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Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour.

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Ce qui suit m'a été remis par une personne de ma connaissance qui a long-temps habité le Piémont sous l'empire; j'ai pensé que mes lecteurs verraient avec plaisir les détails curieux que renferme ce manuscrit.

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LE PIÉMONT

SOUS L'EMPIRE,

et

LA COUR DU PRINCE BORGHÈSE.

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SOUVENIRS D'UN INCONNU.

1808 ET 1809.

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CHAPITRE PREMIER.

Différence des temps.—Le prince Borghèse à Paris.—Le prince Pignatelli et M. Demidoff.—Première société du prince Borghèse et le concierge d'un hôtel garni.—La veuve du général Leclerc.—Mariage du prince.—Le faubourg Saint-Germain et la seule vraie princesse de la famille de Bonaparte.—Le prince chef d'escadron dans la garde.—Courage et avancement.—Projets de l'empereur.—Conversation entre l'auteur et le lecteur.—Tilsitt, la femme, l'homme et le bon prince.—Le prince Borghèse destiné à annoncer la paix.—Désintéressement de Moustache.—Paris en 1808.—Retour de l'empereur.—Enthousiasme causé par Napoléon.—Le fils de madame Visconti.—Rencontre au Palais-Royal.—Gardanne et Sopransi.—Le rendez-vous donné sur le champ de bataille d'Eylau.—Les bals de madame de La Ferté et la jolie danseuse.—Dîner chez Cambacérès.—Les deux extrêmes et questions de physiologie.—Projet de Tilsitt réalisé à Paris.—Création de nouveaux titres.—Réédification de l'université.—Le général Jourdan et le général Menou.—Le gouvernement général des départemens au delà des Alpes érigé en grande dignité de l'empire.—Sénatus-consulte et message au sénat.—Contradictions et bon conseil.—Conflits inévitables.—Le prince Borghèse nommé gouverneur-général.—Brevet magnifique.—Départ du prince et le colonel Curto.—Départ de l'empereur pour Bayonne et déguerpissement général.


Bonaparte, premier consul, rechercha l'alliance d'un prince romain. Six années s'écoulèrent à peine, et Napoléon, empereur, eut à choisir entre la fille des Césars et la sœur du czar de toutes les Russies. L'aîné des arrière-neveux de Paul V, le prince Camille Borghèse, était venu dans la capitale des plaisirs étaler le faste de sa magnificence. Jeune, bien fait, adroit aux exercices du corps, d'une taille un peu au dessous de la moyenne, mais doué d'une figure charmante, et possédant une fortune immense, il partagea, dès son arrivée, avec le prince de Fuentès-Pignatelli et M. Demidoff, l'honneur souvent ruineux de faire admirer aux Parisiens la richesse de ses équipages. Le prince Borghèse n'était pas dépourvu d'un certain esprit naturel; et s'il était presque entièrement privé d'éducation, ce n'était pas sa faute: c'était celle de son père, homme d'un rare mérite, mais systématique, et qui disait que ses enfans en sauraient toujours assez pour être les sujets d'un pape. Quoi qu'il en soit, le prince aurait été, au besoin, un des plus habiles cochers de toute la chrétienté, car il comptait peu de rivaux dans l'art de conduire à grandes guides un phaéton attelé de quatre chevaux fringans. En arrivant à Paris, le prince Borghèse occupa le grand hôtel d'Oigny, rue Grange-Batelière; sa première société fut le concierge de l'hôtel et sa famille. Depuis, il disait souvent que ce qui l'avait le plus surpris à Paris était l'éducation et l'amabilité de la famille du concierge. Bientôt il se trouva lié avec tout ce qu'il y avait de plus élégant dans la capitale, et particulièrement avec MM. de l'Aigle. Dès lors il se trouva de proche en proche lancé dans le grand monde, où il rencontra la jeune et ravissante veuve du général Leclerc, tout nouvellement revenue de Saint-Domingue. L'idée d'une telle alliance flatta les calculs du premier consul. On persuada au jeune prince qu'il était amoureux; et, par l'entremise du chevalier Angiolini, envoyé de Toscane en France, la veuve du général Leclerc ne tarda pas à devenir la princesse Borghèse.

Il faut se reporter à l'époque de ce mariage, il faut avoir été à même d'apprécier tout ce qu'il y a de misérable dans la vanité de ceux qui s'appellent les grands, pour se faire une idée de l'effet que produisit une telle alliance dans les salons aristocratiques. Depuis le dix-huit brumaire, l'ancienne noblesse, caressée à la cour de Joséphine, avait repris un peu de sa morgue et de son importance; et quoique l'on convînt dans le faubourg Saint-Germain que MONSIEUR DE BONAPARTE fût un assez bon gentilhomme, on y disait avec une sorte d'ironie: «Il y aura donc une véritable princesse dans la famille de Bonaparte.» Oui, on disait cela! Aux yeux de bien des gens, une alliance avec un prince romain était un honneur très-grand pour le chef du gouvernement. Ni les lauriers de l'Italie, ni ceux de l'Égypte, ni les lauriers plus jeunes de Marengo, n'étaient, aux yeux d'un certain monde, des titres égaux au droit de porter deux clefs en croix dans des armoiries. Pitié! dira-t-on; oui, pitié, sans doute; mais qu'y puis-je faire? Ne sont-ce pas des choses d'hommes que j'ai à raconter?

Voulant attacher son nouveau beau-frère au service de France, le premier consul lui donna seulement le grade de chef d'escadron dans un régiment à cheval de la garde consulaire. Le temps n'était pas venu où il serait possible de froisser les droits de la hiérarchie militaire en considération d'une haute position sociale; mais cela ne tarda pas à venir. Ainsi, par exemple, le frère même du prince Borghèse, le prince Aldobrandini, reçut quelques années après, pour premières épaulettes, les épaulettes de colonel du quatrième régiment de cuirassiers. Mais c'était à Bayonne; mais c'était après Tilsitt! Quoi qu'il en soit, le prince Borghèse se montra tout d'abord digne des rangs dans lesquels il servait. Après la campagne d'Austerlitz, l'empereur lui confia le commandement du deuxième régiment de carabiniers. Ce fut à la tête de ce corps que le prince se fit remarquer par sa bravoure dans une charge brillante pendant la campagne de Prusse. Très-satisfait de la conduite de son beau-frère, l'empereur le fit général à Tilsitt, et jeta alors les yeux sur lui pour en faire un grand dignitaire de l'empire; car déjà c'était trop peu pour un beau-frère de l'empereur de n'être qu'un prince romain; ce qui n'empêcha pas le faubourg Saint-Germain de continuer à dire que la princesse Borghèse était la seule véritable princesse de la famille.

Je passe ici sur une foule de circonstances relatives à cette grande époque; car, Dieu merci, je n'ai ni la prétention, ni la témérité d'écrire l'histoire de ce temps, si fécond en merveilles: je cherche tout simplement à rassembler quelques souvenirs; mais malheureusement ils sont d'autant plus confus dans ma mémoire que je n'ai jamais pensé à les en faire sortir un jour. Je le fais cependant; pourquoi cela? Parce qu'il était dans ma destinée de le faire: voilà tout.

J'entends le lecteur me dire: «Mais quelle garantie donnez-vous à l'exactitude de ces souvenirs?—Aucune.—Comment alors y ajouter foi?—Il ne m'importe.—Mais enfin aviez-vous une place qui vous ait mis à même de savoir?...—C'est mon secret.—Aviez-vous une position?—Tout comme il vous plaira. D'ailleurs, qu'entendez-vous par une position? et ne faut-il pas bien que chacun en ait une, quelle qu'elle soit, jusqu'au jour où nous aurons tous la même, la position horizontale? Au surplus, comme au moment où j'écris ceci il ne tiendrait qu'à moi de poser là ma plume et de m'arrêter tout court, vous, qui tenez le livre, vous avez le droit d'en rester là; et, si vous voulez que je vous parle franchement, c'est peut-être ce que vous pourriez faire de mieux. Après un pareil avertissement, vous n'aurez point de reproche à me faire. Je poursuis donc.»

L'entrevue avait eu lieu entre les deux empereurs; Alexandre et Napoléon s'étaient embrassés sur le bateau du Niémen en présence des deux armées, rangées sur les bords du fleuve; la belle Louise de Prusse avait quitté le moulin qui lui servait de demeure, hors de l'enceinte de la ville que se partageaient les deux empereurs; elle avait pleuré beaucoup, prié, boudé, sollicité, obtenu la Silésie, mais versé d'inutiles larmes sur la perte de Magdebourg; enfin elle avait été femme; mais Napoléon était resté homme, et Alexandre bon prince: chacun son métier dans ce monde. Bref, la paix était signée. À peine les bases en furent arrêtées, que l'empereur fit venir le prince Borghèse, et lui dit: «Je suis content de toi; voilà un bon d'un million; c'est ta gratification de campagne; Estève te paiera: mais pars sur-le-champ et fais toute diligence. C'est toi que je charge de porter à Paris la première nouvelle de la paix.» Il est facile de voir ici que Napoléon, roulant déjà dans sa pensée un projet d'élévation pour son beau-frère, ne le rendait porteur d'une si grande nouvelle que pour attirer sur lui l'attention des Parisiens; mais il y eut alors, comme toujours, le chapitre des événemens. Moustache ne partit de Tilsitt que quelque temps après le prince, lorsque seulement on eut rédigé et signé les dépêches diplomatiques; mais ce diable de Moustache, dont l'ardeur semblait doubler la rapidité des chevaux, rejoignit le prince à trente lieues de Paris. Le prince, l'ayant aperçu, lui fit offrir vingt mille francs pour lui laisser seulement une heure d'avance; mais l'incorruptible Moustache fit noblement claquer son fouet; et déjà ses dépêches étaient remises à Cambacérès quand la voiture du prince arriva aux barrières.

Que tout était grand, que tout était beau alors, et que Paris était réellement une ville d'enchantemens! Il y avait je ne sais quelle vitalité dans les choses de cette époque. Ce que nous voyions s'accomplir sous nos yeux était plus grand que ce que nous avions admiré dans les histoires de l'antiquité. La Prusse conquise en courant; la monarchie du grand Frédéric livrée à la merci du vainqueur dans une seule bataille; la paix enfin, cette paix si douce, tant souhaitée des peuples, et qui jette en arrière un reflet si brillant sur les batailles qui l'ont précédée! Qui peut avoir oublié cet empressement avec lequel on recherchait les bulletins de la grande armée, quand, le matin, le canon des Invalides avait proclamé le sommaire du Moniteur du jour!

Suivant de près la nouvelle de la paix conclue, l'empereur arriva à Paris le premier de janvier 1808. C'est à cette époque, sans doute, qu'il faut placer le point culminant de la gloire de l'empereur, qui était encore celle de la France. Le chancre de l'Espagne ne dévorait pas encore nos soldats et nos trésors, et déjà le bronze de Vienne se fondait en bas-reliefs pour dresser sur la place Vendôme le plus beau monument des temps modernes. Enfin, il restait encore, quoique bien effacées, quelques traces de la république, puisque les titres nobiliaires n'existaient encore que dans le cerveau de l'empereur; mais ils ne tardèrent pas à en sortir. Au reste, l'enthousiasme était si plein, si vrai, si général, qu'on se trouvait involontairement entraîné à approuver tout ce que voulait l'empereur. Je le demande aux hommes de mon temps: y a-t-il ici la moindre exagération? et n'est-il pas vrai qu'une joie immense se manifesta alors partout où se montra Napoléon?

La fin de l'hiver ne fut qu'une longue série de fêtes. On se livrait aux plaisirs pour se réjouir, et non pour se distraire, ce qui est bien différent; presque point de figures sinistres, plus de querelles de parti, et chez presque tout le monde cette confiance de la vie qui aujourd'hui n'est plus même, hélas! l'apanage de la jeunesse. Chaque jour voyait revenir au sein de la capitale les étrangers que la guerre en avait momentanément éloignés, et nos généraux, que l'empereur, après Tilsitt, avait comblés de riches gratifications. Un de mes amis, alors chef de bataillon dans la garde, m'a dit avoir reçu pour sa part une somme de quarante mille francs. Jamais je n'avais vu à Paris les boutiques aussi brillantes, et surtout aussi fréquentées; et je m'en rapporte aux marchands pour établir la différence qui existe entre les curieux et les acheteurs. Pour ma part, je déclare que je ne professe aucune estime pour ces promeneurs qui s'arrêtent devant l'étalage d'un libraire, regardent la couverture d'un livre, en lisent le titre, puis le remettent à sa place, et s'en vont sans l'acheter.

Dans le mouvement continuel que présentait Paris pendant l'hiver que j'appellerais volontiers l'hiver de Tilsitt, le Palais-Royal était un lieu de rendez-vous presque général: car le Palais-Royal est la capitale de Paris, aussi bien que Paris est la capitale de France. À cinq heures on y voyait circuler une foule nombreuse, on se pressait autour de la Rotonde, et de là on se répandait dans les salons des plus brillans restaurateurs et ensuite dans les spectacles alors très-fréquentés. À cette occasion je puis citer un fait vraiment caractéristique et qui peint bien cette importance qu'avait le Palais-Royal, et dont je parlais tout à l'heure. J'y passais un jour par hasard, quelques minutes avant cinq heures. Je rencontre un de mes anciens camarades de collége, Sopransi, fils de la célèbre madame Visconti, qui l'avait eu de son premier mari, le comte Sopransi, général au service de Prusse. Il était alors aide-de-camp de Berthier, et revenait de la campagne de Russie. Nous voir et nous embrasser ne fut pour ainsi dire qu'un même mouvement; puis les questions d'usage: «Où vas-tu?... Que fais-tu?...—Que viens-tu faire ici? demandais-je.—Ma foi! j'y viens parce que j'y ai donné rendez-vous à Gardanne[83]; je l'attends. Parbleu, puisque te voilà, nous dînerons tous les trois, ou tous les deux s'il ne vient pas.—Comment! tu n'es donc pas sûr qu'il vienne? Quel jour l'as-tu vu?—Ma foi! il y a déjà assez long-temps; je ne l'ai aperçu qu'un instant à la tête de sa compagnie de dragons, à la bataille d'Eylau, comme j'allais porter un ordre du maréchal. Nous nous sommes donné rendez-vous ici pour le premier février, et c'est bien aujourd'hui.» Nous continuâmes à nous promener, en devisant sur tout ce qui nous passait par la tête, et au bout de dix minutes environ nous vîmes arriver Gardanne, qui n'avait pas plus que Sopransi oublié ce rendez-vous si singulièrement donné. Nous dînâmes tous les trois, bien plus occupés de nos souvenirs du collége que des affaires du temps, et je me rappelle que nous passâmes une fort joyeuse soirée.

On se fait difficilement aujourd'hui une idée des mœurs du temps dont je parle; Paris n'était pas mort à onze heures du soir, on n'avait pas peur de vivre trop long-temps, et pour tous ceux qui fréquentaient le monde, la nuit n'était qu'un heureux prolongement du jour. Ah! si je ne craignais d'abuser de la patience du lecteur, que j'aimerais à le rajeunir de vingt et quelques années, pour le conduire aux bals brillans de madame de La Ferté. «Invitez, lui dirais-je, cette jeune et jolie personne que vous voyez là auprès de sa mère; c'est mademoiselle Georgette Ducrest, une des meilleures danseuses d'ici!» Que j'aimerais encore à le faire asseoir à la table de Cambacérès, entre M. d'Aigrefeuil et M. de Villevieille! Chacun de ces deux messieurs était doué d'un appétit on ne peut plus recommandable, qui donnait à l'un et à l'autre une très-grande valeur; mais leur réunion m'a toujours paru un des phénomènes de l'empire. Dissertez maintenant sur l'influence que peut avoir la bonne chère sur l'embonpoint humain! Égaux en estomac, héros de la même table, nourris des mêmes sucs, l'un était le plus gras, l'autre le plus maigre des hommes! Messieurs les physiologistes, c'est à vous que ceci s'adresse. Au reste, voilà de ces souvenirs auxquels je n'ose me livrer que dans la solitude, car alors, quoi de plus doux que de revivre le temps que l'on a déjà vécu? mais de souvenir en souvenir on peut devenir indiscret, et l'indiscrétion est une horreur.

Cependant la saison des plaisirs s'avançait et le temps approchait où les fatales affaires de l'Espagne allaient attirer l'empereur à Bayonne, et où chacun par conséquent allait retourner à son poste, ou occuper pour la première fois celui qui venait de lui être assigné. Au nombre de ces derniers se trouvait le prince Borghèse, pour lequel l'empereur, avant de partir, avait réalisé les projets conçus à Tilsitt. À la même époque furent récréés, par un sénatus-consulte, des comtes, des barons et des chevaliers de l'empire; il n'y manqua que les marquis. Cette mesure, je dois le dire, eut la désapprobation générale de tous les républicains qui ne furent pas titrés, et ce fut un vaste champ ouvert aux épigrammes du faubourg Saint-Germain. À parler sérieusement, les hommes les plus sages ne virent pas avec plaisir cette restauration de titres que la révolution avait détruits, et, en vérité, la gloire de l'empire n'avait pas besoin d'être entourée d'un essaim de glorioles ridicules. L'empereur rétablit aussi dans le même temps l'ancienne Université, c'est-à-dire cet échafaudage monstrueux où l'instruction et l'éducation redevenaient l'objet d'un monopole, aussi bien que le sel et le tabac. Mais, je le répète, la masse presque entière de la nation était emportée par la confiance que lui inspirait Napoléon.

Les départemens du Piémont réunis à la France formaient déjà un gouvernement général, dont le commandement avait été d'abord confié au général Jourdan, puis au général Menou, qui l'occupait alors; mais je glisse sur cet objet, attendu que j'aurai à y revenir quand nous serons installés à Turin. Il ne faut pas que j'oublie que nous ne sommes pas même encore en route, puisqu'il s'agit seulement de l'érection de notre gouvernement en grande dignité de l'empire. Tout se fit de la manière la plus solennelle; l'empereur envoya un message au sénat, et le sénat y répondit le deux de février, par le sénatus-consulte suivant:

«art. I. Le gouvernement général des départemens au delà des Alpes est érigé en grande dignité de l'empire, sous le titre de gouverneur général.

