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Missions au Sahara, tome 1 : $b Sahara algérien

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Fig. 31. — Coupe de l’Antar au Mezarif par Ben Zireg et le Moumen.

Fig. 32. — Coupe de l’Antar au Mezarif par le Béchar (extrémité orientale).

Cette montagne est constituée tout entière par un pli déversé au sud. (Cf. fig. 31 et 32.) Sur sa face occidentale, non loin de Sidi Dahar, dans une large déchirure, on a sous les yeux une magnifique coupe géologique ; on y voit les argiles dévoniennes coincées au cœur du pli ; le calcaire carbonifère les recouvre en plaques horizontales puissantes qui constituent le sommet de la montagne (voir pl. XX, phot. 40), puis sur la face sud, dominant Ben Zireg ces mêmes calcaires se replient et passent sous le Dévonien.

L’âge atlique de ce pli est de toute évidence, puisque les calcaires cénomaniens y participent énergiquement.

Au sud de la faille les conditions sont tout autres. L’altitude s’abaisse brusquement, le Béchar est plus bas que l’Antar de 500 à 600 mètres. Du haut de l’Antar on aperçoit le Béchar et l’Orred étalés à ses pieds comme en projection planimétrique. (Voir pl. XX, phot. 39.)

Le Béchar et l’Orred sont les épaulements nord et sud d’un synclinal largement étalé, au centre duquel est le poste de Colomb-Béchar, et dont le fond est recouvert par le placage cénomanien et l’ennoyage récent (fig. 29).

Le Cénomanien est resté horizontal au centre, mais il est redressé au nord et au sud, tant sur les flancs de l’Orred que sur ceux du Béchar, où il constitue les curieuses collines de Bezazil Kelba. (Voir pl. XXIV, phot. 46.) Le synclinal hercynien a donc rejoué récemment, quoique assez faiblement.

Les collines de Bon Yala et de Fendi sont elles aussi le résultat de plis légers affectant le Cénomanien (?)

La partie occidentale du Béchar a été affectée d’un plissement atlique. Immédiatement à partir du Mouizib on le voit apparaître dans les schistes argileux dévoniens, passer dans les calcaires dinantiens (fig. 30), puis dans les grès houillers ; il détermine l’éperon que le Béchar projette vers l’ouest, jusqu’au Guir, au sud de Kenatsa.

Ce pli est double ; les deux indentations profondes qui déterminent les cols voisins du Mouizib et du Teniet Nakhla sont des anticlinaux très nets, accusés en creux aussi longtemps qu’ils affectent les argiles dévoniennes et séparés par l’éperon calcaire en relief de l’Aïn Mézerelt qui est affecté d’une légère ondulation synclinale (fig. 29 et 30).

Ce double pli (pli de Kenatsa, si l’on veut), est franchement orienté est-ouest, il fait un angle très accusé avec la direction générale des strates primaires redressées, dont l’indépendance vis-à-vis de lui est manifeste.

Sur son passage la feuille de calcaire dinantien par exemple a été tordue et indentée, mais elle conserve sa direction générale hercynienne, plus voisine de nord-sud que d’est-ouest. On constate directement le conflit entre les deux systèmes de plis, hercyniens et atliques.

M. Poirmeur, dont la belle carte nous a renseignés sur la forme véritable du Béchar, remarque justement que cette forme est celle d’un T. Ce T doit la moitié occidentale de sa barre au plissement atlique, le reste relève de la virgation hercynienne. Je n’ai pas vu le Mezarif méridional, mais la carte Poirmeur nous y montre un éperon projeté vers l’ouest, qui paraît symétrique à celui de Béchar. Il est probable que le même effet procède de la même cause.

La grande hammada calcaire à l’ouest de Tar’it est une pénéplaine où les strates ont la direction hercynienne (nord-est-sud-ouest). (Voir fig. 33.)

Sur la route de Tar’it à Menouar’ar, un peu avant d’arriver à ce dernier point, exactement au puits de Daou Blel, on rencontre soudain des couches redressées plus énergiquement, et dont l’allure stratigraphique n’a aucun rapport avec celles des couches voisines. Elles plongent alternativement vers le nord et vers le sud. Il y a là un pli brusque qui vient évidemment du grand col appelé Teniet Sba, à l’extrémité orientale duquel (sur la Zousfana), on aperçoit en effet une disposition analogue.

Fig. 33. — Coupe de Tar’it à Menouar’ar.

Ainsi donc la coupure de Teniet Sba, le col le plus important du Béchar doit son origine au croisement d’un pli atlique avec le pli hercynien, de même que, plus au nord, les cols du Mouizib et du Teniet Nakhla.

Plus au sud on constate des diaclases toutes fraîches, aux Beni Goumi par exemple (Tar’it et Mzaourou) ; — je crois aussi que la Zousfana, en aval des Beni Goumi, a été guidée à travers la hammada par une diaclase fraîche.

Tout cela est bien concordant. La faille de Bou-Kaïs sépare l’Atlas de son Vorland. Tout ce qui est au sud est essentiellement une pénéplaine hercynienne, encore reconnaissable, mais affectée de quelques plissements atliques, bousculée, faillée et disséquée profondément par l’érosion.

L’ennoyage. — L’érosion, qui a déchaussé et isolé les puissants massifs calcaires, a naturellement accumulé dans les vallées des dépôts plus ou moins épais, d’âges divers, et qu’on arrive assez facilement à dater, par comparaison avec les dépôts continentaux analogues d’Algérie et du Sahara algérien. Les dépôts les plus anciens (miocènes ? en tout cas prépliocènes), tiennent une grande place et atteignent une certaine épaisseur dans la vallée de la Zousfana, en amont des Beni Goumi, et en aval de Ksar et Azoudj, où on les voit disparaître sous les poudingues pliocènes. (Voir pl. XXV, phot. 47 et 48. Voir aussi appendice XI.)

E.-F. Gautier. — Sahara Algérien. Pl. XXV.

Cliché Gautier

47. — PORTION DE LA FALAISE DE KSAR EL AZOUDJ

Le chapiteau est en poudingue pliocène.

Au dessous, à travers les éboulis et les alluvions, on observe sur le terrain des schistes supra-dévoniens (?) très redressés.

Cliché Gautier

48. — FALAISE DE KSAR EL AZOUDJ (vue d’ensemble).

A gauche, on aperçoit, marqué par une tache noire de végétation, un coude de l’oued Zousfana, qui a sculpté la falaise ; — à l’horizon, à droite, collines cénomaniennes (?) de Fendi.

Le pliocène a ici les mêmes caractères que dans tout le Sud-Algérien, accumulations de gros galets, cailloutis souvent transformé en banc de poudingue, dépôts d’une époque où, comme aujourd’hui, entre les intervalles d’orages brefs et terribles, un climat très sec favorisait la formation de croûtes travertineuses.

Aux environs de Beni Ounif, c’est-à-dire au débouché des principales vallées du Grouz, c’est le cailloutis qui est prodigieusement développé, mélangé à du cailloutis actuel.

Au débouché de toutes les gorges, les cônes de déjection de galets s’étalent et se rejoignent. Le chemin de fer en construction trouve dans le Pliocène une carrière inépuisable de ballast, et le voyageur qui a suivi la ligne d’étapes, pour peu qu’il se soit écarté de la piste frayée, garde le souvenir désagréable de ces éternels cailloux roulés croulant sous les sabots du cheval.

Partout ailleurs, c’est-à-dire dans la majorité des cas, le Pliocène se présente sous la forme d’un poudingue très dur : dans la vallée de la Zousfana en amont de Ksar el Azoudj, au moins sur la rive droite (Fendi, Djenan ed dar) ; à l’ouest de Beni Ounif (poudingue de Bou Aiech) ; la grande hammada de Kenatsa est essentiellement une table de poudingue pliocène. La grande hammada qui commence au Guir sur la rive droite, et qui s’étend jusqu’au Tafilalelt est aussi pliocène probablement. (Voir appendice XI.)

Les dépôts quaternaires contrastent vivement avec les pliocènes ; sur l’emplacement même de Beni Ounif, au pied du ksar, on voit des dépôts marneux puissants de quelques mètres, et qui attestent évidemment une sédimentation paisible de vase à éléments très fins.

Ils ont un aspect de dépôt lacustre ; un lambeau de sédiments analogues à Ben Zireg contient même un petit lit d’aspect tourbeux ; tout cela suppose un climat plus humide que l’actuel.

L’érosion quaternaire a vivement attaqué les dépôts plus anciens, elle a sculpté en particulier de nombreuses falaises couronnées par des tablettes de poudingues. (Ksar el Azoudj, phot. 47 et 48 — bord sud de la hammada de Kenatsa, phot. 49.)

Le monument le plus curieux de l’érosion quaternaire est certainement l’Oum es Seba, curieusement planté au milieu de la hammada de Kenatsa.

De Colomb-Béchar, on aperçoit dans l’ouest, sur la hammada, une montagne aux contours fantastiques. Les indigènes l’appellent Oum es Seba, littéralement la « mère-aux-doigts ». C’est un nom qu’ils donnent volontiers aux sommets dentelés, ruineux, hérissés de colonnes naturelles, qui évoquent vaguement l’idée de doigts dressés. L’Oum es Seba, vue de loin dans un pays de mirages, semble quelque chose d’énorme, presque une concurrence à l’Antar. De près, elle a dix mètres de haut ; c’est une « gara » du type classique, et attestant l’importance des érosions auxquelles elle a été soumise. La base est de sable, passant au grès tendre ; toute la masse est marneuse, et le sommet franchement calcaire. Ce sont ces calcaires tendres du sommet qui ont été curieusement découpés par l’érosion. (Voir fig. 30).

Fig. 34. — Coupe prise aux environs de Beni Ounif, montrant la terrasse pliocène, et les dépôts quaternaires. Cette coupe est due à l’obligeance de M. Ficheur.

j, Calcaires jurassiques ; n, Grès albiens ; p, Pliocène ; q, Quaternaire.

Importance géographique du Vorland primaire. — Ces dépôts continentaux ont un caractère commun, leur faible puissance et leur discontinuité ; le socle de vieilles roches est largement dénudé ; nous avons été à même d’étudier ici le contre-coup de la surrection de l’Atlas sur son Vorland, et c’est être privilégié ; car, dans l’Atlas oriental tout entier le contact est enfoui sous un manteau continu et très épais de dépôts continentaux.

En Algérie, dans les trois provinces, au sud de l’Atlas saharien dans toute sa longueur, on sait que les dépôts d’atterrissement sont prodigieusement développés ; les plus anciens ont été attribués par les géologues à l’Oligocène. Ainsi donc, dans la cuvette d’Ouargla, dans la région des daya, dans celle de l’oued R’arbi et de l’oued Namous, les débris de l’Atlas se sont accumulés presque depuis le début de l’âge tertiaire ; ils atteignent des centaines de mètres d’épaisseur ; ce sont ces dépôts continentaux oligocènes et miocènes que M. Flamand appelle le « terrain des gour ». Cette formation, si particulière au Sud-Algérien, cesse ici pour la première fois de former un placage ininterrompu.

Dans l’est d’ailleurs, ce ne sont pas seulement les dépôts mio-pliocènes qui soustraient à l’observation le substratum primaire, mais aussi les formations crétacées, très puissantes et continues. Ici le crétacé n’est plus représenté que par des lambeaux cénomaniens.

Cette venue au jour de roches plus anciennes semble en relation avec un changement radical dans la nature de l’Atlas.

On a laissé le Grouz en dehors de l’étude géologique détaillée ; il n’est cependant pas si inconnu qu’on ne puisse dégager à son sujet un certain nombre de grands faits généraux, qui l’individualisent nettement par rapport à ses voisins orientaux, les massifs des Ksour et de l’Amour.

Grosso modo on est fixé sur sa constitution ; il est formé presque tout entier de calcaires liasiques et jurassiques. Les roches crétacées sont absentes, semble-t-il, sauf à la périphérie, où on retrouve avec les calcaires cénomaniens des lambeaux de grès albiens (à Beni Ounif par exemple [fig. 34]).

Ce sont précisément ces mêmes grès qui tiennent une place prépondérante dans la chaîne voisine des Ksour et dans le djebel Amour, constituant pour la plus grande partie la masse des montagnes, et donnant la note dominante du paysage. Cela revient à dire qu’en allant d’Aïn Sefra à Beni Ounif on quitte, à la hauteur de Duveyrier environ, l’Atlas gréseux pour entrer dans un Atlas calcaire.

On a déjà dit que le Grouz se termine au sud par un pli couché où l’on voit les calcaires jurassiques reposer sur les grès albiens.

Or des plissements aussi énergiques, allant jusqu’au renversement, sont une nouveauté pour qui vient de l’est. La chaîne des Ksour, le djebel Amour sont au contraire des régions de « plissements ébauchés » suivant l’expression du dernier géologue qui s’en est occupé, M. Ritter[123].

Voici donc une autre originalité du Grouz comparé à ses voisins de l’est. Il n’est pas seulement calcaire, tandis qu’ils sont gréseux ; il est en outre énergiquement plissé, tandis qu’ils le sont faiblement. Il est vrai que le premier caractère est apparemment un corollaire du second, l’énergie du plissement a amené en surface les couches plus profondes qui se sont trouvées calcaires.

Un raisonnement analogue conduit à conclure que l’apparition du Vorland avec ses vieilles roches primaires a quelque rapport de cause à effet avec l’énergie subitement accrue des plissements atliques.

Quoi qu’il en soit il y a là un fait d’importance géographique tout à fait considérable. Nous verrons dans les chapitres suivants que cette limite géologique entre les roches primaires et les terrains plus récents (crétacés marins et tertiaires continentaux), est une ligne de verdure et de vie qui se prolonge sans interruption notable pendant huit cents kilomètres, jusqu’au cœur du Sahara, jusqu’à In Salah. L’affleurement du Vorland primaire ne présente donc pas seulement un intérêt théorique et scientifique ; c’est lui, incontestablement, qui fait de la Zousfana la grande porte d’entrée du Sahara, une voie commerciale et ethnique de premier ordre ; notre étude géologique nous conduit à des conclusions de géographie humaine.

Gîtes minéraux du Grouz. — A tout autre point de vue c’est le Grouz qui a une grande importance humaine.

Et d’abord le Grouz et ses dépendances atliques, semblent avoir le monopole des gîtes minéraux.

Et, à ce point de vue encore, le contraste est grand entre lui et la chaîne des Ksour, ou le djebel Amour, ses voisins orientaux. Dans tout l’Atlas saharien jusqu’au Hodna, il n’existe guère d’exploitation minière, ancienne ou récente. Aussi bien les grès médiocrement plissés de l’Atlas saharien ne peuvent pas être préjugés a priori aussi métallifères que les calcaires bouleversés de la région du Grouz ; d’autant que, dans l’Atlas que nous connaissons (Algérie-Tunisie), les régions calcaires sont le domaine de prédilection des gîtes minéraux exploitables.

D’autre part, la question de la houille mise à part, le Vorland hercynien ne semblerait pas avoir d’avenir minier, au moins d’après les informateurs indigènes qui signalent beaucoup de gîtes et tous dans l’Atlas.

Il est certain qu’entre les sources de la Zousfana et celles du Guir, il existe au moins deux exploitations minières indigènes, régulières et, autant que le milieu le permet, organisées. L’une est au djebel Maïz, au nord du Grouz ; c’est une mine de cuivre, elle a été vue par des Européens, le colonel Quiquandon en particulier, qui ont constaté l’existence de galeries souterraines assez profondes. L’autre exploitation minière est beaucoup plus loin à l’ouest, sur les bords du Guir, à Beni Yati. C’est une mine de plomb et probablement aussi de cuivre. Elle n’est connue que par des renseignements recueillis par le lieutenant Pariel, de Colomb-Béchar. Mais ces renseignements spécifient l’existence d’installations plus ou moins permanentes pour la calcination du minerai : on le brûle en gros tas par forts vents d’ouest. Il semblerait que ces deux gisements (djebel Maïz et Beni Yati) sont les plus considérables et les mieux exploités, aux yeux des indigènes. Mais on en connaît plusieurs autres, de moindre importance.

Au djebel Melias, qui est un simple contrefort du Grouz, à six kilomètres de Beni Ounif, un filon de plomb et de cuivre court sur le flanc nord de la montagne. Dans ce filon les indigènes de Figuig ont creusé un trou, car ce serait trop dire une galerie, de 1 m. 50 de profondeur.

