Missions au Sahara, tome 1 : $b Sahara algérien
Les Foggaras. — Le Touat, le Gourara et le Tidikelt se distinguent de tous les autres groupes d’oasis sahariennes, par l’extrême développement de leurs foggaras ; le contraste est particulièrement vif avec le groupe oriental d’Ouargla, dont toute l’eau est artésienne.
A l’est et à l’ouest des grands causses crétacés, les conditions hydrographiques s’inversent. Le schéma ci-joint fait comprendre d’un coup d’œil pourquoi. De part et d’autre du faîte, ligne de partage des eaux, la cuvette synclinale d’Ouargla et le versant d’anticlinal du Tadmaït occidental se font pendant et contraste. Ainsi s’explique la différence extrême du mode d’existence dans les deux groupes d’oasis. Celles d’Ouargla sont massées au fond de la cuvette synclinale et vivent de leurs puits artésiens ; celles du Touat-Gourara s’alignent à la périphérie du bombement anticlinal, et vivent de leurs foggaras, c’est-à-dire de sources et de suintements captés à fleur du sol (fig. 51).
| E.-F. Gautier. — Sahara Algérien. | Pl. XXXVII. |
Cliché Perrin
69. — FOGGARA VU LATÉRALEMENT.
Chaque taupinière est formée par les déblais autour de l’orifice d’un puits d’aération ; cette foggara alimente l’oasis du Timmi.
| Phototypie Bauer, Marchet et Cie, Dijon | Cliché Gautier |
70. — UNE FOGGARA DU TIMMI photographiée suivant son axe.
Au premier plan on distingue nettement l’orifice d’un puits d’aération ; une série d’orifices tout pareils jalonnent jusqu’aux palmiers du fond l’aqueduc souterrain.
| E.-F. Gautier. — Sahara Algérien. | Pl. XXXVIII. |
Cliché Gautier
71. — CROISEMENT DE PETITES SEGUIAS (canaux d’irrigation à ciel ouvert) superposées en deux étages (Oasis de Timimoun).
Cliché Laperrine
72. — Dans l’oasis du Timmi, Kesra ou « peigne », dont la forme est bien reconnaissable.
Entre les dents du peigne, l’eau se répartit et s’écoule dans un grand nombre de petits canaux qui ont chacun leur propriétaire.
| E.-F. Gautier. — Sahara Algérien. | Pl. XXXIX. |
Cliché Laperrine
73. — PUITS A BASCULE DANS UN JARDIN DU TIMMI.
Cliché Gautier
74. — GRANDE SÉGUIA (canal à ciel ouvert) DANS L’OASIS DU TIMMI.
On sait qu’une foggara (pluriel fgagir) est tout simplement un canal souterrain de captage et d’adduction. Rien de plus connu en tout pays. Ce que les foggaras des oasis ont de particulier c’est leur immense développement. Chacune a plusieurs kilomètres de longueur. Niéger, qui n’a pas la prétention d’être complet en a compté trois cent soixante-douze au Touat seulement ; ce serait au moins deux mille kilomètres de cheminement souterrain : or, ces canaux sont des galeries où un homme peut à la rigueur circuler, ils sont munis de puits d’aération de dix en dix mètres ; la tête de la foggara est toujours à une profondeur de plusieurs dizaines de mètres. Au voisinage de chaque oasis, on voit se poursuivre jusqu’au bout de l’horizon les lignes parallèles des puits d’aération, chacun avec son bourrelet de terre d’extraction ; c’est un paysage de taupinières géométriquement disposées. (Voir pl. XXXVII, phot. 69 et 70 et aussi pl. VIII, phot. 16.) Cet évidement du sol rend les voyages de nuit dangereux ; c’est un accident banal que la chute au fond d’un puits d’une bête au pâturage, d’un cavalier, d’un piéton même. Il faut songer aux instruments primitifs avec lesquels ce gigantesque travail a été mené à bien, des pioches et des couffins remplis de déblais, qu’on se passe de main en main. D’après les indigènes, le travail de creusement a progressé d’aval en amont, c’est-à-dire qu’on a attaqué la nappe souterraine à son point d’affleurement, et qu’on a poussé la galerie horizontale jusqu’à ce que le débit soit devenu suffisant. C’est en effet ce qui semble vraisemblable. Les ksouriens actuels suffisent à peine à l’entretien de leurs foggaras, ils en ont laissé tarir beaucoup qu’il serait possible de revivifier. On n’imagine pas qu’ils pourraient concevoir et créer de toutes pièces le lacis compliqué de leurs canaux souterrains, s’ils ne l’avaient trouvé tout fait. Et même on n’imagine pas, si abâtardis qu’on suppose les ksouriens actuels, qu’une génération déterminée de leurs ancêtres en aient jamais été beaucoup plus capables qu’eux. Les foggaras n’ont pas dû naître d’un plan préconçu, elles sont l’aboutissement de tâtonnements progressifs à travers les siècles. Elles semblent porter témoignage de l’asséchement graduel du pays, les premières devaient être beaucoup plus courtes et pourtant suffisantes, mais de génération en génération il a fallu chercher, à une profondeur croissante dans le sol, l’eau nécessaire à l’irrigation. Cette hypothèse en tout cas me paraît la seule qui rende compte de la disproportion entre l’énormité de l’œuvre et l’insuffisance de ceux qui l’ont exécutée.
Fig. 51. — Coupe schématique entre Ouargla et Timimoun (hauteurs très exagérées).
a, Dévonien. — b, Crétacé (au voisinage de Timimoun, on n’a pas cherché à distinguer du Crétacé les terrains plus récents). — c, Oligocène. — d, Quaternaire — et | foggaras et puits artésiens.
Pourtant d’après un travail manuscrit de M. le lieutenant Voinot, il existe au Tidikelt (à Foggaret el Arab en particulier) des foggaras qui semblent récentes, et qui, au dire des indigènes, si on l’interprète correctement, auraient été construites de toutes pièces. Il faut se garder de conclusions absolues.
Notons que des canaux souterrains du même genre ont été signalés en Asie Mineure. Ils ont été soigneusement étudiés par l’expédition Beck-Lehmann au lac de Van et aux sources du Tigre, où ils remontent à la domination chaldéenne[177]. Il ne faut pas oublier que les foggaras, comme les puits artésiens, et comme toute la culture intensive des oasis, ont évidemment une origine orientale.
Gourara. — Du côté du Touat, la limite officielle du Gourara est, je crois, entre Sba et Meraguen ; du côté de la Saoura je pense que Telmin est englobé dans le Gourara ; ces limites sont en tout cas plus ou moins artificielles ; de part et d’autre du Gourara, au nord et au sud, la « rue de palmiers » continue. Mais le Gourara n’en a pas moins une individualité bien marquée.
La partie septentrionale est très mal connue ; elle se trouve n’avoir jamais fait l’objet d’une monographie ; et d’autre part je l’ai à peine entrevue. Pour comble de malheur le Grand Erg n’a fait encore l’objet d’aucune publication cartographique sérieuse[178] ; et sa connaissance détaillée serait naturellement le prologue indispensable d’une étude hydrographique sur le Gourara septentrional.
Au témoignage des indigènes, recueilli par M. Martin[179], interprète militaire, le bas oued Namous serait jalonné par les oasis d’Ouled Aïssa, Haïha, Touat en Nebou, Charouïn ; pourtant la carte Mussel (inédite) suggérerait plutôt qu’il s’agit du bas oued R’arbi (?).
D’après la même autorité (M. Martin), les oasis du Tinerkouk, très éparses sur 50 kilomètres jalonnent le lit bien marqué de l’O. Salah, qui semble en rapport avec l’O. Meguidden (faux bras ? cours inférieur ?).
En somme, il semble y avoir essentiellement deux lignes de verdure et d’humidité. Mais par rapport à ces deux lignes il subsiste bien des oasis aberrantes et inexpliquées. Dans un pays où le tracé des oueds quaternaires a été bouleversé par la formation des dunes, les nappes souterraines sont apparemment très diffuses. Au Tinerkouh l’irrigation se fait certainement au moyen de puisards. A Charouïn il ne m’a pas semblé que les foggaras fussent très développées. Toute cette région qui reçoit ses eaux de l’Atlas, filtrées à travers l’immense complexe des cônes de déjection, a naturellement ses affinités hydrographiques avec les oasis de la Saoura.
Le Gourara méridional, au contraire, de beaucoup le mieux connu, ressemble au Touat. A Timimoun et dans les oasis voisines sur la rive sud de la sebkha le développement des foggaras est magnifique.
Fig. 52. — Coupe schématique de l’Aouguerout.
A, Quaternaire et Crétacé ; B, Primaire ; C, Crétacé redressé ; D, Crétacé horizontal ; E, foggara avec ses puits d’aération.
Pourtant à titre de curiosité il faut signaler deux puits artésiens, celui d’Ouled Mahmoud et celui de Kaberten. Pas de renseignements sur ce dernier, mais pour le premier il semble que le puits soit en relation avec l’existence d’une cuvette synclinale dans les couches crétacées, dont l’horizontalité habituelle est ici dérangée.
On a déjà dit que la palmeraie de l’Aouguerout, très isolée, à l’écart et en amont des autres, est elle aussi en rapport avec une faille qui a dérangé l’horizontalité des couches crétacées ; les têtes des foggaras sont en amont de la faille, les palmiers en aval (fig. 52).
Un forage dans la palmeraie a amené la découverte à une faible profondeur (une dizaine de mètres) de roches primaires fossilifères (un fossile a été vu par M. Chudeau).
Il y a donc au Gourara des accidents brusques et très localisés, failles ou plis posthumes, qui ont intéressé les couches crétacées, y faisant naître des cuvettes synclinales, des poches d’eau, où il devient possible à titre exceptionnel de forer des puits artésiens dans ce pays de foggaras. C’est un trait de ressemblance avec le Tidikelt, bien plutôt qu’avec le Touat.
Une autre particularité du Gourara, qui rappelle encore le Tidikelt, c’est qu’il est relativement riche en pâturages (Deldoul, Bel Razi, Lalla R’aba). Rien de semblable ne s’observe au Touat.
Il faut se souvenir que, au Touat et au Gourara, le sol n’est pas tout à fait le même. Ici les grès albiens sont à nu. Au Touat, à tout le moins dans le haut Touat, ils sont généralement recouverts d’un placage d’argiles cénomaniennes. Il se peut qu’un sol de grès soit plus favorable aux pâturages.
Mais il faut peut-être faire intervenir surtout des causes humaines. Lalla R’aba, par exemple, fut un lieu de cultures ; on voit encore le tracé des foggaras mortes, et les ruines d’un ksar. — Mais ce ksar, dit-on, a longtemps servi de rendez-vous et de base d’opérations aux bandes beraber, qui ont fait le vide ; et le pâturage, naturellement, a bénéficié de l’abandon des cultures.
Des trois groupes touatiens, le Gourara est probablement le plus riche en eau, comme il est le plus peuplé, mais il y a des raisons de croire que la culture y est moins intensive qu’au Touat. Il a en effet une population particulière, plus primitive et moins évoluée.
Les ksars et les ksouriens du Gourara n’ont pas été l’objet de monographies au rebours de ceux du Touat. D’ailleurs, même au Touat, on ne s’est jamais préoccupé dans les statistiques d’établir la proportion respective des Berbères et des Arabes. Nous manquons donc de chiffres précis.
En gros du moins il est certain que le Gourara est presque tout entier berbère. Les Berbères s’y présentent en masses compactes, constituant des ksars entiers, la plupart des ksars, si bien qu’on a plus vite fait d’énumérer ceux qui ne le sont pas.
Le Tinerkouk tout entier est habité par des Arabes (Chaamba, Ouled Sidi Cheikh, etc.). A l’ouest du Tinerkouk et à l’extrémité orientale de la sebkha du Gourara, un certain nombre de ksars, groupés auprès de la zaouia d’el Hadj Guelman appartiennent aux Khenafsa qui sont en partie nomades, et qui sont arabes. A l’autre extrémité du Gourara, au voisinage du Touat, Sba, Guerrara, Ouled Mahmoud sont arabes, ainsi que quelques ksars de l’Aouguerout.
Tout le reste est berbère, en particulier les groupes les plus importants du Gourara, Timimoun, Charouïn, Brinken. Ces Berbères se donnent à eux-mêmes le nom de Zenati, et à langue qu’ils parlent celui de Zenatia. Inutile de faire observer que les Zénètes sont une grande famille berbère bien connue ; et on a déjà dit que les indigènes de Figuig se réclament eux aussi de cette famille. Les Beni Goumi sont classés par Ibn Khaldoun parmi les Zenata, de même que les Rached qui ont donné leur nom au ksar Gourarien d’Ouled Rached.
La Zenatia d’ailleurs est parlée dans tout le Sahara algérien, au M’zab, à Ouargla, dans l’O. R’ir[180].
