ai lieu de penser que ce fut aussi celle dont la connaissance lui fut le plus agréable. Sa conversation lui plaisait et l'égayait beaucoup, et je l'ai souvent entendu rire, mais rire à gorge déployée, des anecdotes dont mademoiselle G... savait animer les entretiens qu'elle avait avec lui. Aussi est-il de toute vérité que jamais l'empereur n'a été avec aucune autre femme aussi gracieux, aussi gai, aussi aimable, et je puis ajouter aussi magnifique dans ses cadeaux. J'ai vu plus d'une fois la belle tragédienne sortir des petits appartemens en jouant avec un assez bon nombre de chiffons de papier qui n'étaient pas sans prix, mais dont il est vrai elle ne s'amusait pas à faire des papillottes, ainsi que nous l'a révélé, pour elle-même, une autre dame contemporaine. Mais en rappelant la magnificence de l'empereur, je dois faire observer qu'elle fut toujours spontanée, car mademoiselle G... ne profita jamais de sa faveur pour demander quelque chose, soit pour elle, soit pour les siens, et jamais liaison ne me parut plus désintéressée. L'impératrice Joséphine lui fit aussi quelques cadeaux; elle lui donna, entre autres choses, un costume magnifique pour le rôle de Cléopâtre, dans Rodogune.
L'empereur vit encore mademoiselle G... plusieurs fois aux Tuileries, puis à Dresde, où elle vint faire juger des progrès que son talent avait faits après l'avoir fait admirer à la cour impériale de Russie.
Saint-Cloud fut également témoin de la première entrevue de l'empereur avec la belle madame P...; elle était extrêmement jolie, et surtout d'une grâce ravissante. L'empereur se conduisit aussi avec elle en amant magnifique, et elle ne dut pas douter de l'impression qu'elle avait faite sur Sa Majesté; mais ces impressions étaient toujours fugitives. Le mari de cette dame eut aussi part aux faveurs impériales. Il obtint une place de receveur-général. Au surplus, l'empereur ne vit guère madame P... que pendant trois ou quatre mois, à Saint-Cloud d'abord, comme je l'ai dit, puis quelquefois, mais rarement, aux Tuileries dans les petits appartemens. Le bruit se répandit plus tard que l'empereur avait été remplacé par son beau-frère, le roi de Naples; mais c'est une de ces choses que je ne saurais affirmer, dans la crainte d'être indiscret.
Pour en finir sur ce chapitre délicat, je mentionnerai ici une prétendue liaison que l'on a attribuée à l'empereur, avec une mademoiselle G..., jeune et jolie Irlandaise, mais je n'en parlerai que pour la démentir, dans l'intérêt de la vérité. Voici les faits: cette jeune personne venait d'être admise en qualité de lectrice auprès de l'impératrice Joséphine, quand nous partîmes pour Bayonne; elle fut du voyage, et l'empereur la remarqua. Mais ayant découvert qu'il y avait quelque intrigue sous jeu, que l'on avait d'avance bâti des châteaux en Espagne sur la passion que tant de charmes ne pouvaient manquer de lui inspirer, Sa Majesté donna l'ordre de la renvoyer à sa famille, et de la faire partir immédiatement pour Paris; ordre qui fut exécuté sur-le-champ, et auquel, comme on peut bien le penser, l'impératrice ne chercha pas à mettre obstacle. Voilà tout ce qu'il y a de vrai sur cette prétendue liaison.
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On a beaucoup parlé, dans Paris et à la cour, des ridicules de madame la maréchale Lefebvre; et l'on ferait un recueil des mots bizarres qu'elle a dits, et que probablement on lui a pour la plupart attribués; mais il faudrait un in-folio pour enregistrer tous les traits où se peint la bonté de son cœur. En voici un qui participe des deux genres, et qui m'a paru tout ensemble grotesque et touchant. Le cocher de madame la maréchale était grièvement malade, et ne voulait pas se soumettre à ce traitement rafraîchissant qu'Arlequin préférait à la saignée, par une raison qu'il m'est impossible de dire. Les médecins assuraient que cela seulement pouvait sauver le malade dont la vie était en danger. Madame Lefebvre, en ayant été informée, monte dans la chambre de son cocher, se fait donner l'instrument nécessaire, et après l'avoir sommé très-énergiquement de se soumettre aux ordonnances: «As-tu peur de montrer ton...?» ajouta-t-elle. Le pauvre malade voulait absolument s'opposer, par respect, aux soins que sa maîtresse voulait lui rendre; mais elle insista si bien qu'il promit tout ce qu'on voulut, et il reçut, des mains d'une maréchale, un service que peu de femmes de son rang auraient consenti à rendre à un pauvre cocher. Le malade, de qui j'ai su ces détails, était père d'une nombreuse famille. Il guérit, et sa guérison fut la récompense de la digne femme qui avait tant de bonté et d'humanité.
Un jour, à la Malmaison (je crois que c'est peu de temps après la fondation de l'empire), l'impératrice Joséphine avait donné des ordres sévères pour ne recevoir personne. Madame la maréchale Lefebvre se présente. L'huissier, enchaîné par sa consigne, lui refuse l'entrée; elle insiste; et, lui, s'obstine de son côté. Pendant cette discussion, l'impératrice, passant d'un salon à un autre, fut trahie par une glace sans tain qui séparait ce salon de celui où était la maréchale. L'impératrice l'ayant aussi aperçue, s'empressa de venir au devant d'elle et de l'engager à entrer. Avant de passer dans l'autre salon, madame Lefebvre se retournant vers l'huissier, lui dit d'un ton moqueur: «Eh bien! mon garçon, ça te la coupe!...» Le pauvre huissier devint rouge jusqu'aux oreilles, et se retira tout confus.
Le maréchal Lefebvre n'était pas moins bon, moins excellent que sa femme, et c'est bien d'eux que l'on a pu dire que les honneurs n'avaient pas changé leurs mœurs. On ne saurait se figurer le bien qu'ils faisaient l'un et l'autre; on aurait dit que c'était leur seul plaisir, le seul dédommagement qu'ils pouvaient se procurer contre un grand malheur domestique. Ils n'avaient qu'un fils, et c'était bien certainement le plus mauvais sujet de tout l'empire. Chaque jour il y avait des plaintes contre lui; l'empereur l'admonesta même plusieurs fois, à cause de la haute estime qu'il avait pour son brave père. Mais rien n'y faisait, et son naturel vicieux reprenait le dessus. Il fut tué dans je ne sais plus quelle bataille; et quelque peu regrettable qu'il fût, sa mort causa un violent chagrin à son excellente mère, quoiqu'il se fût oublié quelquefois jusqu'à la maltraiter de ses propos grossiers. C'était ordinairement M. de Fontanes qu'elle prenait pour confident de ses chagrins: car le grand-maître de l'université, malgré sa politesse exquise et sa littérature de bon ton, était très-intimement lié dans la maison du maréchal Lefebvre.
À cette occasion, je me rappelle une anecdote qui prouve, mieux que tout ce que l'on pourrait dire, toute la bonté, toute la simplicité du maréchal. Un jour, on lui annonce que quelqu'un qui ne se nomme pas demande à lui parler. Le maréchal sort de son cabinet, et reconnaît son ancien capitaine aux gardes françaises, où, comme l'on sait, le maréchal avait été sergent. Le maréchal lui demande la permission de l'embrasser, lui offre ses services, sa bourse, sa maison, le traite enfin presque comme s'il eût été encore sous ses ordres. L'ancien capitaine était émigré; il rentrait sans trop savoir ce qu'il ferait. D'abord sa radiation est promptement obtenue par les soins du maréchal; mais il ne voulait plus servir, et avait toutefois besoin d'une place. Ayant fait ressource dans l'émigration de donner des leçons de français et de latin, il témoigna le désir d'obtenir un emploi dans l'université: «Comment, mon colonel, lui dit le maréchal avec son accent allemand, mais je vais tout de suite vous mener chez mon ami M. de Fontanes.» On met les chevaux à la voiture du maréchal, et voilà le protecteur respectueux et son protégé dans les salons du grand-maître de l'université. M. de Fontanes se hâte de venir au devant du maréchal, qui, m'a-t-on dit, fit de la sorte son discours de présentation: «Mon cher ami, je vous présente M. le marquis de***. C'est mon ancien capitaine, mon bon capitaine! Il veut bien demander une place dans l'université. Ah! dam! ce n'est pas un homme de rien, un homme de la révolution, comme vous et moi. C'est mon ancien capitaine, M. le marquis de***.» Enfin le maréchal finit par dire: «Ah! le bon, l'excellent homme! Je n'oublierai jamais que, quand j'allais à l'ordre chez mon bon capitaine, il ne manquait jamais de me dire: Lefebvre, mon enfant, passe à l'office; va te rafraîchir: Ah! mon bon, mon excellent capitaine.»