On pourrait étendre la liste des petits gisements de ce genre.

L’exploitation indigène porte sur deux métaux, le plomb et le cuivre, et voici à quels besoins économiques elle répond. Le plomb sert à fondre des balles, et le minerai de plomb, tel quel, la galène, est un fard très usité, le koheul, bien que ce mot arabe désigne littéralement le sulfure d’antimoine. Tous les indigènes connaissent la galène et ses usages. Mais le minerai de cuivre est beaucoup plus mystérieux. Un fait frappe d’abord, c’est que toutes les mines de cuivre sont considérées par les indigènes comme mines d’or et d’argent ; ils n’y soupçonnent pas la présence du cuivre, et ne semblent pas établir de corrélation entre le minerai qu’ils extraient et, par exemple, les douilles de leurs cartouches. En poussant un peu plus loin l’investigation, on s’aperçoit que tout le minerai est extrait pour le compte des orfèvres juifs établis à Figuig et à Kenadsa. Ces orfèvres, ouvriers habiles, font de curieux bijoux d’argent et d’or ; la matière de ces derniers est qualifiée par le vendeur « or du Soudan », mais, comme cet or se recouvre très vite d’une pellicule de vert-de-gris, il y entre assurément une forte proportion de cuivre marocain. Le peu de minerai de cuivre annuellement extrait du djebel Maïz ou des gisements voisins sert donc, à peu près exclusivement, à des alliages de bijouterie, inavoués et fructueux.

Des balles, du fard et des bijoux, voilà tout ce que les indigènes font de leurs minerais ; une exploitation aussi rudimentaire et aussi spéciale ne permet assurément pas de rien augurer pour l’avenir d’une exploitation industrielle. D’ailleurs, à côté du cuivre et du plomb, dont les minerais sont aisés à reconnaître, il peut y en avoir d’autres que des professionnels européens soient seuls à même de rechercher, à supposer résolu le double problème — de la sécurité sur une frontière encore très peu sûre — et du transport à si grande distance de la mer.

Pluies et végétation. — C’est au point de vue du climat, c’est-à-dire des pluies, qu’il est particulièrement important pour la région de la Zousfana qu’elle soit dominée au nord par la masse du Grouz.

Le Grouz est une longue arête de 80 kilomètres, large de 5 ou 6 peut-être. Il serait plus exact de dire : un faisceau d’arêtes parallèles (généralement deux et quelquefois trois), entre lesquelles un système de profondes vallées longitudinales articule le Grouz tout entier. Chegguet el Abid, Haouci Chafa, etc. ; elles sont dues, d’après M. Ficheur, à l’intercalation entre les calcaires liasiques et jurassiques de couches argileuses et marneuses, qui n’ont pas offert de résistance à l’érosion.

Ces grandes vallées sont colmatées de cailloutis pliocène jusqu’à leur tête, elles sont donc des réservoirs d’humidité et des aqueducs souterrains.

Ce formidable écran montagneux n’est pas seulement par excellence le condensateur des pluies, qui tombent parfois et séjournent sous forme de neige ; il est organisé pour les emmagasiner, les acheminer et les distribuer. Les massifs primaires lui sont généralement inférieurs en altitude et en étendue, et par surcroît ils conservent une massivité de pénéplaine, ils n’ont pas un modelé compliqué, une structure ajourée.

Sur la moyenne annuelle des pluies les chiffres précis font encore défaut. On a du moins le témoignage de la végétation et des cultures.

Dans le Grouz la végétation des vallées témoigne de précipitations assez abondantes.

Dans toute cette Afrique du nord, qui est le pays des fleurs, je ne crois pas qu’il y ait eu au printemps de 1904 un coin plus follement fleuri que les hautes vallées du Grouz ; on y marchait environné de senteurs violentes et parfois agressives, car il y a une fleur qui pue le cadavre. Cette magnifique floraison peut être accidentelle, heureuse conséquence d’un hiver qui fut incontestablement pluvieux. Mais la végétation arborescente n’est pas moins curieuse. Elle est d’abord relativement abondante, ou du moins elle n’est pas aussi rare qu’on le supposerait ; la plaine au pied du Grouz a ses tout petits bosquets, en particulier autour de Bou Aiech. Ils sont souvent composés de pistachiers (betoum), mais on rencontre assez fréquemment aussi des caroubiers et surtout des oliviers sauvages, parfaitement vigoureux, poussant librement sans le secours de l’irrigation. Et voilà qui est étrange, car l’olivier est un arbre méditerranéen, qu’on n’attend pas au désert.

Le sommet de l’Antar est aussi un îlot de végétation du Tell (bosquets de genévriers par exemple).

Mais tout le reste du pays a une végétation saharienne, c’est-à-dire dans la majorité des cas tout à fait absente. Le Béchar, le Mezarif, le Moumen, la hammada de Moungar Tarit, sont des étendues désolées de roc nu.

Quand un peu de végétation apparaît dans des coins de vallées privilégiés, c’est ce qu’on appelle au Sahara un pâturage, ces buissons rabougris et mal virescents dont le chameau se nourrit. (Voir pl. XXVI, phot. 50.) La végétation arborescente est surtout représentée par de rares tamaris, et quelques talhas très sporadiques (faux gommiers) ; il y en a un par exemple à el Morra.

Il faut noter pourtant la fréquence d’Anabasis aretioides, que les Arabes appellent ed-dega et le corps d’occupation « chou-fleur du bled », elle ressemble en effet à une pomme de chou-fleur posée au ras du sol sans tige. C’est une plante des hauts plateaux oranais qui disparaît à mesure qu’on s’éloigne plus avant dans le Sahara.

Notons aussi que le porc-épic, qui est nettement une bête du Tell, se trouve encore le long de la Zousfana entre Tar’it et Igli.

En somme la région de la Zousfana doit peut-être au voisinage de l’Atlas des pluies un peu moins rares que dans le reste du Sahara. Mais elle en reçoit directement très peu. C’est au réservoir de l’Atlas et en particulier du Grouz qu’elle doit d’être habitable à un assez haut degré. Figuig, Fendi, Ouakda, Béchar, Kenadsa, Tar’it, forment un groupe assez important de palmeraies, toutes alimentées par le Grouz. Notons que, pour trouver l’équivalent à la lisière du Sahara il faut aller dans l’ouest au moins jusqu’à Laghouat et peut-être même jusqu’à Biskra.

E.-F. Gautier. — Sahara Algérien. Pl. XXVI.

Cliché Gautier

49. — FALAISE DE KENATSA

Les roches noirâtres à la base de la falaise sont des grès houillers redressés ; l’entablement clair est du calcaire horizontal (cénomanien et pliocène).

Cliché Gautier

50. — LA ZOUSFANA en aval de Ksar el Azoudj.

Le lit de l’Oued est très large et très touffu ; — à l’arrière plan le djebel Moumen.

Régime des eaux. — Il y a d’assez nombreuses petites sources dans les massifs montagneux dinantiens.

Le Mezarif, par exemple, a trois points d’eau pérennes (O. Chegga, Aïn Nakhlat, Aïn Mezarif).

Le Moumen lui-même, malgré ses dimensions assez exiguës a deux points d’eau ; le Béchar a une demi-douzaine de points d’eau, je citerai ceux que j’ai vus : el Djenien et Aïn Mézerelt (pl. XXII).

J’ai vu aussi H. Ar’lal, Daou Belal et Menouar’ar en relation avec la hammada de Moungar.

Ces points d’eau sont invariablement au débouché de torrents, descendus de leurs montagnes respectives, et généralement en rapport avec la limite soit inférieure (c’est le cas le plus général), soit supérieure (Djenien, Menouarar) des calcaires carbonifériens.

Les trois sources du Mezarif, par exemple, sont, malgré leur éloignement topographique, au même niveau stratigraphique, à l’affleurement du premier banc de grès dévonien (?) immédiatement au-dessous des calcaires dinantiens. Aïn Mézerelt et les sources du Moumen, je crois, sont exactement dans la même situation.

Il est clair que les petites sources de cet ordre restituent goutte à goutte à la circulation atmosphérique, la provision propre d’humidité du Mezarif, du Moumen, du Béchar ; elles portent donc témoignage que chacun de ces massifs, sous une forme quelconque, rosée, givre, neige ou pluie, condense et emmagasine, pour son compte personnel, une certaine quantité de vapeur d’eau.

Mais cette quantité est faible. Aucune de ces petites sources n’a fixé de la vie humaine, quoiqu’un petit nombre d’entre elles (Aïn Nakhlat, el Djenien) alimentent comme leur nom l’indique, à titre de curiosités, quelques palmiers sporadiques. Ce n’est pas cependant qu’elles soient dépourvues d’importance économique. Dans ce pays coupé de puissantes barrières rocheuses, les petits points d’eau jalonnent les routes de montagnes, les plus difficiles et les plus mal fréquentées : les routes des « djich[124] » ; ils rendent habitables des repaires provisoires où une bande guette le coup à faire. Le Mezarif septentrional est un repaire admirablement aménagé par la nature, avec trois issues indépendantes, correspondant aux trois points d’eau, et situés aux points les plus opposés de l’horizon. Le 25 décembre 1904 un rezzou de Chaamba revenant d’une razzia fructueuse, et cerné dans le Mezarif par des forces supérieures leur a glissé entre les doigts avec une extrême facilité.

Les grosses agglomérations, les grosses taches de culture et de verdure, sont en relation avec les eaux descendues de l’Atlas, des sommets avoisinant deux mille mètres.

Nappe artésienne. — Le groupe d’oasis le plus important, celui de Figuig, est dans une cuvette encerclée par les contreforts du Grouz et du Beni Smir.

Son hydrographie a été étudiée par M. Ficheur. Toute l’eau de Figuig est artésienne, non pas qu’il y existe un seul puits, mais les sources viennent de la profondeur, amenées en surface par des failles. Quelques-unes de ces sources attestent leur origine par leur température élevée ; deux des ksars de Figuig portent le nom caractéristique de « hammam ». D’autres, de température normale, ont une force ascensionnelle qui se traduit par un bouillonnement très visible. M. Ficheur estime que la nappe artésienne doit se trouver entre les calcaires liasiques et les couches argileuses infrajurassiques (?) du Chegguet el Abid.

Je serais tenté, sous bénéfice d’inventaire, de mettre dans une catégorie voisine les sources qui alimentent les petites palmeraies de Bou-Kaïs, el Ahmar, Sfissifa. Elles jalonnent au pied de l’Atlas la grande faille couturée de roches éruptives. Une source de Bou-Kaïs a une trentaine de degrés, tandis que l’eau du puits de Colomb-Béchar ne dépasse pas 22°.

Les oueds. — Les autres oasis jalonnent les oueds descendus de l’Atlas. L’oued le plus considérable, la Zousfana, alimente la plus belle oasis, celle de Tar’it, qui rivalise avec Figuig.

Grâce au capitaine Normand qui a passé deux ans à creuser des puits sur la ligne d’étapes nous pouvons nous faire une idée précise du régime hydrographique dans la Zousfana.

Elle prend sa source dans la cuvette du Figuig et elle est donc alimentée par les torrents du Grouz et du Beni Smir.

Sur tout son parcours elle coule à l’air libre une fois ou deux par an, lors des très grandes crues. En général elle est à sec comme il sied à un oued saharien. Pas partout cependant. Elle coule à l’air libre assez régulièrement en deux points très éloignés l’un de l’autre, au col de Tar’la sur cinq ou six kilomètres, et dans la palmeraie de Tar’it sur une quinzaine de kilomètres. En ces deux points c’est apparemment un seuil rocheux qui ramène en surface la nappe aquifère. A Tar’la l’oued sort de la cuvette de Figuig en forçant une muraille de calcaires basiques et jurassiques. A Tar’it l’oued a creusé son lit dans des terrains d’atterrissement, mais au travers desquelles on voit percer les calcaires dinantiens[125] ; sous les murailles mêmes du ksar de Tar’it le lit est franchement entaillé dans les vieux calcaires et c’est en ce point précis que ce lit, sec en amont, se remplit d’eau vive.

Entre Tar’la et Tar’it le capitaine Normand[126] nous indique à quelles profondeurs les puisatiers ont rencontré l’eau, à Ksar el Azoudj 3 mètres, Haci el Mir 5 mètres, el Morra 10 mètres, el Moungar 20 mètres. Rappelons que, à Ksar el Azoudj et Haci el Mir le sous-sol dévonien affleure.

En somme cet oued Zousfana a un lit souterrain continu et pérenne ; les terrains d’atterrissement où il coule sont gorgés d’eau à une profondeur plus ou moins faible ; on a pu y trouver un point d’eau, ou y creuser un puits tous les 25 kilomètres le long de la ligne d’étapes, qui est suivie régulièrèment par de l’infanterie européenne, des chevaux et des mulets. Sans doute les étapes sont dures ; au cœur de l’été l’eau devient rare, il faut parfois rationner bêtes et gens, toute l’année d’ailleurs elle est mauvaise, magnésienne et salée. Pour qui vient du nord c’est déjà le Sahara et ses horreurs. En réalité c’est un Sahara très atténué.

A Ksar el Azoudj, et de là jusqu’au pied du Moumen, jusqu’à Haci el Begri et Haci el Mir, la végétation est très belle, pour le Sahara s’entend, les tamaris forment par places de vrais boqueteaux. D’ailleurs Ksar el Azoudj fut certainement un point habité, à une époque indéterminée, comme son nom l’indique (Pl. XXVI, phot. 50).

A el Morra les Ouled Djerir plantent et récoltent de l’orge après les crues[127].

En aval de la palmeraie de Tar’it (exactement de Zaouia Tahtania) l’oued coule en pleine hammada de calcaire carboniférien, à même la roche, ou du moins sur une couche d’alluvions insuffisante, il offre donc de moindres ressources ; entre Tar’it et Igli le puits d’el Aouedj coupe l’étape.

Le Grouz envoie à la Zousfana sur sa rive droite toute une série d’affluents qui ont une vie souterraine et parfois superficielle.

L’oued de Fendi, qui passe à Bou Yala, a coulé plusieurs fois à pleins bords pendant l’hiver 1904, au point de compromettre la sécurité du poste provisoire de Bou Yala. A Beni Ounif, à Bou Aiech, à Colomb-Béchar, il suffit de creuser n’importe où un puits de quelques mètres pour avoir de l’eau.

Les oasis de Beni Ounif, de Tebouda, de Fendi sont chacune en relation avec un torrent descendu du Grouz. Fendi a de petits lacs, qui sont charmants, perdus dans un fouillis de palmiers abandonnés à eux-mêmes, incultes et non taillés ; car l’oasis de Fendi, dangereusement située, a été désertée par ses propriétaires. Tout autour, les murailles de calcaire cénomanien (?) encadrent la palmeraie et la dominent en vasque gigantesque ; ce trou de verdure et d’eau est à bon droit le coin de paysage le plus célèbre de la région, Fendi, bien plus complètement qu’aucune des autres palmeraies, répond à l’ensemble d’idées traditionnelles qu’évoque le mot d’oasis.

Les palmeraies d’Ouakda et de Béchar (poste de Colomb-Béchar) sont dans le lit de l’O. Khéroua qui draine l’Antar. Là aussi, à l’oasis de Béchar, l’oued coule à l’air libre, les eaux souterraines sont ramenées en surface par l’affleurement des marnes cénomaniennes ou des argiles primaires, et elles s’étalent en étangs.

Les étangs de Colomb-Béchar ne sont pas aussi joliment encadrés que ceux de Fendi ; en revanche, ils sont très poissonneux. Les barbeaux abondent et quelques-uns sont énormes ; naturellement aucune autre espèce n’est représentée ; le barbeau est le seul poisson, je crois, acclimaté au Sahara. Ceux de Béchar voisinent seulement avec un grand nombre de tortues aquatiques.

Il est donc de toute évidence que le réseau hydrographique, qui est assez serré, comme le montre un coup d’œil sur la carte, n’est pas complètement mort. Les oueds ont une vie souterraine. Tout le long de leur cours, ils ont une réserve d’humidité qui se dépense parfois spontanément en sources et en mares d’eau libre. Il y a dans le sous-sol une nappe superficielle importante qui alimente les tapis de fleurs du Grouz, les bosquets d’oliviers sauvages, et un certain nombre d’oasis.