Les Zenati du Gourara, lorsqu’ils savent l’arabe, ont une prononciation très particulière et très défectueuse ; par exemple ils prononcent le t (ت) ts comme les Tlemcéniens. Sur cette particularité de la prononciation tlemcénienne voilà ce qu’écrit M. W. Marçais. « Le ث et ت se sont confondus en Tlemcénien en un son unique ț ; le ț n’est plus une dentale pure ; c’est en quelque sorte une lettre double équivalente à ts, prononcé en une seule émission de voix. Cette prononciation est courante aussi en algérois et dans les dialectes citadins du Maroc septentrional. Peut-être faut-il l’attribuer à une influence berbère[181]. »
Je ne puis malheureusement pas pousser plus loin l’étude des déformations que les Zenati font subir à l’arabe ; elles sont à coup sûr assez nombreuses et assez considérables pour frapper immédiatement une oreille peu exercée. Dans la bouche d’un Zenati l’arabe sonne décidément comme une langue étrangère.
Les seules inscriptions berbères que je connaisse au Gourara sont à Ouled Mahmoud. Il y en a deux groupes l’un auprès du vieux ksar abandonné, et l’autre au sommet du ksar actuel ; ces dernières sont sûrement antérieures à la construction du ksar qui est tout récent ; aussi on a bâti sur l’inscription, dont une moitié se trouve à l’extérieur et l’autre à l’intérieur d’une maison[182]. Le sens de ces inscriptions est inconnu et les indigènes sont fort éloignés d’avoir à leur sujet des souvenirs précis, puisqu’ils les croient hébraïques. A coup sûr les caractères sont berbères, et probablement assez récents, libyco-berbères plutôt que libyques. L’inscription du vieux ksar est accompagnée de grafitti libyco-berbères (chameaux). Elle est accompagnée aussi d’une inscription arabe, facile à déchiffrer ; elle a le caractère d’un épithalame, à moins qu’on ne préfère lui en prêter un érotique ; ce sont deux noms accolés d’homme et de femme. — « Un tel fils de Zenati — une telle fille de Zenati. » Ce ksar d’Ouled Mahmoud d’ailleurs, où l’empreinte berbère est restée marquée jusque dans une inscription arabe, est précisément un des rares points du Gourara d’où le dialecte berbère a officiellement disparu. Aujourd’hui Ouled Mahmoud est habité par des gens de langue arabe, qui ont un affreux accent zenati, mais qui se disent issus d’un ancêtre commun venu de Tunis. Une inscription dans la mosquée donnerait la date exacte de l’arrivée de l’ancêtre. — Ancêtre qui a bien des chances d’être simplement spirituel et éponyme pour beaucoup de ses prétendus descendants. Cela signifie apparemment que Ouled Mahmoud a été converti à la stricte observance de l’islamisme et à l’usage de la langue arabe par un santon tunisien, bâtisseur de mosquée, du nom de Mahmoud.
D’après les officiers il y a une différence marquée de mentalité entre les ksouriens arabes et berbères ; au Gourara les premiers sont de relations plus courtoises, d’idées plus larges et de compréhension plus rapide ; les Berbères donnent une impression d’infériorité et de sauvagerie. Au Touat et au Tidikelt en effet ce bloc zenati du Gourara a mauvaise réputation, le mot Gourari en est employé couramment dans un sens péjoratif ; presque synonyme de haratin, de serf ; — par exemple, au cours d’une étape saharienne très dure, un guide, blaguant la misère commune, affirme brusquement qu’on serait beaucoup mieux à In Salah entre deux petites Gourariet. Dans le même ordre d’idées le Gourara passe, jusqu’en Algérie, pour la patrie de sorciers et surtout de sorcières très redoutées ; ce qui laisse supposer un pays plus teinté que ses voisins de vieux paganisme préislamique.
Tout cela est bien concordant. La grande originalité du Gourara c’est d’être un bloc berbère arriéré, où l’islam et la langue arabe, l’un portant l’autre, n’ont pas jeté des racines aussi profondes qu’au Touat et dans la Saoura. On a dit que le berbère a tout à fait disparu de la Saoura. On verra que, au Touat, il s’est conservé dans un nombre insignifiant de tout petits ksars.
Il est tout naturel que les oasis les plus occidentales soient les plus arabisées ; dans le complexe O. Guir-O. Zousfana on observe de même que les Doui Menia parlent arabe, tandis que les Beni Goumi, plus orientaux, parlent berbère. Au Sahara, et d’ailleurs en Algérie même, la dernière vague l’islamisation est venue de l’ouest, du Maroc et de la Séguiet el Hamra.
Or tandis que l’O. Saoura et le Touat ont été effectivement et son encore virtuellement la grande voie d’accès marocaine au Sahara, le Gourara au contraire est la voie d’accès algérienne. Par l’oued Namous et à travers l’erg depuis des âges immémoriaux les caravanes sud-oranaises des Trafi, des Hamyan, viennent commercer au Gourara.
La faune du Gourara, par ailleurs dépourvue d’originalité, je crois, a des termites. Ils infestent le poste de Mac-Mahon. A Ouled Mahmoud les indigènes ont dû prendre la fuite devant eux, ils ont quitté l’ancien ksar, et bâti le nouveau, il y a vingt-cinq ans environ, chassés par une invasion de termites. Chose curieuse, entre l’ancien et le nouveau ksar il y a deux ou trois kilomètres d’oasis, et cette petite distance a suffi pour arrêter la migration. Au vieux ksar les dangereux insectes avaient été apportés brusquement par une crue de l’oued, qui vient de l’Aouguerout. J’ignore s’il faut en conclure qu’il y a des termites à l’Aouguerout. A coup sûr ils restent très localisés, les rares points contaminés ne sont pas phagédéniques, sauf un cas très particulier et fortuit comme la crue d’Ouled Mahmoud. Je ne sache pas qu’ils aient été signalés sur d’autres points du Gourara. Ils sont enkystés, il semble qu’on ait affaire à une espèce d’un âge géologique extérieur, en voie de disparition, et qui s’est maintenue péniblement sur quelques points privilégiés par suite de circonstances favorables.
Ce n’est pas l’espèce bâtisseuse de grandes termitières turriformes, comme on en voit sur les bords du Niger ; c’est l’espèce souterraine, qui est partout, comme une menace invisible, dans le sol intact et dans les murs lisses, d’une ubiquité mystérieuse ; sur la terre battue d’une chambre il suffit de laisser ses bagages pour qu’il s’ouvre aussitôt comme par magie des orifices par où débouchent les colonnes d’attaque.
Ce sont des termites de ce genre qui se trouvent dans l’Adr’ar des Ifor’ass, et aussi, semble-t-il, au Kalahari[183] : insectes de steppe apparemment.
A ma connaissance le Gourara serait le seul point du Sahara où ces termites ont survécu. Mais il paraît probable qu’il y en a d’autres. Une carte de la répartition des termites au désert serait peut-être une contribution intéressante à des études sahariennes. Elle nous permettrait peut-être de tirer des conclusions sur le passé.
Touat. — Le Touat est beaucoup plus simple de structure que le Gourara ; la « rue des palmiers » y devient rectiligne rigoureusement sur près de 200 kilomètres entre Bouda et Taourirt.
Sur le terrain et sur la carte, la vue de ce chapelet de sebkhas, souvent longées sur une rive ou sur l’autre, et parfois sur les deux, par des falaises d’érosion, suggère d’abord l’idée que les oasis jalonnent le lit d’un oued, qu’on imaginerait la prolongation de l’oued Saoura. On a dit dans un autre chapitre que l’O. Messaoud coulait au large du Touat, après l’avoir simplement effleuré à Tesfaout. Ce sont ses affluents, l’O. Gourara, l’O. Tlilia, qui ont sculpté les falaises du Touat. Mais ce qui a conditionné la longue ligne des palmiers c’est une grande faille authentiquement constatée.
Le Touat, malgré son unité de structure, se divise en deux parties bien distinctes, le haut et le bas Touat.
Haut Touat. — Le haut Touat va du Bouda à Temassekh. Il a le monopole des barbeaux tout à fait inconnus dans le bas Touat. Cela signifie que les crues de la Saoura atteignent parfois Tesfaout, mettant le haut Touat en communication très intermittente avec le haut Guir, assez poissonneux.
Les éléments du sol sont empruntés à des schistes primaires, à des grès albiens, à des argiles gypseuses cénomaniennes ; les alluvions et les dépôts tertiaires tiennent une place insignifiante ou nulle. Les dunes aussi sont complètement absentes, comme au Gourara méridional (à Timimoun du moins, car Deldoul est ensablé). Et ceci est très particulier, car au bas Touat et au Tidikelt, les dunes sont une calamité municipale, l’ennemi public contre lequel tout village soutient une lutte séculaire.
Dans le haut Touat rien de pareil, les ksars, les murailles, les palmiers restent parfaitement nets de sable accumulé. Nous sommes ici dans une zone de décapage et non d’alluvionnement éolien.
Tout cela a sans doute sa répercussion soit sur la composition chimique du sol, soit, d’une façon ou de l’autre que je ne puis préciser, sur son adaptation à la culture. Il y a en effet, entre le haut et le bas Touat, des différences agricoles notables, malgré l’identité du climat. Dans le haut Touat le henné ne vient pas, et la datte est de qualité inférieure.
Le haut Touat a donc une individualité même au point de vue géographie physique ; mais surtout historique et humain.
Et d’abord il a une histoire qui remonte au XIVe siècle. Ibn Batouta et Ibn Khaldoun parlent assez longuement du Bouda et de Tamentit, qui semblent bien avoir été alors les plus gros centres commerciaux, les capitales du groupe touatien.
C’est à la fin du XVe siècle surtout que l’histoire du haut Touat se précise et devient intéressante.
On sait depuis longtemps, depuis Léon l’Africain, que, en l’année 1492, le Touat a été le théâtre d’un épisode tragique ; à cette époque, sur l’instigation de Mohammed ben Abd el-Kerim ben Mer’ili plus connu sous le nom d’El Mer’ili, les Juifs furent massacrés et leur synagogue détruite[184]. Mais ce qui pouvait paraître un simple fait divers tragique, a été en réalité, pour les oasis, un événement considérable, un tournant de l’histoire. Le « temps des Juifs », l’histoire de leur établissement, leur prospérité, leur massacre, tout cela revient à chaque instant dans les traditions indigènes, et non pas seulement dans leurs traditions orales, M. Wattin, interprète militaire, a retrouvé au Touat, a traduit et publié un manuscrit arabe d’histoire locale ; le titre est El-Bassit par Sid Mohammed et-Taïeb ben el-Hadj Abd er-Rahim[185]. El-Bassit parle longuement des Juifs.
Ils se seraient établis au Touat « l’année de l’éléphant », c’est-à-dire l’année où Abraha, roi de l’Éthiopie, monté sur un éléphant blanc, entreprit une expédition contre la Mecque, pour renverser le temple de la Kaaba ; ce qui nous reporterait au VIe siècle de J.-C. Les arabisants diront ce qu’ils pensent de cette indication chronologique. Il est curieux en tout cas que les traditions indigènes conservent le souvenir d’une migration de Juifs, d’un établissement en masse. Et il ne l’est pas moins qu’on attribue à cet établissement une date aussi reculée, antérieure à l’hégire ; c’est d’ailleurs l’événement le plus ancien dont les oasis ont gardé souvenance.
Les traditions nous montrent des juifs ksouriens, propriétaires, agriculteurs, tout différents du mercanti usurier qu’est actuellement le juif de l’Afrique Mineure. Les puits artésiens d’Ouled Mahmoud et de Kaberten (au Gourara) sont attribués aux Juifs ; d’après Niéger « la foggara Hennou de Tamentit, et toutes les foggaras mortes comprises entre Zaouiet Sidi Bekri et Beni Tameur » seraient l’ouvrage des Juifs. D’après la même autorité ils auraient eu trois cent soixante-six ksars. C’est à eux qu’on attribue la fondation des ksars de Tamentit, qui serait restée jusqu’en 1492 une oasis juive. C’est là un fait considérable si l’on songe que Tamentit est encore aujourd’hui la capitale morale du Touat, son centre industriel, commercial, et si l’on peut dire intellectuel.
Il n’est pas interdit d’espérer que des découvertes archéologiques viendront jeter quelque jour sur cette civilisation disparue. J’ai estampé dans le ksar de R’ormali (oasis de Bouda), une inscription hébraïque, qui a été publiée par M. Philippe Berger[186] ; c’est une pierre tombale de 1329. Cette inscription est d’un travail soigné ; elle semble attester l’existence de ce qu’on pourrait presque appeler une école de graveurs ; et on pouvait prévoir qu’elle ne resterait pas isolée. En effet M. le lieutenant-colonel Laperrine a expédié à Alger trois nouvelles inscriptions hébraïques[187].
Les traditions indigènes ont conservé de la persécution un souvenir détaillé. Ils connaissent parfois le lieu de sépulture des victimes. D’après Niéger « un massacre aurait eu lieu entre Sbaa et Meraguen. Les indigènes montrent à trois kilomètres sud-ouest de Guerara, une espèce de tumulus, qui serait le tombeau des infidèles ». El-Mer’ili, l’ennemi des Juifs, eut à surmonter de grosses résistances locales ; son principal adversaire fut le cadi de Tamentit, El-Asmouni qui chercha à intéresser à sa cause, ou plutôt à celle des Juifs, les ouléma du Maghreb. Les massacres ne furent décidés qu’après consultation de saints personnages lointains, parmi lesquels on cite Es-Snousi et Et-Tounsi. L’assassinat du fils d’El-Mer’ili au Touat[188] longtemps après la persécution laisse deviner qu’elle avait semé des haines vivaces, et qu’elle n’avait pas obtenu un résultat complet et immédiat.
