Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour.
Les deux maisons des habitans de Londres.—La noblesse anglaise.—Taciturnité générale.—Le château de Blenheim, récompense nationale décernée au duc de Marlborough.—Architecture de Blenheim.—Trophées attristans.—Terre du marquis de Buckingham.—Les tableaux.—Vénus en Jupon d'indienne.—L'estomac classique.—Le château de Park-Place.—Terre du lord Harcourt.—Oxford.—Les universités.—La jeunesse française et la jeunesse anglaise.—Les étudians anglais.—La grotte et le diamant.—Impromptu de lord Albermale.—Le cadeau impossible.—Distinction des rangs.—Doux visages et rudes manières.—Affectation des femmes en France et en Angleterre, attribuée à des causes différentes.—Cheltenham.—Bath.—Les jeunes poitrinaires.—Windsor.—Richemont.—Les gazons anglais; d'où provient leur fraîcheur.—Retour en France.
La ville de Londres est d'une étendue immense: non-seulement chaque famille y occupe une maison à elle seule, mais le plus grand nombre en a deux. Toutes les personnes exerçant une profession qui les fixe à la ville ont une seconde maison dans les faubourgs, qui sont une continuation de Londres, et qui s'étendent à plusieurs milles. Ces faubourgs se distinguent par de très-petits jardins placés en avant de chaque maison, et séparés de la route par une grille. La noblesse se rend à Londres au mois d'avril, et en part dans les premiers jours de juillet; il arrive de là que tout le quartier qu'elle habite est absolument désert pendant neuf mois de l'année: souvent on n'y rencontre plus une personne à laquelle on puisse demander son chemin. Une chose assez extraordinaire dont j'ai été frappée non-seulement dans ce voyage, mais dans ceux que j'y ai faits depuis, c'est une sorte de douceur, de taciturnité (si je puis m'exprimer ainsi) commune, non-seulement aux hommes, mais aux animaux. Les chiens y sont plus tranquilles, ils aboient moins; les chevaux y sont beaucoup plus doux: ces mêmes chevaux ramenés sur le continent après y avoir fait quelque séjour perdent souvent cette qualité. À Londres, le bruit des voitures, qui est continuel, ne permet pas de faire cette observation; mais si l'on habite une ville de province, on est frappé du silence qui règne partout. Pendant les soirées d'été, les Français (particulièrement en province) se promènent, causent; il en résulte une espèce de bourdonnement qui s'entend au loin. Chaque fois que j'ai passé la mer, cette différence m'a frappée.
Après avoir joui des plaisirs de Londres pendant quelque temps, je voulus voir quelques parties de l'Angleterre que les étrangers vont toujours visiter. Je commençai par le château de Blenheim, résidence des lords Spencer: cette magnifique habitation a été bâtie par la reine Anne, pour en faire don au duc de Marlborough.
On critique son architecture, qu'on trouve lourde et massive; mais ce qui paraît un défaut à beaucoup de personnes me semble au contraire digne d'éloge. Un château donné comme récompense nationale, doit, par sa solidité, défier la main du temps. Les générations passeront, et ce monument, ouvrage de la main des hommes, leur survivra; il apprendra aux siècles à venir comment le gouvernement anglais sait récompenser. Je me hâtai de quitter Blenheim: ces trophées, cette colonne élevée à la gloire de Marlborough, contristaient mon cœur. Une Française ne peut pas se plaire dans ce lieu. De là, j'allai à Stowe, chez le marquis de Buckingham: là aucune pensée pénible ne vint se mêler à mon admiration; le concert de bénédictions qui accompagnait les noms du marquis et de la marquise, chaque fois que leurs vassaux ou leurs domestiques le prononçaient, ajoutait à l'intérêt que je mis à visiter cette belle demeure. Le parc est un des plus beaux que j'aie vus, et le château renferme de très-beaux tableaux. On est étonné, en parcourant l'Angleterre, de la quantité énorme qu'on en trouve.
En parlant de tableaux, je me rappelle en avoir vu un dans une maison à Londres, qu'on me fit particulièrement remarquer dans une assez belle collection. Il est d'un peintre anglais, nommé West, qui est généralement placé par les Anglais au premier rang des hommes de talent. Ce tableau représente la mort d'Adonis. Vénus est assise; elle est vêtue d'un jupon, ou petticoat (comme disent les Anglais) de mousseline fond jaune, avec un dessin en fleurs de différentes couleurs. Adonis est couché à ses pieds; une de ses mains repose sur les genoux de Vénus. J'admirai beaucoup cette main, qui est bien morte, et qui se trouve en opposition à celle de Vénus qui soutient Adonis. Mais c'est à peu près tout ce que j'admirai. Je suis femme, je ne suis point artiste, je ne prétends pas du tout que mes jugemens soient autorité: une Vénus en jupon, et en jupon d'indienne, me semblait une chose tout-à-fait extraordinaire et nouvelle; mais où l'envie de rire était tout-à-fait impossible à vaincre, ce fut lorsque le maître de la maison, qui professait une grande admiration pour ce tableau, me dit, en m'en faisant remarquer toutes les beautés: Voyez, madame, l'estomac d'Adonis, il est classique. J'avoue, à ma honte sans doute, que je ne comprends pas encore à présent un estomac classique. Je le dis bien timidement à ce monsieur, en lui faisant observer que je pensais que l'on pouvait se servir de cette qualification en parlant des vêtemens, et qu'à cet égard ceux de Vénus me semblaient différer beaucoup de l'antique. Mais mon observation ne diminua rien de l'admiration de cet amateur d'estomacs classiques; il en parla pendant une heure.
Je citerai, parmi les habitations qui m'ont paru mériter le mieux l'attention des voyageurs, le château de Park-Place, appartenant à lord Malmesbury Wilton, résidence de lord Pembrooke, particulièrement remarquable par un grand nombre de belles statues. La charmante habitation de lord Harcourt, dont les jardins méritent d'être vus et admirés. Cette terre est située près d'Oxford. Cette ville est citée pour la beauté de ses colléges, de ses églises, de ses bibliothèques. Ce genre de mérite n'était pas trop de mon ressort; mais ce qui m'a frappée particulièrement, c'est cette apparence d'antiquité qui règne partout; je me croyais transportée à quelques siècles dans le passé. C'est dans cette ville et celle de Cambridge que la jeunesse d'Angleterre vient achever ses études, en sortant des colléges.
Je pense que c'est à cet usage qu'on doit attribuer la différence qu'on remarque en général entre les manières, les habitudes des Anglais et celles des hommes des autres pays.
En France, par exemple, un jeune homme sort du collége à l'âge de dix-sept ou dix-huit ans; alors il revient chez ses parens; il est présenté par eux à leurs amis. Ses manières se forment sur celles des personnes dont il est entouré; la conversation des dames lui donne ce poli, cette grâce qui distingue particulièrement les Français. Cette seconde éducation est peut-être celle qui influe le plus sur toute notre vie: c'est dans l'adolescence que se décident nos goûts et nos penchans; c'est dans l'âge où nos passions s'éveillent que nous recevons de tout ce qui nous entoure des impressions qu'il importe de bien diriger. C'est pourquoi je crois que des parens sages ne doivent pas abandonner au hasard d'une bonne ou mauvaise connaissance les premiers pas que leurs enfans font dans le monde.
Les premières années de la jeunesse des Anglais se passent toujours dans les universités. Ils y vivent entre eux, privés de la société des dames et loin de leurs parens. Les études ne pouvant remplir tous les momens de la journée, il en est bien quelques-uns où l'ennui les réunit autour de quelques bouteilles de bon vin. L'habitude qu'on reproche aux Anglais dans l'âge mûr doit prendre sa source dans le genre de vie imposé à leur jeunesse: c'est à l'indépendance dont ils jouissent dans ces universités qu'est due la différence de leurs manières.
En parlant de cette différence, je n'ai pas prétendu établir un parallèle à l'avantage des uns ou au détriment des autres. On admire quelquefois une pierre fausse, séduisante par l'éclat dont elle frappe les yeux, sans que pour cela le diamant brut perde rien de sa valeur.
J'ai parlé en général. Toutes les personnes voyageant en Angleterre trouveront à faire beaucoup d'exceptions. Entre bien des exemples que je pourrais citer pour prouver qu'il est des Anglais dont l'esprit et les manières sont remplis de grâces, je rapporterai l'impromptu attribué à milord Albemarle.
En quittant une grotte où il avait passé quelques heureux instans avec sa maîtresse, il détacha un diamant de son doigt, qu'il y jeta, en disant:
Qu'un autre aime après moi cet asile que j'aime,
Et soit heureux aux lieux où je le fus moi-même.
C'est encore lui qui, voyant sa maîtresse regarder une étoile, lui dit ces mots charmans:
«Ne la regardez pas tant, ma chère, car je ne puis vous la donner.»
En Angleterre, la différence des manières indique mieux qu'en France à quelle partie de la société on appartient. La haute classe est parfaitement polie, mais le peuple est grossier. Dans les grandes réunions, à l'occasion de quelque fête, j'étais toujours étonnée de voir des jeunes filles avec ces jolis visages si blancs, si délicats, qu'on voit partout en Angleterre, se faire place dans la foule, au milieu de laquelle elles s'avançaient, les poings fermés, et très-disposées à en faire sentir la force à ceux qui s'opposeraient à leur passage. Je ne revenais pas de mon étonnement. Ces traits délicats sont rarement en France le partage des femmes du peuple; ils me semblaient tout-à-fait un contre-sens avec des poings fermés. Aussi les Anglais voyageant en France sont-ils toujours surpris des manières du peuple. J'en ai vu qui trouvaient très-singulier d'entendre un porteur d'eau, chargé de ses seaux dire Mademoiselle à une laitière, qui répondait oui, M. Pierre. À Paris, particulièrement, tout le monde est poli. Nous autres Français, nous distinguons bien vite entre nous les différentes classes de la société; mais ces nuances sont imperceptibles pour des étrangers, parce que ce sont seulement certains tours d'expressions, c'est surtout une grande simplicité de manières, qui font distinguer les rangs; je défie un étranger de s'y reconnaître. En Angleterre, il est bien rare que je me sois méprise sur le rang des personnes que je voyais, parce que cette différence consiste particulièrement dans la politesse.
J'ai trouvé généralement en Angleterre bien plus d'affectation dans les femmes qu'en France; et cela doit s'expliquer tout à l'avantage des Anglaises. En France, les manières sont simples, particulièrement à la cour; l'affectation est très-rare, mais quand elle existe, elle est toujours causée par le désir de plaire. Au contraire, en Angleterre, si l'on rencontre un grand nombre de personnes affectées, c'est la timidité, ce que les Anglais appellent mauvaise honte, qui produit cette gêne dans les manières, et non le désir de paraître avec plus d'avantage. Aussi cette affectation reprochée aux dames anglaises n'est qu'une qualité de plus, puisqu'elle dérive de cette timidité qui sied si bien aux femmes, en général, et fonde leur plus grand charme.
En quittant Oxford, je visitai Cheltenham, jolie place où l'on prend les eaux, et la ville de Bath, où l'on se réunit en hiver. C'est une fort belle ville, très-bien bâtie; mais fort triste dans la saison où je la vis. Je fus de là voir Cliffton, joli village près de Bristol, mais dont l'habitation est triste par le grand nombre de jeunes personnes attaquées de la poitrine, qu'on y envoie mourir. On pense bien que je ne quittai pas l'Angleterre sans avoir visité le château de Windsor, dont la vue de la terrasse rivalise avec celle de Saint-Germain; ni les beaux ombrages de Richemont, si vantés, et qui méritent si bien de l'être. Cette place fut la dernière que je visitai. Le souvenir récent que je rapportai de ses belles prairies, de ses ombrages si frais, me fit éprouver un grand désappointement quand j'arrivai chez moi; le soleil des mois de juillet et d'août avait dévoré mes gazons; il n'en restait rien. Je pus faire la comparaison de notre climat et de celui que je venais de quitter. Mon jardinier m'assura que depuis trois mois il n'y avait pas eu de pluie, et presque chaque jour il en était tombé en Angleterre. Aussi, quand je demandai dans ce pays qu'on me procurât de la graine de ces beaux gazons qui étaient l'objet de mon admiration, on se moqua de moi et on me répondit que c'était l'humidité du sol et les soins qu'on leur donnait qui les rendaient si beaux; et que la graine en était la même que celle que nous employons en France. La sécheresse ne fut pas la seule cause de désappointement qui m'attendait à mon retour.
CHAPITRE VIII.
Mauvais goût très-dispendieux.—Mon voisin M. Lecouteulx de Canteleu.—Je revois madame de Staël.—M. Melzi, président de la république ligurienne.—M. Godin.—La belle Grecque.—Rien que de beaux yeux.—Mariage devant l'arbre de la liberté.—Divorce—Cambacérès.—Fâcheux effets du ridicule.—L'abbé Sieyès.—Heureuse influence d'un mot de Mirabeau.—L'arrêt d'exil.—Madame de Chevreuse.—Dureté de l'empereur.—Mort de madame de Chevreuse.—Mort du duc d'Enghien.—Procès de Moreau.—Conversation entre le premier consul et M. de Canteleu.—MM. de Polignac.—Brouillerie entre madame Moreau et Joséphine.—Justification imprudente.—Le portrait.—Recommandations aux jeunes femmes.—MM. de Toulougeon et de Crillon chez M. de Cauteleu.—L'inflexible Moniteur.—Mort de madame de Canteleu.—Joséphine voulant faire rompre son mariage avec Bonaparte.—Sage conseil de M. de Canteleu.—Inquiétude de Joséphine.—Manœuvres de Lucien contre Joséphine.—Bonaparte refusant sa porte à Joséphine.—Larmes et réconciliation.—Superstition de Napoléon.—Adresse de Joséphine.—Le confident discret.—Reconnaissance de Joséphine.—Je suis recommandée à Joséphine par M. Lecouteulx de Canteleu.
L'architecte auquel j'avais confié les travaux que je me proposais de faire dans ma maison avait profité de la liberté que lui laissait mon absence pour bouleverser entièrement le jardin dont il avait fait un monument de mauvais goût; on eût dit qu'un serpent en avait dessiné les allées, par les détours multipliés qu'il leur avait fait faire. Qu'une allée décrive une courbe, si un groupe d'arbres, si quelque chose enfin nécessite un détour, c'est tout simple; mais un chemin doit être droit, s'il ne se rencontre pas d'obstacle qui le force à tourner. Ce qui était désolant, c'est que ces changemens avaient occasioné une dépense énorme d'autant plus onéreuse, que dans la suite on fut dans la nécessité de la perdre en bouleversant de nouveau tout ce qui avait été si mal fait.
La maison que j'occupais à la campagne se trouvait près de celle de M. de Lecouteulx de Canteleu; je profitais souvent d'un voisinage si agréable: le mari et la femme étaient aussi bons qu'ils étaient aimables; ils réunissaient chez eux des personnes de beaucoup d'esprit. J'y revis madame de Staël, et parée de tous ses avantages; elle se trouvait là souvent avec M. de Melzi, président de la république ligurienne. La supériorité d'esprit, l'agrément de la conversation de cet homme spirituel, valaient bien les frais que faisait madame de Staël pour ne pas rester au dessous de lui. Cette émulation d'esprit prit entre eux rendait leur société parfaitement agréable. Je rencontrai dans cette maison M. Godin, qui avait été attaché à l'ambassade de la république à Constantinople; il en avait ramené une femme grecque dont on vantait la beauté, quoiqu'elle n'eût rien de remarquable que de très-beaux yeux. Elle savait très-peu de français; et ayant entendu parler souvent de ses beaux yeux, elle s'était persuadé que ces deux mots ne pouvaient pas être séparés; se plaignant un jour d'un mal d'yeux, on trouva très-drôle de l'entendre dire: J'ai mal à mes beaux yeux.
L'histoire qu'on racontait de son mariage était assez singulière. M. Godin, envoyé de la république française à Constantinople, s'étant présenté un jour avec sa maîtresse dans un bal qui réunissait presque toutes les femmes des ambassadeurs, il s'éleva une rumeur telle qu'il fut obligé de se retirer, et de l'emmener à l'instant même. Il prit avec lui quelques témoins, les conduisit devant l'arbre de la liberté planté dans la cour de l'ambassade, jura devant eux qu'il la prenait pour sa femme, et retourna au bal, où il présenta madame Godin à tout le monde. Depuis, ce mariage, conclu si légèrement, a été annullé de même par un divorce, et madame Godin est aujourd'hui madame la duchesse de G. On cite sa piété exemplaire, les charités innombrables qu'elle ne cesse de faire; sa vie est une suite de bonnes œuvres. Cambacérès venait quelquefois chez M. de Canteleu; il y parlait peu; sa conversation, quand il s'y livrait, était sérieuse et riche de pensées.
C'est le cas, en rappelant son souvenir, de faire remarquer combien les hommes doivent craindre le ridicule; celui qui s'était attaché à lui détruisait tout l'effet de son esprit, et il en avait beaucoup: pour s'en convaincre, il ne faut qu'ouvrir les mémoires de l'institut, on y trouvera des discours de lui qui sont admirables, non-seulement par des mots éloquens, mais par des choses profondément pensées.
Je vis là aussi quelquefois Sieyès. J'ai toujours cru qu'il devait avoir pour sa réputation la même reconnaissance que cet homme de bonne foi avait pour sa toilette lorsqu'il s'écriait: Ô mon habit! que je vous remercie!
Sieyès vécut sur le mot de Mirabeau qui dit en parlant de lui, que son silence était une calamité pour l'état. Ce mot fit sa réputation bien mieux que tout ce qu'il a dit et fait depuis.
Nous perdîmes bientôt la société de madame de Staël; le premier consul lui fit interdire le séjour de Paris et de la France, sans qu'aucune sollicitation ait pu jamais faire changer sa résolution. Plus tard il montra la même obstination à l'égard de madame de Chevreuse, qu'il avait exilée pour le refus qu'elle avait fait d'être de service à Fontainebleau près de la reine d'Espagne.
Cette jeune femme était mourante de la poitrine à Caen; son seul désir était de venir mourir à Paris.
Une révolte à l'occasion des blés eut lieu dans cette ville. On y envoya plusieurs régimens; le général qui les commandait eut l'occasion de voir madame de Chevreuse: sa situation l'intéressa vivement, et il lui promit de solliciter près de l'empereur à son retour.