En général les sources les plus importantes semblent conditionnées par le voisinage de l’énorme masse des roches primaires peu perméables, qui forcent la nappe superficielle à s’étaler à l’air libre. Il est remarquable que les petits étangs de Fendi et de Béchar, ces sortes d’anévrismes à ciel ouvert de la circulation souterraine, se trouvent au point précis où les oueds Fendi et el Khéroua vont quitter les roches secondaires pour pénétrer dans le domaine des roches primaires.

Groupe d’oasis de Béchar. — Si l’on met à part Figuig, pour lequel on ne possède pas les éléments d’une monographie[128], les principaux groupements humains sont les palmeraies de Béchar, et celles de Tar’it.

Le poste de Colomb-Béchar voisine avec les deux petits ksars de Béchar et d’Ouakda dont les palmeraies se confondent en une seule oasis.

Le lieutenant Cavard nous donne sur ces deux ksars des renseignements démographiques et historiques.

Béchar a une soixantaine de maisons et peut armer 80 fantassins et 7 à 8 cavaliers. Ouakda serait moitié moins important à en juger par le nombre de ses fantassins, une quarantaine. Ouakda a 8000 palmiers.

Ces toutes petites bourgades ont pourtant un passé fort ancien. On garde à Béchar le souvenir d’un siège que le ksar a soutenu au Ve siècle de l’hégire, soit au XIIe siècle après J.-C. contre le sultan Moulay Ahmed Dehbi, surnommé le Sultan noir.

Je crois, il est vrai, que ces souvenirs de gloire ne s’appliquent pas au ksar actuel de Béchar, qui est une forteresse de pisé sur la rive droite de l’oued. Sur la rive gauche en tout cas s’étendent les ruines confuses d’un vieux ksar en pierres sèches.

Je ne crois pas qu’on ait recueilli à son sujet les souvenirs indigènes. Mais sa seule existence est intéressante. A travers tout le Sahara nous retrouverons ce même contraste entre des ksars actuels en pisé, et de vieilles ruines en pierres sèches.

Les habitants de Béchar et d’Ouakda sont presque tous des khammès (métayers, il serait plus juste peut-être de dire des serfs).

Comme partout au Sahara la prééminence sociale appartient aux nomades, qui sont ici les Ouled Djerir[129].

Ils sont 5000 d’après le lieutenant Cavard, avec 600 tentes, et ils pourraient mettre en ligne 1100 fantassins et 80 cavaliers.

Ils ont des terrains de culture dans l’O. Namous (Oglat Djedida) et dans l’O. Zousfana (el Morra). Ils ont des droits de propriété à Bou Yala, Tebouda, Fendi. Ils ensilotent à Béchar et à Ouakda, où ils sont propriétaires d’une grande partie des palmiers, et dont ils sont en somme les suzerains.

Maigre suzeraineté d’ailleurs, car il est notoire que les Ouled Djerir sont pauvres ; ils n’ont pas assez d’orge ni de dattes pour leur consommation ; conformément à tous les usages sahariens ils comblent le déficit par les bénéfices du banditisme ; et de la sorte la pauvreté entretient chez eux des vertus militaires qui rehaussent leur prestige.

D’après Cavard, leur arbre généalogique remonte au VIIe siècle après J.-C. ; à cette époque vivait Djerir, l’ancêtre éponyme ; et c’est alors que la tribu s’est individualisée en se séparant des Hamyan.

Ces hobereaux besogneux partagent l’autorité avec une autre grande puissance, religieuse celle-là, la zaouia (monastère) de Kenatsa. Kenatsa est à 24 kilomètres de Béchar, exactement au pied de l’escarpement terminal de la hammada qui porte son nom. Les sources qui alimentent les jardins sont dans les grès houillers à la base de l’escarpement. La zaouia a un aspect d’ancienne prospérité ; elle s’annonce de loin par un gracieux minaret bâti en briques, sans faïences apparentes, il est vrai ; autant qu’on peut en juger à quelque distance, car la visite en est prohibée, c’est l’architecture de Tlemcen, de Fez et de Marrakech qu’elle rappelle, et non pas du tout ces grossières mosquées en pisé blanchi, de profil déjà soudanais, qu’on voit aux oasis sahariennes. (Voir pl. XXVIII, phot. 54.) La zaouia possède certainement une bibliothèque, avec des manuscrits curieusement enluminés sur papier de luxe ; il est non moins certain par malheur que ces manuscrits sont mangés aux rats. Enfin Kenatsa a ses Juifs, ce qui revient à dire, en pays marocain, un peu d’industrie et de commerce.

L’ordre religieux de Kenatsa (les Ziania) a été fondé au XVIIe siècle par un chérif marocain originaire de l’O. Draa.

Tar’it. — La création d’un poste militaire au ksar de Tar’it (alias Taghit), a donné à ce nom une sorte de notoriété. L’usage s’est à peu près établi d’étendre ce nom à toute l’agglomération humaine qui se décompose en cinq ksars : Zaouia Fokania, Tar’it, Barrebi, Bakhti et Zaouia Tahtania. Les indigènes de ces cinq ksars ont pourtant un nom d’ensemble, celui de Beni Goumi, qui est fort ancien et se trouve déjà dans Ibn Khaldoun.

La palmeraie de Tar’it ou des Beni Goumi s’allonge sur 16 kilomètres le long de l’oued Zousfana entre le monastère d’amont (Zaouia Fokania), et le monastère d’aval (Z. Tahtania).

Cette ligne de verdure et d’eau est profondément encaissée entre la falaise carboniférienne à droite et la dune à gauche ; dans ce couloir étroit et sinueux la paroi de sable et la paroi de roc, hautes chacune d’une centaine de mètres, se rapprochent à se toucher ; si bien que, fréquemment, le sentier qui longe l’oued est forcé d’escalader les premières pentes de la dune. (Voir pl. XXVII, phot. 51 et 52.)

Les sables reposent — comme toujours — sur des terrains d’atterrissement quaternaires et mio-pliocènes, dans lesquels l’oued en général a entaillé son lit.

Pas partout cependant. — La falaise carboniférienne est la lèvre d’une faille ; en deux points au moins à Tar’it et à Z. Tahtania on en voit des esquilles. Celle du Tar’it se distingue sur la photographie. (Cf. pl. XXVII, phot. 51.) A travers l’esquille de Tar’it l’oued s’est creusé en pleine roche un canyon profond et court entre le piton de Baroun sur la rive droite et le piton qui porte le ksar sur la rive gauche. De là vient précisément le nom du ksar : Tar’it est un nom berbère qu’on pourrait traduire par canyon.

On a déjà dit que ce barrage rocheux ramène en surface la nappe aquifère et ressuscite la Zousfana. Dans les puits des jardins, aux saisons les plus sèches, l’eau se trouve à deux mètres de profondeur. Cette eau pourtant, comme celle de l’oued lui-même, est à peine potable, on recueille du sel dans les boues de l’oued ; ces alluvions quaternaires dans lesquelles est taillé le lit actuel sont toujours chargées de gros cristaux de gypse (les roses de sable), de chlorures et de magnésie. Les Beni Goumi vont chercher leur meilleure eau sous la dune, dans les alluvions mio-pliocènes ; ils la captent et la conduisent au moyen de petites foggaras.

Ces dunes de Tar’it, une avancée de grand erg, sont scandaleusement inexplorées, l’inconnu commence à un kilomètre du poste. On peut affirmer pourtant que, en un point au moins elles recouvrent un oued enfoui, affluent de la Zousfana.

A quelques kilomètres au nord du ksar de Tar’it en bordure de l’erg les officiers du poste reconduisent généralement leurs amis jusqu’à une petite palmeraie, qu’ils ont surnommée « des Adieux ». Elle est au bord de l’erg, sous lequel on distingue des falaises et des témoins d’érosion, un lit, où l’eau est à fleur de terre. De là partent des foggaras qui alimentent Zaouia Fokania. Les éclats de silex abondent à la surface du sol. On trouve réunis là, comme si souvent dans l’erg, la dune, l’oued enfoui et le gisement néolithique. On sait d’ailleurs que cet erg jouxtant les Beni Goumi est loin d’être dépourvu de puits — celui de Zafrani par exemple.

Un autre oued, affluent de la Zousfana (rive droite), joue un rôle subordonné dans la vie économique de Tar’it. C’est l’oued Abd en Nass dont la vallée court parallèlement à la Zousfana, sur la hammada carboniférienne ; elle suit l’affleurement d’une couche argileuse intercalée dans les calcaires de la pénéplaine. Vallée sèche, un simple cordon de reg où les moutons trouvent une maigre pitance, mais une voie d’accès commode, une route naturelle bien plus aisée que la rocaille de la hammada ou les sables de l’oued. Le nom a été quelquefois orthographié Had en Nass ; mais l’autre leçon paraît préférable : parmi les nombreux tombeaux de saints qui se partagent la vénération des Beni Goumi, il s’en trouve un de Sidi Abd-en-Nass (le serviteur des hommes) — un nom d’une jolie humilité maraboutique, surenchérissant sur l’humilité de cet autre nom plus répandu, Abd-Allah (le serviteur de Dieu).

E.-F. Gautier. — Sahara Algérien. Pl. XXVII.

51. — VUE PRISE DU KSAR DE TAR’IT, en regardant la falaise.

Contre l’apparence les couches calcaires dinantiennes, qu’on distingue au-dessus des palmiers, ne sont pas stratigraphiquement inférieures à celles qu’on voit à l’horizon à gauche, au sommet de la falaise. C’est la même assise dont la continuité a été rompue par une faille.

(Le tracé de la faille est jalonné par la Koubba blanche à gauche de la figure et par l’échancrure de la ligne d’horizon, au sommet et au milieu de la falaise.)

52. — VUE PRISE DU KSAR DE TAR’IT, en regardant la dune.

(Du même point que 51, après une conversion de 180° :)

On se rend compte de l’encaissement du Ksar entre la dune et la montagne.

E.-F. Gautier. — Sahara Algérien. Pl. XXVIII.

Cliché Gautier

53. — TENTES DOUI-MENIA, de type marocain, dans l’oued Zousfana.

A gauche une grande tente noire du type algérien, tout différent.

54. — LA ZAOUIA DE KENATSA

Le Minaret est intéressant, d’un travail soigné.

Sur les Beni Goumi nous avons la bonne fortune de posséder une bonne monographie démographique et historique[130].

Les cinq ksars comptent au total 1754 habitants, la palmeraie renferme 77951 pieds de palmiers ; très peu d’animaux, sauf des ânes, des moutons et des chèvres, qui se contentent de peu. Un groupement humain médiocre et misérable à coup sûr, bien plus important pourtant que celui tout voisin d’Igli, auquel le hasard des explorations a donné une bien plus grande notoriété géographique.

Le pays des Beni Goumi est très anciennement habité ; avec des gisements néolithiques, dont un très beau (H. Zafrani), on y trouve une très belle station de gravures rupestres, en face du ksar de Barrebi, au pied de la falaise (éléphants, Bubalus antiquus).

D’ailleurs les deux tiers des Beni Goumi sont des « haratin » ; c’est-à-dire qu’ils appartiennent à cette race négroïde mystérieuse, qui peuple le Sahara septentrional et le sud du Maroc, dans le nom de laquelle on a voulu retrouver celui des Garamantes, et dans laquelle il semble bien que survive un lambeau de préhistoire, et d’une préhistoire soudanaise, nègre.

Au voisinage des cinq ksars actuellement habités les vieilles ruines abondent, éparses dans la palmeraie et sur la falaise. Les plus intéressantes sont celles qui sont perchées au sommet de la falaise. Elles sont en pierres sèches, tandis que les constructions actuelles sont en pisé ; et elles se rattachent donc à une catégorie déjà signalée de ruines, qu’on retrouve souvent dans le Sahara.

Il est intéressant aussi que ces vieilles ruines soient invariablement des nids d’aigle, dans une forte situation militaire de bourgs rhénans ; tandis que leurs successeurs actuels sont dans la vallée, au milieu des jardins, à proximité de la dure besogne quotidienne. Ces ruines orgueilleusement perchées semblent nous ramener à une époque où les Beni Goumi, aujourd’hui serfs de la glèbe, étaient les suzerains de leur pays.

Toutes ces ruines ont leur nom, et il en est de significatifs ; ainsi celui de Ar’rem Bou Zoukket, le nom de ar’rem n’a survécu aujourd’hui dans l’usage courant que chez les Touaregs. — A noter aussi le nom de Médinet el Yhoud, « la ville des Juifs » ; on verra quel rôle les Juifs jouaient dans le Sahara du Moyen âge.

J’ai vu de près les ruines les plus méridionales, celles de Mzaourou, au-dessus de Zaouia Tahtania. Ce qui reste du sol dans les interstices du rocher est pétri de silex taillés et de débris d’œufs d’autruche. La falaise est creusée de cavernes, où se voient des restes de cloisons, et les Beni Goumi furent donc des Troglodytes.

Ces ruines font à peu près défaut dans la partie nord de la falaise ; à une seule exception près, Baroun au-dessus de Tar’it ; elles se pressent au contraire dans la partie sud, au-dessus de Zaouia Tahtania et de Bakhti. Cette partie de la falaise a son nom spécial Dir Chemaoun (la montagne de Samuel ? d’après Calderaro).

Sur Dir Chemaoun et ses ruines Calderaro a recueilli d’intéressantes traditions indigènes. Elles nous disent comment au IVe siècle de l’hégire, Si Beyazid, de la ville de Bezdama, dans la province de Bagdad, vint apporter l’islam au Dir Chemaoun ; comment à son appel les Beni Goumi quittèrent leurs forteresses pour aller s’établir dans la vallée ; et comment cette grosse transformation religieuse et sociale fut accompagnée de batailles dans l’une desquelles périt Si Beyazid. Son tombeau, très vénéré, est au nord de Bakhti, mais les traditions indigènes avouent que l’érection de ce tombeau, entourée de circonstances miraculeuses, est très postérieure à la mort du saint et manifestement ce tombeau est un cénotaphe.

Je n’ai pas de renseignements sur Si Beyazid : j’ai constaté qu’il est vénéré, lui ou un homonyme, dans la région de Djelfa. M. Basset me fait observer que son nom est turc, ce qui rend peu vraisemblable la date indiquée par la tradition. En tout cas il est impossible de la prendre à la lettre ; parmi les ruines de Dir Chemaoun il en est une Beni Ouarou, qui porte le nom d’une tribu les Beni Ouarin, dont la venue au Beni Goumi est, d’après les traditions indigènes, postérieure à Si Beyazid. D’ailleurs les ksars de Mzaourou et de Teiazib étaient encore habités il y a un siècle.

A coup sûr on peut retenir ceci. Les indigènes se souviennent que l’abandon des hauteurs fortifiées par la masse de la population est en relation avec les progrès de l’islamisme, et l’extension de la culture arabe. Et cela est tout naturel, car ces nids de troglodytes ont bien un caractère berbère.

Calderaro a fidèlement et minutieusement recueilli tout ce qui a surnagé du passé dans la mémoire des Beni Goumi. Les ksars actuels sont récents sauf Barrebi le plus peuplé et le plus vieux. Les principaux parmi les anciens centres de la vallée sont au nord Bou Cheddad et Tikoumit, voisins et rivaux ; auprès de Tar’it Ksar el Kebir, surnommé Médinat el Bizane, la ville des vautours ; au sud de Bakhti Toukouidin. Dans toutes les oasis on retrouve cette même instabilité dans l’emplacement des ksars, les villages sahariens au rebours des nôtres se déplacent facilement ; c’est qu’ils sont en pisé, dont les ruines font un tas informe de boue séchée ; le pisé ne se prête pas aux réparations et aux réédifications, les morceaux n’en valent rien ; il est plus simple de reconstruire ailleurs une ville neuve.

CARTE
DU
Beni Goumi
d’après un original copié au poste de Tar’it.

Fig. 35.

Pourtant Calderaro mentionne fréquemment des exodes causés par la sécheresse et la famine. Encore que la conclusion ne soit pas nettement formulée, il semble que les ressources du pays aient été en déclinant, ce que la proximité de l’erg rend assez vraisemblable.

Dans cette histoire de sédentaires, comme il est naturel, les méfaits des nomades tiennent une grande place. Après 150 ans on garde encore à Tar’it le souvenir d’Ahmed el Khatsir des Angad près d’Oudjda, qui n’épargna dans le ksar qu’une seule femme enceinte.

