← Retour

Missions au Sahara, tome 1 : $b Sahara algérien

16px
100%

On peut cliquer sur les cartes et les figures pour les agrandir.

MISSIONS AU SAHARA


SAHARA ALGÉRIEN


LIBRAIRIE ARMAND COLIN


Voyages au Maroc (1899-1901), par le Marquis de Segonzac. Un volume in-8o de 400 pages, avec 178 photographies, dont 10 grandes planches hors texte (20 panoramas en dépliants), 1 carte en couleur hors texte et de nombreux appendices, broché20 fr.

Relié demi-chagrin, tête dorée27 fr.

Le Rif et les Djébala : Tanger, Fès, Melilia ; Melilia, Ouezzan, Tanger. — Les Braber : de Qçar-el-Qebir à la vallée de Fès, de la vallée de Fès à la vallée de la Mlouïa ; vallée de la Mlouïa ; de la Mlouïa au Sbou. — Le Sous : Marrakech, Taroudant, Tiznit, Agadir, Mogador. — Renseignements politiques, statistiques et religieux. — Appendices : politique ; — astronomique ; — météorologique ; — géologique ; — botanique ; — entomologique ; — numismatique ; — géographique.

(Ouvrage couronné par l’Académie française. Prix Furtado.)


1702-07. — Coulommiers. Imp. Paul BRODARD. — 4-08.


MISSIONS AU SAHARA
par
E.-F. GAUTIER et R. CHUDEAU


TOME I

SAHARA ALGÉRIEN

PAR
E.-F. GAUTIER
Chargé de Cours à l’École supérieure des Lettres d’Alger


65 figures et cartes dans le texte et hors texte, dont 2 cartes en couleur,
et 96 phototypies hors texte

PARIS
LIBRAIRIE ARMAND COLIN
5, RUE DE MÉZIÈRES, 5

1908
Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.


A PAUL BOURDE

Souvenir reconnaissant.


PRÉFACE


En 1902, 1903, 1904 et 1905, j’ai fait une série de voyages au Sahara, d’abord seul, puis en compagnie de M. Chudeau, qui à son tour a voyagé seul jusqu’à la fin de 1906.

Voici le détail de ces voyages : juillet, août et septembre 1902, voyage au Gourara par l’oued Saoura ;

Février-septembre 1903, voyage à In Ziza par In Salah, en compagnie de M. le baron Pichon, et à la suite de M. le commandant Laperrine ;

Décembre 1904 à septembre 1905, voyage transsaharien par In Ziza, Gao, Tombouctou.

M. Chudeau m’a rejoint à Taourirt en mai 1905, il a traversé le Sahara par le Hoggar, l’Aïr, Zinder, et, après avoir poussé jusqu’au Tchad, il est rentré en Europe à la fin de 1906.

Chacun de nous a donc passé au Sahara de dix-huit à vingt mois. Il se trouve que M. Chudeau a surtout voyagé dans le Sahara soudanais, et moi dans le Sahara algérien. Chacun s’est chargé de rédiger les résultats communs pour la région qu’il connaissait le mieux. Je publie aujourd’hui un premier volume consacré au Sahara septentrional, et qui sera suivi d’un second, sous la signature de M. Chudeau, consacré au Sahara méridional.

Il est bien entendu que cette division du Sahara en deux parties nous est imposée par les hasards de notre itinéraire. Nous n’avons nullement la prétention qu’elle soit géographiquement justifiée. Elle serait même absurde en géographie humaine. Aussi le chapitre III du présent volume sera-t-il consacré à l’ethnographie préhistorique du Sahara tout entier, partie soudanaise incluse. A tout autre point de vue cette division est commode, elle permet de traiter à part des questions distinctes.

Par exemple, au point de vue géologique, la limite est bien nette entre le Sahara gréseux et calcaire du nord, et le Sahara central (Hoggar et Tanezrouft) avec ses roches métamorphiques, archéennes et éruptives.

Entre le nord et le sud la nature différente des vestiges de l’âge quaternaire met une vive opposition. Dans le nord, ce sont des lits d’oueds profondément gravés ; le chapitre II du présent volume est une monographie d’un fleuve quaternaire. Dans le sud, au contraire, les traces les plus apparentes qu’a laissées le quaternaire sont des dunes fossiles. Ceci revient à dire que dans le nord le désert a succédé à la steppe et dans le sud la steppe au désert : un gros fait qui n’a jamais été mis en lumière.

Nous avons donc pu nous partager le Sahara sans nuire à l’unité des sujets respectivement traités.

En ce qui me concerne, le présent volume, qui paraît sous ma responsabilité, n’est pas le moins du monde un compte rendu de voyage ; c’est une exposition synthétique des résultats obtenus, et on a donc emprunté à la bibliographie du sujet tous les renseignements susceptibles d’éclairer cette synthèse.

On a donné une place faible ou nulle, d’une part aux résultats astronomiques et topographiques, d’autre part aux résultats paléontologiques.

Les premiers sont relégués dans un appendice ; il est vrai qu’ils ont été utilisés pour l’établissement des deux cartes, qui accompagnent les chapitres II et VII ; il est vrai aussi que ces deux cartes font ressortir quelques faits nouveaux et intéressants (cours de l’O. Messaoud, dessin de l’Açedjerad, position d’Ouallen). Ces itinéraires originaux n’en sont pas moins une faible fraction de l’itinéraire total parcouru, et leur originalité d’ailleurs n’est pas toujours entière. C’est que les officiers des oasis ont fait une besogne topographique énorme et excellente, et qui a été en grande partie publiée. On la trouvera éparse dans les suppléments au Bulletin du comité de l’Afrique française. Elle a été synthétisée dans deux cartes récentes : Carte provisoire de l’extrême-sud au 1/800000, dressée à l’aide des documents topographiques existant dans les archives du gouvernement général par M. le capitaine Prudhomme. Carte des oasis sahariennes, 1/250000, par MM. le lieutenant Nieger et le maréchal des logis Renaud (Paris, 1904). D’une façon générale je renvoie le lecteur à ces deux cartes.

Dans un ouvrage où j’ai donné une place considérable à l’étude géologique et plus spécialement stratigraphique on pourra s’étonner que la paléontologie soit à peu près complètement absente. Pourtant un grand nombre de fossiles ont été recueillis. Ceux qui se rapportent à l’âge carboniférien, encore qu’intéressants par la nouveauté des gisements, ne nous apprennent rien de nouveau sur la faune dinantienne au Sahara. Les fossiles dévoniens en revanche sont apparemment intéressants, surtout ceux des étages supérieurs, puisque M. Haug, dans le laboratoire de qui ils ont été déposés, va leur consacrer une monographie.

Couvert par sa haute autorité, je me suis borné ici à considérer comme acquises les données paléontologiques sur lesquelles j’ai appuyé mes études stratigraphiques ; et j’ai consacré tous mes efforts à dégager autant que possible l’architecture du pays.

Les photographies reproduites dans ce volume ne sont pas toutes de moi, tant s’en faut. Beaucoup ont été prises par M. le baron Pichon, mon compagnon de voyage en 1903. Un certain nombre m’ont été obligeamment prêtées par M. le lieutenant-colonel Laperrine[1].

J’ai repris et refondu dans mon texte plusieurs articles de moi, antérieurement publiés dans des revues diverses. J’ai été amené à les modifier profondément non seulement dans la forme mais aussi dans le fond.

Il me reste à dire que notre voyage eût été impossible sans l’appui que nous avons trouvé d’une part à Paris et d’autre part aux oasis.

Un groupe de personnalités parisiennes, MM. Paul Bourde, Le Châtelier, Étienne, Dr Hamy, Levasseur, Michel Lévy, ont bien voulu s’occuper de recueillir sur mon nom les subventions nécessaires. Je dois une reconnaissance tout particulièrement profonde à MM. Paul Bourde et Le Châtelier.

Je remercie les institutions qui, à la requête de ces messieurs, ont bien voulu me subventionner, les ministères de l’Instruction publique et des Colonies, l’Académie des Inscriptions, la Société de Géographie de Paris, la Société d’encouragement à l’Industrie nationale, la Société de Géographie commerciale.

Aux oasis, je suis particulièrement l’obligé de M. le lieutenant-colonel Laperrine et de M. le commandant Dinaux, mais je suis par surcroît l’obligé de tout le monde.

[1]Quelques photographies anonymes ont été achetées aux soldats chargés de la poste à Colomb-Béchar et à Tar’it.


SAHARA ALGÉRIEN


CHAPITRE I

ONOMASTIQUE

Les ouvrages descriptifs concernant l’Afrique du Nord sont hérissés de mots arabes ; tout particulièrement les comptes rendus d’itinéraires écrits sur place par nos officiers, sous la suggestion immédiate du pays ; et par exemple les articles de ce genre, très intéressants et très importants, qui paraissent depuis quelques années dans les suppléments au Bulletin du Comité de l’Afrique française. D’ailleurs même les ouvrages écrits à tête reposée, en France, et pour un public métropolitain, ne sont pas exempts du même défaut, puisque, invariablement, en tête ou en queue du livre, on trouve un petit dictionnaire des termes géographiques arabes[2].

Ces textes, lardés de mots empruntés à une langue étrangère, sont à coup sûr exaspérants pour le public français.

Que le défaut, si c’en est un, soit commun à tous les géographes nord-africains, cela suffirait déjà à les justifier. Ils obéissent à une nécessité. En France nos topographes recueillent précieusement les termes géographiques locaux (douix de Bourgogne, combes du Jura, puys d’Auvergne, etc.) pour en enrichir le vocabulaire général. Nous trouvons à ces termes, indispensables d’ailleurs, puisqu’ils correspondent à des nuances nouvelles, une valeur éducative ; ils nous permettent de classer des notions et nous forcent à les approfondir. Il est clair que les termes géographiques arabes ont la même valeur, et le même caractère indispensable.

Dans un pays comme le Sahara où les formes du terrain, les aspects du sol, les modes de l’hydrographie, sont parfaitement originaux, sans analogues chez nous, il serait absurde de vouloir se tirer d’affaire avec notre vocabulaire français ; pour être compris de tout le monde on renoncerait à l’être réellement de personne, puisqu’on s’interdirait toute précision. D’autre part vouloir créer des expressions françaises nouvelles, serait d’abord se résigner à l’emploi de périphrases, étant donnée la rigidité de notre vieille langue. Mais par surcroît ce serait d’une outrecuidance ridicule : des mots nouveaux, immédiatement acceptés de tout le monde, il en naît tous les jours, mais on ne les crée pas consciemment.

Les paysages polaires ne sont guère plus éloignés des nôtres que les paysages désertiques. Pour en rendre les différents aspects il est né dans le domaine des langues germaniques, et plus spécialement de la langue anglaise un vocabulaire spécial, qui a sans difficulté passé dans le nôtre. Nos géographes polaires emploient sans hésitation un grand nombre de mots, comme floe, pack-ice, inlandsis, dont on peut bien dire qu’ils n’ont pas encore, pour beaucoup de lecteurs une signification bien précise. D’autres termes ont, d’ores et déjà, passé franchement dans l’usage courant, fjord, iceberg. Il en est un au moins qui s’est francisé jusque dans son orthographe ; car c’est, j’imagine, quelque chose comme « bank-ice » qui s’est déguisé en « banquise ».

Ce petit effort d’acclimatation, que nous avons fait sans y songer pour le pôle, il est inadmissible que nous refusions de nous l’imposer pour notre Sahara, un pays dont nous avons en quelque sorte la responsabilité scientifique.

On n’a pas naturellement la prétention d’apporter ici une idée, ou de montrer une voie nouvelles. Le processus de naturalisation des termes arabes a déjà commencé automatiquement. Les mots dont on s’occupera dans les lignes qui suivent ne sont pas tous pour le public français des étrangers au même degré. Tout le monde sait, j’imagine, ce que c’est qu’un oued par exemple. Mais il y a peut-être intérêt à substituer au lexique usuel, qui voisine avec la table des matières et celle des errata, une tentative d’explication coordonnée.

Expliquer un mot d’ailleurs, c’est chercher à comprendre la chose, à en dégager la genèse. Un chapitre d’onomastique saharienne c’est en quelque sorte une étude du climat désertique dans son retentissement sur les sols, les formes topographiques, l’hydrographie.

E.-F. Gautier. — Sahara Algérien. Pl. I.

Cliché Gautier

1. — TYPE DE HAMMADA

Dalles et esquilles de grès éo-dévonien.

entre In-Semmen et Meghdoua dans l’Açedjerad.

Phototypie Bauer, Marchet et Cie, Dijon Cliché Laperrine

2. — TYPE DE REG

Plaine d’alluvions décapée.

Les sols.

Hammada. — Le mot a déjà pénétré dans le vocabulaire géographique, jusqu’à un certain point. Il le doit peut-être au livre de Schirmer, à quelques belles photographies de Foureau, aux détails donnés par Flamand sur les hammadas pliocènes subatliques. Bref on a déjà répandu dans le public des données scientifiques précises sur la hammada et le mot commence à acquérir droit de cité chez nous.

Rappelons que ce sont des plateaux rocheux à peu près horizontaux ; l’âge et la nature de la roche importent peu ; tantôt calcaires pliocènes (hammada de Kenatsa, de l’O. Namous) — d’autres fois calcaires carbonifériens (hammada de Tar’it) — calcaires crétacés dans le Tadmaït — grès éodévoniens dans le Mouidir, l’Ahnet, l’Açedjerad. — Ce qui distingue la hammada du plateau c’est le facies très particulier que lui a donné le climat désertique. La roche est nue, décharnée de toute terre végétale, récurée et polie par le vent, vernissée uniformément par des actions chimiques, qui ont été étudiées minutieusement par Walther ; de grandes étendues luisantes et monochromes. Sous l’influence des températures extrêmes la roche a éclaté en grandes dalles et en menues esquilles, formant sous les pieds un chaos qui rend souvent la marche pénible.

La hammada est en somme la forme désertique du plateau comme le reg est la forme désertique de la plaine.

Notons que le mot hammada a au moins un synonyme ; c’est « gada » qui est employé dans le djebel Amour, et dans l’Atlas saharien, mais qu’on retrouve aussi plus au sud, à Beni Abbès notamment.

La traduction berbère de hammada est tassili (le tassili des Azguers, etc.).

Il est possible que, en approfondissant, on trouverait entre ces mots des nuances différentes de sens. Mais je ne suis pas en état de le faire, et tout cela, en gros, rentre bien dans la catégorie hammada (voir pl. I, phot. 1).

Reg. — Un des mots les plus répandus et les plus intraduisibles.

Quand on essaie d’en serrer de près le sens on s’aperçoit que le reg est avant tout une plaine rigoureusement horizontale. Tandis que le mot n’a pas pénétré dans le langage courant géographique, la chose est bien connue du grand public ; elle l’est même trop. Dans le grand public l’idée de désert évoque, à l’exclusion de toute autre image, sauf peut-être celle des dunes, une grande plaine infinie parfaitement nue et plate comme la mer. Qu’on ajoute la silhouette d’un Bédouin et de son chameau, ou bien encore une fumée de bivouac, qui monte mince et rectiligne dans l’air immobile, et on a un tableau qui a été fait cent fois, et qui est dans toutes les mémoires. C’est une bonne représentation du reg. (Voir pl. I, phot. 2.)

Une plaine aussi parfaite est nécessairement d’alluvions ; et le reg en effet est d’origine alluvionnaire. Cette origine pourtant ne se décèle pas au premier coup d’œil. De façon à peu près constante le sol est couvert de gravier, gros ou menu, disparate, en couche plus ou moins épaisse ; on a l’impression d’une allée de jardin, élargie démesurément jusqu’au bout de l’horizon. Mélangées au gravier, et posées sur le sol en vrac, on trouve des choses hétéroclites, pointes de flèches et haches néolithiques par exemple.

Voici une coupe de reg, relevée, par M. Chudeau dans l’oued Takouiat entre In Ziza et Timissao. On observe de haut en bas :

1o Un lit de cailloux roulés quartzeux, de 5 millimètres à 1 centimètre de diamètre, couvrant toute la surface.

2o 10 centimètres de sable pur, contenant quelques cailloux et vers sa partie inférieure du sable fin.

3o Sable argileux.

Le gravier qui couvre le sol est évidemment le résidu de couches supérieures enlevées par l’érosion éolienne. Le sol désagrégé par la sécheresse a livré au vent, pour être emportés au loin, tous ses éléments terreux, dissous par pulvérulence en particules légères ; le cailloutis est resté en place.

Il s’ensuit que ces alluvions sont nécessairement anciennes, leur dépôt remonte à une époque géologique antérieure, puisque, actuelles, elles resteraient assez humides pour se défendre contre le vent. Aussi bien par leur distribution, et par leur énorme extension, elles ne trahissent aucune connexité avec le régime hydrographique actuel.

Nous avons donc les éléments d’une définition satisfaisante du reg. Une plaine d’alluvions anciennes, à laquelle le décapage éolien a donné un facies original. C’est une individualité géographique tranchée, qui mérite un nom à part.

Erg. — Ici toute explication est superflue. Les énormes amas des dunes sont dans le paysage saharien le trait qui a le plus frappé l’imagination de prime abord ; et le mot d’Erg qui les désigne s’est à peu près acclimaté chez nous. Les cartes l’ont adopté (Grand Erg, Erg oriental, etc.). Il nous est indispensable malgré la coexistence en français du mot dunes, puisqu’il désigne un énorme amas de dunes continentales, et somme toute une individualité géographique tout à fait originale.

Le vocabulaire arabe est riche en termes précis qui désignent les différents aspects de l’erg. On est conduit nécessairement à en retenir quelques-uns vraiment indispensables. (Voir pl. III, phot. 6.)

E.-F. Gautier. — Sahara Algérien. Pl. II.

Cliché Gautier

3. — TYPE DE FALAISE (baten ou kreb)

dans les calcaires dinantiens.

Oued Zousfana entre les Beni Goumi et Igli.

Cliché Laperrine

4. — UN COIN DU TASSILI AUPRÈS DE TIMISSAO

Érosions confuses dans les grès éo-dévoniens ruiniformes.

Peut être considéré comme un type de Chebka.

E.-F. Gautier. — Sahara Algérien. Pl. III.

Cliché Pichon

5. — TYPE DE GARA

Haci Gouiret au sud d’In Salah.

L’entablement est en grès albien ; au sommet, petites ruines d’âge indéterminé.

Cliché Laperrine

6. — ERG ET NEBKA

Au premier plan Erg ; on distingue bien les sifs (versants abrupts), tous orientés dans le même sens ; — au second plan la dune s’abaisse, on voit apparaître des taches noires de végétation, c’est la nebka.