En effet, Napoléon l'ayant reçu parfaitement en donnant beaucoup d'éloges à sa conduite, et lui ayant exprimé qu'il serait heureux de l'en récompenser, le général lui dit: «Eh bien, sire, j'ose demander à Votre Majesté cette récompense qu'elle daigne me promettre: une jeune femme est mourante à Caen, son seul vœu est de venir expirer à Paris au milieu de ses amis et de sa famille; je supplie votre majesté de m'accorder cette faveur qui sera pour moi la plus douce récompense.—Est-elle donc bien mal? demanda l'empereur qui entendait bien de qui on voulait parler. Oui, Sire, il lui reste bien peu de temps à vivre.—Eh bien dit Napoléon, elle mourra aussi bien à Caen qu'à Paris.» Le général se retira désolé et indigné de cette dureté révoltante.
En effet, la mort de la duchesse de Chevreuse suivit de près cette cruelle réponse.
Cette jeune femme possédait sans doute des qualités précieuses, car elle avait beaucoup d'amis. On connaît le dévoûment de sa belle-mère, la duchesse de Luynes, qui la suivait partout dans son exil. Je ne l'ai vue que dans le monde, à ses assemblées qui étaient très-brillantes. C'était une femme fort agréable, très à la mode. Ses succès, comme jolie femme, m'ont toujours paru la chose la plus extraordinaire. On la trouvait charmante, et en décomposant ses traits, elle avait tout ce qu'il fallait pour être laide. Ses cheveux étaient rouges; elle portait toujours une perruque; ses yeux étaient petits, sa bouche très-grande et mal coupée, sa peau très-blanche, sans doute, était couverte de beaucoup de taches de rousseur, et cependant l'ensemble de toute sa personne était très-agréable. Sa taille était parfaite et toute sa tournure charmante.
La mort du duc d'Enghien, le procès de Moreau et de MM. de Polignac, avaient glacé tous les cœurs.
J'ai regretté souvent de n'avoir pas pris une copie d'une conversation qui s'était passée dans les galeries de la Malmaison, le lendemain de la mort du duc, entre le premier consul et M. de Canteleu; elle avait paru assez intéressante à ce dernier pour qu'il l'écrivît en rentrant chez lui: il vint me la communiquer, et je la lui rendis après l'avoir lue.
Parmi les déplorables raisons qu'il donnait pour motiver cet assassinat juridique, je me souviens de celle-ci: J'ai voulu prouver à l'Europe que ce qui se passe en France n'est plus des jeux d'enfant. C'était sa phrase exacte.
Dans cette conversation il se défendit, mais très-mal, de la jalousie qu'on supposait que Moreau lui inspirait.
Ce procès donna lieu à un débat bien touchant entre MM. de Polignac; le plus jeune demandait avec instance qu'on le prît comme victime expiatoire du prétendu crime de son frère. Il objectait que ce dernier était marié, que sa vie était plus précieuse que la sienne. Son frère, bien loin d'accepter cet héroïque dévouement, cherchait au contraire à intéresser les juges par la jeunesse de son frère, espérant sauver ainsi sa vie.
Si un pareil débat se fût passé chez les Grecs ou les Romains, des poëtes n'auraient pas manqué de s'emparer d'un si beau sujet pour le transmettre à la postérité.
C'est sous nos yeux que cette belle scène s'est passée, et pas un poëte, pas un peintre, n'ont exercé leur talent sur un sujet si noble et si touchant.
En parlant du procès de Moreau, on est amené naturellement à remonter aux motifs de sa désunion avec le général Bonaparte, et on s'étonne qu'une cause presque inaperçue, tant elle paraît insignifiante, ait pu produire de tels effets.
Madame Moreau et sa mère, madame Hulot, étaient à Plombières, ainsi que madame Bonaparte. Cette dernière avait la mauvaise habitude de porter du blanc: on sait que le grand air et la chaleur ont la propriété de le noircir. Au retour d'une promenade à cheval, madame Bonaparte trouva mesdames Hulot et Moreau qui venaient lui faire une visite. Sachant l'effet que le soleil avait dû produire sur son teint factice, ne voulant pas se faire voir ainsi à ces dames, elle traversa rapidement, sans s'arrêter, le salon dans lequel elles étaient, empressée d'aller réparer le désordre de sa toilette, pour reparaître promptement et venir recevoir leur visite; mais celles-ci, furieuses de faire antichambre, se retirèrent sans attendre plus long-temps. De là un mécontentement, une aigreur que rien ne put jamais calmer, et que ces dames firent partager au général Moreau.
Vers ce temps je fus coupable d'une imprudence que je payai bien chèrement dans la suite, et qui m'a causé des peines bien vives par la vengeance qu'on en tira.
M.***, que je voyais souvent dans le monde, s'avisa non de devenir amoureux de moi, il n'y a jamais pensé, mais il voulait le persuader, et surtout qu'on le crût heureux.
Nous avions joué la comédie ensemble; son rôle voulait qu'il eût un portrait qui était censé devoir être le mien. J'appris qu'en effet c'était bien mon véritable portrait qu'on avait vu entre ses mains. Je ne pouvais concevoir comment il avait pu se le procurer; j'étais au désespoir, et je cherchais les moyens de détromper les personnes aux yeux desquelles je me trouvais ainsi compromise. Le hasard m'en fournit les moyens: sans calculer quelles suites pouvait avoir pour moi la satisfaction que je trouvais à me justifier, j'en saisis vivement l'occasion.
J'avais chez moi trois hommes de la société de M.***, et précisément trois de ceux qui avaient reçu ses fausses confidences, lorsqu'un heureux hasard l'amena pour me faire une visite. En le voyant descendre de sa voiture, je poussai rapidement ces messieurs dans la chambre de mon mari, dont je laissai la porte ouverte. M.***, qui se croyait seul, interrogé par moi sur tous les propos qu'il s'était permis, sur le portrait qu'il avait montré, nia les propos comme n'ayant pu être tenus, puisque rien n'avait pu y donner lieu; et quant au portrait, il convint qu'il avait désiré l'avoir, et que pour se le procurer il avait fait cacher un peintre dans une des loges de la galerie aux Français, près de celle que j'y avais à l'année.
Quand je crus être parfaitement justifiée, je le congédiai. Mes prisonniers rentrèrent, fort amusés de cette scène qu'ils racontèrent à toutes les personnes de la société de M.***. Ce dernier, dont l'amour-propre fut cruellement blessé, chercha et trouva dans la suite le moyen de me faire regretter le plaisir que j'avais eu à détruire ses infâmes calomnies. Les jeunes femmes ne peuvent jamais s'éloigner assez de ces hommes avantageux qui aiment à ajouter leurs noms à la liste de leurs bonnes fortunes vraies ou supposées; mais s'il n'est pas toujours en leur pouvoir de les éviter, quelque fâcheux qu'il leur paraisse d'être compromises par eux, qu'elles redoutent, en cherchant à s'en justifier, de blesser leur amour-propre.
Un soir j'avais dîné chez M. de Canteleu alors sénateur, dans son hôtel faubourg Saint-Honoré, je fus très-amusée d'une scène assez piquante qui se passa devant moi.
Le vicomte de Toulougeon et M. de Crillon, qui étaient de ce dîné, avaient été, ainsi que M. de Canteleu, membres de la constituante. Dans la conversation, M. de Crillon rappela je ne sais quelle opinion du vicomte qui n'était plus en harmonie avec celle qu'il professait alors. Celui-ci répondit en voulant citer aussi quelques fragmens de discours de M. de Crillon, M. de Canteleu alla chercher un volume de ce terrible Moniteur, qui est là comme un monument pour consacrer toutes nos folies politiques et notre versatilité. Rien n'était plus plaisant que l'empressement avec lequel ces trois messieurs cherchèrent chacun un article que les autres auraient voulu effacer.
À l'époque de ce dîner, madame de Canteleu était très-malade: attaquée depuis long-temps par une maladie de poitrine qu'elle voulut dissimuler, cette excellente femme si aimée, si digne de l'être, y succomba, et laissa dans le cœur de tous ses amis des regrets bien vifs et un souvenir qui ne s'effacera jamais. Son mari s'était trouvé dans une situation assez délicate lorsque Bonaparte arriva d'Égypte. Pendant cette longue absence, sa femme, mal conseillée sans doute, entraînée par je ne sais quel motif, avait eu l'idée de demander un divorce, et déjà la demande en avait été rédigée. Son estime pour M. de Canteleu l'avait portée à venir lui en parler et le consulter. Celui-ci lui fit sentir qu'en supposant même que le général fût perdu, qu'il ne dût jamais revenir, son nom seul était pour elle une auréole qui l'entourait d'une considération qui l'abandonnerait aussitôt qu'elle y aurait renoncé; il la persuada si bien qu'elle déchira devant lui sa demande en divorce, dont il ne fut jamais question depuis. Bien peu de personnes ont eu connaissance de cette anecdote assez curieuse; M. de Canteleu n'en parlait jamais: il me la confia sous le sceau du secret et de l'amitié; sa mort et celle de Joséphine me permettent d'en parler et d'en affirmer la vérité.
Au retour de Bonaparte, sa femme n'était pas sans inquiétude; ce projet de demande en divorce avait été connu de peu de personnes, mais elle avait des raisons de croire que les parens du général en avaient eu quelque connaissance, et elle était assez certaine de leur malveillance à son égard pour craindre qu'ils ne laissassent pas échapper cette occasion de lui nuire dans son esprit: elle eût donc voulu, en se présentant à lui, être accompagnée d'une personne qui pût la protéger. Elle crut que M. de Canteleu, entouré comme il l'était de l'estime générale, serait le meilleur appui qu'elle pût avoir. À la première nouvelle de l'arrivée de Bonaparte, elle accourut pour le supplier de l'accompagner au-devant de lui. M. de Canteleu s'y refusa; il ignorait si le générai avait été prévenu contre sa femme, et comment il la recevrait; il ne se souciait pas, dans cette incertitude, de se faire son chevalier: il lui fit observer qu'elle ignorait par quelle route il arrivait; que sans doute elle le manquerait; qu'il était préférable de l'attendre à Paris. Elle ne fut pas de cet avis; elle partit seule, et en effet elle ne le rencontra pas. Lucien, plus heureux, avait pris la bonne route; il sut profiter de ces premiers instans pour prévenir son frère contre sa femme. Les préventions qu'il fit naître furent telles qu'en arrivant rue de la Victoire, le général fit déposer chez le portier tous les effets de madame Bonaparte, avec ordre de l'empêcher d'entrer lorsqu'elle se présenterait.
Mais l'amour qu'il avait eu pour elle n'était pas totalement éteint, et lorsqu'elle arriva de la course qu'elle avait été faire sans succès au devant de lui, les efforts qu'elle fit pour se justifier et reprendre son empire sur lui, trouvèrent dans le cœur du général un puissant auxiliaire qui plaida pour elle, et qui les réunit de nouveau.
Dans beaucoup de circonstances, Joséphine a su profiter habilement de la faiblesse superstitieuse de Napoléon. Elle n'avait pas beaucoup d'esprit; mais elle ne manquait pas d'une certaine adresse. Elle lui disait quelquefois: On parle de ton étoile, mais c'est la mienne qui l'influence. C'est à moi qu'il a été prédit de hautes destinées.
La confiance dont elle avait donné la preuve à M. de Canteleu en le consultant dans une circonstance aussi importante que celle de son projet de divorce, ne se démentit jamais; mais dans la suite il ne lui échappa pas un mot avec lui qui pût rappeler ce souvenir. On pense bien qu'il était assez bon courtisan pour éviter tout ce qui aurait pu faire croire qu'il en restât quelques traces dans sa pensée.
Lorsqu'on créa l'empire et qu'on s'occupa de former une cour, ce fut M. de Canteleu qui parla de moi à Joséphine comme d'un choix convenable, tant par le souvenir de mon père que par les alliances de mon mari, qui l'attachaient aux premières familles de l'ancienne cour. C'est à lui que je dus ma nomination de dame du palais de l'impératrice.
CHAPITRE IX.
Supplément au journal du voyage à Mayence.—Madame la princesse de Craon.—Le prince de B..... et ses deux fils.—Faveurs de Napoléon non sollicitées.—Motifs pour les accepter.—Froideur de Louis XVIII, et irritation du prince de B......—M. d'Aubusson.—Le prince de B...... demandant la clef de chambellan et craignant de l'obtenir.—Madame la princesse de B...... écrit à l'empereur.—Causticité de madame de Balbi.—Anne et zèbre de Montmorency.—Madame de Lavalette, dame d'atours.—Attributions de sa place usurpées par l'impératrice Joséphine.—Joséphine abuse du blanc.—Fâcheux effet du blanc sur le visage de l'impératrice.—Les farines.—Question indiscrète d'un docteur.—Réponse normande.—Le rouge et le blanc.—Toilette de Joséphine et de ses dames pour la cérémonie du 14 juillet.—Portrait de M. Denon.—Service d'honneur de l'impératrice pendant le voyage à Aix-la-Chapelle.—M. Deschamps, secrétaire des commandemens de l'impératrice.—Ses idées sur les alimens.—Influence des alimens sur l'esprit.—Routes défoncées.—Frayeur de Joséphine.—Excès de prudence pris pour du courage.—Confusion de mots.—La crainte du tonnerre.—Attention charmante de Joséphine pour l'auteur.—Voiture versée.—Importance de la première femme de chambre, et simplicité de l'impératrice.
Le journal de mon voyage avec Joséphine trouvait ici sa place parmi mes souvenirs; mais comme il a été publié dans les premiers volume des Mémoires de Constant, je le supprime et ne laisse subsister que quelques réflexions que j'y avais jointes.
Le jour de ma prestation de serment à Saint-Cloud, je m'y trouvai avec M. d'Aubusson. Nous revînmes à Paris ensemble. Je désirais faire une visite à la princesse de G....; lui-même voulait la voir, mais l'un et l'autre nous redoutions son opinion sur nos nouvelles dignités, et nous résolûmes de faire cette visite en commun, pour mieux nous défendre des sarcasmes que nous attendions.
La princesse de G.... est du petit nombre des personnes qui n'ont jamais dans aucun temps désespéré de la cause des Bourbons et de leur retour. Son dévouement, son attachement pour eux étaient généralement connus. Son fils, le prince de B***, partageait ses opinions; il blâmait vivement tout ce qui s'attachait à la cour de Napoléon. Lorsque je fus nommée dame du palais, il était une des personnes que je craignais le plus de rencontrer chez sa mère.
La manière dont l'empereur sut vaincre sa résistance et l'attirer à lui, mérite qu'on en parle. Napoléon attachait un grand prix à réunir autour de lui les familles les plus marquantes de l'ancienne cour. Il avait commencé par s'emparer de leurs enfans, sans que la volonté des parens pût en aucune façon les soustraire à son autorité.
Telle personne venait de payer dix mille francs pour acheter un remplaçant pour son fils atteint par la conscription, qui le voyait le lendemain arraché de ses bras comme garde d'honneur, pour aller paver de ses ossemens les routes de Russie. Charles et Edmond, les deux fils du prince de B***, étaient très-jeunes encore. Leur éducation n'était pas terminée; leur père espérait trouver dans leur grande jeunesse une sauve-garde contre la toute-puissance de Bonaparte. Mais c'était vainement qu'il s'en flattait. Son nom, son rang dans le monde, la réputation parfaite et si bien méritée de la princesse de B......, tout se réunissait pour que l'empereur cherchât les moyens d'attirer à lui cette famille.
Il commença par envoyer des brevets de sous-lieutenans à ses fils. Sous un gouvernement tel que celui de Napoléon, c'était un ordre difficile à éluder. Le prince de B...... eut recours à Fouché. Ce ministre, dans les temps difficiles de la révolution, avait rendu de grands services à plusieurs personnes de la cour, notamment à la maréchale de B***. Il était donc très-simple que le prince s'adressât à lui pour obtenir qu'on ne lui enlevât pas ses enfans.
Il représenta au ministre leur grande-jeunesse, et demanda du temps (au moins celui de terminer leur éducation).
Assurément tous les efforts que fit alors le prince de B....... pour soustraire ses fils à la volonté de l'empereur, et les retenir le plus long-temps possible loin de l'armée, prouvent bien le dégoût qu'il avait pour le gouvernement de Bonaparte: car dans cette famille l'honneur, la bravoure sont héréditaires, et les deux jeunes princes Charles et Edmond en ont donné plus tard d'assez brillantes preuves.
Fouché, ayant été mis en rapport avec le prince à cette occasion, fut employé par Bonaparte pour le séduire et lui faire accepter une place de chambellan et une de dame du palais pour la princesse.
Depuis plusieurs mois, les maisons de l'empereur et de l'impératrice avaient réuni un grand nombre des familles les plus distinguées de l'ancienne cour. En acceptant, le prince ne donnait plus l'exemple, il ne faisait que le suivre. On lui montrait en perspective la restitution des terres non vendues, appartenant au duc d'Harcourt, grand-père de la princesse. Cette immense restitution, d'un grand intérêt pour ses enfans, était fort importante aussi pour les deux sœurs de sa femme, la duchesse de C*** et la princesse de C***, toutes trois petites-filles du duc d'Harcourt. Était-il le maître de sacrifier tant d'intérêts réunis, par l'obstination de ses refus? Non; il devait accepter, et il le fit.
Lors du retour de Louis XVIII, il fut traité froidement par lui, et ne fut pas compris dans la formation de la chambre des pairs. Il en fut blessé; son caractère naturellement froid, haut, fier, s'irrita (je le suppose) de cette distinction: à sa place, il me semble que j'en eusse été très-flatté. Si le roi se montrait plus sévère avec lui qu'envers toutes les autres personnes qui comme lui avaient composé la cour de l'empereur, c'est que sans doute sa majesté faisait plus de cas de lui que de tout autre, et puisqu'elle regrettait que son nom eût été inscrit sur l'almanach impérial, c'est que ce nom ne devait pas se trouver sur la même ligne que ceux qu'on y voyait.
C'est ainsi (je pense) que le prince de B....... eût dû traduire ce petit moment de bouderie royale, mais ce n'est point ce qu'il fit. L'injustice dont il croyait avoir à se plaindre lui faisait trouver dans l'attachement même qu'il avait toujours professé pour la famille de nos rois un aliment à son irritation, et cette irritation détermina sans doute tout le reste de sa conduite, lorsqu'il revit l'empereur dans les cent jours.
Ce que je viens de raconter du prince de B....... me rappelle une anecdote relative à madame de B***, dont on ne s'étonnera pas, parce qu'il n'y a rien de bien qu'on ne puisse attendre d'elle.