La mémoire d’El-Mer’ili, dont le tombeau est à Bou Ali, est aujourd’hui en grande vénération aux oasis ; mais on pourrait presque en dire autant de ses victimes ; à coup sûr il ne s’attache pas à leur souvenir la haine et le mépris dont le musulman poursuit ordinairement l’infidèle. C’est déjà un fait remarquable que ces Juifs exterminés depuis quatre cents ans ne soient pas tombés dans l’oubli. On parle du « temps des Juifs » avec une sorte de piété ; c’était le temps où les sebkhas étaient des lacs, où le Touat avait ses felouques, le bon vieux temps ; les Juifs apparaissent comme des bienfaiteurs, auteurs des puits artésiens et des foggaras, créateurs d’oasis et fondateurs de ksars. L’inscription de R’ormali n’est pas le moins du monde abandonnée, elle est un peu traitée en fétiche, encastrée dans un pilier de pisé, le côté gravé en dehors. Dans les ruines du ksar juif d’Ar’lad (oasis de Tamentit) les femmes vont pleurer, avec l’espoir, il est vrai, d’être récompensées de leurs larmes par la découverte d’un trésor. Le commandant Laquière écrit : « La tradition courante au Touat est que les gens de Tamentit tiennent cette aptitude à l’industrie et au commerce de leurs ancêtres juifs, à qui serait due la fondation de la ville. Les indigènes se défendent d’ailleurs de cette origine et disent que, lors de l’arrivée des musulmans dans le pays, les Juifs ont disparu en majeure partie. D’après eux, seuls les habitants du quartier d’Akbour descendraient des Juifs fondateurs de Tamentit. Les descendants d’ailleurs sont de parfaits musulmans aujourd’hui, se disent même marabouts et enseignent le Qoran. »
Il en est de même à peu près partout aux oasis ; on ne trouvera jamais un ksourien qui ne renie ses propres ancêtres juifs, mais il avoue ceux de son voisin. Au fond, malgré les siècles écoulés, tous savent à quoi s’en tenir, et dans les victimes d’El-Mer’ili ils reconnaissent des aïeux. La persécution de 1492 n’a pas été simplement le massacre de quelques Juifs, elle a été surtout la conversion en masse d’un peuple.
Ce temps des Juifs dont le souvenir s’est conservé non seulement dans le haut Touat mais encore au Gourara, fut assurément le temps de l’indépendance berbère, les Juifs dominaient soit par leur nombre, soit par leur industrie et leur richesse une société berbère.
En même temps que les trois inscriptions hébraïques trouvées à Tamentit, M. le lieutenant-colonel Laperrine a envoyé à Alger une pierre sculptée, de même provenance[189] et qui, d’après M. Basset représente une tête de bélier. M. Basset a relevé deux textes, l’un de Corippus et l’autre d’El-Bekri attestent l’existence chez les Berbères d’un culte du bélier, qui s’est maintenu jusqu’au XIe siècle[190]. Après tout il subsiste encore à Tamentit ce qu’on pourrait appeler une autre idole berbère, objet d’un culte actuel. C’est un très bel aérolithe, posé au milieu d’une place, où il est protégé par son poids et par la vénération du peuple. M. le commandant Laquière en a publié une photographie[191]. Les indigènes affirment qu’il est tombé du ciel, et sur ce point on peut les en croire, auprès du petit ksar de Noum en Nas. En ce temps-là il était tout en or, aussi excitait-il de si dangereuses convoitises que Dieu, dans sa sagesse, le muta au fer. En réalité, au prix où se débitent les aérolithes dans les musées et les laboratoires, celui de Tamentit, quoiqu’il ne soit pas en or, a une grosse valeur, mais les gens de Tamentit l’ignorent, et ils esquivent ainsi un conflit pénible entre leur piété et leurs instincts ataviques de commerçants.
Je ne sais pas jusqu’à quel point le culte d’un aérolithe est compatible avec l’Islam. On songe de suite à la pierre noire dans la Kaaba de la Mecque, mais justement cette pierre noire est, je crois, antérieure à l’Islam.
Les inscriptions berbères abondent au Tadmaït, et on s’est trop pressé peut-être de les attribuer exclusivement aux Touaregs actuels. En tout cas, il existe à Tamentit, auprès du ksar de Bassi, un rocher couvert de Tifinar’ (voir pl. XVIII, phot. 35 et 36). Il est peu vraisemblable que ce soit une inscription Touareg, que ferait-elle en pleine oasis de Tamentit où les Touaregs n’ont jamais eu aucune influence ; et si c’en était une, les indigènes la connaîtraient pour telle ; or, ils la considèrent comme une inscription juive, si bien qu’un mercanti juif d’Adrar, peu lettré apparemment, a pu s’y laisser prendre et verser de vraies larmes d’émotion sur cette soi-disant relique des siens. Il est vraisemblable qu’elle est, sinon juive, du moins « du temps des Juifs », d’une époque où les Zenati de Tamentit avaient encore l’usage du Tifinar’. Sa présence dans l’oasis, et l’oubli dans lequel elle est tombée semblent témoigner d’un recul de la culture nationale berbère.
On sait que, dans toute la Berbérie, des débris d’institutions et de mœurs romaines ont survécu longtemps à l’Islam, les derniers se retrouvent aujourd’hui encore dans les tribus restées les plus berbères de l’Afrique du nord, dans la Kabylie du Djurdjura, dans l’Aurès ; il faut assurément ranger non seulement le haut Touat mais encore le complexe des oasis sahariennes parmi les coins de Berbérie où l’on rencontre en plus grande quantité ces sortes de fossiles romains. Les ksouriens agriculteurs ont conservé, non seulement le souvenir, mais encore l’usage très vivant du calendrier Julien, avec les noms latins des mois, encore très reconnaissables, Naier (Januar), Fobraier, Maris, Ibril, etc. Chaque année ils fêtent le 12 janvier de notre calendrier grégorien, qui est le premier du calendrier Julien.
En somme il s’est conservé dans le bas Touat et au Gourara, pendant tout le Moyen âge, une société berbère, au milieu de laquelle survivait, dans certaines communautés, une religion de l’empire romain, le judaïsme ; et d’une façon générale, un état d’esprit archaïque, antérieur à la conquête islamique. C’est du moins la seule hypothèse qui rende compte des faits observés. Contre cette société berbère, partiellement infidèle, il se produisit à partir de 1492, une réaction violente de l’Islam et de la culture arabe.
Dans le haut Touat cette réaction a fait disparaître l’ancienne société zenati bien plus complètement qu’au Gourara, où elle est, on l’a vu, à peine entamée. Ici, la prédominance politique et sociale appartient presque partout aujourd’hui à des familles de langue et, s’il fallait les en croire, de race arabe. Les nombreux Zenati parlant berbère, et qui ne peuvent renier ni le nom de leur tribu, ni leur idiome, en rougissent et cherchent du moins à rattacher leur origine à l’Arabie au moyen de fausses généalogies[192].
Ils ne forment plus d’ailleurs que des groupements familiaux, on les trouve dans presque tous les ksars mélangés aux Arabes. Le brassage a été assez énergique pour influer, à ce qu’il m’a semblé, sur la prononciation ; les Zenati du haut Touat lorsqu’ils parlent arabe, n’ont pas, je crois, l’affreux accent gourarien.
Il y a cependant un groupe de très petits ksars qui sont restés intégralement Zenati : Temassekh, Ikkiz, Ar’il, Titaf, el Ahmer et Ouled Antar. Il est curieux que ce groupe soit précisément intercalé entre le haut et le bas Touat, comme pour attester qu’il y a bien là en effet une frontière entre des pays différents, historiquement et ethnologiquement distincts.
Bas Touat. — Le bas Touat diffère d’abord du haut par la nature de son sol. Au voisinage de Zaouiet Kounta toute une série d’oasis Ouled sidi Hamou bel Hadj, Touat el Henna, Inzegmir, sont installées sur le Mio-Pliocène, qui donne un sol sableux et calcaire, tout différent, j’imagine, des terres fortes et argileuses du haut Touat. En tout cas, c’est le pays où pousse le henné, comme l’indique son nom de Touat el Henna, et c’est aussi le pays du tabac.
Plus au sud à partir de Sali, la dune envahit les oasis. A Enzeglouf un village à peu près enfoui a dû être abandonné. Partout l’aspect de la dune hérissée de haies en djerid atteste la lutte acharnée des indigènes contre l’envahissement. (Voir planche XLII, phot. 79.) A Zaouiet Reggan la crête des dunes est aujourd’hui à l’ouest de la palmeraie, les indigènes se souviennent d’un temps où elle était à l’est ; la ligne en marche des dunes a progressivement traversé toute la palmeraie, comme une énorme vague. Et ceci nous donne l’assurance que le vent d’est domine ; aussi bien tout le montre, la topographie même de la dune et le regard des sifs, l’affirmation unanime des indigènes. Et d’ailleurs le vent d’est domine partout aux oasis, au Tidikelt comme dans le haut Touat et au Gourara.
Cet ensablement agressif est un spectacle surprenant pour qui vient du nord, si libre de dunes. Mais il est de règle au Tidikelt, In Salah aussi est menacé d’enfouissement. Les indigènes disent que le sable du bas Touat vient de R’adamès et du Grand Erg oriental ; il ne faut pas prendre cette assertion à la lettre, elle signifie évidemment que tout le long de la route qui va à R’adamès, et qui est assez suivie, on observe la même tendance à l’ensablement. On sait que cette route suit le fond d’un grand fossé d’effondrement, creusé entre les masses montagneuses du Tadmaït et celles du Mouidir-Ahnet. C’est le long de ce fossé que le sable chemine poussé par un vent d’est dont les parois de l’immense couloir rectifient sans doute et assurent la direction, et dont elles augmentent la force. Le Reggan et le Sali sont précisément dans la direction de ce grand courant d’air chargé de sable.
Que par cette longue voie des grains de sable venus de l’erg oriental aient pu arriver jusqu’au Touat, c’est une hypothèse dont il serait oiseux de contester la vraisemblance. Mais ici, comme ailleurs, si on admet que le sable est dans la dépendance exclusive du vent, il devient inexplicable qu’on le trouve seulement dans les bas-fonds : On ne comprend pas que l’action du vent puisse avoir des effets identiques à ceux de la pesanteur. Il ne faut pas oublier que deux systèmes d’oueds quaternaires puissants, l’O. Igargar et l’O. Bota ont accumulé dans cette longue dépression tout ce qu’ils ont arraché de sable aux plateaux gréseux Touareg, Tassili, Mouidir, Ahnet, Açedjerad. Il y a là sur place ample matière à l’édification des dunes.
Il est donc naturel que le Reggan et le Sali, sous le vent d’un pareil réservoir de sable soient envahis aux dunes ; le reste du Touat et le Gourara méridional sont au contraire sous le vent du Tadmaït, dont les calcaires sculptés par des rivières divergentes, ne se prêtent pas à l’accumulation de grandes masses sableuses.
Quoi qu’il en soit, au Sali et au Reggan, les dunes ont tué d’importantes fractions de palmeraies ; mais cet inconvénient n’est pas sans quelque compensation. Un certain degré d’ensablement est-il favorable à la qualité de la datte ? Ce qui est certain c’est que celles du Sali et du Reggan passent pour les meilleures de tout le Touat.
Au bas Touat on ne retrouve plus le souvenir des Juifs. On y retrouve d’autres légendes, moins précises évidemment, car je ne sache pas qu’elles s’appuient sur des textes sérieux : je crois pourtant incontestable qu’elles ont un fonds de vérité historique. Au bas Touat, avant la période actuelle, on a connu le temps des Barmata, et cette indication chronologique manque sans doute de précision. Pourtant le nom même des Barmata donne un terminus a quo : arabe littéral « el Baramik » en français les Barmécides. Et il importe peu que ce nom illustre dans l’histoire de l’Islam ait été manifestement usurpé, comme tant d’autres, par des Berbères en quête de fausses généalogies. Le dernier vizir Barmécide est tombé en 803, et ses homonymes du Touat sont donc postérieurs au IXe siècle, probablement postérieurs de beaucoup.
Ces Barmata, d’autre part, ne sont nullement des personnages de légende ; ils ont laissé au Touat les preuves les plus positives de leur existence, des ruines de ksars nombreux.
Au bas Touat, depuis Titaf, la ligne des ksars actuels, jusqu’à Taourirt, est longée régulièrement, à l’est et en contre-haut, d’une ligne de ksars en ruines ; j’ai vu à coté de Zaouiet Kounta les ruines d’el Euzzi et de Salobouiye ; à côté de Taourirt, les ruines d’Agebeur. Villages actuels et ruinés sont tout à fait différents. Les actuels sont en pisé, ils se ressemblent tous, géométriquement carrés, flanqués aux angles de tours carrées, tout cela est très régulièrement crénelé. Vus de loin avec leurs murs lisses et comme vernis de boue durcie, avec leurs lignes droites et leur structure géométrique, ils ont l’air de forteresses de marchands de jouets, gardées par des soldats de plomb. (Voir pl. XL, phot. 76.)