Sif. — Le mot sif par exemple désigne la pente raide des dunes, celle qui est sous le vent ; le mot sif, qui signifie sabre, évoque heureusement l’idée de ces longues balafres, courbes, qui semblent sur la face de l’erg l’empreinte d’une lame gigantesque. Dans une région déterminée le regard des sifs[3] est constant, occidental par exemple, là où le vent dominant souffle de l’est.

Feidj ou gassi. — L’erg est articulé au moins dans ses parties les plus accessibles par de longs couloirs libres de sable, que les indigènes appellent gassi dans l’est et feidj dans l’ouest.

Un des résultats les plus intéressants, et peut-être les moins remarqués des explorations de M. Foureau dans l’erg oriental, est de nous avoir fait connaître la distribution de ces gassis. Sur une carte d’ensemble on les voit courir dans une direction uniforme, parallèles les uns aux autres, extrêmement allongés et vermiformes. Et sans doute faut-il tenir compte d’une schématisation forcée, mais qui souligne des faits incontestables. Ce qui frappe ce n’est pas seulement que les feidjs soient parallèles entre eux, mais encore qu’il y ait une relation évidente entre leur direction et celle des vallées quaternaires.

Et l’explication est, je crois, assez aisée à imaginer : le vent dominant accumule le sable sur les lignes du modelé qui courent normalement à sa direction.

Les mots feidj et gassi signifient respectivement « col »[4] et « rue ». Ce sont en effet les routes naturelles que suivent les caravanes. On évite soigneusement les dunes, même lorsqu’on traverse l’erg. Parmi tant de légendes européennes concernant le chameau, celle qui en fait un animal adapté à la dune est une des plus absurdes.

On a justement attiré l’attention sur son pied large et spongieux, qui lui fait une marche si particulière, silencieuse et nonchalante, comme en pantoufles ou en espadrilles ; ce pied est évidemment accommodé à un terrain mou et sec, où il enfonce moins par exemple que le sabot pointu d’un cheval[5]. Chez l’antilope adax, animal exclusivement saharien, on observe aussi un élargissement disproportionné du pied. (Voir pl. XXXIV, phot. 64.) Le pied du chameau est d’ailleurs tout aussi bien adapté à la marche sur la hammada, où par sa plasticité il donne à l’animal une prise bien plus solide sur le roc nu que ne ferait un sabot dur et glissant.

Par-dessus tout l’animal ainsi chaussé est incapable d’avancer sur un sol boueux, il s’y enlise et il y patine en grandes glissades dangereuses. Bref le pied du chameau est un pied désertique, ainsi qu’on pouvait aisément le prévoir.

Mais ses longues jambes grêles et fragiles, son corps rigide et pataud où toute la souplesse s’est réfugiée dans le cou, en font une bête de plaine, destinée à la progression rapide en ligne droite, à travers d’immenses espaces, sur terrain facile. La traversée des regs est le triomphe du chameau, les pentes raides le déconcertent.

Or l’erg est très accidenté ; l’ascension ou même la descente d’un sif un peu accusé devient une rude épreuve pour une caravane, il n’est pas rare qu’un chameau roule et se casse une patte. Un cheval vif, souple, à la fois bien plus leste de corps et plus apte de tempérament à un effort bref, à un coup de collier, rend de bien meilleurs services dans les ergs que le méhari. D’ailleurs le méhariste traverse la dune, quand il ne peut pas faire autrement, à pied, en tirant sa monture par la bride.

En général il s’efforce de la contourner ; on suit les feidjs, la traversée d’un erg considérable à « contre-sif » est une entreprise terrible ou parfois impossible. Et on conçoit dès lors que dans les préoccupations des voyageurs et par suite dans les comptes rendus d’itinéraires les mots de feidj ou de gassi et de sif prennent une grande importance.

Nebka. — Les indigènes distinguent nettement et non sans raison sous le nom de nebka[6] une catégorie tout à fait particulière de dunes.

Ce sont des dunes en miniature, des mamelonnements légers ; elles sont par surcroît parsemées de verdure, les touffes se trouvent non pas dans les interstices des mamelons, où l’expérience des paysages d’érosion porterait à les chercher, mais tout au contraire au sommet des petites dunes exiguës ; c’est que la touffe ou l’arbuste a été précisément l’obstacle autour duquel le sable s’est accumulé. Une autre caractéristique de la nebka est la blancheur du sable, qui atteste comme la médiocrité du relief la jeunesse de la formation. Les hautes et vieilles dunes sont d’une belle couleur dorée, parce que, à travers les siècles, le brassage éolien a oxydé les grains de quartz. (Voir pl. III, phot. 6 et pl. VIII, phot. 15.)

Tout cela est très concordant, la nebka est de la dune en formation ; il est tout à fait intéressant que le concept en soit étroitement uni à celui de végétation ; une nebka est toujours un pâturage, et c’est précisément pour cela, pour son importance pratique et humaine, qu’elle a été désignée par un nom spécial qui revient fréquemment dans les itinéraires. C’est un champ de bataille où la végétation, étouffée par l’amoncellement éolien du sable, fait une résistance acharnée, et apparemment inutile à la longue. En certains cas c’est très nettement une section d’oued en voie d’obstruction ; dans l’oued Saoura par exemple au sortir de Foum el Kheneg (Voir pl. IX, phot. 19 et encore pl. XLV, phot. 84) ou bien encore à Tagdalt. Ainsi, rien qu’en serrant le sens du mot nebka, on est amené à concevoir que les dunes se forment aux dépens des alluvions fluviales.

Hammada, reg, erg et nebka, ce sont là en somme essentiellement des sols. Sol de pierre nue, de gravier, de sable ; ici sol de décapage (hammada et reg), là inversement sol d’alluvionnement éolien (erg et nebka). Dans les grandes lignes c’est une énumération satisfaisante des principaux sols sahariens, où toute la superficie, l’épiderme, porte la marque exclusive du vent ; tout cela est l’œuvre du simoun qui tantôt a raclé le sol jusqu’au squelette, tantôt l’a enfoui sous les balayures.

Notons qu’un élément fait défaut dans ces balayures, ce sont les particules d’argile, les poussières de limons ; il y a là des masses considérables de dépôts qui ont disparu et qui ne se retrouvent nulle part : sur le sol du moins ; — car je crois que l’atmosphère du Sahara contient une grande quantité de poussières. J’ai pris en effet aux époques les plus différentes un très grand nombre d’angles horaires du soleil (une centaine de séries au moins) ; je crois pouvoir affirmer que dans les journées les plus radieuses on ne peut pas observer à travers les verres foncés, parce qu’ils éteignent à peu près complètement le soleil ; l’air est constamment opaque, chargé de choses pulvérulentes ; cela tient apparemment à ce qu’il n’est jamais lavé par la pluie. Ces particules argileuses après avoir flotté longtemps entre ciel et terre, après avoir été charriées çà et là par le vent finissent nécessairement par sortir du Sahara, et se déposent quelque part, dans l’Océan par exemple, très loin de leur pays d’origine. En tout cas le désert est le seul pays du monde où elles ne peuvent pas se déposer, des molécules à peu près impondérables ne peuvent pas tomber dans un air agité, et elles restent impondérables aussi longtemps qu’elles restent sèches. Par ce curieux processus naturel le désert exporte en pays humide la plus grande partie de ses argiles, d’où prédominance des sables.

Sol de timchent. — On n’a pas fait des formes du sol une énumération exhaustive dans le détail. Il faudrait faire une petite place par exemple au timchent. Sur des étendues parfois assez grandes on marche sur une croûte épaisse et continue de plâtre, à peu près pur, que les indigènes appellent timchent. Ce sont généralement des dépôts quaternaires, et assez souvent aquifères, beaucoup de puits sont creusés dans le timchent. Les dépôts gypseux, il est vrai, n’ont rien de particulièrement saharien, mais des plaines de gypse, le plâtre à l’état du sol, ont pourtant un cachet spécial, et il y a lieu peut-être de laisser à cette formation un nom particulier, qui évite une périphrase. (Voir des berges en timchent, pl. X, phot. 20.)

Formes du terrain.

Gara. — Le mot de gara est un de ceux qui sont en bonne voie de naturalisation française[7]. On sait qu’il désigne un « témoin » d’érosion, presque toujours composé de couches molles à la base protégées au sommet par un chapiteau de roche dure, calcaire, grès, basalte, etc. La gara est isolée de tous côtés, circonscrite de pentes raides, c’est une table. Cette forme du terrain n’est tout à fait inconnue nulle part, et pourtant je ne crois pas qu’elle soit désignée dans une autre langue que l’Arabe par un nom populaire. Il est vrai que nos climats humides se prêtent moins bien que le désertique à la sculpture des garas, surtout des petites, les plus frappantes parce qu’on les embrasse d’un coup d’œil ; il y faut un régime d’orages rares, brefs, et terribles, qui ruissellent sur la roche dure sans l’entamer et qui font des dégradations énormes et instantanées dans la pulvérulence des couches molles. Dans un pays humide où les couches dures sont attaquées chimiquement par l’infiltration des eaux, tandis que les couches molles imbibées forment une pâte plus compacte, leur écart de résistance à l’érosion s’atténue, et les lignes du paysage tendent à s’arrondir en mamelonnements flous. Au Sahara la gara est une forme tout à fait habituelle et pullulante du relief. (Voir pl. III, phot. 5 ; pl. XXIX, phot. 55 ; pl. XLV, phot. 84.)

Baten et kreb. — Une autre forme tout à fait familière et d’ailleurs apparentée est la falaise, le gradin brusque en longue ligne, sculpté par l’érosion dans une complexe de couches tendres et dures. Les indigènes distinguent les grandes falaises, hautes d’une soixantaine de mètres qui courent sans discontinuité sur des centaines de kilomètres, et qu’ils appellent des batens ; et les petites, les ressauts plus ou moins insignifiants qu’ils appellent des krebs.

Dans une tentative d’exposition géographique il est inutile d’avoir recours à ces termes indigènes, puisque nous avons un mot français qui est parfaitement suffisant, celui de falaise. Mais ces dénominations de baten et kreb reviennent fréquemment sur les cartes ; le baten Ahnet est la falaise terminale de l’Ahnet, le baten du Gourara, la falaise terminale du Tadmaït. Au nord-ouest d’In Salah un petit accident porte le nom de Kreb er Rih. (Voir pl. II, phot. 3 ; pl. XXIII, phot. 44 ; surtout pl. XLIV, phot. 82.)

Moungar, tar’it. — L’onomastique de ces sortes d’accidents est très riche.

Un feston de falaise, ou si l’on veut un promontoire se nomme moungar, dans la vallée de la Zousfana un Moungar a été illustré récemment par une rencontre sanglante entre légionnaires et Marocains.

Il y a, non pas en arabe, mais en berbère, un synonyme exact à notre mot canyon. C’est Tar’it : le nom revient fréquemment au Sahara, il est porté par un ksar de la Zousfana, par un oued de l’Ahnet. L’arabe a d’ailleurs des synonymes qu’on retrouve fréquemment sur les cartes (Foum, Kheneg).

Chebka. — Tout à fait essentiel est le mot de chebka, auquel rien ne correspond dans notre langue. Ce sont des régions où le relief d’érosion devient confus ; le mot signifie littéralement filet, et il fait assez bien image, évoquant un entre-croisement, un dédale de garas et de batens. L’origine des chebkas a été excellemment expliquée par M. Flamand ; ce sont des zones de captage où des érosions d’âge et de sens différents se sont contrariées[8]. (Voir pl. II, phot. 4.)

Le Sahara est peut-être le pays du monde où l’on a à sa disposition le vocabulaire le plus riche, pour suivre et pour serrer de près les aspects variés du travail érosif dans un pays d’architecture tabulaire. Le processus de l’érosion désertique et l’absence de végétation donnent à ces accidents une multiplicité, une raideur de pentes et une netteté de lignes tout à fait particulières. Aussi font-ils dans le paysage une impression d’œil disproportionnée à leur importance ; il y a là pour le topographe une difficulté peut-être insurmontable. Comment représenter sur une carte générale, à une échelle convenable, un kreb d’une dizaine de mètres à peine, qui est pourtant sur le terrain, malgré l’insignifiance de la dénivellation un trait du modelé extrêmement remarquable ?

Tout le Sahara crétacé et dévonien, c’est-à-dire la moitié septentrionale, est un pays de gara, de baten et de chebka. Pour nos yeux européens, habitués à des reliefs variés et flous, ces grands horizons sahariens monotones, aux lignes horizontales et heurtées, sont aussi étranges que le sol ou le climat. Dans ces paysages le dessin est aussi déconcertant que la couleur. Si on veut s’en rendre compte qu’on regarde la carte du Mouidir-Ahnet, par le commandant Laperrine et le lieutenant Voinot, publiée par le Bulletin de l’Afrique française[9], on y trouvera dans l’Adrar Ahnet cette mention, un peu naïve peut-être, mais qui rend fidèlement une impression juste : genre montagnes de France.

L’Adrar Ahnet est un tronçon de pénéplaine calédonienne, surélevé, et disséqué. On y voit des pitons, des crêtes, des aiguilles, des vallées, c’est-à-dire des formes pour lesquelles nous avons déjà des noms tout faits. Au fond ce modelé de l’Adrar Ahnet reste très original, très désertique. Ce massif, qui a 300 mètres à peine de ressaut, est aussi nu, aussi tourmenté, aussi sauvage que les plus hautes cimes des Alpes. Les pics sont presque aussi inaccessibles, les moindres ascensions présentent quelque danger et exigent des cordes. A une région, qui serait chez nous un gracieux paysage de collines, le climat et l’érosion désertiques ont donné un modelé de très haute montagne. Mais du moins cette originalité n’a pas de répercussion sur le vocabulaire. (Voir pl. XLVIII, phot. 89, pl. L et LI).

Hydrographie.

L’oued. — Le mot oued est naturalisé français. On sait qu’il désigne une rivière de pays sec à circulation superficielle intermittente. La nécessité d’avoir un mot spécial, pour une catégorie de cours d’eau si particulière, a été si vivement sentie, et ce mot est devenu d’un usage si courant que toute explication est superflue.

E.-F. Gautier. — Sahara Algérien. Pl. IV.

Cliché Laperrine

7. — OUED SAHARIEN

Marqué simplement par une traînée de touffes vertes.

A l’horizon profil de dunes.

Cliché Pichon

8. — OUED TLILIA

Au second plan à droite berge de l’oued taillée par l’érosion quaternaire dans les calcaires crétacés.

L’oued actuel est représenté par les touffes de végétation, qui constituent un bon pâturage type.

E.-F. Gautier. — Sahara Algérien. Pl. V.

Cliché Gautier

9. — SEBKHA DE TIMIMOUN

La sebkha est au second plan ; une bande uniforme d’un blanc éclatant, à cause du sel.

Une sebkha est une cuvette fermée, où s’accumulent, faute d’exutoire, les substances chimiques.

Cliché Pichon

10. — TYPE DE MAADER (ou daya)

Pendant contrasté de la sebkha

C’est une cuvette alluvionnaire traversée par un courant souterrain, qui entraîne plus loin les produits chimiques ; en conséquence la nappe d’eau reste douce, et alimente la végétation.

Sebkha et chott. — On peut en dire autant des sebkhas et des chotts. Je ne crois pas qu’il y ait lieu de chercher une différence de signification entre les deux expressions. Ce sont simplement deux synonymes, le premier plus usité en Algérie et le second au Sahara.

Leurs aires respectives de distribution ne sont pourtant pas nettement délimitées. En Algérie, et dans une même province on dit la sebkha d’Oran et le chott R’arbi. Au Sahara on dit le chott Melr’ir, et la sebkha de Timimoun. J’imagine que la solution de cette petite difficulté serait dans une étude des frontières dialectales. En tout cas s’il existe entre les deux une nuance de sens je suis incapable de l’indiquer.

La sebkha, puisque c’est en somme l’expression saharienne (et c’est aussi, je crois, en conséquence, la moins familière au public français), n’a pas d’équivalent dans notre langue ; sur nos sols bien drainés nous n’avons pas de bassin fermé. C’est à la fois un lac et une zone d’épandage, le point terminus d’un réseau fluvial. Les caractères généraux sont trop connus pour qu’il y ait lieu d’insister — bords nettement délimités et souvent par des falaises, surface unie, nette de végétation et de sable ; fondrières et sables mouvants ; efflorescences salines qui augmentent lorsque des orages et des inondations déterminent un afflux de la circulation souterraine (Voir pl. V, phot. 9.)

Les termes hydrographiques, en somme, sont précisément ceux qui se passent le mieux de toute introduction auprès du public français. Cela est tout naturel si l’on songe que toute notre éducation géographique, et le simple usage de nos cartes, attirent particulièrement notre attention sur le réseau fluvial.

Les cours d’eau jouent dans la vie humaine un rôle capital aussi bien et plus encore au Sahara qu’ailleurs, mais ils le jouent autrement. Ce n’est plus le cours d’eau dans ses usages immédiats qui est ici essentiel, c’est la végétation. L’oued est par excellence un lieu de pâturages et devient ainsi le point d’attraction unique pour le nomade ; là est concentrée toute la vie parce que là seulement on trouve du vert.

Au point de vue alimentaire le régime hydrographique a une onomastique spéciale dont certains termes valent une tentative d’acclimatation.

Maader. — Celui de maader par exemple paraît indispensable.

Il est inconnu, il me semble, dans le nord, dans la région de l’Atlas, où on emploie à sa place le mot daya, peut-être plus connu du public français (daya de Tilr’emt, plateau des dayas) ; je crois ce mot synonyme de maader à quelques nuances près.

En hydrographie désertique le maader est l’équivalent de notre lac, aussi exactement en somme que l’oued correspond à notre rivière. Dans le processus de disparition d’un lac, en passant par le marécage, on aboutirait au maader : une cuvette d’alluvions, nettement circonscrite, avec oueds affluents et effluents. C’est par son effluent que le maader se diversifie de la sebkha ; au lieu qu’un oued vienne y mourir, et l’incruster de dépôts chimiques, le maader est traversé et vivifié par un courant souterrain. Il est couvert de végétation ; les maaders sont parmi les plus beaux pâturages sahariens ; ce sont des points importants, centres de vie qu’il est impossible de laisser anonymes. (Voir pl. V, phot. 10.)

Le maader (au rebours de la sebkha qui reste unie parce qu’aride), a toujours une tendance à se mamelonner de sable accumulé autour des touffes, souvent il passe à la nebka, dont nous avons rattaché la mention à l’alinéa de l’erg, mais qui ne peut pas être passé sous silence à propos d’hydrographie. Et d’ailleurs il y a une corrélation évidente entre les maaders et les ergs. Les grands maaders du Mouidir, dont l’oued Bota est l’effluent, sont partiellement recouverts d’assez grands ergs, avec lesquels ils partagent les noms de Tegant et d’Iris. Les dunes envahissent de même les maaders de l’oued Adrem, le maader Arak, etc.