»art. II. Le prince gouverneur-général jouira des titres, rangs et prérogatives attribués aux autres princes grands dignitaires.

»art. III. Dans l'étendue de son gouvernement, et lorsque Sa Majesté Impériale ne sera pas présente, il prendra rang avant les autres titulaires des grandes dignités et immédiatement après les princes français.

»art. IV. Il exercera dans les départemens au delà des Alpes les fonctions suivantes, concurremment avec les princes grands dignitaires, auxquels elles sont attribuées:

»1º. Il portera à la connaissance de l'empereur les réclamations formées par les colléges électoraux, ou par les assemblées de canton desdits départemens, pour la conservation de leurs priviléges.

»2º. Il recevra le serment des présidens des colléges électoraux, et des assemblées de canton, des présidens et des procureurs généraux des cours et des tribunaux, des administrateurs civils et des finances, des majors, chefs de bataillon et d'escadron de toutes armes.

»3º. Lorsque Sa Majesté Impériale se trouvera dans les départemens au delà des Alpes, le gouverneur général présentera au serment les généraux et fonctionnaires publics admis à prêter serment devant elle.

»Il présentera également les députations des colléges électoraux, des villes, des cours et des tribunaux.

»art. V. Il présidera l'assemblée du collége électoral du département de Gênes.»

Telle fut la Charte octroyée par le sénat au gouverneur général des départemens au delà des Alpes, qui n'était encore nommé que in petto. Quand j'en eus pris connaissance, je vis que les pouvoirs du prince gouverneur-général étaient assez vaguement définis, sous le rapport de l'autorité administrative qu'il aurait à exercer, et que, par conséquent, ce serait à lui à se faire la meilleur part possible dans l'exercice du pouvoir. Je fus frappé en outre de l'idée que, sous le prétexte de fonder un gouvernement général, l'empereur avait voulu seulement faire naître l'occasion de donner une cour à l'ancienne capitale des états du roi de Sardaigne. Je ne concevais pas non plus comment il avait pu échapper, à des rédacteurs aussi habiles que ceux qui avaient rédigé le sénatus-consulte, une contradiction qui me semblait absurde. Il est dit au troisième paragraphe de l'art. IV: «Le prince gouverneur-général recevra le serment des présidens des colléges électoraux, etc.;» et, aux termes de l'article V: «Il présidera le collége électoral du département de Gênes;» d'où il résultait que le prince recevrait son propre serment. Cela me paraissait tellement contraire à toute raison, à tout esprit de législation, que je crus devoir soumettre mes observations à un grand fonctionnaire de l'état, qui m'avait toujours témoigné beaucoup de bienveillance. Quand il m'eut écouté, au lieu de me répondre, il m'adressa cette question, à laquelle, je l'avoue, je ne m'attendais guère: «Quel âge avez-vous?—Bientôt vingt-trois ans.—Ah!... Vos observations sont justes; mais vous avez tort, et je vous engage à les garder pour vous.—Comment donc...?—Oui, vous dis-je, vous êtes trop jeune pour avoir raison.» En cette circonstance je profitai de cet excellent conseil, dont malheureusement je ne profitai pas toujours depuis.

Mais revenons à notre fameux sénatus-consulte et à ce qui en fut la suite. L'empereur l'approuva le sept février; et le quinze du même mois il adressa au sénat un nouveau message pour lui faire connaître, ce qu'aucun sénateur n'ignorait, le choix qu'il avait fait du nouveau grand dignitaire de l'empire. Napoléon s'exprima en ces termes:

«Sénateurs,

»Nous avons jugé convenable de nommer notre beau-frère, le prince Borghèse, à la dignité de gouverneur-général, érigée par le sénatus-consulte organique du deux du présent mois. Nos peuples des départemens au delà des Alpes reconnaîtront, dans cette dignité, et dans le choix que nous avons voulu faire pour la remplir, notre désir d'être plus immédiatement instruit de tout ce qui peut les intéresser, et le sentiment qui rend aujourd'hui présentes à notre pensée les parties même les plus éloignées de notre empire.»

Le message de l'empereur me réconcilia un peu avec le sénatus-consulte. Le désir d'être plus immédiatement instruit me parut un de ces mots de valeur qui, émanés directement de l'empereur, nous fortifierait contre la lettre du sénatus-consulte, s'il survenait, comme cela ne manqua pas d'arriver, des conflits d'autorité. Il devait en survenir beaucoup, car la position du gouverneur général se trouvait unique dans la vaste étendue de l'empire. Il n'était pas vice-roi, comme Eugène, qui avait des ministres spéciaux pour le royaume d'Italie; le décret ne le mettait en relation directe qu'avec les autres grands dignitaires de l'empire: mais l'administration restait une dans toutes ses branches; mais l'influence des ministres de Paris s'étendait sur les départemens au delà des Alpes, tout aussi bien que sur ceux de l'intérieur de l'ancienne France; point de nominations à faire, par conséquent point de pouvoir: et pourtant il fallait, pour se faire bien venir, jouer toutes les simagrées du pouvoir. N'ayant rien à donner à la réalité des intérêts, il fallut nous borner à exploiter le champ de l'amour-propre; mais ce champ était vaste, bien préparé et fécond; le Piémont est un pays fertile.

Le prince fut enchanté quand il reçut le magnifique diplôme de sa nomination. Le sénatus-consulte s'y trouvait relaté dans son ensemble, sur une belle feuille de peau de vélin, scellée du grand sceau de l'empire, revêtue de la signature de l'empereur, et, par ampliation, de celle de Cambacérès; enfin, rien n'y manquait.

À cette époque, la princesse Borghèse n'était point à Paris; sa santé, ou, si l'on veut, son caprice, l'avait engagée à passer la fin de l'hiver à Nice, ville dont le climat est si favorable aux médecins qui veulent envoyer mourir leurs malades ailleurs. L'empereur, cependant, avait donné à sa sœur un brevet de bonne santé au moins momentanée, en lui prescrivant d'accompagner son mari dans sa prise de possession du gouvernement général des départemens au delà des Alpes. L'empereur étant parti le trois d'avril, le prince quitta Paris le lendemain, accompagné du colonel Curto son premier aide-de-camp, pour aller rejoindre la princesse à Nice; et le reste du convoi se mit en marche le sept du même mois, comme on le verra dans le chapitre suivant. Si, au reste, je brusque un peu la fin de celui-ci, j'aurais le droit d'appeler cela du style imitatif: car on ne peut se figurer en quelle hâte chacun déguerpissait de Paris.


CHAPITRE II.

Le marronnier précoce et grande observation.—Voyage au devant du printemps.—Départ de Paris pour Nice.—La cour de l'hôtel Borghèse.—Les aides-de-camp du prince.—M. de Montbreton et M. de Clermont-Tonnerre.—Rapidité extraordinaire.—Point de changemens de température.—Arrivée à Lyon et le souper de cent écus.—Le vin de l'Ermitage.—Deux mois en une nuit.—Admirable climat du Comtat.—Tristesse des oliviers.—La bonne femme de Brignolles.—Trente-six francs et six généraux.—Les gorges de l'Estrelle.—Quatre millions de diamans et petit conseil.—Absence de voleurs et mauvais chemins.—Le golfe Juan et la rade d'Antibes.—Bonnes relations entre les voyageurs.—Le bal de madame de Luynes et déguisemens.—Don Quichotte et M. de Louvois.—Arrivée à Nice.—Maison de M. Vinaille occupée par la princesse Borghèse.—Conversation avec le prince en regardant la mer.—Coup d'œil admirable.—Histoire des statues du prince.—La vente forcée.—Emploi de dix-huit millions.—Le prince trompé par l'empereur.—Influence de la conduite de l'empereur sur le caractère de son beau-frère.—Commencement de désenchantement.—Commensaux de la princesse.—Madame de Chambaudouin, la lectrice et les dames d'annonces.—Blangini et ses premiers concerts.—Premier dîner à la cour.—Ma présentation à la princesse.—Paulette, petit nom d'amitié.—Portrait de Pauline.—Conversation et musique.—Singulier caprice de la princesse.—Exil d'une minute.—La princesse et la femme.—Le colonel Gruyer.—Le général Garnier, plan des Alpes maritimes et bon effet du hasard.—Promenade dans Nice avec M. de Clermont-Tonnerre.—Madame d'Escars en surveillance et lettre à l'empereur.—Souvenir d'une visite chez Fouché.—Ordre de l'empereur de parler toujours français.—Tous les jours une lettre à l'empereur.—Promenade sur mer et amabilité de Pauline.—La pointe de Monaco et lecture inattendue.—Préparatifs de notre départ pour Turin.


Si je ne profitais pas de cette occasion pour faire une observation que je renouvelle chaque année, quand je me trouve à Paris, aux approches du printemps, je me le reprocherais toute ma vie. Parmi les marronniers des Tuileries, qui s'élèvent en dôme au dessus des statues d'Hippomène et d'Atalante, il en est un dont la verdure se développe avant celle de tous les autres arbres de Paris; voilà vingt-cinq ans au moins que j'en fais la remarque et jamais je n'ai trouvé mon arbre en défaut. Il y a plus, comme j'en parlais un jour devant quelques personnes, une d'elles me fit voir dans les papiers de son grand-père la même remarque consignée et se rapportant parfaitement au même marronnier, par la désignation du lieu où il est situé. À présent me voilà soulagé, car depuis long-temps je brûlais de faire part au public de cette grande et utile observation; c'est aux naturalistes à déterminer la cause de ce phénomène. Mais, quel rapport, dira-t-on peut-être, entre cet arbre et...?—Pardon, si je vous interromps, mais il y en a beaucoup, comme vous l'allez voir. Le sept d'avril, jour de notre départ pour rejoindre le prince et la princesse à Nice, les gousses de mon arbre étaient à peine gonflées; enfin, dans les jardins hâtifs de Paris aucun signe encore de verdure, et nous allions voyager au devant du printemps! Ceci n'est point une exagération, comme on le verra tout à l'heure.

Le sept d'avril, à une heure après midi, la veille du jour où devaient commencer les promenades de Longchamp, la grande cour de l'hôtel Borghèse[84] retentissait du bruit des chevaux et des voitures de voyage. Six chevaux étaient attelés à une grande et commode berline, quatre à une dormeuse, et un onzième cheval était destiné au courrier à la livrée de l'empereur, chargé de commander nos relais sur toute la route. M. Louis de Montbreton, écuyer de la princesse, et roi du voyage en sa qualité d'écuyer, monta dans la dormeuse avec le colonel Gruyer, aide-de-camp du prince. La berline fut occupée par le chef de bataillon Henrion, le capitaine du génie Delmas, autres aides-de-camp du prince; M. Enard de Clermont-Tonnerre, chambellan de la princesse, et moi. Nous voilà partis.

Rien n'est plus doux que de voyager de la sorte; on va grand train, et pas une minute à attendre aux relais; aussi ne mîmes-nous que quatre heures moins un quart à franchir les quatorze lieues de Paris à Fontainebleau. Nous ne devions nous arrêter qu'une seule nuit pour coucher à Lyon. Le lendemain, quand le jour vint à poindre, point de changement sensible encore dans la température ni dans la végétation. Le second jour, entre Roanne et Tarare, quelques feuilles, mais rares, des amandiers et des cerisiers en fleurs nous annoncèrent le retour de la belle saison; et le neuf, nous arrivâmes de fort bonne heure à Lyon, où, moyennant une légère rétribution de trois cents francs, nous trouvâmes à l'hôtel de l'Europe, sur la place Bellecour, chacun un lit, un bain, à souper et à déjeuner le lendemain matin. C'était un peu cher, mais l'ordre était donné de ne point lésiner et de payer largement sur toute la route: aussi, en arrivant à Nice, ne resta-t-il pas grand'chose des dix mille francs destinés aux dépenses du voyage.

Partis de Lyon le dix, nous suivîmes la route qui longe les bords du Rhône à travers le Dauphiné; nous dînâmes à Thain, sur le terroir qui produit l'excellent vin de l'Ermitage, et nous ne manquâmes pas d'en remplir les caves de nos voitures, en nargue des droits-réunis. Nous traversâmes de nuit Montélimart, et le lendemain quel réveil pour nous! Sans exagération nous avions changé de climat; nous étions sous un autre ciel; le temps était magnifique, la campagne verte et riante comme elle l'est à Paris à la fin de mai; enfin c'était le printemps dans toute sa splendeur; nous avions vécu deux mois en une nuit: et nous arrivâmes à Avignon par une chaleur très-forte, tandis qu'à Paris, il n'était pas encore prudent de quitter le coin du feu. Ce changement de température, et la richesse de la végétation du Comtat, produisit sur moi une impression que je ne puis rendre; et mes compagnons, bien que plus expérimentés que moi en fait de voyages, en furent également frappés.

Nous dînâmes à Avignon dans l'hôtel où depuis fut horriblement massacré l'infortuné maréchal Brune; vers le soir, nous traversâmes la Durance dans un bac, et nous nous avançâmes vers Aix, où nous arrivâmes le 12 au matin. Avant d'arriver à Aix, je me rappelle qu'à la pointe du jour nous nous étions arrêtés dans un hameau dépendant du bourg de Brignolles. De là, la vue s'étendait, à notre gauche et dans un fond, sur une vaste plaine entièrement plantée d'oliviers. L'arbre de Minerve, comme nous disions dans nos amplifications de collége, me parut d'une tristesse affreuse, et c'est peut-être pour cela que l'ingénieuse antiquité en avait fait le symbole de la déesse de la sagesse. Comme nous étions à contempler cette mer d'oliviers, une grosse femme, à l'accent provençal très-caractérisé, nous pria de faire honneur à son établissement en prenant chacun une tasse de café au lait de chèvre. Nous acceptâmes la proposition, et quand il fut question de payer, notre hôtesse, en essayant de donner de la grâce à son gros sourire, nous demanda trente-six francs. Malgré la recommandation de payer généreusement, nous ne pûmes nous empêcher de nous récrier un peu; mais elle, sans se déconcerter, nous tint à peu près cette harangue: «Si vous voulez payer ce que cela vaut, Messieurs, c'est huit sous par personne: mais nous sommes bien pauvres; et, d'ailleurs, ajouta-t-elle en se rengorgeant, on n'a pas tous les jours l'honneur de recevoir six généraux!» On lui donna un louis, ce dont elle parut fort satisfaite. Six généraux!... Cela valait bien ça.

Cependant, nous n'avions plus qu'une nuit à passer en voiture, et nous devions traverser le soir, assez tard, la forêt et les gorges resserrées de l'Estrelle, lieu célèbre par la quantité des vols et des assassinats qui s'y étaient commis depuis long-temps et qui s'y commettaient encore quelquefois. Or nous aurions été de bien bonne prise; car précisément la vache placée sur l'impériale de la berline dans laquelle j'étais, contenait les diamans du prince et ceux de la princesse, et il y en avait pour une valeur de quatre millions au moins. Nous tînmes un petit conseil pour savoir si nous prendrions une escorte de gendarmerie. Après avoir pesé le pour et le contre, nous arrêtâmes qu'il valait mieux continuer notre route sans aucune précaution, pensant qu'une ostensible escorte de gendarmerie ne servirait qu'à donner l'éveil dans un pays où la plupart des brigands de nuit n'étaient que les honnêtes habitans du jour. Nous n'eûmes point à nous repentir du parti que nous avions pris; car nous ne rencontrâmes sur la route d'autre obstacle que le mauvais état des chemins, qui étaient affreux. C'est dans l'Estrelle que je vis pour la première fois cette espèce de chêne vert et élancé dont l'écorce forme le liége. La nuit passée sans encombre, nous aperçûmes la mer presque au point du jour; nous la perdîmes bientôt de vue pour nous enfoncer dans de nouvelles gorges, et nous arrivâmes enfin sur les bords de cette mer au golfe Juan, lieu destiné à devenir si célèbre, et dont aucun de nous alors n'aurait pu rêver la future célébrité. Nous déjeunâmes dans une cabane de pêcheur, que la mer baignait de ses flots, ayant en perspective l'île Sainte-Marguerite qui s'élevait au dessus des eaux, comme une vaste corbeille de verdure. À notre gauche se développait la rade d'Antibes jusqu'aux bouches du Var et jusqu'à Nice. Une friture d'anchois pêchés sous nos yeux nous parut une chose exquise, et là finit la provision que nous avions faite à l'Ermitage.

Pour peu que le lecteur ait voyagé, il sait quelle intimité s'établit entre personnes qui ont fait deux cents lieues dans la même voiture. La nôtre était d'autant plus grande que nous étions destinés à vivre ensemble; et d'après l'étude que j'avais faite de mes compagnons de voyage, je vis que ce serait une chose facile et agréable. La vérité est, que je ne connaissais ces messieurs que pour les avoir vus deux ou trois fois chez le prince, à l'exception toutefois de M. de Montbreton, homme bon et excellent s'il en fut. Je l'avais assez souvent rencontré dans le monde, dans les bals, notamment à l'hôtel de Luynes, et dans nos réunions maçonniques de la très-respectable loge écossaise de Sainte-Caroline. Il me serait impossible d'oublier la superbe mascarade de don Quichotte, qui produisit tant d'effet à un bal de madame de Luynes; mascarade dans laquelle M. de Montbreton, dans le personnage de Sancho, aurait été incontestablement le plus beau de la troupe, si M. de Louvois n'eût prêté sa figure au héros de la Manche.