M. d'Aubusson, désolé de se trouver chambellan malgré lui, ressemblait tout-à-fait à madame de La Rochefoucault, qui aurait voulu rendre toute l'ancienne cour tributaire de la nouvelle; il se chargea donc avec plaisir d'une lettre de M. D. B. qui demandait la clef de chambellan. Il s'était bien gardé de faire part à sa femme de cette démarche. Lorsqu'elle apprit cette nomination, elle fut au désespoir, ne se doutant pas que son mari l'eût sollicitée. Elle exigeait qu'il refusât. On peut juger dans quelle perplexité il se trouvait: refuser ce qu'il avait demandé avec instance était impossible. M. d'Aubusson, qui avait été employé par lui, était fort embarrassé, et se trouvait compromis par cette versatilité. Madame de B*** mit fin à cette position en écrivant elle-même une lettre aussi noble que touchante à l'empereur. Elle osa rappeler ses devoirs envers la duchesse d'Angoulême; sa mère et elle-même avaient partagé sa captivité; elle avait été la compagne de son enfance: pouvait-elle paraître à la cour de celui qui occupait le trône de sa famille?
En écrivant cette lettre, madame de B*** ne se doutait pas que son mari eût demandé cette faveur qu'elle repoussait; elle croyait n'avoir à réparer pour lui qu'un malheur, et non une faute. À cette époque, beaucoup de demandes avaient été adressées, mais presque personne ne voulait en convenir.
Madame de Balby était une de celles dont les sarcasmes et les moqueries étaient le plus redoutables, parce que son esprit satirique les rendait plus piquantes.
On a retenu d'elle beaucoup de mots qui restent dans le souvenir; j'en citerai un assez mordant.
Pendant l'émigration, le duc de Laval s'ennuyait à Altona, et disait un soir qu'il voulait rentrer en France.—Comment! lui dit madame de Balby, vous, monsieur le duc, vous voulez aller à Paris! et qu'y ferez-vous? quel monde verrez-vous? Vous savez qu'il n'est plus permis d'y porter ses titres: comment vous ferez-vous annoncer dans un salon?—Mais, dit le vieux duc en relevant fièrement la tête au souvenir de ses nobles ancêtres, je me ferai annoncer Anne de Montmorenci; ce titre en vaut bien d'autres.
—Ah! monsieur le duc, lui dit en souriant madame de Balby, vous voulez dire zèbre de Montmorenci. Ce mot ne vaut quelque chose que pour les personnes qui connaissaient le vieux duc.
Lorsque l'empereur forma la maison de l'impératrice, on avait nommé douze dames du palais, une dame d'honneur et une dame d'atours qui était madame de Lavalette, nièce de Joséphine. Elle s'était persuadé qu'elle devait avoir la direction entière de la toilette de l'impératrice, et décider celles que devaient porter les dames du palais dans les différentes cérémonies: en effet, les attributs de sa place pouvaient lui donner cette prétention; mais Joséphine, pour qui la toilette était une véritable occupation, et qui trouvait d'ailleurs que sa nièce manquait de goût, lui signifia qu'elle n'aurait que le nom de dame d'atours, mais qu'elle entendait choisir elle-même ses étoffes, et ne céder ce soin à personne.
C'était peut-être un tort dans la position élevée qui était devenue la sienne; elle eût dû laisser prendre ce soin aux personnes de son service. Joséphine se mettait fort bien, sa taille était charmante; elle avait de la grâce dans ses moindres actions: mais sa figure, quand je l'ai connue, était loin d'être bien. Je crois que sa peau a toujours été un peu brune, mais elle l'était devenue davantage par l'usage du blanc dont elle la couvrait.
On sait combien cette préparation est dangereuse pour la peau, qu'elle finit toujours par scorifier, lorsqu'on s'en est servi long-temps. C'est ce qui était arrivé à l'impératrice; son menton particulièrement avait été tellement gâté par l'usage du blanc, qu'il n'y tenait plus que très-difficilement. Il était difficile qu'elle se fît illusion à cet égard; mais elle nous disait (et peut-être le croyait-elle elle-même) que l'état de son menton indiquait l'état de sa santé; que, lorsqu'elle n'était pas bien, sa peau était couverte de farine blanchâtre. Il arrivait souvent, lorsqu'on lui demandait des nouvelles de sa santé, qu'elle répondait: Mais pas bien; voyez, j'ai mes farines.
Ces farines, sur l'existence desquelles elle consultait bien gravement le médecin allemand d'Aix-la-Chapelle, me mirent dans un étrange embarras. Ce petit docteur vint un jour me faire une visite, il paraissait fort embarrassé de ce qu'il avait à me dire; il amena la conversation sur la santé de l'impératrice, et enfin me demanda: Madame, Sa Majesté ne porte-t-elle pas du fard? Cette question, faite avec l'accent allemand le plus prononcé, me causa beaucoup d'embarras, et encore plus d'envie de rire. Je voyais que le docteur, consulté chaque jour par Joséphine sur ce qu'elle appelait ses farines, voulait savoir à quoi s'en tenir avant d'ordonner des remèdes qu'il ne voulait lui administrer qu'en sûreté de conscience. Il avait la vue très-basse, mais à travers les lunettes qu'il portait toujours, il avait bien cru apercevoir quelque chose qui ressemblait à ce qu'il nommait du fard. Je lui répondis comme on répond à la cour; en me quittant il n'en savait pas beaucoup plus qu'en entrant. Seulement je l'engageai beaucoup à ne pas droguer Sa Majesté, et lui conseillai de s'en rapporter un peu à la nature.
Je ne sais s'il me comprit; quoi qu'il en soit, l'impératrice garda ses farines.
Je ne sais pourquoi les femmes ne conviennent jamais qu'elles portent du blanc, et ne font aucun mystère de mettre du rouge; je n'ai jamais pu comprendre la différence qu'elles font du rouge au blanc.
On préparait une grande cérémonie aux Invalides; le 14 juillet, on devait y faire une grande distribution des décorations de la Légion-d'Honneur. L'impératrice devait s'y rendre, accompagnée de sa nouvelle cour. Madame de Lavalette décida que, pour une cérémonie du matin, ces dames ne devaient porter que des robes d'étoffe, ou du crêpe et des fleurs, mais ni broderies d'or ou d'argent, ni diamans. Son avis ne fut pas suivi: on décida que la toilette des dames devait toujours être en harmonie avec celle de l'impératrice. Madame de Lavalette seule parut avec une toilette très-simple.
Le soir du 14 juillet, l'empereur nous conduisit dans la salle des antiques, qu'il voulut voir aux flambeaux. M. Denon nous accompagnait. La réputation que ce directeur du musée a acquise en pays étranger, et particulièrement en Angleterre, est une chose étonnante.
Pour nous autres Français, M. Denon était un homme aimable, ayant de la grâce dans l'esprit, dans les manières, mais nous sommes bien loin de lui accorder les talens que les Anglais lui supposent. M. Denon est placé par eux en première ligne parmi les auteurs les plus remarquables; je ne sais en vérité s'ils ne mettraient pas Voltaire à sa suite. Au reste, ce n'est point à une femme à dépriser le mérite de M. Denon. Il était laid, mais laid comme il n'est vraiment pas permis de l'être, et pas un homme n'a eu autant de succès près des dames même dans un âge très-avancé; les femmes doivent consacrer le souvenir de ces succès comme une page honorable de leur histoire, qui doit servir de réponse à toutes les accusations de frivolité qu'on leur a adressées de tous temps, et qu'on continue plus par habitude que par conviction, car personne ne peut contester que M. Denon n'a pu devoir ses succès qu'aux grâces de son esprit et de ses manières.
Joséphine partit peu de jours après la cérémonie des Invalides pour aller prendre les eaux d'Aix-la-Chapelle.
Madame de La Rochefoucault et quatre dames du palais devaient être du voyage. Je fus désignée pour l'une d'elles. Madame Auguste de Colbert, madame de Luçay et sa fille, étaient les trois autres. M. d'Harville, grand écuyer, M. de Foulers, écuyer cavalcadour, MM. de Beaumont et d'Aubusson, chambellans, composaient tout le service d'honneur, avec M. Deschamps, secrétaire des commandemens.
M. Deschamps était un homme d'un esprit fin, délié, tout-à-fait agréable. En voyage dans l'absence de l'empereur, Joséphine dînait avec toutes les personnes nommées pour l'accompagner; on y joignait l'officier de gendarmerie commandant son escorte, le colonel de la garde d'honneur qu'on lui donnait dans toutes les villes où elle séjournait. Je choisissais souvent ma place près de M. Deschamps; j'ai toujours préféré la société des hommes d'esprit amusans à celle des gens titrés ennuyeux. Il avait des manies fort drôles; celle, par exemple, d'être persuadé que l'espèce de nourriture avait quelque influence sur nos facultés intellectuelles, en sorte qu'il faisait une distinction des mets qui rendaient bêtes et de ceux qui laissaient à l'esprit tout son développement. Il prétendait qu'on devait manger des perdreaux, des viandes nourrissantes en très-petite quantité, et proscrire les légumes qui chargeaient l'estomac, et par leur digestion difficile nous rendent fort bêtes. Je donne ici sa recette pour avoir de l'esprit, bien persuadée que personne ne la suivra, car, dans ce monde je n'ai jamais rencontré aucun individu qui ne fût pas très-content du sien, et qui crût avoir besoin d'en acquérir davantage.
En traversant les Ardennes nous courûmes quelques dangers. L'empereur avait déterminé la route que nous devions suivre; malheureusement, cette route n'était tracée que sur la carte. Elle devint si mauvaise qu'on fut obligé, dans une descente très-rapide, de soutenir les voitures avec des cordes. Joséphine effrayée voulut descendre malgré la pluie et la boue qui couvrait la route. De toutes les personnes du voyage, hommes ou femmes, maîtres ou domestiques, je fus la seule qui restai dans ma voiture. J'ai remarqué souvent qu'on s'effraie de dangers imaginaires, et qu'on ne pense pas à ceux dont on est sans cesse entouré. J'en trouvais un très-réel à recevoir la pluie, à mouiller mes pieds, et à gagner un rhume presque certain. La chance d'être versée était beaucoup moins probable; on exalta beaucoup mon courage, qui ne me paraissait au contraire que de la prudence. C'est ainsi que dans le monde on ne s'entend pas toujours sur les mots; on devrait bien faire un dictionnaire qui leur donnerait leur véritable signification.
La peur que l'impératrice éprouva me rappelle celle de beaucoup de gens, lorsqu'ils entendent le tonnerre. Une femme de ma connaissance, âgée de soixante-dix ans, est toujours tourmentée à l'excès par tous les orages. Un jour je lui demandai si, dans le cours de sa longue vie, elle avait déjà vu quelqu'un tué par le tonnerre; elle me dit que non; je lui fis observer que sans doute, elle avait vu mourir autour d'elle une foule de personnes par suite d'apoplexies, de fièvres et d'accidens auxquels on ne pense jamais; que je croyais que dans tous les instans nous étions entourés de dangers qui peuvent nous atteindre avec bien plus de facilité que le tonnerre.
En parlant de cette route, je dois faire mention d'une attention charmante de Joséphine pour moi. En passant près de la forteresse du Luxembourg, elle envoya à la portière de ma voiture, qui suivait la sienne de très-près, son écuyer cavalcadour, pour me faire remarquer un ouvrage fortifié qu'on lui avait dit fait par mon père le général D***; rien au monde n'était plus aimable que ce message.
Dans la mauvaise route que nous avions parcourue, la voiture dans laquelle se trouvait madame Saint-Hilaire, première femme de chambre, versa. Elle n'arriva à Liége qu'un jour après nous. Aussitôt qu'on s'était aperçu de son absence, on avait envoyé quelques cavaliers de l'escorte pour s'informer de la cause de ce retard, et protéger son voyage. Mais ces soins ne parurent pas suffisans à madame Saint-Hilaire, qui était très-offensée que la cour entière ne fût pas bouleversée par son absence; la gravité importante de sa contenance contrastait singulièrement avec la simplicité gracieuse de sa maîtresse.
CHAPITRE X.
Vérité des tableaux de Téniers.—Beaux paysages et affreuse population.—Influence de la vie sédentaire et de l'abus du café.—Séjour à Aix-la-Chapelle.—L'impératrice à la préfecture.—Heureux hasard.—Mauvaise habitude et mauvaise humeur de madame de L....—L'auteur citée pour modèle par Joséphine.—Lésinerie de madame de L....—L'eau de Cologne de J. M. Farina.—Adoration perpétuelle devant l'empereur.—Napoléon questionneur.—M. de R....... courtisan parfait.—Définition du courtisan par le duc d'Orléans, régent.—Jalousie excitée par la broderie d'un habit.—Colère de M. d'Aubusson.—Plaisanterie cruelle.—Portrait de madame de La Rochefoucault.—Ambition et désappointement.—Piége de cour.—Le général Franceschi.—Naïveté de sa femme.—Querelles et coups de pincettes.—Diplomatie féminine à propos de révérences.—La révérence en pirouette.—Embarras, consultations et explication.—Les visages et les masques.—Gaucherie germanique.—Passion d'une princesse pour M. de Caulaincourt.—Colère de Napoléon excitée par la laideur d'une actrice.—Réintégration de M. Méchin destitué.—Humanité du prince primat.—Attention de ce prince pour l'auteur.—L'éventail brisé et remplacé.—Erreur légère et chagrin de Joséphine.—Audiences de Marie-Louise.—Questions habituelles de l'empereur répétées par Marie-Louise.—Gaucherie impériale.—Mauvaise mémoire de Marie-Louise.
En traversant la Belgique, on retrouve toute la vérité des tableaux de Téniers; les plus beaux paysages, et le peuple le plus affreux que j'aie jamais vus. Quand tous ces ouvriers sortaient de leurs manufactures pour voir l'impératrice, ils présentaient un spectacle affligeant. Ce contraste entre ce beau pays et ses habitans m'étonna; on me dit que c'était la conséquence de la vie sédentaire des peuples manufacturiers, et surtout leur mauvaise nourriture, dont le café est la base. Avec l'argent qu'il leur coûte, ils pourraient se procurer des alimens plus substantiels.
En arrivant à Aix-la-Chapelle, nous fûmes tous très-mal logés dans une maison achetée par l'empereur. Après quelques jours, M. Méchin, préfet d'alors, quitta l'hôtel de la préfecture pour le céder à Joséphine, et fut avec toute sa famille s'établir dans une auberge. Tout le service fut dispersé dans les maisons voisines de la préfecture. Je ne sais comment il arriva, dans ce voyage que presque toujours M. de Ségur, qui faisait les fonctions de maréchal-des-logis de la cour, désignait mon logement dans la maison occupée par l'impératrice. Il m'arriva très-rarement d'être logée ailleurs. Ce hasard (car sans doute ce n'était que cela) donnait beaucoup d'humeur à madame de L***. Elle avait la mauvaise habitude de n'être jamais prête. Je n'ai jamais vu aucune promenade, aucun départ qui ne fût un peu retardé par elle; ce qui donnait beaucoup d'humeur à Joséphine. Un jour même, cette humeur fut exprimée un peu sèchement. Elle eut la bonté de me citer pour exemple, comme ayant toujours une toilette très-soignée, et cependant me trouvant toujours la première dans le salon. Madame de L*** répondit que cela m'était très-facile, que j'étais toujours logée dans le palais, ou que, si je n'y étais pas, j'étais toujours très-près; que les coureurs chargés, les jours de départ, d'aller éveiller les femmes de chambre, n'arrivaient jamais chez elle qu'après avoir fait leur tournée. C'était un peu vrai, mais aussi madame de L*** ne stimulait jamais leur zèle par quelque gratification. Avec une belle fortune, elle cherchait à éviter les plus petites dépenses. Cette lésinerie était poussée à un point ridicule. Elle faisait payer par les personnes qui se trouvaient près d'elle mille bagatelles, sous le prétexte qu'elle n'avait sur elle que des napoléons. Entre mille exemples j'en citerai un: En quittant Cologne, nous avions toutes acheté beaucoup d'eau de Jean-Marie Farina; j'en avais gardé seulement dans un nécessaire pour le temps du voyage, et j'avais fait emballer le reste. Madame de L***, qui avait fait de même, mais qui n'en avait pas gardé assez, au lieu de déballer sa caisse, me tourmenta pouf me faire défaire la mienne, et envoya un jour la chercher chez ma femme de chambre: le tout pour s'éviter la peine d'un déballage, qu'elle ne voulait, disait-elle, faire qu'à Paris.
Madame de L*** était en adoration perpétuelle devant l'empereur; sa soumission pour tout ce qu'il disait ou voulait était entière. Je ne pense pas qu'elle ait eu jamais une seule pensée à elle. Ce qui, dans ses facultés, pouvait lui appartenir, était tellement confondu avec son admiration, que je suis bien sûre qu'elle-même n'aurait pas su en faire la distinction. Un jour, en partant pour la chasse, qu'elle devait suivre en calèche, je l'entendis dire à sa fille: Mais, Lucie, allez donc changer cette robe; vous savez que l'empereur n'aime pas cette couleur. Un autre jour, avant de descendre dans le salon, elle lui fit répéter sa leçon, et revoir ses cahiers d'extraits d'histoire qu'elle avait apportés avec elle. «L'empereur vous fera des questions, et vous ne saurez que répondre,» lui disait-elle. Il est vrai que souvent il questionnait les femmes, particulièrement les jeunes, et toutes généralement avaient grand'peur de se tromper en lui répondant.
L'empereur, en quittant Boulogne, vint joindre Joséphine à Aix-la-Chapelle. Parmi les personnes qui raccompagnaient, se trouvait M. de R... On eût pu le citer comme modèle d'un parfait courtisan; non cependant dans le sens de la définition donnée par le duc d'Orléans régent, qui disait que, pour être un parfait courtisan, il fallait être sans honneur et sans humeur. M. de R... était premier chambellan, et, comme tel, l'ordonnance lui attribuait une broderie plus large que celle des habits des chambellans. Cette distinction et quelques habitudes de M. de R... mettaient M. d'Aubusson dans des colères continuelles. Un jour entre autres, en parlant de cette différence de l'habit du premier chambellan avec celui des autres, il fit une plaisanterie peu applicable d'ailleurs à celui contre qui elle était dirigée. «L'habit du premier chambellan, dit-il, doit être surtout bien rembourré sur les épaules.» M. d'Aubusson était arrivé à cette cour un peu comme un chien qu'on fouette. Vingt fois je le vis au moment de donner sa démission de sa place, tant il s'en trouvait ennuyé. Madame de La Rochefoucault ne cessait de l'encourager à rester. Elle avait un vif désir de retrouver à cette cour ses habitudes et les gens de sa société. C'était une femme d'un esprit très-agréable. Sa physionomie était fine, spirituelle. Elle eût été jolie si elle n'eût pas été contrefaite. Son esprit était empreint d'une légère teinte de moquerie, mais de cette moquerie de bonne compagnie, qui n'était jamais offensante pour personne, et qui était tempérée par une sensibilité vraie. Je la vis souvent s'attendrir au récit de belles actions. Tout en rendant justice à son cœur, aux qualités aimables qui la distinguaient, je dois, à regret, convenir qu'elle eut quelque tort avec Joséphine à l'époque du divorce. Sa place était marquée près d'elle: jamais elle n'eût dû la quitter; dans cette occasion, elle fut tout-à-fait dupe de l'empereur et de sa propre ambition.