Nous arrivons ainsi, à propos de nomenclature, à suivre les principales étapes de la décomposition après décès du régime hydrographique ; ce qui fut évidemment un lac ou un marais devient un maader, puis une nebka, puis un erg ; et il est évidemment assez méconnaissable au premier coup d’œil sous ce dernier avatar.

Haci. — L’eau vive, libre, directement utilisable, se présente au Sahara sous des aspects dont la diversité a été minutieusement notée par l’onomastique indigène.

Certains mots ont leur équivalent français. Haci par exemple est très suffisamment traduit par notre puits, et c’est presque dommage ; le puits saharien en effet, est bien différent du nôtre par son rôle économique. Il jalonne les routes désertiques, marquant le gîte d’étape, tenant lieu d’hôtellerie et de caravansérail.

On le fait très étroit, à peine suffisant pour livrer passage à un homme, qui y rappelle un ramoneur dans une cheminée. C’est que malgré toutes les précautions il s’ensable, il faut le désobstruer et presque le creuser à nouveau ; ce gros travail, toujours à recommencer, est d’autant moindre que le diamètre est plus petit. Dans ce pays où les habitations les plus somptueuses sont en pisé, les margelles des puits ont le privilège d’être grossièrement mais solidement maçonnées en pierres sèches ; et de telle façon que les voyageurs soigneux puissent fermer l’orifice avec des dalles, en lutant les interstices avec de la fiente de chameau. Et si imprévoyants que soient les indigènes ils n’y manquent pas, surtout les voyageurs isolés, ou en petites troupes, disposant pour désobstruer le puits d’un petit nombre de bras. Au voisinage du puits, autant que possible sur des éminences, en des points choisis pour être visibles de loin, se dressent des pyramides de pierre, des amers qui guident le voyageur. Il existe des formules déprécatives aux divinités des puits, qui semblent d’antiques oraisons païennes, mal islamisées : — celle-ci par exemple, avec laquelle on prend congé : « bqaou ala kheir, ehl el haci, ehl el ma — demeurez en paix, elfes du puits, elfes de l’eau ». Tout cela fait au puits saharien une physionomie à part, à laquelle n’est pas adéquat notre mot de puits, évocateur d’une cour de ferme ou d’un coin de grange.

Notons encore que le puits soudanais est tout différent du puits saharien ; dès qu’on arrive à l’Adr’ar des Ifor’ass la différence s’accuse brusquement ; le puits soudanais a un diamètre énorme à l’orifice même, cinq ou six mètres ; son seul aspect prouve que le climat est changé, on ne craint plus l’ensablement. (Voir pl. VII, phot. 13 et 14.)

Notons que le mot bir synonyme algérien de haci n’est guère usité au Sahara.

Aïn. — Le mot d’aïn a ceci de particulier qu’il correspond à deux concepts français bien distincts, celui de source naturelle et celui de puits artésien. Tout ce qui sourd, naturellement ou artificiellement, toute eau animée d’un mouvement ascendant porte le nom d’aïn. Ici donc le vocabulaire français est plus riche que l’arabe, et il n’y a pas lieu par conséquent d’avoir recours à ce dernier ; il est impossible pourtant de ne pas insister sur ce mot d’aïn qui revient à chaque instant sur les cartes, comme celui de haci d’ailleurs, et qui contribue à en rendre la lecture difficile[10].

Une source saharienne est, elle aussi, très différente de son homonyme européen. Le mot évoque chez nous l’idée de ruissellement, on dit le bruissement d’une source, la source d’une rivière. La notion est étroitement unie à celle d’eau courante, et même, par extension à celle de commencement : on dit métaphoriquement « remonter à la source ». Dans ces acceptions, qui sont précisément les usuelles, le mot de source est intraduisible par celui d’aïn. Ici nous touchons du doigt l’indépendance essentielle des deux vocabulaires vis-à-vis l’un de l’autre. Lors même que deux termes se correspondent assez pour être pratiquement interchangeables, cette équivalence est apparente plutôt que réelle.

Dans un pays où le rapport entre les pluies et l’évaporation est tel qu’il ne peut pas exister un seul cours d’eau pérenne, une source ne coule jamais ; la source se présente sous l’aspect d’un simple trou d’eau, une vasque, à bords assez nets, quoiqu’on distingue d’anciens niveaux et des bavures, traces des variations du niveau suivant les saisons et les années. Souvent les bords et le fond même sont complantes de végétaux aquatiques (berdi par exemple, autrement dit typha). Le diamètre de la flaque est évidemment fonction du débit et de l’évaporation, l’homme n’en a pas le contrôle ; pourtant l’aspect du trou suggère l’idée d’un certain travail humain d’accommodation ; on a creusé, récuré, grossièrement entretenu les talus, transformé un suintement boueux en un bassin d’eau claire ; il y a là un rudiment de captage. Il n’existe peut-être pas au Sahara de source entièrement naturelle, comme chez nous ; l’homme a toujours collaboré, si modestement que ce soit, à l’œuvre de la nature ; il n’y a guère de sources sahariennes que captées.

Et dès lors on comprend mieux que le même mot d’aïn puisse désigner aussi un puits artésien. En dernière analyse, un puits artésien est une source particulièrement difficile à capter. Ceux des oasis d’ailleurs, ceux du moins qui sont anciens et purement indigènes, ne présentent pas extérieurement l’appareil mécanique des nôtres ; ils ne sont ni forés à la machine ni tubés. On sait qu’ils sont creusés et entretenus, avec des instruments primitifs, par une corporation de plongeurs, les r’tass. Ils ont donc extérieurement l’aspect banal d’un trou vaguement circulaire, dont la seule particularité, mais essentielle est d’être plein d’eau jusqu’au bord ou même à déborder. C’est exactement l’aspect d’une source, entre les deux catégories d’aïn il y a bien une différence de structure intérieure mais non pas de physionomie à la surface du sol. Tel puits artésien que j’ai vu aux environs d’Ouargla, ou bien encore celui d’Ouled Mahmoud dans le Gourara, ressemblent exactement à des sources Touaregs, comme Aïn Tadjemout ou Aïn Tikedembati. Des photographies seraient interchangeables.

En somme sous le nom d’aïn les indigènes se représentent un orifice où l’eau affleure jusqu’à déborder, par opposition au puits, où l’eau ne se trouve qu’à une profondeur plus ou moins grande et parfois considérable.

E.-F. Gautier. — Sahara Algérien. Pl. VI.

Cliché Gautier

11. — AGUELMAN TAGUERGUERA (en aval)

dans le canyon de l’oued, dont on voit une des parois (grès éo-dévoniens).

Cliché Gautier

12. — AGUELMAN TAGUERGUERA (en amont) occupant tout le fond du canyon (grès éo-dévoniens).

E.-F. Gautier. — Sahara Algérien. Pl. VII.

Cliché Laperrine

13. — PUITS DE TIMISSAO

Type de puits saharien à orifice étroit.

Cliché Laperrine

14. — TYPE DE PUITS SOUDANAIS à large orifice ; (Adr’ar des Ifor’ass.)

R’dir ou aguelman. — On pourrait être tenté de traduire le mot arabe r’dir, alias guelta (ou son équivalent berbère aguelman) par le français « mare », « flaque d’eau ». Il est remarquable pourtant qu’on ne le fait jamais ; à ce point que le mot de r’dir est déjà presque acclimaté chez nous. Les r’dirs sont en effet les mares qui subsistent dans le lit d’un oued, en des points privilégiés, et pendant un temps plus ou moins long, après l’écoulement de la crue. Et c’est dire qu’ils n’ont pas d’équivalent exact en dehors du pays des oueds.

Par définition le r’dir n’est pas pérenne, et, en règle générale, il est bien loin d’offrir au voyageur les mêmes garanties qu’un puits ou une source ; à moins de renseignements précis et récents on ne peut pas compter sur lui avec certitude. Dans l’espèce pourtant il y a des aguelmans pérennes (In Ziza, Taguerguera), et parmi ceux qui ne le sont pas il en est beaucoup qui conservent de l’eau pendant plusieurs mois. Cela signifie que ces r’dirs sont alimentés par des réserves souterraines ; le soleil du Sahara aurait vite fait d’assécher une flaque où l’eau ne se renouvellerait pas. D’ailleurs les plus beaux r’dirs sont en terrain perméable, ceux de l’oued Saoura, par exemple, dans les sables du lit ; l’aguelman Taguerguera dans les grès dévoniens ; celui d’In Ziza dans les laves. Voilà qui suffirait à les diversifier de nos mares, creusées au contraire dans un sol imperméable.

Il n’y a donc pas d’opposition essentielle entre les r’dirs et les sources ou les puits. Ce ne sont pas des citernes, il ne saurait y avoir au désert de réserves d’eau un peu importantes indépendamment des souterraines. Mais les r’dirs s’alimentent à des nappes superficielles, susceptibles de s’assécher tout à fait ou de s’appauvrir considérablement dans les périodes de longues sécheresses. M. le capitaine Mussel en 1905 a vu l’aguelman Taguerguera[11] presque à sec ; dans l’intervalle de deux visites (1903-1905) l’aguelman d’In Ziza avait baissé de moitié.

Un autre caractère du r’dir, particulièrement frappant pour l’indigène, c’est que par son aspect extérieur il ne rappelle en rien les puits ou les sources. L’eau s’étale largement, l’aguelman Taguerguera a une centaine de mètres de long, et M. le capitaine Besset en décrit au Mouidir de beaucoup plus considérables ; ce sont de petits lacs, pittoresques et mystérieux, sans affluent ni effluent apparents. (Voir pl. VI, phot. 11 et 12.)

Tilmas. Abankor. — Tilmas (en berbère abankor), n’a pas d’équivalent français. C’est le sable humide où il suffit de creuser à la main une petite cuvette pour qu’elle se remplisse d’eau ; un r’dir ensablé si on veut ; et l’on conçoit que le sable protège la nappe humide à la fois contre l’évaporation et contre la contamination, ou du moins (car il semble que les microbes supportent mal le climat saharien), contre les impuretés.

Pour être complet il faudrait consacrer un alinéa aux foggaras, mais il est évident que leur étude sera mieux à sa place dans le chapitre des oasis, dont elles sont l’orgueil et la particularité la plus caractéristique.

En somme l’eau du Sahara se présente sous forme d’affleurements, et l’on dirait presque de filons ; plus précieuse d’ailleurs qu’aucun minerai imaginable. L’eau superficielle, immédiatement accessible sans travail humain, celle des tilmas, des r’dirs, des sources, est relativement rare : un coup d’œil sur une carte générale du désert montre l’énorme prédominance des points d’eau qui portent le nom de haci. Pour boire et pour irriguer les indigènes ont développé des qualités d’ingénieurs hydrauliciens tout à fait disproportionnées à leur culture générale. Les animaux eux-mêmes ont dû suivre cet exemple dans une certaine mesure. Il en est, les domestiques, le chameau par exemple, qui mourraient de soif si on ne les abreuvait pas, et dont l’initiative se réduit à se rassembler autour du puits avec des mugissements plaintifs. D’autres se passent de boire, autre chose du moins que le suc des plantes ou la rosée (la gazelle). Les grandes antilopes ne se trouvent que dans les régions où l’eau est à fleur du sol (tilmas de l’erg er Raoui, aguelmans et sources du pays touareg) ; et elles ont dû apprendre du moins à gratter le sable des tilmas. Le chacal, grand buveur, se montre particulièrement ingénieux. Au voisinage des puits il creuse des galeries jusqu’à l’eau, des « travers-bancs ». J’en ai vu de semblables au puits d’Ouallen, et les officiers de la colonne Flye Sainte-Marie en ont admiré dans la Ménakeb.

Dans un pareil pays il est clair que l’onomastique des points d’eau doit être particulière.

E.-F. Gautier. — Sahara Algérien. Pl. VIII.

Cliché Gautier

15. — OUED ZOUSFANA

Arbuste (jujubier) juché sur un monticule.

Cliché Gautier

16. — TYPE DE MEDJBED (sentier saharien) sur le reg du Touat

A l’horizon la palmeraie du Timmi, en avant de laquelle on distingue plusieurs lignes de foggaras.

Medjbed. — On se trouve couramment entraîné dans l’exposition à donner aux routes sahariennes leur nom indigène de medjbed. Les mots français de route ou de sentier seraient en somme inadéquats. Au point de vue voirie un medjbed est un sentier créé et entretenu par les pieds des chameaux ; il est en général admirablement marqué au moins sur les sols de reg et de hammada ; partout ailleurs que dans l’erg le sol saharien conserve les empreintes avec indiscrétion, racontant à qui sait le déchiffrer, au sujet de la dernière caravane, eût-elle passé depuis des mois, les moindres incidents du voyage. Mais c’est un sentier transcontinental, se prolongeant rectiligne sur des centaines et des milliers de kilomètres ; jalonné de tas de pierres aux croisements, suivant de point d’eau en point d’eau un itinéraire étudié par la sagesse inconsciente des générations. Pour traduire une expression de ce genre, « le medjbed d’In Salah à Tombouctou », le mot de sentier paraîtrait un peu grêle. (Voir pl. VIII, phot. 16.)

Ce medjbed d’ailleurs, qui conduit de l’eau à l’eau, et qu’il s’agit de ne pas perdre ou de retrouver sous peine de mort, devient dans l’imagination du voyageur un personnage considérable ; ces incertaines traces d’usure à la surface du sol, seuls guides et seuls vestiges d’humanité sur d’immenses étendues, prennent une sorte de caractère sacré ; et on ne conçoit pas la possibilité de laisser anonyme une individualité si marquante.

Tanezrouft. — Le mot de Tanezrouft, semble bien être, dans son acception vraie, autant qu’il est possible de la dégager, un nom propre plutôt que commun, le nom d’un pays, immense, il est vrai, et mal délimité. Les indigènes le donnent à tout ce qui s’étend entre les pays Touaregs (Hoggar, Mouidir, Ahnet, Açedjerad) d’une part et le Soudan de l’autre. Cette immense région est peut-être une unité géologique ; il semble bien en effet qu’elle soit tout entière une pénéplaine silurienne et archéenne. Mais c’est avant tout une unité climatique, le pays absolument dépourvu d’eau et inhabitable sur d’immenses étendues, le pays de la peur, de la soif, des marches ininterrompues haletantes, de vingt heures sur vingt-quatre pendant plusieurs jours, le désert maximum qu’on traverse en tremblant.

Dans d’autres parties du Sahara des régions analogues semblent porter des noms différents. Dans l’ouest par exemple le Djouf semble un pendant et d’ailleurs une prolongation du Tanezrouft, de même que le Tiniri dans l’est.

Il est donc probablement incorrect mais il est commode et il devient usuel d’employer ce terme de Tanezrouft dans un sens général, et de l’appliquer aux grandes étendues vides, aux déserts maxima, qui séparent les uns des autres au Sahara les districts habités.

Et sans doute nous saisissons ici sur le fait la déformation que nous infligeons, plus ou moins consciemment, au vocabulaire indigène quand nous essayons de le franciser. Mais nous ne faisons pas ici une étude philologique du vocabulaire géographique indigène. Le but poursuivi est d’enrichir le nôtre en mettant à notre disposition des termes nouveaux pour exprimer sans périphrase des individualités géographiques nouvelles.

Il est remarquable cependant que nous soyons amenés à emprunter ces termes nouveaux au vocabulaire indigène. En d’autres contrées désertiques les géographes n’ont pas cette ressource, ou, faut-il dire, cet embarras. A feuilleter Le Kalahari du Dr Passarge on s’étonne d’y rencontrer une nomenclature exclusivement européenne et même improvisée par périphrases (Salzpfanne, Sandpfanne, Pfannencrater, etc.) ; à la périphrase sandpfanne pourtant, le Dr Passarge substitue souvent le nom hollandais de Vley. L’Afrique du Sud tout entière semble un pays où le vocabulaire géographique ne s’est pas enrichi de termes populaires indigènes et où l’Européen a baptisé les formes caractéristiques avec les ressources de ses propres langues (Kopje).

C’est évidemment que les langages multiples et enfantins de populations nègres ne sont pas assez riches pour justifier un emprunt. Au Sahara nous avons affaire à de vieilles races cultivées et à une langue savante. L’explication pourtant n’est peut-être pas suffisante. A trouver cet affreux pays, ce désert, pourvu d’une si riche onomastique bilingue, on éprouve quelque surprise. Cet étiquetage minutieux des formes et des individualités géographiques atteste l’effort accumulé d’un peuple observateur, qui est aujourd’hui bien maigrement représenté, et c’est peut-être le legs d’un passé plus prospère. On se serait abstenu pourtant de formuler une conclusion aussi incertaine, si elle n’était étayée par bien d’autres observations beaucoup plus probantes, que nous aurons à présenter dans les chapitres suivants.

D’une façon générale, par exemple, la seule existence des puits qui jalonnent les medjbeds semble attester que le Sahara n’a pas toujours été ce que nous le voyons. Car si ces puits n’existaient pas, il serait impossible, dans ces effroyables solitudes, d’en trouver l’emplacement et de les forer. Nous les devons apparemment à des générations humaines, qui ont assisté au desséchement progressif et l’ont combattu pied à pied, suivant dans le sol la nappe d’eau qu’ils avaient connue en surface. Si l’on songe aux difficultés de l’exploration, dans les déserts vides et bruts de l’Australie, on se rend compte que l’aménagement du Sahara pour la vie humaine est une merveille inappréciable. Elle devient inintelligible, si nous ne la concevons pas comme le produit d’une accommodation graduelle à une transformation péjorative du pays. Les indigènes n’auraient pas pu inventer : il faut donc qu’ils se soient souvenus.

[2]Foureau, Documents scientifiques de la mission Saharienne, p. 1175 (Glossaire de quelques termes employés).

[3]Le but poursuivi étant de franciser, et d’introduire dans notre vocabulaire géographique un certain nombre de termes arabes, il me paraît légitime et indispensable de renoncer aux pluriels arabes, souvent si différents des singuliers qu’ils semblent un autre mot. Il est tout à fait indifférent, par exemple, au point de vue géographique à tout le moins, que sif fasse au pluriel siouf.

[4]On sait que le diminutif de Feidj est Figuig, le petit col.

[5]Bernard et Lacroix, L’évolution du nomadisme en Algérie, p. 117.

[6]Certainement utilisé à Laghouat et à Djelfa ce mot paraît inconnu dans le Tell. Voici à son sujet une note de M. Marçais : « le mot nébka, pluriel nebkät, collectif enbék, se trouve déjà dans le poète arabe antéislamique Tarafa. Il est dans le dictionnaire de Beaussier ».