Ce type de ksar paraît être marocain ; on le retrouve, assez exactement, semble-t-il, sur des photographies publiées par M. de Segonzac[193], et qui se rapportent à la haute Moulouya. Nos ksars algériens sont d’un type bien différent, ce sont des tas informes, des agglomérations de petites maisons si serrées, si enchevêtrées, qu’on serait tenté de dire des conglomérats, des lumachelles ; les contours généraux n’accusent aucune espèce de plan d’ensemble ; ils ont l’absurdité, la fantaisie et le pittoresque de vieilles choses lentement progressives, qui ont poussé à travers les siècles, au hasard de la vie et de l’évolution. La différence entre les deux types est la même qui a été si souvent signalée entre les villes et les hameaux de nos vieux pays, et les centres urbains des pays neufs, « villes champignons » des États-Unis, villages de colonisation algériens ; avec leur disposition en damier, œuvre d’arpenteurs géomètres. Si l’on songe que tous les ksars du Touat, comme d’ailleurs du Gourara et de la Saoura, sont de ce même type colonial et administratif, si étrange dans un pays qui n’a jamais connu l’administration, on n’échappe pas à la conclusion qu’ils sont tous le produit d’une même pensée et approximativement d’une même époque, ils attestent une conquête, une révolution brusque.
Les ksars en ruines, d’autre part, n’ont aucun rapport architectural avec les modernes. Et d’abord ils sont construits en pierre, et non en pisé ; c’est probablement à cette différence des matériaux de construction que nous devons la conservation excellente des ruines ; après trois ou quatre siècles, il n’y resterait pas une pierre debout, si on en avait eu l’emploi, puisque les ruines auraient été une carrière. En fait les vieux ksars sont en remarquable état ; beaucoup de murs sont encore debout et le squelette général est intact. Je n’oserais pas affirmer que le mortier fasse défaut partout, mais une partie des murs à tout le moins est bâtie en pierres sèches. L’aire d’extension de ces ruines en pierres sèches à travers le Sahara est considérable ; il en existe de tout à fait semblables à celle du Touat auprès de Colomb-Béchar, auprès de Charouïn, et jusque dans l’Adr’ar des Iforass (es Souk, Kidal)[194]. Partout, l’Adr’ar mis à part, le pisé a complètement supplanté la pierre sèche ; c’est une substitution étrange par sa généralité. (Voir pl. XL, phot. 75.) Les vieux ksars du Touat, au rebours des nouveaux, ne trahissent pas le moindre souci de symétrie dans le plan général. Ils sont généralement perchés, non seulement au haut de la falaise, mais encore toutes les fois que ç’a été possible au sommet d’une gara détachée de la falaise, dans une position inexpugnable ; ils prennent là-haut une silhouette de château moyenâgeux. Le choix de semblables emplacements est très fréquent dans toute la Berbérie ; pour désigner ces nids d’aigle il existe un vieux mot berbère « kalaa » qui a survécu sur une foule de points dans l’onomastique locale (el Goléa, Koléa, Kalaa des Beni Abbès, etc.). Ces kalaa de pierres sèches représentent le village berbère ; les ksars modernes le village arabe, un plus haut degré de culture islamique. Sur une transformation tout à fait analogue nous avons des données historiques chez les Beni Goumi (région de Tar’it). On connaît et on vénère le marabout qui l’a dirigée.
La kalaa de Taourirt est la seule que j’aie eu le loisir d’examiner. Elle s’appelle Agebeur ; il est à noter qu’aucune de ces ruines n’est anonyme ; le cimetière d’Agebeur est incontestablement musulman ; un coin est resté vivant, c’est une koubba blanchie à la chaux, soigneusement entretenue, où serait enterré un santon marocain Abd-er-Rahman el Oudiayi ; cette ville d’Oudia d’où le santon serait originaire est-elle Oujda, à côté de notre frontière ? Je n’en sais pas plus long, mais il est évident que l’antiquité de ces ruines n’est pas très reculée.
Les ksars en ruines du bas Touat sont précisément ceux auxquels est resté accroché le nom des Barmata. Il n’est pas impossible de recueillir au sujet des Barmata quelques traditions indigènes, mais bien vagues et contradictoires. D’après M. Wattin ils sont venus au Reggan vers l’an 901 de notre ère à l’époque où Ibrahim ben Ahmed était gouverneur de l’Ifrikiya. On les dit frères des Zenati et des Beraber, c’est-à-dire Berbères ; mais on ajoute frères des Bambaras soudanais, ce qu’il ne faut pas apparemment prendre à la lettre.
Pourtant j’ai vérifié que le souvenir des Barmata se retrouve très net à Tombouctou. Ils furent certainement à un moment donné les courtiers du commerce transsaharien et ils eurent des attaches au Soudan.
Par surcroît, l’association à leur nom de celui des Bambara pourrait bien n’être pas complètement absurde. D’après M. Chudeau, quelques faits notés au Soudan, d’accord avec leurs légendes qui les font venir du nord, semblent bien montrer que les Bambaras, question de race mise à part bien entendu, ont leurs affinités avec les Sahariens ; presque rien ne les rapproche des autres nègres du Soudan. Voici les principaux arguments dont quelques-uns assez forts, que fait valoir à l’appui de cette opinion, le directeur de la station agronomique de Koulikoro, M. Vuillet, qu’un long séjour et de nombreux voyages au Soudan ont mis à même de voir et de bien voir.
1o Des prénoms comme Moussa, Ahmadou, d’origine arabe, sont fréquents chez les Bambaras même non musulmans. Plus au sud ces prénoms disparaissent.
2o Les villages bambaras, avec leurs cases carrées et leurs toits plats rappellent les ksars du Sud-Algérien et non les huttes rondes de la plupart des noirs. Leur vêtement, le harnachement des chevaux les rapprochent aussi des Arabes.
Leur arme est la lance et non pas l’arc.
L’élevage, la fabrication du beurre, la castration du bétail les éloignent aussi des régions plus méridionales.
3o Les arguments les plus intéressants sont tirés de la culture. Le blé (malikama) se rencontre en quelques points du pays bambara ; le dattier (tamar), à peine productif cependant, existe dans presque tous leurs villages. Le citron (lemerou), le henné, le sésame sont cultivés partout, au moins en petit.
Les cultures du sud (fabirama, papaye, banane, goyave, igname) sont à peine connues en pays bambara, où elles ont été le plus souvent importées par les Européens. Le manioc amer qui est l’espèce de grande culture parce que son amertume à l’état cru le met à l’abri des singes, des porcs-épics et des passants, est ignoré des Bambaras qui ne plantent que le manioc doux.
D’après les traditions du bas Touat, recueillies par M. Wattin[195], les Barmata n’étaient pas musulmans, mais c’est d’une absurdité évidente, il faut entendre sans doute que leur orthodoxie était douteuse. Ils auraient été anéantis par une tribu Touareg, les Settaf, et leurs ksars étaient déjà ruinés et le pays vide quand les nouveaux furent fondés par des Marocains venus du Sahel et du Chaouia. Ceci non plus ne semble pas pouvoir être entendu à la lettre. Les gens du bas Touat, presque tous Cheurfa (descendus de Mahomet), cela va sans dire, ne veulent rien avoir de commun avec ces Barmata plus ou moins hérétiques, de même que les gens du haut Touat renient toute parenté avec les juifs massacrés par el Mer’ili. Mais s’il n’existait pas un lien on ne s’expliquerait pas que le nom de chaque kalaa ait surnagé, et qu’il se trouve à Agebeur, encastré dans les ruines, un marabout encore vénéré. On reconnaît d’ailleurs que dans certains ksars, à Sali, à Bou Ali, à el Mansour, il survit des descendants de Barmata. Voici une tradition recueillie par Watin au sujet de Sidi Ahmed er Reggadi, fondateur de Zaouiet Kounta au XIVe siècle. A son arrivée à Bou Ali, les descendants de Barmek, qui étaient considérés comme des païens, eurent peur, mais Ahmed fit apporter du petit lait, il distribua cette boisson entre les enfants de Barmek et les siens en leur disant : « buvez, et riez en frères ». Le « Temps des Barmata » au Reggan, correspond à l’expression « Temps des Juifs » dans le haut Touat.
Ici comme là la disparition de l’ancienne société coïncide avec une puissante poussée d’islamisation, une recrudescence de pitié, qui a semé le pays de Zaouias, Zaouiet Kounta et Zaouiet Reggan, fondées toutes les deux par des Chorfa du Tafilalet qui ont fait souche à Tombouctou de la tribu maraboutique bien connue, les Kounta. Les gens de Sali aussi sont des Chorfa marocains, mais qui s’entendent assez mal avec leurs cousins et voisins.
Tout cela en somme n’est pas trop discordant ; si le nom même des Barmata nous a fourni un terminus a quo, le IXe siècle, l’examen de leurs ksars, et des légendes qui s’y rattachent, nous donne un terminus ad quem, un peu vague, le XIVe ou le XVe siècle.
| E.-F. Gautier. — Sahara Algérien. | Pl. XL. |
Cliché Gautier
75. — AU TIMMI, FABRICATION DES BRIQUES CREUSES, ÉLÉMENTS DU PISÉ.
Cliché Gautier
76. — ADRAR (Timmi), CAPITALE DU TOUAT.
Type de ksar actuel, en pisé, quadrangulaire, flanqué de tours carrées
| E.-F. Gautier. — Sahara Algérien. | Pl. XLI. |
Cliché Gautier
77. — TIMIMOUN — UNE RUE DANS LA PALMERAIE.
D’un mur à l’autre, une poutre en tronc de palmier, qui a fléchi sous son propre poids comme d’habitude.
Cliché Gautier
78. — TIMIMOUN. — UN COIN DU KSAR.
La place principale, traversée par une séguia ; — toits en terrasse de pisé.
| E.-F. Gautier. — Sahara Algérien. | Pl. XLII. |
Cliché Laperrine
79. — UNE PALMERAIE ENSABLÉE.
A gauche, sur la crête de la dune, et pour essayer de la fixer, des haies en palmes.
Cliché Gautier
80. — TIMIMOUN. — BOUCHERS HARATIN DÉPEÇANT UN CHAMEAU.
Le XVe siècle au Sahara et dans l’Afrique Mineure.
Nous pouvons maintenant jeter un coup d’œil d’ensemble sur cette époque, si curieuse au Sahara, qui va approximativement du XIVe au XVIe siècle et qui a vu s’accomplir partout la même transformation.
Dans l’O. Zousfana un certain Sidi Beyazid convertit les Beni Goumi païens. La date est indéterminée mais il faut noter que le nom de Beyazid est turc.
Dans l’O. Zousfana, des « Nazaréens (?) » bâtisseurs de ksars ont été massacrés ou convertis par les Beni Hassen.
Au Gourara et dans le haut Touat une société juive a été détruite par el Mer’ili en 1492.
Au bas Touat des Barmata païens (?) ont pour successeurs au XIVe et XVe siècle des Chorfa du Tafilalet.
Avec des variations locales c’est partout la même révolution, et à peu près à la même époque.
Elle s’accompagne partout d’un changement dans l’architecture des villages. Aux kalaa de pierre bâties dans de fortes situations défensives et offensives succèdent les ksars en pisé, fortifiés, il est vrai, mais modestement cachés dans la palmeraie, au milieu des cultures. Ce sont des refuges de paysans traqués, ou des jardins à cascatelles pour moines inoffensifs ; au lieu de bourgs féodaux, qui sentent l’indépendance, le banditisme, et sans doute aussi le nomadisme, car les kalaa sont toujours à quelque distance des bas-fonds cultivables. Ces siècles de transition sont ceux où se fondent les grands monastères sahariens, Kenatsa, Kerzaz, Zaouiet Kounta, etc. Et, sous bénéfice d’inventaire, car les études hagiographiques restent encore à entreprendre, c’est alors apparemment que surgirent ces innombrables tombeaux de saints, avec leurs coupoles blanches qui constellent toutes les palmeraies et qui extériorisent pour l’œil la prédominance des préoccupations pieuses.
Il y a eu là apparemment, en même temps qu’une révolution religieuse et linguistique, une profonde transformation économique, et sociale, un progrès de l’agriculture intensive, de la paix publique, et de la culture générale.
Or cette révolution religieuse on la signale dans toute l’Afrique du nord.
Au XVe et au XVIe siècle, l’Islam, chassé d’Espagne, poursuivi jusqu’en Afrique par les chrétiens, se ressaisit et se rénove ; le sentiment religieux s’exaspère, les saints, les marabouts, les missionnaires pullulent ; c’est le moment où les vieux noms berbères des tribus disparaissent, pour céder la place aux dénominations actuelles, tirées de marabouts éponymes ; pour la première fois, l’Afrique Mineure s’islamise intégralement.
Et c’est un fait bien curieux que dans cette Berbérie ultra-conservatrice l’Islam introduit au VIIIe siècle n’ait triomphé définitivement qu’au XVIe. C’est même un fait considérable, étrange et généralement si ignoré, qu’on sent le besoin d’en établir l’exactitude en s’appuyant sur des autorités incontestables. Beaucoup moins palpable qu’une bataille ou un changement de dynastie cette grande transformation diffuse et lente a presque complètement échappé aux rares historiens de l’Afrique du nord. Mercier lui consacre à peine une dizaine de lignes imprécises : « Nous devons signaler l’arrivée de marabouts, venus en général de l’ouest, du pays de Seguiet el Hamra... ils ont, en maints endroits, réuni des tronçons épars, d’origine diverse, et en ont formé des tribus qui ont pris leurs noms. Les Koubba de ces marabouts se trouvent répandues dans tout le nord de l’Afrique et perpétuent le souvenir de leur action qui a dû s’exercer surtout du XIVe au XVIIIe siècle[196]. » Aucun historien n’a fait de cette question pourtant intéressante l’objet d’une étude détaillée ; les éléments, incomplets, en sont épars dans des travaux hagiographiques et philologiques, en particulier de M. Basset.