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Tous les membres de la famille impériale avaient un goût marqué pour la musique, et particulièrement pour la musique italienne; mais ils n'étaient point musiciens, et la plupart chantaient presque aussi faux que Sa Majesté elle-même. Il faut cependant en excepter la princesse Pauline, qui avait fini par profiter un peu des leçons assidues que lui donnait Blangini, et chantait assez agréablement. Sous le rapport de la justesse de la voix, le prince Eugène se montrait bien digne d'être le fils adoptif de l'empereur. Il était cependant musicien, et chantait avec passion, mais non pas de manière à satisfaire ses auditeurs. En revanche, le prince Eugène avait un organe magnifique pour commander les évolutions militaires, avantage qu'il partageait avec le comte de Lobeau et le général Dorsenne; aussi était-ce toujours l'un d'eux que Sa Majesté désignait pour commander sous ses ordres aux grandes revues.
Quelque sévère que fût l'étiquette à la cour de l'empereur, il y eut toujours quelques personnes privilégiées qui conservèrent le droit d'entrer dans sa chambre, même quand il était au lit; mais le nombre en était borné. Il se composait ainsi:
MM. de Talleyrand, vice-grand-électeur; de Montesquiou, grand-chambellan; de Rémusat, premier chambellan; Maret, Corvisart, Denon, Murat, Yvan; Duroc, grand-maréchal; et de Caulaincourt, grand-écuyer.
Pendant long-temps je vis toutes ces personnes-là venir chez l'empereur presque tous les matins, et leurs visites furent l'origine de ce que l'on appela par la suite le petit lever. M. de Lavalette venait aussi quelquefois, aussi bien que M. Réal et MM. Fouché et Savary, alors que chacun d'eux fut ministre de la police.
Les princes de la famille impériale jouissaient également du droit de venir le matin dans la chambre de l'empereur. J'y ai vu bien souvent Madame Mère. L'empereur lui baisait la main avec beaucoup de respect et de tendresse, mais je l'ai entendu plusieurs fois lui adresser des reproches sur son excessive économie. Madame Mère l'écoutait, puis donnait, pour ne pas changer sa manière de vivre, des raisons qui ont plus d'une fois impatienté Sa Majesté, mais que les événemens ont malheureusement pris le soin de justifier.
Madame Mère avait été d'une remarquable beauté, et elle était encore très-belle, surtout quand je la vis pour la première fois. Il était impossible de voir une meilleure mère; excellente pour ses enfans, elle leur prodiguait les plus sages conseils, et elle intervenait toujours dans les brouilleries de famille pour soutenir ceux qui à ses yeux avaient raison; long-temps elle prit le parti de Lucien, et je lui ai souvent vu prendre avec chaleur celui de Jérôme, quand le premier consul était le plus mal disposé pour son jeune frère. La seule chose que l'on ait reprochée à Madame Mère est son excessive économie, et sur ce point on peut aller bien loin sans crainte d'atteindre l'exagération; mais tout le monde l'aimait au palais, parce qu'elle était bonne et affable pour tout le monde.
Je me rappelle, à l'occasion de Madame Mère, un fait qui divertit beaucoup l'impératrice Joséphine. Madame était venue passer quelques jours à la Malmaison; une de ses daines qu'elle avait fait appeler entre dans son appartement et voit... Qu'on juge de son étonnement!... Elle voit le cardinal Fesch, remplissant les fonctions de femme de chambre, enfin laçant sa sœur, qui n'avait alors sur elle que le vêtement le plus voisin de la peau et son corset.
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Un des chapitres sur lesquels l'empereur n'entendait jamais raillerie, c'était le chapitre des douanes. Pour tout ce qui était contrebande il se montrait d'une sévérité inflexible. C'était à un tel point qu'un jour M. Soyris, directeur des douanes à Verceil, ayant fait saisir un ballot de soixante cachemires, envoyé de Constantinople à l'impératrice, l'empereur ordonna le maintien de la saisie, et les cachemires furent vendus au profit de l'état. En pareille circonstance l'empereur disait souvent: «Comment un souverain fera-t-il respecter les lois, s'il ne commence pas par les respecter lui-même?» Je me rappelle cependant une occasion, et je crois que ce fut la seule, où il passa condamnation sur une infraction aux droits de la douane; et pourtant, comme on va le voir, il ne s'agissait pas d'un acte de contrebande ordinaire.
Les grenadiers de la vieille garde, sous les ordres du général Soulès, revenaient en France après la paix de Tilsitt. Arrivés à Mayence, les douaniers voulurent faire leur devoir, et par conséquent visiter les caissons de la garde et ceux du général. Toutefois, le directeur des douanes, cherchant à y mettre des procédés, alla prévenir le général de la nécessité où il était de faire exécuter la loi et les intentions bien précises de l'empereur. La réponse du général à cette ouverture courtoise fut simple et énergique: «Si un seul douanier, répondit-il, ose porter la main sur les caissons de mes vieilles moustaches, je les fais tous f... dans le Rhin.» Le directeur insista; les douaniers étaient en grand nombre, et se disposaient à procéder à la visite, quand le général Soulès fit mettre les caissons sur le milieu de la place et en confia la garde à un régiment. Le directeur des douanes, n'osant alors passer outre, se contenta d'adresser au directeur général des douanes un rapport qui fut mis sous les yeux de l'empereur. En toute autre circonstance le cas eût été grave; mais l'empereur était de retour à Paris, mais il était plus que jamais salué par les acclamations de tout un peuple, mais on célébrait les fêtes de la paix, mais cette vieille garde revenait couverte de tant de gloire, mais elle avait été si belle à Eylau! Tout cela se réunit pour faire tomber la colère de l'empereur, et s'étant résolu à ne pas punir, il voulut récompenser et ne point prendre au sérieux l'infraction faite par menaces à ses lois de douane. Le général Soulès, que l'empereur aimait beaucoup, étant donc de retour à Paris, se présenta chez l'empereur qui le reçut très-bien, et après quelques autres propos relatifs à la garde, ajouta: «À propos, dis-moi donc, Soulès: tu en as fait de belles là-bas!... On m'a donné de tes nouvelles... Comment!... tu voulais jeter mes douaniers dans le Rhin?... Est-ce que tu l'aurais fait?—Oui, Sire, répondit le général avec son accent allemand; oui, je l'aurais fait. C'était une insulte à mes vieux grenadiers, que de vouloir visiter leurs caissons.—Allons, allons, ajouta l'empereur avec beaucoup d'affabilité, je vois ce que c'est; tu as fait la contrebande.—Moi, Sire?—Je te dis que si; tu as fait la contrebande; tu as acheté du linge en Hanovre; tu as voulu monter ta maison, parce que tu as pensé que je te nommerais sénateur. Tu ne t'es pas trompé. Va te faire faire un habit de sénateur. Mais ne recommence pas, car une autre fois je te ferai fusiller.»
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Pendant notre séjour à Bayonne en 1808, tout le monde fut frappé de la gaucherie du roi et de la reine d'Espagne, du mauvais goût de leur toilette, de la disgrâce de leurs équipages et d'un certain air contraint et empesé qui était répandu sur toutes les personnes de leur suite. L'élégance française et la richesse des équipages de la cour formaient avec tout cela un contraste qui le rendait réellement plus ridicule qu'il ne serait possible de le dire. L'empereur, qui avait en toutes choses un tact si exquis, ne fut pas un des derniers à s'en apercevoir; mais il n'aimait pas que l'on trouvât l'occasion de se moquer des têtes couronnées. Un matin, à sa toilette, il me dit en me pinçant l'oreille: «Dites donc, monsieur le drôle, vous qui vous entendez si bien à tout cela, donnez donc quelques conseils aux valets de chambre du roi et de la reine d'Espagne; ils ont un air gauche à faire pitié.» Je mis beaucoup d'empressement à faire ce que souhaitait Sa Majesté; mais elle ne s'en tint pas là. L'empereur communiqua en effet à l'impératrice ses observations sur la reine et sur ses dames. L'impératrice Joséphine, qui était le goût lui-même, donna des ordres en conséquence; et pendant deux jours ses coiffeurs et ses femmes de chambre ne furent plus occupés qu'à donner des leçons de goût et d'élégance à leurs confrères d'Espagne. Il fallait bien certainement que l'empereur trouvât du temps pour tout, pour pouvoir descendre de ses hautes occupations à de si minces détails.