[7]Même sous sa forme pluriel — gour ; — on dit le terrain des gour.

[8]Flamand, Une mission d’exploration scientifique au Tidikelt, Annales de Géographie, t. IX, 1900, p. 238.

[9]Bulletin du Comité de l’A. F., supplément de septembre 1904, p. 209.

[10]On trouvera dans le texte le mot Haci représenté par l’abréviation H. et Aïn par A.

[11]Suivant le dialecte, les Touaregs prononcent et par conséquent on peut écrire indifféremment Tadjerdjera ou Taguerguera ; de même qu’on écrit Azguer ou Azdjer.


CHAPITRE II

LES OUEDS ET LES DUNES

I. — L’oued Messaoud.

Dans la partie orientale de notre Sahara Algérien, le réseau des oueds quaternaires est bien et assez anciennement connu. De Duveyrier au commandant Roudaire et à Foureau une série de voyageurs ont dessiné sur nos cartes un ensemble cohérent et détaillé, le bassin de l’Igargar. Encore, bien que çà et là le vent et le sable aient effacé ou enfoui des tronçons d’oued, l’ensemble apparaît nettement. Deux artères maîtresses l’O. Mya et l’O. Igargar se réunissent pour aboutir dans une cuvette en partie plus basse que le niveau de la mer, et semée de grands chotts (Melr’ir, etc.).

Cette cuvette a été l’objet d’études topographiques très sérieuses et nous sommes certains qu’elle n’a jamais communiqué avec la Méditerranée pourtant si proche. Le seuil de Gabès ne porte la trace d’aucune brèche. Au plus beau moment de l’Igargar, lorsque « les crocodiles jouaient dans ses ondes », son bassin aurait donc été un bassin fermé, et l’on peut se croire autorisé à conclure que le Sahara quaternaire fut plutôt une steppe qu’un pays franchement humide. La conclusion est à retenir.

Dans la partie occidentale du désert, on pouvait admettre a priori que le réseau quaternaire serait aussi profondément gravé et aussi bien conservé. Aussi l’est-il ; et il me semble possible d’en esquisser le dessin général.

On connaît depuis Rohlfs le tracé d’un grand oued quaternaire occidental, l’O. Saoura ; depuis Igli, où la Saoura est constituée par la réunion des oueds Zousfana et Guir, le lit est très net à berges hautes et vives jusqu’à Foum el Kheneg où le fleuve s’est creusé une gorge étroite dans les grès éodévoniens. (Voir pl. IX, phot. 17.)

E.-F. Gautier. — Sahara Algérien. Pl. IX.

Cliché Gautier

17. — LE LIT DE LA SAOURA A TIMR’AR’IN (Timgharghit)

Taillé dans le mio-pliocène ; à l’horizon, très-floue, la chaîne d’Ougarta.

Cliché Galibert

18. — UNE CRUE DE LA SAOURA à Ksabi, en octobre 1904.

Huitième jour de la crue.

Phototypie Bauer, Marchet et Cie, Dijon Cliché Gautier

19. — LE LIT DE LA SAOURA A FOUM EL KHENEG

Nebka constituant le tampon de sable qui a arrêté et fait dévier la crue photographiée en 18.

Mais au delà les incertitudes commençaient. On savait que l’O. Saoura se continuait sous le nom d’O. Messaoud, ce qui est juste ; et ce changement de nom indique chez les indigènes un sens géographique exact de l’importance de Foum el Kheneg comme démarcation entre deux sections différentes de l’oued. Sur le cours de l’O. Messaoud on ne savait rien : le lieutenant Niéger, auteur d’une excellente carte du Touat, résume ainsi la question : « La carte au 1/2000000 du dépôt de la guerre, ainsi que celle de M. Vuillot, accusent au sud du Touat une forte sebkha dans laquelle viendraient se déverser l’oued Saoura et l’oued Djaghit. Cette sebkha est prolongée par un thalweg qui irait se perdre dans l’erg au sud de Taoudéni. Les renseignements que nous avons pu recueillir à ce sujet étant absolument contradictoires, il est impossible de conclure. Un fait reste certain, c’est que la Saoura longe le Touat s’épanouissant en zone d’épandage[12]. » Voilà donc un fait curieux. Les anciennes cartes sont naturellement très mauvaises, dressées par renseignements ; on y voit pourtant l’oued Messaoud nettement affirmé, le dessin de son cours est très schématique, mais ne s’écarte pas trop de la réalité. Le lieutenant Niéger, sur son excellente carte récente ne se croit pas le droit de porter l’O. Messaoud, et il met en doute son existence. Notons d’ailleurs que M. Niéger, par sa connaissance de l’arabe et ses rapports quotidiens avec les indigènes, est aussi apte qu’aucun de ses devanciers à recueillir des renseignements indigènes, et concluons qu’il est beaucoup plus difficile aujourd’hui qu’il y a vingt ans de se renseigner sur l’O. Messaoud. Voilà encore une conclusion à retenir.

A la seule inspection d’une carte topographique exacte du Touat (Niéger, Prudhomme) il semble en effet légitime de conclure que l’O. Messaoud longe le Touat. On constate en bordure des oasis un long chapelet de sebkhas extrêmement allongées, souvent bordées à droite et à gauche, ou à tout le moins sur une rive par des falaises d’érosion. Mais l’examen d’une carte géologique modifie déjà cette conclusion. — Les palmiers du Touat longent rigoureusement une grande faille, le long de laquelle les terrains crétacés du Tadmaït viennent butter contre un horst ou un chapelet de horsts primaires. C’est manifestement cet accident qui force les eaux souterraines à réapparaître à la surface du sol. Il est superflu de faire intervenir à titre explicatif l’action de l’O. Messaoud. Et quelques-unes des falaises elles-mêmes pourraient bien être tectoniques et non pas d’érosion.

En fait, nous sommes aujourd’hui fixés sur le cours de l’O. Messaoud ; les deux itinéraires, que je publie[13] de H. Sefiat et de H. Rezegallah, nous font connaître avec précision des sections importantes de l’O. Messaoud, dont la continuité au large du Touat n’est plus douteuse, quoiqu’en bien des points il subsiste des incertitudes sur le tracé exact.

De ces deux itinéraires le plus intéressant est à coup sûr celui de H. Rezegallah. Le long du sentier qui va de Zaouiet Reggan à H. Rezegallah, entre les kilomètres 88 et 137 on chemine dans le lit d’un très grand oued orienté N.-N.-E.-S.-S.-O. Le lit est entaillé d’une dizaine de mètres dans des couches horizontales composées tantôt d’argiles et de grès crétacés, tantôt d’argiles et de calcaires carbonifériens. L’oued n’est pas complètement asséché, on y trouve, parfois en abondance, la végétation habituelle des pâturages sahariens (damran, hâd, etc.), et un puits dont l’eau, encore qu’un peu saumâtre, reste buvable à la rigueur, Haci Boura. Le guide Abiddin spontanément, comme aussi les notables de Zaouiet Reggan, consultés au retour, affirment que c’est là l’O. Messaoud, continuation de l’O. Saoura. Il est clair d’ailleurs que ces indigènes ne se placent pas au point de vue géologique, et ce n’est pas l’O. Messaoud quaternaire qui les intéresse, mais simplement l’actuel ; ce qu’ils affirment c’est que, de mémoire d’homme, certaines crues de la Saoura ont roulé dans l’O. Messaoud jusqu’à Haci Boura. Il s’agit de mémoire de très vieil homme ; seuls les « Kebar », les anciens, auraient vu couler l’O. Messaoud. Dès le début de notre occupation, nos officiers en ont entendu parler, et le capitaine Letord fit une pointe infructueuse dans l’ouest à la recherche de l’O. Messaoud[14]. Pour un peu nébuleux que soient ces vieux souvenirs indigènes, et quoiqu’ils laissent subsister bien des imprécisions de détail, ils se trouvent confirmés par les faits. Dans la région de H. Boura, à une centaine de kilomètres sud-ouest du Bas-Touat, il existe bien un grand oued, dans le lit duquel s’est conservée quelque humidité, et qui de son vivant coulait indubitablement au sud-ouest. Sur le sens de l’écoulement, l’examen des gorges que l’oued s’est taillées en aval d’Haci Boura ne laisse subsister aucun doute : entre les murailles de grès et d’argiles, sur environ 500 mètres, la dénivellation est très forte, il y a eu là de véritables rapides.

C’est un fait d’autant plus intéressant que, dans ces grandes plaines monotones à l’ouest du Touat, le baromètre ne donne pas d’indications utilisables pour déterminer le sens général de la pente. L’équilibre barométrique est très instable, le Sahara est le pays du vent, des orages secs, brusques et violents ; le passage d’une dépression entraîne des oscillations qui vont facilement à une dizaine de millimètres, et qui masquent tout à fait les oscillations faibles et graduelles déterminées par le changement de niveau. L’existence et l’allure de l’O. Messaoud à H. Boura est donc une indication très précieuse que la grande plaine se draine au sud-ouest. Le chapelet des oasis du Touat ne jalonne pas le moins du monde, comme l’on l’a cru d’abord le fond d’une cuvette ; c’est un accident très important sans doute au point de vue humain, comme aussi au point de vue géologique, mais insignifiant comme dénivellation dans une grande plaine doucement inclinée au sud-ouest.

Et que dans cette direction il ait existé très anciennement une tendance à la dépression dans les compartiments de l’écorce terrestre c’est ce que semblerait indiquer la composition géologique du sol. La continuité des dépôts infra-crétacés est simplement interrompue par des horsts primaires médiocrement étendus, et, dans l’état actuel de nos connaissances, rien n’empêche de croire que les grès albiens du Touat ne rejoignent, à titre de formation à peu près synchronique, les grès analogues du Djouf et du Soudan. L’idée que nous nous faisions de cette partie du Sahara se trouve donc modifiée.

Si l’on peut être affirmatif sur l’existence même de l’O. Messaoud, on ne peut pas indiquer avec précision son tracé au sud et au nord d’Haci Boura.

Haci Rezegallah. — Tout d’abord, Haci Rezegallah, le point le plus occidental de l’itinéraire est lui aussi un puits creusé dans le lit d’un oued quaternaire. Le lit est bien marqué entre ses falaises, et tapissé d’une maigre végétation partout où il n’est pas ensablé. Malgré cet ensablement, qui va fréquemment jusqu’à l’enfouissement sous des dunes puissantes, il n’est pas douteux que ce lit, après des méandres répétés, n’aille rejoindre celui de l’O. Messaoud, avec lequel il fait un angle prononcé ; — mais est-ce à titre de continuation, ou d’affluent ? En un point situé à peu près au coude formé par la réunion des deux oueds, on se trouve au sommet d’une falaise de calcaire carboniférien violet, pétri de fossiles clairs, à l’assaut de laquelle des dunes montent à droite ou à gauche, ce qui restreint malheureusement la vue d’ensemble. Cette falaise est la continuation indubitable de celle qui borde au nord le lit de l’O. Rezegallah, comme aussi de celle qui borde à l’ouest le lit de l’O. Messaoud. Mais droit devant soi, au sud, on n’aperçoit plus la contre-partie attendue, l’autre rive. En contre-bas, très loin à perte de vue, on a sous ses pieds un paysage un peu indistinct, brouillé par l’entre-croisement et le poudroiement de petites dunes, mais qui semble bien être une immense plaine et peut-être une sebkha. Tout se passe donc comme si l’O. Messaoud et l’O. Rezegallah se rejoignaient dans une sebkha. Mais de cette sebkha, d’ailleurs hypothétique, l’O. Rezegallah est-il un affluent ou un effluent ? Autant de questions qui naturellement ne peuvent pas se trancher a priori.

Ce qui est certain, c’est que, dans la région de H. Boura et de H. Rezegallah, l’oued Messaoud, sinon l’actuel du moins son prédécesseur quaternaire, n’est pas le moins du monde au bout de sa course ; l’intensité de ses érosions l’atteste ; il serait absurde de supposer qu’il finisse là ; il continue, au contraire, dans une direction qui semble le conduire au Djouf et à Taoudéni. Aussi bien nous sommes ici, à Rezegallah, sur la route indigène de Taoudéni.

Haci Sefiat. — Au nord de Haci Boura, le lit de l’oued Messaoud est barré par un sif d’erg que je n’ai pas franchi. D’autre part, au nord du Touat, le cours de ce même oued a été relevé soigneusement par les officiers des oasis, depuis Foum el Kheneg jusqu’à la hauteur de Tesfaout. Son lit très net, mais quelquefois bi et trifide, est jalonné de puits. La route directe de Bouda à Ksabi ne s’en écarte guère. (Voir cartes Niéger et Prudhomme.) La zone d’incertitudes sur le tracé exact du fleuve va donc de Tesfaout à Haci Boura.

Entre ces deux points, l’itinéraire de Haci Sefiat nous fournit pourtant un jalon. Il recoupe deux grands lits quaternaires, tous deux orientés N.-S. Le plus oriental est un grand cirque d’érosion, très profondément gravé (une dizaine de mètres au moins), semé de garas, largement ouvert au sud ; il est clair qu’une rivière puissante a été à l’œuvre ici, mais on ne reconnaît plus son passage qu’à son travail d’érosion ; tout est desséché et parfaitement nu. L’oued, dans le lit duquel se trouve le puits de Sefiat, a conservé au contraire un reste de vie ; il est vrai que l’eau du puits est saumâtre au point d’être imbuvable ; les touffes vertes de hâd qui tapissent le lit sont si amères, si chargées de sel, que les chameaux n’en veulent pas, quoique le hâd passe pour leur friandise favorite. Ce n’en est pas moins la seule trace de verdure et le seul puits qu’on rencontre depuis le Touat. Apparemment c’est l’oued Messaoud, et on serait tenté de croire que le grand cirque d’érosion desséché représente un bras mort. Autour de Haci Sefiat le lit est très large et très puissamment érodé, il ressort avec netteté malgré l’envahissement des dunes. Il semble d’ailleurs qu’on ait affaire à un confluent.

Le réseau des affluents. — Autour de l’artère principale le réseau des affluents commence à se dessiner sur la carte.

O. Djar’et[15]. — Les vieilles cartes par renseignements font de l’O. Djar’et un affluent de l’O. Messaoud, et placent le confluent dans le Bas-Touat au voisinage de Taourirt. C’est aujourd’hui un des oueds les mieux connus du Sahara ; les officiers des oasis ont reporté sur la carte le réseau compliqué des oueds du Mouidir, dont la réunion constitue l’O. Bota, qui prend plus bas le nom d’O. Djar’et. Qu’il aille rejoindre l’O. Messaoud, ce n’est pas douteux, mais la jonction n’a certainement pas lieu au Touat ; cela ressort avec évidence de l’itinéraire Taourirt-Ouallen (en compagnie du lieutenant Mussel)[16].

Il y a bien au sud, et à proximité de Taourirt, un point d’eau, Hacian Taibin, sur le bord d’une petite sebkha, mais la seule rivière qui y aboutisse est l’O. Chebbi, descendue du Tadmaït. Le bassin de l’O. Chebbi reste séparé de celui du Djar’et par une apophyse hercynienne (dj. Aberraz) et par un horst calédonien (Bled el Mass). En arrière de cet obstacle puissant, l’O. Djar’et s’est étalé en une immense sebkha, qui porte le nom de Mekhergan, et qui ne se trouve encore portée sur aucune carte, mais sur laquelle un certain nombre de détails précis ont été réunis.

La sebkha commence déjà sous le méridien d’Akabli (itinéraire Laperrine-Villatte) ; l’itinéraire Taourirt-Ouallen la rencontre à 80 kilomètres sud-est de Taourirt à vol d’oiseau, précisément au pied d’une butte de calcaire récifal dévonien, qui s’appelle Garet-ed-diab. Avec des étranglements et une allure en chapelet, on la voit se continuer vers le sud pendant une soixantaine de kilomètres au moins et peut-être une centaine jusque sous le parallèle du puits de Tikeidi[17], au voisinage duquel l’O. Meraguen venu de l’Açedjerad se perd dans une sebkha qui semblerait un prolongement de la sebkha Mekhergan. Elle a donc des dimensions énormes, 150 kilomètres de long peut-être, et la plupart du temps elle s’élargit à perte de vue. C’est un trait tout à fait essentiel de la géographie quaternaire, le réceptacle commun de l’oued Djar’et et de toutes les rivières de l’Ahnet.

Au voisinage d’Akabli, c’est-à-dire à l’embouchure de l’O. Djar’et, on signale des fondrières dangereuses, et l’on peut supposer par analogie que la sebkha conserve sur quelques points privilégiés au débouché de grands oueds quelques traces analogues d’humidité. Mais partout ailleurs, elle est complètement morte et desséchée, si complètement aride que l’apparition d’une larve d’insecte y provoquait une exclamation de surprise. Elle cesse donc d’intéresser les indigènes nécessairement utilitaires, ils la classent simplement tanezrouft, et comprennent mal les questions qu’on leur pose au sujet de son émissaire probable.

Le problème de l’émissaire trouverait peut-être sa solution à Azelmati. C’est un misérable point d’eau, important toutefois, parce que, entre Taourirt et Ouallen, il jalonne la route la plus directe, mais la plus désolée, encore inexplorée. D’après les renseignements indigènes qui cadrent avec ce que nous avons aperçu de loin, ce point d’eau se trouverait dans une gorge, ouverte vers l’ouest, et creusée dans les argiles du Dévonien moyen, entre les garas d’Azelmati et de Chaab ; les inondations de l’O. Meraguen parviennent jusque-là (?).

Le nom d’Azelmati s’applique aussi à une vaste étendue uniforme, qui est peut-être une immense sebkha desséchée. Dans le numéro de La Géographie du 15 décembre 1907, M. Nieger donne les renseignements les plus intéressants sur cette sebkha, qui serait en somme l’épanouissement occidental de la sebkha Mekhergan. Quoi qu’il en soit[18], le baromètre indique une différence de niveau très sensible, entre les sebkhas d’Hacian Taibin et Mekhergan, cette dernière serait plus basse de 5 millimètres[19]. Plus significatives peut-être que les indications du baromètre sont celles du terrain, l’existence d’un puissant obstacle montagneux et celle de la grande sebkha elle-même. En somme, le bas Djar’et, comme l’O. Messaoud, au lieu de se rapprocher du Touat, tend à s’en éloigner vers le sud-ouest.