Dans la journée du treize, nous arrivâmes à Nice vers deux heures, après avoir traversé le Var pour ainsi dire à pied sec. À Avignon, nous avions trouvé le printemps; nous trouvâmes presque l'été à Nice. On nous attendait, et nos logemens avaient été préparés à l'avance dans une maison particulière que le prince avait fait louer. Celle que la princesse avait occupée pendant l'hiver n'était pas assez spacieuse pour nous contenir tous; mais c'était notre grand quartier-général. C'était cependant une habitation délicieuse, appartenant à M. Vinaille, dont la fille avait un talent très-remarquable comme peintre de miniature. Cette maison, située à droite en arrivant à Nice, dominait un magnifique jardin d'orangers et de citronniers qui descendait en pente jusque sur le bord de la mer. Là règne une plage de sable dont l'inclinaison est si peu sensible, que quand la mer est calme on peut faire mouiller l'extrémité de ses souliers sans que la vague s'élève plus haut. Mon premier soin fut de me rendre dans l'appartement du prince, qui occupait l'étage supérieur, au dessus de l'appartement de la princesse. Nous nous mîmes à la fenêtre, le prince et moi, pour jouir de la plus belle vue que je pouvais alors me figurer. À droite s'étendaient les côtes de France, à gauche, la partie cintrée de la rade de Nice jusqu'à la pointe de Monaco, et devant nous la mer. Comme ce spectacle était nouveau pour moi, je ne me lassais pas de l'admirer. L'immobile uniformité de la mer n'était rompue que par quelques barques qui se hasardaient à peu de distance des côtes, mais qui revenaient chaque soir au port, dans la crainte de surprise par les bâtimens anglais, qui sillonnaient continuellement ces parages.

Ce fut là que j'appris du prince l'histoire de ses statues, que l'empereur venait tout récemment de lui acheter. Un jour, comme il sortait du lever de l'empereur, celui-ci le fit rappeler et l'emmena avec lui dans son cabinet. Après avoir été d'une amabilité extrême, l'empereur, rompant tout à coup la conversation fraternelle qu'il avait établie entre eux: «À propos, lui dit-il, j'ai oublié de te dire que j'achetais tes statues.» Le prince, pris au dépourvu, et profondément étonné de cette brusque interpellation, allégua d'abord qu'il n'avait pas le droit d'en disposer, que la galerie qu'il possédait était substituée dans sa famille; se hasardant ensuite à ajouter que, quand même elle ne le serait pas, il regarderait comme un devoir de conserver une collection que son père avait pris tant de peine à compléter. «Substituée! interrompit l'empereur avec une humeur marquée, substituée! qu'est-ce cela? Est-ce que je reconnais des substitutions? D'ailleurs, je ne te demande pas si tu veux vendre tes statues; je te dis que je les achète: mets-y un prix.»

«Voyant que l'empereur le prenait sur ce ton-là, me dit le prince, je vis bien qu'il fallait céder. N'osant d'ailleurs mettre un prix à mes statues, je lui dis, ce qui est vrai, que mon père en avait refusé vingt-cinq millions, que lui offrit une compagnie anglaise. Là-dessus l'empereur se calma tout à coup, et me dit d'un ton très-amical: «Écoute, mon ami: vingt-cinq millions, cela serait trop; cependant j'y veux mettre un bon prix; je t'en donne dix-huit millions, et je te ferai très-prochainement savoir quel sera le mode de paiement que j'aurai arrêté.»

Je ne saurais dire combien j'étais peiné en apprenant ces choses, et combien je le fus encore plus quand j'appris comment l'empereur paya au prince ses dix-huit millions. Cela commença à me désenchanter sur cette grandeur impériale, que j'aurais voulu voir toujours au milieu d'une auréole de gloire. Or, voici ce qui advint: l'empereur donna au prince trois cent mille livres de rentes sur le grand livre, comme si la rente eût été au pair pour six millions; ensuite il lui donna pour six autres millions le domaine de Lucedio, domaine national situé en Piémont, à quelques lieues de Verceil, et qui n'en valait pas plus de la moitié. Un million fut destiné par l'empereur à achever de payer l'hôtel de Paris et à le faire remeubler à neuf; ensuite l'empereur fit dire qu'il gardait entre ses mains les quatre autres millions pour en faire plus tard un emploi convenable, en achetant pour le prince une belle résidence aux environs de Paris. Maintenant, récapitulons: six et six font douze, et un treize, et quatre dix-sept. Le prince fit lui-même cette addition, d'où il lui sembla résulter qu'il y avait soustraction d'un million sur dix-huit, et il en fit l'observation à l'empereur, qui lui répondit: «Et le million que je t'ai donné d'avance à Tilsitt!» Il n'y eut rien à répliquer, et il fallut bien que la volonté de l'empereur fût faite en toutes choses.

La conduite de l'empereur en cette circonstance eut une influence fâcheuse sur le caractère du prince. Naturellement méfiant, et trompé de la sorte par son beau-frère, il ne crut plus à la probité de personne; malheur presque aussi grand chez un prince que de croire à la probité de tout le monde. En outre, tout objet d'art lui devint fastidieux, et arrêta en lui le penchant qu'il aurait eu à protéger les artistes en achetant leurs ouvrages. Quand on lui en proposait, ce qui m'arriva plusieurs fois, il me répondait: «Que voulez-vous que j'achète des tableaux et des statues! Est-ce que je pourrai jamais remplacer ma galerie?» À cette réponse, je n'avais rien à répliquer.

L'histoire des statues du prince m'a presque fait oublier que nous n'étions encore qu'à Nice; j'y reviens. Comme les logemens étaient peu nombreux dans la maison qui nous était destinée, je me trouvai colloqué dans la même chambre que le colonel Gruyer; et là commença entre ce brave militaire, cet excellent homme, et moi, une liaison que rien n'a jamais altérée. Celui-là, certes, était bien peu fait pour être le commensal d'une cour; et il en était de même du chef de bataillon Henrion: c'étaient des hommes si droits, si francs! Aussi le salon leur était-il fort antipathique, et ils aimaient bien mieux le champ de bataille.

Après nous être débarbouillés de la poussière du voyage, nous revînmes tous, vers six heures, chez la princesse. Le prince et elle dînèrent seuls; ce que l'on appelle, en style de cour, dans leur intérieur. Pour nous, nous dînâmes tous ensemble, avec les personnes qui avaient accompagné la princesse. C'était donc pour moi de nouvelles figures à examiner, et la plupart étaient fort agréables à voir. Madame de Chambaudouin, femme du préfet d'Évreux, était là la seule dame d'honneur; les autres étaient des lectrices, des demoiselles d'annonce, mademoiselle Millo et mademoiselle de Quincy, dont j'aurai à reparler. Là je retrouvai Blangini, musicien plein de goût, que j'avais déjà connu à Paris lorsqu'il donnait tous les dimanches matin, rue Basse-du-Rempart, des concerts que la mode avait pris sous sa protection. Blangini avait inspiré de l'intérêt à tout le monde par le soin qu'il avait pris de sa famille. Forcé de fuir le Piémont, sa patrie, poursuivi par les barbets, qui commirent tant de cruautés dans les Alpes maritimes, chargé d'une mère, de quatre sœurs ou frères en bas âge, il s'était réfugié à Paris, étant à peine âgé de dix-huit ans, et, par l'exercice de son talent, il était parvenu à élever et à établir sa famille; une de ses sœurs même était devenue lectrice de la princesse, ou plutôt cantatrice; car elle chantait à merveille; ce dont je pus juger plus tard à Turin.

Après le dîner, magnifiquement servi, comme on peut le croire, quoique cela ne ressemblât pas encore au luxe des tables de Turin, on vint annoncer que le prince et la princesse étaient dans le salon. Chacun s'empressa d'y monter; mais comme je n'avais pas encore été présenté à la princesse, je ne savais pas trop ce que je devais faire, n'ignorant pas combien une infraction à l'étiquette serait un cas grave. Dans le doute, je m'abstins, priant seulement M. de Montbreton de demander au prince s'il avait quelque ordre à me donner. L'ordre fut de monter; et le prince, qui était venu au devant de moi dans un premier salon, me dit fort aimablement: «Puisqu'il n'y a pas ici de maître des cérémonies pour vous présenter à la princesse, je vais vous présenter moi-même à ma femme.» La présentation eut lieu immédiatement, et je dus juger, à l'accueil charmant que je reçus, que l'on n'avait pas encore médit de moi. Je remarquai qu'en parlant à la princesse, son mari l'appelait Paulette, petit nom d'amitié qu'il lui donnait en diminutif du nom de Pauline, quand ils n'étaient point en bisbille. La conversation roula sur Paris, sur les riens du grand monde, sur les spectacles, les modes, enfin, sur ces importantes frivolités sans lesquelles la plupart des gens n'auraient pas grand'chose à se dire; mais le plus qu'il me fut possible, je réduisis mon rôle à celui d'observateur, et j'avoue que cela m'amusait beaucoup. M. de Clermont-Tonnerre était celui qui tenait le dez, et je me confirmai dans l'opinion que j'avais déjà que c'était un homme fort aimable, et surtout racontant à merveille.

Je voyais Pauline pour la première fois; elle me parut d'une beauté très-supérieure encore à tout ce que j'en avais entendu dire: c'était réellement la perfection. Il y avait en elle je ne sais quoi d'idéal, de fin, de coquet, dont il est impossible de rendre compte; enfin, c'était une femme femme, et c'est, selon moi, le plus grand éloge qu'on puisse faire d'une femme: ceux qui s'y connaissent me comprendront. On voyait de la vie dans sa langueur et de l'énergie dans sa faiblesse apparente; son regard surtout avait quelque chose de pénétrant et de spirituel qui donnait à sa physionomie, sinon à ses traits, quelque ressemblance avec la physionomie de l'empereur. Je m'efforçai de ne rien laisser paraître de l'admiration réelle que j'éprouvai; car je savais déjà qu'un visage discret, sinon menteur, était de mise indispensable à la cour. L'impassibilité que j'affectai fut probablement cause du singulier caprice dont je devins l'objet au moment où j'y pensais le moins. La musique avait succédé à la conversation; déjà Blangini et mademoiselle Millo avaient chanté d'une manière ravissante le duo d'Armide; alors on pria la princesse de chanter aussi, et, par discrétion, je n'osai joindre mes instances à celles de quelques-uns de ces messieurs, me modelant en cela sur les aides-de-camp du prince.

Le piano était au milieu du salon. Bien que la princesse nous eût tous invités à nous asseoir, j'étais resté debout, le bras gauche appuyé sur la cheminée, de telle sorte que je me trouvais presque en face des exécutans. Cependant la princesse venait de céder aux instances de ces messieurs et de ces dames; elle était debout devant le piano, s'apprêtant à chanter un duetto italien avec Blangini; déjà même la ritournelle était achevée, et la princesse commençait à filer un premier son, quand, s'arrêtant tout à coup, après avoir eu un instant les yeux dirigés de mon côté, elle me dit: «Je ne chanterai pas si vous restez; non!... On m'a dit que vous étiez très-méchant, et je suis sûre que vous vous moqueriez de moi.» J'assurai la princesse du contraire; mais, comme tout en souriant elle répétait que je me moquerais d'elle, je lui dis que je ne me pardonnerais jamais de priver la société du bonheur d'entendre Son Altesse Impériale, et je m'avançai vers la porte, que je refermai doucement sur moi.

Au bout d'une minute d'exil, je rompis mon ban; et voici pourquoi. J'avais réfléchi; ceci, m'étais-je demandé, est-il bien un ordre de princesse? assurément non. Qu'est-ce donc? un caprice de femme; donc il doit être passé, puisqu'il a une minute de date. Si j'ai l'air d'en avoir douté, je passe évidemment pour un sot; et d'ailleurs, si la princesse se fâche, ce qui n'est pas probable, la femme pardonnera. Enhardi par ce beau raisonnement, je rentrai donc tout doucement, et je me remis à la place où j'étais précédemment; ce que la princesse vit très-bien, mais ce qui ne l'empêcha nullement d'achever son duo. Quand il fut fini, je m'approchai de la princesse, à laquelle je demandai très-respectueusement si Son Altesse voulait bien me permettre de l'avoir entendue. «Pardi, me dit-elle en riant, il est bien temps!»

Vers onze heures, on se retira. Gruyer et moi nous regagnâmes notre chambre commune, où, avant de nous endormir, nous fîmes la causette, prenant pour texte la soirée qui venait de s'écouler. Mon brave colonel ne manqua pas de me dire de prendre bien garde à moi; conseil fort sage, mais dont je n'avais pas besoin, car je connaissais le terrain sur lequel j'avais à marcher.

Le lendemain, j'allai de bonne heure chez le prince; il me donna à examiner une nombreuse collection de cartes topographiques, et me dit de lui en donner mon opinion par écrit: c'était le plan des Alpes maritimes, dressé sur une échelle assez vaste, par le général Garnier. Je l'avais connu à Paris, comme un brave soldat et comme un intrépide joueur de bouillotte; mais à son ton et à ses manières un peu sanculotides, je ne me serais jamais douté qu'il fût un ingénieur aussi habile. Il avait fait ses cartes pour être offertes à l'empereur, si on les en jugeait dignes. Comme il était alors à Nice, il devait venir le jour même savoir ce que le prince en pensait, et voilà que ce jugement se trouvait remis à ma décision. Or je déclare avec toute franchise que nul plus que moi n'était incapable de juger le travail du général Garnier; ce qui, toutefois, ne m'arrêta pas une seule minute. Je consignai dans une note que ses plans étaient d'une parfaite exactitude, pensant que si je me trompais, l'auteur du moins rendrait justice à mes connaissances, et en cette occasion le hasard me servit à miracle; car j'ai su depuis que les cartes du général Garnier, qui sont encore, je le crois, au dépôt de la guerre, furent considérées comme les meilleures cartes topographiques des Alpes maritimes que l'on eût encore faites.

Cela réussit quelquefois; mais il ne serait pas bon de s'y fier toujours. Toutefois, sous le gouvernement impérial, tout marchait si vite que l'on aurait pardonné plus facilement une erreur que la moindre hésitation; aussi racontait-on qu'un jour l'empereur, s'étant brusquement approché d'un colonel, lui dit: «Combien d'hommes dans votre régiment?—Douze cent vingt-cinq.—Combien à l'hôpital?—Treize cent dix.—C'est bon.» Le colonel avait répondu si rapidement que l'empereur avait à peine eu le temps de comparer ses réponses.

Les journées que nous passâmes à Nice se ressemblèrent beaucoup. J'allai voir la ville, qui me parut fort peu remarquable par ses édifices. Je la parcourus un jour avec M. de Clermont-Tonnerre; et il n'y a point d'exagération à dire que si, dans les jardins, l'odeur de la fleur d'oranger se fait toujours sentir, l'odeur du fromage nous poursuivit dans presque toutes les rues, mitigée seulement paf l'odeur de l'ail. Il y avait alors à Nice quelques Français exilés de Paris; j'y rencontrai M. Alexandre de la Tour-du-Pin, et M. de Clermont-Tonnerre y alla voir madame d'Escars et sa fille, mademoiselle de Nadaillac, qui avaient obtenu la permission de s'y fixer, après avoir été long-temps détenues à l'île Sainte-Marguerite. Il me donna sur la captivité de ces dames des détails qui me firent vraiment pitié, et dès le jour même je proposai au prince d'écrire à l'empereur en leur faveur. Je vis avec une vive satisfaction, par la manière dont ma proposition fut accueillie, que je n'éprouverais jamais de difficultés pour des demandes de cette nature. Madame d'Escars obtint quelque temps après l'autorisation de revenir dans l'intérieur de la France. Nous écrivîmes aussi à Fouché, qui était encore ministre de la police, pour l'engager à être favorable à la demande qui lui serait probablement renvoyée. J'avais vu ce personnage célèbre la veille de notre départ pour Paris, car j'avais oublié d'aller prendre des passe-ports pour notre voyage, et comme les bureaux étaient fermés le soir, Fouché seul pouvait me les faire expédier sur-le-champ, ce qu'il fit avec la meilleure grâce du monde. Pendant que l'on exécutait l'ordre qu'il avait donné pour nos passe-ports, je remarquai qu'il me regardait fort attentivement, après quoi il me donna, quoique sans me connaître, quelques instructions, me recommandant surtout de lui donner souvent des renseignemens sur l'état des prisonniers en Piémont; et, chose assez singulière, la même recommandation se trouvait au nombre des instructions particulières que l'empereur avait remises au prince. Je me rappelle que l'empereur y insistait principalement sur ce que chacun de nous parlât français, et évitât de se jamais servir de la langue italienne. Je fis à Nice une étude de ces instructions, et j'en eus tout le loisir, car nous n'avions encore à faire que des projets de gouvernement. Il était dit encore dans les instructions de l'empereur que le prince, à dater de son arrivée à Turin, lui écrirait tous les jours.

Le seize au matin, comme nous finissions de déjeuner, on vint dire au colonel Gruyer et à moi que la princesse nous demandait. Nous nous hâtâmes de nous rendre à ses ordres, et nous trouvâmes chez elle le prince et madame de Chambaudouin. La princesse me dit d'une manière fort affable: «Je vous ai entendu dire hier que vous n'aviez jamais été sur la mer; je veux voir si cela vous fera mal au cœur.» Je fus enchanté de cette proposition; car, à part son rang et même sa beauté, Pauline était en vérité une femme extrêmement aimable quand le vent de ses caprices était au beau. Nous descendîmes tous les cinq par le jardin, la princesse ayant pris mon bras, et nous trouvâmes sur le bord de la mer une élégante chaloupe garnie d'une seule voile, et dirigée par quatre rameurs. Nous mîmes une heure environ à gagner en ligne droite la pointe de Monaco, trajet d'une lieue et demie, et voilà, je l'avoue, la plus longue navigation qui puisse me donner des droits à être un jour ministre de la marine. Quant à l'essai que voulait faire la princesse, il me réussit au mieux, car je n'éprouvai pas le plus léger symptôme de ce qu'on appelle le mal de mer. Nous descendîmes à terre, et nous allâmes nous promener dans une magnifique campagne qui appartient aussi à M. Vinaille. Nous nous assîmes sur le gazon, où la princesse, qui avait fait apporter un livre, voulut que je fisse la lecture. À quatre heures, nous reprîmes la route de Nice par la même voie, ne me lassant point d'admirer le magnifique coup d'œil qu'offrent les côtes, vues à une certaine distance, et qui semblent se rapprocher sans que l'on sente le mouvement qui en rapproche, au contraire. Je sus dans cette promenade, vraiment délicieuse, que le jour de notre départ pour Turin était fixé au surlendemain, et que nous nous y rendrions par le col de Tende. Ainsi donc, adieu, Nice.


CHAPITRE III.