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Le grand-maréchal du palais (Duroc) était à peu près de la taille de l'empereur. Il marchait mal et sans grâce. Sa tête et son visage étaient assez bien. Il était vif, emporté, jurait comme un soldat. Mais il avait un grand talent pour l'administration, et il en a donné plus d'une preuve dans l'organisation, à la fois grande et sagement réglée, de la maison impériale. Quand le canon ennemi eut privé Sa Majesté d'un serviteur dévoué et d'un ami sincère, l'impératrice Joséphine dit qu'elle ne connaissait que deux hommes capables de le remplacer; c'étaient le général Drouot, ou M. de Flahaut. Toute la maison espérait que l'un ou l'autre de ces deux messieurs serait nommé; mais il en fut autrement.
M. de Caulaincourt, duc de Vicence, était d'une extrême sévérité, et même dur dans le service; mais il était juste et d'une loyauté chevaleresque; sa parole valait un contrat. On le craignait, et pourtant on l'aimait. Il avait le regard perçant, parlait vite et avec une grande facilité. On connaît l'affection que lui portait Sa Majesté, et certes personne n'en était plus digne que lui.
M. le comte de Rémusat, premier chambellan, était d'une taille moyenne, d'une figure douce et blanche, obligeant, aimable, d'une politesse naturelle et de bon goût; mais il aimait la dépense, manquait d'ordre pour ses affaires, et par conséquent pour celles de l'empereur. Cette profusion, qui a un beau côté, aurait pu convenir à un autre souverain; mais celui-là était économe, et quoiqu'il aimât beaucoup M. de Rémusat, il lui retira le gouvernement des dépenses de sa garde-robe, et le confia à M. de Turenne, qui y apporta une sévère économie. M. de Turenne avait peut-être un peu trop de ce qui manquait à son prédécesseur. Ce fut précisément cela qui plut au maître. M. de Turenne était un assez joli homme, s'occupant un peu trop de lui; grand parleur et anglomane, ce qui lui avait fait donner par l'empereur le nom de milord Kinsester (qui ne sait se taire); mais il contait avec agrément, et quelquefois Sa Majesté se plaisait à lui faire raconter la chronique de Paris.
Quand M. le comte de Turenne remplaça M. le comte de Rémusat dans la place de grand-maître de la garde-robe, pour ne pas dépasser la somme de 20,000 francs que Sa Majesté accordait pour sa toilette, il fit toutes les économies possibles sur la quantité, le prix et la qualité des choses indispensables pour le service. On m'a dit, mais je ne puis pas l'assurer, que, pour savoir au juste à quoi s'en tenir sur les bénéfices des fournisseurs de l'empereur, il était allé chez divers fabricans de Paris, avec des échantillons de gants, de bas de soie, de bois d'aloës, etc.. Ce fait, s'il est vrai, ne peut, après tout, que faire honneur au zèle et à la probité de M. Turenne.
J'ai très-peu connu M. le comte de Ségur, grand-maître des cérémonies. On disait dans la maison qu'il était fier, un peu raide, mais d'une politesse parfaite, plein d'esprit et de reparties délicates et fines.
Il faut avoir vu l'ordre qui régnait dans la maison de l'empereur pour se le figurer. Dès le consulat, le général Duroc avait apporté à l'administration intérieure du palais cet esprit de règle et d'économie qui le caractérisait particulièrement. Cependant, quelle que fût la confiance de l'empereur dans le général Duroc, il ne dédaignait point de jeter le coup d'œil du maître sur des choses qui semblent de détail, et dont en général les souverains ne s'occupent guère par eux-mêmes. Ainsi, par exemple, il y eut au moment de la fondation de l'empire un peu de profusion dans certaines parties du palais, notamment à Saint-Cloud, où les aides-de-camp se mirent à tenir table ouverte; ce qui toutefois était loin de ressembler aux prodigalités désordonnées de l'ancien régime; le vin de Champagne et les vins fins allaient surtout très-vite, et il n'en fallut pas plus pour que l'empereur établît un règlement pour sa cave. Il fit venir le chef de la maison Soupé-Pierrugues, et lui dit: «Monsieur, je vous prête les caves de tous mes palais impériaux; vous y entretiendrez des vins de toutes les espèces; il en faut dans mes palais des Tuileries, de Saint-Cloud, de Compiègne, de Fontainebleau, de Marrac, de Lacken et de Turin. Établissez un prix moyen pour chacune de ces résidences, et vous aurez seul la fourniture de ma maison.» Ce marché fut conclu, et toute espèce de fraude était impossible, attendu que le délégué de M. Soupé-Pierrugues ne délivrait de vins que sur un bon signé du contrôleur de la bouche; toutes les bouteilles non débouchées étaient reprises, et chaque soir on établissait le compte de ce qui était dû pour la journée.
Le service se faisait de la même manière auprès de l'empereur quand nous étions en campagne. Pendant la seconde campagne de Vienne, je me rappelle que le délégué de la maison Soupé-Pierrugues fut M. Eugène Pierrugues, bon, gai, spirituel et aimé beaucoup de nous tous. Une imprudence lui coûta cher. Par suite d'une étourderie naturelle à son âge, il eut la cuisse cassée. Nous étions alors à Schœnbrunn. Ceux qui connaissent cette résidence impériale savent que des avenues magnifiques s'étendent au devant du palais et conduisent jusqu'à la route de Vienne. Comme je montais souvent à cheval pour aller me promener dans la ville, M. Eugène Pierrugues voulut un jour y venir avec moi, et emprunta un cheval d'un des fourriers du palais. On le prévint que le cheval était extrêmement fougueux, mais il n'en tint pas compte, et à peine sur son cheval il lui fit prendre le galop. Je retins le mien pour ne pas animer celui de mon compagnon; mais, malgré cette précaution, le cheval s'emporta, se jeta dans les arbres, et brisa la cuisse de son malheureux et imprudent cavalier. M. Eugène Pierrugues ne fut cependant pas désarçonné du coup; il résista encore un moment après la blessure; mais elle était extrêmement grave, et il fallut le reporter chez lui. Je fus plus que tout autre affligé de cet affreux accident. Nous établîmes auprès de lui un service régulier, de manière à ce que l'un de nous au moins pût lui tenir compagnie quand nos devoirs nous le permettaient. Je n'ai jamais vu souffrir avec plus de courage; ce fut au point même que la cuisse de M. Pierrugues ayant d'abord été mal remise, il fit au bout de quelques jours briser la fracture, opération que l'on dit horriblement douloureuse.
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Mon oncle, qui était huissier du cabinet de l'empereur, m'a raconté une anecdote qui probablement ne peut être connue de personne, car tout, comme on va le voir, se passa dans l'ombre du plus profond mystère. «Un soir, me dit-il, le maréchal Duroc vint me donner lui-même l'ordre de faire éteindre les lustres du salon qui précédait le cabinet de Sa Majesté, et de ne laisser que quelques bougies allumées. Je ne concevais rien à un pareil ordre, d'un genre tout nouveau, et d'ailleurs le grand-maréchal n'était pas dans l'usage d'en donner ainsi directement. Je fis exécuter l'ordre, et j'attendis à mon poste. À dix heures le maréchal Duroc revint accompagné d'un personnage dont il me fut impossible de distinguer les traits; il était entièrement enveloppé dans un large manteau; il avait la tête couverte et son chapeau enfoncé jusque sur les yeux. Je me retirai et les laissai tous les deux. À peine j'étais sorti du salon que l'empereur y entra, et aussitôt le maréchal Duroc se retirant aussi, laissa l'inconnu seul avec Sa Majesté. Au ton dont parla l'empereur, il était facile de juger combien il était irrité. Il s'exprimait très-haut, et je lui entendis dire: «Eh bien! Monsieur, vous ne changerez donc jamais?... C'est de l'or qu'il vous faut, toujours de l'or!... Vous agiotez sur toutes les banques étrangères, et n'avez pas de confiance dans celle de Paris!... Vous avez ruiné la banque de Hambourg!... Vous avez fait perdre deux millions à M. Drouet!» (Ou Drouaut, car le nom fut prononcé très-vite.)
»L'empereur, poursuivit mon oncle, continua long-temps sur ce ton; l'inconnu ne répondait pas, ou bien répondait si bas, qu'il me fut impossible d'entendre une de ses paroles. Cette scène, qui dut être affreuse pour le personnage mystérieux, dura de la sorte près de vingt minutes. Enfin il lui fut loisible de sortir, ce qu'il fit avec autant de précautions qu'en arrivant, et se retira enfin du palais aussi secrètement qu'il y était venu.»