D’autre part, lorsque dans la traversée du Tanezrouft d’In Ziza, on voit tous les grands oueds quaternaires, descendus du Hoggar, O. Tiredjert, O. Takouiat, O. Tamanr’asset, prendre la direction de l’ouest, on reste frappé de cette convergence de toutes les rivières quaternaires vers cette cuvette médiocrement éloignée du Djouf, aux approches de laquelle tous les voyageurs ont noté un niveau très bas (120 à 150 m.). Il est difficile de se soustraire à la conclusion que nous avons affaire aux différentes parties d’un même réseau fluvial quaternaire qu’on pourrait appeler le réseau de l’O. Messaoud.

O. Tlilia. — Au nord, on peut reconstituer ce réseau avec bien plus de précision et en faisant la part bien moindre à l’hypothèse.

Tout d’abord, nous connaissons aujourd’hui des tronçons considérables de ce qui fut évidemment un grand affluent de gauche descendu du Tadmaït. La carte Niéger, comme la carte Prudhomme, portent un O. Tlilia qui draine la plus grande partie du Tadmaït, depuis le méridien d’In Salah. (Voir pl. IV, phot. 8.) Il prend sa source au voisinage de la grande falaise terminale du plateau, en un point bien déterminé, où l’érosion régressive d’un petit torrent, l’O. Aglagal, qui coule en sens inverse, a profondément entaillé la falaise, et s’est annexé la tête de vallée de l’O. Tlilia. (Voir pl. XLIII, phot. 81.) On le suit sans lacunes depuis sa source jusqu’à sa sortie des plateaux calcaires, sur une étendue de 120 kilomètres. Les cartes publiées ne donnent pas de renseignements sur ses destinées ultérieures, mais les officiers des oasis savent qu’il aboutit au Touat à Zaouiet Kounta.

Or, l’itinéraire de Haci Rezegallah croise et longe, à partir de Haci Hammoudiya un grand oued affluent de l’oued Messaoud, qui vient précisément du Bas-Touat, région d’Inzegmir. C’est évidemment la prolongation de l’O. Tlilia, ou en tout cas d’une artère fluviale dont l’O. Tlilia serait un élément constituant.

Voilà donc un grand affluent de l’O. Messaoud que nous suivons depuis sa source jusqu’à son embouchure.

Sebkha de Timimoun. — Il ne faut pas hésiter à rattacher la sebkha de Timimoun au système de l’O. Messaoud. La forme même de la sebkha, son allongement très marqué, ses étranglements, son allure en chapelet, suggèrent l’idée qu’elle a dû être en relation avec un fleuve coulant vers le sud-ouest, et dont les hautes falaises qui encadrent la sebkha, et les garas qui la jalonnent attestent la puissance érosive.

Comment le chapelet de sebkhas du Gourara se reliait au chapelet de sebkhas du Touat, c’est ce qui apparaît beaucoup plus nettement sur la carte Niéger que sur la carte Prudhomme ; aussi bien la carte Niéger, qui est essentiellement une marqueterie d’itinéraires, une œuvre de plein air, composée sur place, est en général beaucoup plus expressive du terrain réel. On y voit très bien qu’une ligne de falaises rejoint les sebkhas de Timimoun et de Brinken. Entre Brinken et le Bouda, on distingue deux lignes divergentes de jonction, l’une au sud par Sba, Meraguen, jalonnée de petites falaises ; l’autre au nord, directe de Sba au Bouda, marquée par de la verdure, un long pâturage de nebka. Aussi bien entre le Touat et le Gourara, il n’y a pas de démarcation naturelle, la ligne des oasis est continue, et cela seul serait un indice. Il faut donc admettre que l’oued quaternaire du Gourara aboutissait au Bouda, et de là il semble bien que ce soit lui et non pas l’oued Messaoud qui ait longé le Touat, sculptant ses falaises et ses garas, contenu par l’obstacle des horsts hercyniens, jusqu’à sa réunion avec l’O. Tlilia dans le voisinage de Zaouiet Kounta. Puis les deux fleuves réunis par Inzegmir, le Sali et le grand lit relevé au voisinage de Haci Hammoudiya allaient rejoindre l’O. Messaoud.

Les oueds du grand Erg. — Au nord du Gourara, le grand Erg met un obstacle sérieux mais non pas insurmontable à la reconstitution du réseau quaternaire. On voit assez nettement les artères quaternaires dont la sebkha de Timimoun est le réceptacle commun, et qui constituent l’oued du Gourara.

Le Tadmaït fournit une contribution importante, l’O. Aflissès, profondément gravé dans les plateaux calcaires, mais dont le cours n’a été reconnu qu’incomplètement et par tronçons. Il semble bien que ce soit lui qui ait creusé l’immense cirque d’érosion entre la gara bou Dhemane et la gara el Aggaia, et qui alimente encore les palmeraies tout particulièrement denses au voisinage de Timimoun.

Comme il est naturel, c’est au nord et de l’Atlas que descendent les oueds les plus nombreux. On en compte trois : l’O. Seggueur, l’O. R’arbi, l’O. Namous ; leur cours supérieur est très net, profondément encaissé dans la hammada, suivi d’ailleurs par de vieilles routes de caravanes. Mais le cours inférieur est enfoui sous les effroyables amas de sable du grand Erg, par surcroît encore très mal connu. On entrevoit cependant avec une probabilité suffisante les points de sortie au sud de l’Erg, sur la sebkha, et quelquefois même la direction générale du cours.

Un grand oued débouche à l’extrémité orientale de la sebkha du Gourara auprès d’el Hadj Guelman ; c’est à lui que la sebkha de Timimoun doit ce qu’elle conserve d’humidité et de placage quaternaire. En hiver, lorsque sont tombées les pluies lointaines sur l’Atlas et le Tadmaït, on voit, à partir d’el Hadj Guelman, et progressivement vers l’ouest, la surface de la sebkha changer de couleur, se poudrer de points blancs scintillants ; c’est le sel qui remonte, témoin d’une évaporation plus énergique et par conséquent d’une augmentation dans la réserve profonde d’humidité.

Cet oued qui débouche à el Hadj Guelman est apparemment le même auquel les ksouriens du Tinerkouk doivent l’eau de leurs puits et le Meguidden ses pâturages. C’est vraisemblablement la prolongation de l’oued Seggueur qui, simplement tangent à l’erg sur la plus grande partie de son cours, se suit facilement jusqu’au delà d’el Goléa.

Le cours de l’oued Namous n’apparaît pas du tout sur les cartes publiées, mais M. Mussel[20], sur sa carte encore inédite, en trace de grands tronçons ; l’oued traverse le groupe des oasis de Telmin dans sa partie orientale, entre Takhouzi et Adjir ; on le suit au sud jusqu’à proximité de Charouin et de Haci el Hamira.

C’est l’oued R’arbi sur lequel nous sommes le moins renseignés. Pourtant à la lisière méridionale de l’erg l’attention est attirée par une ligne d’oasis, el Ahmar, Guentour, Tesfaout, Charouin, et le long de cette ligne la carte Niéger marque ce qui semble être un grand lit d’oued. Charouin à coup sûr est sur le bord d’une gigantesque cuvette d’érosion qui m’a semblé aller rejoindre en biais celle de la sebkha du Gourara. Sur la route de Charouin à Ouled Rached ces deux cuvettes ne sont plus séparées que par une ligne de garas, autant du moins que l’envahissement du sable permet d’en juger. Il semble bien que dans cette région deux grandes rivières, reconnaissables à leurs érosions, aient fait leur jonction : apparemment l’O. R’arbi et l’oued du Gourara. (Voir fig. 44, p. 226.)

Ajoutons que dans sa partie occidentale, le grand Erg a sûrement enfoui toute une série d’affluents de l’O. Saoura, et il garde beaucoup mieux le secret de leur réseau. La carte inédite Mussel permet de suivre jusqu’à Haci Ouskir un gros affluent venu du Mezarif et qui passe par Haci Mezzou. Elle révèle çà et là sous l’erg de grands tronçons, un oued Si Ali par exemple au nord du puits de ce nom.

Le long de la Saoura on croit deviner des embouchures ; en certains points, de dessous l’erg on voit sourdre brusquement l’eau nécessaire à l’alimentation des palmeraies. A Mazzer, c’est une grosse source naturelle débouchant d’une grotte de travertin. A Beni Abbès, l’homme est intervenu, mais avec peu de travail, et à fleur de terre, on a fait couler de grosses séguias. L’eau afflue avec une abondance particulière dans la R’aba (littéralement la forêt de palmiers) ; sur une dizaine de kilomètres les ksars se touchent, el Ouata, Ammès, Ksir el Ma, el Maja, etc. ; l’eau est partout à fleur de sol dans toute cette section de l’oued. De là part d’ailleurs, à travers l’erg, une route de caravanes semée de puits ; il est clair qu’un gros affluent a dû déboucher ici. Mais d’où vient-il ? Qu’est-ce, d’autre part, que ce groupe d’oasis de Telmin perdu au milieu de l’erg, et au nord duquel on voit sur la carte une constellation de puits ? On ne fait qu’entrevoir une puissante circulation souterraine qui doit être une image plus ou moins fidèle de l’ancienne circulation superficielle quaternaire sur la rive gauche de la Saoura.

L’O. Tabelbalet. — L’O. Saoura est hémiplégique, toute sa rive droite est à peu près morte ; de ce côté en effet l’oued longe le pied d’un accident montagneux et la ligne de partage est toute proche entre la Saoura et une autre grande artère quaternaire, qu’on pourrait appeler l’O. Tabelbalet.

A vrai dire cet oued n’a pas de nom, et les indigènes ne soupçonnent pas son existence. Il est enfoui sous l’erg er Raoui, mais pas assez profondément pour qu’on ne le retrouve pas. Depuis la palmeraie de Tabelbalet jusqu’à Oguilet Mohammed, la lisière méridionale de l’erg er Raoui est jalonnée de puits, Haci el Hamri, Tinoraj, H. er Rouzi, Haci el Maghzen, Noukhila ; d’ailleurs le nombre de puits existants le long de cette ligne pourrait être augmenté presque indéfiniment ; entre Tinoraj et Tabelbalet, il suffit de creuser n’importe où, dit-on, pour avoir de l’eau, Haci el Maghzen est, comme son nom l’indique, un puits improvisé par les maghzen (policiers indigènes) de Beni Abbès. Tous ces puits sont des trous d’eau à fleur de sol : d’ailleurs on rencontre de grands troupeaux d’antilopes adax, ce qui suppose de l’eau superficielle, d’accès facile. (Voir pl. XXXIV, phot. 64.) Le nom de l’erg est significatif ; er Raoui signifie humide ; le nom contraste avec celui de l’erg Atchan, tout voisin, « l’Erg assoiffé ». Enfin au voisinage des trois puits que j’ai vus et probablement de tous les autres, on distingue très bien l’oued enfoui sous la dune. C’est bien net, en particulier à Tinoraj et à H. el Hamri ; on y voit, avec ses falaises d’érosion, ce qu’il faut appeler sans doute le lit mineur de l’oued, puisqu’il est taillé dans des dépôts plâtreux et dans des formations d’aspect tourbeux, qui doivent ici évidemment, comme partout ailleurs au Sahara, représenter le lit majeur. (Voir pl. X, 20.) A Oguilet Mohammed je n’ai pas vu le lit mineur, mais la dune repose sur les dépôts gypseux habituels. Il n’est pas téméraire de conclure que tous les puits jusqu’à Tabelbalet sont creusés dans le lit de l’oued, dont nous pouvons donc reconstituer le tracé de Tabelbalet à Oguilet Mohammed, on peut même dire avec une probabilité suffisante jusqu’à Ouled Saï. En somme il longe au nord-est le pied de l’arête gréseuse éodévonienne que les indigènes appellent le kahal de Tabelbalet, et qui sépare l’erg er Raoui de l’erg d’Iguidi.

D’où vient cet oued ? Evidemment de l’Atlas marocain, qui est tout proche, mais qui est encore trop mal connu pour qu’on puisse essayer de préciser.

En aval, le djebel Heirane se dresse en promontoire au confluent de deux grands oueds quaternaires ; la hammada crétacée qui lui sert de socle, est profondément entaillée à l’est par l’oued Messaoud, et au sud-ouest par un oued inconnu, étalé en sebkha, dont le lit fait avec celui de l’oued Messaoud un angle aigu. Cet oued dont nous connaissons avec précision l’embouchure, n’est-il pas l’oued de Tabelbalet ? La carte, qui accompagne le rapport de tournée du capitaine Flye Sainte-Marie dans l’Iguidi[21], est nettement favorable à cette hypothèse.

E.-F. Gautier. — Sahara Algérien. Pl. X.

Cliché Gautier

20. — TIN ORAJ

L’Oued Tabelbalet enfoui sous l’erg er-Raoui.

On distingue les berges en timchent (dépôt plâtreux, d’un blanc éclatant).

L’Iguidi. — Cette même carte et ce même rapport permettent de supposer que l’Iguidi, au moins dans sa partie orientale, et l’erg ech Chech tout entier qui lui fait suite, rentrent dans le bassin quaternaire de l’O. Messaoud. Un certain nombre de faits ressortent avec évidence.

Nous savons depuis longtemps que les grands oueds du Tafilalet réunis en un réceptacle commun qui est l’O. Daoura, vont se perdre dans une grand sebkha[22]. Le lieutenant Niéger nous apprend[23] le véritable nom de cette sebkha, qui est Mahzez.

D’autre part, le capitaine Flye Sainte-Marie nous donne sur l’Iguidi des renseignements précis. Les puits de l’Iguidi sont très inégalement répartis. La bordure nord est très pauvre : deux points d’eau seulement, très éloignés l’un de l’autre, Mana et Inifeg. La bordure sud au contraire est le plus beau coin de tout l’erg ; c’est le Menakeb, « 15 puits sur 150 kilomètres », les puits sont nettement alignés nord-ouest-sud-est ; on voit partout des traces d’une puissante érosion, falaises, cirques et garas. Il faut affirmer que le Menakeb est un grand oued, l’analogie est évidente avec l’oued de Tabelbalet, à la lisière sud de l’erg er Raoui.

J’étais tenté de considérer l’oued Menakeb comme un émissaire de la sebkha Mahzez. M. Niéger, qui a vu le terrain, est d’un avis contraire. D’autre part, d’après une communication orale de M. le capitaine Martin, Mahzez serait beaucoup plus près de Tabelbalet que les cartes ne le montrent, et ce serait donc peut-être l’O. Tabelbalet qui prolongerait l’O. Daoura (?).

Quoi qu’il en soit il y a vraisemblablement, sous l’Iguidi et à sa bordure nord, un réseau d’artères quaternaires qui apporte ou apportait jadis à l’O. Messaoud, non seulement les eaux de Tafilalet, mais aussi les eaux des Eglab ; le plateau archéen (?) granitique (?) et peut-être par endroits volcanique (?) des Eglab, déjà traversé par Lenz, revu plus en détail par Flye Sainte-Marie et ses officiers, apparaît d’ores et déjà avec une certaine netteté (c’est sur la carte Flye Sainte-Marie qu’il faut le chercher naturellement). Il a un relief assez accusé, six ou sept cents mètres d’après M. Niéger[24] ; encerclé de dunes sur toutes ses faces ce fut évidemment, et, dans une certaine mesure, c’est encore un centre de dispersion hydrographique ; il domine de deux ou trois cents mètres la plaine où serpente l’oued Messaoud, et c’est l’épaulement occidental du bassin.

L’O. Messaoud actuel. — On arrive donc à reconstituer avec précision, à quelques incertitudes près, le réseau d’un oued Messaoud quaternaire, collecteur de toutes les eaux depuis les Eglab et l’Atlas du Tafilalet jusqu’au Hoggar. Ce squelette de vieux fleuve mort est d’un intérêt plus actuel qu’on n’imaginerait au premier abord.

Dans tout le Sahara algérien, ce qui reste de vie a souvent des relations évidentes avec le vieux réseau ; et les parties mêmes de ce réseau qui sont aujourd’hui tout à fait mortes ne le sont pas depuis l’époque quaternaire ; nous sommes aux oasis depuis quelques années à peine, et dans ce court laps de temps on a déjà recueilli des faits incontestables qui attestent la continuation sous nos yeux de la déchéance.

Ces faits se rapportent au cours actuel de l’O. Saoura et de l’O. Messaoud. Les crues de la Saoura, cela revient à dire les pluies de l’Atlas arrivent à Foum el Kheneg, encore aujourd’hui :

On publie ci-contre une photographie du lit inondé de l’oued à Ksabi ; je la dois à l’obligeance de M. le maréchal de logis Galibert, elle a été prise au huitième jour de la crue en octobre 1904. (Voir pl. IV, phot. 18.) L’hiver de 1906 a été particulièrement pluvieux, et d’après le témoignage oral de M. le capitaine Martin l’oued à Beni Abbès a coulé, au point d’être très difficile à franchir pendant cinq mois consécutifs. Les crues arrivent d’ailleurs très au delà de Foum el Kheneg, mais à partir de ce point le régime change brusquement. Jusqu’à Foum el Kheneg l’oued a un lit profond, net de sable, au fond duquel la crue, contenue et guidée, chasse sans incertitude, sûre de sa route. Il est probable que c’est une question de pente.

Au delà de Foum el Kheneg, la crue s’étale, hésite et tâtonne ; d’une année à l’autre, elle ne retrouve plus son chemin. C’est la zone d’épandage qui commence, l’oued fait patte d’oie, delta. Qu’on jette un coup d’œil sur la carte (Niéger ou Prudhomme) on distinguera deux paliers d’épandage. Le premier est immédiatement à la sortie de Foum el Kheneg, l’oued se divise en trois bras. Le plus occidental diverge définitivement et va se perdre au loin sous le nom d’O. Seiba. Les deux plus orientaux, après s’être séparés à Haci Zemla, finissent par se rejoindre en amont d’Haci Zouari ; au delà la pente s’accentue, et le lit de l’oued retrouve pour un temps son encaissement net, et son unité. Il les perd entre le Bouda et le djebel Heirane, où il s’étale en un dédale de grandes îles et de faux bras en éventail.

Vaille que vaille, malgré les vagabondages et les déperditions, la crue, il y a une douzaine d’années, est encore arrivée au Touat. Niéger note que, à Tesfaout, l’eau a déraciné quelques palmiers et abattu quelques maisons. Or, voici que la crue de 1904, celle qui a été photographiée à Ksabi n’a pas pu dépasser le palier d’épandage de Foum el Kheneg, au delà de la gorge un tampon de sable lui a barré le chemin et l’a rejetée au nord-ouest, dans la direction de la sebkha el Melah, c’est-à-dire dans une voie toute nouvelle que la Saoura n’avait jamais prise. Rien de plus naturel ; j’ai vu, en 1903, le lit de l’oued à la sortie de Foum el Kheneg ; ce n’était déjà plus un lit, les berges étaient indiscernables, c’était une plaine mamelonnée de sable où le tracé de la rivière ne se reconnaissait qu’à la verdure espacée du pâturage. (Voir pl. IX, phot. 19.) Quelques grains de sable de plus ont suffi pour déterminer un changement qui, s’il eût été durable, aurait été de grande conséquence. L’O. Messaoud serait mort sur une étendue de 150 kilomètres ; les pâturages et les puits se seraient asséchés, et une route jusqu’ici fréquentée serait devenue impraticable.