L’histoire politique des Beni Goumi est essentiellement celle des tribus nomades qui ont exercé la suzeraineté. Elle semble tenue à peu près à jour depuis le VIIIe siècle de l’hégire. Vers cette époque « la puissante tribu des Beni Ahssen occupa les pays environnants et les Beni Goumi devinrent leur propriété ». Ceci est intéressant parce que nous retrouverons très vivant dans le Saoura le souvenir des Beni Ahssen ou Beni Hassen.

« La nombreuse tribu des Hamyan, rattachée actuellement au cercle de Méchéria, succéda aux Béni Ahssen » ; ces mêmes Hamyan dont les Ouled Djerir sont un rameau détaché.

Puis vinrent les R’nanema et avec eux nous entrons déjà dans l’histoire contemporaine ; ce sont actuellement les suzerains de la Saoura. Ils ont été expulsés de la Saoura par les Doui Menia, il y a un siècle à peine, à la suite de guerres dont le dernier épisode fut le siège et la prise de Mzaourou, dernière forteresse des R’nanema.

La palmeraie des Beni Goumi appartient aujourd’hui aux Doui Menia. Ce sont, on le sait, des nomades de l’oued Guir. Leur centre est dans le Bahariat (la petite mer), une grande cuvette alluvionnaire qui se prête à la culture de l’orge. Les Doui Menia y ont des magasins fortifiés d’où ils tirent leur nom — Menia est un synonyme Berbère de Kalaa, on disait indifféremment jadis el Goléa ou el Menia pour désigner le ksar sud-oranais que nous désignons exclusivement sous le premier nom ; Menia, Kalaa, ou Goléa désignent une hauteur fortifiée.

Les petites saouias des Beni Goumi, celle d’amont et celle d’aval, n’ont aucune importance, elles sont bien loin d’avoir la richesse, l’influence et le rayonnement lointain de Kenatsa. Mais il est intéressant peut-être de retenir la date de leur fondation.

Z. Fokania a été fondée au commencement du XVIe siècle par un Maure de Seguiet el Hamra.

Z. Tahtania il y a 250 ans environ, en même temps qu’Igli, par un saint du Gourara.

On verra que les XVe et XVIe siècles ont été un âge critique, un tournant de l’histoire dans l’arabisation du Sahara ; et que les moyens employés ont été précisément le prosélytisme religieux, la fondation de Zaouias.

La vie sociale et économique. — Je n’ai pas parlé de l’O. Guir parce que je ne l’ai pas vu. — Mais le triangle montagneux inscrit entre les deux oueds, Guir et Zousfana, constitue une région naturelle, un pays, qui a son unité économique, sociale et même politique.

Les procédés d’irrigation ne sont pas essentiellement originaux, cela va sans dire, il est intéressant pourtant de constater la coexistence des procédés telliens et sahariens.

Il y a des barrages maçonnés au travers de l’oued tout comme dans l’Atlas de la Mitidja encore que beaucoup plus modestes. Les étangs de Fendi et de Béchar sont œuvre humaine, l’eau s’y étale en arrière d’un barrage en maçonnerie.

Les puits sont la grande ressource, et chaque jardin a le sien : mais les foggaras (aqueducs souterrains) apparaissent déjà dans toutes les oasis ; ils sont brefs et à fleur de sol, bien éloignés encore de pouvoir se comparer aux extraordinaires galeries du Touat, dont c’est précisément l’énorme développement qui fait le caractère ; ils portent le même nom pourtant et sont identiques en effet au moins dans leur essence.

Ceux du pied de l’Atlas, à Beni Ounif par exemple, évidés en plein cailloutis pliocène, rappellent curieusement ce qu’on dit des travaux analogues dans l’oasis de Merrakech.

J’ai recueilli à Beni Ounif quelques renseignements sur la façon dont l’eau se partage entre les usagers. L’instrument de mesure porte le nom de karrouba ; c’est un vase de cuivre percé d’un trou, par lequel entre goutte à goutte, en un temps déterminé, une heure par exemple, l’eau sur laquelle on fait flotter le vase[131]. En somme, c’est un sablier d’eau. C’est donc le temps d’irrigation qu’on mesure et non pas directement la quantité d’eau employée. L’objet des transactions, ce qui se vend et se loue, ce qui se fait objet de propriété, c’est la karrouba, l’heure d’irrigation. Ce système n’a rien de particulier, il est usité au contraire dans beaucoup de régions algériennes. Il est tout différent pourtant de celui qu’on emploie aux oasis sahariennes, au Touat par exemple ; là-bas c’est l’eau même qu’on se partage et dont on est arrivé à jauger le débit par des procédés primitifs et ingénieux.

Les cultures elles aussi présentent un caractère mixte. La plus importante à coup sûr est la culture d’oasis, de jardin, à l’ombre des dattiers ; il faut noter seulement que les dattes les plus prisées de beaucoup sont importées du Tafilalet ; mais le dattier n’en demeure pas moins par excellence, comme au Sahara, l’objet de la propriété et l’unité d’évaluation de la richesse. Pourtant la culture des céréales coexiste, de l’orge en particulier, non pas seulement dans l’oasis, en jardins, mais indépendamment de toute palmeraie, en plein champ, dans des plaines d’alluvions fécondées par les crues. C’est ainsi que les Ouled Djerir cultivent de l’orge à el Morra sur la Zousfana et surtout les Doui Menia dans le Bahariat sur le Guir.

En 1902 à Tar’it, à Igli, et jusqu’à Beni Abbès, tandis que l’orge de l’administration se vendait 32 francs celle du Guir en valait 17. Il serait exagéré de conclure que le Bahariat produit assez pour alimenter une exportation sérieuse. On a expérimenté que la moindre demande fait tout de suite hausser les prix, parce que les stocks sont très faibles, mais du moins le pays suffit-il à sa consommation, et non seulement à celles des êtres humains, mais encore des chevaux.

En effet les Doui Menia élèvent une race de chevaux renommés. Nous sommes ici encore dans le domaine des nomades cavaliers et non dans celui des méharistes. Assurément les chameaux abondent, mais ce sont chameaux de bât. Les Doui Menia et les Ouled Djerir pratiquent naturellement le banditisme à travers le Sahara. Le Sahel marocain en particulier a beaucoup à se plaindre de leurs rapines. Le Bulletin de la Société d’Alger[132] a donné un récit tout à fait curieux de rezzou Doui Menia au Sahel. En 1904, une harka partie du Guir a poussé jusque dans l’Adr’ar des Ifor’ass et s’est heurtée à la garnison française de Tombouctou. Mais les Ifor’ass bons méharistes ont constaté avec surprise l’absence totale de méharis dans le camp ennemi, et leur terreur qui fut très vive s’en est mêlée de quelque mépris. Ces énormes randonnées, lorsque le cheval devient inutilisable se font à pied, avec la faculté naturellement de se reposer sur le dos des chameaux de bât. Dans toute la Zousfana il est impossible d’acheter une selle de méhari, et si on a la bonne fortune d’en rencontrer une elle provient d’une razzia au Sahel.

Il est de conséquence que les Doui Menia et les Ouled Djerir soient des cavaliers incapables de dresser un méhari. C’est un trait qui les rattache à la région des steppes, des hauts plateaux, et qui les montre étrangers au vrai désert.

La société a bien un caractère saharien ; la distinction fondamentale est entre sédentaires et nomades. Les moines de Zaouia mis à part, on trouve, en règle générale, fixée dans les ksars, une humanité inférieure et subordonnée ; il y a bien dans chacun d’eux une minorité d’hommes libres, ou ce qui revient au même de propriétaires, qui maintiennent, à l’abri de leurs murailles, une indépendance précaire et humiliée. Les ksars sont par définition des bourgs fortifiés, et il n’y a pas une seule agglomération qui ne soit une forteresse, on dort chaque nuit sous verrous, gardé par des sentinelles, ce qui implique à la fois une grande insécurité et quelque prétention à l’autonomie. Les ksouriens sont strictement réduits à la défensive, et ici comme ailleurs l’offensive seule assure la prééminence. La bourgeoisie libre des ksars est à peu près invariablement rattachée à une tribu nomade par un lien de vasselage, qui implique de la part du nomade la protection militaire, de la part du ksourien le paiement d’un tribut, la reconnaissance de certains avantages précis, et la tolérance de beaucoup d’abus vagues. Dans les palmeraies d’ailleurs, c’est un petit nombre de jardins qui restent la propriété de la bourgeoisie locale ; la plus grande partie des palmiers appartiennent aux nomades suzerains, qui viennent une fois l’an camper sous les murs du ksar et faire la récolte.

Aussi la plus grande partie des ksouriens ne sont ni libres ni propriétaires, c’est le misérable prolétariat des khammès (métayers, serfs de la glèbe). Le contrat de métayage varie médiocrement suivant les oasis, il reste identique dans ses grandes lignes.

Le métayer khammès, comme son nom l’indique, a théoriquement droit au cinquième de la récolte ; mais dans les palmeraies ce cinquième est calculé d’une façon particulière. Les produits se répartissent en deux catégories très différentes ; les légumes du jardin, qui sont l’accessoire, et les dattes qui sont l’essentiel. Tous les produits potagers, tout ce qui pousse à l’ombre des palmiers, appartient sans restriction au khammès. Le propriétaire se réserve toutes les dattes, moins une faible fraction, qui est en général d’un septième, ou bien encore d’un régime par palmier, abandonné au khammès.

Cette société sédentaire se retrouve dans tout le Sahara algérien, et déjà d’ailleurs dans le sud de l’Algérie (dans la chaîne dite des Ksour). Mais ici, on l’a déjà dit, nous voyons apparaître un élément nouveau, inconnu à l’Algérie ; presque tous les khammès sont des haratins, c’est-à-dire qu’ils appartiennent à une race distincte, soudanaise. Nous arrivons déjà dans une région trop chaude et trop paludéenne pour que la race blanche puisse survivre au travail de la terre.

La bourgeoisie ksourienne d’ailleurs se distingue des nomades sinon par la race du moins par la langue. Tous les ksouriens, au rebours des nomades, parlent un dialecte berbère, et ils donnent à ce dialecte le nom de Zenatiya ; c’est précisément ainsi que les Berbères des oasis appellent leur langue. De l’identité du nom avons-nous le droit de conclure à l’identité des dialectes ? Assurément non, il faut attendre des études plus approfondies. Pourtant les ksouriens de Beni Ounif déclarent comprendre sans difficulté les gens du Touat, tandis qu’ils se débrouillent mal, disent-ils, dans le dialecte du Tafilalet[133].

Les suzerains de tout le pays sont en somme les Doui Menia, ce qui lui donne une sorte d’unité politique.

Les Ouled Djerir, encore que très individualisés par leur origine distincte et par bien des traits de caractère, ne sont qu’une petite tribu besogneuse, encore affaiblie et appauvrie par des guerres récentes et malheureuses contre les Beni Guil[134] ; ils ont dû accepter le patronage et même rentrer dans les cadres de la grande tribu Doui Menia.

Sur les Doui Menia on n’a pas encore de renseignements démographiques précis. Mais ils ont au Sahara une réputation de bourgeois à leur aise, de gros commerçants entrepreneurs de caravanes, présentant une certaine surface, plus estimables, par exemple, que les Beni Guil, qui sont des « chacals ». Il n’est pas douteux que tout cela ne soit très relatif. Mais à coup sûr la tribu est prospère, et même amollie par la prospérité ; leur réputation militaire est médiocre.

La route transsaharienne et Figuig. — La caractéristique principale de la région entre Guir et Zousfana est d’être la porte du Sahara et du Soudan. Là exactement aboutit la route qui, par l’oued Saoura, le Touat, le Tidikelt, le Hoggar, l’Adr’ar des Ifor’ass constitue la voie la plus commode probablement de tout le désert, les routes les plus voisines de l’Atlantique mises à part. Cette fameuse « rue de palmiers » longue de 800 kilomètres, et qui mène au cœur du Sahara, au pied des premiers escarpements du Hoggar, ne paraît pas avoir d’analogue au désert. Interrompue par des brèches insignifiantes, cette fantastique ligne de verdure va exactement d’In Salah à Figuig ; et c’est à elle que Figuig est redevable de son importance. Le Grouz est un obstacle très sérieux aux communications du N. au S., avec sa longueur de 80 kilomètres, ses sommets qui atteignent 1800 mètres, et la continuité impressionnante de ses murailles calcaires. Cette continuité, il est vrai, n’est pas toujours réelle : immédiatement a l’O. du Chafet el Koheul, point culminant du Grouz, l’oued el Ouazzani ouvre à travers toute l’arête une brèche très curieuse : c’est un long couloir, aboutissant à un énorme cirque, au N. duquel la paroi septentrionale du Grouz, très abaissée et amincie, est réduite pour ainsi dire à une pellicule. On a déjà dit combien le Grouz, vu de près, apparaît articulé ; ici il est évidé intérieurement. Il n’en est pas moins vrai que ce défilé et ses pareils, s’il en existe, sont d’accès assez pénible ; ce sont des portes dérobées par où se faufilent éventuellement les bandes de pillards ; ce ne sont pas des chemins pour d’honnêtes chameaux de caravane, pesamment chargés. La voie de communication normale évite le Grouz et passe par Figuig, dont le nom signifie en arabe le « petit col ». C’est une porte entre le Maroc et le Sahara, et elle s’ouvre précisément au point où vient se raccorder à l’Atlas la « grande rue des Palmiers ».

Ainsi Figuig n’est pas seulement, grâce à ses eaux artésiennes, un centre agricole considérable pour le pays ; c’est encore, grâce à sa situation géographique, ce qu’on pourrait appeler un centre urbain et commercial, avec une population de Juifs qui a su, par exemple, comprendre immédiatement les avantages du chemin de fer et en tirer parti.

La question marocaine. — Et dès lors s’éclaire (il est grand temps après un demi-siècle écoulé) un petit article du traité de 1845 entre la France et le Maroc.

On sait que le traité ne précisait pas la frontière dans la zone des hauts plateaux et du Sahara. Il se bornait à déclarer marocains Figuig et le petit ksar voisin d’Ich. Nul doute que le maréchal Bugeaud n’ait pas compris la portée de cette clause. Et on peut se demander quelle fut l’intention des négociateurs marocains. Ont-ils proposé cette rédaction vague par imprécision naturelle de barbares ? ou par finesse de diplomates orientaux, qui mettent à profit l’ignorance de l’adversaire, et qui craignent de l’éclairer sur l’importance de ses concessions. En tout cas Figuig marocain c’était le verrou tiré sur la seule route qui relie l’Algérie au Niger, et il est resté tiré jusqu’au début du XXe siècle.

Toute cette région de la Zousfana d’ailleurs, comme la Saoura et le Touat est fortement marquée à l’empreinte marocaine.

Elle l’est déjà par la nature : en Algérie et en Tunisie, tout le long de l’Atlas saharien, on chercherait vainement, on l’a déjà dit, un contact direct, une pénétration réciproque entre les domaines hercynien et atlique ; l’Atlas saharien y est séparé du horst primaire par d’immenses étendues de plateaux crétacés. Au contraire, si mal connu que soit encore l’Atlas marocain, nous savons pourtant avec certitude que les plissements primaires hercyniens finissent, au sud de Merrakech, par constituer la masse même de l’Atlas et modifier profondément sa structure. Au point de vue géologique, la région de Figuig serait donc déjà plus marocaine qu’algérienne.

Marocaine, ou plus exactement sud-marocaine, la région qui nous occupe l’est encore par ses promesses de richesses minières. Aux mines de Beni Saf, dans le département d’Oran, tous les ouvriers sont des Marocains, originaires de la province du Sous. Tandis que les proches voisins de Beni Saf, les Riffains par exemple, qui fournissent à la province d’Oran une abondante main-d’œuvre agricole, ont dû être écartés du travail minier, parce qu’ils s’y montraient inaptes ; à travers tout le Maroc, malgré l’éloignement, les Soussi se trouvent attirés à Beni Saf et ils y déploient une dextérité atavique de professionnels. On sait d’ailleurs que le Sous, au Maroc, passe pour un pays minier.

Le Grouz est encore bien éloigné du Sous ; pourtant il contient des gîtes minéraux, bien connus des indigènes et vaguement exploités par eux. Si l’on en croit leurs dires, la minéralisation irait en augmentant vers l’ouest, c’est-à-dire que le Sous minier se prolongerait à travers le Tafilalet jusqu’au Grouz. Il est trop clair que ce sont là des affirmations sujettes à caution.

Ces similitudes géologiques et physiques ont eu, comme il arrive si souvent, leur répercussion sur la répartition de l’humanité.