Rien de cette scène ne transpira dans le palais, et d'ailleurs ni mon oncle ni moi nous n'avons jamais cherché à savoir quelle était la personne à laquelle l'empereur avait adressé tant et de si sévères paroles.
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Toutes les fois que les circonstances le permettaient, la manière de vivre de l'empereur était extrêmement régulière, et voici à peu près quelle était la division ostensible de son temps: tous les matins, à neuf heures précises, l'empereur sortait de l'intérieur de ses appartemens; son scrupule pour l'exactitude des heures était poussé à un point extrême, et je l'ai vu quelquefois, étant prêt un peu plus tôt, attendre deux ou trois minutes pour que personne ne fût pris en défaut. À neuf heures il était habillé comme il devait l'être toute la journée. Quand il était dans le salon de réception, les officiers de service étaient les premiers admis, et recevaient les ordres de Sa Majesté pour le temps de leur service. Immédiatement après, ce que l'on appelait les grandes entrées étaient introduites, c'est-à-dire les personnages d'un haut rang qui y avaient droit par leurs charges ou par une faveur spéciale de l'empereur, et je puis dire que cette faveur était bien enviée; elle était acquise généralement à tous les officiers de la maison impériale, alors même qu'ils n'étaient pas de service. Tout le monde était debout et l'empereur aussi. Il parcourait le cercle de toutes les personnes présentes, adressait presque toujours un mot ou une question à tout le monde, et il fallait voir ensuite, pendant toute la journée, l'attitude noble et fière de ceux auxquels l'empereur avait parlé un peu plus long-temps qu'aux autres. Cette cérémonie durait ordinairement une demi-heure. Dès qu'elle était terminée, l'empereur saluait, et chacun se retirait.
À neuf heures et demie, on servait le déjeuner de l'empereur: c'était ordinairement sur un petit guéridon en bois d'acajou, et ce premier repas ne durait matériellement que sept ou huit minutes; mais quelquefois il se prolongeait davantage, et je l'ai vu même durer assez long-temps: c'était lorsque l'empereur était gai, et qu'il aimait à se livrer familièrement aux charmes de la conversation avec des hommes d'un grand mérite qu'il connaissait depuis long-temps et qui assistaient à son déjeuner. Là ce n'était plus l'empereur du lever; il continuait en quelque sorte le vainqueur de l'Italie, le conquérant de l'Égypte, et surtout le membre de l'Institut. Ceux qui y venaient le plus habituellement étaient MM. Monge, Bertholet, Costaz, intendant des bâtimens de la couronne; Denon, Corvisart, David, Gérard, Isabey, Talma et Fontaine, son premier architecte. Que de grandes pensées, que de choses d'un ordre élevé sont émanées de ces conversations que l'empereur avait coutume d'annoncer en disant: «Allons, Messieurs, je ferme la porte de mon cabinet.» C'était le signal, et ce qui était vraiment miraculeux, c'était l'aptitude de Sa Majesté à mettre son génie en communication avec des intelligences si fortes et si diverses.
Je me rappelle que pendant les jours qui précédèrent le couronnement, M. Isabey était extrêmement assidu au déjeuner de l'empereur; il y venait pour ainsi dire tous les matins, et ce n'était pas une chose vulgaire que voir un grand jouet d'enfant servir à faire la répétition de la vaste cérémonie qui allait avoir une si grande influence sur les destinées du monde. Le spirituel peintre de portraits du cabinet de l'empereur avait effectivement disposé sur une grande table une quantité énorme de petits bons-hommes représentant tous les personnages qui devaient figurer dans la cérémonie du sacre; chacun y avait sa place assignée, et nul n'était omis, depuis l'empereur et le pape, jusqu'aux enfans de chœur, et tous étaient revêtus du costume qu'ils devaient porter.
Ces répétitions eurent lieu plusieurs fois, et chacun était bien aise de consulter le modèle pour ne point se méprendre sur la place qu'il devait occuper. Ces jours-là, comme on peut le croire, la porte du cabinet fut fermée, d'où il résulta que les ministres attendirent pendant quelques instans.
C'était en effet après son déjeuner que l'empereur ouvrait à ses ministres et aux directeurs généraux, et ces audiences consacrées au travail spécial de chaque ministère, de chaque direction générale, duraient jusqu'à six heures du soir, à l'exception des jours où Sa Majesté se livrait encore plus en grand aux soins de son gouvernement, en présidant le conseil-d'état ou le conseil des ministres.
Le dîner était servi à six heures. Aux Tuileries et à Saint-Cloud l'empereur dînait tous les jours seul avec l'impératrice, à l'exception du dimanche, où toute la famille était admise au dîner. L'empereur, l'impératrice et Madame Mère étaient seuls assis sur des fauteuils; tous les autres, fussent-ils rois ou reines, n'avaient que des chaises. On ne faisait jamais qu'un seul service avant le dessert. Sa Majesté buvait ordinairement du vin de Chambertin, mais rarement pur, et guère plus d'une demi-bouteille. Au surplus le dîner chez l'empereur était plutôt un honneur qu'un plaisir pour ceux qui étaient admis, car il fallait, comme on dit vulgairement, avaler en poste, Sa Majesté ne restant à table que quinze ou dix-huit minutes. Après son dîner comme après son déjeuner, l'empereur prenait habituellement une tasse de café; c'était l'impératrice qui le lui versait. Sous le consulat, madame Bonaparte avait pris cette habitude, parce que le général oubliait souvent de prendre son café: elle la conserva étant devenue impératrice, et plus tard l'impératrice Marie-Louise adopta le même usage.
Après le dîner, l'impératrice descendait dans ses appartemens, où elle trouvait réunis ses dames et les officiers de service. L'empereur y venait quelquefois, mais il n'y restait pas long-temps. Telle était la vie coutumière de l'intérieur du palais des Tuileries les jours où il n'y avait ni chasse le matin, ni concert ni spectacle le soir; la vie de Saint-Cloud offrait d'ailleurs bien peu de différence avec celle des Tuileries. On y faisait de plus quelques promenades en calèche quand le temps le permettait, et le mercredi, jour fixé pour le conseil des ministres, ces messieurs avaient régulièrement l'honneur d'être invités à dîner avec leurs majestés. Quand il y avait chasse à Fontainebleau, à Rambouillet ou à Compiègne, l'étiquette était suspendue; les dames suivaient en calèche, et tout le service dînait avec l'empereur et l'impératrice sous une tente dressée dans la forêt.
Il arriva quelquefois à l'empereur, mais rarement, d'inviter extraordinairement un membre de sa famille à rester à dîner avec lui, et ceci me rappelle une anecdote qui doit trouver sa place ici. Le roi de Naples vint un jour faire une visite à l'empereur. Celui-ci l'invita à dîner, ce que le roi accepta; mais il n'avait point fait attention qu'il était en bottes, et il ne lui restait physiquement que le temps nécessaire pour changer de costume, sans avoir celui de retournera l'Élysée, qu'il habitait alors. Le roi monta rapidement chez moi et me conta son embarras. Je l'en tirai sur-le-champ, et, je puis le dire, à sa grande satisfaction. J'avais alors une garde-robe très-bien montée, et presque toujours plusieurs objets entièrement neufs. Je lui donnai donc chemise, culotte, gilet, bas et souliers, et je l'habillai. Le bonheur voulut que tout lui allât comme si tous ces vêtemens avaient été faits pour lui. Il fut, comme il voulait bien l'être toujours avec moi, d'une extrême bonté et d'une amabilité parfaite, et me remercia d'une manière charmante. Le soir, le roi de Naples, après avoir pris congé de l'empereur, remonta chez moi pour reprendre ses vêtemens du matin, et il m'engagea à venir le voir le lendemain à l'Élysée. Je m'y rendis ponctuellement, après avoir raconté à l'empereur ce qui s'était passé, récit qui le divertit beaucoup. Arrivé à l'Élysée, je fus immédiatement introduit dans le cabinet du roi, qui me renouvela ses remerciemens de la façon la plus gracieuse, et me donna une fort jolie montre de Bréguet.