Voyage de Nice à Turin par le col de Tende.—Heureuse disposition des voyageurs.—Les arcs de triomphe et les malédictions.—L'hiver dans les montagnes.—La berline de la princesse et la chaise à porteur.—Caprices sur caprices.—Dispute de Pauline avec son mari sur la préséance.—M. de Clermont-Tonnerre et les oreillers de la princesse.—Le froid aux pieds et madame de Chambaudouin.—Mon premier voyage dans les montagnes.—Les Alpes maritimes.—Sospello et les billets de logement.—Mes deux bonnes religieuses.—Siete pur Francese!—Seconde journée.—Sites pittoresques et hardiesse des chemins.—Arrivée à Tende et appétit général.—Scène comique et inattendue.—Histoire d'une fraise de veau et souper retardé.—Causeries nocturnes avec M. de Clermont-Tonnerre.—Anecdotes piquantes.—Souvenirs d'une nuit.—Conversation remarquable de l'empereur avec M. de Clermont-Tonnerre.—Conseils de Napoléon.—Manière de faire un colonel.—La montagne de Tende.—Le porteur de la princesse, une bouteille de vin de Bordeaux et des ricochets.—Approches de notre gouvernement.—La princesse voulant répondre aux autorités.—Nouvelle dispute.—Observation faite à Pauline et influence du nom de l'empereur.—Arrivée à Coni—La ville illuminée.—Discours de l'évêque et réponse du prince.—Influence du clergé en Piémont.—Mot heureux de Voltaire sur les papes.—M. Arborio, préfet de Coni.—Promenade de Coni à Racconiggi.—Maison de plaisance des princes de Carignan.—Parc dessiné par Le Nôtre.—Le lit de Louis XV et l'écho factice.—Commencement de l'étiquette.—Le service d'honneur.—Mademoiselle Millo et mademoiselle de Quincy.—Notre entrée à Turin et le canon de la citadelle.


Il faudrait avoir la plume de Sterne pour raconter dignement toutes les bizarreries, tous les incidens comiques qui signalèrent notre voyage de Nice à Turin par le col de Tende. Nous étions tous jeunes, tous disposés à nous amuser, et pour chacun de nous l'avenir ne se présentait qu'en beau. Qui de nous, en effet, aurait pu supposer alors que cet empire, si grand, si fort, si puissant, ne tarderait pas à s'écrouler? En concevoir la possibilité eût été chose absurde. Cependant je ne tardai pas à m'apercevoir, comme j'aurai l'occasion de le faire remarquer plus tard, qu'il y avait plus d'apparence que de réalité dans l'attachement à la France des peuples annexés à l'empire. Quoi qu'il en soit, nous voilà sur la route du chef-lieu de notre gouvernement général, où nous attendent de brillantes réceptions, des arcs triomphaux, des fêtes à l'extérieur, et au dedans bon nombre de malédictions. Nous mîmes quatre grands jours pour parcourir un espace d'environ cinquante lieues, dont trente dans les montagnes: c'est dire assez que nous voyagions à petites journées, ainsi que l'exigeait la santé de la princesse. Elle me paraissait se bien porter alors; mais elle possédait au suprême degré l'art d'être malade à volonté. Il nous fallut en outre dire momentanément adieu au printemps anticipé dont nous avions joui si délicieusement. À peine, en effet, eûmes-nous fait quelques lieues en nous enfonçant dans les gorges des montagnes, que nous retrouvâmes l'hiver, et un hiver très-rigoureux.

Notre convoi se composait de sept ou huit voitures au moins, sans compter la chaise à porteur de la princesse, où elle montait chaque fois que la raideur des escarpemens nous obligeait à descendre de voiture. Elle était, le reste du temps, dans la berline que nous avions amenée de Paris, et que le sellier Braidy avait faite aussi douce que possible exprès pour ce voyage. Dans la même voiture se trouvait le prince, madame de Chambaudouin, et M. de Clermont-Tonnerre. Dieu sait ce qu'ils eurent à souffrir sur toute la route des caprices de la princesse, car le vent y était à la tempête. Il faut lui rendre cette justice: elle était comme un vrai démon; mais quel joli petit démon! À peine elle était dans sa voiture qu'elle voulait qu'on la portât, et quelques minutes après, il fallait remonter en voiture. L'ennui et l'impatience, à grande peine contenus, que l'on voyait sur la figure du prince, étaient à faire pitié; aussi, tant qu'il le put, fit-il la route à pied. Sa femme le tourmentait sur tous les points possibles: tantôt elle lui disait qu'elle voulait prendre le pas sur lui, arguant du fameux sénatus-consulte que j'ai rapporté précédemment; elle y avait vu que le prince avait le pas immédiatement après les princes français, d'où elle concluait que les princesses françaises se trouvaient dans le même cas, et que, par conséquent, ce serait à elle à répondre aux harangues des autorités. Vainement le prince objectait que c'était lui qui était le gouverneur-général, et qu'elle n'était point, elle, gouvernante générale; elle n'en voulait point démordre, et lui disait alors d'une façon peu aimable qu'il n'était gouverneur-général que parce qu'il était son mari, et qu'il ne serait rien s'il n'eût pas épousé la sœur de l'empereur, ce qui, au fond, ne manquait pas de quelque vérité. Alors le prince l'appelait Paulette, Paulette!... du ton le plus doux possible; mais je t'en souhaite! Paulette avait de la tête, et son état capricieux demeurait en permanence. Quant à M. de Clermont-Tonnerre, lui, il était simplement victime du jeu des oreillers. Or, voici ce que c'était: de bon compte fait, il y avait bien au moins quatre ou cinq oreillers dans la voiture de la princesse. Par momens, ce nombre était à peine suffisant pour envelopper Pauline d'un rempart de plumes; mais parfois aussi la princesse s'en trouvait trop échauffée; alors on les entassait sur les genoux de monsieur le chambellan de service, qui, n'étant pas très-grand, était obligé de se tenir extrêmement droit pour pouvoir respirer au dessus de cette masse de plume. Pour madame de Chambaudouin, c'était autre chose: quand la princesse avait trop grand froid aux pieds, il fallait qu'elle eût de temps à autres des complaisances peu décentes, pour que Pauline trouvât à mettre ses pieds dans un endroit assez chaud.

À cette époque, je n'avais point encore voyagé dans les montagnes; depuis, j'ai parcouru les Alpes proprement dites et les Apennins; mais je puis assurer que, dans aucune des chaînes qui séparent l'Italie du reste de l'Europe ou la dominent dans sa longueur, je n'ai trouvé une nature aussi bizarrement saccadée que dans les Alpes maritimes, depuis Nice jusqu'à Coni. Là j'ai pu admirer ce que peuvent le temps et la main des hommes pour forcer des montagnes ardues à livrer un passage aux voyageurs. J'avais peine à concevoir comment les princes de la maison de Savoie avaient pu parvenir à exécuter des travaux qui sont réellement prodigieux.

Notre itinéraire était tracé d'avance, et nous devions coucher le premier soir à Sospello, bourg enclavé dans une profonde vallée que de hautes montagnes dominent de tous côtés. Quelle que soit mon horreur pour le genre descriptif, je ne puis me dispenser de dire quelques mots de la disposition vraiment unique de ce point des Alpes maritimes. Vers deux heures de l'après-midi, nous nous trouvâmes en vue de Sospello, et nous avions encore près de quatre heures de marche pour y arriver. Figurez-vous un immense cône renversé, ou, si vous aimez mieux un terme plus simple, un vaste entonnoir; supposez un bourg bâti dans sa partie la plus profonde, et vous aurez une idée de Sospello. Arrivés sur un des points dominans du cercle de l'entonnoir, nous en découvrions très-facilement la profondeur; il semblait qu'avec la main on aurait lancé une pierre sur le clocher de l'église; eh bien! c'est de ce point que nous avions encore quatre heures de marche, en suivant les sinuosités des voies pratiquées le long des flancs intérieurs de la montagne; il fallait aller, revenir, aller de nouveau, revenir encore, et quand nous avions fait une lieue de chemin, à peine nous étions-nous approchés de deux cents toises de notre but. Nous y parvînmes enfin un peu avant la chute du jour, et la princesse s'étant enfermée avec ses femmes, nous n'en entendîmes plus parler de la soirée. Nous eûmes seulement à essuyer la visite de toutes les petites autorités du lieu, sans en excepter le séminaire. Rien n'est plus pittoresque que Sospello; le bas-fond sur lequel ce bourg est construit a plus d'étendue que nous n'aurions pu le supposer en le voyant d'en haut. Le torrent qui le traverse n'était à cette époque qu'une jolie petite rivière encaissée par des quais. Sospello était autrefois le quartier-général des Barbets, auxquels il avait fallu faire une guerre d'extermination, et véritablement on dirait que la providence, qui pense à tout, a pensé, en taillant ces montagnes sur un patron si bizarre, à doter les brigands d'une retraite inexpugnable.

Le prince et la princesse furent logés dans la maison du maire, et nous distribués dans le bourg par billets de logement. M. de Montbreton, à sa qualité d'écuyer commandant le voyage, joignait les fonctions de maréchal-des-logis. Pour s'assurer du profond respect que m'inspirerait, l'hospitalité, il m'avait fait la plaisanterie de me colloquer chez deux bonnes vieilles religieuses, ce qui, le lendemain, divertit beaucoup le prince et la princesse. Les bonnes et excellentes femmes! Elles avaient mis tout sens dessus dessous pour m'arranger, dans le modeste asile qu'elles habitaient en commun, une chambre aussi confortable que possible; elles avaient enfin réuni les matelas de leurs lits pour que je fusse mieux couché. M'en étant aperçu, je leur déclarai positivement que je m'en irais à l'instant de chez elles si elles me laissaient plus qu'un matelas, et ne refaisaient pas leurs lits, les assurant que pour tout au monde je ne voudrais pas les incommoder un seul instant. Non, je n'oublierai de ma vie l'expression de surprise qui se manifestait sur leurs figures vénérables pendant que je parlais de la sorte. Quand j'eus fini, la plus jeune des deux, qui avait au moins cinquante ans, me dit en croisant ses deux mains et avec un accent impossible à rendre: Ma, Signor, siete pur Francese!... «Comment, Monsieur, mais vous êtes pourtant un Français!...» Quelle avait donc été la conduite d'indignes Français dans la profondeur de ces montagnes, pour que deux pauvres religieuses fussent si surprises de voir un Français faire ce que tout homme bien élevé ferait à l'égard de toutes les femmes! Elles reprirent leur chambre, m'arrangèrent un lit de sangle dans une autre petite pièce, et le lendemain matin elles épiaient mon réveil pour m'offrir une tasse de café, di café nero, comme disent les Italiens. Au surplus j'avais reçu là une excellente leçon qui me dédommagea par avance des plaisanteries du lendemain.

Le cortége se remit en route d'assez bonne heure sans que la princesse eût pensé à en contrarier le départ par une fantaisie instantanée, et nous nous dirigeâmes vers Tende, où nous devions coucher. Lorsque nous eûmes gravi le versant opposé à celui que nous avions descendu la veille, et redescendu une autre montagne, l'aspect et la nature des lieux changèrent tout-à-fait; nous n'eûmes plus à monter ni à descendre; nous suivîmes une route unie, mais extrêmement sinueuse, frayée sur les bords d'un torrent. Rien de plus pittoresque que cette partie des Alpes maritimes dans lesquelles nous nous trouvions pour ainsi dire encaissés; je me rappelle surtout deux lieues que nous fîmes sur une route taillée dans le roc un peu au dessus du torrent, dont les eaux grondaient au milieu des roches détachées. Les deux côtés de la montagne, extrêmement rapprochés, se resserraient encore à leur ouverture, c'est-à-dire à quatre cents pieds au dessus de nos têtes, de telle sorte que ces immenses murailles naturelles s'avançaient sur la route, à peu près comme la tour penchée de Pise du côté où elle est saillante. Ce chemin avait été creusé sous le duc de Savoie Victor-Amédée.

Enfin nous arrivâmes à Tende, village affreux, composé moins de maisons que de tannières, qui s'élèvent en amphithéâtre sur le plan incliné de la montagne qui fait face à la route. Ces maisons sont tellement les unes au dessus des autres, que pour se faire une idée exacte de Tende, il suffit de regarder une de ces vieilles gravures sur bois où il y a absence totale de perspective, celle, par exemple, où le fameux cheval de Troie se trouve perché sur un fort joli échantillon de rempart; on la trouve, je crois, dans le Virgile in-folio ex codice vaticano.

Quiconque a éprouvé l'influence de l'air des montagnes sur l'estomac humain, concevra quel devait être notre appétit à cinq heures du soir, n'ayant pris de tout le jour qu'un très-léger déjeuner à huit heures du matin; aussi n'y avait-il qu'un cri après le repas tant souhaité. Les ordres étaient donnés, le couvert mis, et déjà nous croyions le moment venu de nous mettre à table, quand un événement imprévu vint répandre parmi nous la consternation. Un mouvement extraordinaire venait de se manifester dans l'espèce d'hôtellerie où était descendue la princesse; on allait, on venait, on se heurtait dans les escaliers; la grosse femme de chambre Émilie courait comme un page; tous les valets étaient sur pieds, les courriers prêts à monter à cheval, la dame d'honneur tout en émoi; les lectrices ne savaient où donner de la tête, enfin les apprêts du souper étaient généralement suspendus. Que se passait-il donc? Nous ne le sûmes pas d'abord, mais enfin nous fûmes officiellement informés que la princesse avait la colique, et son altesse venait de signifier qu'il lui fallait absolument un lavement à la fraise de veau. C'était admirable dans un pays où il n'y a pas de veau! mais les entrailles de la princesse n'admirent aucune espèce de conciliation; la farine de graine de lin fut rejetée avec horreur, et l'huile d'amande douce elle-même ne put obtenir la moindre faveur; c'était une fraise de veau qu'il fallait. Tous les valets se mirent donc en campagne avec des guides du pays; enfin, par une espèce de miracle, au bout de deux heures, un des courriers revint triomphant, portant en selle un jeune veau qui fut immédiatement immolé. La fraise en fut extraite, lavée, bouillie; nous eûmes à notre souper la seule fraise de veau qui probablement ait paru sur une table de Tende depuis la création, et les entrailles de la princesse se trouvèrent émolliées à la satisfaction générale.

Cet incident, comme on peut le croire, jeta beaucoup de gaieté sur notre souper, bien qu'il en ait été retardé jusqu'à huit heures, et je me rappelle que M. de Clermont-Tonnerre et moi ayant été désignés pour occuper la même chambre, nous nous en donnâmes au cœur-joie fort avant dans la nuit. Il était impossible d'être plus aimable que mon camarade de chambre; il savait surtout raconter avec une grâce infinie une foule d'anecdotes dont sa mémoire était remplie. Je pense qu'il n'y aura pas d'indiscrétion à en rapporter ici une qui me vient en souvenance: elle est d'ailleurs caractéristique, et montre parfaitement quelles furent les dispositions de l'empereur en faveur de l'ancienne noblesse.

Il y avait peu de temps que M. de Clermont-Tonnerre avait accepté les fonctions de chambellan de la princesse Borghèse, fonctions qui donnaient le droit d'assister au lever de l'empereur, lorsqu'un jour, après le lever, Napoléon lui adressa la parole, et poursuivit même assez loin la conversation. «Vous avez bien fait, lui dit l'empereur, de vous rattacher à moi. Je vous en sais gré, et j'aurai soin de vous. Mais, voyez-vous, M. de Clermont-Tonnerre, être chambellan de ma sœur, cela ne vous suffit pas; il faut servir... Dam!... Écoutez... je ne puis pas vous rendre les priviléges que vous aviez autrefois... Non, cela ne se peut pas... Mais, enfin, allez voir Clarke, il est ministre de la guerre... Demandez-lui de vous faire capitaine et de vous prendre pour aide-de-camp... Vous lui direz que c'est moi qui vous l'ai conseillé.» Certes, M. de Clermont-Tonnerre n'eut garde de manquer à suivre un aussi bon conseil, et Clarke, comme on peut le croire, s'empressa fort d'y faire droit, d'où il advint que M. Clermont-Tonnerre fit la campagne d'Iéna en qualité de capitaine aide-de-camp du ministre de la guerre. Mais il advint, ma foi, bien autre chose! Après le retour de Tilsitt, l'empereur ayant encore remarqué M. de Clermont-Tonnerre à son lever, l'interpella de la sorte: «Pourquoi n'êtes-vous pas colonel?... Vous avez tort...—Sire.—Oui, je sais bien, les difficultés... C'est difficile, en effet. Pourtant... faites ce que je vais vous dire: On organise dans ce moment-ci des régimens de gardes-côtes. Votre belle-mère a des propriétés en Normandie; allez-y. Montrez du zèle, de l'activité; mettez-vous à la tête d'un de ces régimens; prenez des épaulettes de colonel; à votre retour, vous viendrez me voir avec; je ne dirai rien, et vous verrez que personne n'osera rien dire. Cela passera comme ça, et je suis sûr que Clarke sera très-flatté d'avoir un aide-de-camp colonel[85].» Il serait superflu d'ajouter que ce nouveau conseil donné par l'empereur ne fut pas moins ponctuellement suivi que le premier; l'issue, d'ailleurs, n'en fut pas moins heureuse.

Cependant il ne faut pas que je m'arrête trop long-temps à nos causeries nocturnes, car ce serait à n'en pas finir. Il vaut mieux nous replacer au point où nous en étions, M. de Clermont-Tonnerre et moi, quand nous nous imposâmes un mutuel silence pour profiter du peu d'heures qui nous restaient à dormir. En effet, il fallait être sur pied le lendemain à six heures du matin, notre troisième journée étant de douze heures de marche, dont sept pour monter seulement les soixante-douze grandes marches, liées par des tournans, qui conduisent au sommet de l'immense escalier que présente la montagne de Tende. Jusque là nous n'avions vu de neige que sur quelques roches culminantes; mais, à demi-montée, nous en trouvâmes beaucoup même sur la route, et il faisait un froid des plus rigoureux. La plupart des hommes étaient à pied, et, pour ma part, je ne montai en voiture que quand nous fûmes parvenus sur le plateau qui s'étend au sommet de la montagne de Tende, mais qui a cependant beaucoup moins d'étendue que la plaine élevée du Mont-Cénis. Là, je me le rappelle, le froid et la marche nous donnaient une soif excessive, et nous n'avions aucun moyen de l'étancher, quand j'aperçus un des porteurs de la princesse qui buvait à même une bouteille de vin de Bordeaux. Le gaillard avait été de précaution, et je l'en félicitai en enviant son sort. Il m'assura que s'il n'avait pas bu à même, il m'en offrirait volontiers; à quoi je lui répondis qu'il ne m'inspirait aucun dégoût, et la bouteille passa de ses mains dans les miennes. À peine eus-je humé quelques gorgées, que le prince m'apercevant: «Ne buvez pas tout,» me cria-t-il. Moi, alors, lui rendant le scrupule que m'avait témoigné le porteur de la princesse: «Monseigneur, lui dis-je, si je n'avais pas bu à même, je...—Ah! bah! donnez, donnez donc! je meurs de soif. «Quand le prince eut bu, la bouteille me revint, et je la rendis à son premier propriétaire, fort satisfait de ne pas la revoir tout-à-fait vide.