La région est de langue berbère, et elle a donc ses affinités avec le Maroc.

Dans la province d’Oran, les îlots de langue berbère font à peu près complètement défaut, la langue arabe y a tout envahi et a complètement supplanté l’idiome aborigène. Il y a une coupure absolue entre les provinces berbères de Kabylie et de l’Aurès d’une part, et d’autre part l’énorme bloc des Berbères marocains, qui commencerait à Figuig.

Petit détail, mais qui est significatif, dans les campements Doui Menia on voit apparaître la petite tente ronde marocaine en cotonnade (voir pl. XXVIII, phot. 53), si différente de la grande tente algérienne carrée en poil de chameau, popularisée par la gravure, les tableaux et les expositions.

Sur la Zousfana et sur le Guir nous rencontrons déjà les Beraber du Tafilalet à titre de proches voisins avec lesquels des intérêts économiques communs amènent des connexions multiples.

Les Beraber possèdent des palmiers sur le Guir, à Bou Denib par exemple et vice versa les Doui Menia au Tafilalet. Les ksouriens de Tar’it avaient d’anciens traités avec les Beraber[135]. C’est le Tafilalet qui a fourni au chemin de fer la plupart de ses ouvriers. Or on sait que le Tafilalet est le berceau de la dynastie marocaine actuelle.

En somme il ne faut pas se dissimuler que nous sommes ici dans un coin du Maroc.

Cette enclave marocaine sur la route du Soudan nous a prodigieusement gênés. Son existence nous a entraînés à des efforts absurdes pour ouvrir ailleurs par Laghouat et el Goléa une route artificielle qui suppléât la naturelle. A côté du misérable ksar d’el Goléa nous avons été conduits à construire une ville militaire à casernes monumentales, qui se sont vidées le jour où le Touat est tombé entre nos mains, et qui ont pris en quelques années un aspect comique de ruines de Palmyre.

Tant d’efforts glorieux et à peu près vains pour résoudre la question transsaharienne, depuis Duveyrier jusqu’à Foureau en passant par Flatters, un demi-siècle de tâtonnements, tout cela a son origine dans l’article concernant Figuig dans le traité de 1845. La solution cherchée s’est offerte d’elle-même et toutes les difficultés se sont dénouées comme par enchantement, le jour où nous avons disposé de cette « rue des palmiers » dont Figuig est la porte.

Une puissance installée d’une part au Soudan et d’autre part en Algérie ne pouvait pas se désintéresser de la seule route existante entre le Niger et l’Atlas.

Mais ce qui est très particulier c’est que, en plaçant cette route sous notre contrôle nous nous soyons imaginé ne pas léser le Maroc. En réalité nous avons tourné le traité de 1845 en mettant à profit son imprécision, et en termes crus cela pourrait s’appeler le violer. Assurément le Maroc n’est pas en géographie politique une entité précise, le traité même le prouve surabondamment puisqu’il nous donne le droit de poursuite. Il n’en est pas moins vrai que les Marocains se sentaient chez eux sur cette route transsaharienne qui aboutit a Figuig, elle jouait un rôle dans leurs transactions et dans leurs habitudes économiques. L’occupation française les a profondément choqués et lésés, au moment même où nos agents à Tanger cherchaient à nouer avec le maghzen des relations d’intimité.

Aussi bien est-il clair qu’il serait inadéquat de reprocher à la politique française sa perfidie ; le cas est beaucoup moins inavouable ; il s’agit simplement de notre anarchie coloniale chronique. Et sans doute eût-il été possible, avec une politique générale nettement consciente d’elle-même, de concilier nos intérêts sahariens et marocains.

La pacification. — Que le triangle de pays entre Guir et Zousfana ait été une parcelle du territoire marocain cela rend d’autant plus intéressant le processus d’occupation et de pacification dans une région qui, hier encore, était la plus troublée et la plus fermée de nos frontières.

Aujourd’hui on y rencontre à chaque instant les traces et les souvenirs de l’état de guerre. Les grottes du Grouz, et elles sont nombreuses, ont été manifestement habitées à une époque récente, et situées, comme elles le sont, dans les escarpements les plus sauvages, il n’y a guère de chance qu’elles aient servi d’asile à d’honnêtes bergers. Dans les cols du Grouz et du Béchar et sur les routes qui y conduisent, on voit de place en place des parapets semi-circulaires, en pierres non cimentées, mais soigneusement choisies et solidement maçonnées ; ce sont des abris de tireurs. L’Oum es Seba, cette petite gara quaternaire, qu’on aperçoit de Colomb-Béchar, et qui se dresse au milieu d’une hammada désolée, a ses abris de tireur ou plutôt de chouaf (sentinelle), abris taillés dans la roche tendre ; on y trouve des vestiges d’installation semi-permanente, un four à cuire la galette, par exemple ; l’Oum es Seba a été manifestement un poste de vigie, surveillant la route du sud-ouest. Tout le pays apparaît aménagé pour la guerre, d’une façon primitive mais intelligente. Et il est inutile de rappeler les combats qui l’ont ensanglanté récemment et dont quelques-uns ont eu en France un retentissement considérable.

Cette période troublée est close, et il est remarquable qu’elle ne l’ait pas été par un fait de guerre éclatant, par une colonne et une répression militaire. Il serait inexact, en effet, les dates le montrent, d’attribuer au bombardement de Figuig le rétablissement de la paix ; des combats acharnés, Moungar, Tar’it, sont postérieurs à ce bombardement. L’état de guerre a pris fin, parce qu’une série de mesures, l’occupation pacifique d’un certain nombre de points, en ont rendu la continuation impossible.

On se rend bien compte que la possession tranquille des massifs montagneux, le Béchar, le Grouz était indispensable aux bandes qui y ont laissé les traces de leur installation. Les nouveaux postes, Colomb-Béchar, el Ardja au N. de Figuig, prennent à revers ces forteresses naturelles et les rendent intenables.

Mais ce n’est pas seulement la situation militaire qui s’est trouvée modifiée, c’est encore et surtout la situation générale. Pour comprendre l’évolution accomplie dans les dispositions des indigènes, il suffit d’examiner les effets de la nouvelle politique sur un point déterminé, à Colomb-Béchar. Il fut un temps, en 1902 et 1903, où la crête du Béchar était considérée par nous comme frontière franco-marocaine, bien qu’on n’ait jamais su pourquoi cette frontière passait là plutôt qu’ailleurs, et simplement, semble-t-il, par une répugnance pour l’indétermination, naturelle à l’esprit français.

En 1902 et pendant la plus grande partie de 1903, les petites oasis de Béchar et d’Ouakda, situées du bon côté de cette frontière hypothétique et respectée, furent des refuges inviolables, centres d’approvisionnement et de rassemblement pour les bandes. Il s’y créa une forte organisation de piraterie, et il s’y fit des bénéfices considérables. Ce fut un beau moment pour la petite tribu des Ouled Djerir, propriétaire d’Ouakda et de Béchar ; elle joua alors, malgré sa faible importance numérique, un rôle prépondérant.

On fut enfin contraint d’envoyer contre ce nid de pirates la colonne commandée par le colonel d’Eu ; elle y entra sans coup férir et n’y trouva naturellement que la population inoffensive et épouvantée des pauvres ksouriens. La colonne partie, les nomades revinrent et le brigandage recommença.

D’après les officiers du Bureau arabe de Colomb-Béchar, les ksouriens demandèrent au colonel d’Eu de créer un poste chez eux. Et quelle que soit en pareil cas l’humilité hyperbolique des indigènes, il semble bien que leur demande n’ait pas été une simple formule de politesse ; ils avaient en tout cas les meilleures raisons du monde d’être sincères. Simples métayers, serfs des Ouled Djerir, exclus de la participation aux bénéfices éventuels du brigandage, ils étaient entre l’enclume et le marteau : maltraités par nous pour les méfaits d’autrui, maltraités par les nomades pour avoir accueilli la colonne avec une soumission dont ils auraient été fort embarrassés de se départir. On a regretté quelquefois dans la presse l’établissement de postes français en territoire marocain. Existe-t-il une fiction diplomatique assez respectable pour qu’on laisse en son nom de pauvres paysans dans une situation aussi cruelle ?

On a donc fini par où il eût été sage de commencer, on a créé un poste à Colomb-Béchar, non sans que des appréhensions fussent exprimées çà et là sur l’avenir de ce poste, qu’on s’imaginait d’avance assailli par des hordes furieuses. Rien de pareil ne s’est produit, le poste depuis sa création n’a pas tiré un coup de fusil. Ceux des ksouriens que le malheur des temps avait chassés au Tafilalet sont rentrés un à un. La zaouia de Kenatsa, assez proche pour se sentir protégée, a donné libre carrière à son amour de l’ordre public, tout naturel chez des moines propriétaires et commerçants, dont la foi n’est nullement menacée. Ce qui peut paraître surprenant c’est que les Ouled Djerir, irréconciliables la veille, se sont ralliés à nous le lendemain de l’occupation ; c’est qu’en effet tous les palmiers sont à eux, et la récolte annuelle est une rentrée sûre, qu’ils ne sont pas disposés à sacrifier pour les bénéfices aléatoires et transitoires du brigandage. Aussi ce geste très simple, établissement d’un poste de police à Colomb-Béchar, sans bataille et sans violence, a groupé autour de nous toute la population, pauvres et riches, ksouriens et nomades, les uns pour la protection que nous assurons à leurs personnes, et les autres pour le mal que nous pourrions faire à leur propriétés.

Par un processus psychologique analogue, la fondation déjà ancienne du poste de Tar’it a fait passer progressivement de notre côté les Doui Menia, propriétaires de la palmeraie. Partout les instincts du propriétaire l’ont emporté sur ceux du pillard.

En dernier lieu, la mainmise discrète sur Figuig, surveillé par nos deux postes de Beni Ounif et d’el Ardja, a amené à composition les Beni Guil qui, sans y être propriétaires, y ont du moins tant d’intérêts.

Parmi les instruments de pacification, il ne faut pas oublier le chemin de fer. Après avoir marqué un long temps d’arrêt à Beni Ounif, il a été continué jusqu’à Béchar. On sait que son action sur les indigènes est puissamment aidée par la politique commerciale du Gouvernement Général, qui a déclaré franc de droits le pays au sud d’Aïn Sefra. On connaît le rapide développement de l’entrepôt franc de Beni Ounif. La transformation est prodigieuse depuis l’époque pourtant si proche (1903), où Beni Ounif était, non pas même un poste, mais un simple camp militaire, entouré d’une levée de terre. Le village européen a poussé tout seul, en quelques mois, et son seul aspect montre qu’il y a eu là un mouvement de capitaux, des opérations commerciales heureuses[136]. La création d’un pareil centre, si modeste qu’il soit, serait considérée dans le Tell comme un gros succès pour la colonisation officielle. Ici l’État n’est pas intervenu et l’initiative privée a tout fait. C’est peut-être, il est vrai, ce qui explique la réussite.

Beni Ounif a succédé à Duveyrier, mais succédé, sans métaphore, après décès. Les habitants de ce qui fut Duveyrier se sont transportés à Beni Ounif, tous sans exception, emportant avec eux jusqu’à leurs charpentes et jusqu’à leurs portes. Duveyrier a perdu tout droit à figurer sur une carte, à autre titre du moins que celui de station de chemin de fer. Ce déménagement fantastique a eu lieu le jour où Beni Ounif devint point terminus du chemin de fer, et où par conséquent Duveyrier cessa de l’être. On a exprimé la crainte que Beni Ounif n’échappe pas à un pareil retour de fortune. Il est incontestable que sa prospérité était due en partie aux travaux de prolongation de la ligne ; le jour où le nombreux personnel employé à ces travaux s’est porté plus loin, Beni Ounif a perdu beaucoup de sa vie et traverse une crise dangereuse. Il a pourtant une grosse chance d’y survivre : Beni Ounif, c’est Figuig, dont la palmeraie ne se laissera pas déménager, et dont les habitants auront toujours besoin de fournisseurs européens. Les gens de Figuig ont pris une grosse part du mouvement commercial créé par le chemin de fer, une part d’autant plus considérable qu’il sont les intermédiaires naturels entre le négociant européen et l’arrière-pays marocain. Il se noue là entre le Maroc et nous des liens commerciaux qui entraînent dans les habitudes du trafic des modifications considérables. La route commerciale entre le Tafilalet et Fez tend à être abandonnée pour celle de la Zousfana. A la fin de 1906, les Beraber lésés dans leurs intérêts de caravaniers et de commerçants, et sans doute aussi surexcités par la tension générale des rapports entre France et Maroc ont coupé les routes de Béchar et menacé nos postes d’une attaque à main armée.

En somme, il s’est fait là, à petit bruit, sous la direction du général Lyautey, une expérience intéressante. Elle établit que dans le coin le plus farouche du Bled Siba (Maroc insoumis), une force de police, qui apporte avec elle l’ordre et la paix, groupe autour d’elle, sans combat, l’immense majorité de la population. Ces populations anarchiques et pillardes apprécient, comme le reste de l’humanité, l’organisation et la sécurité, quoiqu’elles soient incapables de se les assurer elles-mêmes.

[112]La carte topographique a été établie par M. le lieutenant Poirmeur. Cf. Bulletin de la Société géologique de France. T. VI, fascicule 2, 1907.

[113]E. Ficheur, Note sur le terrain carboniférien de la région d’Igli (B. S. géol. de Fr., IIIe série, XXVIII, 1900, p. 915-926). — A. Thévenin (C. r. sommaire séances Soc. géol. de Fr., 5 décembre 1904, p. 178).

[114]C. r. sommaire Soc. géol. de Fr., 6 juin 1905, p. 95. La note est très brève.

[115]Ed. Bureau, Le terrain houiller dans le nord de l’Afrique, C. R. Ac. S., t. CXXX, VIII, p. 1629-1631. 20 juin 1904.

[116]Flamand, C. R. Ac. Sc., 17 juin 1907. C. r. sommaire Soc. géol. de Fr., p. 131 et 137.

[117]Foureau, Documents, etc., p. 813.

[118]Poirmeur. Bulletin de la Société géol. de Fr., l. c.

[119]A l’étude au laboratoire de géologie d’Alger. L’attribution faite par M. Ficheur ne comporte aucune espèce de doute. Très belles huîtres de Lisbonne en très grand nombre.

[120]Voir un croquis des environs de Ben Zireg dans les cahiers du Service géographique de l’Armée, no 21, 1904.

[121]Cf. le transparent de la carte hors texte (Esquisse géologique.... du Béchar).

[122]Rapport inédit de M. Ficheur au gouverneur général.

[123]Étienne Ritter, Le djebel Amour, Bulletin du service de la carte géologique d’Algérie.

[124]Les mots djich, rezzou, harka, qu’on emploiera fréquemment, désignent des bandes de pillards d’importance croissante : une bande d’une dizaine d’hommes est un djich, de plusieurs centaines, une harka.

[125]C’est une esquille détachée de la falaise, par une diaclase très visible. La carte géologique est à trop petite échelle pour qu’on ait pu y porter ce détail. (Voir pl. XXVII, phot. 51). La faille a peut-être un rapport avec la réapparition de l’eau vive.

[126]Capitaine Normand, Ses travaux dans la vallée de la Zousfana, Bulletin du Comité de l’Afrique française, supplément de juillet 1904, p. 165.

[127]Lieutenant Cavard, Les Ouled Djerir, Bulletin du Comité de l’Afrique française, supplément de novembre 1904, p. 279.

[128]On ne peut que renvoyer à l’excellente étude de Doutté dans La Géographie, 1903, I, p. 177.

[129]Lieutenant Cavard, Les Ouled Djerir, l. c.

[130]Calderaro, Les Beni Goumi, Bulletin de la Société de Géographie d’Alger, 1904, 2e trimestre, p. 307, etc.

[131]Voir pour plus de détails : Doutté, l. c. dans La Géographie.

[132]Albert, Une razzia au Sahel, Bull. Société de Géog. d’Alger, 1906, p. 129.

[133]Voir Doutté, l. c. (La Géographie).

[134]Calderaro, l. c. p. 321.

[135]Calderaro, l. c.

[136]Lieutenant de Clermont-Gallerand, Communication sur le mouvement commercial entre Beni Ounif et le Tafilelt, Bulletin de la Société de Géographie d’Alger, 1905, p. 539.