Pendant nos campagnes, j'eus encore quelquefois l'occasion de rendre au roi de Naples quelques petits services de la même nature; mais il ne s'agissait plus comme à Saint-Cloud de bas de soie; plus d'une fois il m'est arrivé au bivouac de partager avec lui une botte de paille que j'avais été assez heureux pour me procurer. En pareil cas, je dois l'avouer, le sacrifice était beaucoup plus grand de ma part qu'en offrant une partie de ma garde-robe. Le roi alors ne tarissait pas en remerciemens; et n'est-ce pas une chose digne d'observation que de voir un souverain dont le palais était comblé de tout ce que la mollesse peut inventer de plus commode, de tout ce que les arts peuvent créer de plus brillant et de plus magnifique, trop heureux de trouver la moitié d'une botte de paille pour y reposer sa tête?
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Voici quelques nouveaux souvenirs qui me reviennent sur les spectacles de la cour. À Saint-Cloud, pour se rendre des appartemens à la salle de spectacle, il fallait traverser l'Orangerie dans toute sa longueur, et rien n'était plus élégant que la manière dont elle était alors décorée. On y voyait une grande abondance de plantes précieuses disposées en étages, le tout éclairé par des lustres. Si c'était pendant l'hiver, on masquait les caisses des orangers en les recouvrant avec de la mousse et des fleurs, ce qui produisait aux lumières un effet charmant.
Le parterre était généralement composé des généraux, des sénateurs et des conseillers d'état; on réservait les premières loges aux princes et princesses de la famille impériale, aux princes étrangers, aux maréchaux, à leurs femmes et aux dames d'honneur; et aux secondes loges se plaçaient toutes les personnes attachées à la cour. Pendant les entr'actes on servait des glaces, des rafraîchissemens; mais on y avait rétabli une partie de l'ancienne étiquette qui déplaisait beaucoup aux acteurs: on n'applaudissait pas, et Talma m'a dit souvent que l'espèce de froideur dont ce silence frappait la représentation nuisait bien souvent à de certains mouvemens, pour lesquels l'acteur éprouve le besoin d'être électrisé. Cependant il arrivait quelquefois que l'empereur, pour témoigner sa satisfaction, faisait un léger signe de la main, alors, et dans les plus beaux momens, on entendait sinon des applaudissemens, du moins un murmure flatteur que les spectateurs n'étaient pas toujours maîtres de retenir.
Ces brillantes réunions tiraient leur principal lustre de la présence de l'empereur; aussi était-ce une chose extrêmement précieuse qu'un billet pour le théâtre de Saint-Cloud. Du temps de l'impératrice Joséphine, il n'y avait point de représentations au palais en l'absence de l'empereur; mais quand l'impératrice Marie-Louise se trouva seule à Saint-Cloud, pendant la campagne de Dresde, elle y fit donner deux représentations par semaine. On joua successivement devant Sa Majesté tout le répertoire de Grétry. À la fin de chaque pièce il y avait toujours un petit ballet.
Le théâtre de Saint-Cloud, si l'on peut ainsi parler, fut plus d'une fois un théâtre d'essai. Ainsi on y joua pour la première fois les États de Blois de M. Raynouard, ouvrage que l'empereur ne permit pas de représenter en public, et qui ne fut joué en effet qu'après le retour de Louis XVIII. Les Vénitiens, de M. Arnaud, avaient aussi fait leur première apparition sur le théâtre de Saint-Cloud, ou plutôt de la Malmaison. L'époque ne fait pas grand chose à ceci; mais ce qui était prodigieusement remarquable, c'est le jugement que l'empereur portait des pièces et des acteurs. C'était ordinairement à M. Corvisart qu'il donnait la préférence pour traiter ce sujet, sur lequel il s'étendait avec complaisance quand ses hautes occupations le lui permettaient. Il était en général moins sévère et plus juste que Geoffroy, et il serait bien à désirer que l'on eût pu conserver le recueil des critiques et des jugemens de l'empereur sur les auteurs et les acteurs. Cela pourrait être d'une grande utilité pour les progrès de l'art.
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En parlant de la retraite de Moscou, j'ai raconté dans mes mémoires comme quoi j'avais été assez heureux pour pouvoir offrir une place dans ma calèche au jeune prince d'Aremberg, et l'aider à continuer sa route. Je me rappelle à cette occasion une autre circonstance de la vie de ce prince, dans laquelle un de mes amis lui fut fort utile; circonstance à laquelle se rattachent d'ailleurs quelques particularités qui ne sont pas sans intérêt.
Le prince d'Aremberg, officier d'ordonnance de l'empereur, avait, comme on sait, épousé mademoiselle de Tascher, nièce de l'impératrice Joséphine. Ayant été envoyé en Espagne, il y fut pris par les Anglais, et ensuite conduit prisonnier en Angleterre. Les premiers temps de sa captivité furent extrêmement pénibles; il me dit même depuis, qu'il avait été très-malheureux jusqu'au moment où il fit la connaissance d'un de mes amis, M. Herz, commissaire des guerres, homme d'esprit, fort intelligent, parlant bien plusieurs langues, et, comme le prince, prisonnier en Angleterre. La liaison qui se forma tout d'abord entre le prince et M. Herz devint bientôt tellement intime, qu'ils ne firent plus qu'un ménage commun. Ils vécurent ainsi aussi heureux qu'on peut l'être loin de sa patrie et privé de sa liberté.
Ils vivaient de la sorte, adoucissant l'un pour l'autre les ennuis de la captivité, quand M. Herz fut échangé, ce qui fut peut-être un malheur pour lui, comme on le verra tout à l'heure. Quoi qu'il en soit, le premier fut profondément affligé de se retrouver seul. Il chargea cependant M. Herz de plusieurs lettres pour sa famille, et en même temps il envoya à sa mère sa moustache, qu'il avait fait monter dans un médaillon suspendu à une chaîne. Un jour nous vîmes arriver à Saint-Cloud madame la princesse d'Aremberg, qui avait demandé une audience particulière à l'empereur. «Mon fils, lui dit-elle, demande à Votre Majesté la permission de tâcher de se sauver d'Angleterre.—Madame, lui répondit l'empereur, vous me demandez là une chose bien délicate! Je ne fais aucune défense à votre fils, mais je ne puis donner aucune autorisation.»
Ce fut lorsque j'eus le bonheur de sauver la vie au prince d'Aremberg que j'appris de lui ces détails. Quant à mon pauvre ami Herz, sa liberté lui devint fatale par suite de ces inexplicables enchaînemens d'événemens. Ayant été envoyé par le maréchal Augereau à Stralsund pour y remplir une mission secrète, il y mourut, asphyxié par le feu d'un poêle de fonte allumé dans la chambre où il couchait. Son secrétaire et son domestique faillirent être victimes du même accident; mais plus heureux que lui, on parvint à les sauver. Le prince d'Aremberg me parla de la mort de Herz avec une vraie sensibilité, et il me fut facile de voir que tout prince qu'il était et allié à l'empereur, il avait voué une sincère amitié à son compagnon de captivité.
ANECDOTES MILITAIRES.
Je réunis ici, sous le titre d'Anecdotes militaires, quelques faits qui sont venus à ma connaissance pendant que j'accompagnais l'empereur dans ses campagnes, et dont je puis garantir l'authenticité. J'aurais pu les disséminer dans le cours de mes mémoires, en les plaçant à leur époque; si je ne l'ai pas fait, ce n'est pas cette fois un oubli de ma part; j'ai pensé au contraire que ces faits gagneraient à être rapprochés les uns des autres, parce que dans tous on voit les communications directes de l'empereur avec ses soldats, et qu'on pourra ainsi se faire plus aisément une idée exacte de la manière dont Sa Majesté les traitait, de sa bonté pour eux et de leur attachement à sa personne.
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Pendant l'automne de 1804, entre la fondation de l'empire et le
couronnement de l'empereur, Sa Majesté fit plusieurs voyages au camp de
Boulogne, d'où l'on croyait que partirait bientôt l'expédition contre
l'Angleterre. Dans une de ses fréquentes tournées l'empereur s'arrêta un
jour vers l'extrémité du camp de gauche près d'un canonnier garde-côte,
causa avec lui, lui adressa plusieurs questions, entre autres celle-ci:
«—Qu'est-ce qu'on pense ici de l'empereur.—Ce sacré tondu nous tient
constamment en haleine quand il arrive; chaque fois qu'il est ici nous
n'avons pas un seul instant de repos; on dirait qu'il est enragé contre
ces chiens d'Anglais qui nous battent toujours, ce qui n'est guère
honorant pour nous.