Quand nous commençâmes à dévaler du côté du Piémont, il fit un temps épouvantable; une espèce de tourmente venait de s'élever: le vent et la neige, qui tombait à flocons serrés, nous coupaient la figure; et les roues de nos voitures s'enfonçaient dans de profondes ornières de neige; enfin nous arrivâmes au premier village de notre gouvernement, où la princesse commença à réaliser ses menaces en voulant répondre au maire du lieu, tandis que le prince lui répondait de son côté; d'où il résulta que le maire n'eut réellement, pour réponse aux magnifiques complimens qu'il avait débités, qu'une dispute de préséance entre le mari et la femme. Je ris de ceci, aujourd'hui que je ris de tout: mais je n'en riais point alors; j'étais au contraire profondément affligé de l'espèce de déconsidération que de pareilles discussions pouvaient faire retomber sur le prince, et je me permis, quand nous arrivâmes à Coni, tout aussitôt que nous fûmes descendus de voiture, de m'approcher de la princesse et de lui en faire respectueusement l'observation, ajoutant que si l'empereur en était informé, Sa Majesté serait fort mécontente. C'était le grand moyen, car le nom de l'empereur seul y pouvait quelque chose; encore ce moyen n'était-il pas toujours efficace. Il réussit pourtant cette fois, et il fut arrêté que ce serait le prince qui répondrait au discours de félicitations que devait prononcer l'évêque de Coni au nom de toutes les autorités du département de la Stura.

Cependant nous étions tous descendus à la préfecture, après avoir traversé une partie de la ville de Coni, toute resplendissante d'illuminations. La princesse passa avec ses femmes dans l'appartement qui lui était destiné. Je me rendis dans la chambre du prince, où nous prîmes préalablement connaissance du discours de l'évêque. Il nous parut fort convenable, et nous arrangeâmes en toute hâte une réponse dans laquelle le prince se félicitait d'entendre la voix d'un vénérable ecclésiastique lui donner la première assurance du dévouement des Piémontais à l'empereur; qu'un pareil choix le flattait personnellement, puisqu'il devait toute son illustration à sa parenté avec un des princes de l'église. Ce rapprochement fit un bon effet dans un pays où l'influence du clergé était très-grande, et où un grand nombre de personnes étaient adonnées à la dévotion. En somme, sous l'Empire même, la partie la plus délicate dans l'action du gouvernement, était celle où elle se trouvait en contact avec le clergé, surtout dans les départemens au delà des Alpes; d'ailleurs, c'est un principe généralement reconnu, que les politesses, même exagérées, n'ont jamais d'inconvéniens, et ne compromettent jamais quand elles s'adressent aux femmes et aux évêques. Voltaire, dont les plaisanteries sont quelquefois si pleines de raison, a touché du doigt la chose quand il a dit, en parlant des papes, qu'il fallait continuer à leur baiser les pieds, mais leur lier les mains. Si j'étais roi, je ne donnerais pas d'autres instructions à mon ambassadeur à Rome; mais voilà sur ce point assez de bavardage.

La préfecture de Coni, depuis que nous y étions descendus en si grand nombre, présentait un état de désordre qui ressemblait presque à de l'anarchie. On ne savait auquel entendre, soit pour le service des tables, soit pour les logemens. Nous fûmes encore presque tous disséminés dans la ville, et j'échus en partage à un bon Piémontais, dont j'ai oublié le nom, mais dont la maison était plus noire et plus enfumée qu'une vieille prison. Au surplus, je ne vins me coucher que fort tard, étant resté plusieurs heures avec le préfet, pour m'informer de l'état et des besoins de son département. C'était un fort brave homme, menant bien sa barque sans bruit, et comptant peu de réfractaires parmi les conscrits de son département, ce qui était un des points essentiels il se nommait M. Arborio. Il mourut malheureusement quelques mois après, et ce fut une perte réelle pour son département qu'il menait aussi doucement que les ordres d'en haut pouvaient le permettre.

Le lendemain, conformément à notre itinéraire, nous n'avions que douze lieues à faire, et ce fut plutôt une promenade qu'une fraction de voyage. En peu d'heures, nous eûmes franchi la distance de Coni à Racconiggi, où nous devions passer la journée, afin d'y concerter notre entrée solennelle qui devait avoir lieu à Turin le lendemain. Les routes étaient magnifiques, comme elles le sont toutes en Piémont, où elles ressemblent réellement à des allées de jardin; aussi ne sont-elles point larges comme nos routes délabrées de l'intérieur de la France, dont on devrait vendre la moitié pour faire réparer l'autre. Les campagnes que nous traversâmes étaient riches de culture et de végétation, et je remarquai, dès lors, le système d'irrigation que j'ai tant admiré depuis, et qui répandait dans toutes les terres la vie et la fécondité.

Racconiggi, palais de campagne des princes de Carignan, est une des belles habitations de prince qui existent. Le Nôtre en a dessiné le parc réservé, qui n'a pas moins de deux cents arpens d'étendue. La végétation y est admirable, les eaux superbes et convenablement éloignées du palais. Les bâtimens sont vastes et parfaitement en harmonie avec les jardins. Là, se trouvait, dans une chambre, le lit qui avait servi au mariage de Louis XV; dans une autre, l'architecte avait ménagé un écho factice que nos lectrices, ou demoiselles d'annonce, firent bavarder à qui mieux mieux. Les autorités de Turin accoururent présenter leurs hommages au prince et à la princesse. Les officiers de leurs maisons, les dames piémontaises de la princesse s'y rendirent également: mais ce serait trop nous hâter que de faire, dès à présent, connaissance avec tout ce monde-là. Ce fut à Racconiggi que la sainte étiquette réclama pour la première fois ses droits imprescriptibles, et le service d'honneur, dont je n'avais pas l'honneur de faire partie, fut seul admis à la table du prince et de la princesse, où il y eut grand gala; et comme ma table n'était point encore officiellement organisée, je dînai avec deux jeunes personnes dont l'une était fort jolie, et l'autre fort agréable, mademoiselle Millo et mademoiselle de Quincy, dont j'ai déjà parlé, mais que je ne commençai réellement à connaître que ce jour-là. J'aimais mieux ce petit comité, qui n'était pas sans charmes, mais qui aurait pu aussi ne pas être sans inconvénient. Enfin, tout se passa pour le mieux; et le lendemain, vingt-deux d'avril, jour de ma naissance, ce qui est pour moi une circonstance assez singulière, nous fîmes, en grande pompe, notre entrée à Turin, escortés par une garde d'honneur, et salués par le bruit du canon de la citadelle.


CHAPITRE IV.

Conseil bon à suivre.—Les faiseurs de plans.—Souvenir du ministère des relations extérieures.—Simplicité d'organisation.—Le colonel Clément, M. d'Auzer, M. Dauchy et le général Porson.—Les deux secrétaires.—M. Charles de La Ville et sa famille.—Les chefs d'état-major de Rapp et de Davoust.—Difficultés de notre position.—Circulaire aux préfets dans l'intérêt des administrés.—Le baron Giulio.—Lutte engagée et allégations de droits.—Correspondance singulière.—Le préfet sur les grands chemins.—Décision indispensable.—Conciliation amiable.—Visite au général Menou.—Horreur du général pour payer ses créanciers.—Le danseur de soixante-dix ans.—Madame de Menou victime de l'expédition d'Égypte.—Seule distraction de madame de Menou.—Le général Menou et le tyran domestique.—Le théâtre Carignan et la troupe de mademoiselle Raucourt.—Ma première soirée au spectacle et mœurs nouvelles.—Incertitudes à l'occasion d'une clef.—M. et madame d'Angennes.—Les théâtres éclairés.—La cour décente et mot du prince Borghèse.—Mon lit et le frère assassiné par son frère.—Promenades avec M. de Clermont-Tonnerre.—La consola et les ex-voto.—Rencontres d'anciennes connaissances.—M. de Salmatoris et M. de Seyssel.—Bon usage piémontais.—Le comte Peiretti et M. de Luzerne.—Le théâtre de l'Opéra orgueil des habitans de Turin.—M. Négro, maire de Turin.—Grand bal donné par la ville au prince et à la princesse.—Bonne idée et heureux effet d'un petit moyen.—Fête magnifique, et Pauline la reine du bal.—Honneurs rendus au fauteuil de l'empereur.—Conseil suivi par Pauline, et enthousiasme à propos d'une Montferrine.


Quand on arrive dans un pays où l'on aura à exercer une part quelconque d'autorité dans le gouvernement ou dans l'administration, la première chose à faire est de chercher parmi les habitans un homme intègre, sans fonctions, sans ambition et appartenant à la classe aisée. Quand vous l'avez un peu tâté, donnez-lui votre confiance; mais, sur toutes choses, ne la donnez qu'à lui: ne l'éparpillez pas sur ces innombrables donneurs d'avis, sur ces faiseurs de projets, qui se jettent à votre tête. À peine étions-nous à Turin, que les plans nous pleuvaient de tout côté, comme des projectiles sur une citadelle assiégée. Si l'on en avait cru la plupart de ces messieurs, l'administration du gouvernement des départemens au delà des Alpes, aurait ressemblé à un ministère de Paris, ayant ses divisions, ses bureaux, ses chefs, ses sous-chefs et son armée d'employés. J'avais remarqué, dans ma première jeunesse, que le personnel du ministère des relations extérieures, qui n'était pas autrement mal régi par M. de Talleyrand, se bornait à quarante-cinq employés, y compris le ministre et ses secrétaires. Je jugeai, d'après cela, que notre machine gubernative serait d'autant meilleure qu'elle serait plus simple; par cette raison toute naturelle, que, moins il y a de roues à une voiture, et plus elle roule facilement. Dès lors, point de divisions, point de bureaux. Les affaires de la maison du prince, ou, si l'on veut ennoblir les choses, l'administration de notre liste civile, ressortissait d'un intendant général, le colonel Clément; M. d'Auzers, ancien chevalier de Malte et émigré, était intendant général de la police; le général Porson, chef d'état major du prince; et le conseiller d'état Dauchy, intendant général des finances. Ces messieurs, comme on dit vulgairement, étaient chargés du gros de la besogne, de la partie matérielle qui se rattachait à leurs attributions respectives. Quant aux matières plus délicates, elles furent réservées, soit pour le secrétaire des commandements, soit pour le cabinet particulier. Mais les attributions de ces deux secrétariats ne furent point tellement définies, que les deux titulaires n'aient souvent confondu leurs fonctions; ce qui était sans inconvénient, car ils ne tardèrent pas à se lier de la plus étroite intimité. Charles de La Ville, secrétaire des commandemens, était un homme excellent, plein d'esprit et de connaissances variées. Il était Piémontais, mais n'avait rien de cette sournoiserie que l'on peut reprocher à un certain nombre de ses compatriotes. Son père, ancien préfet de Turin, s'était dès l'origine prononcé en faveur de la cause française, pour la réunion du Piémont à la France; aussi avait-il été nommé sénateur et chambellan de Madame Mère. Le seul reproche que peut-être on aurait pu adresser au comte de La Ville aurait été la trop longue prolongation d'habitudes qui devraient être plus spécialement l'apanage de la jeunesse. Il avait deux autres fils, César et Alexandre, alors colonels tous les deux dans l'armée française, dont l'un fut chef d'état-major de Rapp à Dantzig, et l'autre chef d'état-major de Davoust à Hambourg. C'est dire assez que c'étaient des officiers distingués. Au surplus, les trois frères de La Ville étaient presque Français; ils l'étaient du moins par leur éducation, ayant été tous les trois élevés au collége de Sorrèze.

On a pu voir facilement, par ce qui précède, comment se trouva organisé le gouvernement général des départemens au delà des Alpes. Mais qu'est-ce qu'un gouvernement dont le chef n'a point de places à donner? Le prince se trouvait soumis par le fait à l'action de chacun des ministres dans la sphère de leurs attributions. Quand le ministre de l'intérieur, par exemple, avait obtenu de l'empereur la nomination de tel ou tel préfet, de tel ou tel sous-préfet; si, nous qui étions sur les lieux, nous le jugions, soit incapable, soit digne d'avancement, il fallait que le prince s'adressât au ministre de l'intérieur, et si celui-ci ne faisait pas droit aux observations du prince, que devenait la considération dont devait être entourée la personne du prince gouverneur-général, qui ne pouvait pas, d'ailleurs, descendre jusqu'à invoquer l'influence souvent toute-puissante des bureaux? À la vérité, il partait chaque jour du cabinet du prince une lettre à l'empereur; mais ce n'était pas avec un homme comme Napoléon que l'on eût été bien venu de faire servir cette note quotidienne à des intérêts privés, qui cependant n'en étaient pas moins sacrés. Toutefois, nous eûmes quelquefois recours à ce moyen, et presque toujours avec succès; ce qui tenait peut-être à ce que nous n'en usions qu'avec réserve, et avec une parfaite connaissance de cause.

Dès les premiers temps de notre arrivée, nous pensâmes que, dans l'intérêt des services publics, il fallait tâcher de donner une direction commune à l'action des préfets et à la nôtre; nous envoyâmes à cet effet une circulaire aux préfets des neuf départemens dont se composait le gouvernement. Nous les engagions à nous communiquer l'objet de leur correspondance, pour que, la nôtre coïncidant avec la leur, les affaires pussent obtenir une décision plus prompte. Certes, une pareille invitation était bien évidemment dans l'intérêt général: aussi fut-elle comprise de la sorte par huit de nos neuf préfets, qui s'empressèrent de l'accueillir et nous en adressèrent même des remerciemens. Quant au neuvième, le baron Giulio, préfet de Verceil, il prit la chose tout de travers. C'était un ancien médecin, patriote plus que chaud dans les troubles du Piémont, bon administrateur, mais jaloux de toute autorité qui portait ombrage à la sienne. Il ne vit, lui, dans notre invitation qu'un besoin indiscret de nous immiscer dans les affaires de sa préfecture, que sais-je? un simple acte de curiosité. Il voulut donc se renfermer dans son droit, et l'alla puiser dans ce même sénatus-consulte en vertu duquel Pauline voulait avoir le pas sur son mari. Il faut dire, d'abord, que la circulaire contre laquelle il se gendarmait avait été écrite, par ordre du prince, mais non signée par lui. Ce fut donc au signataire de la lettre que le baron Giulio répondit qu'après avoir bien examiné le sénatus-consulte en question, il n'y voyait aucune disposition qui le contraignît à communiquer sa correspondance au prince gouverneur-général; que, par conséquent, il croyait devoir s'abstenir de le faire, jusqu'à ce qu'il eût consulté le ministre de l'intérieur. Le cas était délicat parce que, au fait, le préfet avait rigoureusement raison. Comment faire pour ne froisser aucun droit et pourtant ne pas céder? Nous fûmes servis au mieux par la découverte que nous fîmes, dans les instructions particulières de l'empereur au prince, d'un article ainsi conçu: «Le prince gouverneur-général a le droit, quand il le jugera convenable, de mander à son lever les chefs d'administration de son gouvernement.» Nous voilà donc sauvés. Le préfet, en réponse à sa lettre en reçut une conçue à peu près en ces termes:

«Monsieur le préfet, j'ai reçu avec surprise la lettre que vous avez jugé à propos de répondre à celle que je vous ai adressée par ordre du prince gouverneur-général. Cependant vous êtes dans votre droit. Non, Son Altesse impériale n'a pas le droit d'exiger la communication de votre correspondance avec les ministres; aussi n'exigeait-elle pas; elle vous engageait seulement à la lui communiquer dans l'intérêt de vos administrés. Vous ne l'avez pas voulu; chacun se trouve donc, par votre faute, replacé dans son droit. Aux termes de tel article des instructions de l'empereur, Son Altesse impériale a le droit de vous mander à son lever quand elle le jugera convenable, et elle en use. J'ai donc l'honneur de vous faire savoir, Monsieur le préfet, que le prince juge convenable de vous mander à son lever tous les matins jusqu'à nouvel ordre. Le chef-lieu de votre préfecture n'est qu'à quinze lieues de Turin, ainsi, en partant à cinq heures du matin, vous pourrez arriver ici de manière à vous trouver au lever de Son Altesse impériale, qui a lieu à dix heures précises.»

Qui fut penaud, au reçu de cette lettre? Ce fut notre récalcitrant préfet. Dès le lendemain, le voilà sur la route avant le jour, et à neuf heures et demie il était auprès du signataire de la lettre, se récriant, comme on peut le croire, sur un ordre qui lui faisait passer la moitié de son temps sur les chemins. «Les appointemens de ma préfecture, disait-il, n'y suffiront pas pendant deux mois.» À cela on lui répondait: «Que pouvons-nous y faire? vous arguez d'un droit, nous arguons d'un autre droit. C'est votre faute.—Ma faute! ma faute! Cela ne peut-il pas s'arranger? Parbleu, je ne demande pas mieux que de vous communiquer mes correspondances.—Nous ne demandons pas autre chose, et, s'il faut vous l'avouer, notre surprise a été grande de voir un administrateur aussi éclairé que vous l'êtes ne pas comprendre tout de suite que nous n'avons agi comme nous l'avons fait que pour le plus grand bien de votre département. Nous pourrons, par ce moyen, appuyer les justes réclamations que vous aurez à faire dans l'intérêt de vos administrés.»