Dans « Nédromah et les Traras »[197], par exemple, M. Basset signale « les traces d’une influence juive, antérieure à l’établissement des Israélites actuels de Nédromah (où ils vinrent de Miknâsah au milieu du XVIIIe siècle), car nous les trouvons dans des monuments du Moyen âge ». M. Basset cite une tribu qui a un nom hébraïque, les Ouled Ichou ; il mentionne un tombeau très vénéré de Josué, et le cap Noun, dont le nom, qui lui est appliqué dès le Moyen âge, est celui du père de Josué. « On sait que les Juifs se répandirent de bonne heure en Afrique, non pas seulement en Cyrénaïque, et dans la région Carthaginoise, où ils prospérèrent, mais aussi dans l’ouest. Les Vandales tolérèrent le libre exercice de la religion juive, et on voit, par un passage de la lex Wisigothorum cité par Grœtz, que les juifs d’Espagne s’adonnaient au commerce et à la navigation sur les côtes d’Afrique... Ils étaient nombreux dans ce dernier pays puisqu’ils s’entendirent avec leurs frères restés en Espagne pour organiser contre Egica, vers 693, une insurrection qui échoua[198]. »
Voilà qui est évidemment de nature à jeter une lumière sur les traditions touatiennes au sujet des Juifs.
Parmi les saints de Nedromah, M. Basset fait une grande place aux « marabouts venus de la Seguiet el Hamra ; ceux-ci se rattachent aux missions qui au XVe et au XVIe siècle ranimèrent l’Islam dans tout le nord de l’Afrique[199] ».
Au sujet de la confédération des Traras, qui se forma au XVIe siècle, M. Basset observe : « Contrairement à ce qui se passa ailleurs, elle ne prit pas le nom soit d’un ancêtre éponyme, soit d’un marabout reconnu comme l’ancêtre spirituel[200]. »
Dans les montagnes de Cherchell les Beni Menacer actuels furent jusqu’au XVIe siècle des Zenètes Maghraoua, dont le nom se trouve déjà dans Ptolémée sous le nom de Μακχούρηβοι. Ils ont adopté leur nom actuel aux environs du XVIe siècle et « ils le dérivèrent de celui d’un saint nommé Mansour, qui se serait fixé parmi eux pour les ramener à la religion, et serait ainsi devenu leur ancêtre spirituel éponyme[201] ».
C’est ainsi que « les Mekhâlif, entre Djelfa et Laghouat, se rattachent à un Sidi Makhlouf ;... les Douaouïda (province de Constantine) à Sidi Douad, etc. ».
M. René Basset donne tout une liste de marabouts algériens venus du Maroc et de la Seguiet el Hamra, et qui ont évangélisé Blidah, Mascara, la Kabylie, etc.[202]. Le santon fameux de Milianah, Sidi Ahmed ben Yousof se rattache spirituellement, au titre de disciple, « à ce grand mouvement de renaissance religieuse[203] ».
Voilà qui éclaire évidemment le rôle joué au Touat par el Mer’ili, à Tar’it par Si Beyazid, etc.
La révolution du XVe siècle au Sahara et en particulier au Touat ne lui est donc pas particulière ; des événements analogues, répercussions des victoires espagnoles, se sont produits à la même époque dans toute l’Afrique du nord. Le Maroc battu en Europe et envahi en Afrique, fut apparemment sensible à l’humiliation nationale et au recul de l’Islam ; par surcroît il fut le refuge des musulmans andalous chassés d’Espagne : ces proscrits nombreux, intelligents, cultivés et aigris se dispersèrent sur la surface du Maroc par petites colonies, qui devinrent des centres de fermentation religieuse et patriotique. Et c’est ainsi que l’extrême Ouest-Africain est devenu, par un curieux choc en retour, un centre d’expansion énergique non seulement de l’Islam mais de la langue arabe. Les Arabes du Touat sont venus de l’ouest, de la Seguiet el Hamra, où la colonie andalouse était considérable, et qui fut un centre de rayonnement important entre tous. Il l’est resté d’ailleurs, comme en témoigne le rôle d’agitateur xénophobe joué actuellement par Ma el Aïnin. Qu’une population expulsée, et en quête d’une nouvelle patrie, se soit portée de préférence au Sahara, dans les parties périphériques et, pour ainsi dire, coloniales de l’empire marocain, ou que, en tout cas, elle y ait exercé une influence plus profonde, c’est assez naturel. Serait-il absurde de rappeler à ce propos le rôle joué en Algérie, après 1870, par d’autres annexés, les Alsaciens-Lorrains ? En tout cas il y a là tout un ensemble de faits que notre éducation historique européenne ne nous habitue pas à associer avec les dernières larmes de Boabdil, et qui n’en sont pas moins réels. Les défaites marocaines en Andalousie ont eu leur répercussion et leur revanche un peu partout dans l’Afrique du nord, mais plus particulièrement à l’autre bout de l’empire, au Sahara.
C’est là dans le passé le dernier tournant d’histoire qu’on aperçoive nettement aux oasis. Au delà tout devient confus. L’article de M. Wattin sur les origines du Touat énumère il est vrai un certain nombre d’événements fort antérieurs au XVe siècle. Mais les souvenirs indigènes sont flous et incertains. En 289 de l’hégire (901 de l’ère chrétienne) une migration serait venue de l’est, provoquée par les exactions d’Ibrahim ben Ahmed, gouverneur de l’Ifriqiya ; les immigrés se fixèrent au Reggan, et donnèrent au pays le nom de Touat, parce qu’ils étaient fatigués (ouatin !!)
Ce sont précisément les Barmata. Mais d’autre part, d’après M. Basset, la même légende et la même étymologie sont appliquées à des nègres de la suite du roi de Melli, Mensa Mousa[204].
D’après Wattin, ce qui signifie naturellement d’après les indigènes dont il reproduit les dires, les ancêtres des Touatiens seraient tous arrivés au Touat entre les années de notre ère 901 et 1067. Mais d’autre part, d’après le même Wattin, les Juifs sont arrivés au Touat dans l’année de l’éléphant, c’est-à-dire au VIe siècle. Il paraît impossible de tirer de tout cela un renseignement positif d’intérêt général[205].
Les Haratin. — Il n’est pas difficile de poser le problème à résoudre. Les Berbères furent-ils les premiers habitants du Touat ? ou ont-ils été précédés par des Nègres ? C’est la question des haratin.
Toute la basse classe, et par conséquent la partie la plus considérable de la population, est composée de Nègres. Seuls d’ailleurs ils sont en état de supporter physiquement le travail de la terre, parce qu’ils résistent à la malaria.
Mais ces Nègres se divisent en deux catégories bien tranchées, les esclaves et les haratin.
Pour les esclaves point de difficulté, leur origine est claire, la plupart sont nés au Soudan et ont été amenés aux oasis par la traite. D’après Wattin ils ont un idiome spécial, le kouria, qui serait un pot-pourri de toutes les langues soudanaises. M. Wattin ne donne aucun détail sur cet idiome qu’il n’a évidemment pas eu le temps d’étudier ; mais il est très affirmatif sur son existence. D’après le peu qu’il en dit on imagine un sabir, un pigin-englisch ; il est assez vraisemblable en effet que dans un milieu d’esclaves soudanais, d’origines et d’idiomes différents, réunis par leur misère commune, il soit né une sorte de lingua franca nigritienne. Cette petite question reste pourtant à approfondir.
Il est autrement délicat de se prononcer sur l’origine des haratin. C’est une classe, ou une caste de la société, un prolétariat agricole, et peut-être faut-il aller jusqu’à dire des serfs de la glèbe ; ils travaillent les jardins d’autrui d’après un contrat de métayage, équivalent à celui qui lie le khammès algérien ; je crois qu’ils n’avaient pas le droit de rompre ce contrat de métayage, et à coup sûr ils n’en avaient pas la possibilité.
Ce prolétariat nègre se retrouve dans tout le Sahara algérien et marocain, à Ouargla, au Tafilalet, dans l’O. Draa, et partout il porte le même nom.
On pourrait être tenté de dériver ce nom de حرث (harat : labourer) ; d’après les archives marocaines il y a une classe de haratin (laboureurs blancs) auprès de Tanger[206]. Il semble donc bien que aux yeux des indigènes la caractéristique essentielle des haratin c’est moins la couleur de la peau que la positon sociale.
Les haratin sont-ils des esclaves libérés, une caste d’affranchis ? sont-ils au contraire le résidu d’une ancienne population aborigène, asservie par les Berbères, des Garamantes ? C’est une question qui a fait couler beaucoup d’encre. Les haratin du Touat et des groupes voisins d’oasis n’ont certainement pas d’idiome qui leur soit propre. Ils parlent la langue de leurs maîtres, arabe ou berbère suivant les oasis. Un certain nombre savent le kouria, mais non pas tous ; ceux qui le parlent sont d’anciens esclaves, et le kouria serait incontestablement le jargon propre des esclaves. Notons pourtant que M. Basset, étudiant à Tiaret l’idiome berbère parlé par une colonie de haratin a retrouvé des influences yolof[207].
On n’a jamais étudié les haratin au point de vue ethnologique ; il est certain pourtant qu’ils ont les instruments de musique des Nègres, le tambour et la double timbale (karkabou) ; ils ont leurs danses et leurs habitudes bruyantes dans les nuits de pleine lune ! A première vue à tout le moins ils ne semblent pas s’en distinguer.
D’ailleurs, au dire de nos officiers (capitaine Flye Sainte-Marie en particulier), tout hartani qu’on interroge déclare que son grand-père était esclave ; chez aucun on ne trouverait la prétention d’appartenir à une caste différente par ses origines de la caste servile ; les intéressés eux-mêmes se déclareraient affranchis.
A coup sûr les coutumes facilitent et multiplient les passages d’une caste à l’autre. Les affranchissements sont fréquents, et tout affranchi est de droit hartani. L’enfant de hartani et d’esclave est de droit hartani, comme d’ailleurs l’enfant de hartani et de parent libre est libre de droit. Des deux ascendants c’est toujours celui dont la condition est la plus relevée qui la transmet à l’enfant. On voit ici par quel processus légal la race entière se négrifie.
On peut donc affirmer que rien de ce qu’on observe au Touat n’autorise à considérer les haratin comme une race aborigène. Mais je ne crois pas qu’il serait sage d’aller plus loin et de poser une conclusion absolue. Il est clair que, dans la période actuelle, les Soudanais sont venus aux oasis comme esclaves et qu’ils y ont fait souche de haratin : d’autre part c’est un fait historiquement certain que, au Moyen âge, ils y sont venus en conquérants, à la suite des rois de Mellé et des sultans Sonr’aï ; une légende de Tombouctou, qu’on a rapportée plus haut, attribue au Touat, au pays et à son nom, une origine soudanaise. Dans un chapitre antérieur on a dit que, au centre du Sahara, la race Berbère paraît superposée récemment à une population nègre néolithique.
En définitive, dans un pays où, pour des raisons climatiques, les nègres sont les seuls cultivateurs possibles, et qui d’ailleurs est en libre communication avec la Nigritie, il serait imprudent, et l’on pourrait presque dire absurde, d’affirmer a priori qu’ils ont été un épiphénomène, des immigrants tardifs, ouvriers malgré eux de la onzième heure.
Conditions politiques et économiques. — Nous avons la bonne fortune de posséder, sur le Touat, ce qui nous manque sur les groupes voisins d’oasis, un certain nombre de monographies très sérieuses écrites sur place par des officiers de bureau arabe[208]. Il est donc possible d’entreprendre, à propos du Touat, une petite étude politique et économique, qui pourra s’appliquer en beaucoup de ses parties à tout l’ensemble des oasis occidentales.
Tout d’abord les trois provinces, Touat, Gourara et Tidikelt ont été recensées ; et ce recensement réduit d’une bonne moitié les évaluations antérieures sur le chiffre de la population. On espérait 100 ou même 150000 âmes, le groupe entier a environ 50000 habitants.
Au Touat le lieutenant Niéger nous donne un tableau méticuleux des ksars et des groupes de ksars, et on voit comment cette population se répartit. Le Touat, par exemple, a douze oasis, douze palmeraies distinctes, formant chacune un tout plus ou moins centralisé ; dans chacune un nombre variable de villages ; celle de Timmi, par exemple, en a 26 ; celle de Sbaa en a 2, et Noum en Nas un seul. L’importance de chaque village varie de 25 à 500 habitants.