CHAPITRE V

RÉGION DE LA SAOURA[137]

La région dont il s’agit est inscrite entre l’erg d’Iguidi et la Saoura, ou plutôt le grand erg qui borde l’oued Saoura à l’est. Elle est donc limitée au nord-est et au sud-ouest par d’énormes masses de sables.

Elle est bien loin elle-même d’être libre de sable puisqu’on y trouve deux ergs notables (Atchan et er Raoui). Mais du moins distingue-t-on avec netteté l’ossature rocheuse, qui est constituée par la chaîne à laquelle on peut laisser le nom d’Ougarta.

Sous-région d’Igli. — La région considérée se rattache au nord à celle du Béchar. Elle s’y rattache par une sous-région qu’il faut étudier à part, celle d’Igli.

L’infrastructure primaire de cette sous-région en serait particulièrement intéressante puisqu’on y verrait le passage des plissements hercyniens d’Ougarta affectant le Dévonien et orientés S.-E.-N.-O. aux plissements du Béchar, également hercyniens, mais affectant le Carboniférien, et orientés S.-O.-N.-E.

Malheureusement, sur la route suivie, qui longe la Saoura, cette infrastructure est voilée en grande partie par des dépôts horizontaux. La Saoura s’est creusé son lit dans ces dépôts et l’on ne peut juger de l’infrastructure que par ce qui en apparaît au fond du lit.

Les dépôts horizontaux sont épais de quelques dizaines de mètres seulement. Leur horizontalité est parfaite, ou du moins semble telle à l’œil. Ils sont composés pour la plus grande part de sables plus ou moins agglomérés en grès tendre ; au sommet ces sables supportent généralement un banc calcaire puissant de 5 à 6 mètres, contenant des rognons de silex. Cette description s’applique surtout aux dépôts de Beni Abbès que j’ai pu examiner de plus près. Mais ceux d’Igli ne m’ont pas semblé différents. Il s’agit d’une formation déjà mentionnée et que j’ai suivie jusqu’à Charouin. Ce sont les dépôts continentaux mio-pliocènes. Les formations sableuses représenteraient le Miocène continental, sur lequel le Pliocène, au climat désertique, aurait étendu une couche travertineuse et calcaire[138].

Dans le lit de la Saoura l’infrastructure primaire affleure surtout depuis la plaine d’Igli (confluent de la Zousfana et du Guir), jusqu’au ksar de Mazzer. Au delà l’ennoyage ne présente presque plus de fenêtres.

Les fossiles ne font pas défaut, et ce sont les mêmes qu’à Taouerda, ils se rapportent au Dinantien. Ils proviennent de calcaires bleuâtres d’aspect identique à ceux de Taouerda, de Tar’it ou du Béchar. Mais ici, au rebours de ce qui se passe au nord, le calcaire dans l’ensemble de la formation ne joue plus qu’un rôle subordonné. Le poste d’Igli est construit au sommet d’une gara, couronnée par une table de calcaire (Voir pl. XXIX, phot. 55) : cette gara est stratifiée comme suit : à la base et sur la plus grande partie de la hauteur totale qui est d’une cinquantaine de mètres, schistes argileux ou marneux assez friables — au-dessus une couche mince de grès, un mètre peut-être — au sommet un banc de calcaire bleu fossilifère, épais de 4 à 5 mètres. La gara d’Igli est un témoin détaché d’un barrage transversal à la vallée que l’oued a troué : d’Igli à Mazzer, l’oued a troué successivement six ou sept barrages de ce genre, qui semblent tous identiques, schistes mous couronnés et protégés par une table calcaire. Toutes ces couches ont le même pendage, elles plongent au nord-ouest, comme celles de Taouerda et de Tar’it. Pourtant il serait peut-être plus juste de dire que les couches d’Igli plongent nord-nord-ouest ; ce qui supposerait un léger rebroussement dans la direction du pli hercynien. Il est malaisé d’observer avec certitude le sens de la plongée parce qu’elle est peu accusée ; elle l’est de moins en moins à mesure qu’on avance vers le sud et aux environs de Mazzer elle est presque nulle.

Le pointement dévonien le plus rapproché de Mazzer le long de l’oued est celui d’Ouarourourt à 20 kilomètres environ. L’ennoyage de toute la région intermédiaire ne permet pas de préciser les relations stratigraphiques entre le Carboniférien d’Igli et le Dévonien d’Ouarourourt.

La chaîne d’Ougarta. — Pour essayer de déchiffrer la structure de la grande zone dévonienne entre l’Iguidi et le Grand Erg algérien, il faut envisager d’abord la chaîne d’Ougarta. C’est là que se trouvent les couches les plus anciennes ; et les plis qui les ont affectées apparaissent nettement sur un immense espace.

Je donne à cette chaîne le nom d’Ougarta faute de mieux. Ougarta et Zeramra sont deux petites palmeraies sur sa lisière nord-orientale. Le mot chaîne gagnerait à être mis au pluriel ; il s’agit d’un faisceau puissant de petits chaînons. Ce faisceau couvre une superficie considérable, la presque totalité à vrai dire de la région considérée. A partir de Guerzim en effet la Saoura en longe la lisière orientale et l’occidentale touche à l’Iguidi. La chaîne d’Ougarta s’étend en largeur jusqu’aux puits d’Inifel et de Mana. Les oasis de Tabelbalet sont à l’intérieur de la chaîne.

En longueur, on la voit nettement commencer au sud au Markeb Bouda et à Ouled Saï ; mais la limite nord n’est pas connue. On sait seulement que la chaîne se prolonge vers le nord-ouest au delà de Zeramra et au delà de Tabelbalet.

La topographie de ce pays immense est très sommaire ; on l’a dressée avec quelques itinéraires levés par les officiers de Beni Abbès ; il n’y a malheureusement aucune comparaison possible avec la belle carte du Béchar dressée à loisir par le lieutenant Poirmeur. Les conclusions d’une étude géologique seront de ce fait affectées d’erreurs indéterminables. L’itinéraire que j’ai suivi moi-même part de Beni Ikhlef (à côté de Guerzim), et par Haci Touil, Oguilet Mohammed, Tinoraj, va rejoindre Ougarta. Il équivaut donc à une double traversée de la chaîne à peu près entière. D’autre part, j’ai suivi la Saoura sur tout son cours.

Âge des couches. — A la hauteur et à l’ouest de Kerzaz, au sud d’Aïn Dhob, dans une région faillée, s’étend la sebkha el Mellah. Elle est très particulière par l’épaisseur de ses dalles de sel. A en juger par la comparaison avec les autres sebkhas, celle de Timmimoun par exemple, qui est pour ainsi dire à peine saupoudrée de sel, on est tenté de croire que les seules conditions climatiques n’expliquent pas une pareille accumulation. Sur la rive ouest de la sebkha d’ailleurs on aperçoit de loin un monticule auquel les indigènes donnent le nom de Golb el Melah, « montagne de sel ». En Algérie il faudrait conclure à la présence du Trias ; on n’a jamais signalé au Sahara d’étage dévonien salifère. Il est évidemment impossible de conclure d’une façon positive, mais la question méritait peut-être d’être posée : notons qu’une montagne de sel est signalée sur le bas Guir[139].

E.-F. Gautier. — Sahara Algérien. Pl. XXIX.
Phototypie Bauer, Marchet et Cie, Dijon Cliché Gautier

55. — LE POSTE D’IGLI sur une gara carboniférienne.

Cliché Gautier

56. — SUR LA RIVE DROITE DE LA SAOURA, à Beni-Ikhlef.

Sur tout le fond on distingue bien l’allure des couches gréseuses dévoniennes ; l’érosion y a fait ressortir des lignes qui rappellent les reflets de la moire.

E.-F. Gautier. — Sahara Algérien. Pl. XXX.

Cliché Gautier

57. — L’OUED SAOURA A BENI-IKHLEF.

La photographie est prise sur la falaise mio-pliocène de la rive gauche ; le rond de l’Oued est une nebka (monticules de sable et touffes de végétation) ; — à l’arrière plan la chaîne d’Ougarta ; sur la rive droite de l’Oued, au pied de la chaîne, on distingue des lambeaux de terrasse mio-pliocène.

A ce Trias très hypothétique près, et si l’on fait abstraction des dépôts continentaux mio-pliocènes et des dunes, je n’ai vu dans la chaîne d’Ougarta qu’une seule formation, très homogène et qui paraît constituer toutes les chaînes[140]. C’est le grès du Mouidir, blanc patiné noir, qui, dans le reste du Sahara, est attribué au Dévonien inférieur. Il y a un ou plusieurs niveaux argileux (argiles vertes et rouges) comme au Mouidir. En revanche, l’étage supérieur des grès du Mouidir et de l’Ahnet est très fossilifère, tandis que les fossiles ici font à peu près complètement défaut. Il se pourrait cependant que cette lacune fût imputable aux hasards de l’itinéraire, car j’ai rapporté un fossile, un seul, un pygidium de Trilobite, non trouvé en place il est vrai, mais qui provient des environs de Beni Ikhlef. Autre différence avec le Mouidir-Ahnet : dans la chaîne d’Ougarta le soubassement silurien ou archéen n’apparaît nulle part, du moins à ma connaissance. Il est donc impossible d’évaluer avec certitude l’épaisseur totale de la formation. Dans l’Ahnet M. Chudeau l’a trouvée médiocrement puissante, 250 mètres environ. Du moins peut-on dire que, à juger par ce qu’on voit, la formation d’Ougarta n’aurait pas une puissance supérieure.

Fig. 36. — Coupe de l’O. Saoura (Beni Ikhlef) à Ennaya.

Échelle : 1/200000. — mp, Mio-Pliocène ; Di, Dévonien inférieur.

(Bull. Soc. géol. Fr., 4e série, t. VI, p. 732, fig. 1.)

En résumé les grès d’Ougarta sont identiques à ceux de l’Ahnet dont l’âge dévonien inférieur est bien établi.

Fig. 37. — Coupe de Kerzaz à Oguilet Mohammed.

Échelle : 1/600000. — F, faille.

(Bull. Soc. géol. Fr., 4e série, t. VI, p. 734, fig. 3.)

Les plis hercyniens. — Les grès d’Ougarta sont minéralisés. Au lieu dit Tamegroun à mi-chemin entre Guerzim et Ennaya, sur le flanc ouest d’un dôme anticlinal, court un filon de quartz cuivreux, orienté dans le sens du plissement. Le filon a été exploité, aussi bien est-il célèbre dans la région. (Voir appendice III et pl. XXXI, phot. 58.) Un autre filon de cuivre existe au sud-ouest d’Ennaya, le point porte un nom caractéristique, Golb en Nehas, la montagne du cuivre. Il a été visité par le lieutenant Rousseau, qui m’a envoyé quelques échantillons de minerai.

Les grès de l’Ahnet, au rebours de ceux-ci, ne sont jamais minéralisés ; la raison en est simple : ils rentrent dans la zone calédonienne du Sahara et n’ont pas été plissés. Les grès d’Ougarta, au contraire, ont été soumis à des plissements hercyniens.

Le caractère plissé de la région est incontestable, on s’en rendra compte, je pense, d’un coup d’œil sur les coupes ci-jointes. (Voir aussi pl. XXXI, phot. 58, 59 et pl. XXXII, phot. 60.) Les plis sont très nets, médiocrement accusés, en général symétriques, souvent ils sont courts, réduits à des dômes anticlinaux ou à des cuvettes synclinales qui se relaient. Ce sont là des indices concordants d’un plissement peu énergique ; on s’explique ainsi que les couches inférieures à l’éo-dévonien n’aient été nulle part amenées au jour, au moins le long de l’itinéraire suivi, malgré la faible épaisseur de cette formation.

Malgré d’énormes lacunes on suit facilement et sans conteste la direction générale des plis ; ils courent nord-ouest-sud-est, comme la chaîne elle-même et comme la Saoura, qui en suit le pied. Cette direction fait un angle droit avec celle des plis hercyniens dans la Zousfana.

Les plis sont sectionnés à la même hauteur, le sommet arasé de l’anticlinal à Tamegroun porte un lambeau étendu de Mio-Pliocène horizontal (fig. 36), le pays a tous les caractères d’une ancienne pénéplaine ravinée par l’érosion.

Fig. 38. — Coupe d’Ougarta, à Tin Oraj.

Échelle : 1/400000. — Dm, Dévonien moyen.

(Bull. Soc. géol. Fr., 4e série, t. VI, p. 736, fig. 5.)

Cette pénéplaine a été affectée de failles dont le dessin se reconnaît facilement sur la carte, parce que le placage mio-pliocène s’est conservé dans les compartiments effondrés, où il s’est, comme d’habitude, partiellement transformé en dunes.

Un grand effondrement dans le sens longitudinal a divisé la chaîne d’Ougarta lato sensu en deux grandes arêtes néo-dévoniennes, la branche d’Ougarta proprement dite et l’arête de Tabelbalet (les indigènes disent le Kahal ?)[141].

Entre les deux un gigantesque compartiment effondré à contours irréguliers en zigzags, supporte, sur un socle mio-pliocène, les ergs Atchan et er Raoui.

Souvent les failles ont été guidées par la direction des plis, c’est le cas le plus fréquent, mais il arrive qu’elles ont taillé à contre-fil, coupant les plis à angle droit par une cassure brutale. C’est ce qu’on observe par exemple dans le grand cirque d’effondrement où se trouve avec la sebkha el Melah la pointe nord de l’erg Atchan.

Les failles sont récentes en relation avec la surrection de l’Atlas ; les lèvres en rejet sont fraîches, ont gardé un profil de falaise : le grand lambeau horizontal mio-pliocène sur la crête de Tamegroun, (cailloutis et poudingues inconsistants), a le facies des dépôts miocènes ou si l’on veut oligocènes, il est dénivelé de 100 mètres par rapport à ceux des compartiments effondrés ; les failles ne peuvent donc pas être plus anciennes que le tertiaire.

Dans les compartiments surhaussés, l’érosion a été très active. Elle a été d’autant plus efficace que les couches d’argiles molles interstratifiées dans les grès durs lui donnaient une prise. Le relief s’est ainsi rajeuni et recréé par le creusement de profondes vallées longitudinales qui ont accusé en saillie marquée les plis hercyniens. La sécheresse du climat actuel aidant, qui exagère les pentes, d’après une loi bien connue, la chaîne d’Ougarta fait encore figure assez montagneuse.

Longues falaises infranchissables, gorges étroites en canyons, lits caillouteux à pente torrentielle ; — le relief est jeune, comme les effondrements qui ont été le point de départ du processus érosif.

La zone Beni Abbès-Ougarta. — Il nous reste à parler de la région comprise entre la chaîne d’Ougarta et la Saoura. Au point de vue géologique c’est la plus intéressante, malgré sa faible étendue relative, par l’abondance de ses fossiles et la variété de ses roches.

C’est un compartiment effondré par rapport à la chaîne d’Ougarta. Au contact les failles ne sont pas apparentes.

Partout sur la lisière orientale de la chaîne d’Ougarta, à Zeramra, à Ougarta, à Guerzim et au delà, on voit, ou on croit voir les couches du Dévonien inférieur plonger sous les couches plus récentes ou sous la hammada mio-pliocène d’une inclinaison régulière. Les bastions avancés de la chaîne, dj. Zeramra, dj. Kahla, Nif Kroufi, qu’on pourrait prendre sur la carte topographique du capitaine Prudhomme pour des horsts limités par des à-pics, sont au contraire, sur le terrain, autant que j’ai pu en juger, des bombements anticlinaux parfaitement réguliers.

L’hypothèse des failles n’en reste pas moins la seule qui puisse rendre compte d’une dénivellation aussi marquée et d’aspect aussi frais que celle qui existe entre la chaîne d’Ougarta et la hammada de Beni Abbès, ces deux parties disjointes d’une même pénéplaine. Les failles longitudinales par rapport au sens des plis échappent à l’observation plus aisément que les transversales.

Le compartiment effondré, comme d’habitude est plaqué de mio-pliocène et couvert çà et là de dunes. L’étude stratigraphique du substratum primaire est donc très malaisée. Pourtant le long de la Saoura d’une part, et d’autre part au pied des montagnes et au débouché des torrents, l’érosion a ménagé quelques fenêtres, où il est possible de faire sur le sous-sol des observations lacunaires.

Horst de Merhouma. — Le long de la Saoura entre Beni Abbès et Idikh, l’oued traverse une formation assez puissante, qu’on peut appeler, pour la commodité de l’exposition, couches de Merhouma, du nom du point d’eau au voisinage duquel on les aperçoit d’abord en venant du nord.