Napoléon avait un vif désir de lui voir donner sa démission. Si elle ne l'eût pas fait, elle restait, de droit et de fait, dame d'honneur de l'impératrice Marie-Louise. On lui fit insinuer, sous le voile de l'intérêt, que puisqu'elle ne voulait pas suivre Joséphine et s'attacher à son sort, elle ne pouvait pas rester, au moins volontairement, près de la nouvelle impératrice; mais que, si elle donnait sa démission, ce moyen concilierait tout, ce qu'elle devait à Joséphine et ce qu'elle devait à sa famille, dont l'intérêt exigeait qu'elle restât à la cour de Napoléon; que celui-ci ne manquerait certainement pas de la renommer dame d'honneur de Marie-Louise; qu'il s'en était expliqué, et qu'ainsi elle aurait envers Joséphine et envers le public l'excuse de l'impossibilité de résister aux volontés de l'empereur.
Elle donna dans ce piége. Elle dit à Joséphine que sa santé, ses enfans, sa famille l'empêchaient de la suivre, si elle s'éloignait de Paris et de la France (comme on le croyait alors), mais qu'elle ne resterait pas attachée à celle qui venait occuper son trône, et qu'elle donnait sa démission. Elle la donna en effet. C'était ce que voulait l'empereur. Chacun sait que, libre par cette résolution, ce fut de madame la duchesse de Montebello qu'il fit choix. Dans cette circonstance, madame de La Rochefoucault fut mal conseillée par son ambition; elle l'eût été mieux sans doute, si elle eût écouté son cœur et qu'elle fût restée près de Joséphine.
Je reviens à Aix-la-Chapelle, dont je me suis éloignée. Le cercle habituel se composait du service, et des personnes admises à faire leur cour. Elles étaient en assez petit nombre. Le général Franceschi s'y trouvait avec sa femme. Celle-ci ne pouvait pas se consoler d'avoir pu épouser Joseph Bonaparte, et de l'avoir refusé: «Mais aussi, disait-elle naïvement, qui eut jamais pu prévoir ce qui est arrivé?» Je crois que ce souvenir entrait bien pour quelque chose dans les querelles violentes qu'elle avait avec son mari, et dans lesquelles, disait-on, les pincettes figuraient quelquefois à défaut de meilleur argument. Une autre dame allemande, dont le mari, qui était Français, commandait à Cologne, était venue passer à Aix tout le temps de notre séjour en cette ville. Comme elle savait qu'en la quittant la cour se rendrait à Cologne, elle voulait prémunir ses amies contre les gaucheries qu'elles auraient pu faire, et elle leur donna ses instructions pour les présentations. Elle leur mandait qu'on devait faire trois révérences, une à la porte du salon, une au milieu, et une troisième quelques pas plus loin, en pirouette. Cette instruction pensa tourner toutes les têtes à Cologne (au moins celles des personnes qui prétendaient à l'honneur d'être présentées.) Le plus grand nombre était des dames âgées, plusieurs étaient d'une taille qui aurait pu leur rendre très-difficile et même dangereuse la tentative d'une pirouette. Madame Duchaylar, que je connaissais, et dont le mari occupait une place à Cologne, s'empressa, aussitôt mon arrivée dans cette ville, de venir me voir et me demander l'explication de cette troisième révérence, pour laquelle ces dames s'exerçaient depuis quinze jours. Après en avoir ri beaucoup ensemble, et à force d'y penser, je me rappelai qu'en effet la dame dont j'ai parlé plus haut, en faisant sa troisième révérence, se retournait un peu vers la place où nous étions assises, sans doute pour nous y faire participer; c'était sans doute cela qu'elle appelait une révérence en pirouette.
Il y avait bien dans ce qui composait ce cercle habituel certaines personnes qui présentaient quelques traits assez plaisans à peindre. Une personne de ma connaissance me le demandait dernièrement, mais c'est une œuvre fort difficile.
À la cour, on ne voit pas de visage, on ne voit que des masques. À la vérité, ce masque se dérange quelquefois, et laisse voir le bout de l'oreille; mais si on veut le peindre, on dit qu'on est méchant. Et pour, ne dessiner que des masques, ce n'est pas la peine; on en trouve partout. Il me semble que si j'étais souverain, je serais bien ennuyé de n'avoir jamais autour de moi que des êtres pensant et agissant d'après ma volonté. Autant vaudrait n'avoir pour compagnie que sa propre image répétée dans beaucoup de miroirs.
Je trouverais au contraire piquant de pouvoir jouir de la conversation de quelques personnes bien indépendantes, ayant en toute propriété leurs pensées, qu'elles ne craindraient pas d'exprimer. Mais à la cour, il en est des pensées comme des habits: il faut qu'elles soient déguisées par un certain tour d'expression convenu, et il est quelquefois aussi impossible de montrer ses idées qu'il le serait de paraître vêtu comme on l'était il y a deux siècles.
Si les grâces sont le complément de la beauté, comme le goût est celui de l'esprit, les Françaises doivent remercier la nature qui les a si bien traitées; car, toute prévention à part, je suis obligée de dire que les femmes de notre nation se distinguent parmi toutes les autres.
Les différentes cours d'Allemagne que nous passâmes en revue pendant ce voyage nous fournirent les preuves de la justesse de cette observation; nous ne rencontrâmes pas une de ces princesses dont la tournure pût rivaliser avec celle de la moins élégante de nos ouvrières en modes.
Je suis persuadée que la princesse de ***, que nous nous honorons de compter à présent parmi nos compatriotes, et qui se met très-bien, rirait de tout son cœur, si elle revoyait la parure qu'elle portait le jour où elle fut présentée à l'empereur.
Nous retrouvâmes à Mayence la princesse M... que nous avions déjà vue un instant à Aix-la-Chapelle; passionnée pour M. de Caulaincourt, elle le suivait partout; ce qu'il y a de remarquable dans cette promenade sentimentale, c'est qu'elle traînait à sa suite son mari, qui l'accompagnait toujours. Elle oubliait tellement les convenances qu'au spectacle, placée sur le côté de la salle, elle passait toute la soirée entièrement tournée du côté opposé au théâtre, parce que M. de Caulaincourt s'y trouvait, oubliant tout-à-fait la scène et les acteurs.
En parlant de ceux-ci, je me rappelle un accès de colère de Napoléon, comme je ne lui en avais jamais vu.
M. de R... fut la victime sur laquelle l'orage éclata. Le premier chambellan était chargé de l'organisation du théâtre français; c'est lui qui avait désigné ceux des acteurs qui viendraient à Mayence, pendant la réunion des princes, qui s'y rendaient pour la confédération du Rhin. Désirant leur rendre la cour agréable, on avait voulu y réunir un bon spectacle.
Ce jour on avait joué Cinna, mademoiselle Raucourt avait rempli le rôle d'Émilie, et vraiment c'était un contre-sens choquant de lui entendre dire:
Si j'ai séduit Cinna, j'en séduirai bien d'autres.
L'empereur était furieux qu'on eût donné aux princes réunis à Mayence un tel échantillon de nos actrices; il disait avec raison qu'ils devaient supposer que dans cette circonstance on avait fait un choix des meilleures, et qu'ils emporteraient dans leur pays une opinion bien désavantageuse de notre premier théâtre. Il gronda vivement M. de B... et lui dit qu'à l'exception d'un très-petit nombre de rôles dont mademoiselle Raucourt pouvait encore être chargée, on devait lui interdire tous les autres.
Ce fut à Mayence, où M. Méchin avait suivi l'empereur, qu'il obtint une nouvelle préfecture en remplacement de celle qui venait de lui être enlevée par sa destitution. Depuis le départ d'Aix-la-Chapelle, nous l'avions rencontré dans toutes les villes où la cour séjournait, à Cologne, à Coblentz; on était sûr, en traversant l'antichambre, d'y trouver M. Méchin.
L'impératrice contribua beaucoup à calmer la colère de l'empereur; c'est à elle, à ses pressantes sollicitations, que M. Méchin dut sa nomination. Mais la préfecture de la Roër n'en était pas moins regrettable; c'était la première de France pour les produits, qui excédaient 25,000 fr., tandis que celle de Laon n'en valait pas douze.
Joséphine avait beaucoup vu la famille de M. Méchin pendant le voyage d'Aix-la-Chapelle; il avait quitté l'hôtel de la préfecture pour le lui offrir, et avait passé tout le temps qu'elle l'avait habité dans une auberge avec toute sa famille. Elle mit tant d'instance et de suite dans ses sollicitations qu'elle obtint qu'il fût replacé à Laon. Le hasard d'une promenade me rendit témoin, pendant mon séjour à Mayence, de l'arrivée du prince primat (depuis grand-duc de Francfort). Le cortége qui se rendit hors de la ville à sa rencontre était la chose du monde la plus touchante.
Cet excellent prince, aussi bon que spirituel, était coadjuteur de son oncle l'électeur de Mayence.
Quoique la révolution arrivée en France l'eût privé de cette succession (puisqu'on s'était emparé de Mayence), il n'en payait pas moins des pensions à tous les anciens serviteurs de son oncle.
Je citerai de lui une attention très-aimable pour moi. Au bal donné par la ville de Mayence à l'empereur, il vint s'asseoir sur le siége que je venais de quitter pour danser une valse avec le prince d'Isembourg. J'y avais laissé mon éventail; il le brisa en s'asseyant.
La danse finie, je cherchai mon éventail un instant, mais quelqu'un m'ayant dit ce qui était arrivé, je cessai bien vite de m'en occuper.
Deux mois après je reçus à Paris un éventail charmant.
Joséphine avait l'habitude, avant les audiences diplomatiques, de voir la liste des présentations, en sorte qu'elle était ou se mettait parfaitement au courant des ambassadeurs et des ministres qui devaient en faire partie; elle savait à peu près avant ce qu'elle devait dire à chacun. Il arriva cependant un jour qu'en répondant à M. de Lima, et lui disant, je reçois avec plaisir les félicitations du prince régent de Portugal, elle se trompa et dit le prince régnant, pour le prince régent. Elle était désolée après l'audience; je ne sais quelle était la sotte personne qui avait pu l'avertir de cette bévue; lui en parler était très-inconvenant et très-méchant, car on était certain qu'elle s'en affligerait.
Au reste, je dois dire que toutes les audiences auxquelles j'ai assisté se passaient de la manière la plus convenable; et ce qui pourra surprendre, c'est qu'il n'en était pas ainsi de Marie-Louise, qui cependant devait en avoir pris l'habitude à la cour d'Autriche. Mais en vérité rien de plus pitoyable que la plupart des réceptions de cette jeune et malheureuse princesse. Madame la duchesse de Montebello tenait la feuille contenant les noms des personnes présentées; souvent elle lisait mal les noms étrangers; quand elle avait dit: «J'ai l'honneur de présenter à Votre Majesté impériale et royale Monsieur...,» elle s'arrêtait, hésitait, balbutiait. Marie-Louise alors se penchait pour lire elle-même le nom; puis, à l'exemple de Napoléon, elle demandait à la personne présentée: Êtes-vous marié? avez-vous des enfans? et quelquefois elle ajoutait comme son époux: Que faites-vous? Le ministre de Saxe, le comte d'Einselden, que je voyais très-souvent alors, me disait à chaque audience de Marie-Louise: En vérité l'impératrice devrait savoir que je ne suis pas marié, que je n'ai pas d'enfans, car je le lui ai déjà dit tout autant de fois que je l'ai vue. Il paraît qu'elle a peu de mémoire.
CHAPITRE XI.
De Mayence à Saverne.—Le général Ordener et madame de La Rochefoucault.—Plaintes de madame de La Rochefoucault à l'impératrice.—Bonté de Joséphine.—Sa douceur dégénérant en faiblesse.—Jalousie entre ses femmes de chambre.—Mademoiselle Avrillon et madame Saint-Hilaire.—Madame de La Rochefoucault grondant l'impératrice.—Larmes de Joséphine.—Joséphine parlant de la mort du duc d'Enghien.—Prières de Joséphine et regret de Napoléon.—Arrivée à Nancy.—M. d'Osmond, évêque de Nancy.—Madame Lévi.—Invitation à déjeuner refusée par l'impératrice.—Autre temps, autres mœurs.—Prodigalité de Joséphine, venant de la bonté de son cœur.—Importunités des marchands.—Joséphine achetant une bourse que son intendant refuse de payer.—Triomphe de Napoléon en voyage et froid accueil des Parisiens.—Opinion de Napoléon sur le 10 août.—Mépris de Napoléon pour le peuple.—Chagrins domestiques de l'auteur.—Spéculations sur les fonds publics.—Engagement imprudent.—Dépenses énormes et inévitables.—Vente à réméré de la terre de V...—Beau rêve et triste réveil.—Le spéculateur en perte.—Fuite de MM.*** et ruine de l'auteur.—Lettre de MM.*** à l'auteur.—Résolution soudaine.—L'auteur priant l'impératrice d'accepter sa démission.—Le général Foulers envoyé à l'auteur par l'impératrice.—Instance de Joséphine.—Explication différée.
En quittant Mayence, on vint coucher à Saverne; nous y trouvâmes le général qui avait commandé l'expédition d'Ettenheim; il fut, ainsi que plusieurs autres généraux, admis au souper de l'impératrice, et le hasard le plaça à côté de madame de La Rochefoucault. Ne connaissant ce général que par son nom, qui avait acquis une si funeste célébrité, et nullement par sa figure, je ne pouvais pas comprendre les signes que me faisait madame de La Rochefoucault, signes qui annonçaient un vif sujet de mécontentement. Après souper, une conversation qui eut lieu devant moi, dans l'appartement de Joséphine, m'en donna l'explication.
Madame de La Rochefoucault lui dit: «Quand j'ai refusé si long-temps l'honneur que Votre Majesté voulait me faire, c'est ce que je savais bien que ses bontés, son amitié même, ne pouvaient pas m'éviter une foule de désagrémens indépendans de sa volonté, comme, par exemple, le malheur (qui m'est arrivé ce soir) de me trouver placée à souper à côté du général***.» Madame de La Rochefoucault ne pouvait pas s'en consoler. On trouvera peut-être singulière la liberté avec laquelle elle adressait ces plaintes à l'impératrice; mais elle avait été son amie long-temps avant d'être sa dame d'honneur, et la bonté de Joséphine lui donnait tout-à-fait son franc-parler.
Dans une autre circonstance, je l'avais vue en user jusqu'au point de la faire pleurer; c'était à propos de ses femmes de chambre que cette sévère leçon lui avait été donnée.
J'ai déjà dit que l'impératrice était parfaitement bonne, d'un caractère doux, égal, mais très-faible. La dernière personne qui lui parlait avait toujours raison avec elle.
Il arrivait de là quelquefois que les deux parties, auxquels en particulier elle avait donné droit, en appelaient à elle-même, se croyant sûres chacune de leur côté de triompher. Ce fut ce qui arriva un jour avec ses femmes de chambre.
Mademoiselle Avrillon, qui avait été à madame Bonaparte, avait toutes les peines du monde à perdre avec l'impératrice la familiarité dont sa grande bonté lui avait laissé contracter l'habitude; elle venait lui faire ses plaintes. Il existait une grande jalousie entre elle et madame Saint-Hilaire, première femme de chambre, et les sujets de doléance ne manquaient jamais, surtout en voyage; c'était souvent relativement aux chambres que leur désignait M. Philippe de Ségur, maréchal-des-logis: si celle de madame Saint-Hilaire était meilleure que celle de mademoiselle Avrillon, cette dernière venait tourmenter Joséphine; il en était de même si c'était madame Saint-Hilaire qui se crût maltraitée. Jamais les prérogatives des ambassadrices entre elles n'ont occasioné autant de débats qu'il s'en élevait quelquefois entre les femmes de Joséphine.
Mademoiselle Avrillon trouvait fort mauvais que madame Saint-Hilaire se fît accompagner par sa femme de chambre, et surtout qu'elle l'envoyât dîner à la même table où elle se trouvait.
Un jour les différentes parties avaient réclamé près de Joséphine le redressement de leurs griefs respectifs; elle avait, comme d'habitude, donné raison à chacune, et il en était résulté que le désordre avait été porté au comble, chaque partie se trouvant forte de son approbation.
Madame de La Rochefoucault intervint; elle lui fit sentir qu'elle ne devait pas permettre à ses femmes de venir jamais l'entretenir de leurs débats; elle lui dit que c'était sa trop grande bonté à cet égard qui avait empiré le mal.
Joséphine le sentait si bien qu'elle en pleura. Le matin avant de partir de Saverne, ce qui s'était passé la veille amena naturellement l'impératrice à me parler de la mort du duc d'Enghien; elle me dit qu'elle l'avait apprise par Bonaparte, qui était entré de très-bonne heure chez elle, et lui avait annoncé son arrivée, sans parler encore de sa mort; qu'elle s'était précipitée vivement hors de son lit, en se jetant à ses pieds, pour le supplier d'épargner sa vie; Napoléon l'avait relevée en lui disant tristement: «Il n'est plus temps.»
Elle croyait que si elle eût été instruite à temps, elle eût peut-être pu faire changer sa détermination, Joséphine pensait qu'en venant lui annoncer le matin ce funeste événement, il éprouvait déjà le regret de l'avoir provoqué.
De Saverne on vint coucher à Nancy.
Les deux seules visites que Joséphine y reçut le soir de son arrivée présentaient un contraste bien bizarre: c'était l'évêque, M. d'Osmont, et madame Levi; la bienveillance qu'elle leur accordait les fit excepter de l'ordre qui avait été donné de ne recevoir personne. L'évêque n'était point une nouvelle connaissance pour l'impératrice, elle l'avait déjà reçu souvent à Paris; elle appréciait son esprit, et surtout les formes polies et agréables qui entouraient toutes ses actions.
La séduction des manières exerçait un grand empire sur elle, et ne manquait jamais son effet; c'était un moyen certain de lui plaire.
Quant à madame Levi, je ne sais trop ce qui lui avait acquis ses bontés, mais cette riche juive accourut avec beaucoup de familiarité, pour lui demander d'accepter un déjeuner chez elle le lendemain. Joséphine lui dit que cela était impossible; madame Levi insistait et voulait absolument savoir le pourquoi. Elle rappelait, sans faire distinction des temps, un autre déjeuner que madame Bonaparte était venue faire chez elle antérieurement, lorsqu'elle se rendait aux eaux de Plombières.
Et cependant, en révolution, il faudrait souvent rappeler cet adage: autre temps, autres mœurs.