Si je suis bien informé, la crue de 1906, puissamment aidée par les efforts des indigènes et de l’administration, a triomphé de l’obstacle, le danger est écarté, provisoirement du moins.

Mais nous saisissons sur le fait le processus de l’asséchement le long des oueds sahariens ; il est purement mécanique, et tout à fait indépendant d’un changement quelconque dans le climat général.

Depuis l’établissement du climat désertique, le sable soutient une lutte acharnée et heureuse contre l’oued, où roulent les grandes crues intermittentes, venues des montagnes lointaines. Il y a des points stratégiques, des points faibles, où se livrent les batailles décisives ; ce sont les paliers de rupture de pente, où la chasse d’eau n’est plus assez forte pour lutter victorieusement ; l’amoncellement du sable y crée des zones d’épandage où la crue s’étale, s’éparpille et s’arrête. Toute la portion aval du fleuve est ainsi condamnée à mort.

Nous sommes désormais en état de mieux comprendre l’état dans lequel se trouve aujourd’hui le bas O. Messaoud, et de mettre au point les souvenirs à demi légendaires que les Touatiens se sont transmis sur son passé immédiat.

L’O. Messaoud historique. — La région de Haci Boura et de Haci Rezegallah, c’est-à-dire l’oued Messaoud au large du Bas-Touat, est tout à fait étrange. La vie semble s’y être arrêtée hier, un palais de la Belle au Bois dormant. Tout le pays est couvert de traces humaines, de celles naturellement qu’on peut attendre au désert ; les puits sont très soignés, avec de superbes margelles en grandes dalles, bien supérieures à la moyenne comme aspect extérieur ; ces puits de luxe contiennent de l’eau saumâtre, et on n’échappe pas au soupçon que la qualité de l’eau a dû jadis justifier mieux qu’aujourd’hui tous ces frais d’architecture. Les redjems, ces gros tas de pierre, indicateurs du chemin, sont très nombreux, il n’y a guère de sentier saharien mieux jalonné ; mais le sentier lui-même a disparu ; les medjbeds pourtant, ces sentiers sahariens gravés par le pied des chameaux, sont incroyablement tenaces ; on les retrouve très nets, au moins par places, dans des régions où les guides expérimentés, grands connaisseurs de traces, affirment qu’il n’a passé personne depuis un an (voir là-dessus en particulier le rapport de tournée du capitaine Flye, passim) ; sur le sol du Sahara, partout ailleurs que sur les dunes naturellement, les traces qui jouent un si grand rôle dans la vie des indigènes, sont beaucoup plus tenaces qu’en nos pays ; ici la moindre égratignure du sol est durable ; la marque d’un pied de chameau trahit encore après des mois le passage de la dernière caravane ; c’est que le vent, seul agent d’érosion, est impuissant à l’effacer, et même s’il saupoudre de sable le léger dessin en creux, il ne le fait que mieux ressortir. Aussi est-on frappé de ne plus voir, entre Haci Boura et Haci Rezegallah la moindre trace de medjbed.

En revanche, beaucoup de tombeaux musulmans groupés en petits cimetières ; mais c’est la seule trace de leur séjour qu’aient laissée les campements de nomades. Et il a dû y avoir ici, en effet, de superbes pâturages, représentés aujourd’hui par des étendues de tiges sèches ; là où il subsiste des plantes vertes, elles sont salées et les chameaux y touchent à peine. On est frappé de l’absence de tout gibier ; le seul mammifère dont nous ayons vu les traces est un fennec, petit animal qui se nourrit d’insectes et de lézards[25].

En somme la région fut, à une époque médiocrement éloignée, un centre important de vie nomade. C’est ici, disent les indigènes que paissaient les troupeaux du Sali ; car ce pays, qui, hier encore, était utilisable, a des propriétaires, il est rattaché à une portion spéciale du Touat, le groupe du Sali. Rien de plus naturel puisque l’O. Tlilia prolongé joint le Sali à l’O. Messaoud. Pourtant à quel point le Sali dans ces dernières années s’est désintéressé de ses vieux droits, c’est ce que semble prouver la difficulté avec laquelle on recueille aujourd’hui des renseignements indigènes sur l’O. Messaoud ; on ne trouve même pas de guides au Touat, le nôtre était un Jakanti de Tindouf (Jakanti est beaucoup plus connu sous sa forme au pluriel, Tadjakant).

Ces difficultés ont été exagérées encore par le mutisme voulu de nos indigènes fraîchement soumis, qui craignent en nous renseignant d’attirer sur eux des représailles. Mais à quel point la pénurie de guides est réelle, c’est ce que montre en détail le rapport de « tournée à Taoudeni » du lieutenant-colonel Laperrine[26], et il en explique les causes. Naturellement les ksouriens du Sali, agriculteurs sédentaires, n’ont jamais gardé leurs troupeaux eux-mêmes ; le mot de sédentaire au Sahara a un sens terriblement absolu : avant notre arrivée, qui a bouleversé tant de choses, et en particulier les conditions des voyages, le ksourien ne pouvait guère s’éloigner de sa seule protection, les murailles du ksar ; et le court rayon de ses pérégrinations ne le conduisait guère au delà des derniers palmiers. Les troupeaux de Sali dans l’O. Messaoud étaient donc gardés par des nomades.

De ces nomades nous connaissons assez exactement le nom, l’origine et la fin. Les nomades propres du Touat étaient les Ouled Moulad et les Arib. Le nom des premiers se trouve sur les anciennes cartes, celles de Vuillot, par exemple. Ils avaient leurs affinités avec le Tafilalet, les Beraber et plus spécialement peut-être, la tribu des Beni Mohammed. Ils parlaient arabe, leurs pâturages étaient dans l’Iguidi et l’erg ech Chech ; leur zone d’influence s’est parfois étendue jusqu’à Ouallen, où ils ont quelque temps coupé la route de Tombouctou. C’était en somme l’avant-garde marocaine contre les Touaregs, avec lesquels une dernière rencontre a mal tourné pour les Ouled Moulad. Il y a une vingtaine d’années la tribu tout entière fut surprise au Menakeb et massacrée par un rezzou de Taitoq.

Les Arib d’autre part ont quitté le pays et ont émigré en masse vers l’oued Draa.

Des incidents comme l’anéantissement des Ouled Moulad ne sont pas rares au Sahara, et ce qui est curieux c’est que la tribu ne se soit pas reconstituée. Les pertes subies étaient insignifiantes pour cette puissante réserve de bandits entraînés qu’est le Maroc méridional ; après comme avant l’incident, les Beraber sont restés les maîtres au Touat ; c’est nous qui les en avons péniblement arrachés. Il semble donc que les Ouled Moulad et les Arib aient été chassés de leurs pâturages beaucoup moins par les Touaregs que par les progrès de la sécheresse.

Il n’est donc pas douteux que l’O. Messaoud, entre Haci Boura et Haci Rezegallah n’ait été récemment soustrait à l’exploitation humaine, et d’ailleurs les indigènes nous affirment qu’il a coulé pour la dernière fois il y a une cinquantaine d’années.

A les en croire, les progrès de la sécheresse se laisseraient suivre bien plus loin dans le passé, ils auraient été effrayants dans une période historique relativement brève. Au Touat et chez les Tadjakant, on conserve le souvenir d’une époque où des ânes de Sali, chargés de dattes, ravitaillaient Taoudéni. Ceci se passait, nous dit-on, « au temps des Barmata » ; et cette indication chronologique manque sans doute de précision.

On verra pourtant, au chapitre du Touat, que les Barmata ne sont nullement des personnages de légende, et leur temps correspond à peu près aux XIIe, XIIIe, XIVe siècles.

Il faudrait donc admettre que, il y a quelques siècles, l’O. Messaoud aurait conservé jusqu’à Taoudéni assez de verdure et d’humidité pour que des ânes aient pu suivre son lit. Les renseignements indigènes sont en tout cas positifs, circonstanciés et même vaguement datés.

D’autre part la tournée récente de M. le lieutenant-colonel Laperrine nous apporte des renseignements précieux sur la route de Taoudéni. Il y en a deux, ou du moins la route de Taoudéni aboutit au Touat par deux embranchements distincts, l’un, par Haci Rezegallah, au Bas-Touat, l’autre par Haci Sefiat à Tesfaout ; c’est cette dernière route qui a été suivie par M. le lieutenant-colonel Laperrine. Le détachement a souffert horriblement.

Voici par exemple la description d’une étape[27] : « Les assoiffés et les malades, qui avaient bu de l’eau salpêtrée s’étaient mis complètement nus sur leurs méhara ; pris de délire certains refusaient d’avancer et se laissaient tomber de leurs montures, disant qu’ils préféraient mourir sur place, etc. » Souffrances et dangers pourtant ne doivent pas être mis exclusivement au compte de la route : elle a été abordée dans de très mauvaises conditions ; chameaux épuisés d’avance, tonnelets et outres percés, puits comblés et longs à désobstruer, une foule d’obstacles supplémentaires ont failli rendre fatal un voyage qui, en d’autres circonstances, n’eût certainement pas excédé les forces de méharistes entraînés. Le détachement Laperrine entre Taoudéni et Tesfaout a rencontré six puits entre lesquels la distance maximum sans eau est d’environ 150 kilomètres. Il est vrai que l’un d’eux, Tni Haïa, n’a que de l’eau imbuvable et même vénéneuse, de sorte que, entre el Biar et Bir Deheb il faut franchir 250 kilomètres sans point d’eau utilisable ; mais c’est encore très faisable avec des animaux en bon état. M. le lieutenant-colonel Laperrine croit d’ailleurs possible de retrouver et de remettre en état d’autres vieux puits oubliés, il signale un certain nombre de bons pâturages. La route se maintient tout entière à l’intérieur de l’erg ; et elle longe l’énorme massif archéen (?) des Eglab, qui doit à son altitude relativement considérable, et surtout à sa proximité de l’Océan une certaine quantité de pluies, ainsi que l’a constaté la reconnaissance Flye Sainte-Marie. Ce sont ces pluies évidemment qui alimentent les puits et les pâturages de l’erg ; elles sont canalisées et entraînées par le vieux réseau quaternaire. Ould Brini el Bir Deheb en particulier sont en relation avec des oueds orientés ouest-est[28]. Nous sommes ici apparemment dans le réseau des affluents de rive droite de l’oued Messaoud.

Cette vieille route complètement abandonnée pourra donc se rouvrir ; même revivifiée pourtant, et entretenue administrativement, elle restera assez dure ; assurément fermée aux ânes chargés de dattes qui seraient pourtant, aujourd’hui comme autrefois, les bienvenus à Taoudéni. En faisant la part aussi large qu’on voudra aux mirages du passé dans la mémoire indigène il reste qu’une grande route de commerce a été complètement désertée, apparemment parce que son aridité croissante la rendait plus difficilement praticable.

Au Touat même, un asséchement très marqué du pays est à la fois affirmé par les indigènes, et rendu vraisemblable par l’étude du terrain.

On verra au chapitre du Touat que les Barmata (?) y ont laissé de nombreuses ruines en pierres sèches très différentes des villages modernes en pisé.

Les ksars Barmata sont alignés comme leurs successeurs le long de la grande faille du Touat, jalonnée de sebkhas. Mais ils sont invariablement, par rapport aux ksars actuels, en retrait vers l’est de plusieurs kilomètres et en amont de plusieurs dizaines de mètres. Ils sont construits sur la falaise crétacée, tandis que les autres sont en contre-bas, tantôt sur la petite falaise pliocène (Zaouiet Kounta, Touat el Henné) ; tantôt tout à fait dans la plaine au milieu des sables (Sali, Reggan). Il n’a pas encore été fait d’étude détaillée des vieux ksars, précisément parce qu’ils sont trop à part, si éloignés de la route que beaucoup d’entre eux ne s’aperçoivent même pas. L’un d’eux, el Euzzi, à la hauteur de Zaouiet Kounta, est aujourd’hui à 4 bons kilomètres de la ligne des palmiers.

Cela suggère que le niveau des sources a baissé.

J’ai vu auprès d’el Euzzi, au pied même de la butte, une séguia desséchée, c’est-à-dire un canal à ciel ouvert, alors que, à Zaouiet Kounta, les foggaras vont capter l’eau à des profondeurs de 20 mètres.

On a peine à croire que des agriculteurs sahariens aient placé leurs villages à plusieurs kilomètres de l’eau et des cultures.

Il est vrai que les Barmata à en juger par leur histoire un peu vague, et par l’architecture même de leur ksars étaient moins préoccupés d’agriculture, que de domination militaire et de commerce ; c’étaient peut-être des nomades et leurs villages des magasins-forteresses. Il faudrait examiner de près leurs vieux puits et leurs vieux canaux : pourtant, sous réserve d’études ultérieures, on a une première impression très forte que le pays s’est desséché.

On a d’ailleurs sur ce sujet les affirmations des indigènes.

M. Vattin en a recueilli d’étranges, mais qui pourtant ne sont pas absurdes. « Les gens de Tiouririn et d’Adrar (district de Zaouiet Kounta) expliquent que si les ksars d’Ikis, Temassekh et Mekid sont bâtis sur une colline, c’est parce qu’à l’époque des Juifs le pays était couvert par les eaux. » Ce sont là, nota bene, des ksars modernes en pisé, encore habités et vivants, et l’aspect du pays est loin de contredire les affirmations des indigènes ; il y a là, aux environs de Temassekh, comme le montre un coup d’œil sur la carte, un lit d’oued extrêmement large, profondément taillé dans des terrains tout récents, pliocènes ou post-pliocènes, et l’oued par conséquent est encore plus récent qu’eux. Nous avons considéré cet oued comme la prolongation de celui du Gourara ; mais il est clair que son lit a pu être utilisé par un bras de l’O. Messaoud, les communications sont largement ouvertes par Tesfaout. Le lit est aujourd’hui couvert de dépôts alluvionnaires et sableux, où se maintient un pâturage assez vert, et où l’on trouve en abondance des Cardium edule. Il est vrai que ces coquilles peuvent provenir de la désagrégation des couches pliocènes qui sont fossilifères. « Il paraît, dit encore Wattin, que, au sud-ouest de Tamentit, le pays était autrefois couvert par les eaux. » Au sud-ouest de Tamentit se trouve précisément la grande zone d’épandage de l’oued Messaoud, et en particulier l’oasis de Tesfaout où la dernière crue, il y a une quinzaine d’années, a fait notoirement des ravages. Rien de tout cela n’est invraisemblable. Voici, il est vrai, qui est plus fort. « Une légende très curieuse, conservée dans le Touat, rapporte que presque tous les ksars communiquaient entre eux par eau. Un indigène de Tamentit, le nommé M’hamed Salah ould Didi, raconte que le nommé Elhadj M’barek ould Didi Moussa, des Oulad Ahmed, district du Timmi, lui avait affirmé avoir lu une lettre qu’un commerçant rentrant de voyage écrivait à ses parents à Inzegmir, pour les prévenir que les « barques de Tamentit étaient parties pour Timadanin et n’étaient pas encore revenues ». Il faudrait une terrible crue pour rendre navigables les sebkhas du Touat du Timmi au Reggan ; et on hésite à admettre sans supplément de preuves l’existence d’une flottille à Tamentit. M. Martin, interprète militaire, a eu communication d’un texte arabe d’après lequel des émigrants, arrivant au Touat en l’an 4624 de la création du monde se seraient établis sur les bords d’un grand oued qui coulait régulièrement. Ceci nous mettrait d’après la chronologie juive usuelle à l’an 863 de notre ère. Et d’ailleurs, il n’est pas surprenant qu’une date en chronologie hébraïque se soit maintenue dans un pays comme le Touat, qui a un passé juif incontestable. Mentionnons enfin la bizarrerie de ces noms triomphants, oued Messaoud « la rivière heureuse » ; haci Rezegallah, le « cadeau de Dieu », si peu justifiés aujourd’hui et qui semblent l’écho d’un passé brillant. Reste à savoir quel degré de confiance il faut attribuer à ces vieux souvenirs.

Les indigènes arabisants ont une imagination redoutable, une facilité fâcheuse à se créer des souvenirs faux et précis. Dans leurs pays d’ailleurs dépouillé de toute végétation, nu, écorché et disséqué comme une préparation de laboratoire, l’histoire de la terre se déchiffre plus aisément qu’ailleurs. On voit partout de grands oueds morts et des lacs desséchés ; de là à se les représenter hier encore remplis d’eau vive il n’y a qu’un pas, et l’indigène peut l’avoir franchi de lui-même aussi aisément que l’explorateur européen. Pourtant la réunion des affirmations indigènes et des faits observés forme un faisceau d’arguments, auquel il serait facile encore d’ajouter quelques faits nouveaux.

Les foggaras[29] du Bouda, du Timmi et de Tamentit grouillent de barbeaux. On n’en trouve pas plus au sud, au Reggan en particulier. Il faut bien admettre que ces barbeaux du Timmi témoignent de l’ancienne existence d’eau libre et courante dans le Haut-Touat. Il est vrai que ce sont des bêtes étonnamment migratrices et résistantes. A notre arrivée à Beni Abbès, les r’dirs de l’oued étaient très poissonneux ; en bons civilisés et conformément à toutes nos traditions d’exploitation destructive, nous les avons péchés jusqu’à disparition totale. Le mal pourtant n’a pas été sans remède ; on a reconnu expérimentalement que chaque nouvelle crue renouvelle le stock de barbeaux. On voit d’ailleurs très bien d’où ils viennent ; les r’dirs profonds de Colomb-Béchar par exemple sont un vivier naturel, où on fait des pêches miraculeuses avec une épingle recourbée. Il en existe bien d’autres, à coup sûr, dans le haut du Guir. Entraînées par la crue, ces petites bêtes franchissent étourdiment d’énormes distances et échouent où elles peuvent. Pour peupler les foggaras du Haut-Touat, il a donc pu suffire de quelques alevins apportés par le hasard d’une crue ; une fois qu’ils eurent pullulé dans le dédale des galeries souterraines de captage, on conçoit très bien qu’ils s’y soient maintenus. Pourtant, s’ils venaient à disparaître aujourd’hui, on a peine à croire qu’ils trouveraient des successeurs.