M. Giulio se rendit tout d'abord à ces raisons; puis il ajouta avec un peu de frayeur: «Mais, dites-moi, monsieur, le prince est peut-être furieux contre moi; je crains qu'il ne me fasse des reproches.—Le prince!... Il ne sait pas un mot de tout ceci, et il est inutile qu'il en sache rien. Croyez-vous que nous aurions été si légèrement vous nuire dans son esprit? Non, monsieur; nous étions trop sûr de la manière dont finirait ce léger malentendu tout aussitôt que nous aurions eu la moindre explication avec vous. Voyez le prince, si vous voulez; il vous recevra bien, comme il reçoit tous les fidèles et dévoués serviteurs de l'empereur.» Alors qui fut content? ce fut le préfet.

Mais voilà assez long-temps que je tiens le lecteur enfermé dans le cabinet de Turin; il est, je pense, à propos d'en sortir. La ville, d'ailleurs, est fort agréable à voir, et nous pouvons faire des rencontres qui ne le seront pas moins. Cependant je crois que la convenance exige que nous commencions par faire une visite au général Menou, puisque nous sommes venus le supplanter dans son gouvernement, en réduisant ses fonctions à celles de commandant de la vingt-septième division militaire. Le général Menou était, comme l'on dit, un vrai panier-percé, mais en même temps un homme parfaitement aimable. Plus l'empereur lui donnait d'argent, plus il faisait de dettes, et jamais homme n'a poussé plus loin l'horreur de payer ses créanciers.

C'était pour lui une espèce de religion à laquelle il était bien plus dévot qu'il ne l'avait été à la religion catholique et même au culte de Mahomet. Comme j'avais connu à Paris beaucoup de personnes de sa connaissance, je me trouvai tout d'abord en point de contact avec lui. C'était un vrai philosophe, se moquant des grandeurs, des dignités, des rangs, et sachant parfaitement jouir des avantages réels qui y étaient attachés. Il était fort gros, d'une taille médiocre, mais d'une force prodigieuse; car, étant alors âgé de soixante-dix ans, il ne quittait guère la place dans les bals du prince qui avaient lieu tous les lundis. On sait qu'il avait épousé une Égyptienne; d'abord il l'avait tenue long-temps presque renfermée, ou, si elle sortait, ce n'était que la tête couverte d'un voile épais qui ne permettait pas de distinguer ses traits. La pauvre femme! c'est bien elle sans doute qui a été la plus malheureuse victime de notre expédition d'Égypte, car le général Menou était un des premiers entre ces maris qui dépensent au dehors toute leur amabilité, et rapportent chez eux, à cet égard, une économie qui ressemble beaucoup à de l'avarice. Cependant depuis notre arrivée, madame de Menou avait un peu de liberté, et celle de se découvrir la figure n'était pas la plus agréable pour les autres, car elle était d'une extrême laideur; mais, en vérité, elle était si malheureuse qu'elle faisait pitié, et chaque fois que nous lui faisions une visite, nous pouvions regarder cela comme une bonne action. Elle n'avait reçu aucune espèce d'instruction, ne savait ni lire, ni écrire, ni travailler à aucun ouvrage de femme; long-temps sa seule distraction fut de jouer sur un piano, l'air: Ah! vous dirai-je maman, le seul qu'elle eût pu parvenir à apprendre. De notre temps, elle allait au spectacle, et je puis citer, comme étant de la plus scrupuleuse vérité, un fait qui donnera idée des douceurs de son ménage. Un jour, j'allai la voir dans sa loge, au théâtre Carignan, où les comédiens français, sous la direction de mademoiselle Raucourt, donnaient une représentation du Tyran domestique. Madame de Menou, dans je ne sais plus quelle situation de la pièce, se met à fondre en larmes; je lui demande avec empressement ce quelle a. «Monsieur, me répondit-elle, c'est comme le général, quand il est de bonne humeur.» Quand il est de bonne humeur!... Jugez, si vous connaissez l'œuvre de M. Alexandre Duval, de ce que cela devait être quand le général était de mauvaise humeur. Madame de Menou ne devait, au reste, le plus de liberté dont elle jouissait, qu'à l'ntervention du prince; mais elle ne paraissait jamais chez le général quand il donnait des fêtes et de grands dînés.

Puisque j'ai cité le théâtre Carignan, je veux parler du singulier usage dont je fus frappé le jour où j'y allai pour la première fois. Ce fut, je crois, le lendemain de notre arrivée. J'arrive à la porte du théâtre, et je demande un billet de première. On me prend vingt sous, et l'on me met en place dans la main, une espèce de contremarque. Un individu qui se trouvait là soulève un rideau de vieille tapisserie, et me voilà dans une salle de médiocre grandeur, éclairée seulement par deux lumignons placés de l'un et de l'autre côté de l'avant-scène. Je ressors bien vite pour expliquer au bureau que je veux un billet de premières loges, et non un billet de parterre, me faisant comprendre d'autant plus difficilement que je n'entendais encore rien au baragouin piémontais. Cependant, moyennant une nouvelle rétribution d'une pièce piémontaise, de trois livres douze sous, on me donne une clef. J'avoue qu'à la vue de cette clef je crus m'être mal expliqué, trouvant cependant que c'était un peu cher pour la jouissance momentanée du lieu que je la supposais destinée à ouvrir. Mon embarras était extrême quand quelqu'un m'indiqua l'escalier par lequel je devais monter. Je monte; point d'ouvreuses, et par conséquent nouvel embarras. À force d'aller et de venir dans les corridors obscurs, je vis arriver un monsieur et une dame, auxquels je demandai, en ma qualité d'étranger, la permission de leur expliquer l'objet de ma perplexité. C'était précisément le marquis et la marquise d'Angennes, fort aimables tous les deux, et que je revis beaucoup dans la suite. L'un et l'autre parlaient très-bien le français, et ils m'expliquèrent que la clef que j'avais était celle d'une loge dont j'avais la jouissance pour la soirée, que j'en connaîtrais la situation par un numéro gravé à droite de la clef si la loge était à droite, et à gauche si la loge était du côté gauche, et que la contremarque, prise séparément, attestait un simple droit d'entrer dans la salle. Ainsi informé, j'entrai dans ma loge, où j'écoutai nonchalamment une partie du spectacle; après quoi je retournai au palais, fort peu satisfait de ma déconvenance: car, s'il faut parler vrai, j'avais été au spectacle dans l'espoir d'y avoir des voisins et surtout des voisines. Rien n'était triste comme cette salle, éclairée seulement par la rampe, mais en peu de temps nous changeâmes tout cela, et les théâtres de Turin eurent des lustres, à l'instar des salles de Paris. Puisque je suis sur ce chapitre, j'ajouterai que cette innovation ne fut pas du goût de tout le monde et surtout des maris, parce que les femmes se trouvèrent obligées à de plus grands frais de toilette; ce à quoi elles se résignèrent avec beaucoup de complaisance.

Avant nous, en effet, le théâtre à Turin n'était, pour ainsi dire, pas l'objet d'une dépense; l'obscurité des salles permettait aux femmes d'y venir à peu près comme elles seraient restées chez elles; elles y recevaient des visites; et d'ailleurs, le prix d'une loge pour une saison était très-peu élevé. Plusieurs personnes en faisaient même l'objet d'une innocente spéculation, en louant leur clef les jours où elles n'allaient point au théâtre. Sans cela, même, des étrangers, passant par Turin, n'auraient pas pu très-souvent se procurer une loge. Les jeunes gens, eux, étaient fort ennemis de l'introduction des lumières, pour des motifs que je laisse deviner; mais nous avions en notre faveur les lois de la décence, et il est bon que l'on sache, à n'en pas douter, que notre cour était très-décente. «Comment pourrait-il en être autrement, remarquait très-judicieusement le prince, quand le chef donne l'exemple?» Or ceci, je vous prie de le croire, est dit très-sérieusement.

Les deux ou trois premiers jours que nous passâmes à Turin, furent consacrés à notre organisation intérieure; nous nous installâmes dans nos appartemens, qui étaient fort convenables. Pour moi, je couchai dans un lit qui avait été précédemment le théâtre d'un événement tragique; un frère y était mort assassiné par son frère. Il se nommait, je crois, Capello. Cela ne me fit faire aucun mauvais rêve; toutefois je ne pus dormir à cause du bruit que faisaient, au moindre mouvement de ma part, les feuilles de blé de Turquie, dont on avait rempli une paillasse, conformément à l'usage du Piémont. Dès le lendemain, feus soin de m'en faire débarrasser. Les heures de loisir, qui étaient assez nombreuses, surtout au commencement, ne me parurent nullement longues. Un de nos grands plaisirs, à M. de Clermont-Tonnerre et à moi, était d'aller visiter les églises, et nous rendîmes notre première visite à l'église dédiée à Notre-Dame de Consolation. Elle est en grande vénération à Turin, aussi l'appelle-t-on tout simplement la Consola, parce qu'il faut un nom court à tout ce qui est populaire. Nous fûmes frappés de la quantité énorme d'ex-voto dont tous les murs intérieurs étaient tapissés, tant dans l'église supérieure que dans l'église souterraine; il y en avait jusque sur les murs des galeries qui conduisent à l'ancien cloître. On y voyait, sans aucun doute, plus de bras et de jambes qu'il n'en manque à notre hôtel des Invalides; ici ce sont des bateaux prêts à chavirer sur une rivière, là des cavaliers emportés par des chevaux fougueux, mais ce qui surtout y domine, ce sont les femmes en couches. Telle partie de l'église passerait facilement pour avoir été peinte d'après nature, à l'hospice de la Maternité. C'est, à parler franchement, un musée éminemment grotesque, tant ces petites peintures sont bizarrement faites; mais, par bonheur, les yeux de la foi n'ont pas besoin de se connaître en peinture. Je me rappelle que ce premier examen nous divertit beaucoup, et je renouvelai plusieurs fois mes visites à la Consola, dont la collection est infiniment plus riche et plus variée que celle de Martinet.

Au bout de quelques jours, je commençai à voir du monde, n'étant pas d'ailleurs très-pressé de me mettre en avant, tant je pensais qu'il y avait à gagner à étudier le terrain; mais je rencontrai plusieurs personnes que j'avais connues à Paris, et notamment à notre fameuse loge écossaise de Sainte-Caroline, que j'ai déjà citée une fois. Tels furent le bon homme Salmatoris, ancien préfet du palais sous le Consulat, et alors intendant des domaines de la couronne en Piémont, et M. de Seyssel, introducteur des ambassadeurs, qui venait passer le temps de ses congés à Turin. Ces messieurs parlèrent obligeamment de moi à quelques personnes, et, en peu de temps, je reçus un assez bon nombre de visites que, bien entendu, il fallut rendre, ce qui m'amène tout naturellement à parler d'un usage piémontais que je trouve excellent.

Quand vous arrivez à Turin, il est fort inutile que vous alliez faire des visites; on ne vous recevrait pas; si l'on veut vous voir, vous êtes prévenu. Par ce moyen on est sûr d'un bon accueil, et on ne peut s'exposer à en recevoir un mauvais. Je me trouvai donc introduit dans la maison du vénérable M. de Balbe, directeur de l'Université de Turin, homme d'un grand savoir, d'un rare mérite et d'une extrême modestie qui avait épousé une française, veuve de M. de Séguin: si je ne me trompe, madame de Séguin avait joué un certain rôle à Paris, lors du dernier ministère de M. de Maurepas; dans tous les cas, c'était une femme extrêmement aimable; le temps, quoiqu'elle fût déjà assez âgée, avait laissé sur son visage des souvenirs de beauté, et ses manières étaient on ne peut plus distinguées. Je vis aussi le comte Peiretti, notre premier président de la cour impériale, et sa jolie femme; le marquis et la marquise Dubourg, dont la maison passait avec raison pour être la première de Turin, mais où il était extrêmement difficile aux Français d'être admis; enfin M. de Luzerne, gouverneur du palais de Stupinis, me présenta chez la comtesse de Salmours, où se réunissait la société la plus distinguée de Turin, et dont, très-certainement, j'aurai à reparler encore.

Cependant la ville de Turin, fière avec raison de la beauté de sa grande salle de spectacle, voulant nous la faire voir dans toute sa splendeur, se disposait à y donner un grand bal paré au prince et à la princesse. Le jour en étant fixé, ce fut un mouvement général pour se procurer des billets et pour se livrer aux importans travaux de la toilette. Nous, nous n'avions pas besoin de solliciter pour nous, mais chacun était assailli de demandes, et le baron Négro, maire de Turin, et en cette qualité grand distributeur des invitations, ne savait à qui entendre. Le matin du jour où devait avoir lieu le bal, j'étais allé faire tout seul une promenade à cheval dans les environs de Turin; tout en chevauchant il me vint pour le soir une idée que je trouvai bonne, et je résolus d'en faire part à la princesse, dont l'esprit bonaparte me parut surtout susceptible de l'apprécier. En rentrant au palais, je me rendis donc à l'appartement de la princesse, où je me présentai du côté des petites entrées. Elle occupait dans le palais Chablais, que nous habitions, l'appartement le plus rapproché de la place Impériale, tandis que l'appartement du prince se trouvait à l'opposite. Mademoiselle Millo, sa lectrice, alla lui dire que je demandais à lui parler, et je fus reçu immédiatement dans la galerie même où plus tard se trouva placée mystérieusement la statue de Canova. L'accueil de la princesse fut extrêmement gracieux, et je lui parlai à peu près en ces termes: «Madame, l'influence des riens est souvent très-grande, et Votre Altesse ne peut l'ignorer. Quoique nous soyons ici depuis huit jours seulement, j'ai déjà pu observer combien les Piémontais sont engoués de tout ce qui leur reste de national. Ce soir, c'est naturellement Votre Altesse qui ouvrira le bal. Faites-le commencer par une Montferrine. C'est un enfantillage peut-être, mais j'ai la certitude que tout le monde vous en saura gré. Pour que cela produise plus d'effet, ajoutai-je, il faudrait faire donner l'ordre à Canavassi[86] de faire entendre la ritournelle d'une contredanse française, et alors vous lui ferez imposer silence en disant que vous voulez une Montferrine.» Ainsi parlé-je, et j'eus la satisfaction de voir que Pauline goûta fort mon avis. Tout cela, dira-t-on, est bien frivole: eh! bon dieu! pas plus qu'autre chose; remontez donc aux causes premières des plus grands événemens, et vous m'en direz des nouvelles.

Quoi qu'il en soit, tout se passa le soir comme je l'avais prévu. À neuf heures précises, nous nous rendîmes tous à pied à la salle de l'Opéra, par les galeries intérieures du Palais-Impérial et la longue galerie qui communique au théâtre. Nous entrâmes par une grande porte pratiquée au milieu de la salle, sur l'emplacement qu'occupait ordinairement la grande loge d'apparat, et je dois dire que nous fûmes tous saisis d'un mouvement d'admiration involontaire en voyant cette salle magnifique éclairée par des milliers de bougies, et remplie de femmes brillantes de jeunesse et de parure, parmi lesquelles il y en avait d'extrêmement jolies. Mais le prix de la beauté appartenait sans conteste à la princesse, qui était, si on peut ainsi s'exprimer, ruisselante de diamans. Les banquettes pour les dames formaient un immense carré long, autour duquel les hommes circulaient. Au fond de la salle était le fauteuil de l'empereur, et comme s'il eût été présent, toutes les personnes attachées à son service se tenaient debout derrière son fauteuil. De chaque côté on avait placé seulement une chaise, l'une à droite pour le prince, l'autre à gauche pour la princesse, qui toléra, sans murmurer, cette infraction à ses prétentions. Derrière leur chaise les personnes de ce que l'on appelait leur maison d'honneur étaient debout, comme les officiers civils de l'empereur derrière son fauteuil, et ce genre de service parut bien nouveau à mes bons aides-de-camp. Gruyer et Henrion auraient mieux aimé être chargés d'une mission à travers la mitraille; mais enfin ils se considérèrent comme des soldats en faction, et ne bougèrent pas du poste.

Quand le prince et la princesse eurent fait le tour de l'assemblée en singeant le mieux possible les habitudes de l'empereur en pareille circonstance, ils allèrent prendre place, et je me tins coi pour observer l'effet que produirait notre comédie concertée le matin. Canavassi et ses acolytes commencèrent une ritournelle de contredanse française, et la princesse joua son rôle à ravir. À peine elle eut fait entendre ces mots: Une Montferrine! ce fut un cri général. Les vive l'empereur! vive le prince! vive la princesse! formèrent un tintamarre à ne pas s'entendre, et c'est ce que l'on appelle de l'enthousiasme. Pauvre peuple, que tu es bête!


CHAPITRE V.

M. Alfieri de Sostegno.—Beauté et gravité d'un maître des cérémonies.—La femme morte d'ennui.—Trève de plaisanteries et caractère honorable de M. Alfieri.—Correspondances entre Turin et Cagliari.—Belle conduite de M. de Saint-Marsan envers Napoléon.—Singulier exemple de la mémoire de l'empereur.—Mes souvenirs et les proverbes de Sancho.—Mademoiselle Raucourt à Turin.—Usage de la langue française, remontant dans quelques localités au temps de Louis XIV.—Notre statistique dramatique à Turin.—Soirée à la cour.—Mademoiselle Raucourt, Jocaste et un Œdipe improvisé.—Représentations de mademoiselle Raucourt au théâtre Carignan.—Monrose et Perrier.—Le bâton de maréchal des comédiens.—Théorie morale de mademoiselle Raucourt, sur le principal et l'accessoire.—Récompenses données par l'empereur au général Menou.—M. de Menou remplacé par César Berthier, et les deux dissipateurs.—Folies de César Berthier et mécontentement de son frère.—Huissiers battus et intervention indispensable.—Charmante famille de César Berthier.—Esprit de mademoiselle Raucourt et leçon de convenance donnée à César Berthier.—Lettre du prince de Neufchâtel au prince Borghèse.—Mort de M. Visconti et désespoir du maréchal.—Plaintes confidentielles contre l'empereur.—Vive tendresse du prince pour sa mère.—Incroyable influence de la température sur son humeur.—Soixante mille francs d'aumônes par an.—Le prince malade d'ennui.—Arrivée à Turin du prince Aldobrandini.—Singulière ambition du dentiste de la cour et les dents des deux frères.—Le Pô et l'Eridan.—Un mot sur Turin.—Mugissemens d'un taureau d'airain et croyance des bonnes femmes.—La manie des alignemens.—La part de Turin dans les projets d'embellissemens de l'empereur.—Le nouveau pont de Turin.—Murmures contre la destruction d'une église.—Entêtement d'une madone, suivi de complaisance.—Cause sérieuse de la chute de l'empire et défi porté aux savans.—Apparition de Lucien à Turin sans qu'il voie sa sœur.—Palais de plaisance des rois de Sardaigne.—La Vennerie, Montcallier et Stupinis.—La cour à Stupinis.—Courte description.—Histoire de ma chambre.—L'empereur, la belle dame et l'aide-de-camp.—Bon voisinage du colonel Gruyer.—La chasse aux yeux d'un pape.—Tour d'écolier et utilité du blanc d'Espagne.—Bonne qualité du prince Aldobrandini, lettre de l'empereur et départ.—Présentation en habit de soldat et les épaulettes de colonel.—Le roi Joseph, à Stupinis.—Le Piémont pris en grippe par Pauline.—Caprices plus violens que jamais.—Départ de Pauline pour les eaux d'Aix et la cour sans femmes.