«Vous tenez donc beaucoup à la gloire?» lui dit l'empereur. Alors le canonnier garde-côte le regardant fixement: «Un peu que j'y tiens!... En douteriez vous?—Non, je n'en doute pas; mais... à l'argent, y tenez-vous aussi?—Ah çà, voyons, voulez-vous m'insulter, questionneux? Je ne connais d'autre intérêt que celui de l'état.—Non, non, mon brave, je ne prétends pas vous insulter, mais je parierais qu'une pièce de vingt francs ne vous ferait pas de peine pour boire un coup à ma santé.» Cela disant, l'empereur avait fait le geste de tirer de sa poche un napoléon, qu'il présentait au canonnier, quand celui-ci se mit à crier assez fort pour être entendu du poste voisin, qui n'était pas très-éloigné; il fit même le mouvement de se précipiter sur l'empereur, qu'il prenait pour un espion, et il allait le saisir à la gorge, lorsque l'empereur, ouvrant précipitamment sa redingote grise, se fit reconnaître. Qu'on juge de l'étonnement du canonnier! Il se prosterna aux pieds de l'empereur, confus de son erreur; mais celui-ci avançant sa main vers lui: «Relève-toi, mon brave, lui dit-il; tu as fait ton devoir; mais tu ne tiendras pas ta parole, j'en suis certain; tu accepteras bien cette pièce pour boire à la santé du sacré tondu, n'est-ce pas?» L'empereur se mit alors à poursuivre sa ronde comme si de rien n'eût été.
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Tout le monde reconnaît aujourd'hui que jamais peut-être aucun homme n'a
été doué au même degré que l'empereur de l'art de parler aux soldats; il
appréciait beaucoup cette qualité dans les autres, mais ce n'était pas
des phrases qu'il fallait pour lui plaire; aussi disait-il qu'un
chef-d'œuvre en ce genre était la très-courte harangue du général
Vandamme aux soldats qu'il commandait le jour de la bataille
d'Austerlitz. Dès que le jour commença à poindre, le général Vandamme
dit aux troupes: «Mes braves! voilà les Russes!... On tire son coup de
fusil; on met le chien au repos; on couvre le bassinet; on croise la
baïonnette; on prend tout; et... en avant.» Je me rappelle que
l'empereur parlait un jour de cette allocution devant le maréchal
Berthier, qui en riait: «Voilà comme vous êtes, lui dit-il; eh bien,
tous vos avocats de Paris n'auraient pas si bien dit: le soldat comprend
cela, et voilà comment on gagne des batailles!»
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Lorsque après la première campagne de Vienne, si heureusement terminée
par la paix de Presbourg, l'empereur fut de retour à Paris, il lui
parvint beaucoup de plaintes contre les exactions de quelques généraux,
et notamment contre le général Vandamme. On lui mandait, entre autres
griefs, que dans la petite ville de Lantza ce général se faisait allouer
cinq cents florins par jour, c'est-à-dire onze cent vingt-cinq francs
seulement pour les frais journaliers de table. Ce fut à cette occasion
que l'empereur dit de lui: «Pillard comme un enragé, mais brave comme
César.» Cependant l'empereur, indigné de pareilles exigences, et voulant
y mettre un terme, manda le général à Paris pour le réprimander.
Celui-ci, quand il fut en présence de l'empereur, prit la parole sans
que Sa Majesté ait eu le temps de la lui adresser, et lui dit: «Sire, je
sais pourquoi je suis mandé près de vous; mais comme vous connaissez mon
dévouement et ma bravoure, je pense que vous excuserez quelques petites
altercations sur des préséances de table, détails trop petits,
d'ailleurs, pour occuper Votre Majesté.» L'empereur sourit de la
précaution oratoire du général Vandamme et se contenta de lui dire:
«Allons! allons! n'en parlons plus; mais soyez plus circonspect à
l'avenir.»
Le général Vandamme, heureux d'en être quitte pour une admonition aussi douce, retourna à Lantza pour y reprendre son commandement. Il fut en effet plus circonspect que par le passé, mais il trouva et saisit l'occasion de se venger sur la ville de la circonspection forcée que lui avait imposée l'empereur. En arrivant il trouva dans les environs un grand nombre de recrues venues de France en son absence. Il imagina alors de les faire tous entrer en ville, alléguant que cela lui était indispensable pour leur faire faire l'exercice sous ses yeux, ce qui coûta énormément à cette place, qui aurait bien voulu reprendre ses plaintes, et s'être tenue au régime de cinq cents florins par jour.
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L'empereur ne figure point dans l'anecdote qui suit; je la rapporterai
toutefois comme propre à faire connaître les mœurs et l'astuce de nos
soldats en campagne.
Pendant l'année 1806, une partie de nos troupes ayant leurs cantonnemens en Bavière, un soldat du quatrième régiment de ligne, nommé Varengo, se trouvait logé à Indersdorff chez un menuisier. Varengo voulait contraindre son hôte à lui payer deux florins, ou quatre livre dix sous par jour pour ses menus plaisirs. L'exiger, il n'en avait pas le droit. Pour parvenir à lui faire une douceur de cette condition, il se met à faire dans la maison un sabbat continuel. Le pauvre menuisier, n'y pouvant plus tenir, résolut de se plaindre, mais il crut prudent de ne pas porter ses plaintes aux officiers de la compagnie où servait Varengo; il savait, par sa propre expérience ou tout au moins par celle de ses voisins, que ces messieurs n'étaient guère accessibles aux plaintes de ce genre. Son parti est donc pris de s'adresser au général qui commandait, et le voilà en route pour Augsbourg, chef-lieu de l'arrondissement.
Arrivé au bureau de la place, il est accueilli par le général, et se met en devoir de lui soumettre ses griefs. Malheureusement pour lui le général ne savait pas mot de la langue allemande; il fit donc venir son interprète, dit au menuisier de s'expliquer, et demanda ensuite de quoi il se plaignait. Or, le secrétaire interprète du général était un fourrier attaché à sa personne depuis la paix de Presbourg, et qui se trouva, comme par un fait exprès, être le cousin germain de Varengo, contre lequel la plainte était portée. Sans se déferrer, à peine le fourrier eut-il vu le nom de son cousin, qu'il donna un sens tout contraire à la traduction du rapport qu'il fit pour le général, l'assurant que ce paysan, quoique fort à son aise, contrevenait à l'ordre du jour, au point de se refuser à donner de la viande fraîche au brave soldat logé chez lui, et que c'était là le motif du bruit dont il se plaignait, n'alléguant pas d'autres motifs pour demander son changement. Le général courroucé donna l'ordre à son secrétaire de prescrire, sous des peines sévères, au paysan de donner de la viande fraîche à son commensal. L'ordre fut expédié, mais au lieu d'en référer à la décision du général, le secrétaire interprète y écrivit tout au long, que le menuisier paierait deux florins par jour à Varengo. Le pauvre diable, lisant cela en allemand, ne put retenir un mouvement d'humeur, ce que voyant le général, et croyant qu'il y avait de la résistance de la part du paysan, le mit à la porte en le menaçant de sa cravache. Ainsi, grâce à son cousin l'interprète, Varengo reçut régulièrement deux florins par jour, ce qui le mit à même d'être un des plus jolis soldats de sa compagnie.
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L'empereur n'aimait pas les duels: souvent il fermait les yeux pour ne
point voir; mais quand il ne pouvait pas faire autrement que d'avoir vu,
il laissait éclater tout son mécontentement. Je me rappelle, à ce sujet,
deux ou trois circonstances dont je vais essayer de retracer le
souvenir.
Peu de temps après la fondation de l'empire eut lieu un duel qui fit beaucoup de bruit dans Paris, à cause de la qualité des deux adversaires. L'empereur venait d'autoriser la formation du premier régiment étranger qu'il voulut bien admettre au service de France, le régiment d'Aremberg; malgré la dénomination de ce corps, la plupart des officiers qui y furent admis étaient des Français; c'était une porte ouverte, sans bruit, à quelques jeunes gens riches et distingués qui, en achetant des compagnies, quoique avec l'autorisation du ministre de la guerre, pouvaient ainsi franchir plus rapidement les premiers grades. Parmi les officiers d'Aremberg se trouvaient M. Charles de Sainte-Croix, qui sortait du ministère des affaires étrangères, et un jeune homme charmant que j'ai vu plus d'une fois à la Malmaison, M. de Mariolles, et qui était assez proche parent de l'impératrice Joséphine. Il paraît que le même grade leur avait été promis à tous les deux, et ils résolurent de se le disputer les armes à la main. M. de Mariolles succomba; il mourut sur la place, et sa mort jeta dans la consternation les dames du salon de la Malmaison. La famille se réunit pour porter plainte à l'empereur, qui était courroucé, qui parlait d'envoyer M. de Sainte-Croix au Temple et de le faire juger. Celui-ci s'était prudemment caché pendant le premier éclat de cette aventure, et la police, que l'on mita ses trousses, aurait eu beaucoup de peine à le trouver, car il était particulièrement protégé par M. Fouché, rentré depuis peu au ministère; et qui était fort lié avec madame de Sainte-Croix la mère. Tout s'exhala donc en menaces de la part de Sa Majesté, M. Fouché lui ayant fait observer que, par une rigueur inusitée, les malveillans ne manqueraient pas de dire qu'il exerçait moins un acte de souveraineté qu'un acte de vengeance personnelle, la victime ayant eu l'honneur de lui être alliée.