On a déjà dit que les ksars sont en pisé. Le Crétacé, au-dessus et parfois au-dessous des grès à dragées, a des bancs épais d’argile, que les indigènes appellent « tin » ; ces argiles ont été et sont encore très exploitées, les galeries d’exploitation sont parfois habitées, et dans une faible mesure, il y aurait donc lieu de signaler aux oasis des vestiges de troglodytisme (Tesfaout au Gourara, el Ahmer au Touat). En général le tin est employé à la confection du pisé et des briques crues, matériaux habituels de construction (voir pl. XL, phot. 75) ; les ksars des oasis sahariennes doivent au tin une coloration générale rouge qui leur est propre, au moins si on les compare aux ksars d’Ouargla, d’es Souf. Là-bas les matériaux de construction sont tout autres, la chaux et le plâtre abondent, les villages sont d’un blanc éclatant ; et ce n’est pas une simple question de coloration ; l’architecture, dans la cuvette d’Ouargla, est bien moins primitive. On ne connaît rien, aux oasis occidentales, de comparable aux superbes moulures de plâtre, qu’on exhume dans les ruines de Sedrata. Ouargla et el Souf connaissent et pratiquent la voûte ; aux oasis toutes les maisons sont couvertes d’une mauvaise terrasse en terre avec une ossature de troncs de palmier ; on sait que le tronc de palmier n’a pas de résistance, quelque faible portée qu’on lui donne il fléchit progressivement en arc de cercle (voir pl. XLI, phot. 78) ; il ne donne donc que de petites terrasses éphémères, à travers lesquelles le pied passe, et à la merci d’un orage. Ces monceaux de terre battue ajourée, que sont les ksars des oasis, avec leurs longs passages couverts, font une impression de termitières. (Voir pl. XLI, phot. 77 et aussi pl. XXXV, phot. 66.)
Sur la constitution de la société l’essentiel a été dit ; on sait qu’il existe à la base une caste d’esclaves, et une caste de prolétaires serfs, les haratin.
Ajoutons que la classe des hommes libres comporte elle-même des subdivisions : tout à fait en haut de la hiérarchie sociale sont les chorfa (descendants du Prophète), et les merabtin (descendants de saints, d’ascètes illustres) ; au-dessous les aouam, la tourbe des simples musulmans dont les ancêtres ne furent jamais béatifiés. Nous pourrions dire les nobles et les roturiers à condition de se souvenir qu’en général dans la Berbérie théocratique toute noblesse est religieuse et la sainteté héréditaire.
L’organisation politique est très lâche. Le rouage essentiel est la djemaa, composée de tous les notables de chaque ksar ; mais nous sommes assez mal fixés sur ses attributions et ses moyens d’action ; nous ne savons pas si elle délègue son autorité et à qui, ni de quelle-façon elle fait exécuter ses décisions ; probablement assez mal. Son autorité, en tout cas, ne dépasse pas les limites du ksar, et dans ce groupement de ksars, qui est une oasis, il n’y a pas de rouage politique central, aucune cohésion.
La grande oasis de Timmi par exemple avec ses 26 ksour, est bien une individualité géographique et agricole, mais non pas du tout politique, elle est gouvernée par 26 djemaa, entre lesquelles, en cas de dissentiment, il n’y a de secours possible qu’à la force.
En pratique, pourtant, il y a souvent une famille prépondérante, dont le chef dirige, tant bien que mal, tout le district ; c’est le cas de Mohammed ben Abd er-Rahman, au Timmi ; de Abd el-Qader ben el-Hadj Bel Kacem, au Bouda. A ces petits seigneurs féodaux le gouvernement français confère aujourd’hui, et le sultan du Maroc conférait autrefois, le titre de caïd ; mais c’est un titre étranger, auquel rien d’officiel ne correspond dans l’administration indigène.
Il faut encore signaler ici comme partout dans l’Afrique du nord le rôle politique des zaouias ; au Touat, Zaouiet Kounta et surtout Zaouiet Reggan, au Gourara el-Hadj Guelman. Enfin, deux grands çoffs divisent la population de toutes les oasis Sahariennes, le çoff Yahmed et le çoff Sofian.
Cette institution du çoff, encore qu’elle nous paraisse, avant tout, à nos yeux d’Européens, un principe de division et de guerre civile, est au contraire ici le seul lien entre les différents districts, puisqu’elle est la seule qui s’étende à la totalité du pays. En dehors des influences personnelles et religieuses, la djemaa dans le ksar, le çoff dans l’ensemble des oasis sont les seules institutions politiques existantes.
Les lois et coutumes en matière d’irrigation sont d’une importance particulière, la monographie du Touat, par le lieutenant Niéger, contient, à ce sujet, un alinéa très intéressant. Au Touat, l’eau est objet de propriété en soi, indépendamment du sol ; il est courant qu’un propriétaire de palmiers soit simplement locataire de l’eau, sans laquelle sa propriété ne saurait subsister. « Cette anomalie, dit Niéger, s’explique facilement par le désir que les gens riches de la contrée, possesseurs de foggara, avaient de conserver les moins favorisés dans leur dépendance. » On comprend aisément, en effet, que la possession de l’eau soit un instrument de domination, et que les simples propriétaires de palmiers constituent une classe inférieure et dépendante. Chaque foggara a donc son propriétaire, ou plus généralement ses propriétaires, et qui ne sont pas le moins du monde indivis ; la proportionnalité de leurs droits se mesure très exactement au nombre de puits d’aération qui appartiennent à chacun. Chaque section de foggara a donc son propriétaire : Niéger ne nous dit pas s’il est responsable de son entretien ; cela paraît probable, et, dans ce cas, la propriété des foggara ne serait pas seulement un instrument de domination, elle présupposerait une certaine situation de fortune et une certaine prééminence sociale ; il est clair que, pour entretenir une foggara, pour faire face aux aléas d’un éboulement par exemple, il faut disposer, soit de capitaux, soit d’une clientèle étendue d’ouvriers. On ne nous dit pas non plus si la communauté se désintéresse entièrement de cette question vitale de l’irrigation. C’est peu vraisemblable : qu’arrive-t-il, par exemple, si le propriétaire d’une section de foggara laisse dépérir sa propriété et compromet, par là, la prospérité d’une portion de l’oasis ? Nous ne savons pas davantage comment se fait la location de l’eau ; y a-t-il des baux, des enchères ? On devine l’existence de tout un code minutieux de l’irrigation, qu’il serait intéressant de connaître.
Le lieutenant Niéger nous donne d’intéressants détails sur la répartition matérielle de l’eau. Ailleurs, dans l’oasis de Figuig, par exemple, ce qui se répartit, ce qui fait objet de propriété et de contrats, c’est le tour d’irrigation, l’heure, la fraction de temps pendant laquelle on aura l’usage de l’eau. C’est donc le temps qui se mesure au moyen de la karrouba, un vase en cuivre, percé d’un trou, qui joue le rôle d’horloge hydraulique, ou, plus simplement, de sablier d’eau. Ce mode de répartition n’est pas inconnu au Touat, mais il y est rare. Niéger mentionne « une seule foggara à Tamentit, où chaque propriétaire prend l’eau pendant un temps déterminé et arrose immédiatement son jardin ». En général, c’est l’eau elle-même qu’on mesure ; on jauge son débit, et il est curieux de voir comment les ksouriens ont résolu ce problème délicat. L’instrument dont ils se servent porte le nom de chekfa ; c’est une plaque de cuivre percée de trous. Chacun de ces trous a une dimension déterminée ; les uns sont l’unité de mesure (habba), et les autres en sont des fractions ou des multiples. Il suffit de barrer entièrement le courant avec cette plaque de cuivre ; « l’équilibre est établi lorsque l’eau coule par une gouttière ménagée à la partie supérieure de l’instrument ; on bouche à cet effet le nombre de trous nécessaires dans la chekfa. Il suffit alors de compter un à un les trous restés libres, et qui correspondent à des mesures connues (habba, 1/2 habba, etc.), pour avoir le débit ».
M. le lieutenant-colonel Laperrine a bien voulu attirer mon attention sur un passage curieux de Ronna : les Irrigations[209]. On y voit que, en France, les anciens fontainiers faisaient usage du pouce d’eau, qui est simplement l’équivalent français de la habba.
Il est curieux de constater ainsi, une fois de plus, que les hydrauliciens du Sahara ont emprunté leurs connaissances précises au fonds commun du vieux monde. Du moment que les ksouriens ont un instrument de jauge, suffisamment précis et pratique, il est aisé de concevoir comment s’opère la répartition. Au débouché de chaque foggara, dont le débit est jaugé, se trouve un kasri, que les Français appellent un « peigne » à cause de sa forme. C’est, si l’on veut, un delta de pierre entre les branches duquel l’eau de la foggara se divise. (Voir pl. XXXVIII, phot. 71.) Chaque dent du peigne, ou chaque branche du delta a son propriétaire auquel une chekfa, disons un compteur, fixé à demeure, assure automatiquement la quantité d’eau exacte qui lui revient. Il est curieux de voir comment, à travers les trous de la chekfa, l’eau des oasis se vend et se loue, pour ainsi dire goutte à goutte.
Ce système surprend par son ingénieuse complexité, mais il a un gros inconvénient ; à jauger l’eau, et à l’éparpiller ainsi entre les différents propriétaires, on en perd beaucoup. Avec l’autre système celui de la karrouba on gaspille beaucoup moins. Il semble que l’organisation politique des Touatiens les ait amenés à choisir ce mode défectueux de répartition. Il n’est pas rare en effet qu’une même foggara appartienne à plusieurs ksars, qui, étant parfaitement autonomes, ne pouvaient pas rester dans l’indivision. L’anarchie du pays livre ainsi à l’évaporation une quantité d’eau assez notable.
Chaque ksar a son jaugeur d’eau, Kiel el-ma qui est en même temps, dans les questions d’irrigation, quelque chose comme un arbitre ou un juge.
Et c’est en même temps quelque chose d’assez voisin de notre notaire ; ce qui fait sa force, et ce qui le rend irremplaçable, c’est sa connaissance méticuleuse des intérêts et des fortunes.
En somme, tout ce que cette assez pauvre race humaine a conservé d’intelligence et d’énergie est concentré autour de ces questions d’irrigation et de culture. Elle a réalisé là des miracles, à propos desquels on regrette de constater une disproportion entre la somme des efforts et de l’ingéniosité déployés, et le résultat économique final, qui est médiocre. (Voir pour l’irrigation aux oasis, pl. XXXVIII, phot. 72. et pl. XXXIX, phot. 73, 74.)
La datte est, comme partout dans les oasis, la richesse principale, mais celles du Touat ne supportent pas la comparaison avec les fruits magnifiques d’Ouargla et de l’oued R’ir. Au dire des indigènes on a souvent essayé de transplanter au Gourara et au Touat les meilleures espèces d’Ouargla ; elles y dégénèrent très vite.
C’est probablement une question de sol. La cuvette d’Ouargla et de l’oued R’ir est alluvionnaire, les déjections de l’Igargar s’y sont accumulées sur de grandes profondeurs ; ce sol chargé de produits chimiques donne d’ailleurs des eaux purgatives, à peine potables. Le Touat doit à ses grès des eaux très pures et un sol pauvre.
Les indigènes en ont conscience et recherchent avidement le fumier mais leur cheptel misérable ne leur en fournit guère ; de très rares chameaux, quelques ânes et quelques moutons étiques ; les poules elles-mêmes sont remarquables par leurs dimensions exiguës ; elles pondent des œufs à peine plus gros que ceux du pigeon. Toute la vie animale domestique est malingre ou absente. Le chien n’existe pas, trop mal outillé pour survivre aux étés sahariens, avec sa peau dépourvue de pores sudorifiques.
Sous les palmiers mûrissent d’excellents raisins, qu’on retrouve d’ailleurs sur bien des points au Sahara (Hoggar par exemple) ; ils ne ressemblent pas du tout à ceux d’Algérie, ils ont la peau aussi fine et le grain aussi petit que les raisins les plus septentrionaux de France, évidemment la vigne s’étiole au sud comme au nord de la zone méditerranéenne. En compagnie du raisin les jardins du Touat ont des fruits et des légumes, figues, oignons, fèves, pastèques, etc., qui constituent pour l’indigène une ressource alimentaire appréciable, mais qui ne sont pas des richesses économiques réalisables.
Dans cette catégorie des produits agricoles susceptibles d’alimenter un commerce viennent très loin après les dattes, le henné et le tabac, d’importance pécuniaire insignifiante, mais surtout les céréales, mil, orge et blé. D’après M. le capitaine Flye Sainte-Marie le blé vient très beau, et le Touat proprement dit, à lui seul, en a produit en 1904 17600 quintaux, de quoi suffire non seulement aux besoins locaux, mais encore à ceux de la garnison et peut-être à une faible exportation.
Il est vrai que la consommation locale de denrées alimentaires doit être très faible. Incontestablement, les prolétaires des oasis, autrement dit les haratin, sont une population à peine nourrie. On leur voit d’effrayants sternums de momies. Le climat, en été du moins, diminue d’ailleurs l’appétit et fait tomber l’embonpoint. L’Européen lui-même, si j’en juge par mon exemple, perd rapidement, avec ses habitudes de suralimentation, une partie notable de ses provisions adipeuses. Sous la double influence du climat et de la famine, les haratin ont dû développer d’étonnantes facultés d’assimilation digestive intégrale, et d’évacuation minima. Il y aurait là un beau champ d’études pour ces cas de jeûne extraordinairement prolongé, sur lesquels a été attirée l’attention des médecins, des psychistes et même du grand public. Les oasis doivent être pleines de Succi, auxquels il a manqué un manager.