L'impératrice, pressée par elle, lui répondit enfin: «Ma chère madame Levi, c'est tout autre chose à présent, je ne le puis plus; mais revenez encore demain matin me voir.»
Madame Levi revint et lui apporta de très-belles perles. Joséphine les acheta, pour la consoler du déjeuner qu'elle avait été obligée de refuser.
Elle oubliait quelquefois qu'il est plus facile d'acheter que de payer, et cet oubli lui donnait souvent beaucoup d'embarras. On lui en a fait bien des reproches, et on avait tort. Cette prodigalité tenait particulièrement à la bonté de son cœur, qui ne lui permettait pas de rien refuser. Sa condescendance à cet égard excédait souvent les sommes destinées pour sa toilette.
C'était aux personnes de son service, qui la connaissaient, à lui éviter les tentations, en ne laissant pas arriver jusqu'à elle cette foule de marchands, sollicitant chacun l'achat de ce qu'ils lui apportaient. Un jour un joaillier vint la tourmenter pour acheter une charmante bourse ornée de diamans; Joséphine la trouva très-jolie et l'acheta mais son intendant ne voulut jamais délier les cordons de la sienne pour la payer. Le pauvre joaillier, après mille courses et deux ans d'attente, se trouva fort heureux qu'on la lui rendît. Ces refus de payer, qu'on opposait souvent à de justes demandes, faisaient un très-mauvais effet. C'était le tort des personnes qui l'entouraient, et non le sien.
En arrivant à Paris, je ne m'étonnai plus si Napoléon aimait tant à voyager. Sur sa route partout il foulait des fleurs, en passant sous des arcs de triomphe; toujours il était accompagné des cris de vive l'empereur! mais en entrant à Paris, tout était froid et silencieux autour de lui; sa voiture passait presque inaperçue; aussi il détestait bien cordialement les Parisiens. Pendant notre séjour à Mayence, un jour je lui avais entendu parler du 10 août, et dire: À cette époque je n'étais qu'un simple officier d'artillerie; j'étais sur la terrasse du bord de l'eau, et je me rongeais les poings (c'est l'expression dont il se servit) en voyant un souverain attendre dans son palais l'attaque de toute cette populace, qu'il devait balayer à coups de canon.
Il parla long-temps et vivement à ce sujet, s'exprimant avec beaucoup de mépris pour le peuple, qui, disait-il, est comme l'eau qui prend la forme de tous les vases, et dont les volontés doivent être enchaînées, ayant besoin qu'on pense et qu'on agisse pour lui.
Mon retour à Paris fut suivi de beaucoup de chagrins; avant d'en parler, je dois retracer quelques circonstances antécédentes.
Lorsque j'avais perdu mon père, j'étais restée en rapports avec M. G..., son homme d'affaires; je vis chez lui un M. M..., qui faisait quelques opérations très-avantageuses. M. G... regarda comme une très-grande faveur qu'il voulût bien se charger d'une petite somme que je lui confiai, pour joindre à ses opérations; j'ignorais de quelle nature elles étaient; mais depuis j'ai eu lieu de croire qu'elles consistaient tout simplement en spéculations sur la hausse et la baisse des fonds publics. Mes rapports avec lui me firent rencontrer quelquefois dans son cabinet un M. Odra, qu'on disait chargé de beaucoup d'affaires de ce genre pour M. de Talleyrand.
Depuis, j'ai cru souvent que les opérations si avantageuses de M. M..., auxquelles je participai pendant plusieurs années, avaient dû provenir de ses liaisons avec M. Odra, qui avait dû être toujours parfaitement au courant de tout ce qui devait assurer le succès de ce genre d'affaires.
Pendant long-temps M. M... me renvoyait mes fonds avec le bénéfice, et quand il se présentait une circonstance qui lui paraissait favorable, il venait les reprendre.
Si j'eusse été prudente, je me serais contentée d'augmenter ce capital avec les bénéfices, sans compromettre d'autres fonds. Mais c'est ici que je dois m'avouer coupable. Enchantée de ces succès, non-seulement j'augmentai ce capital de tout ce qu'il me fut possible d'y joindre, mais j'eus l'imprudence d'en parler à des amis, à des personnes de ma propre famille, qui désiraient participer à ces avantages.
J'en parlai à M. M...; il me dit qu'il ne s'occupait de ce genre d'affaires que pour lui, qu'il avait consenti à s'en charger pour moi à la recommandation de M. G..., son ami intime, mais qu'il ne voulait accepter aucune responsabilité envers personne autre que moi. J'eus l'imprudence de donner ma reconnaissance personnelle pour les fonds que mes amis lui confièrent par mon entremise.
Les changemens qu'on avait faits dans ma maison et mon jardin pendant mon voyage en Angleterre avaient été tellement mal ordonnés, qu'il y avait eu nécessité de les faire disparaître. J'avais confié ces nouveaux travaux à un autre architecte, qui avait un goût particulier pour la distribution des jardins; mais au lieu de commencer ces changemens en détail et successivement, il avait bouleversé vingt-deux arpens de terrain dans toute leur étendue; il avait détruit l'ancienne avenue, et en avait pratiqué une nouvelle au milieu du parc, pour arriver à la maison; mais n'ayant pas calculé exactement la durée de ces travaux, il arriva que la saison des pluies survint avant qu'ils ne fussent terminés. Bientôt la nouvelle route, qui n'avait pas été ferrée encore, devint impraticable; les voitures, pour parvenir à la maison, furent obligées de se frayer de nouvelles routes à travers le parc, et l'ouvrage d'une centaine d'ouvriers, qui y avaient été employés pendant trois mois, se trouva perdu. Non-seulement ce travail et les sommes qu'il avait coûtées étaient regrettables, mais le piétinement des chevaux, le passage des voitures sur ces terres les avaient transformées en pierre; au printemps, il fallut des travaux immenses pour les défoncer de nouveau, et les mettre au point de recevoir les plantations et la semence de gazon. On se formera une idée des sommes qui furent enfouies dans ce lieu, quand on saura qu'il y eut pour deux mille francs de graine de gazon, et cependant cet article, dans les travaux de ce genre, est communément une des moindres dépenses.
J'étais tout-à-fait malheureuse de me trouver ainsi entraînée, malgré ma volonté, dans des travaux interminables; mais la totalité des terrains ayant été bouleversée, il fallait ou les finir, ou vendre cette habitation à vil prix, car dans l'état où elle se trouvait personne n'en eût voulu. La vendre me paraissait impossible, je manquais de force pour me résigner à ce cruel sacrifice. Une partie du parc avait été consacrée pour la sépulture de mon père, je devais donc conserver à jamais cette habitation.
Jusqu'alors les bénéfices qui m'avaient été remis par M. M*** avaient couvert une grande partie de ces dépenses. Mais elles finirent par les absorber, et le capital même s'en trouva fort diminué.
Les avantages que j'avais recueillis pendant plusieurs années me perdirent. Sans calculer qu'ils pouvaient cesser, j'eus l'imprudence, la folie de vendre à réméré la superbe terre de V..., dont le fourneau seul était loué vingt mille francs. Le terme pour exercer le réméré était une année; je vendis ma terre pour rien, me croyant certaine de rentrer dans sa possession, en remboursant dans le cours de l'année la somme qui avait été donnée. Je pensais que les bénéfices des opérations de M. M... suffiraient pour achever les travaux de ma maison, et payer les sommes qui étaient restées à la charge de mon mari par suite de plusieurs cautionnemens qu'il avait donnés avant son émigration. Je me voyais en espérance rentrée, à la fin de l'année, en possession de ma terre, et libérée de tout engagement.
Ce rêve était beau, le réveil fut cruel... Hélas! si la conscience des intentions pouvait suffire, je pourrais me reposer sur les miennes; elles étaient parfaites; mais combien est faible cette consolation! elle ne peut avoir d'effet que lorsque nos fautes n'ont atteint que nous-mêmes; mais si d'autres en sont aussi les victimes, elle devient bien insuffisante.
M. M***, dont les opérations depuis six mois étaient beaucoup moins avantageuses, et quelquefois en perte, avait cessé dès long-temps de rapporter les fonds, et de les reprendre lorsque l'occasion de s'en servir se présentait; ces fonds restaient alors toujours entre ses mains; seulement j'y puisais pour payer mes dépenses et celles des travaux de ma maison.
Le lendemain de mon arrivée à Paris, j'envoyai chez lui; on vint me dire qu'il n'y logeait plus, et qu'on ignorait où il était. Inquiète, effrayée, j'y courus moi-même, et je reçus la même réponse; il avait cédé son appartement et ses meubles à un Allemand, qui ne put me donner aucune lumière sur le lieu où il s'était retiré. J'exprimerais mal ce qui se passa en moi dans ce moment. Si j'eusse été veuve, si tous les fonds emportés ou perdus par M. M... eussent été à moi seule, avec le caractère que j'ai reçu de la nature, je n'en aurais pas été affectée un seul instant; mais les bontés de mon beau-père et de ma belle-mère m'avaient donné l'entière propriété de tout ce que mes soins avaient pu sauver de leur fortune. Toujours je m'étais regardée comme dépositaire de cette fortune; mon mari, au retour de l'émigration, m'en avait laissé la libre disposition. Jamais il ne m'avait demandé compte de ma gestion. Il ignorait toutes les opérations de M. M...; l'adresse ou le bonheur que j'avais eu de lui conserver une belle fortune, malgré la sévérité des lois contre les émigrés, lui avait donné une parfaite confiance dans ma capacité; sa bonté pour moi m'en accordait même beaucoup plus que je n'en avais reçu réellement. Il ne cessait de faire mon éloge à ses amis, à ses parens.
Si l'on ajoute à cette confiance illimitée l'éloignement naturel qu'il avait pour s'occuper de toute espèce d'affaires, on concevra comment il était resté dans l'ignorance totale des siennes. Qu'on juge donc de ce que je dus éprouver quand mon imprudence funeste eut compromis toute cette brillante fortune, et que je pensai que cet excellent homme, qui avait été élevé au milieu d'un luxe proportionné à l'opulence qui entourait sa famille, allait partager les privations que je devais m'imposer.
Pour moi personnellement, mon parti était pris; mais avec quels déchiremens je commençai à entrevoir l'impossibilité de garder cette maison qui m'était si précieuse par le dépôt qu'elle renfermait!
Hélas! les sommes énormes qui y avaient été enfouies auraient presque suffi, pour réparer les pertes résultant de la fuite de M. M..., ou du moins elles eussent pu former encore une belle fortune.
Mais elles étaient perdues sans retour; car on sait qu'en vendant une maison de campagne, on ne retrouve jamais que sa valeur primitive, et qu'en général le prix de tous les changemens qu'on y a faits se trouve perdu. En revenant de chez M. M..., je trouvai chez moi une lettre de lui, timbrée de La Haye; il me disait «qu'il était au désespoir, beaucoup plus pour moi que pour lui-même; que je devais me rappeler que c'était presque malgré lui qu'il s'était chargé de mes fonds, puisqu'il n'avait jamais travaillé que sur son propre argent. Qu'il n'avait rien emporté, absolument rien autre que la valeur de son mobilier, qui n'était pas considérable. Qu'il avait quelques réclamations à faire en Hollande pour quelques sommes qui lui étaient dues. Que s'il réussissait à s'en faire payer, ces sommes me seraient envoyées, puisque j'étais la seule personne compromise dans cette affaire. Que tout ce qu'il pourrait recueillir de ce qui lui était dû, ou gagner par son industrie, me serait acquis[58].»
Cette lettre ne devait me laisser aucune espérance. Je dus de suite prendre courageusement mon parti, et renoncer à un monde dans lequel je ne pouvais plus paraître avec l'éclat qui m'avait entourée jusqu'alors.
J'écrivis à l'impératrice; sans entrer dans aucun détail, je lui disais qu'une circonstance imprévue et impérieuse me prescrivait de quitter Paris, que je la priais d'accepter ma démission.
Quelques heures après le départ de ma lettre, le général Fouler, son écuyer cavalcadour, arriva chez moi, avec l'invitation de me rendre de suite à Saint-Cloud. J'y fus, j'y trouvai Joséphine seule; elle vint à moi avec l'empressement le plus aimable. «Que vous est-il donc arrivé? me demanda-t-elle; quelque chose que ce soit, je puis, je crois, le réparer, et c'est là, sans doute, la plus heureuse prérogative de ma position. Parlez, ouvrez-moi franchement votre cœur. Vous savez si je vous aime; dans les mois que nous venons dépasser ensemble, j'ai su vous apprécier[59]; je ne veux pas que nous soyons séparées. Non, ajouta-t-elle en m'embrassant, nous ne le serons pas, nous ne pouvons pas l'être.»
J'allais répliquer et lui dire que j'étais pénétrée de sa bonté, mais qu'il m'était impossible d'en profiter, que les circonstances dans lesquelles je me trouvais étaient irréparables, et nécessitaient le parti que je prenais, lorsque l'empereur entra chez elle. Le salon fut bientôt rempli de monde; je dus remettre cette explication à un autre jour.
CHAPITRE XII.
Événement tragique raconté par madame de La Rochefoucault.—Dernière précaution d'une mourante.—Désespoir d'un jeune homme.—Réflexions de la maréchale... sur cette aventure.—Le voleur de cœur.—Attendrissement suivi d'hilarité.—Le diamant volé et retrouvé.—Empressement des jeunes femmes auprès de la maréchale...—La devise de la république brodée en garniture de robe par ordre de la maréchale...—Tendresse du prince de Talleyrand pour mademoiselle Charlotte.—Conjectures.—Stupéfaction du corps diplomatique.—Question de M. d'Azara à madame Duroc.—Méprise de celle-ci.—Madame Duroc prise pour habile diplomate.—Désolation de madame Duroc qui craint de passer pour sotte.—Promenade proposée par l'empereur.—Correspondance mystérieuse.—Lettres anonymes.—Napoléon dénoncé à Joséphine, et Joséphine dénoncée à Napoléon.—L'espion cherchant à exciter la jalousie de l'empereur.—Secret impénétrable.—Promenade à la Malmaison.—Noms rayés par l'empereur.—Bonne mémoire de Napoléon.—Spectacle et cercle à la cour.—Mésaventure d'un riche banquier.—Mot de la princesse Dolgorouki sur la cour impériale.
La maréchale*** était du nombre des personnes qui venaient d'arriver dans le salon de l'impératrice. Madame de La Rochefoucault, encore tout émue d'un événement que son médecin venait de lui raconter, nous dit qu'il avait été appelé pour donner ses soins à une jeune femme qui était tombée sous les roues d'une voiture, qu'elle était tellement blessée qu'elle mourut quelques minutes après qu'il fut près d'elle, mais qu'elle avait eu encore assez de force pour lui dire avant de mourir: «Monsieur, il va arriver ici quelqu'un qui sera bien malheureux de ma perte, je vous le recommande, ne l'abandonnez pas à son désespoir. Emportez les pistolets qui se trouvent dans mon secrétaire, car je craindrais que dans le premier moment de sa douleur il ne pût en faire un usage funeste.»
En effet, ce médecin avait vu arriver peu de temps après un jeune homme dont le désespoir était si déchirant, qu'il lui avait inspiré un véritable intérêt.
La maréchale***, présente à ce récit que madame de La Rochefoucault nous faisait avec beaucoup d'émotion, l'interrompit pour lui demander bien gravement: «Ce jeune homme était-il son mari?—Je ne le crois pas, répondit la comtesse, mais il est bien malheureux, et par conséquent il inspire de l'intérêt.—Comment, Madame, dit la maréchale; d'une voix éclatante, pouvez-vous vous intéresser à un de ces voleurs de cœur, car il est bien clair qu'il n'était que cela, un voleur de cœur...» Cette expression de voleur de cœur, qui nous paraissait si drôle, ainsi que la sévérité de la maréchale, séchèrent les larmes que le récit de madame de La Rochefoucault avait presque fait couler.
Joséphine avait raconté à quelques-unes de nous le vol d'un diamant de la maréchale, qui paraissait presque incroyable; elle se pencha vers moi, et me dit tout bas: «Je vais vous faire répéter l'histoire du diamant.»
La conversation ayant été mise sur ce sujet, la maréchale entra de nouveau dans tous les détails: elle nous dit qu'elle avait un frotteur qu'elle soupçonnait fort de lui avoir volé un très-beau diamant; elle était entrée dans la chambre où il était, un pistolet à la main, en avait fermé la porte à la clef, et lui avait dit qu'elle ne quitterait pas la chambre sans avoir retrouvé son diamant; que l'homme avait voulu protester de son innocence; que, pour la prouver, il s'était mis nu comme un ver, et que c'était dans cet état qu'elle avait su retrouver son diamant caché sur lui. Ce récit fut accompagné de beaucoup de détails que je dois omettre ici...
Chaque fois que la maréchale*** venait voir l'impératrice, l'empressement des jeunes femmes autour d'elle était extrême. Elles espéraient toujours recueillir quelques-uns de ces mots qui ont fait fortune dans le monde.
Je crois qu'on lui en a prêté beaucoup plus qu'elle n'en a jamais dit.
Mais aussi un proverbe vulgaire nous apprend qu'on ne prête qu'aux riches.
Au temps où les édifices publics étaient couverts de cette devise: Vivre libre ou mourir; unité, indivisibilité de la république, la maréchale l'ayant trouvée jolie, la fit broder sur un ruban dont elle fit garnir une robe.
Au reste, toutes les plaisanteries qu'on a faites sur elle n'ont pour objet que des ridicules; combien de femmes seraient heureuses que les reproches qu'on peut leur adresser n'eussent pas des motifs plus graves!
Ce même jour madame Duroc revint toute triste d'une visite qu'elle venait de faire chez la princesse de Talleyrand; en se rappelant une réponse qu'elle avait faite à M. d'Azara, elle craignit qu'il ne l'eût prise pour une sotte. Avant de raconter ce qui fit naître cette crainte, il faut rappeler l'extrême tendresse de M. de Talleyrand pour une jolie petite fille qui tomba un jour des nues chez lui. Elle se nommait Charlotte; non-seulement elle était l'objet des soins de la princesse, mais le prince en raffolait; il en parlait sans cesse, les occupations les plus graves, la présence des ambassadeurs, rien ne pouvait l'en distraire.
Lorsqu'il vint à Aix-la-Chapelle, elle était malade. Il attendait l'arrivée des courriers avec une anxiété dont l'excès excitait la curiosité de tout le monde; le vaste champ des conjectures fut parcouru en tous sens pendant long-temps, sans qu'il fût possible de deviner; mais enfin on sut très-positivement que l'extrême tendresse du prince ne prouvait que la gentillesse de l'enfant, et non aucun lien de parenté; cette tendresse n'en était pas moins un sujet d'étonnement. Souvent, au milieu d'intérêts très-graves, si cet enfant s'approchait de lui, tout entier aux caresses qu'elle lui prodiguait, il la pressait dans ses bras, interrompait pour elle la conversation la plus sérieuse, et laissait autour de lui tous les diplomates stupéfaits.