L'affaire en resta là, et ici j'admire comme quoi un souvenir en amène un autre, car je me rappelle que, par la suite, l'empereur aima beaucoup M. de Sainte Croix, qui eut dans l'armée un avancement aussi brillant que rapide, puisque, entré au service à vingt-deux ans, il n'en avait que vingt-huit lorsqu'il fut tué en Espagne étant déjà général de division. J'ai vu plusieurs fois le général Sainte-Croix au quartier général de l'empereur. Il me semble le voir encore, petit, mince, d'une charmante figure, ayant à peine de la barbe; on l'aurait pris pour une jeune femme plutôt que pour un brave guerrier comme il l'était; enfin ses traits étaient si doux, ses joues si roses, ses cheveux blonds si naturellement bouclés, que quand l'empereur était de bonne humeur, il ne l'appelait jamais autrement que mademoiselle de Sainte-Croix!
Une autre circonstance que je ne saurais non plus oublier est celle qui se rapporte au duel qui eut lieu à Burgos, en 1808, entre le général Franceschi, aide-de-camp du roi Joseph, et le colonel Filangieri, colonel de sa garde, et tous deux écuyers de Sa Majesté. L'objet de la querelle était à peu près le même qu'entre MM. de Mariolles et de Sainte-Croix, puisque tous deux se disputaient la place de premier écuyer du roi Joseph, prétendant tous les deux qu'elle leur avait été promise.
Il n'y avait pas cinq minutes que nous étions entrés dans le palais de Burgos, quand l'empereur fut informé de ce duel, qui venait d'avoir lieu près des murs du palais même, et seulement quelques heures auparavant. L'empereur apprit en même temps que le général Franceschi avait été tué, et qu'à cause de leur inégalité de grade, afin de ne point compromettre la hiérarchie militaire, ils s'étaient battus en habit d'écuyer. L'empereur fut frappé de ce que la première nouvelle qu'il apprenait était une mauvaise nouvelle, et avec ses idées de fatalité, cela pouvait avoir sur lui une influence réelle. Il donna ordre de faire chercher sur-le-champ le colonel Filangieri et de le lui amener. Il vint quelques instans après. Je ne le vis pas, étant dans une pièce à côté, mais l'empereur lui parla d'une voix si ferme, d'un ton tellement incisif, que j'entendis distinctement tout ce que lui dit Sa Majesté. «Des duels! des duels! toujours des duels! s'écria l'empereur; je n'en veux point!... je dois punir!... vous savez que je les abhorre!...—Sire, faites-moi juger si vous le voulez, mais écoutez moi.—Que pouvez-vous me dire, tête de Vésuve? Je vous ai déjà pardonné votre affaire avec Saint-Simon[82]!... il n'en sera plus de même!... D'ailleurs, je ne le puis! au moment d'entrer en campagne, quand tout le monde devrait être uni!... Cela est d'un effet déplorable!» Ici l'empereur garda un moment de silence, puis il reprit, quoique d'un ton de voix un peu moins courroucé: «Oui!... vous avez une tête de Vésuve. Voyez, la belle équipée!... j'arrive, et du sang dans mon palais!» Après une nouvelle pause et avec un peu plus de calme: «Voyez ce que vous avez fait!... Joseph a besoin de bons officiers, et voilà que vous lui en arrachez deux d'un seul coup, Franceschi que vous avez tué, et vous, qui ne pouvez plus rester à son service. «Ici l'empereur se tut encore quelques secondes, ensuite il ajouta: «Allons, sortez, partez!... Rendez-vous prisonnier à la citadelle de Turin!... Vous y attendrez mes ordres!... Ou bien, faites-vous réclamer par Murat; il sait ce que c'est; il y a aussi du Vésuve dans sa tête; il vous accueillera bien... Allons, partez tout de suite.»
Le colonel Filangieri ne se fit pas prier, je pense, pour hâter l'exécution de l'ordre que lui donnait l'empereur, et je n'ai pas su la suite de cette aventure; ce que je sais c'est que cet événement causa à Sa Majesté une vive émotion, car le soir, pendant que je la déshabillais, elle répéta plusieurs fois: «Des duels! c'est une indignité! c'est du courage de cannibales.» Si, au surplus, l'empereur se radoucit en cette occasion, c'est qu'il aimait beaucoup le jeune Filangieri, d'abord à cause de son père, que l'empereur estimait particulièrement, ensuite parce que, élevé par lui et à ses frais au Prytanée français, il le regardait comme un de ses enfans d'adoption, surtout parce qu'il avait su que M. Filangieri, filleul de la reine de Naples, avait refusé un régiment que celle-ci lui avait fait offrir alors qu'il n'était encore que simple lieutenant dans la garde des consuls, et enfin parce qu'il n'avait consenti à redevenir Napolitain que lorsqu'un prince français fut appelé au trône de Naples.
Ce qui me reste à dire actuellement au sujet des duels sous l'empire, et de la part que l'empereur y prit à ma connaissance, ressemblera un peu à la petite pièce que l'on représente après une tragédie. J'ai en effet à raconter comment il advint que l'empereur joua lui-même le rôle de conciliateur entre deux sous-officiers qui s'étaient épris de la même beauté.
L'armée française occupait Vienne. C'était quelque temps après la bataille d'Austerlitz. Deux sous-officiers appartenant au quarante-sixième et au cinquantième régiment de ligne, ayant eu une dispute et déterminés à se battre en duel, avaient choisi pour le lieu de leur combat un terrain situé à l'extrémité d'une plaine qui avoisinait le palais de Schœnbrunn, lieu de la résidence de l'empereur. Nos deux champions avaient déjà dégainé et faisaient échange de coups de briquets, qu'heureusement ils avaient parés l'un et l'autre, quand l'empereur vint à passer tout près d'eux, accompagné de quelques généraux. Qu'on juge, s'il est possible, de leur stupéfaction à la vue de l'empereur! Les armes leur tombèrent pour ainsi dire des mains.
L'empereur s'informa du sujet de la querelle, et il apprit qu'une femme qui leur accordait ses faveurs à tous les deux en était le motif, chacun des deux voulant posséder sa conquête sans partage. Ces deux champions se trouvèrent par hasard être connus de l'un des généraux qui accompagnaient Sa Majesté, qui apprit ainsi que c'étaient deux braves de Marengo et d'Austerlitz, appartenant à tels et tels régimens, que même ils avaient déjà été portés pour avoir la croix; alors l'empereur les harangua de la sorte: «Mes enfans, la femme est capricieuse... la fortune l'est aussi, et puisque vous êtes des braves de Marengo et d'Austerlitz, il est inutile de faire de nouvelles preuves. Retournez à vos corps, et soyez amis dorénavant comme de bons chevaliers.» Plus n'eurent ces deux soldats l'envie de se battre, et ils virent bientôt que leur auguste conciliateur ne les avait pas oubliés, car ils ne tardèrent pas à recevoir le brevet de la légion-d'honneur.
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Au commencement de la campagne de Tilsitt, l'empereur étant à Berlin, il
prit un jour fantaisie à Sa Majesté d'aller faire une excursion à pied
du côté où nos soldats se livraient, dans les guinguettes, au plaisir de
la danse. Il vit un maréchal-des-logis des chasseurs à cheval de sa
garde, se promenant avec une grosse et rotonde allemande, et s'amusa à
écouter les propos galans que le maréchal-des-logis adressait à sa
belle. «Amusons-nous, mon chou, disait celui-ci; c'est le tondu qui
paye les violons avec les kriches de votre souverain; allons notre
train; vive la joie! et en avant...—Pas si vite, dit l'empereur en
s'approchant de lui; certes, il faut toujours aller en avant; mais ici
attendez que je sonne la charge.» Le maréchal-des-logis se retourne et
reconnaît l'empereur; alors, sans se déconcerter, il porte la main à son
schakos, et lui dit: «C'est peine inutile, Votre Majesté n'a pas besoin
de sonner pour faire du bruit.» Cette repartie fit sourire l'empereur,
et valut, peu de temps après, l'épaulette au sous-officier, qui l'aurait
peut-être attendue encore long-temps, sans la fantaisie de Sa Majesté.