Les autorités françaises craignent ou feignent plaisamment de craindre que le Touat ne se vide d’habitants, le bruit s’étant répandu dans la population qu’il y avait au nord des pays où l’on mangeait. Le Tell à ce point de vue malgré la distance, a toujours exercé une attraction puissante sur les Touatiens. Si M. Basset a pu étudier à Tiaret le dialecte berbère du Touat et du Gourara, c’est qu’il y a trouvé une colonie de haratin.
Sur la misère et la famine au Touat M. l’interprète militaire Martin[210] m’a fourni quelques chiffres dont je lui laisse la responsabilité, mais qui sont effrayants. Un palmier vaut à Ouargla de 30 à 50 francs ; dans l’oued R’-ir de 60 à 70 ; et les meilleures espèces (deglat nour) vont à 300 francs ; au Touat les palmiers ont une valeur maximum de 6 à 7 francs le pied, soit environ dix fois moindre.
La journée de travail au Touat se paie un sou et une poignée de dattes.
A la suite de l’occupation française, la situation économique a été modifiée profondément, et dans un sens péjoratif, au moins par certains côtés.
Le Touat a toujours vécu de la traite des Nègres ; elle lui était doublement nécessaire, d’abord pour renouveler sa main-d’œuvre, puis comme aliment principal du commerce transsaharien. La suppression de la traite est un coup terrible, qui frappe le Touat à la fois dans son agriculture et dans son commerce ; la main-d’œuvre noire, la seule viable sous cette latitude, tend à émigrer, maintenant que nos lois lui en donnent le droit, et la sécurité des grands chemins la possibilité ; comment comblera-t-on les vides ? Et d’autre part, à travers le Sahara, sur cette route commerciale dont le Touat fut un entrepôt, le Soudan, à quelques plumes d’autruches près, n’a jamais expédié que de la marchandise humaine, en échange des produits manufacturés qu’il recevait de la Méditerranée, et qui d’ailleurs, aujourd’hui, lui parviennent plus commodément par la voie océanique. Nous avons rencontré à Ouallen une caravane du Touat en partance pour Tombouctou ; elle se composait de deux chameaux chargés de tabac. Les fameuses caravanes d’autrefois, si surfaites qu’on les imagine, étaient apparemment plus fortes et transportaient des marchandises plus variées.
Par surcroît notre venue a troublé profondément le commerce intérieur du Sahara entre nomades et sédentaires. Le Touat était le marché où les produits agricoles (surtout les dattes) s’échangaient contre ceux de l’élevage (mouton, beurre). Pour des raisons diverses, et à titre plus ou moins provisoire ou définitif, les nomades ont désappris le chemin du marché.
Ceux du sud, les Touaregs, ont quitté les oasis après l’occupation d’In Salah pour n’y plus reparaître pendant de longues années.
Ceux de l’ouest sont les Beraber, depuis la disparition des Ouled Moulad ; c’étaient les nomades particuliers du Touat proprement dit ; ils ne l’ont quitté qu’après de sanglants combats, et ils semblent encore loin d’accepter le nouvel ordre des choses.
Ces désertions du moins ne sont pas durables ; la question Touareg est déjà résolue et la question Beraber recevra quelque jour une solution. Au nord, du côté des nomades algériens, clients propres du Gourara, le mal est moindre, mais il est irréparable. Les Hamyan et les Trafi du Sud-Oranais, poussés par l’administration française, ont vite repris, après une courte interruption leur habitude séculaire d’envoyer une fois l’an au Gourara de grandes caravanes[211]. Pourtant M. le capitaine Flye Sainte-Marie, dans son étude très documentée, constate la décadence du trafic sud-oranais, malgré les encouragements administratifs ; au Touat proprement dit le nombre des chameaux oranais est tombé de 4300 à 1700[212]. L’insécurité de la frontière n’est pas étrangère à cette déchéance. Mais la grosse raison est ailleurs, elle a été indiquée par MM. Lacroix et Bernard[213]. Les conditions économiques ont été si profondément modifiées dans l’Oranie par l’occupation française que la répercussion s’est fait sentir sur l’alimentation. « Les indigènes arrivent à ne plus tenir aux dattes. » Ou s’ils en consomment encore, ce sont les dattes supérieures de l’oued R’ir. La datte en Algérie est tombée du rang d’aliment à celui de friandise ; et les médiocres produits des palmeraies touatiennes s’accumulent en stocks invendus.
En compensation de tant de ruines l’occupation française a eu ses avantages. Le premier est une garnison qui laisse dans le pays à peu près l’intégralité de sa solde. Dans une sous-préfecture française c’est un bienfait apprécié. Au Touat ç’a été le point de départ d’une révolution économique. L’argent monnayé a tué le troc ; les Juifs, les Mzabites, voire les Chaamba ont fondé des maisons de commerce ; au lieu des anciennes caravanes libres qui venaient échanger en nature des moutons contre des dattes, on a vu apparaître des caravanes organisées par entreprise, exécutant des commandes, et qui viennent chercher au Touat non plus des dattes mais de l’argent ; elles ont emprunté des routes nouvelles celles de l’est qui viennent du M’zab, d’Ouargla, ou même de Gabès. A la place de l’ancienne vie commerciale paralysée on en voit naître une nouvelle.
Autre bienfait corrélatif du premier, la garnison a apporté la sécurité, grâce à laquelle on cherche à développer les procédés d’irrigation et l’étendue des cultures. Les sondages artésiens, entrepris, il est vrai, avec un outillage insuffisant, n’ont encore rien donné ; et il est bien possible que ce mécompte ne soit pas fortuit. Les indigènes, au Touat-Gourara, ont creusé deux puits artésiens seulement, en regard de foggaras qui se comptent par milliers ; ce sont après tout d’admirables hydrauliciens, et ils compensent l’infériorité de leur outillage par une expérience de dix ou vingt siècles ; nous pouvons espérer faire mieux, mais non pas autrement. La simple réparation des foggaras a donné d’excellents résultats. D’après le capitaine Flye Sainte-Marie le débit « a augmenté dans une proportion incroyable (1/4, 1/3, 3/7)[214] ». On songe à bétonner les canaux à l’air libre (séguia) et les bassins de réception (madjen) pour éviter l’infiltration. (Voir pl. XXXIX, phot. 74 et XXXVIII, 71 et 72.) Bref on est en mesure d’augmenter notablement les ressources en eau.
On a pu amorcer ainsi aux oasis quelques parcelles nouvelles de terre cultivable, malgré les difficultés qu’oppose ici comme en Égypte la salure du sol[215]. La production des céréales s’est accrue dans une assez forte proportion, et la vente du blé a pu compenser en quelque mesure le mévente des dattes.
Ce vieil organisme économique très affaibli lutte de son mieux pour traverser une crise redoutable.
Les nitrates de potasse. — On a pu croire que le Gourara-Touat avait des chances de développement minier. On y a signalé depuis longtemps des gisements de nitrates, sur la frontière du Touat et du Gourara (à Ouled Mahmoud, Kaberten, Sba, Tililan[216]). J’en ai vu trois qui se ressemblent, et je crois savoir que l’autre est du même type.
M. Pouget, professeur à l’École des sciences d’Alger, a bien voulu analyser un échantillon de terre à nitrates, que j’ai rapporté d’Ouled Mahmoud. Il y a trouvé une forte proportion de sel de cuisine (41 p. 100). Quant aux nitrates, ce sont plutôt des nitrates de soude que de potasse. Mais « le traitement que les indigènes font subir au minerai transforme partiellement le nitrate de soude en nitrate de potasse, grâce à la présence de chlorure de potassium[217] ». En somme, on pourrait extraire du minerai 6,45 p. 100 de salpêtre. C’est une quantité faible, les caliches du Chili en contiennent de 3 à 10 fois plus.
La teneur du minerai en salpêtre est variable. Elle n’est suffisante qu’après une forte pluie, suivie d’un grand vent, c’est-à-dire d’une forte évaporation. Les indigènes l’affirment du moins, et ils attendent ce moment favorable pour l’exploitation intermittente de leurs nitrates. D’ailleurs l’ascension des sels par capillarité est, paraît-il, un phénomène constant ; les déchets des caliches se rechargent automatiquement, et peuvent être exploités de nouveau. Au Gourara, cette particularité inspire à M. Flamand l’espoir qu’il existe en profondeur des gisements très riches, alimentant les gisements pauvres superficiels.
Il faut espérer qu’un coup de sonde sera donné par l’administration qui dispose d’un petit appareil à forages. Le terrain encaissant est partout le même, argiles cénomaniennes ou albiennes.
Il faut avouer que l’aspect des gisements n’est pas engageant. Celui d’Ouled Mahmoud est tout petit ; c’est une sebkha minuscule de cent à deux cents mètres de diamètre. Elle est enclose dans la palmeraie, en contre-bas du village, dans une dépression marquée. Toutes les déjections et toutes les matières animales ont dû y être entraînées et s’y accumuler depuis des siècles, d’autant plus que le sol environnant est d’argile imperméable. On est donc tenté de croire que la petite nitrière d’Ouled Mahmoud est simplement l’égout naturel d’un village très ancien.
Celles de Sba et de Tililan sont aussi de petites sebkhas à proximité de villages. L’outillage et les procédés d’extraction sont assez ingénieux quoiqu’ils donnent des résultats déplorables. D’après M. Pouget, plus de la moitié du salpêtre contenu dans le minerai se retrouve dans les déchets, soit 3,8 sur 6,45 p. 100. D’autre part, le nitrate de potasse obtenu est très impur, il contient 33 p. 100 de nitrate de soude.
L’outillage et les procédés des Gourariens ne leur sont d’ailleurs pas particuliers. Ils étaient en usage dans les oasis des Zibans et de l’oued R’ir au milieu du XIXe siècle[218]. Je ne sais pas si les nitrières d’Ouled Mahmoud auront une autre fortune que celles des Zibans, aujourd’hui tombées dans l’oubli.
[161]Étienne Ritter, Le Djebel Amour, Bulletin du service de la carte géologique de l’Algérie, Alger, 1902.
M. Flamand attribue au Néocomien les grès du Gourara, mais dans un travail ancien, qui a précédé celui de Ritter (Flamand.... dans Documents pour servir à l’étude du Nord-Ouest Africain, par Lamartinière et Lacroix, Alger 1897).
[162]Foureau, Documents, etc., p. 824.
[163]Flamand, Sur la présence du Dévonien à Calceola sandalina dans le Sahara occidental, C. R. Ac. Sc., 1er juillet 1901.
[164]Ém. Haug, Sur deux horizons à Céphalopodes du Dévonien supérieur dans le Sahara oranais, C. R. Ac. Sc., 6 juillet 1903.
[165]Note de M. Chudeau : « Le sondage de Tiberkamin atteignait 66 mètres : il y aurait : alluvions, 3 mètres ; Crétacé, 7 mètres ; Primaire. Le fossile m’a paru être Atrypa reticularis ? »
[166]Observation de M. Chudeau.
[167]Flamand, Sur la présence du Dévonien inférieur dans le Sahara occidental, C. R. Ac. Sc., 2 juin 1902.
[168]Supplément au Bulletin, etc., juillet 1907.
[169]Supplément au Bulletin, etc., juillet 1907 ; voir en particulier les coupes, p. 151 et 152.
[170]Les grès dévoniens de Maurétanie sont eux aussi horizontaux, d’après le témoignage oral et les carnets de M. Dereims, le seul géologue professionnel qui les ait vus.
[171]Un tronc de 30 centimètres de diamètre (Note de M. Chudeau).
[172]Bornhardt, Deutsch Ost. Afrika, Berlin, 1900, t. VII.
[173]On ne les trouvera pas sur les anciennes cartes. Il faut les chercher sur les cartes Prudhomme et Niéger.
[174]Brunhes, L’Irrigation.
[175]Lieutenant Niéger : Le Touat, Bulletin du comité de l’Afrique française. Suppléments no 7 et 8, juillet et août, 1904.
[176]Dr Siegfried Passarge, Die Kalahari. Berlin, 1904, p. 667.
[177]Hartmann, dans Zeitschrift für assyriologie, Bd XIX, p. 352.
[178]La carte Mussel, encore inédite, est le document le plus sérieux.
[179]Martin, Oasis sahariennes, Bulletin de la Société de géog. d’Alger, 1906, p. 395.
[180]René Basset, Étude sur la zénatia du Mzab, de Ouargla et de l’Oued-R’ir. Publication de l’École des Lettres d’Alger, 1893.
Du même auteur une étude sur le dialecte du Gourara dans : Journal Asiatique, 1885, Notes de Lexicographie berbère.
[181]W. Marçais, Le Dialecte arabe parlé à Tlemcen, publication de l’École des Lettres, 1902, p. 13 et 14.
[182]Publiée par le Dr Hamy, on la donne en appendice.
[183]Siegfried Passarge, Die Kalahari.
[184]René Basset, dans Journal Asiatique, VIII, série X, 1887, p. 365 et s.
[185]Bull. Soc. de Géogr. d’Alger.
[186]Comptes rendus de l’Académie des Inscriptions, mai 1903, voir aux appendices.
[187]A l’étude au laboratoire géologique de M. Flamand.
[188]Barth, Reisen und Entdeckungen, II, p. 83.
[189]Également à l’étude au laboratoire de M. Flamand.
[190]Corippus, Johannide, II, 109 ; IV, 667. El Bekri, Texte arabe de de glane, p. 161.