Ce même jour, M. d'Azara, dont la conversation avait été ainsi interrompue, vint se placer près de madame Duroc, et se penchant vers elle, il lui demanda bien bas: «Madame, pourriez-vous me dire ce que c'est que Charlotte?»
La duchesse, qui dans cet instant ne pensait pas du tout à cet enfant, regarda M. d'Azara avec étonnement, et lui dit: «Monsieur, c'est un entremet qu'on fait avec des pommes.» M. d'Azara, en recevant cette réponse à bâtons rompus, se persuada que la jeune duchesse était une diplomate beaucoup plus fine que lui, et qu'elle ne voulait pas répondre à sa question, dont la solution, devait sans doute rester un problème; il s'inclina, et n'ajouta pas un mot.
Madame Duroc, en sortant de chez le prince, pensait à la singulière question de M. d'Azara, ne pouvant pas comprendre à quel propos il lui avait parlé de cuisine, quant tout à coup un souvenir de cet enfant vint la frapper, et lui faire penser que la question de M. d'Azara pouvait bien avoir eu cette petite fille pour objet. Alors elle se désolait de sa réponse.
«Qu'aura pensé M. d'Azara? il aura cru que j'étais folle,» nous disait-elle tristement. Au contraire, cette réponse, qu'elle croyait si ridicule, avait paru le nec plus ultra de l'adresse diplomatique, pour répondre sans rien dire.
Je n'avais pas vu l'empereur depuis ma démission; ce souvenir, auquel se joignait celui de ce terrible regard lancé sur moi la veille de notre départ de Mayence, me troubla un peu lorsqu'il entra chez l'impératrice; mais étant accompagné de plusieurs personnes, et beaucoup d'autres étant survenues, je me remis bientôt. Il venait proposer à Joséphine une promenade qui fut acceptée; elle eut la bonté de m'engager à l'accompagner.
Pendant la promenade, j'espérais profiter d'un instant de solitude pour lui rappeler ma démission et ses motifs, dont rien malheureusement ne pouvait atténuer la force, mais nous ne fûmes jamais seules.
Joséphine nous parla d'une circonstance assez extraordinaire et jusqu'alors parfaitement inexplicable; et cependant la police du château et celle de Paris avaient été employées successivement pour en découvrir les auteurs.
Chaque fois que l'empereur faisait une action, quelle qu'elle fût, dont il désirait dérober la connaissance à Joséphine, elle recevait peu d'heures après une lettre qui l'en instruisait dans tous les détails qui y étaient relatifs.
De même tout ce que faisait Joséphine et qui pouvait donner lieu à interprétation était toujours transmis par la même voie à l'empereur.
Ces lettres arrivaient toutes par la poste du gouvernement; elles étaient de la même écriture. Pendant le séjour de la cour à Saint-Cloud, elles arrivaient si promptement, qu'on s'étonnait quelquefois qu'on eût le temps de les envoyer à la poste à Paris.
À une époque où le prince Eugène partait pour l'armée, il dit à Joséphine qu'il avait dans son régiment un jeune officier qu'il aimait beaucoup, qui venait de perdre sa mère qui lui avait laissé de très-beaux diamans, qu'il en était fort embarrassé, ne pouvant pas les emporter à l'armée, et qu'il lui avait offert de les faire garder, avec ceux de l'impératrice, par la personne préposée à cet effet; Joséphine lui dit qu'elle y consentait, que cet officier pouvait se présenter chez sa première femme pour y déposer ses diamans, mais qu'on la fît prévenir, attendu qu'elle voulait connaître ce qu'on déposait.
Le lendemain à l'issue de son déjeuner, on vint l'avertir de l'arrivée de cet officier; elle monta un instant très-court dans l'appartement de cette première femme de chambre, pour s'assurer de la valeur de ce qu'on lui confiait. L'amitié que le prince Eugène avait pour cet officier la portait à prendre tous ces soins; aussitôt que la remise de ces objets fut faite, elle revint dans son appartement.
Deux heures après, l'empereur était instruit de tous ces détails par le correspondant anonyme, à la réserve qu'on lui avait tu la circonstance du dépôt qui avait motivé cette visite; on voyait qu'on aurait voulu pouvoir y donner une apparence coupable. L'heure, le signalement de l'officier étaient bien exacts.
Pendant plusieurs années, cette mystérieuse correspondance a été suivie à chaque circonstance qui pouvait présenter quelques malignes interprétations. Il n'y avait aucun doute que l'auteur ne fût une personne du château, et même il fallait qu'elle y occupât une place qui lui donnât l'entrée des salons, car souvent ces lettres avaient pour objet des choses qui devaient rester inconnues aux personnes du service subalterne. L'écriture de ces lettres, qui était toujours la même, ne paraissait pas contrefaite.
Jamais on n'a pu avoir aucune lumière sur ce génie invisible qui suivait leurs majestés partout. Deux jours après, Joséphine m'envoya chercher pour l'accompagner à la Malmaison. L'empereur était de cette promenade; en y arrivant, nous nous assîmes quelques instans dans le salon. M. de Rémuzat en profita pour s'approcher de l'empereur; il tenait un papier d'une main et une écritoire de l'autre; il lui présenta le papier; l'empereur le parcourut, prit la plume, et biffa vivement avec humeur deux noms.
C'était la liste pour les invitations d'un cercle. Joséphine, qui était près de moi, sourit et prit mon bras pour passer dans le parc. J'étais curieuse de connaître les deux noms rayés qui avaient fait naître ce sourire; mais je ne devais pas me permettre de question. L'impératrice ne laissa pas long-temps ma curiosité en suspens; elle me dit que Napoléon voulait qu'on lui présentât toujours la liste des invitations des cercles; souvent il rayait quelques noms, mais qu'il y en avait deux qu'on était presque certain de trouver dans les raturés. Si l'empereur les laissait quelquefois, c'était à regret, et par des considérations relatives à l'entourage de ces dames; car pour elles-mêmes, leurs noms eussent toujours été rayés: l'une était madame de V***, l'autre madame de T... L'empereur avait une mémoire des noms et des personnes qui le trompait rarement.
Lorsqu'il y avait spectacle à la cour, le cercle dans les appartemens y succédait; beaucoup de personnes de la ville recevaient des billets pour le spectacle: ces billets ne leur donnaient aucun droit de se présenter au cercle.
Un soir, M. de ***, riche banquier, était dans le parterre en habit habillé très-brillant, sa toilette ne le cédait en rien à celle de beaucoup de personnes de la cour, près desquelles il se trouvait. En sortant, il rencontra plusieurs membres du corps diplomatique qu'il connaissait, et, tout en causant avec eux, il les suivit et arriva dans les salons.
Il y avait fort peu de temps qu'il y était, lorsque l'empereur distingua au milieu de cette foule de courtisans une figure qui lui était inconnue; il lui fit dire de sortir. L'existence honorable dont M. de *** jouissait dans le monde rendit cette commission fort dure à exécuter pour celui qui en fut chargé. M. de *** en fut frappé d'autant plus douloureusement, qu'il aimait à s'entourer habituellement de beaucoup de personnes de la cour, qu'il recevait chez lui tous les ambassadeurs, et en général fort bonne compagnie.
Ces cercles furent définis un soir devant moi par la princesse Dolgorouki; cette femme, fort spirituelle, avait fait par son esprit les délices de la cour de l'impératrice Catherine. Elle arriva chez la baronne de Saint-Marceau où j'étais, en sortant du château; on lui demanda ce qu'elle en pensait; elle répondit: On trouve bien là une grande puissance, mais non pas une cour.
CHAPITRE XIII.
Conversation avec l'impératrice, au sujet au mariage du prince de....—Ordre donné par l'empereur au prince de se séparer de sa maîtresse.—Esprit et paresse du prince de....—Démarches de madame*** auprès de l'empereur.—Résultat de ses démarches.—Madame***, mariée au prince de.....—Sotte timidité des gens d'esprit, et audace heureuse des sots.—Mécontentement de l'empereur.—Son aversion pour madame***.—Les deux premiers maris de madame***.—Double complaisance, et argent reçu des deux mains.—Consentement acheté fort cher.—Suite de la conversation avec l'impératrice.—Détails racontés par l'impératrice sur les sœurs de l'empereur.—Toilette de la princesse Pauline.—Aisance incroyable.—Mort du fils du général Leclerc et de la princesse Pauline.—Le café et le sucre.—Économie outrée de la princesse Pauline et des frères et sœurs de Napoléon.—Traits de parcimonie de madame-mère.—La dame de compagnie à mille francs d'appointemens, et le voile de 500 francs.—Le melon au sucre.—Madame-mère se coupant des chemises.—Parcimonie du cardinal Fesch.—Louis Bonaparte.—Exaltation de ses sentimens.—Dehors froids et âme passionnée de Louis.—Sa jalousie.—Mademoiselle C., amie de la reine Hortense.—Portrait de la reine Hortense.—Hilarité d'Hortense excitée par une épithète impériale.—Gravité de Cambacérès déconcertée.—Gravité d'un jugement de Napoléon sur son frère Joseph.—Tête-à-tête de l'auteur avec Joséphine.—L'impératrice enviant le sort d'une pauvre femme.—Aversion de Joséphine pour l'étiquette.—Chagrin causé à l'impératrice par des calomnies.—Lettre de Napoléon à Joséphine au sujet d'Hortense.—Timidité d'Hortense vis-à-vis de Napoléon.—L'auteur persiste dans sa résolution de s'éloigner de la cour.
En parlant des cercles, je me suis éloignée de l'impératrice avec laquelle je me promenais; la conversation qu'elle avait commencée l'amena à me parler du mariage d'un ministre dont tout le monde s'était étonné (à commencer, je crois, par lui).
L'empereur, effrayé de la dissolution des mœurs suite nécessaire de l'anarchie dans laquelle la France avait été plongée, et de l'irréligion devenue presque générale, avait cru consolider son autorité en rétablissant le culte, et en donnant l'exemple d'une vie régulière.
Ses regards s'étendirent sur plusieurs personnes de sa cour. Un de ses ministres reçut l'ordre de renvoyer de chez lui sa maîtresse, qui jusqu'alors avait fait les honneurs de sa maison.
On trouvait très-simple qu'il eût une maîtresse s'il en avait la fantaisie, mais on voulait qu'il allât la voir chez elle, et que sa présence chez lui ne fût pas pour les représentans de tous les souverains de l'Europe une preuve de mépris pour toutes les opinions reçues.
Ce ministre, qui joint à tout l'esprit qu'il est possible d'avoir, une faiblesse, une paresse de caractère qui lui fait préférer d'être gouverné par les gens qui l'entourent à l'ennui d'avoir une volonté avec eux[60], fut charmé (ceci est une supposition) que les ordres de l'empereur missent fin à une manière de vivre qui devait lui déplaire, mais qu'il n'avait pas la force de changer.
Quant à sa maîtresse, ce fut tout autre chose; elle avait dit, écrit, répété à toute la terre qu'elle était sa femme; que ce qui manquait à la cérémonie de leur mariage était si peu de chose que ce n'était pas la peine d'en parler, et qu'à l'exception de s'être présentés à la municipalité, c'était tout-à-fait la même chose: elle n'était pas femme à abandonner ainsi la partie.
La faiblesse du ministre, son laissez-aller avec elle, lui donnaient l'assurance qu'il ne dirait pas non, si elle pouvait parvenir à vaincre la résolution de l'empereur.
Elle mit donc tout en œuvre pour parvenir à le voir.
Ce n'était pas chose facile; il ne l'aimait pas. Sa liaison avec le ministre, qu'elle s'était plu à afficher, l'avait indisposé contre elle.
Joséphine, à qui elle s'adressa pour obtenir une audience, n'osa pas même la demander. Mais madame*** ne se rebuta pas. Elle alla dans les appartemens, dans les corridors, et après bien des heures d'attente, elle saisit l'empereur au détour d'une porte, se jeta à ses pieds, et tant il est vrai que la bête la plus bête a une sorte d'éloquence de sentiment quand il s'agit d'intérêts qui touchent son bonheur, elle arracha à l'empereur ces mots: Eh bien, madame, si vous ne voulez pas le quitter, alors épousez-le.
Elle ne demandait pas mieux assurément, c'était la volonté du ministre qu'elle n'avait pu maîtriser jusqu'alors assez pour arriver à ce but désiré, qu'elle redoutait: mais une fois munie de l'ordre qu'elle se fit donner, elle sortit triomphante, et force fut au ministre de se soumettre à épouser... Dans cette circonstance on put se convaincre d'une grande vérité, c'est qu'une personne de peu d'esprit réussit dans beaucoup de choses ou échoueraient celles qui ont du tact et le sentiment des convenances; celles-là sont retenues par mille craintes, par mille bienséances qu'elles craignent de blesser. Celle qui manque de ces qualités n'aperçoit que son but, elle y marche hardiment en passant sur tous les obstacles qui arrêteraient des personnes plus délicates.
L'empereur était mécontent de lui, mécontent d'avoir cédé à ces importunes sollicitations. C'était la première fois qu'on eût emporté un ordre contraire à sa volonté.
La précipitation qu'on mit à le faire exécuter lui épargna la peine de le révoquer.
Mais il garda toujours au fond de son cœur un fond d'aversion pour la femme qui la première avait pu changer son immuable volonté. Sa vue lui rappelait toujours un souvenir désagréable; aussi l'évitait-il aussi souvent qu'il le pouvait.
Moins cette femme possédait de séduction d'esprit, plus l'humeur de lui avoir cédé s'en augmentait. On dit que cette personne qui a été si belle a été très-profitable à ses deux premiers maris. On prétend que le premier qui l'épousa la perdit le premier jour de son mariage. Elle lui fut enlevée par le second, qui, ainsi que cela se pratique dans les pays soumis à la domination anglaise, lui paya une somme très-considérable pour le dédommager de la privation de sa femme.
Ce second mari avait été vivement sollicité par elle depuis long-temps pour consentir au divorce. Elle lui donnait beaucoup d'argent dans l'espérance d'obtenir qu'il céderait à ses instances; d'un autre côté, on dit que le ministre, qui était bien aise d'avoir un obstacle à opposer aux sollicitations de madame***, pour l'épouser, payait fort chèrement le mari pour qu'il gardât son titre. Celui-ci, qui trouvait très-doux de recevoir des deux mains, ne demandait pas mieux de prolonger cette importante négociation; mais on prétend que lorsqu'il vit qu'il allait perdre cette double pension et qu'il fallait se décider, il mit un prix très-haut à son consentement.
Joséphine, qui me raconta l'histoire du mariage que je viens de rapporter, y ajouta cet épisode qu'elle ne me donna que comme un on dit. Cette conversation l'amena à parler des sœurs de l'empereur; nous étions seules. Je pus juger qu'elle les aimait peu. Elle s'étonnait que la sévérité qu'il voulait introduire dans les mœurs de sa cour ne s'étendît pas à sa propre famille. La princesse Pauline fut en grande partie le sujet de cette conversation; elle était parfaitement jolie, et elle voulait qu'on ne pût pas douter de la perfection de sa personne. Souvent les dames de service près d'elle étaient admises dans son appartement pendant sa toilette, qu'elle prolongeait à dessein de se faire admirer. Souvent un intervalle assez long séparait le moment où on lui offrait sa chemise de celui où on la lui passait; pendant ce temps elle se promenait dans sa chambre avec autant d'aisance que si elle eut été totalement vêtue. Il y a sur cette toilette des détails qui paraissent incroyables, mais dont je n'aime pas à rappeler le souvenir même dans le secret de ma pensée. Joséphine me parla du fils que la princesse Pauline avait eu de son premier mariage avec le général Leclerc; cet enfant charmant fut envoyé en Italie au milieu de la famille du second mari de sa mère. On prétendait que cette famille l'aimait peu, que croyant qu'il naîtrait des enfans de ce mariage, elle voyait avec peine qu'ils auraient pour frère un fils du général Leclerc: quoi qu'il en soit, cet enfant mourut.
Joséphine disait qu'il était très-intéressant; elle me cita de lui une naïveté pleine de malice.
Un jour, sa mère, avec beaucoup d'affectation, refusait de prendre du café[61], et donnait pour raison qu'il lui avait coûté trop cher (voulant faire entendre que c'était pour ces denrées coloniales que l'empereur avait fait partir l'expédition de Saint-Domingue, dans laquelle le général Leclerc avait perdu la vie). Mais, maman, lui dit son fils, tu manges bien du sucre tous les jours.»
L'impératrice parlait de cet enfant avec beaucoup d'intérêt, et regrettait sa fin prématurée.
La princesse Pauline avait en commun avec toute la famille de Napoléon une parcimonie qui eût été ridicule dans une personne d'un rang peu élevé, et qui le paraissait bien davantage quand c'était la sœur du chef de l'état qui en était capable. À côté de grandes dépenses d'ostentation se trouvaient des économies qu'on a peine à concevoir. J'en citerai un exemple: Étant aux bains de Lucques, il y avait sur la cheminée de son salon des candélabres portant des bougies; à l'instant où les visites sortaient on les éteignait; et lorsqu'on entendait une voiture entrer, on les rallumait précipitamment. Cet exercice se renouvelait plusieurs fois dans la soirée.
Mais tout ce qui dans ce genre paraissait ridicule parmi les frères et sœurs de Napoléon était effacé par ce qu'on racontait de sa mère.
Dans le temps du consulat, sa maison n'était pas encore montée comme elle l'a été depuis; elle n'avait qu'une dame de compagnie à laquelle elle donnait mille francs d'appointemens. Cette dame avait été chanoinesse, et appartenait à une très-bonne famille de Franche-Comté.
Dans un voyage à Rome, pendant lequel madame Bonaparte fut présentée au pape, elle dit à madame D..., sa dame de compagnie, qu'elle devait avoir pour cette présentation une toilette convenable, et particulièrement un grand voile lamé, tel qu'on en portait alors. Sur l'observation que madame D... lui fit que ce voile lui coûterait 500 fr., ce qui, avec le reste de sa parure, excéderait la somme qu'elle pouvait y consacrer, madame Bonaparte lui dit: «Je vous avancerai six mois de vos appointemens. Cette dame ne pouvant pas consacrer six mois de ses appointemens pour un seul voile, se détermina, lors de son retour à Paris, à donner sa démission. Depuis, lorsque la maison de madame-mère (comme on la nommait alors) fut montée, obligée d'avoir une table bien servie, elle s'était aperçue que plusieurs des dames faisant partie de sa maison demandaient du sucre avec des melons; elle fit défendre à son cuisinier d'en servir pour éviter cette double consommation.