La seule existence des foggaras me paraît un argument en faveur de l’asséchement graduel du pays. Au Touat seul ces galeries souterraines, parfois très profondes, auraient, d’après Niéger, au moins 2000 kilomètres de développement ; un métropolitain de grande capitale européenne est à peine plus compliqué. Notre industrie européenne conçoit et exécute de pareils travaux en quelques années, mais non pas la pauvre industrie des ksouriens, outillés d’une pioche et d’un couffin. Les foggaras ne peuvent pas être nées d’un plan préconçu, elles sont l’aboutissement de tâtonnements progressifs à travers les siècles. Les premières devaient être beaucoup plus courtes, et pourtant suffisantes, mais de génération en génération, il a fallu chercher l’eau raréfiée à une distance et à une profondeur croissante sous le sol. Cette hypothèse, en tout cas, me paraît la seule qui rende compte de la disproportion entre l’énormité de l’œuvre et les ressources de ceux qui l’ont exécutée.

Il faut surtout relever que l’existence de véritables rivières au Touat, à une époque rapprochée de nous, est très loin d’être inexplicable, elle est même scientifiquement vraisemblable, d’après le peu que nous savons sur l’énorme masse de sable qui, d’el Goléa à Tindouf, a progressivement barré aux eaux de l’Atlas les chemins du sud.

II. — Les Dunes.

Lorsque, dans nos climats, nous trouvons les dunes localisées au voisinage de la mer, nous admettons sans difficulté qu’elles ont été édifiées en collaboration par la mer et le vent, l’une fournissant les matériaux et l’autre la mise en œuvre. On ne s’est jamais demandé, je crois, si les dunes désertiques ne présupposeraient pas, elles aussi, une collaboration analogue de deux érosions, fluviale et éolienne. D’ailleurs, pour expliquer ces énormes amas croulants, qui donnent à première rencontre une impression d’instabilité et de fluidité, la tendance, si naturelle, à s’exagérer le rôle du vent a déjà conduit des géographes éminents à des conclusions qui ont dû être abandonnées. On s’est représenté l’armée des dunes progressant lentement, mais sûrement, d’est en ouest, à travers tout le continent du Nil à l’Atlantique, sous la poussée d’un alizé hypothétique[30]. Il a fallu reconnaître, depuis les études de M. Rolland, que les dunes sont stables, au moins dans leurs contours généraux, et dans les courtes limites de temps d’une mémoire humaine. Les vieux guides indigènes retrouvent l’erg tel qu’ils l’ont toujours connu depuis leur enfance, avec ses mêmes sommets, ses mêmes cols, ses mêmes détails caractéristiques, auxquels traditionnellement on reconnaît le chemin. L’alluvion éolienne, à coup sûr, a une action puissante à la longue sur le modelé, mais pas plus rapide, semble-t-il, que l’alluvion fluviale dont les effets sont parfois instantanés dans le détail, mais ne sont pas immédiatement sensibles dans l’ensemble. Pour les dunes, comme pour les vallées d’érosion, il y a un profil d’équilibre, un point au delà duquel les modifications deviennent insensibles.

On peut aller plus loin. Je ne sache pas qu’il existe d’études détaillées nombreuses sur la composition des sables désertiques ; et je ne suis malheureusement pas en état de combler cette lacune ; mais un petit nombre de gros faits, qui sautent aux yeux, empêchent de souscrire à cette phrase de M. de Lapparent : « la vraie dune [saharienne] est caractérisée par l’uniformité de sa composition[31] ». L’affirmation est de G. Rolland, et s’applique par conséquent aux grands ergs algériens, plus particulièrement à l’erg oriental. Dans ces limites elle est très intéressante, mais on ne peut pas l’étendre à l’ensemble du Sahara. Dès qu’on dépasse In Ziza vers le sud et qu’on entre par conséquent dans la zone nigérienne, on constate un changement dans la nature du sable, il devient poisseux et salissant, il colle à la peau ; c’est une surprise physiquement désagréable pour qui vient du nord où il n’est pas nécessaire d’être musulman pour trouver efficaces les ablutions au sable. La moindre analyse chimique serait plus convaincante qu’une impression de peau : du moins celle-ci n’est-elle pas personnelle, tous les Européens l’éprouvent ; le sable du Tanezrouft semble mélangé d’argile, il participe de la nature du sol, où, à côté des quartzites, les micaschistes, chloritoschites et autres argiles métamorphisées tiennent une grande place en superficie. Notons cependant, que dans ce Tanezrouft méridional nous avons vu des brumes sèches prodigieusement opaques, qui laissent un dépôt argileux très net, et qui viennent de l’Adr’ar des Ifor’ass, où elles sont en relation avec les tornades. La présence dans le sable d’éléments argileux pourrait donc avoir une cause climatique et non géologique. Il est facile d’ailleurs d’invoquer d’autres faits plus probants. A propos de l’Iguidi, le lieutenant Mussel écrit : « le sable des dunes contient une quantité infinie de petits grains noirs dus à la décomposition des schistes[32] ». Et tout près de l’Iguidi, à la lisière occidentale de l’erg er Raoui, à Tinoraj par exemple, j’ai vu en effet le sable des dunes mélangé sur toute son épaisseur de petites paillettes noires, en telle abondance que la coloration générale s’en trouve nettement assombrie. Si nous sommes ici déjà en dehors de la zone schisteuse, du moins en sommes-nous tout près. D’après M. Chudeau, à une cinquantaine de kilomètres à l’ouest d’Agadès, il existe une roche siliceuse rouge violacée ; toutes les dunes qu’elle supporte ont la même teinte. Le sable pur, aux grains « exclusivement quartzeux, individuellement hyalins ou légèrement colorés en jaune rougeâtre par des traces d’oxyde de fer, et qui prennent en masse une teinte-d’or mat », ce sable classique étudié par G. Rolland ne se trouve qu’à l’est de la Saoura, dans la zone où les grès dévoniens et crétacés jouent un rôle prépondérant.

Nous sommes donc amenés à conclure qu’il y a un lien entre la géologie du sol et la composition des dunes qui le couvrent. Les dunes sont beaucoup plus locales, beaucoup plus en place qu’on ne l’imaginait. Le sirocco a beau être un puissant agent de transport, de triage et de classage, il n’a cependant pas déplacé beaucoup les matériaux qu’il a remaniés et entassés.

Allons plus loin. On a dégagé quelques-unes des lois qui président à la formation des dunes. On sait qu’une dune se forme toujours autour d’un obstacle naturel, dont la résistance matérielle au vent force le sable à se déposer. Toutes les dunes ont en profondeur un squelette rocheux ou terreux, apparent ou non. En bien des points du Sahara, à In Salah par exemple, il suffit d’élever un mur pour le retrouver enfoui sous le sable l’année suivante. La lutte acharnée que tant de ksars livrent au sable envahisseur, et qui a fourni des arguments à la théorie des dunes en marche, n’a pas d’autre cause. En bâtissant le ksar, ses maisons et les murettes de ses jardins, l’homme a créé la dune contre laquelle il lui faut défendre ses cultures, et qui est d’autant plus redoutable qu’elle est nouvelle et que le profil d’équilibre est plus loin d’être atteint.

On sait aussi que ces longs couloirs nets de sable, qui s’étirent à travers les ergs et qu’on appelle, suivant les lieux, gassi ou feidj, trahissent un certain parallélisme qui ne peut pas être fortuit. Cela ressort nettement sur les cartes de l’erg oriental, dressées d’après F. Foureau, et sur les cartes des ergs occidentaux, Iguidi compris, dressées par les officiers des oasis (cartes Niéger, Prudhomme, itinéraire Flye Sainte-Marie). Le parallélisme n’existe pas seulement entre gassis voisins : d’un bout à l’autre de la zone des grandes dunes, sur les bords de l’Igargar comme dans l’Iguidi, la direction des feidjs est à peu près la même, oscillant entre nord-sud et nord-ouest-sud-est. D’un fait aussi général il faut une explication générale, et le vent seul peut la fournir, on l’a dit depuis longtemps[33]. Il n’est pas douteux que nous ayons là un enregistrement mécanique de la direction du vent dominant qui est le vent d’est. Mais cette explication, pour exacte qu’elle soit, n’est pas suffisante, car elle ne rend pas compte de tous les faits observés.

Il est incontestable qu’il y a un rapport étroit entre la direction des feidjs comme aussi des contours extérieurs de l’erg d’une part, et celle des oueds quaternaires d’autre part. Qu’on prenne la carte de l’Algérie à 1 : 800000, feuille 6. Il saute aux yeux que les gassis du Grand Erg sont la prolongation rectiligne des oueds descendus du Hoggar. Le plus important de tous les gassis, le gassi Touil, correspond, comme il sied, à l’O. Igargar.

L’erg de Timimoun tout entier est encadré sur trois faces par trois grands oueds, Seggueur à l’est, Meguiden et sebkha du Gourara au sud, O. Saoura à l’ouest. Sur beaucoup de points, presque partout à ma connaissance, le long de la Saoura tout entière, sur les bords de la sebkha du Gourara, l’encadrement est rigoureusement exact. La dune vient mourir sur la rive. L’erg er Raoui est limité à l’ouest sur toute son étendue par l’O. Tabelbalet. De l’Iguidi à peine entrevu nous savons du moins avec certitude qu’il est limité à l’ouest sur 150 km. par l’O. Menakeb. Tout le long de l’O. Messaoud, de Foum el Kheneg à Rezegallah, le lit de l’oued principal, ses faux bras, les lits de ses affluents sont régulièrement longés de minces cordons de dunes, avant-coureurs de l’erg ech Chech, qui s’étirent pendant des dizaines de kilomètres, collés aux rives occidentales.

En somme, presque toutes les lignes topographiques de l’erg, contours extérieurs, tracé des gassis, coïncident avec des tronçons du réseau quaternaire sous-jacent. Rien de plus naturel, la dune, on le sait, se modèle nécessairement sur le relief, qui est lui-même l’œuvre de l’érosion ; il faut donc bien que la topographie de l’erg laisse transparaître l’érosion quaternaire ; de par les lois mécaniques de leur formation, les dunes devaient s’enraciner sur les lignes de falaises, d’autant que la plupart des oueds coulent nord-sud, normalement à la direction du vent dominant.

Voici un autre fait connexe. On sait depuis longtemps que les ergs ne sont pas au désert les régions les plus désolées, ils ont de beaux points d’eau et de beaux pâturages, mais c’est un fait dont on donne généralement une explication incomplète. On se borne à invoquer la perméabilité des dunes qui en fait de précieux réservoirs d’humidité ; la plus belle dune du monde ne peut rendre plus qu’elle n’a reçu, et les pluies locales au Sahara sont trop rares pour alimenter un point d’eau sérieux ; sur un point déterminé, il peut s’écouler dix ans d’un orage à l’autre ; les nappes pérennes sont nécessairement alimentées par le drainage souterrain d’énormes superficies. Il est a priori vraisemblable que les puits et les sources, dans l’erg comme partout ailleurs, sont en relation avec la circulation souterraine, à laquelle il va sans dire que les dunes apportent une contribution très précieuse.

A posteriori presque toujours, dans l’erg, la nappe est dans le sol et non pas dans le sable ; presque toujours aussi les points d’eau jalonnent le lit d’un oued quaternaire (Saoura, O. de Tabelbalet, Menakeb, O. Messaoud, etc.). Il y a d’extrêmes différences au point de vue de l’humidité entre des fractions d’erg toutes voisines. L’erg intermédiaire entre celui du Gourara et l’Iguidi se subdivise en deux parties, l’erg Atchan et l’erg er Raoui ; tous les deux méritent leurs noms (« assoiffé » et « humide »). C’est que l’erg « humide » recouvre un grand oued venu de l’Atlas. L’autre, emprisonné au nord dans une cuvette sans affluent, est réduit à ses ressources locales d’humidité. L’Iguidi et l’erg du Gourara sont manifestement alimentés en eau par les grands oueds descendus de l’Atlas ou des Eglab. Le vieux réseau quaternaire, tout enseveli qu’il soit, conserve un reste de vie souterraine ; c’est lui qui fait l’habitabilité de l’erg.

Dès lors on peut se demander si la présence de l’eau, sur certains points privilégiés, n’a pas une influence sur la répartition des dunes[34]. Dans certains cas ce n’est pas douteux. Il me paraît évident, par exemple, que les grandes crues de la Saoura, en balayant son lit jusqu’à Foum el Kheneg, contribuent à arrêter la progression de l’erg. Il est évident aussi que les sebkhas opposent à la dune une résistance vigoureuse ; celle de Timimoun par exemple, assiégée au nord par d’énormes dunes, reste franche de sable dans toute son étendue. Il est clair que le vent n’a pas de prise sur le sable humide, et d’autre part, sur cette immense étendue, rigoureusement plane et désolée, le sable qu’il pousse n’est arrêté par aucun obstacle. Quel est le rôle des bas-fonds humides où l’eau reste assez douce pour alimenter de la végétation, parfois même arborescente (tamaris, retem, etc.), et qu’on appelle des nebkas ? Il est difficile de conclure. La végétation évidemment contribue à fixer le sable local, mais elle fait obstacle et arrête au passage beaucoup de sable en suspension. Une nebka est mamelonnée d’innombrables petites dunes, dont chacune est couronnée par une touffe ou un arbuste ; la plante pousse en hauteur désespérément pour échapper au sable qui monte. C’est un des épisodes les plus curieux de la grande lutte entre la dune et l’eau.

Au total, quelque incomplète que soit notre connaissance des causes, le fait est hors de doute. Le tracé des ergs est bien un calque grossier du réseau quaternaire enfoui. Mais ce n’est pas la seule relation qu’on puisse signaler entre les deux.

Nous connaissons assez bien aujourd’hui la partie du Sahara comprise entre l’Algérie et le Niger pour en esquisser une représentation d’ensemble, dans laquelle la localisation des grandes masses de dunes apparaît tout à fait curieuse. Elles sont dans les régions déprimées. C’est dans la région de Tar’it, je crois, que les altitudes maximum sont atteintes, environ 600 mètres à la base des dunes. Mais l’erg de Tar’it n’est qu’un promontoire avancé du grand Erg, qui dans son ensemble repose sur un socle moins élevé, de 300 à 500 mètres. Les ergs soudanais sont encore plus bas, dans le Djouf et sur les bords du Niger. Les parties élevées du Sahara, hammadas « subatliques », plateau du Tadmaït, pays des Touaregs, Tanezrouft, tout cela est rocheux, caillouteux, décharné et comme épousseté, l’inverse de l’erg. Lorsqu’on y rencontre des dunes, ce qui est rare, elles sont petites et d’ailleurs localisées dans des dépressions relatives. C’est un étrange contraste : les hauts sont impitoyablement balayés, raclés, polis et luisants : les bas sont enfouis sous d’énormes amas de sable. En schématisant, un peu, on pourrait poser la règle suivante : au-dessous de 500 mètres, région de l’erg ; au-dessus, zone des hammadas. Cela revient à dire que la loi de la pesanteur a présidé à la répartition des ergs. Voilà qui est singulier. Si mal connu que soit encore le processus d’alluvionnement éolien, si on voulait le définir et l’opposer à l’alluvionnement fluvial, on dirait, il me semble, que le premier échappe aux lois de la pesanteur, tandis que le second leur est étroitement soumis. Nous pouvons déjà entrevoir que l’alluvionnement fluvial est moins étranger à la répartition des dunes qu’on ne pourrait croire.

Regardons-y de plus près. L’Erg algérien se divise en deux grandes masses : l’Erg oriental, au sud d’Ouargla, et l’occidental, celui de Timimoun. Ils sont séparés par une grande étendue de plateaux calcaires où passe la grande route de Laghouat, Ghardaïa, el Goléa ; au sud de l’Algérie, c’est la seule large brèche dans la muraille des sables. Or l’Erg oriental est dans la cuvette de l’Igargar, l’Erg occidental dans la cuvette de l’O. Messaoud. Ce dernier se subdivise en trois tronçons séparés par de longs couloirs, au travers desquels ils tendent d’ailleurs à se rejoindre. Chacun de ces trois tronçons correspond à ceux des grands rameaux dont la réunion constitue l’O. Messaoud : l’erg de Timimoun recouvre les oueds constitutifs de l’O. Gourara, l’erg er-Raoui l’O. Tabelbalet, l’Iguidi l’O. Menakeb. On constate une tendance à l’accumulation des dunes précisément au point où les grosses ramifications quaternaires sont le plus serrées, au point de convergence.

Passons aux amas de dunes plus petits et excentriques au Grand Erg. Le couloir du Tidikelt entre le Tadmaït et le Mouidir-Ahnet est, en sa qualité de dépression, assez sablonneux, In Salah est assiégé par les dunes ; mais les agglomérations un peu notables, les petits ergs, forment deux groupes bien localisés. L’un, erg Iris-erg Tegan, est dans le grand maader au pied des pentes concentriques du Mouidir où tous les oueds du Mouidir convergent pour former l’O. Bota ; l’autre, erg Enfous, est dans une situation curieusement symétrique, dans le grand maader de l’O. Adrem, au point où convergent tous les oueds de l’Ahnet.

Plus au sud, entre l’Ahnet et In Ziza, le seul erg un peu considérable qu’on rencontre sur la route du Soudan est collé à l’un des plus grands oueds descendus du Hoggar, l’O. Tiredjert. On commence à soupçonner que les ergs se répartissent non pas directement d’après les altitudes barométriques, mais d’après la distribution des grands dépôts d’alluvions aux dépens desquels ils sont formés.

A priori, c’est tout naturel, quoique ce point de vue semble avoir trop échappé aux géographes. Reclus lui-même a écrit cette phrase étrange : « Si les Vosges, montagnes de grès et de sables concrétionnés, se trouvaient sous un climat saharien, elles se changeraient bientôt en amas de dunes comme celles du désert africain[35]. » Si les Vosges se trouvaient sous un climat saharien, le Mouidir nous donne un excellent exemple de ce qu’elles deviendraient. Qu’importe au vent, le grand architecte des dunes, que le grès soit pour les géologues du sable concrétionné ; pour lui c’est de la roche, et ce qu’il lui faut c’est du sable libre.

La phrase de Reclus est un curieux témoin de la difficulté que nous éprouvons, par manie catégorisante, à concevoir la complexité d’un processus naturel. Parce que les dunes sont un produit éolien, il faut que le vent suffise à tout expliquer, non seulement la forme extérieure des dunes, mais encore la production même du sable qui les compose.