Ce que l'esprit humain a inventé de plus grand, ce que le génie des siècles a engendré de plus sublime, ce qui atteste le plus la dignité de l'homme, l'étiquette, puisqu'il faut l'appeler par son nom, n'était pas moins scrupuleusement observée à la petite cour de Turin qu'à la cour des Tuileries. La direction de cette sauve-garde des empires était confiée à M. Alfieri de Sostegno. Qu'il était beau dans l'exercice de ses fonctions de maître des cérémonies! Il me semble le voir encore! Le voilà, revêtu d'un habit bleu de ciel tout chamarré de broderies d'argent. Le voyez-vous, le corps légèrement appuyé sur la hanche gauche, le pied droit en avant, et de sa main droite se faisant une espèce de garde-vue? Savez-vous ce que fait notre maître des cérémonies dans cette attitude? Il lorgne, car il faut que vous sachiez qu'il lorgne toujours, même à table, et surtout au dessert, pour arrêter dans sa pensée quels sont les bonbons qu'il mettra dans sa poche. Son fidèle lorgnon, attaché en sens contraire à une bague, ne le quitte jamais, et c'est à l'aide de cet instrument que M. Alfieri surveille les grandes évolutions de l'étiquette. M. Alfieri a des cheveux noirs et un peu crépus. Or ceci, sachez-le bien, est une des conquêtes du prince Borghèse, car M. Alfieri a été poudré à blanc. Qu'il me soit même permis de dire ici par anticipation que ce fut pendant que Napoléon prenait Vienne pour la seconde fois, que son beau-frère, à la suite d'habiles négociations, amena M. Alfieri à quitter la poudre, et, qui plus est, à danser le grand-père.

Or, maintenant, voici bien autre chose. C'était un bruit généralement répandu dans la haute société médisante de Turin, que la femme de M. Alfieri était morte d'ennui; on allait même jusqu'à dire que son mari n'avait pas été étranger à ce crime involontaire. Madame Alfieri, m'a-t-on dit, était une femme fort agréable, douée des plus aimables qualités et d'une vertu que la calomnie elle-même n'aurait osé attaquer. Elle avait succombé, assurait-on, à la suite de nombreuses conversations, dont la dernière l'avait emportée, mais cela sans qu'il s'y fût joint aucun accident étranger: pas le plus léger symptôme de maladie, pas le plus petit accès de fièvre. D'abord, ennemi, comme doit l'être tout bon chrétien, de tout ce qui peut ressembler à de la médisance, je pris un pareil bruit pour un jeu de langues féminines; cependant, ayant eu souvent l'honneur de causer avec M. Alfieri, j'ai dû demeurer convaincu que cela était, sinon vrai, au moins très-possible.

Eh! mon Dieu! n'est pas amusant qui veut; et j'ai connu tels personnages qui, pour se donner la réputation d'hommes d'esprit, n'avaient trouvé d'autre moyen que de se renfermer dans un silence absolu. Tel était à Paris, dans ma jeunesse, M. Raymond Delaistre. Au surplus, M. Alfieri était un homme essentiellement honnête et d'une rigide vertu. Opposé d'abord à la cause française par attachement, par fidélité aux anciens rois de Sardaigne, il avait même subi un assez long exil en France, et, je crois, quelque temps de détention à Dijon; mais le trésor des grâces impériales était alors inépuisable pour ceux qui n'avaient été que les ennemis de la république française. Nous savions bien que la plupart des nobles piémontais n'avaient accepté de fonctions dans le gouvernement et de places à la cour qu'après avoir pris l'assentiment du roi de Sardaigne; nous savions bien qu'il existait encore quelques correspondances entre Turin et Cagliari; il y a plus, nous savions bien ce que contenaient ces correspondances, mais le gouvernement impérial était si fort qu'il n'y avait pas lieu à autre chose qu'à fermer les yeux quand il ne s'agissait que de vains regrets et de vœux qui nous semblaient insensés. À cette occasion je regarde comme un devoir de rendre justice à M. d'Auzers, car il n'était nullement du parti de la persécution.

Parmi les Piémontais il y en eut un dont la conduite envers l'empereur fut remarquablement noble et exemplaire. Je parle ici de M. de Saint-Marsan, frère de la marquise Dubourg. M. de Saint-Marsan et M. de Balbe étaient réellement les deux hommes les plus distingués du Piémont. Lors de la réunion des états du roi de Sardaigne à la France, Bonaparte, l'homme peut-être qui se soit jamais le mieux connu en hommes, ayant su apprécier les rares qualités de M. de Saint-Marsan, le fit venir et lui proposa de s'attacher à lui. À cela, M. de Saint-Marsan ne dissimula pas au premier consul l'attachement sincère qu'il conservait à ses anciens princes, qu'il nourrissait encore des espérances pour eux; et sa conclusion fut qu'il verrait plus tard, mais qu'il n'était pas encore temps. Loin de se plaindre de cette loyale franchise de la part d'un homme de conscience et de mérite, le premier consul n'en conçut que plus d'estime pour M. de Saint-Marsan. Ses dernières paroles même, et je puis certifier ce fait, restèrent si bien gravées dans la tête de Napoléon, que lorsqu'en mil huit cent cinq l'empereur s'arrêta à Turin, avant de se faire couronner roi d'Italie, ayant distingué M. de Saint-Marsan parmi les nombreuses personnes qui s'étaient rendues au Palais, il alla droit à lui, et lui dit: «Eh bien! monsieur de Saint-Marsan, est-il temps?—Oui, Sire.» Dès lors l'empereur compta dans ses conseils un homme capable et fidèle de plus: M. de Saint-Marsan fut fait conseiller d'état et quelques années plus tard nommé à l'ambassade de Berlin, où il servit la France avec toute la loyauté que l'on peut attendre d'un homme qui ne s'est pas montré trop empressé de servir.

J'enfile ces souvenirs, comme ils se présentent à ma mémoire, à la bonne franquette, absolument comme Sancho enfilait ses proverbes. Sans cela, s'il m'était donné de m'astreindre à quelque régularité, j'aurais déjà dû parler de mademoiselle Raucourt à Turin, des premières réceptions chez la princesse, de l'arrivée du prince Aldobrandini, de la position de Turin, de sa délicieuse colline et surtout de notre premier séjour à Stupinis. C'est ce que je vais essayer de faire, sans répondre toutefois qu'il ne me viendra pas quelque autre idée à la traverse.

Mademoiselle Raucourt avait obtenu un privilége pour l'exploitation d'un théâtre français dans le royaume d'Italie et dans les départemens au delà des Alpes. Ses comédiens étaient divisés en deux troupes, dont l'une demeurait à poste fixe à Milan. L'autre passait environ six mois à Turin, depuis la fin du carême jusqu'à la saison d'automne. Le reste de l'année elle devenait presque nomade, et allait donner des représentations tantôt à Gênes, tantôt à Alexandrie, et quelquefois à Casal, l'une des villes du Piémont où la langue française était le plus usitée, et c'était un reste traditionnel de la possession de Casal par la France, sous le règne de Louis XIV. J'ajouterai, en passant, que je remarquai la même chose à Pignerol et dans les vallées de la Tour et de Luzerne. Au mois de septembre, la troupe de mademoiselle Raucourt qui se tenait au théâtre Carignan, où l'on a vu mon début, cédait cette salle à une troupe d'Opéra Buffa, dont la clôture avait lieu le premier jour de l'Avent; pendant l'Avent point de spectacle, et le commencement du carnaval était signalé par l'ouverture du grand Opéra, dont la dernière représentation avait lieu le mardi gras. Clôture générale des théâtres pendant le carême, et jamais de représentation le vendredi. Joignez à cela deux autres petits théâtres, où venaient des comédiens italiens et des Buffi Caricali: le théâtre d'Angennes, faisant partie de la maison du marquis d'Angennes; et le théâtre Sutera, dans la rue du Pô: vous aurez alors une idée complète de notre statistique dramatique.

Ayant donc appris l'arrivée à Turin du prince et de la princesse, mademoiselle Raucourt, qui se trouvait alors à Milan, s'empressa de venir présenter ses hommages à Leurs Altesses; et elle donna plusieurs représentions au théâtre Carignan. Je la vis d'abord à la cour, à une soirée chez la princesse, où elle déclama plusieurs passages de nos poëtes tragiques, entre autres le songe d'Athalie, avec une réelle supériorité. La princesse, dans cette même soirée, voulut entendre Jocaste dans la grande scène de la double confidence; mais il manquait un Œdipe, et Pauline me métamorphosa en roi de Thèbes. Je dirai à cette occasion que je ne m'en tirai pas mal et même bien; car il faut absolument que l'outre qui renferme notre amour-propre crève par quelque endroit; et j'ai beau faire pour être modeste, je ne puis me dissimuler que j'ai de la prétention à bien dire des vers, et surtout des vers de tragédie. Au théâtre, nous eûmes Médée, Clytemnestre, Mérope, où un gros monsieur Chaperon vociféra le rôle de Polyphonte. En général, notre troupe tragique était médiocre, surtout en l'absence de mademoiselle Raucourt; mais notre troupe comique comptait de jeunes sujets qui annonçaient un vrai talent. Je puis citer parmi ceux-ci Monrose et Perrier, qui ont actuellement obtenu le bâton de maréchal des comédiens, c'est-à-dire la dignité de sociétaire à la Comédie française.

Mademoiselle Raucourt n'était point seulement une grande actrice; elle joignait à beaucoup d'esprit des manières très-distinguées, et se tenait parfaitement dans le monde. Sa morale était fort douce pour ses compagnes, cependant elle trouvait qu'il y avait un peu trop de luxe dans leur commerce de galanterie. «Je ne demande point, lui ai-je entendu dire, je ne demande point que ces dames soient des vestales; cela est trop difficile; mais je voudrais que l'on ne fît pas le principal de ce qui ne devrait être qu'un agrément, et tout au plus un accessoire.» Au surplus, mademoiselle Raucourt avait un tact exquis, et je pus en juger un jour où elle donna à César Berthier une leçon de convenance, et cela de la manière la plus délicate.

Le général Menou avait été nommé comte de l'empire, ce dont il ne se souciait guère, et grand-aigle de la Légion-d'Honneur, pour le dédommager de la perte de son gouvernement. L'empereur avait décidé en outre que, quelles que fussent ses fonctions, M. de Menou jouirait, sa vie durant, d'un traitement de trois cent mille francs; mais il ne voulut jamais lui permettre de revenir en France. Ayant résolu de former un gouvernement général des pays Toscans, l'empereur le nomma président de la junte d'organisation. Cette petite explication était nécessaire pour que César Berthier ne nous tombât pas des nues. Après le départ de M. de Menou, il fut appelé à Turin pour le remplacer dans le commandement de la vingt-septième division militaire; et je puis dire que, sous le rapport de la dissipation, il était impossible de trouver dans toute l'armée un homme plus digne de succéder au général Menou. César Berthier venait de Corfou, où il s'était signalé, comme précédemment à Naples, par les plus incroyables extravagances. Comme son frère le maréchal n'avait pas d'enfans, et que lui il avait un petit garçon de cinq à six ans, qui au reste était très-gentil, il lui avait donné une maison telle que devait être celle de l'héritier présomptif de la principauté de Neufchâtel. Par malheur, les carrossiers et les maquignons du futur monseigneur n'ayant pas été payés, César Berthier avait eu la douleur de voir ces impertinens créanciers saisir chevaux et voitures au moment où il sortait de Naples. Son frère avait souvent payé ses dettes, mais il ne voulait plus les payer à l'avenir, et il l'avait fait appeler à Turin, dans l'espoir que, se voyant écrasé par le luxe de la maison vraiment royale du prince Borghèse, il mettrait un frein à sa folle manie de briller. Mais le pli était pris, et il était bien difficile de le redresser: aussi César Berthier passa-t-il quelquefois son temps entre des huissiers le matin et des fêtes le soir. Or les huissiers n'étaient nullement de son goût, et je me rappelle que nous fûmes obligés d'intervenir dans une petite affaire où il avait traité ces noirs plumitifs comme il n'est permis de le faire que dans les comédies. Le prince avait payé douze mille francs, par égard pour le prince de Neufchâtel qu'il aimait beaucoup, et ainsi tout s'était arrangé. Au surplus, si César Berthier ne jouissait d'aucune considération personnelle, sa charmante famille était digne du plus grand intérêt. Madame Berthier était une femme presque aussi bonne que malheureuse, et outre leur fils ils avaient trois filles dont deux étaient déjà de grandes personnes. L'une des deux était extrêmement jolie, et toutes deux charmantes de manières. Un jour donc, me trouvant à dîner chez César Berthier, celui-ci tenait des propos tellement lestes, malgré la présence de ses filles, que nous en étions réellement à la gêne; mademoiselle Raucourt surtout, qui se trouvait placée entre lui et moi, et à laquelle il s'adressait. Elle affectait de ne pas répondre, et le général insistait d'autant plus: enfin de guerre lasse, mademoiselle Raucourt se retourne de son côté, et lui dit d'un ton demi-solennel, en lui montrant ses filles: «Général, quel âge ont ces demoiselles?...» César Berthier comprit, et immédiatement nous nous hâtâmes de donner un autre tour à la conversation, pour que cela eût l'air de passer inaperçu. Il faut convenir que c'était une chose assez curieuse que de voir une actrice rappeler à un père de famille le respect qu'il doit à l'innocence de ses enfans.

Cependant, vers cette époque, César Berthier venait de recevoir un assez rude échec dans ses rêves de future principauté pour son fils. Le prince de Neufchâtel venait d'épouser une princesse de Bavière, et gare aux héritiers directs. Le pauvre maréchal! Je me rappellerai toujours quelle lettre douloureuse il écrivit au prince Borghèse à la mort de M. Visconti, qui eut lieu six semaines environ après son mariage. «Mon cher prince, lui disait-il, vous savez combien de fois l'empereur m'a pressé d'engager madame Visconti à faire divorce avec son mari et de l'épouser. Mais le divorce a toujours répugné à mes principes d'éducation. J'attendais tout du temps. Aujourd'hui madame Visconti est libre, et je pourrais être le plus heureux des hommes. Mais l'empereur m'a forcé à un mariage qui m'empêche d'épouser la seule femme que je puisse jamais aimer. Ah! mon cher prince! tout ce que l'empereur a fait pour moi, tout ce qu'il pourra faire encore, ne sera jamais capable de compenser le malheur éternel auquel il m'a condamné.» Toute la lettre de Berthier était sur ce ton, et bien que je cite de mémoire, je puis répondre de la parfaite exactitude du fragment que l'on vient de lire. Il est bien sûr que Berthier rappelait au prince que l'empereur lui avait souvent conseillé le divorce de madame Visconti, et le prince me dit qu'effectivement Berthier le lui avait dit plusieurs fois. Berthier parlait aussi de son frère, de tous les désagrémens que lui causait sa conduite et de la ferme résolution où il était de ne plus rien faire pour lui.

Dès le jour de notre arrivée à Turin, le prince avait écrit à Rome, à sa mère et à son frère. Je ferai remarquer ici, comme une chose parfaitement honorable pour le prince, que la vénération qu'il avait pour sa mère était un véritable culte. Elle était née princesse Salviati. Son fils avait pour elle une tendresse que rien ne peut égaler, et quand il la perdit, il fut dans une profonde affliction qui dura beaucoup plus long-temps que ne semblait le comporter la frivolité de son caractère; elle lui écrivait des lettres adorables, et chaque fois qu'il en arrivait une au prince, le moment aurait été bien choisi pour les solliciteurs qui auraient eu quelque chose à lui demander, car cela le mettait toujours dans des dispositions bienveillantes. Au surplus, je n'ai jamais connu un homme dont le caractère fût soumis, à l'égal de celui du prince Borghèse, à l'influence de la température: le ciel était-il pur, l'air rare, le soleil brillant? il était gai, allègre, bien dispos, très-obligeant; mais le temps était-il couvert, brumeux? le vent soufflait-il de l'ouest? il devenait morose, et il n'y avait rien de bon à en espérer. Quelquefois il convenait lui-même de cette fâcheuse influence, et me disait qu'elle était tellement puissante, tellement active sur lui, qu'il lui était impossible d'en triompher. Il importait donc beaucoup avec lui de consulter le baromètre. Le prince était essentiellement bon, mais égoïste et avare, si ce n'est envers les pauvres, pour lesquels il avait fixé dans son budget de dépenses une somme annuelle de soixante mille francs, sans que la gazette de Turin s'extasiât tous les matins sur l'inépuisable bonté du meilleur des princes. Cette propension à la charité était en même temps un hommage à sa mère, dont la bienfaisance était proverbiale à Rome. Mais, par une de ces contradictions si communes chez les hommes et surtout chez les princes, tout en faisant donner aux pauvres, il avait la plus invincible répugnance à donner quoi que ce fût lui-même.