Dans ce temps elle se faisait conduire quelquefois dans la rue des Moineaux, dans les magasins du Gagne-Petit, descendait à quelque distance de la maison, de peur que la vue de sa voiture ne l'exposât à payer quelques sous de plus: elle y achetait de la toile pour des chemises, et, revenue à son hôtel, elle s'enfermait dans sa chambre pour les couper elle-même, dans la crainte qu'une lingère pût lui prendre un peu plus de toile.
Le cardinal Fesch, son frère, qui a dépensé tant de millions dans son hôtel de la rue de la Chaussée-d'Antin, participait à cette maladie de famille. Lorsqu'il fut nommé cardinal, sa sœur se trouvait à Borne, et il logeait chez elle.
Donnant un grand dîner à tous les cardinaux, le cuisinier de madame Bonaparte lui dit qu'il avait besoin de beaucoup de vases communs en terre, pour mettre les jus, etc. Le cardinal lui dit d'en acheter. Lorsque le chef de cuisine lui présenta la facture de 18 fr. jointe à la dépense du dîner, il lui donna l'ordre de rapporter toutes ces poteries dans une armoire de son antichambre, ne voulant pas les laisser dans la cuisine de sa sœur, puisque c'était lui qui les payait...
Louis était, de toute la famille de l'empereur, celui qui participait le moins à ce défaut, et celui qui réunissait quelques belles qualités. C'est un honnête homme un peu exagéré dans tous ses sentimens. Il eût été passionné pour sa femme, si elle l'eût aimé; mais elle n'éprouvait pour lui que de l'éloignement; elle avait sacrifié ses affections aux désirs de sa mère, mais l'attrait peut-il se commander? Sans doute la conduite dépend de nous, mais nos sentimens sont involontaires. J'ai vu souvent dans le monde confondre la conduite et les affections, ce qui me semble très-injuste: on doit à soi-même et au mari qu'on aime le moins une conduite régulière, mais l'aimer est tout autre chose. La volonté est souvent insuffisante à cet égard.
Louis cachait sous des dehors assez froids une âme passionnée: il ne put se contenter des seuls sentimens que sa femme put lui accorder; ses affections les plus pures, sa tendresse pour sa mère, son attachement pour son frère, excitaient son envie; il était jaloux de tout ce qui pouvait la distraire de lui; il eût voulu lui interdire la musique, le dessin, qu'elle cultivait avec beaucoup de succès. Ces innocentes occupations excitaient souvent son humeur.
La reine Hortense avait une amie dans la personne d'une de ses lectrices, mademoiselle C..., qui était détestée de Louis. Je pense que l'affection de sa femme pour elle était le seul motif de cette antipathie.
Mademoiselle C... conduisait toute la maison de la reine. Elle passait pour avoir de l'esprit; on a dit (je ne sais sur quoi cette supposition est fondée) que loin de calmer l'irritation des deux époux, elle y avait ajouté par ses conseils. C'est un on dit que je répète sans y croire, Hortense ayant bien assez d'esprit pour se conduire d'après ses propres lumières. C'était une femme fort agréable par ses grâces, ses talens, ses manières et son aimable caractère; elle n'était pas jolie; la conformation de sa bouche, qui laissait paraître ses dents longues et saillantes, gâtait sa figure, qui sans ce défaut eût été remarquable par de jolis yeux bleus, une belle peau et des cheveux d'un blond charmant; sa taille était moyenne et sa tournure fort agréable. Dans les premiers momens de son élévation, et de celle de sa famille, elle eut à écouter un jour un discours de Cambacérès. Peu faite encore à l'épithète d'auguste qu'on se croyait obligé d'ajouter au nom de sa mère, elle partit d'un grand éclat de rire. La gravité du grand chancelier en fut presque altérée; mais il fut bientôt remis; chacun sait avec quelle sérieuse importance il remplissait les fonctions de sa place.
L'empereur, en parlant de son frère Joseph, disait qu'il avait l'esprit de commérage d'une vieille femme.
Deux jours après cette promenade à la Malmaison, je reçus un message de Joséphine qui désirait me voir à Saint-Cloud. La maison de campagne que j'occupais en était peu éloignée. En arrivant, je la trouvai dans sa chambre à coucher. Elle pleurait et paraissait profondément affectée. Elle prit ma main, et me fit asseoir sur un siége placé près de celui qu'elle occupait, en gardant ma main dans la sienne. Elle continuait de pleurer; je voulus essayer quelques paroles consolantes, toujours embarrassantes à prononcer quand on ignore le sujet qui fait couler les larmes qu'on voudrait tarir.
«Vous voyez ce tableau[62], me dit-elle en élevant la main pour me le désigner; eh bien! la femme qu'il représente était plus heureuse que moi. Ah! souvent tous mes vœux se sont réunis pour envier son sort bien préférable au mien. Je voudrais être à sa place, et cependant on croit mon sort heureux! on l'envie! Ah! si on pouvait bien le connaître, on le plaindrait loin de l'envier. L'impératrice n'est qu'une esclave parée; l'expression de ma pensée ne m'appartient même pas, on veut me la dicter, on voudrait anéantir tous mes souvenirs, et paralyser tous mes sentimens.» Sans s'expliquer positivement, je vis qu'elle venait d'éprouver une vive contrariété, relative, je crois, à quelques amies qu'elle avait voulu servir sans avoir pu y réussir. Cette contrariété qu'elle venait d'éprouver ajoutait à l'humeur qu'elle avait si souvent contre l'étiquette dont on l'entourait.
«On exige, me dit-elle, que je reste assise lorsque des femmes qui naguère m'étaient supérieures, entrent chez moi, c'est impossible, je ne le puis pas. Quelle jouissance pourrais-je trouver à faire sentir aux personnes qui m'entourent, la différence du rang qu'elles occupent à celui auquel je suis parvenue? non, cela est impossible.
»Être aimée est le premier besoin de mon cœur...» Nous restâmes long-temps seules.
Elle me parla des horribles calomnies imprimées dans les journaux anglais au sujet de sa fille, et répétées par le public parisien. Dans ce moment, disposée à l'attendrissement auquel elle venait de se livrer, elle alla chercher dans une cassette quelques lettres; elle en prit une qui lui avait été écrite en dernier lieu par l'empereur, du camp de Boulogue à Aix-la-Chapelle.
Il se plaignait de n'avoir reçu aucune nouvelle de sa fille, il lui disait que ses enfans lui étaient aussi chers que s'ils tenaient de lui la vie, et paraissait blessé de ce silence.
Joséphine avait écrit à Hortense pour l'engager à être moins négligente envers Napoléon; elle me montra sa réponse.
Hortense lui disait qu'il était impossible que l'empereur pût douter de son attachement, qu'il faudrait qu'elle fût un monstre d'ingratitude pour ne pas lui rendre en reconnaissance et en affection, tout ce qu'il avait fait pour elle et son frère; mais qu'elle ne pouvait pas se défendre d'un peu de timidité avec lui, que c'était cette timidité qui gênait souvent l'expression de son affection, et qui était la cause de son silence.
Ces calomnies affectaient vivement Joséphine, chaque fois qu'elles étaient répétées.
Je la quittai sans lui parler de ma démission, et sans prendre congé d'elle, comme j'en avais eu l'intention. Les bontés dont elle m'avait comblée, l'attachement dont j'avais reçu tant de preuves, m'imposaient le devoir de ne pas choisir le moment où je la voyais tristement affectée, pour l'occuper de moi. Mais en partant de Saint-Cloud, je pris la résolution formelle de n'y plus retourner, de prendre congé de Joséphine en lui écrivant, et de quitter Paris sous très-peu de jours.
CHAPITRE XIV.
Préparatifs de départ.—Devoirs pénibles.—Suppositions ridicules.—Calomnies.—Souvenir redouté.—Faiblesse de caractère de Joséphine.—Contes absurdes.—Pensée accablante.—Désespoir.—Imprudence.—Horreur du monde.—Confiance trompée.—Les domestiques de madame de V*** la suivent dans sa retraite.—Goût de madame de V*** pour l'agriculture.—Les laquais valets de ferme.—Souvenirs de Paris effacés.—Tranquillité parfaite.—Un seul chagrin.—Bonté et empressement de Joséphine.—Place accordée à M. de V***, sur la recommandation de l'impératrice.—Rancune de l'amour-propre offensé.—Le créancier par vengeance.—Mémoire de M. Lacroix-Frainville.—Beaucoup de mots et peu de choses.—Réponse de l'auteur à ce mémoire.—Danger de l'éloquence.—Mot du cardinal Duperron à ce sujet.—L'éloquence pernicieuse à la tribune et au barreau.—Translation à Montmartre des restes du général D...., père de l'auteur.—Nouvel abus de confiance.—Retour de l'auteur dans sa terre.—Infidélité et ingratitude de ses domestiques.—L'auteur renonce à l'agriculture.
Je m'occupai sans différer de toutes les mesures qui pouvaient hâter mon départ; mais il en était une pour laquelle je manquais de force, c'était la translation du corps de mon père. Décidée à vendre ma maison, je ne voulais pas y laisser ce dépôt précieux; je voulais qu'il fût transporté dans un cimetière, où je pourrais trouver un jour ma place près de lui. Cette translation m'était si pénible, que je l'ajournai jusqu'à l'époque encore incertaine où cette maison serait vendue.
La parfaite bonté de mon mari, qui ne me faisait pas un reproche, la satisfaction intérieure qui suit toujours un grand sacrifice fait à la raison, et mon caractère qui mêle toujours un peu d'exaltation à toutes mes actions, soutenaient mon courage dans tous les préparatifs de ce départ. En classant tous mes bijoux que je destinais à être vendus ainsi que ma maison, pour payer tous mes engagemens, j'éprouvais plus de plaisir que je n'en avais jamais trouvé à m'en parer, et leur vue ne fit pas naître un seul regret.
Mais cette force, ce courage s'évanouirent bientôt, quand j'appris toutes les suppositions auxquelles ma démission donnait lieu dans le monde.
Je n'en avais pas fait un mystère, le bruit s'en répandit bientôt, et dans ce moment on me fit payer bien cher toutes les bontés dont Joséphine m'avait comblée.
Si j'avais été l'objet de quelque préférence, si ces préférences avaient fait naître quelques sentimens de jalousie, avec quel plaisir on s'en dédommageait alors! il semblait que, même en mon absence, on redoutât le souvenir que je laissais dans le cœur de l'impératrice; on cherchait aie détruire; on connaissait la faiblesse de son caractère, qui ne lui permettait pas toujours de défendre ses amis absens.
Hélas! c'était sa bonté pour moi, qui avait donné naissance à tous les contes absurdes qui se débitaient; si elle eût accepté ma démission le jour où je la donnai, l'effet en eût été tout différent. Mais le temps qui s'était écoulé depuis, les instances qu'elle avait faites pour m'attirer souvent à Saint-Cloud, donnèrent carrière à mille propos plus ridicules les uns que les autres. Si on avait pour but de m'affliger, on y réussit bien complétement.
Je manquai tout-à-fait de courage pour supporter la pensée d'avoir excité tant de malveillances. Jusque là je croyais n'avoir pas un ennemi; il me fut affreux de m'en trouver un si grand nombre.
Mon désespoir pensa me coûter la vie....
Les soins de ma famille, de mes amis y m'arrachèrent à la mort que je désirais, et dont je me trouvai bien près.
Aussitôt que, mes forces furent rétablies, je m'occupai de nouveau de mon départ; mais j'étais si pressée de l'effectuer, que je négligeai les mesures que la prudence me commandait. L'exaltation dont mes actions sont si souvent empreintes, me faisait trouver trop de lenteur dans les apprêts de ce déplacement, malgré tout l'empressement que j'apportais pour les hâter. Ce monde, où j'avais paru entourée de quelque éclat, m'était devenu en horreur; j'étais pressée de mettre entre lui et moi une grande distance, et mon empressement ne me permit pas de prendre les précautions nécessaires pour conserver la valeur de ce que je laissais à Paris.
Je confiai le tout à un homme que je ne nommerai pas par respect pour le corps respectable auquel il appartenait alors. J'avais en lui une grande confiance; je lui laissai une procuration générale, non seulement pour vendre les propriétés, mais je lui laissai mes chevaux, mes voitures, tout mon mobilier qui était fort considérable, mes bijoux, tous les objets enfin qui pouvaient avoir quelque valeur, n'emportant avec moi que les choses les plus simples.
Si j'avais eu la force de rester à Paris, de faire moi-même la vente de tout ce que j'y laissais, j'en aurais recueilli bien plus qu'il n'était nécessaire pour l'acquittement de toutes mes dettes.
Je ne le voulus pas, et ma confiance avait été si mal placée, qu'on ne trouva pas la moitié de la valeur de ce que j'avais laissé.
En partant, j'allai me fixer dans une propriété que j'avais à douze lieues de Paris; les sacrifices que j'avais faits ne portaient que sur les objets de luxe qui m'étaient personnels. Je n'avais pas eu le courage de congédier des domestiques que je croyais m'être attachés. Lorsque j'avais parlé de les renvoyer, ils m'avaient paru si malheureux, qu'à l'exception d'un petit nombre je les emmenai avec moi.
Les terres du domaine où je m'étais retirée n'étaient pas affermées; je pris la fantaisie de les faire cultiver. Le génie de l'imagination, qui dans presque toutes les situations de ma vie fournissait toujours un aliment à mon activité, me fit adopter avec plaisir et empressement cette occupation. Je transformai donc tous ces grands laquais de Paris, habitués à l'oisiveté des antichambres, en valets de ferme. On peut juger, d'après cette métamorphose, du succès que devait présenter cette exploitation: la lecture des œuvres de l'abbé Rozier et de la Maison rustique remplissait mes soirées, et mes journées se passaient dans un exercice dont ma santé se trouva parfaitement, et dont le mouvement eut bientôt effacé les souvenirs de Paris.
Quelquefois j'étais disposée à croire que ces souvenirs appartenaient à un autre vie que la mienne, tant le présent différait du passé.
Cette transition subite d'un luxe extrême à la plus grande simplicité, d'une vie toujours agitée au milieu du monde, à une solitude complète, ne fit pas naître en moi un seul regret. J'étais heureuse du calme dont je jouissais; la belle propriété que j'avais laissée à Paris, ainsi qu'un mobilier très-considérable, me laissaient sans inquiétude sur l'entier acquittement de mes engagemens. Douter du zèle ou de la probité de la personne qui avait reçu ce dépôt m'eût semblé un tort dont j'étais bien loin d'être coupable, ma confiance était entière. J'avais encore cet abandon que donne la jeunesse; tout ce que je venais d'éprouver ne m'avait pas corrigée. Hélas! le temps et les nombreuses déceptions de ce genre dont j'ai eu souvent à gémir, n'ont pas eu encore le pouvoir de le faire. Ma volonté et toutes mes résolutions à cet égard n'ont jamais pu me sauver du danger de la confiance.
Le peu de goût que mon mari avait pour la campagne était la seule chose qui troublât le bonheur dont j'y jouissais. Il s'ennuyait de cette solitude. Je fis pour lui un sacrifice énorme; je soulevai ce linceul dont je m'étais entourée. J'aurais voulu qu'on me crût morte, qu'on m'oubliât complétement; il m'en coûtait beaucoup de me rappeler à ce monde que j'avais quitté. Je vins à Paris, j'écrivis à Joséphine, que sans me croire les mêmes droits que par le passé à solliciter ses bontés, j'osais lui rappeler la promesse qu'elle avait bien voulu me faire d'une place pour mon mari dans les haras, ses connaissances comme ancien officier de cavalerie le rendant parfaitement propre à la remplir. Le lendemain même je vis arriver chez moi M. Deschamps, son secrétaire des commandemens; il m'apportait une lettre de Joséphine: elle me disait que j'avais tort de croire qu'elle m'eût oubliée. M. Deschamps ajouta de sa part qu'à l'instant où elle avait reçu ma lettre, elle avait donné l'ordre qu'on lui rendît de suite compte des places dont on pouvait disposer dans les haras; que d'après la réponse qu'on était venu lui faire, que tout était donné, elle me faisait demander si une recette principale dans les droits-réunis pouvait convenir à mon mari.
Ce genre de place ne donnait aucun rapport désagréable; elle consistait à recevoir et garder en caisse les fonds que les receveurs particuliers venaient y verser. Elle demandait peu de travail; j'acceptai pour lui, et M. Deschamps m'assura que sa nomination serait très-prompte. En effet, trois jours après M. Français de Nantes l'envoya à Joséphine, tant la demande qu'elle lui avait faite était pressante. Mon voyage à Paris avait plus d'un motif: indépendamment de la demande d'une place pour mon mari, tous mes amis m'avaient écrit pour me prévenir des démarches actives que faisait contre moi M.***. J'ai dit plus haut comment j'avais blessé son amour-propre, en me justifiant au sujet de mon portrait qu'il avait fait faire aux Français. Il avait cherché à s'en venger en achetant une créance contre moi au moyen de laquelle il m'intentait alors un procès. Son avocat, M. Lacroix-Frainville, venait de publier un mémoire très-volumineux, dans lequel il avait masqué le défaut de raison par des phrases éloquentes. Mes amis, effrayés de l'effet de ces phrases, avaient désiré ma présence à Paris, craignant que je ne perdisse ma cause si elle n'était pas défendue.
J'écrivis moi-même ma réponse à M. Lacroix-Frainville; dans un précis de quatre pages, je réduisis tous les faits (qu'il avait noyés dans un déluge de mots) à un simple exposé, tout-à-fait dépouillé du secours de l'éloquence. J'ai toujours pensé que cet art dangereux n'est propre qu'à égarer le jugement: en portant tout l'effort de l'esprit sur un côté spécieux d'une question, on peut parvenir à faire disparaître sous le charme oratoire tout ce qu'il importe de cacher. Pour se convaincre du danger de l'éloquence, il ne faut que se rappeler le cardinal Duperron; après avoir, dans un discours à Henri III, prouvé l'existence de Dieu, il lui dit: Si votre majesté le désire, je lui en prouverai tout aussi évidemment la non-existence.
Si j'étais souverain, je défendrais l'éloquence dans mes états. À la tribune nous avons pu en reconnaître les dangers. L'introduction des spectateurs dans la chambre des représentans de la nation les a conduits souvent bien plus loin qu'ils ne voulaient aller; le désir d'obtenir des applaudissemens a fait commettre des erreurs et des crimes.