Le climat désertique qui écaille les roches, les vents violents chargés de milliards de petits projectiles quartzeux, ce sont là assurément, comme on l’a remarqué, de puissants agents d’érosion. On a tout dit sur l’érosion éolienne, et pas assez peut-être sur ses limites. Les roches désertiques ont une surface lisse et luisante, on le sait, et qui atteste à coup sûr une usure éolienne, mais aussi la formation d’une croûte d’origine chimique, « une écorce brune, dite vernis du désert »[36]. Tous les grès du Sahara algérien sont recouverts de cette écorce, dont la couleur va du brun foncé (grès néocomiens) au noir de jais (éodévonien). Elle est particulièrement curieuse sur les grès éodévoniens, parce que la croûte superficielle noire contraste vivement avec le cœur de la roche, d’un blanc éclatant ; c’est une peinture étalée uniformément sur l’immensité des collines et des hammadas. La croûte est très dure et résistante, on le remarque particulièrement à propos des grès crétacés, qui sont plutôt tendres, et auxquels la croûte fait une carapace et une protection. Nul doute qu’il n’y ait là un obstacle à la puissance érosive du vent.

C’est peut-être à cette patine résistante que beaucoup de gravures rupestres doivent leur conservation. Les régions désertiques sont par excellence leur domaine ; elles sont rares dans le Tell, sans être tout à fait absentes. Cette distribution peut s’expliquer, au moins partiellement, par des causes historiques. Mais, sous bénéfice d’inventaire, on n’échappe pas à l’hypothèse que des causes climatiques aient pu jouer un rôle ; les gravures auraient été conservées en plus grande abondance là où les agents de destruction étaient le moins efficaces.

Les gravures préhistoriques dans l’Afrique du Nord sont plus difficiles à dater qu’en Europe, parce qu’une représentation d’éléphant ou de Bubalus antiquus, par exemple, n’offre pas en soi la même garantie d’âge reculé que la représentation d’un mammouth ou d’un renne. Il suffit en effet de remonter à Carthage pour retrouver l’éléphant dans la faune nord-africaine. L’attribution de gravures sahariennes à l’âge quaternaire reste donc hypothétique. Il en est pourtant de très vieilles et qui restent très nettes sous leur patine. Plusieurs milliers d’années d’érosion éolienne n’ont pas suffi à les effacer. Croit-on que ces égratignures auraient survécu pendant le même nombre de siècles à l’action de la pluie ? Leurs analogues européennes n’ont résisté qu’au fond des cavernes, sous le manteau protecteur des alluvions et des stalactites.

Au Sahara même, la presque totalité des gravures est sur des roches siliceuses, grès ou granite. Est-il vraisemblable que les indigènes se soient abstenus de parti pris de graver sur des calcaires, et peut-on leur supposer un pareil degré de discernement géologique ? Je connais une seule station de gravures sur calcaire (rive droite de la Saoura, à la hauteur du Ksar d’el Ouata, au point dit Hadjra Mektouba ; litt. « Pierres écrites ») ; au premier abord, on n’y voit qu’une multitude de grafitti libyco-berbères plus ou moins récents ; un examen plus attentif fait découvrir au contraire de très vieilles figures, mais floues et indistinctes, il faut chercher l’angle favorable d’éclairage pour en apercevoir les vestiges effacés. D’autre part on voit partout à la surface de la pierre, marquée en cuvettes et en rivulets, l’action des eaux pluviales ; il est clair que c’est la pluie qui a détruit les plus vieilles images par son action chimique sur le carbonate de chaux. Ainsi donc, même dans les pays où il pleut tous les dix ans, et sur les roches calcaires à tout le moins, l’action des eaux météoriques reste plus efficace que celle du vent. Aussi bien l’on s’est déjà demandé, je crois, ce que seraient devenus, sous nos climats, les hiéroglyphes d’Égypte, et sans doute n’a-t-on jamais mis en parallèle, au point de vue de l’intensité, les érosions éoliennes et pluviales. Mais comment n’a-t-on pas été frappé davantage de la disproportion extraordinaire entre les formidables amas de sable qui constituent les dunes et l’action érosive du vent, qui est supposée les avoir détachés de la roche grain à grain ?

Inversement, on sait que le climat désertique est au Sahara une apparition récente, puisque l’âge quaternaire a connu de grands fleuves ; et on ne doute pas que les roches sahariennes n’aient été soumises à l’érosion subaérienne, et par conséquent pluviale, depuis leur émersion, cela revient à dire à tout le moins depuis la fin de l’âge crétacé, et en beaucoup de points du Dévonien. Où veut-on que s’en soient allés les déchets d’une érosion qui s’est exercée pendant des âges géologiques ? N’est-il pas évident qu’ils doivent se retrouver quelque part, précisément dans les dépressions où les eaux les ont nécessairement entraînés, et où nous trouvons aujourd’hui les ergs ? Il semble naturel d’admettre a priori que le vent est le simple metteur en œuvre de matériaux qu’il a trouvés tout préparés. Là où les fleuves disparus avaient étalé des plaines sablonneuses, le vent a accumulé des dunes ; il a transposé des alluvions fluviales en « alluvions éoliennes ».

A posteriori, les faits précis abondent à l’appui de cette thèse. Dans les limites mêmes du Tell, il y a tendance à la formation de dunes au moins sur un point, le plateau de Mostaganem. Mais là les géologues sont sur un terrain qu’ils connaissent bien, ils n’hésitent pas à reconnaître que les dunes se forment sur place aux dépens des sables pliocènes. C’est plus au sud, dans le désert inconnu, pays des mirages, qu’on n’ose pas dériver les mêmes effets de causes analogues.

Sur les hauts plateaux, en bordure et au nord de l’Atlas saharien, court un cordon de dunes, d’Aïn Sefra à Bou Saada. J’ai longuement examiné la dune d’Aïn Sefra ; elle repose incontestablement sur des alluvions quaternaires à peu près exclusivement sableuses. Il est clair que l’une s’est formée aux dépens des autres ; à la base de la dune, les alluvions restées en place sont celles où l’oued actuel maintient quelque humidité attestée par de grosses touffes d’alfa ou de plantes désertiques (Voir fig. 26). Et d’autre part, que les alluvions quaternaires soient ici bien plus sablonneuses qu’argileuses, on se l’explique aisément si l’on songe à l’énorme place que tiennent les grès dans la chaîne des Ksour.

A l’ouest du Touat, sur l’itinéraire d’Adrar au djebel Heiran, on traverse un double cordon de dunes, qui recouvre exactement un double ruban de Quaternaire. La dune repose sur le sable nettement interstratifié de pellicules argileuses ; on a manifestement affaire à un ancien bras de l’O. Messaoud, devenu en quelque sorte intumescent par l’entassement éolien des alluvions jadis étalées.

La route qui va de Charouin aux Ouled Rached reste presque tout le temps au fond d’une immense cuvette d’érosion, bordée de falaises et semée de garas ; c’est le confluent de deux grands oueds quaternaires, représentés aujourd’hui par l’O. R’arbi (?) et la sebkha de Timimoun. On ne conçoit pas que dans cette grande cuvette, comme dans toutes les formations du même genre, le colmatage n’ait pas marché de pair avec l’érosion. On s’attendrait à trouver tout le fond tapissé d’alluvions ; en réalité, elles ne se sont conservées que dans la partie sud, où elles sont fixées par un restant d’humidité ; la sebkha de Timimoun se prolonge jusque-là par une languette de largeur insignifiante. Mais dans le nord, dans la partie de la cuvette de beaucoup la plus étendue, l’erg Sidi Mohammed remplit la dépression jusqu’au pied des falaises qui le bordent. Il est difficile de se soustraire à la conclusion que l’erg représente les masses alluvionnaires livrées par le desséchement et la pulvérulence au remaniement et au vannage éolien (fig. 44, p. 226).

Nous saisissons donc sur le fait, semble-t-il, en un certain nombre de points, la substitution directe, sur place, de la dune à l’alluvion quaternaire. Mais il va sans dire que l’âge du sable n’a aucune importance : le sable tertiaire vaut le quaternaire, pourvu qu’il soit libre.

Voici un gros fait, qui n’a jamais été mis en évidence et qui commence pourtant à apparaître bien net, sans contestation possible. Toutes les grandes masses d’erg au sud de l’Algérie, aussi bien à l’est qu’à l’ouest, dans le bassin de l’Igargar et dans celui de l’O. Messaoud, toutes celles du moins qu’on connaît un peu, reposent sur le même substratum géologique, le Mio-pliocène, le « terrain des gour » de M. Flamand, en d’autres termes sur les dépôts continentaux qui se sont accumulés pendant une grande partie du Tertiaire, à tout le moins pendant toute la durée de l’âge néogène, sur l’avant-pays de l’Atlas, alors en voie de surrection.

Sur l’Erg oriental, M. Foureau nous a appris que son ossature est faite de gour.

Le grand Erg occidental (Gourara) ne repose pas seulement sur le « terrain des gour », mais encore, à l’ouest et au sud, il le recouvre exactement ; depuis Tar’it jusqu’à Charouin les limites des dunes coïncident assez exactement avec celles du Mio-pliocène. En règle générale, les dunes semblent s’arrêter où commencent les roches anciennes, primaires ou crétacées.

Même observation à propos du groupe moins important des ergs Atchan et er-Raoui, qui sert de trait d’union entre l’erg du Gourara et l’Iguidi. Partout où j’ai pu les observer, j’ai vu le contour extérieur de ces ergs suivre à peu près le dessin irrégulier et fantaisiste des compartiments effondrés où les dépôts mio-pliocènes ont été conservés, tandis que les horsts de grès éodévonien restent nets de sable.

Enfin l’Iguidi lui-même, entre Inifeg et le Menakeb, semble avoir un substratum de garas, taillées dans une formation horizontale médiocrement épaisse puisque le sous-sol ancien transparaît fréquemment. Il est permis de croire que cette formation est encore mio-pliocène.

C’est là un ensemble de faits assez curieux, et ne serait-il pas hasardeux de vouloir expliquer par une coïncidence fortuite cette identité constante du substratum ?

Regardons-y de plus près d’ailleurs. Le « terrain des gour », comme l’a reconnu M. Flamand depuis longtemps, est composé de deux étages : A la base, et sur la partie de la tranche de beaucoup la plus considérable, des formations alluvionnaires, que l’on peut appeler miocènes pour la commodité de l’exposition ; elles varient d’épaisseur et sans doute aussi de composition ; mais le sable libre est prédominant. Au sommet, des calcaires à silex, des poudingues à ciment travertineux, une croûte calcaire de formation subaérienne, et d’âge supposé pliocène, épaisse à peine de quelques mètres et très dure.

Au pied de l’Atlas, dans les hauts des O. Namous et R’arbi, cette croûte est restée intacte, scellant dans le sous-sol les sables miocènes, elle constitue la surface d’immenses hammadas nettes de dunes. A mesure qu’on s’avance vers le sud et qu’on se rapproche du niveau de base, l’érosion plus active a déchiqueté la carapace, mettant en liberté les formations sableuses sous-jacentes, et l’erg commence.

En résumé, c’était une idée admise que l’allongement d’est en ouest et la disposition générale des grands ergs étaient en relation avec les vents dominants[37]. Les faits observés s’accordent mal avec cette hypothèse. Tout semble se passer comme si les grands ergs étaient à peu près en place, au point précis où le jeu de l’érosion, depuis le Miocène, avait accumulé les plus grandes masses de sable libre.

Il y a peut-être quelque impertinence à laisser aussi complètement à l’arrière-plan, dans une étude sur les dunes, le rôle propre du vent. Ce n’est pas assurément qu’on songe à méconnaître son importance, c’est qu’on a peu à ajouter à ce qui a été dit partout. Un point pourtant mériterait peut-être plus d’attention qu’on ne lui en a prêté d’ordinaire.

On sait comment la dune se comporte vis-à-vis de la chaleur solaire : elle l’emmagasine et la perd par rayonnement avec une quasi-instantanéité. Dans le jour, en été, la dune brûle, elle est inabordable pieds nus ; dès la tombée du jour, elle devient d’une fraîcheur délicieuse, tandis que les grandes masses rocheuses, les falaises de l’Ahnet par exemple, moins ardentes à midi, dégagent pendant la plus grande partie de la nuit une haleine de four, très pénible dans leur voisinage immédiat. Au campement d’Ouan Tohra, au pied d’une grande falaise gréseuse, le 7 juin à cinq heures du matin, le thermomètre marquait 33°, alors que, à un kilomètre de la falaise, il s’abaissait à 30°,8. Inversement dans l’erg er Raoui, au puits de Tinoraj, le 25 février à six heures du matin, l’eau contenue dans une cuvette à demi enfoncée dans le sable était gelée en bloc, un gobelet d’étain pris dans la glace y était si solidement fixé qu’on pouvait, avec l’anse du gobelet soulever la cuvette. Le thermomètre marquait cependant + 10° ; ce sont des effets comparables à ceux d’une machine à glace.

Cette instantanéité d’échauffement et de refroidissement est parfaitement expliquée par la porosité de la dune, qui multiplie sa surface d’absorption et de rayonnement. Quoique ces faits soient bien connus, je ne sais pas si l’on a suffisamment insisté sur leurs conséquences météorologiques probables.

Il s’ensuit en effet que, au Sahara, d’immenses espaces juxtaposés, ici région des grands ergs, là région des hammadas, doivent constituer, au point de vue météorologique, des entités aussi distinctes et aussi opposées que, à la surface du globe, les mers et les continents. La distribution des grands amas de sable doit avoir une influence considérable sur la distribution des pressions barométriques, et on la retrouverait apparemment dans le dessin des isobares. On peut imaginer par exemple que, en été, une zone cyclonique de basses pressions s’établit sur l’erg, et inversement en hiver une zone anticyclonique de hautes pressions. C’est là assurément une hypothèse extrêmement hasardeuse dans l’état actuel de nos connaissances, mais elle cadre assez bien avec le petit nombre des faits connus. On sait que les équinoxes au Sahara sont violemment orageux, comme si d’été à hiver les conditions météorologiques générales s’inversaient brusquement. D’autre part, dans le Sahara algérien, ce sont assurément les vents d’est qui dominent ; dans le Sahara marocain, au contraire, d’après Lenz, ce sont les vents d’ouest. Il est donc possible que, de par l’existence même des ergs et la distribution des pressions barométriques qui en est le corollaire, les vents aient une tendance à tourbillonner autour de la région des dunes ; ce qui nous aiderait à comprendre qu’un certain état d’équilibre ait été atteint.

En tout cas, une étude détaillée de l’action du vent sur les ergs devrait être nécessairement appuyée sur des connaissances météorologiques précises et étendues, qui nous font encore tout à fait défaut. Il faut donc renoncer à insister davantage sur la part et le rôle du vent dans l’amoncellement des grandes dunes[38]. Il va sans dire que cette part et ce rôle sont énormes, et on n’a pas naturellement la prétention de contester que l’erg ne soit une formation éolienne.

Pourtant les effets de l’action éolienne ont été exagérés ; on lui entrevoit d’incontestables limites. En règle générale, les grandes masses de dunes sont en place, là où l’érosion fluviale en avait accumulé les matériaux. Vis-à-vis d’elles le vent ne semble avoir qu’une puissance insignifiante de déplacement. Il en a trié les éléments, et surtout il les a vannés, emportant au loin en poussière impalpable les éléments argileux qui ne peuvent faire tout à fait défaut dans un dépôt sédimentaire, et ne laissant subsister que les grains de quartz pur ; surtout il a créé le modelé, entassant ce qui était étalé. On n’a pas la prétention d’établir là une loi qui s’applique à toutes les dunes et à tous les déserts du globe ; mais il semble bien que les choses se passent ainsi dans la partie du Sahara qui nous occupe. Nous sommes ici dans un désert tout jeune, au début d’une évolution péjorative, qui a commencé à la fin du Quaternaire, et dont l’homme a été le témoin.

Les dunes sont, en somme, le résultat d’un antagonisme direct, on dirait presque d’une lutte tragique entre le vent et les oueds, sur le champ clos restreint des dépôts alluvionnaires ; les dunes sont la maladie, et, pour ainsi dire, l’éléphantiasis dont meurent les oueds. La circulation superficielle est enrayée la première par l’obstacle mécanique des bourrelets de sable[39]. Puis toute la partie aval, ne recevant plus son contingent annuel de crues, tend à se dessécher, les alluvions se trouvent livrées sans défense par la sécheresse et la pulvérulence à l’action du vent, qui les éparpille, entassant ici une dune nouvelle, raclant ailleurs le sol jusqu’au roc, détruisant enfin la continuité du tapis alluvionnaire, c’est-à-dire le réservoir de la circulation souterraine. On saisit ainsi bien nettement le mécanisme de desséchement progressif à travers les siècles, sans qu’il soit nécessaire de faire entrer en ligne de compte la moindre aggravation du climat désertique.

Pour survivre en tant qu’habitat humain à la première apparition de ce climat de mort, la partie du Sahara qui nous occupe était bien outillée. Les puissantes ramifications de l’O. Messaoud étaient un monumental système d’irrigation naturelle susceptible de conduire les pluies de l’Atlas jusqu’au cœur du désert, jusqu’à Taoudéni. Et apparemment elles n’y ont failli qu’à la longue et progressivement, à mesure qu’elles s’engorgeaient. Si l’on en doute, qu’on songe à ce fait incontestable : des crues alimentées par les pluies de l’Atlas entre Figuig et Aïn Chaïr, en suivant le chenal de l’O. Saoura, parvenaient il y a cinquante ans à Haci Boura, il y a dix ans à Tesfaout. Mais l’O. Saoura est le seul, entre tant de fleuves puissants, qui soit resté à peu près libre de sable. Qu’on imagine le centre d’attraction et de vie qu’a dû être l’O. Messaoud, lorsqu’il colligeait toutes les pluies de l’Atlas entre Laghouat et l’O. Draa ! Un souvenir de cette époque meilleure s’est conservé dans la mémoire des indigènes, et, semble-t-il, dans le nom même de l’O. Messaoud, le « bienheureux ». Que le lit de l’O. Messaoud ait constitué jadis une route accessible jusqu’à Taoudéni aux bourriquots chargés de dattes, voilà qui n’est plus si invraisemblable, et cette légende pourrait bien être un souvenir.

Lors de la conquête de l’Algérie, cette puissante barrière de grands ergs, entrevue au sud de l’Atlas, passait pour infranchissable ; elle ne l’est pas à coup sûr à la circulation des caravanes, mais c’est pourtant bien une barrière, qui coupe au cœur du Sahara sa part d’humidité et de vie. Or, elle s’est édifiée lentement et grain à grain, elle n’a pas atteint du premier coup son étanchéité actuelle. Encore aujourd’hui elle a son point faible, la brèche de la Saoura. Qui sait à quelle époque peut-être récente d’autres brèches bienfaisantes se sont obstruées définitivement ?

Chargement de la publicité...