Au surplus, si le hasard contribuait ainsi à faire donner des
récompenses, ce n'était jamais qu'après s'être assuré que ceux auxquels
on les accordait en étaient dignes.
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À Eylau, les vivres manquaient. Depuis huit jours les provisions de pain
étaient épuisées, et le soldat se nourrissait comme il le pouvait. La
veille de la première attaque, l'empereur, qui voulait tout voir par
lui-même, alla faire une ronde de bivouac en bivouac. Arrivé à un de ces
bivouacs, où tous les hommes étaient endormis, il aperçoit des pommes de
terre au feu; il lui prit fantaisie d'en manger, et se mit en devoir de
la tirer du feu avec la pointe de son épée. À l'instant un soldat
s'éveille et dit à celui qui usurpait une part de son souper: «Dis donc!
tu n'es pas gêné, toi, de manger nos pommes de terre.—Mon camarade!
j'ai tellement faim, que tu dois bien me le pardonner.—Allons, passe
pour une, deux, si cela t'est nécessaire; mais disparais...» Alors,
comme l'empereur ne se hâtait pas de disparaître, le soldat insista plus
vivement, et bientôt une discussion très-chaude s'éleva entre l'empereur
et lui; la discussion dégénérait en lutte, et déjà le soldat commençait
à taper quand l'empereur jugea qu'il était temps de se faire
reconnaître. Rien ne saurait peindre la confusion du soldat. Il venait
de frapper l'empereur!... Il s'était jeté aux pieds de Sa Majesté, où il
implorait sa grâce: elle ne se fit pas long-temps attendre. «C'est moi
qui ai tort, lui dit l'empereur; j'ai été entêté; je ne t'en veux pas;
relève-toi, et sois tranquille pour le présent et pour l'avenir.»
L'empereur, ayant fait prendre des informations sur ce soldat, apprit
que c'était un bon sujet, qui ne manquait pas d'instruction. À la
promotion suivante il fut fait sous-lieutenant. Or, je défie qui que ce
soit de peindre l'effet que produisaient de pareils faits dans l'armée;
ils devenaient le continuel entretien des soldats, les stimulaient d'une
manière incroyable, et il jouissait d'une véritable considération dans
sa compagnie, celui dont on pouvait dire: «L'empereur lui a parlé.»
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À la bataille d'Esling, le brave général Daleim, commandant une division
du quatrième corps, se trouvait, pendant le plus fort de l'action, sur
un point criblé par l'artillerie ennemie. L'empereur, passant près de
lui, lui dit: «Il fait chaud de ton côté!—Eh bien, sire, permettez-moi
d'éteindre le feu.—Va.» Ce seul mot suffit: en un clin d'œil, la
terrible batterie fut enlevée. Le soir, l'empereur, apercevant le
général Daleim, s'approcha de lui, et lui dit: «Il paraît que tu n'as
fait que siffler dessus!» Sa Majesté faisait ainsi allusion à une
habitude du général Daleim, qui en effet sifflait presque toujours.
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Parmi les braves officiers-généraux dont l'empereur était entouré,
quelques-uns n'étaient pas extrêmement lettrés, mais ils se
recommandaient par d'autres qualités; quelques-uns même étaient célèbres
pour d'autres causes que leur mérite militaire: ainsi le général Junot
et le général Fournier passaient pour les plus habiles tireurs au
pistolet; le général Lasellette était connu par sa passion pour la
musique, qu'il poussait au point d'avoir toujours un piano dans un de
ses fourgons. Ce général ne buvait jamais que de l'eau, mais en
revanche, il n'en était pas de même du général Bisson. Qui n'en a
entendu parler comme du plus intrépide buveur de toute l'armée! Un jour
l'empereur, l'ayant rencontré à Berlin, lui dit: «Eh bien, Bisson,
bois-tu toujours bien?—Comme çà, sire, çà ne passe plus les vingt-cinq
bouteilles.» C'était, en effet, un grand amendement chez lui, car il
avait plus d'une fois atteint la quarantaine, et toujours sans se
griser. Au surplus, ce n'était pas un vice chez le général Bisson, mais
un besoin impérieux. L'empereur le savait, et comme il l'aimait
beaucoup, il lui faisait une pension de douze mille francs sur sa
cassette, et lui donnait en outre de fréquentes gratifications.
Parmi les officiers qui n'étaient pas très-lettrés, il est permis de citer le général Gros, et la manière même dont il fut élevé au grade de général le prouve que de reste; mais c'était un brave à toute épreuve, homme superbe, et d'une beauté mâle. La plume seule lui était très-peu familière; à peine s'il savait s'en servir pour signer son nom, et il ne passait pas pour être beaucoup plus fort sur la lecture que sur l'écriture. Étant colonel de la garde, il se trouvait un jour seul aux Tuileries dans un salon, où il attendait que l'empereur fût visible. Là, il se complaisait devant une glace à rajuster son col, à rehausser sa cravate, et l'admiration que lui causait sa propre figure l'entraîna à se parler tout haut à lui-même, ou plutôt à son image répétée dans la glace. Ah! se disait-il, si tu connaissais les bachébachiques (les mathématiques), un homme comme toi... Avec un cœur de soldat comme le tien... Ah!... l'empereur te ferait général!—Tu l'es,» lui dit l'empereur en lui frappant sur l'épaule. Sa Majesté était entrée dans le salon sans être entendue, et s'était plue à écouter l'allocution que le Colonel Gros s'adressait à lui-même. Telle fut sa promotion au grade de général, et qui plus est de général dans la garde.
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Me voici maintenant au bout de mon chapelet en fait d'anecdotes
militaires. Je viens de parler de la promotion d'un général; je
terminerai par l'histoire d'un tambour, mais d'un tambour renommé dans
toute l'armée, d'un farceur de première force, enfin du fameux Rata,
que le général Gros, comme on va le voir, aimait beaucoup.
L'armée marchait sur Lintz, pendant la campagne de 1809. Rata, tambour de grenadiers au quatrième régiment de ligne, et bouffon très-renommé, ayant appris que la garde allait passer, et qu'elle était commandée par le général Gros, voulut voir cet officier, qui avait été son chef de bataillon, et avec lequel il s'était autrefois permis toutes sortes de familiarités. Rata cire donc sa moustache, se pare de son mieux, et va saluer le général, en le haranguant ainsi: «Eh! vous voilà, sacré nom de D..., général; comment vous portez-vous, f...?—Très-bien, Rata; et toi?—Toujours bien, f...; mais, sacré nom de D..., pas si bien que vous, à ce qu'il me paraît. Depuis que vous le portez beau, vous ne pensez plus au pauvre Rata, car s'il ne venait pas vous voir, vous ne penseriez seulement pas à lui envoyer quelques sous pour acheter du tabac.» En disant: vous le portez beau, Rata s'était rapidement emparé du chapeau du général Gros, et l'avait mis sur sa tête à la place du sien. En ce moment même l'empereur vient à passer, et voit un tambour coiffé du chapeau d'un général de sa garde. À peine s'il en croit ses yeux; il pousse son cheval, et demande ce que c'est. Le général Gros lui dit alors en riant, et avec le franc-parler dont il s'était fait l'habitude, même avec l'empereur: «C'est un brave soldat de mon ancien bataillon, habitué à faire des niches pour amuser ses camarades; c'est un brave, Sire, oh! mais, là, un homme solide, et je le recommande à Votre Majesté. D'ailleurs, Sire, il peut à lui seul faire plus que tout un parc d'artillerie. Allons, Rata, en batterie, et point de quartier.» L'empereur écoutait et regardait, presque stupéfait de ce qui se passait sous ses yeux, lorsque Rata, sans être intimidé par la présence de l'empereur, se mit en devoir d'exécuter l'ordre du général: alors, enfonçant un doigt dans sa bouche, il fait un vacarme tel qu'on eût cru entendre d'abord siffler et ensuite éclater un obus. L'imitation était si parfaite, que l'empereur ne put s'empêcher d'en rire; et se tournant vers le général Gros: «Allons, lui dit-il, prends cet homme-là dès ce soir dans ta garde, et rappelle-le à mon souvenir à la prochaine occasion.» Peu de temps après, Rata eut la croix, que n'eurent peut-être pas ceux qui lancèrent le plus de véritables obus à l'ennemi: tant il entre de bizarrerie dans la destinée des hommes!