Au barreau, l'éloquence est encore plus dangereuse: une mauvaise cause ne doit pas être défendue, et une bonne n'en a pas besoin. On doit seulement donner un simple exposé des faits, dépouillé de toute cette coquetterie d'esprit dont messieurs les avocats abusent souvent, en détournant l'attention des juges du véritable état de la question. Je gagnai mon procès, malgré toutes les peines que s'était données mon adversaire pour que je le perdisse.
Le gain de mon procès, et la place accordée à à M. de V... ne me dédommagèrent que bien faiblement des peines que j'éprouvai pendant mon séjour à Paris. La première de toutes fut la translation du corps de mon père dans le cimetière de Montmartre; j'y préparai ma place près de la sienne. J'ignore dans quel lieu je finirai ma vie, mais la seule prière que je ferai aux amis qui me survivront sera celle de me réunir à lui. Désirant leur éviter toute espèce de peine à ce sujet, ils n'auront que mon nom à inscrire sur la pierre déjà préparée.
La certitude que je dus acquérir pendant ce voyage, de l'infidélité de la personne dépositaire de ma confiance, fut aussi un sujet de douleur très-vive. J'avais espéré, j'avais dû croire qu'en restant pauvre je serais au moins libérée envers tous mes créanciers; je pus me convaincre que mes espérances étaient bien loin d'être réalisées; ma confiance avait été si entière, j'avais pris si peu de précautions, que les réclamations judiciaires eussent été peut-être difficiles. À la vérité, une dénonciation au corps respectable dont cette personne faisait partie m'eût vengée.
J'en eus la pensée; je montai en voiture avec l'intention de me rendre au lieu où ses confrères se réunissaient, et près d'y arriver, je donnai l'ordre au cocher de retourner chez moi.
La faiblesse de mon caractère, toujours extrême quand il s'agit de sévir, même contre mes ennemis, me retint.
Je n'eus pas la force de perdre une personne alors entourée de considération.
Quelques-unes de ces paroles trompeuses qui m'avaient abusée vinrent encore me présenter des espérances qu'on ne voulait pas réaliser. Mon désir de retourner à la campagne se réunit à ma faiblesse, et je quittai Paris sans avoir fait aucune démarche contre cette personne, dont j'avais tant à me plaindre.
En arrivant chez moi, je n'avais pas annoncé mon retour, non assurément par aucune espèce de défiance, mais dans l'incertitude où j'étais, qui m'empêchait d'en fixer le jour.
On ne m'attendait pas, et je pus me convaincre en arrivant, que la plus grande partie de ces domestiques que je n'avais pas voulu renvoyer en quittant Paris, par excès de bonté ou de faiblesse, me volaient de la manière la plus impudente. On faisait disparaître des sacs de blé, et jusqu'à des voitures de foin. Malheureusement c'était un peu tard que j'acquérais cette connaissance. J'en fus tout-à-fait découragée. Parmi ces domestiques qui me dépouillaient à l'envi l'un de l'autre, il y avait un jardinier et sa famille dont un fils fou et imbécile faisait partie. Cet homme ne pouvait se placer nulle part à cause de l'infirmité de son fils, qui effrayait beaucoup de personnes; ce motif me l'avait fait garder.
Il était un de ceux dont j'avais le plus à me plaindre. Je fus obligée de reconnaître qu'une femme seule ne pouvait pas gouverner une telle exploitation sans s'exposer à être trompée par tous ceux qu'elle emploierait. Je me déterminai à vendre cette propriété, sur laquelle il restait dû encore une partie du prix d'acquisition, et je louai une petite maison dans l'Orléanais, sur les bords de la Loire.
Là, je regrettai quelquefois l'activité de la vie rurale dont je venais de jouir pendant plusieurs années. Si j'étais maîtresse de choisir tel genre de vie qui pourrait me plaire davantage, je voudrais vivre, avec quelques amis, dans une terre que je ferais cultiver. Jamais le monde et tous ses plaisirs ne m'ont offert la moitié des jouissances que j'ai trouvées dans ce genre de vie. Il me fut pénible d'y renoncer.
CHAPITRE XV.
Moment d'ennui.—L'ennui chassé par la régularité.—L'alarme du coup de cloche dans les couvens.—Faiblesses d'amour-propre.—Amour de la solitude.—Devoirs de la société rendant plus amer le changement de fortune.—Les commérages politiques et les soirées de province.—Expérience faite par madame de Y*** sur elle-même.—Abstinence volontaire pendant trois mois.—Bon succès de l'expérience.—Un mot sur l'ambition.—Le septuagénaire marié à une jeune femme.—Honteux calcul.—Une place et la tombe.—La ronde des fous.—L'auteur revient à Paris.—Insomnies.—Abus de l'opium.—Absences de raison.—Maison de santé pour les aliénés.—Folie périodique.—Effets opposés de la folie.—Mémoire trop fidèle.—Indifférence pour les malades.—La folie causée souvent par de légères causes.—Guérison.—La restauration.—Démission donnée par M. de V***.—Réflexions sur la chute de Napoléon.—Les généraux de l'empire et le cortége de Monsieur.—Cérémonie à Notre-Dame.—Départ pour l'exil et retour de l'exil.—Abandon et fidélité.—Épisode.
Dans les premiers momens de mon séjour dans ma petite maison, où nul intérêt ne me fixait, j'étais tentée de croire que la journée se composait de plus de vingt-quatre heures; mais en réglant mes occupations d'une manière régulière, je sus en abréger la durée. La lecture, la promenade, la musique, quelques ouvrages à l'aiguille remplirent bientôt mes heures, qui s'écoulèrent alors toujours trop rapidement. Cette régularité me fit concevoir ce que j'avais entendu dire plusieurs fois sans le comprendre, que dans les couvens, le coup de cloche auquel obéissent les religieuses est la seule chose qui rende leur existence supportable. On s'étonnera peut-être que je ne sois pas allée vivre près de ma mère, ou avec mon mari, et sans doute on aura raison de me blâmer; cependant peut-être doit-on quelque indulgence à la faiblesse humaine. Dans la ville habitée par ma mère, j'avais occupé le premier rang; la terre que j'avais vendue était une des plus belles de la province, il m'était pénible de retourner sur ce théâtre de ma prospérité passée. Quant à la ville où résidait M. de V..., je n'avais pas les mêmes motifs; mais il était incertain s'il l'habiterait long-temps; il était question pour lui de changer sa place pour celle d'un autre département. Mais indépendamment de ce motif, je préférais ma solitude. Mes goûts sont si simples, mes besoins si peu dispendieux, que je puis vivre avec la somme la plus faible, sans donner un regret à aucun des objets de luxe dont ma jeunesse fut entourée. Seule, je n'ai jamais connu l'ennui; dans toutes les situations, je sais me créer des occupations; il n'en est pas de même si je suis obligée de vivre avec des ennuyeux, alors je n'ai aucune patience pour les supporter. Seule, je ne m'apercevais pas du changement de ma fortune, je n'en éprouvais pas le besoin. Dans la province habitée par mon mari, je me serais trouvée pauvre. Quand il eût fallu remplir les devoirs que la société impose, je me serais souvenue que je n'avais plus de voiture; quand j'aurais eu des dîners à accepter ou à donner, je me serais aperçue que mon cuisinier me manquait; et à l'heure de ma toilette, le goût que j'avais eu dans le choix de mes habillemens m'aurait rappelé que ceux qui me restaient étaient plus que simples. Quelle compensation aurais-je trouvée à ces souvenirs? J'aurais entendu quelques commères, dignes émules de madame Glinet, parler politique. Quand j'ai lu deux journaux d'opinions différentes, j'en sais bien assez pour fixer mes idées. J'aurais pu écouter la chronique de la ville? eh! que m'importent les actions des autres? j'ai assez de peine à bien diriger les miennes. Le soir, il eût fallu m'occuper essentiellement du quinola au reversi, ou de la misère au boston, et c'est alors que j'aurais senti celle qui ne peut jamais m'atteindre quand je vis seule. Au temps de ma prospérité j'avais fait sur moi-même une épreuve que je conseillerais à toute personne sage.
J'avais voulu savoir de quelle somme j'avais réellement besoin pour vivre, et pendant trois mois, avec une table bien servie chez moi, je n'y avais pas touché, j'avais vécu avec du lait et du pain; dans un cabinet attenant à ma chambre, j'avais dormi parfaitement sur quelques bottes de paille. Le temps de cette épreuve passé, j'avais vu que ma santé était restée parfaite, et j'avais eu un véritable bonheur à penser que, dans quelques circonstances que je pusse me trouver, quelques malheurs que l'avenir pût me réserver, je n'en serais jamais dépendante, puisque je pouvais toujours trouver en moi-même les moyens de suffire aux besoins de ma vie.
Quand on considère combien ces besoins sont bornés pour les personnes sages qui ne s'en font pas de factices, on s'étonne de toutes ces ambitions qui s'agitent en tous sens dans le monde pour augmenter leur fortune.
Je pense que rien ne tendrait autant au perfectionnement de la morale que l'épreuve dont je viens de parler. Si tous les hommes étaient bien convaincus du peu dont ils ont besoin, ils seraient en général plus probes et meilleurs.
Mais aussi il faudrait que la société, pénétrée de ce principe qu'on doit juger l'homme par ses qualités personnelles, et non par l'habit qui le couvre, accueillit aussi bien le mérite mal vêtu que la sottise dorée.
Ces réflexions sur l'ambition me rappellent l'étonnement que j'éprouvai un jour, lorsqu'un homme de soixante-dix ans, M. de B..., vint m'annoncer son mariage avec une des plus belles femmes qui aient paré la cour de Napoléon. Cette charmante personne avait peu de fortune; on jugea que ce ne serait pas la payer trop cher que de l'acquérir à ce prix, et on la sacrifia à ce vieillard.
Je demande si tous les diamans dont on para cette victime ont jamais pu la dédommager d'un tel sacrifice.
Et ce mari de soixante-dix ans, quel pouvait être le motif qui le portait à ce mariage extravagant? Ce n'est pas quand on n'a plus le sentiment de l'amour qu'on peut en éprouver le besoin! non; ce n'étaient pas les qualités aimables de cette charmante personne qui l'avaient déterminé, c'était sa beauté remarquable: il avait espéré qu'elle fixerait tous les regards, et que l'intérêt qu'elle inspirerait lui obtiendrait une place.
Une place? Eh! malheureux vieillard, ne voyais-tu pas celle qui t'attendait, vers laquelle tu t'avançais chaque jour?
Mais non, tous les hommes sont ainsi... Souvent je crois voir une troupe d'aliénés s'agitant, dansant une ronde autour de la tombe qu'ils n'aperçoivent pas, et dans laquelle il vont successivement tomber.
Après quelques années de séjour dans l'Orléanais, des amis qui avaient une terre près de Blois vinrent m'enlever à ma solitude; ils me ramenèrent à Paris. J'ai déploré souvent depuis cette bonté de leur part, et la faiblesse que j'avais eue d'y céder.
Je ne sais si ce fut le changement d'air, ou le défaut d'exercice, ou même le bruit de Paris dont j'avais perdu l'habitude, mais j'y perdis entièrement le sommeil. Après avoir été fatiguée bien long-temps de ces insomnies, je consultai un médecin, qui me conseilla de prendre le soir une très-petite dose d'opium; à la longue, l'habitude rendit ce remède sans effet, et j'en doublai graduellement la quantité, tellement que ce remède si dangereux me porta à la tête, et produisit en moi plusieurs absences de raison.
Loin de ma famille et de mon mari, ces absences n'étant pas continuelles, n'excitèrent pas assez l'attention des personnes qui m'entouraient pour qu'on y portât remède de suite. Ce ne fut qu'après un temps assez long, et lorsque le mal fut porté au comble, qu'on pensa à le guérir. L'homme d'affaires de ma mère confia ce soin à un médecin qui avait une maison destinée au traitement des maladies d'aliénations. Ces agitations violentes, causées par l'usage de l'opium, se calmèrent peu à peu, quand je fus dans l'impossibilité d'en prendre; les intervalles de raison furent plus longs, ils revinrent plus souvent. Après une année, j'étais totalement guérie; mais je ne le dus qu'à la nature, et non à aucun remède.
Un médecin que j'ai consulté depuis, sur les craintes que j'éprouvais d'une rechute, m'a parfaitement rassurée en me disant que cette maladie n'avait été chez moi que l'effet de l'opium dont j'avais fait un usage abusif; qu'en évitant d'en prendre, je pouvais être parfaitement tranquille.
Ce que j'ai souffert pendant cette année ne peut être bien décrit.
Mon séjour dans cette maison m'a fait connaître plusieurs de ces maladies, très-différentes les unes des autres. Quelques-unes sont périodiques, et n'attaquent ceux qui en sont affligés qu'un jour par semaine; d'autres n'ont à en souffrir qu'un jour par mois. À la réserve de ce temps, on pouvait les croire dans un état de parfaite raison.
Quelques-uns n'avaient aucun souvenir de leur maladie; d'autres avaient le malheur, dans leurs momens de bon sens, de se rappeler tout ce qu'ils avaient fait ou dit dans leurs accès de folie.
J'étais malheureusement de ce nombre, et cette cruelle faculté de la mémoire doublait pour moi les angoisses de cette affreuse maladie.
Le spectacle continuel que j'avais sous les yeux n'était pas propre à avancer ma guérison; quand je me voyais entourée de tous ces insensés, et que je me rappelais qu'il était des instans où je l'étais autant qu'eux, je m'abandonnais à un désespoir qui contribuait à ramener ces accès.
Une chose qui m'indignait dans cette maison, c'était l'indifférence, et je dirais presque l'espèce de mépris qu'on y montrait pour les malheureux malades, qu'on y amenait. Et cependant à quoi tient cette supériorité de raison dont ces gens croient pouvoir abuser pour opprimer ceux qui en sont privés? je ne dirai pas à une affection morale; ils ne sont pas doués d'une sensibilité assez vive pour que cette faculté dérange jamais l'équilibre de leur humeur. Mais combien de causes physiques, auxquelles nous ne pensons jamais, peuvent altérer cette raison dont ils sont si fiers! Pendant que j'habitais cette maison, un homme y fut amené, qui était devenu fou par une transpiration arrêtée. Un rhume s'était fixé fortement sur son cerveau, et il fut guéri par un grand nombre de vésicatoires appliqués sur le col.
Quand on a vu de près les asiles où l'on traite cette cruelle maladie, quand on a observé quelles faibles causes peuvent la produire, on se demande comment les hommes peuvent être si fiers des facultés de leur esprit.
Lorsque je fus totalement guérie, je ne voulus plus vivre seule; mes craintes d'être attaquée de nouveau par cette maladie n'étaient pas totalement dissipées. Je voulais habiter avec des amis qui pussent me protéger et veiller sur moi.
J'allai loger au faubourg Saint-Germain, dans un très-joli hôtel, sur le boulevard des Invalides, avec M. et madame B..., que je regardais comme mes enfans, par l'affection que j'avais pour eux. Pendant ma maladie, une grande révolution s'était opérée, et l'époque de ma guérison fut celle du retour de la famille royale. Mon mari, ennuyé dès long-temps de sa place, que l'oisiveté et l'ennui de vivre à la campagne lui avaient fait seuls désirer, donna sa démission et vint me rejoindre à Paris. Je me réjouis pour mon pays d'un ordre de choses qui allait lui donner quelque liberté, et rendre aux Français un peu de cette dignité qu'ils avaient perdue sous la verge de fer de l'empereur. À la vérité, nous achetions cette liberté par le malheur d'avoir été conquis par des armées étrangères; mais loin d'en faire supporter la honte à la nation, je la rejetais tout entière sur Napoléon.
C'étaient son orgueil et son insatiable ambition qui, en effrayant les souverains, les avaient armés contre nous. C'était son despotisme qui, en fatiguant les Français, leur avait ôté leur énergie et paralysé leur défense. Tout ce qui possédait une âme susceptible de quelques sentimens généreux éprouvait le besoin de briser les liens qui nous retenaient dans la dégradation.
C'est l'opinion qui a renversé Bonaparte. Qu'on ne pense pas que la volonté de l'Angleterre, aidée de toutes les baïonnettes de la Russie et de l'Autriche, eût pu abattre ce colosse moral, si les Français n'eussent pas eux-mêmes miné les fondemens du piédestal sur lequel ils l'avaient élevé. En 1804, lorsque Bonaparte était à l'apogée de sa puissance, je ne l'aimais pas pour l'avoir vu de près dans sa vie privée. En 1814, je le haïssais pour les malheurs qu'il attirait sur la France, et pour la honte qu'elle n'eut jamais subie sans lui, dont je prenais ma part comme Française. Recevoir des lois des étrangers, après en avoir imposé à toute l'Europe, ajoutait à mon ressentiment contre lui. Mais ce ressentiment n'ôta rien à mon indignation lorsque je vis à Notre-Dame tous les généraux que j'avais rencontrés dans les salons de Napoléon se presser en foule sur les pas de Monsieur. Jamais je n'avais reçu aucun bienfait de l'empereur, mon opinion pouvait être indépendante. Mais tous ces enfans de la victoire, qu'il avait comblés de faveurs et de richesses, pouvaient-ils l'abandonner si promptement? Quelques lieues les séparaient seulement de lui, et ils formaient déjà le cortége de celui qui le précipitait du trône. Ce n'était pas assez des richesses dont Bonaparte les avait comblés, et dont ils eussent dû (au moins pour les premiers momens) aller jouir dans la retraite; il leur fallait encore des broderies et des honneurs, dussent-ils les payer de tout celui qu'ils avaient acquis à la pointe de leur épée.
Cette conduite opposée à tant de gloire acquise, précédemment m'affligea profondément; je cherchai à en faire retomber l'odieux sur Napoléon, et je ne pus l'expliquer qu'en me disant qu'un maître dont on avait reçu tant de faveurs, et qu'on abandonnait ainsi, devait être bien haïssable! puisque le souvenir de ses bienfaits n'avait pas pu effacer ses torts. Malgré cette explication, je quittai Notre-Dame avant la fin de la cérémonie; la vue de tous ces ingrats m'était pénible.
On put faire alors un parallèle entre le maître qui partait et celui qui arrivait. Celui qui partait était déjà abandonné; celui qui arrivait ramenait de vieux serviteurs qui depuis vingt-cinq ans s'étaient dévoués à la pauvreté et à l'exil pour suivre son sort. Je laisse la politique, dont la discussion ne convient guère à mon sexe, pour raconter l'histoire d'une femme que j'eus l'occasion de connaître dans la maison que j'occupais, et dont la vie a offert plusieurs circonstances qui paraissent si étrangères à la destinée ordinaire des femmes, qu'elle pourrait passer pour un conte (mais non un conte moral). Je la raconterai ici pour montrer qu'il est quelques maris assez imprudens pour jeter eux-mêmes leurs femmes sur une mauvaise route.