A la partie supérieure de la formation ce sont des grès, plongeant à l’est, qui ont tout à fait le facies éodévonien ; ils reposent, en discordance, je crois, sur une assise schisteuse, qui est restée malheureusement en dehors de la route suivie ; cette assise paraît puissante et ses éléments complexes ; on y trouve des schistes noirs très durs, à bilobites, qui ont le facies de certaines phyllades siluriennes du Sahara. Elle mériterait un examen approfondi[142].

Dans la cuvette de Beni Abbès j’ai pu observer le contact entre ces phyllades et les couches calcaires supradévoniennes. Ce contact est anormal, les couches calcaires sont coupées brusquement et rebroussées. Il y a là une faille, très ancienne, puisqu’elle était arasée quand s’est déposé le placage mio-pliocène.

Fenêtre d’Ougarta. — Le petit village d’Ougarta est à la limite exacte des grès éodévoniens, sur des argiles et des schistes argileux mous. Au sud du village s’étend une très grande sebkha, dont le sol est une pénéplaine de schistes argileux interstratifiés de couches calcaires minces.

Fig. 39. — Coupe à l’est de Zeramra. — Échelle : 1/300000.

(Bull. Soc. géol. Fr., 4e série, t. VI, p. 741, fig. 8.)

A trois ou quatre kilomètres d’Ougarta, sur la route de Beni Abbès on voit une couche de calcaire gréseux, pétri d’Orthocères et interstratifié dans un grès très tendre jaune clair.

A une dizaine de kilomètres au nord d’Ougarta, ce gisement à Orthocères se retrouve sous la garet Yhoudia, qui est un témoin détaché de la hammada mio-pliocène. La couche calcaire à Orthocères a un mètre d’épaisseur ; elle est interstratifiée dans des argiles rougeâtres beaucoup plus puissantes.

Aux environs d’Ougarta, si la couverture mio-pliocène fait à peu près complètement défaut, le sol est souvent couvert de dépôts quaternaires et de cailloutis actuel, apportés par les oueds de la montagne. Il n’a pas été possible de préciser les relations stratigraphiques entre ces affleurements de facies assez différent. Il est vrai que la stratification s’écarte peu de l’horizontale, et, à si faible distance, on peut supposer avoir affaire au même niveau ou a des niveaux très voisins, à moins pourtant qu’il n’existe des failles inaperçues.

Fenêtre de Zeramra. — Le petit village de Zeramra est, lui aussi, a la limite des grès éodévoniens ; il est bâti sur ces grès ; mais, dans son périmètre immédiat, on ne voit pas d’autres roches primaires. Le contact est voilé par le terrain quaternaire ou par des lambeaux de Mio-Pliocène.

En revanche, à quelques kilomètres du village, aussi bien sur la route d’Ougarta que sur celle de Beni Abbès, on traverse des couches puissantes bien différentes de celles d’Ougarta, au moins comme faciès (fig. 39). Ce sont des grès, généralement en plaquettes, intercalés de calcaires violets, bleus, amarantes, à crinoïdes, à spirifer, à orthocères. Ces couches sont très dures, elles sont énergiquement redressées et sont à découvert sur 2 kilomètres environ, elles ont donc une certaine puissance, au moins une centaine de mètres.

Les fossiles ne sont pas très caractéristiques. Pourtant M. Haug admet qu’ils appartiennent au dévonien moyen[143].

La formation est certainement affectée de plis arasés, ils sont de même orientation que ceux de l’Éodévonien, ils semblent même grosso modo concorder avec eux et les prolonger ; mais il y a certainement des failles.

La coupe de la figure 39 semble bien révéler une diaclase à la hauteur de l’O. Ouzouma. De part et d’autre de cet oued en effet le niveau de la hammada mio-pliocène n’est plus le même.

Fenêtre de Beni Abbès. — Dans le lit de la Saoura, au voisinage de Beni Abbès affleurent les plus remarquables des couches néodévoniennes et les mieux connues, celles qui ont livré une faune abondante du Dévonien supérieur, l’étage à clyménies[144].

Les fossiles se trouvent dans des bancs de calcaires rouges sombres, très ferrugineux, interstratifiés avec des schistes argileux très fissiles et mous, de même couleur, et qui contiennent aussi quelques fossiles mais beaucoup plus rares.

Ces couches, avec le même facies et les mêmes fossiles se rencontrent en deux points médiocrement éloignés l’un de l’autre au nord et au sud de Beni Abbès, et qui sont en allant du nord au sud :

A) Ouarourourt, une petite palmeraie ; le Dévonien supérieur affleure sur la rive droite de l’oued, immédiatement à l’ouest de la palmeraie, sous la falaise mio-pliocène.

L’affleurement se suit sur une assez grande distance au pied de la falaise, en amont et en aval d’Ouarourourt. Ici le Dévonien supérieur est affecté d’un plissement anticlinal très net (fig. 40) ; c’est cette arête anticlinale qui a forcé l’oued à faire un coude prononcé en amont d’Ouarourourt. Elle est dirigée nord-ouest-sud-est, exactement est 30° sud en visant l’aval de l’oued. Au sud de l’anticlinal d’Ouarourourt les couches dévoniennes sont sensiblement horizontales.

Fig. 40. — Ouarourourt.

Ds, Dévonien supérieur.

(Bull. Soc. géol. Fr., 4e série, t. VI, p. 744, fig. 9.)

B) 8 kilomètres au sud vrai de Beni Abbès. C’est là que les couches calcaires fossilifères sont coupées brusquement et rebroussées au contact du horst de Merhouma.

Ces affleurements sont au nord de Merhouma ; au sud du horst on retrouve ou du moins on entrevoit à peu près les mêmes couches se succédant dans le même ordre.

Fenêtre des « pierres écrites » (pl. XXXII, phot. 61). — Au sud-ouest de Tametert en pleine hammada, affleure, au ras du sol, une bande de calcaire, tantôt simple et tantôt double, large de quelques mètres et longue de plusieurs kilomètres ; on y voit tout du long une foule de gravures rupestres et d’inscriptions, ce qui explique le nom de cet affleurement Hadjra Mektouba « pierres écrites ». La roche est bleue claire et quelquefois violette, elle renferme des crinoïdes et des débris de coquilles ; le facies rappelle les affleurements de Zeramra. L’affleurement est parallèle à l’oued, et semble avoir une allure anticlinale.

Les couches à Bivalves. — Quand on va des « Pierres écrites » au ksar d’el Ouata, au point où l’on descend la falaise de l’oued, juste en face du ksar de Bou Hadid, on passe sur un autre affleurement dévonien empâté dans la falaise mio-pliocène et de facies particulier. Ce sont des calcaires (?) gris, assez tendres, renfermant des moules de coquilles (dont la forme rappelle le genre Panenka). Ces couches plongent vers l’oued, je les crois intermédiaires comme âge entre l’affleurement précédent et le suivant.

Fenêtre d’Idikh. — En face du ksar d’Idikh, sur la rive droite de l’oued, on retrouve une dernière fois les calcaires violets à clyménies, c’est un petit lambeau qui m’a paru affecté d’une ondulation anticlinale. A quelques centaines de mètres dans le prolongement de ce lambeau, sur l’autre rive de l’oued, on en voit un autre couronné de ruines, d’un calcaire assez analogue d’aspect et de couleur, mais pétri de crinoïdes au lieu de clyménies. Il plonge franchement nord ou nord-est.

En résumé, on peut essayer de classer comme suit les terrains méso et néodévoniens voilés par la hammada de Beni Abbès.

A la base, les couches d’Ougarta, avec abondance d’orthocères.

Au-dessus, les calcaires et les grès en plaquette de Zeramra, identiques, semble-t-il, aux calcaires des Pierres écrites.

Puis les couches à bivalves.

Enfin, les calcaires à clyménies.

Il est certain d’ailleurs que cette série est lacunaire, et en outre l’ordre qui paraît le plus plausible pourrait être erroné.

On peut affirmer, en revanche, que ces couches sont affectées de plissements arasés orientés S.-E.-N.-O.

On peut affirmer aussi que le plissement est léger ; les argiles et les marnes, qui jouent un grand rôle, sont toujours feuilletées, mais la pression subie n’a pas été assez énergique pour les transformer en véritables schistes.

Plus au sud les étages supérieurs du Dévonien n’apparaissent nulle part ; au delà d’el Beiada et de Tagdalt, où affleurent des grès massifs ou en plaquettes d’âge indéterminé on ne voit plus jusqu’à Foum el Kheneg que des grès éodévoniens incontestables et du Mio-Pliocène.

Cette dernière formation prend un facies assez particulier dans la falaise de Timmoudi, que j’ai pu examiner à loisir. Au-dessous du ksar elle est composée sur presque toute son épaisseur d’une succession de lits caillouteux, qui attestent un courant assez rapide. Tout à côté, au sud, la falaise est tout entière en argile très fine, que le ruissellement a curieusement sculptée, et qui atteste une sédimentation tranquille en eau stagnante. (Voir pl. XXXIII.) Évidemment nous avons ici la section d’un vieux lit de rivière. Le tout est couronné uniformément par la croûte travertineuse habituelle (pliocène ?).

Il est clair qu’une formation continentale aussi étendue n’est pas homogène, et le nom vague de mio-pliocène, que nous lui donnons, est une appellation d’ensemble commode qui supplée à notre ignorance des détails.

E.-F. Gautier. — Sahara Algérien. Pl. XXXI.

Cliché Gautier

58. — MINE DE CUIVRE DE TAMEGROUN dans la chaîne d’Ougarta.

Au premier plan on voit les trous d’exploitation, dans l’un desquels un indigène est debout.

Au fond grande vallée longitudinale entre deux assises gréseuses.

Cliché Gautier

59. — DANS LE KAHAL DE TABELBALA, auprès d’Oguilet Mohammed.

Dans le fond à gauche les dunes en masse indistincte ; — au delà de l’oued on distingue l’allure stratigraphique des grès éo-dévoniens.

E.-F. Gautier. — Sahara Algérien. Pl. XXXII.

Cliché Gautier

60. — DANS LA CHAÎNE D’OUGARTA. — Kheneg el Aten.

Grès éo-dévoniens.

Un des coins les plus sauvages de la chaîne.

Cliché Gautier

61. — HADJRA MEKTOUBA

Affleurement de calcaire méso-dévonien au milieu du reg.

Sur ces calcaires, inscriptions et gravures rupestres.

E.-F. Gautier. — Sahara Algérien. Pl. XXXIII.

62. — BERGE DROITE DE LA SAOURA AU KSAR DE TIMMOUDI.

On aperçoit le Ksar au sommet de la falaise mio-pliocène, constituée par des couches de sable et surtout de galets agglomérés en grès tendres et en poudingues.

Cliché Gautier

63. — FALAISE DE TIMMOUDI.

Continuation de la précédente, mais de composition bien différente, argileuse.

On voit d’un coup d’œil que l’érosion a sculpté la paroi de tout autre façon.

Structure générale. — En somme la région étudiée est essentiellement une pénéplaine hercynienne, dont les plis modérés courent sud-est-nord-ouest. Elle est affectée dans son ensemble d’une pente régulière nord-sud ; j’estime à deux cents mètres environ la différence de niveau entre Igli et Foum el Kheneg (sur une distance d’environ 200 kilomètres).

L’horizontalité de la pénéplaine a été dérangée par des diaclases dont les unes ont suivi le sens des plis et les autres une direction perpendiculaire à la première.

Les compartiments surélevés ont été disséqués par l’érosion et présentent une série de longues arêtes gréseuses parallèles ; la raideur des pentes, exagérée par le climat désertique, rend les communications difficiles, et donne au paysage un aspect sauvage malgré la faiblesse des altitudes relatives (100 à 150 m.).

La jeunesse de l’érosion atteste qu’il s’agit de diaclases récentes, évidemment en relation avec la surrection de l’Atlas.

Les alluvions anciennes, mio-pliocènes, occupent une superficie considérable comme partout sur le versant méridional de l’Atlas, qui est enfoui sous les débris de la grande chaîne. Elles sont bien moins puissantes pourtant que dans l’est où elles recouvrent le sous-sol d’un manteau continu, épais en certains points de plusieurs centaines de mètres (O. Namous).

Ici, encore qu’on en trouve quelques lambeaux sur les sommets, le Mio-Pliocène n’a été conservé en plaques étendues que sur les compartiments effondrés. Le long de la Saoura, à Beni Abbès par exemple, le Mio-Pliocène a une quarantaine de mètres de puissance. Le puits de Haci Touil (erg er Raoui) creusé dans le Mio-Pliocène, et le plus profond de la région comme son nom l’indique[145], a une trentaine de mètres, ce qui semble indiquer que, là aussi, la croûte d’ennoyage n’excède pas quelques dizaines de mètres.

Comme partout au Sahara algérien ces dépôts en grande partie sableux ont été remaniés superficiellement par le vent et transformés en dunes.

Une longue bande de Mio-Pliocène et de dunes (erg er Raoui, erg Atchan), coupe en deux dans le sens longitudinal la chaîne d’Ougarta ; séparant la chaîne proprement dite d’Ougarta de celle de Tabelbalet (que les indigènes appellent le Kahal de Tabelbalet).

D’autre part la chaîne d’Ougarta (stricto sensu) est assiégée à l’est par les dernières dunes du Grand Erg. La chaîne de Tabelbalet confine vers l’ouest à l’Iguidi.

Si donc on essayait de résumer brièvement l’originalité géographique de la région étudiée, on arriverait à peu près à la conclusion suivante.

Au sud de l’Atlas s’étire d’est en ouest une énorme accumulation de dunes dont les matériaux ont été fournis par les déjections de la grande chaîne attaquée par l’érosion depuis l’Oligocène, et qu’on pourrait appeler les grands ergs subatliques. Cette gigantesque barrière de dunes est rompue à l’ouest de l’O. Saoura par les chaînes jumelles d’Ougarta et de Tabelbalet ; elles articulent l’énorme accumulation de sable en trois masses inégales, nettement distinctes, encore qu’elles tendent à se rejoindre, et qu’elles fassent manifestement partie d’un même ensemble ; l’erg du Gourara, — le groupe jumeau Atchan et er Raoui, — l’Iguidi.

Cet affleurement du vieux sous-sol rocheux en double crête montagneuse au milieu des hammadas, des regs et des dunes subatliques donne à la région son unité géographique. Il la fait priviligiée au milieu d’étendues inhabitables et presque inabordables. L’affleurement de vieilles roches où les argiles jouent un rôle considérable ramène en surface et met à la disposition de l’homme la nappe souterraine d’humidité. Ainsi prend naissance une double ligne de verdure et de vie — oued Saoura — oued de Tabelbalet, toutes les deux longeant à l’est l’une la chaîne d’Ougarta, l’autre celle de Tabelbalet.

O. Saoura. — Le nom de Saoura s’applique à l’oued formé par la réunion de la Zousfana et du Guir, et qui garde ce nom jusqu’à Foum el Kheneg.

Dans son ensemble la Saoura coule nord-ouest-sud-est : c’est la même direction que celle des plissements hercyniens et il y a entre les deux un lien de cause à effet.

Entre Igli et Ksabi (tout proche de Foum el Kheneg) une trentaine de ksars s’alignent le long de la Saoura, ce qui fait en moyenne un village tous les six ou sept kilomètres ; sur certains points ils sont notablement plus serrés, jamais à plus de 25 kilomètres l’un de l’autre.

Une pareille densité de population est tout à fait anormale le long d’un oued saharien et s’explique nécessairement par des conditions physiques très particulières.

Très en gros on peut dire que l’O. Saoura est resserré sur tout son cours entre la dune et la montagne ; sa rive gauche est de sable et sa rive droite de roc, traduit en langage géologique, cela signifie qu’il suit assez exactement la limite des deux terrains le Mio-Pliocène et le Dévonien. C’est une circonstance heureuse, parce que cette limite est aquifère.

Le lit est partout marqué avec une extrême netteté, encadré de hautes falaises, qui atteignent parfois une cinquantaine de mètres ; et il est net de sable. Les dunes, très puissantes pourtant, et qui atteignent facilement une centaine de mètres d’altitude, s’arrêtent méticuleusement à l’oued, leur contour en suit fidèlement les méandres, et ces masses instables ne se permettent nulle part d’envahir le lit béant à leurs pieds. Que cet océan de sable soit arrêté si nettement par un aussi petit obstacle, c’est un fait étrange et qu’on serait tenté de dire miraculeux, en ce sens du moins que nos connaissances actuelles ne nous en fournissent pas d’explication tout à fait satisfaisante ; à tout le moins peut-on dire qu’il atteste une connexion entre le contour des ergs et le tracé des oueds. Quelles que soient les causes il est tout à fait important que la Saoura ait un lit profond, net, libre d’obstacle où la pente est en moyenne d’un millimètre par mètre. C’est un canal naturel d’irrigation qui guide et chasse au loin les crues. (Voir pl. XXX.)