Le prince était atteint de la plus fatale de toutes les maladies, de l'ennui. Il s'ennuyait, parce qu'il avait un insurmontable dégoût pour toute occupation sérieuse; quand il n'était pas à cheval, en voiture, à table, au bal ou au spectacle, il fallait qu'il fût couché; jamais je ne lui ai vu prendre un livre, et de tous les journaux que nous recevions, le seul qu'il lût habituellement était le journal des modes. Il aurait aimé à avoir une société particulière, à vivre bourgeoisement, mais sa position ne le lui permettrait pas. Combien de fois ne regretta-t-il pas cette première société qu'il avait eue à Paris chez le concierge de l'hôtel d'Oigny! Et combien de fois aussi, lorsque je lui disais ce que je comptais faire le soir, ne me dit-il pas: «Ah! vous êtes heureux, vous; vous allez chez madame Dubourg; vous allez rire, vous amuser... Et moi!... Allons, il faut que je fasse mon métier de prince: je vais m'ennuyer.»

Son frère, ayant su son arrivée à Turin, quitta Rome et s'empressa de venir le rejoindre. Ce fut pour le prince un moment de vive satisfaction, car les deux frères étaient parfaitement unis et s'aimaient beaucoup tous les deux. Le prince Aldobrandini n'était pas très-riche, et le prince Borghèse l'était immensément; mais celui-ci avait soin que son frère tînt un état convenable à sa position. Le prince Aldobrandini était fort bon, très-gai, sans aucune espèce de morgue, très-simple dans ses manières, enfin ce que l'on appelle dans le monde un excellent garçon. Quant à son éducation, elle avait été malheureusement pareille à celle de son frère aîné. Sa présence donna du mouvement à la cour, et fut cause d'une anecdote qui me parut trop plaisante pour que je ne la rapporte pas ici. Le dentiste de la cour, dont j'ai oublié le nom, vint un matin chez moi pour voir si j'avais besoin de ses services, et je lui dis que je n'en avais nul besoin, ce qui était heureusement vrai. Comme il ne s'en allait pas, je vis qu'il avait quelque démangeaison de causer avec moi, et comme j'étais de loisir, je lui adressai sur Turin quelques-unes de ces questions oiseuses qui équivalent à un interrogatoire en règle sur la pluie et le beau temps. Après quelques propos échangés: «Monsieur, me dit-il, le prince Aldobrandini est un prince bien aimable.—Sans aucun doute. Est-ce que vous l'avez-vu?—J'ai eu cet honneur; je sors de chez lui... Ah! quel dommage que ce ne soit pas lui qui soit le gouverneur général!...—Comment?... que dites-vous là?... Est-ce que le prince Camille...?—Ah! Monsieur, je ne dis pas... Le prince Camille est aussi, sans doute, un prince bien aimable... Mais...—Comment, mais?—Tenez, je vais vous dire. Son altesse impériale a des dents magnifiques; elle ne me fait jamais appeler; mes fonctions sont nulles; bref, je ne suis rien. Au lieu que si c'était le prince Aldobrandini!... D'après l'état de ses dents, que je viens d'examiner, j'ai lieu de penser qu'on me manderait souvent; je serais quelque chose. Il est bien permis de songer un peu à soi.» Je fus, je l'avoue, fort égayé de la noble ambition de notre arracheur de dents.

Turin passe avec raison pour une des plus jolies villes de l'Europe, et en est probablement la plus régulière. Mais, la main sur la conscience, il faut convenir que cette régularité même a quelque chose de monotone et par conséquent de triste. C'est une ville d'une forme à peu près ovale, située à l'extrémité de la plaine qui descend de Rivoli, par une pente douce, jusqu'aux bords du Pô. Du Pô!... Au seul nom de ce fleuve, je ne saurais contenir ma mauvaise humeur contre les modernes qui ont baptisé d'une manière si ignoble ce superbe Eridan que Virgile avait couronné roi des fleuves. Tous les dictionnaires de géographie vous diront d'ailleurs, avec cette douce fierté que donne l'érudition, que Turin se nommait Augusta Taurinorum, du nom d'Auguste, et à cause des magnifiques taureaux qui, dès l'antiquité, creusaient les sillons de ses campagnes. La ville de Turin en avait conservé un taureau pour armoiries, et quand les Français y arrivèrent, un taureau d'airain s'élevait sur le sommet d'une haute tour située dans la grande rue de Suze. Malheureusement la tour s'avançait un peu sur la rue; elle devint donc victime de la rage des alignemens, et le taureau antique fut confiné dans quelque cave souterraine de la mairie. Or ne plaisantez point sur ce taureau; tout d'airain qu'il était, il mugissait presque aussi bien qu'un de ses pareils en chair et en os. Comme le prince Borghèse, il avait une profonde antipathie pour le vent; quand le vent soufflait avec violence, il mugissait de toutes ses forces. Alors les bonnes femmes de Turin se signaient, et disaient que le taureau était en colère contre la tempête. Bien est-il vrai que des philosophes ont prétendu que ce mugissement, s'il a existé, provenait du son produit par le vent lui-même qui s'engouffrait avec violence dans le taureau qui était creux, et le faisait ainsi retentir. J'en demande bien pardon aux philosophes, mais ici je suis tout-à-fait du parti des bonnes femmes: le taureau était en colère.

Nous ne fûmes point coupables de la suppression du taureau; ce crime se rapporte, je crois, au gouvernement du général Jourdan; mais nous en commîmes un qui fit bien autrement crier les bonnes femmes. Turin avait sa part dans les immenses projets de l'empereur pour l'embellissement des principales villes de l'empire. Déjà les anciennes fortifications de la ville n'existaient plus; aux remparts avaient succédé des boulevards plantés en promenades et qui commençaient dans l'été à dessiner autour de Turin un cercle de verdure; mais il restait encore à former une esplanade unie et régulière sur le terrain qui sépare la ville de la rive gauche du Pô; un abord plus vaste était en effet indispensable au devant du pont magnifique que l'on allait substituer au vieux pont tout démantelé qui conduisait à la colline, à la Vigne-de-la-Reine et à l'embouquement de la route de Montcallier et d'Alexandrie. Quelques vieilles maisons étaient encore debout sur cet emplacement; mais de là ne venaient pas les difficultés: il y avait une église, et dans cette église une madone en grande vénération, une madone qui passait pour avoir plus de caractère que madone de pierre ou de marbre en ait jamais eu. On commençait à murmurer dans le peuple sur l'impiété des Français, qui ne respectaient point le temple de la sainte femme; et les églises ne désemplissaient pas, sans doute pour attirer sur nous les bénédictions d'en haut. Enfin le peuple se rassura quand la croyance se fut répandue que la madone était parfaitement décidée à ne point descendre de sa niche, et qu'elle écraserait le premier téméraire qui oserait porter sur elle une main sacrilége. Cependant la madone changea d'avis; par une belle nuit elle se laissa enlever sans former la moindre opposition, et les bonnes femmes demeurèrent dûment convaincues que cela nous porterait malheur. Eh bien! que diriez-vous si, à moi, aujourd'hui, il me plaisait d'assurer que l'enlèvement de la madone de la porte du Pô a été la cause évidente de la chute de l'empire, bien qu'elle n'ait eu lieu que six ans après? Messieurs les membres de l'Académie des Sciences, comment feriez-vous pour me prouver le contraire? Diriez-vous que je n'ai pas le sens commun?... C'est possible, mais ce n'est pas une preuve.

Il y avait au plus une quinzaine de jours que nous étions à Turin quand le prince fut informé que Lucien avait quitté Rome et se dirigeait sur le Piémont pour voir sa sœur. La princesse comprit facilement qu'une pareille entrevue serait de nature à déplaire beaucoup à l'empereur, et comme le courrier porteur de cette nouvelle ne précédait Lucien que de peu de temps, on se détermina à aller s'établir à Stupinis, où il était déjà arrêté que la cour irait passer quelque temps, mais seulement un peu plus tard. Lucien vint en effet; mais sur les observations qui lui furent faites par la personne chargée de le recevoir, il rebroussa chemin après avoir dîné au palais, et sa courte apparition fut tenue si secrète que très-peu de personnes en eurent connaissance.

J'avais déjà dirigé quelques-unes de mes promenades du côté de Stupinis, qui est à Turin ce que Saint-Cloud est à Paris. C'est un élégant pavillon qui s'élève en dôme surmonté d'un cerf de bronze doré. Cet attribut annonçait que Stupinis n'était qu'un rendez-vous de chasse; en effet les rois de Sardaigne étaient dans l'habitude d'y ouvrir ponctuellement les chasses chaque année et d'y célébrer la saint Hubert; mais ils ne l'habitaient pas. Leurs palais de plaisance étaient la Vennerie et Montcallier. La Vennerie, à une lieue et demie à peu près de Turin, était un palais immense, à en juger par ses débris. Effectivement la Vennerie avait été abattue et son parc dévasté en partie, lors de la révolution du Piémont. Il restait cependant quelques fragmens de bâtimens, par exemple un petit appartement au rez-de-chaussée, boisé en vieux laque de Chine; les écuries étaient intactes, et elles devraient servir de modèle aux architectes chargés de faire de pareilles constructions de luxe. Il y en a une entre autres destinée à contenir cent chevaux. C'est un bâtiment long et voûté, sans étage supérieur; les chevaux sont rangés des deux côtés, et la voie du milieu est assez spacieuse pour qu'une voiture y passe commodément; en outre, on y a ménagé un courant d'eau qui coule sans cesse. Quant au palais de Montcallier, il est situé à l'extrémité de la colline, à une grande lieue de Turin, sur la route d'Alexandrie. On en avait fait un hôpital militaire. De ce point, la vue est admirable et s'étend sur l'immense plaine du Piémont sillonnée par le Pô, les deux Doires et quelques torrens. Parmi ces torrens, il en est un, le Sangon, qu'il faut traverser pour aller à Stupinis. Pendant l'été ce n'est rien; il n'y a alors qu'un suintement d'eau, tout juste ce qu'il en faut pour tenir des grenouilles en joie; mais à la fonte des neiges, ou après un violent orage, c'est tout autre chose; les communications entre Turin et Stupinis deviennent impossibles.

Le palais de Stupinis est assez régulièrement bâti. Le dôme dont j'ai parlé est d'une grande élégance. Au rez-de-chaussée de ce dôme sont douze grandes cheminées, où les chasseurs se séchaient quand ils avaient été surpris par la pluie; et dans l'intervalle des cheminées douze grandes portes, dont six sont vitrées, et donnent, trois sur le perron de la cour, trois sur le perron du jardin; les autres conduisent à autant d'appartemens et à un escalier par lequel on monte au milieu du dôme, à une galerie pratiquée à l'endroit où la coupole commence à s'arrondir: et de cette galerie on communique avec les appartemens du premier étage. Il y a en outre, à gauche en arrivant, un assez long bâtiment dont l'extrémité forme angle droit avec la façade du palais. Le premier étage de ce bâtiment est traversé par un corridor, aux deux côtés duquel règne une suite de fort jolis appartemens; c'est là que nous fûmes logés, et j'eus en partage l'appartement même qui avait été témoin d'une scène nocturne fort singulière, mais que je rapporterai très-succinctement parce que je suppose qu'on la connaît déjà.

Dans la chambre donc que j'occupais avait été logée une des dames de Joséphine quand l'empereur habita le palais de Stupinis à l'époque du couronnement d'Italie. L'empereur avait une clef qui ouvrait toutes les portes. Il entre une nuit dans la chambre de la dame en question, muni d'une lanterne sourde, s'asseoit devant la cheminée, et se met en devoir d'allumer les bougies. Hélas! la belle dame n'était pas seule. Pourquoi? Je n'en sais rien; c'est peut-être parce qu'elle avait peur des souris, dont il y avait beaucoup à Stupinis. Quoiqu'il en soit, un aide-de-camp de l'empereur se trouvait par hasard dans le lit de la dame quand Napoléon entra. L'aide-de-camp, au premier bruit de la clef dans la serrure, pensant bien que l'empereur seul pouvait venir à cette heure, s'était laissé glisser dans la ruelle, entraînant avec lui tout ce qui pouvait témoigner de sa présence. Cependant l'empereur s'était approché de la belle, qui feignait de dormir; que voit-il?... Horreseo referens!... Il voit... précisément ce vêtement que Louvet a si heureusement surnommé, à l'usage des oreilles de bonne compagnie, le vêtement nécessaire; car qui est-ce qui oserait dire une culotte? Ce n'est pas moi, assurément. Je me figure l'empereur les yeux fixés sur la fatale pièce de conviction. À cette vue, il dit d'un ton sévère, mais calme: «Il y a un homme ici! Qui que vous soyez, je vous ordonne de vous montrer.» Il n'y avait pas à tortiller; il fallut obéir, et l'empereur, reconnaissant son aide-de-camp, lui dit seulement: «Habillez-vous! L'aide-de-camp s'habilla et sortit. Je ne sais malheureusement pas ce qui se passa ensuite entre l'empereur et la belle dame; mais, selon toute probabilité, elle dut commencer par essayer de faire croire à l'empereur qu'il se trompait: je sais seulement que le lendemain, à l'heure du lever, l'aide-de-camp était dans ses petits souliers; que, cependant, il y parut, parce qu'il ne pouvait faire autrement. Il en fut quitte pour la peur, car jamais l'empereur ne lui dit un mot qui pût lui faire croire qu'il se souvenait de la scène nocturne de ma chambre de Stupinis.

L'appartement qu'occupait mon bon colonel Gruyer était contigu au mien, et nous nous entendions si facilement à travers la cloison qui nous séparait, que cela explique comment l'aventure que je viens de raconter n'a pas été perdue pour la postérité. Une voisine fut indiscrète, et il est peu probable que l'empereur, l'aide-de-camp ou même la dame en aient jamais parlé à personne. Nos appartemens étaient composés de deux chambres et ornés d'un grand nombre de portraits de papes. Gruyer un jour eut la singulière fantaisie de leur tirer aux yeux avec un pistolet, et, comme il y était très-adroit, à l'aide de deux balles il aveugla effectivement l'effigie d'une sainteté; j'essayai d'en faire autant, mais, comme j'étais moins habile, je n'atteignis pas l'œil auquel je visais; de sorte que, grâce à ma maladresse, je n'ai réellement à me reprocher que le nez d'un page. Nous fîmes cette belle équipée un jour qu'il n'y avait personne au palais. Un autre jour nous voulûmes nous éclaircir d'un doute, et pour cela nous eûmes recours à un tour pardonnable au plus à des écoliers. Nous soupçonnions depuis quelques jours que, lorsque tout le monde était endormi, un de nos voisins sortait de sa chambre pour aller... je ne vous dirai pas où, et avait grand soin de rentrer avant le jour. Pour nous en assurer, nous imaginâmes de broyer un pain de blanc d'Espagne, et de répandre cette poussière devant la porte de notre voisin après que nous le sûmes rentré chez lui. Le lendemain, à la pointe du jour, nous vîmes dans le corridor des empreintes de pieds marquées en blanc, précisément dans la direction que nous soupçonnions, et nous fîmes tout disparaître avant que personne fût levé dans le palais.

Le prince Aldobrandini, qui ne faisait pas le prince du tout, allait ordinairement passer la soirée à Turin; et comme le prince et la princesse se retiraient de bonne heure, chacun dans leur appartement, nous nous réunissions le soir chez madame de Cavour, dame d'honneur de la princesse. Là se trouvaient réunies toutes les personnes du service, les lectrices, les aides-de-camp et moi. Le temps se passait en conversation et à raconter des histoires jusqu'au retour du prince Aldobrandini; alors on prenait du thé, des glaces, et l'on jasait encore jusqu'à minuit ou une heure du matin.

Cependant, nous venions de recevoir des dépêches de Bayonne, dans lesquelles se trouvait une lettre de l'empereur qui disait au prince de lui envoyer son frère. Son départ fut immédiatement fixé au lendemain, et alors fut entamée la question de savoir dans quel costume le prince Aldobrandini se présenterait à l'empereur. Cela paraissait regarder spécialement le chambellan directeur de la garde-robe; cependant le prince m'en parla, je ne sais par quel hasard. Je lui dis que selon moi ce qu'il y avait de mieux à faire pour son frère, c'était de se présenter en habit de simple soldat; que c'était un moyen de témoigner à l'empereur l'intention de le servir, sans faire aucune demande de grade, et que c'était une chose que Sa Majesté ne pouvait manquer d'apprécier. Ce conseil transmis au prince Aldobrandini par son frère fut adopté, et ce fut alors, ainsi que je crois l'avoir dit tout au commencement de ces souvenirs, que le prince Aldobrandini fut nommé colonel du quatrième régiment de cuirassiers.

Après le départ du prince Aldobrandini, le prince eut la visite de son beau-frère Joseph, qui venait d'être promu au trône de Naples. Son arrivée mit tout en mouvement; car un prince qui reçoit un roi, c'est presque comme un chef de bureau qui a l'honneur de donner à dîner à son chef de division. J'eus l'occasion de causer quelques momens avec Joseph, qui me parut fort simple, et ne faisant pas du tout le roi. Il ne resta qu'un jour à Stupinis, où l'on compta sur sa présence pour tempérer les caprices de la princesse qui étaient alors dans leur lune rousse. Depuis quelque temps elle avait pris le Piémont en grippe, et ne voulait plus absolument y rester. Mais les ordres de l'empereur ne lui permettaient pas de revenir en France, et sur cela même elle n'entendait plus raison. Dans ses charmantes fureurs, elle disait qu'elle était citoyenne française, qu'elle ne voulait plus être princesse, que son plus beau titre était celui de veuve du général Leclerc, qu'elle avait vingt mille livres de rentes qui ne lui venaient pas de l'empereur, qu'elle aimait mieux vivre comme une simple bourgeoise que d'être tyrannisée, que le climat de Turin lui était mortel, qu'on voulait la tuer, enfin tout ce qui peut traverser un cerveau féminin. Alors elle se disait malade, et pour prouver qu'elle l'était en effet, elle prenait médecine sur médecine. Elle en fit tant qu'il fallut bien consentir à ses désirs, et elle partit pour les eaux d'Aix en Savoie; de sorte que nous voilà maintenant avec une cour sans femmes, ce qui est bien plus tranquille, mais beaucoup moins amusant.


CHAPITRE VI.

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