La Saoura en effet n’est pas un fleuve tout à fait mort, et à certaines époques, très espacées il est vrai, elle coule sans métaphore. Elle est constituée par deux rivières, la Zousfana et le Guir, qui ne sont pas dépourvues d’eau courante. On sait déjà ce qui peut s’en trouver dans la Zousfana, et c’est à vrai dire assez peu. D’après le capitaine Normand l’oued coulerait une fois ou deux par an, et il semble que ces crues exceptionnelles parviennent jusqu’à Igli.

Mais c’est le Guir surtout qui est une rivière tout près d’être normale. On le connaît très mal. On sait pourtant qu’il prend sa source dans des montagnes bien plus hautes et bien plus humides que le Grouz et le Beni Smir, dans le grand Atlas marocain ; les « montagnes de neige » disent les indigènes, djebel el theldj. Les hautes vallées Atliques constitutives du Guir sont habitées par une population sédentaire et agricole de Beraber. Même sur le bas Guir le « Bahariat » des Doui Menia est une grande plaine de culture liée à l’existence des crues régulières.

On nous dit d’ailleurs que l’oued sur tout ou presque tout son parcours garde habituellement un filet d’eau légèrement salée ; la salure de ces eaux s’expliquant vraisemblablement par des causes géologiques : la carte Prudhomme signale sur le bas Guir un « Golb el Melah — rocher de sel » ; il est possible que le Guir rencontre des bancs de sel triasique, si fréquents dans l’Atlas, et il est sûr que sur tout son cours, moyen et inférieur, les argiles cénomaniennes, chargées de gypse et de sel jouent un rôle considérable. A Igli même, au confluent avec la Zousfana, et à différentes époques, j’ai vu couler le Guir et de la boucle de l’oued auprès du poste on entend s’élever un coassement continu de grenouilles. Par le canal de la Zousfana et surtout du Guir les crues descendues de l’Atlas envahissent la Saoura ; elles approvisionnent de barbeaux les r’dirs de Beni Abbès ; très certainement il arrive qu’elles parcourent d’un élan la Saoura tout entière jusqu’à Foum el Kheneg ; au poste de Ksabi en octobre 1904 le maréchal des logis Galibert a photographié une crue qui couvrait toute la vallée et qui n’était pas encore écoulée au bout de huit jours (voir pl. IX, phot. 18). Octobre 1904 a été particulièrement pluvieux dans le Sud-Oranais, à cette date une inondation a ravagé le village d’Aïn Sefra qui n’avait pas connu pareille catastrophe depuis sa fondation.

On n’a pas de documents sur la fréquence et la périodicité des crues. Il est certain pourtant que dans l’hiver 1906-1907, qui fut particulièrement pluvieux, l’oued a coulé pendant cinq mois consécutifs au pied du poste de Beni Abbès, et au printemps 1907 la crue dépassait assurément Foum el Kheneg.

Il est probable que la Saoura coule à de très longs intervalles, supérieurs à une année, mais enfin elle coule, et elle roule alors d’énormes masses d’eau.

Il est clair qu’elle emmagasine alors de puissantes réserves dans les cuvettes de son lit, qui est, en tout temps, semé de r’dirs ; — (Beni Abbès — la R’aba — Kerzaz — Beïada — Ksabi, où les moustiques sont intolérables). Il serait imprudent pourtant d’attribuer les r’dirs à l’influence exclusive des crues.

Un fait tout à fait caractéristique c’est que la Saoura est en quelque sorte hémiplégique ; toutes les palmeraies sans exception sont sur la rive gauche, et lorsque par exception et pour des raisons de commodité architecturale on a construit le ksar sur la rive droite (Timmoudi), le village est séparé de la palmeraie par toute la largeur de l’oued. Toutes les canalisations s’enracinent à l’est.

Rien de plus naturel. L’oued Saoura sur sa rive droite longe le pied de la montagne à quelques kilomètres de la ligne de partage des eaux ; sur la rive gauche, au contraire, le bassin encore qu’on ne puisse pas préciser ses limites s’étend certainement très loin.

D’ailleurs sur la rive gauche la nappe d’eau souterraine trouve des conditions particulièrement favorables de mise en réserve et d’adduction progressive. L’erg du Gourara est très mal connu ; il est impossible de tracer, même hypothétiquement, le réseau des affluents qui s’y trouvent assurément enfouis. En tout cas il est certain que l’erg est formidablement massif et il semble bien reposer à peu près partout sur le même substratum, le Mio-Pliocène, particulièrement intéressant par ses épaisseurs de sable miocène non concrétionné. Sable d’alluvions ou de dunes, l’épaisseur doit atteindre et dépasser presque partout une centaine de mètres ; une monstrueuse éponge que la pente du terrain égoutte dans la Saoura tout le long de sa rive gauche.

C’est d’abord un admirable condensateur. Les rares pluies qui tombent sur ce sol meuble par excellence sont bues avec une instantanéité qui ne laisse aucune chance à l’évaporation. On sait en outre qu’un sol de sable, par sa porosité qui multiplie sa surface de radiation nocturne, est particulièrement apte à provoquer des rosées ou des phénomènes de cet ordre ; on signale en hiver sur les dunes la fréquence relative des gelées blanches et notons que à Ksabi la température en hiver s’abaisse occasionnellement jusqu’au-dessous de zéro. L’erg est donc bien organisé pour soutirer à l’air ambiant le maximum d’humidité.

Mais par surcroît, et ceci est je crois l’essentiel, il recouvre un réseau de rivières quaternaires, c’est-à-dire un terrain dont les âges antérieurs ont organisé le drainage. Ainsi advient-il que toutes les eaux qui tombent ou qui se condensent dans un immense espace, englobant un morceau de l’Atlas sont absorbées, protégées, et acheminées vers la rive gauche de la Saoura.

Quand on essaie de serrer d’un peu plus près la question on distingue dans le lit de la Saoura un certain nombre de sections qui s’individualisent.

Entre Igli et Beni Abbès la limite géologique entre Mio-Pliocène et Dévonien n’est pas marquée exactement par le lit de l’oued ; elle est même assez loin dans l’ouest, où elle est jalonnée par deux petites palmeraies, celles d’Ougarta et de Zeramra. Le lit de la Saoura, il est vrai, a entamé le Mio-Pliocène jusqu’à la pénéplaine primaire sous-jacente.

Dans cette section du cours les palmeraies sont rares et distantes, mais en revanche assez considérables. Ce sont Igli, Mazzer, et Beni Abbès, respectivement séparées par des étapes de 25 kilomètres. Pour être tout à fait complet, il est vrai, il faut ajouter la palmeraie, très petite et inhabitée, d’Ouarourourt à quelques kilomètres en amont de Beni Abbès.

Qu’Igli soit précisément au confluent de la Zousfana et du Guir cela suppose que ces deux oueds ont un rôle à jouer dans l’irrigation des jardins. En arrière d’une barrière rocheuse carboniférienne, la nappe d’eau souterraine stagne dans une grande plaine d’alluvions, où on va la chercher dans des puisards larges et peu profonds (de 4 à 8 mètres) et d’après Calderaro ces puisards sont la principale ressource de la palmeraie. Pourtant je retrouve dans mes notes mention d’une foggara, une seule, une canalisation quelconque allant capter de l’eau, plus douce que celle du Guir, dans la direction de l’est, sous les dunes.

Le cas de Mazzer est parfaitement clair : à la base de la falaise mio-pliocène, sur la rive gauche, jaillit une très grosse source ou mieux un petit ruisseau d’eau claire ; il débouche sous une voûte travertineuse qu’il s’est construite lui-même, il donnerait 100 litres à la minute. On l’appelle Aïn el Hammam. Il existe d’ailleurs à Mazzer cinq autres petites sources beaucoup moins importantes.

Ouarourourt est alimenté de même par un tout petit filet d’eau qui sourd à la base de la dune.

Beni Abbès a ses r’dirs pérennes et poissonneux, mais cette pérennité même d’une mare superficielle, dans un pays où les crues ne sont pas même annuelles, je crois, atteste que les r’dirs doivent être alimentés par une circulation souterraine. Ce ne sont pas les r’dirs d’ailleurs qui jouent un rôle essentiel dans la vie de la palmeraie. C’est la seguia ; elle jaillit de la falaise mio-pliocène, au sud immédiat du village, tout à fait comparable à la source de Mazzer et plus importante encore. Il existe d’ailleurs outre la grosse source huit petits suintements distincts tous voisins. Il est donc incontestable que, dans la section amont de la Saoura, — Igli mis à part — les palmeraies sont alimentées par de grosses sources naturelles, des douix dirait-on en Bourgogne, qui jalonnent la rive gauche.

En aval de Beni Abbès l’oued entre dans une section de son cours tout à fait à part. Il a dû s’ouvrir un chemin à travers un horst éodévonien, et pour partie peut-être silurien ; il s’est creusé dans les grès un beau canyon (en aval de Merhouma), et dans les argiles des gorges sauvages (ksar en Nsara). L’érosion paraît ici plus jeune qu’en amont et la pente du lit paraît, à l’œil, plus accentuée. Une carte topographique précise accuserait, je crois, une rupture de pente, à la traversée de cette barrière puissante, où l’oued n’a pas encore atteint un profil d’équilibre. L’existence de cette barrière n’est probablement pas étrangère à la richesse en eau de la falaise et de la cuvette à Beni Abbès.

Ce horst hercynien offre de médiocres conditions aux agglomérations humaines. Elles n’y font pas tout à fait défaut pourtant, il y a des cultures à Merhouma, mais pas de village, il est vrai ; des palmeraies minuscules avec quelques habitants à Noukhila et à Bechir. Çà n’en est pas moins un intervalle à peu près vide entre les groupements importants d’amont et d’aval.

Celui d’aval surtout est considérable, c’est le plus dense de toute la Saoura. A partir de Tametert, mais surtout d’el Ouata où la cuvette s’élargit, jusqu’à Beiada, sur une cinquantaine de kilomètres, les palmiers se touchent, et souvent aussi les ksars ; c’est la R’aba, la forêt de palmiers. Ce coin privilégié est devenu le centre politique et militaire de la région ; je dis au point de vue indigène, puisque notre administration française s’est fixée à Beni Abbès : mais la R’aba est l’habitat de la tribu nomade suzeraine, les R’nanema.

Cette section du cours est encadrée entre ce qui semble bien être deux ruptures de pentes ; en amont le horst de Tametert ; en aval, au delà de Beïada, le point critique est Tagdalt. L’oued prend là un aspect très particulier, le lit perd tout à fait sa netteté habituelle ; il est envahi sinon directement par la dune du moins par la nebka, qui en est l’avant-coureur. A travers les mamelonnements de sable on ne le retrouve plus qu’à la traînée de végétation arbustive (tamaris, etc.). Il y a certainement là un palier.

La R’aba est le seul coin de la Saoura où j’ai observé un double lit majeur et mineur, et une double ligne de terrasses étagées ; l’une, la supérieure taillée dans le Mio-Pliocène, l’autre, l’inférieure, dans ces dépôts d’un blanc éclatant, plâtreux, qui sont abondants au voisinage d’Ouargla et qu’on classe quaternaires anciens.

Au cœur de la R’aba (Bou Hadid, el Ammès) la ligne orientale des terrasses disparaît ou s’écarte hors de vue, le lit s’élargit en vaste cuvette, où se pressent les palmiers et les ksars et où l’eau se trouve partout dans le sol à un très petit nombre de mètres. C’est de là justement que part à travers l’erg une route de caravanes jalonnée de puits, encore inexplorée, mais qui a bien des chances de suivre le thalweg d’un oued enfoui.

Je suis mal renseigné sur le régime de l’irrigation dans la R’aba, il y a apparence qu’il existe là aussi des foggaras ou du moins une canalisation ; il m’a semblé pourtant que les puisards et les r’dirs jouaient le rôle le plus important, comme à Igli, et au rebours de Beni Abbès.

Au delà de Tagdalt et surtout à partir de Guerzim l’oued suit rigoureusement le pied de la chaîne d’Ougarta jusqu’auprès de Timmoudi. Nulle part la dissymétrie des deux rives n’est aussi directement sensible à l’œil, la rive gauche est taillée comme d’habitude dans le Mio-Pliocène, immédiatement dominé par les hautes dunes. A droite le Mio-Pliocène est représenté localement par des lambeaux de terrasses très discontinues et qu’il faut un examen attentif pour déceler dans le paysage (voir pl. XXX, phot. 57 et pl. XXIX, phot. 56). Ce qui frappe c’est l’énorme talus rocheux, inclinée à 45°, ce qui est l’inclinaison même des strates, noir de poix, et où l’érosion en découpant les strates a dessiné d’immenses rondelles qui prennent sous le soleil des reflets de moires (voir pl. XXIX, phot. 56) ; l’ensemble a une centaine de mètres d’un seul jet, et la nudité absolue de ces collines gréseuses leur donne un aspect sauvage de grandes montagnes. L’aspect est un peu celui d’un coupe-gorge, et l’on se rend compte en effet que la proximité de ce massif montagneux, qui peut si facilement devenir un repaire, est une menace pour la vallée. C’est peut-être pour cela que cette partie de l’oued est habitée par des marabouts ; là se trouvent les deux grosses zaouias de Guerzim et de Kerzaz, protégées par leur caractère sacré.

Guerzim a de superbes foggaras, longues de 2 kilomètres à ce qu’il m’a semblé, et rappelant déjà celles du Touat. Bien entendu leur point de départ est à l’est à la base des dunes.

Kerzaz au contraire a des r’dirs, beaucoup d’eau stagnante et peut-être même en certains endroits courante. L’oued Saoura, dont le lit est ici très étroitement resserré entre la falaise et la montagne, tend à se revivifier localement et une canalisation compliquée n’est pas nécessaire.

Pourquoi cette différence dans les conditions hydrographiques entre points voisins. La solution de ce petit problème est sans doute ensevelie sous l’erg.

Dans la dernière section de son cours — de Timmoudi à Foum el Kheneg — la Saoura s’écarte à quelques kilomètres de la chaîne d’Ougarta, qu’on aperçoit cependant à faible proximité (pl. IX, 17) ; mais cette chaîne perd rapidement de son altitude et de sa puissance. A Ksabi elle est réduite à une arête rocheuse de quelques dizaines de mètres, ennoyée presque jusqu’au sommet, à l’assaut de laquelle les dunes montent de part et d’autre. Ici par-dessus l’O. Saoura et les derniers débris de la chaîne d’Ougarta le Grand Erg et l’erg Atchan se rejoignent déjà par quelques filaments. Ce faible obstacle est percé par la Saoura aux gorges de Foum el Kheneg.

Jusque-là jusqu’à Foum el Kheneg qui est en somme l’exutoire de la cuvette de Ksabi l’O. Saoura reste vivant, semé de palmeraies et de ksars (Ksabi, Tim’rarin, etc.). On ne peut que signaler à distance assez grande au cœur de l’erg oriental un groupe important de palmeraies et de puits, celui de Telmin. Il est possible qu’entre la nappe de Telmin et celle de la basse Saoura il existe une relation.

En tout cas il est remarquable que la Saoura qui a été un ruban de sources, de palmeraies et d’agglomérations humaines cesse brusquement de l’être au delà de Foum el Kheneg ; les indigènes ont vivement senti ce changement et l’ont accusé dans leur nomenclature ; l’O. Saoura prolongé cesse de porter ce nom il devient l’O. Messaoud, un oued saharien banal, qui traverse le désert sans en modifier le caractère, souvent méconnaissable, de continuité incertaine, bi- et trifide, conservant à peine assez d’eau pour alimenter en des points très éloignés un pâturage et un puits saumâtre. Cette déchéance s’accuse sans transition dès que l’oued a derrière lui la chaîne d’Ougarta, il est séparé désormais par une barrière infranchissable de son réservoir d’humidité, cette masse énorme de sédiments friables et de dunes qui s’étend de l’Atlas à Ksabi.

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