[191]Laquière, La colonne Servières : publication du Bulletin du comité de l’Afrique française, p. 21.
[192]Wattin, l. c.
[193]Segonzac, Voyages au Maroc, 1899-1901, p. 160, fig. 92 ; voir aussi les fig. 95, 104, 105, 109.
[194]Duveyrier en signale d’analogues, qu’il qualifie de garamantiques, à R’adamès et au Fezzan (Voir Exploration du Sahara, p. 251).
[195]Louis Watin, Origine des populations du Touat, Bull. Soc. Géogr. Alger, 1905, 2e trimestre, 209, etc.
[196]Ernest Mercier, Histoire de l’Afrique septentrionale, t. II, p. 382.
[197]Nedromah et les Traras. Publication de l’École des Lettres d’Alger. 1901, p. VII.
[198]L. c., p. XV et XVI.
[199]L. c., p. V.
[200]L. c., p. 66.
[201]René Basset, Notes de lexicographie berbère. Le dialecte des Beni Menacer, Journal asiatique, 1885, p. 5.
[202]Id., p. 20 en note.
[203]René Basset, Les dictons satiriques attribués à Sidi Ahmed ben Yousof, Journal asiatique, 1890, p. 6.
[204]R. Basset, Histoire de Tombouctou, p. 21.
[205]Notons qu’il y a eu un empire Saharien Zenati, dont le centre était à Sidjilmessa (Tafilalet), mais sur lequel on a actuellement des données bien vagues.
[206]Archives marocaines, no II, p. 216.
[207]Journal asiatique, VIIIe série, X, 1887, p. 365 et suiv.
[208]Flye Sainte-Marie, Bulletin de la Société de Géographie d’Oran, 1904, p. 345 et suiv. Niéger, l. c. Laquière, l. c.
[209]Bibliothèque de l’enseignement agricole, publiée sous la direction de Münz, t. II, p. 292.
[210]Communication orale.
[211]Voir Bulletin du Comité de l’Afrique française. Renseignements coloniaux. Septembre 1905, p. 350.
[212]Bull. Société d’Oran, 1904, p. 370.
[213]L’Évolution du Nomadisme en Algérie, p. 238 et 239.
[214]L. c., p. 380.
[215]L. c., p. 387.
[216]G.-B.-M. Flamand, Aperçu sur la géologie du bassin de l’oued Saoura (Extrait des Documents pour servir à l’histoire du Nord-Ouest Africain par Lamartinière et Lacroix, Alger, 1897, p. 108). — Id., De l’Oranie au Gourara, 1897. — Id., Observations sur les nitrates du Sahara... (Bull. Soc. géol. de Fr., IVe série, 1902, p. 366-368).
[217]Extrait d’une note de M. Pouget, qu’on donne intégralement dans l’appendice IX.
[218]G.-B.-M. Flamand (Aperçu..., p. 113) donne là-dessus d’intéressants détails d’après le capitaine Carette (1844) et l’ingénieur Dubocq (1852).
CHAPITRE VII
TIDIKELT ET MOUIDIR-AHNET[219]
Il y a de bonnes raisons, géologiques, hydrographiques et de géographie humaine, pour réunir dans une étude commune le Tidikelt et les premiers plateaux touaregs.
La région étudiée et qui fait l’objet d’une carte d’ensemble se divise commodément en trois régions naturelles qu’on étudiera à part : 1o le Tidikelt, 2o la pénéplaine inhabitée entre le Tidikelt et le Mouidir-Ahnet, 3o le Mouidir-Ahnet.
Géologie du Tidikelt.
Le Tidikelt s’allonge à la bordure méridionale du grand plateau de Tadmaït. Il fait donc pendant au Touat et au Gourara qui sont les bordures occidentale et septentrionale du même plateau.
Crétacé. — Les roches crétacées sont ici les mêmes qu’à l’ouest et au nord. Un magnifique gisement de fossiles se trouve à la tête de l’oued Aglagal ; les Ostrea olisiponensis sont très nombreuses et très belles ; c’est toujours comme à Matriouen et à el Goléa le même étage qui est fossilifère, Cénomanien-Turonien.
La falaise de l’oued Aglagal, haute environ de 200 mètres, est une magnifique coupe naturelle qui s’applique à la presque totalité des couches crétacées au Tadmaït. Les étages supérieurs et moyens du Crétacé sont ainsi représentés de haut en bas (fig. 53) :
| 10. | Calcaire à silex. | une soixantaine de mètres. supposé, d’après la stratigraphie, représenter le Sénonien, mais sans preuves paléontologiques. |
|
| 9. | Argile. | ||
| 8. | Grès. | ||
| 7. | Argiles à silex. | ||
| 5. | Calcaire compact. | une centaine de mètres. | |
| 4. | Argiles ou marnes à Ostrea olisiponensis. | ||
| 3. | Calcaires à Ostrea olisiponensis. | ||
| 2. | Argiles très puissantes. |
Au pied de la falaise s’étend très loin une plaine d’ennoyage, alluvions quaternaires et dunes, et c’est à une quinzaine de kilomètres plus loin seulement et en contre-bas de cent mètres, au Kreb er Rih, qu’on voit réapparaître le Crétacé, représenté par l’Albien gréseux du type habituel.
Cette falaise, que mon itinéraire s’est trouvé croiser à l’oued Aglagal (pl. XLIII, 81), est un accident très important. C’est elle qui limite au sud le Tadmaït, elle dépasse 300 kilomètres de long, et son altitude, d’un seul jet, dépasse parfois 300 mètres et n’est jamais inférieure à 150. Elle est jalonnée par des sources A. Tabbagueur, A. Souf, A. el Hadjadj, A. Guettara. C’est la lèvre en rejet d’une superbe faille est-ouest qui se constate directement. Au sud de la falaise, au pied de laquelle affleure le grès albien, on voit réapparaître, en contre-bas de plusieurs centaines de mètres, toute la série des calcaires crétacés ; qui constituent des causses étendus entre In Salah et la falaise[220] (Voir la carte en couleurs.)
Fig. 53. — Falaise terminale du Tadmaït. — 1/600000.
1, grès albiens ; a, sol masqué par des formations récentes ; pour 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9 et 10, se rapporter au texte.
(Bull. Soc. géol. Fr., 4e série, t. VII, p. 196, fig. 1.)
Il est donc certain que le Tidikelt représente par rapport au Tadmaït un compartiment effondré.
Les grès albiens jouent au Tidikelt le même rôle prépondérant qu’au Touat et au Gourara, mais ils sont développés surtout aux deux extrémités, orientale et occidentale ; les bois silicifiés caractéristiques sont épars sur le sol dans toutes les directions autour d’In Salah comme autour d’Aoulef.
Au centre, entre In R’ar et Tit, la continuité du placage albien est tout à fait interrompue. Un grand affleurement primaire s’avance en golfe jusqu’auprès d’In R’ar. L’érosion de l’oued Souf y est certainement pour quelque chose ; mais l’explication est insuffisante ; il faut admettre l’existence de failles nord-sud ; de part et d’autre de l’affleurement primaire en effet on retrouve des lambeaux importants de calcaires crétacés (étage moyen ou supérieur ?) qui se présentent à la place et au niveau des grès albiens.
| E.-F. Gautier. — Sahara Algérien. | Pl. XLIII. |
Cliché Pichon
81. — OUED AGLAGAL, entaillant la falaise terminale du Tadmaït au sud.
Argiles et calcaires crétacés.
Je les ai vus à Baba-Ahmed et à Aïn Tarlift.
La falaise de Baba Ahmed a 60 à 70 mètres de haut (5 mm. de différence au baromètre anéroïde).
Les couches se succèdent ainsi de la base au sommet.
| Calcaires massifs | 40 | mètres. |
| Argiles schisteuses rouge brique | 10 | — |
| Calcaire | 5 | — |
| Argiles ? où se trouve la source | 5 | — |
A l’Aïn Tarlift la falaise terminale est beaucoup moins haute, une vingtaine de mètres et présente approximativement la composition suivante de la base au sommet :
| Grès | 6 | mètres. |
| Argiles | 7 | — |
| Calcaires | 7 | — |
Contre cette formation sensiblement horizontale viennent buter, au pied de la falaise, les couches carbonifériennes énergiquement plissées ; à Baba Ahmed la couche calcaire supérieure contient des fossiles, malheureusement très friables et indéterminables.
Malgré l’absence de fossiles, l’âge crétacé de ces formations n’est pas douteux, mais elles n’ont plus du tout le facies de l’Albien, au niveau duquel elles se présentent pourtant, et dont il parait difficile d’admettre qu’elles représentent, par transformation latérale ; un facies particulier. Un système de failles est donc vraisemblable.
Notons d’ailleurs que le golfe primaire d’In R’ar, sur tout son pourtour, c’est-à-dire sur le trajet probable des failles, est jalonné de sources très nombreuses qui jaillissent au sommet des falaises ; Aïn Baba Ahmed, Imellal, Aïn Othman, el Mouizzir, etc. ; la carte Prudhomme n’en donne pas moins de dix-huit.
Des accidents tectoniques beaucoup moins importants, mais de même orientation nord-sud jouent au Tidikelt au point de vue humain un rôle considérable, toutes les palmeraies du Tidikelt sont des lignes de végétation allongées nord-sud ; c’est particulièrement marqué à Foggaret ez Zoua, In Salah, Aoulef. En général la ligne des palmiers est doublée d’une sebkha étirée dans le même sens. Cela revient à dire que les eaux du Tidikelt sont concentrées dans des poches ou plus précisément, dans des cuvettes synclinales, très allongées dans le sens de la méridienne. M. Flamand, à propos de Foggaret ez Zoua et d’In Salah, était arrivé à cette conclusion, et elle paraît incontestable ; les couches crétacées de Baba Ahmed ont une allure synclinale, en cuiller, sensible à l’œil. En somme, les terrains du Tidikelt, en général crétacés, sont affectés des plis posthumes, dont la direction est imposée par celle des plis primaires sous-jacents ; car tous, les calédoniens, comme les hercyniens, ont ici une direction uniformément subméridienne[221]. Ces plis ont rejoué, et les failles profondes se sont traduites en surface par des fléchissements en cuvettes synclinales de la couverture crétacée.
Sous-sol primaire. — La couverture crétacée est sans épaisseur au Tidikelt et, à sa limite sud, il est facile d’étudier le sous-sol primaire. Cette limite est très nette, elle est marquée presque partout par des falaises abruptes mais peu élevées (quelques dizaines de mètres).
Les formations primaires qu’on observe au pied des falaises et dans le golfe d’In R’ar sont généralement carbonifériennes, ou du moins presque tous les gisements de fossiles signalés sont carbonifériens.
Les fossiles abondent dans la dépression d’In R’ar (Aïn In Mellal, Aïn Mouizzir Sr’ir, Aïn Othman). Des fossiles de cette provenance ont été étudiés par M. Flamand[222] qui conclut ainsi : « On voit que toute cette faune, dans son ensemble, est bien caractéristique du terrain carboniférien et que — la présence d’espèces telles que Plectambonites analoga, Productus semireticulatus, Michelinia favosa, Fenestella membranæ, Pleurotomaria Yvani, etc., indique vraisemblablement l’existence de deux étages viséen et tournaisien. »
Des fossiles d’Aïn Tar’lift appartiennent au même étage.
Au chapitre précédent on a déjà mentionné les gisements de fossiles carbonifériens limitrophes du Touat et du Tidikelt, à Aïn Cheikh et Hacian Taïbin ; ainsi que le gisement authentiquement éo-dévonien d’Aïn Cheikh.
M. Flamand qui en a étudié le premier les fossiles, conclut ainsi[223] : « L’ensemble de cette faunule caractérise nettement le Dévonien inférieur ; de plus, la présence et l’association de quelques formes : Chonetes sarcinulata Schloth., Spirifer cf. Rousseaui Rouault, Pleurodictyum du groupe du constantinopolitanum, etc., permettent de considérer les assises gréseuses d’Haci Cheikh comme appartenant vraisemblablement à l’étage coblentzien. »
Ce sont les seuls fossiles dévoniens qui aient encore été signalés au Tidikelt. Les formations carbonifériennes sont malheureusement bien loin d’avoir ici la même uniformité de facies que dans le nord : dans la zone du Béchar, par exemple, ou même encore au Gourara, le Carboniférien (Dinantien) se distingue aisément à ses assises massives de calcaire bleuâtre.
Au Tidikelt, le calcaire n’a pas tout à fait disparu (Hacian Taibin, par exemple). Mais les marnes prédominent ; ce sont elles qui fournissent les plus beaux fossiles (Aïn Cheikh, Tar’lift). Elles sont interstratifiées de schistes très fissiles (ktoub), de grès très fissiles ou même de grès en bancs assez épais, qui paraissent appartenir à l’étage.
Ce caractère protéiforme du Carboniférien est d’autant plus regrettable qu’on peut être amené à confondre ces formations avec d’autres d’un âge tout différent. S’il y a lieu de croire, en effet, que le Carboniférien soit au Tidikelt l’étage primaire le plus largement représenté en surface, il est incontestable que les plis et les accidents primaires ont chance d’avoir amené à l’affleurement tous les étages du Dévonien et du Silurien.
En effet l’architecture de la pénéplaine primaire apparaît au Tidikelt avec plus de netteté relative qu’au Touat ; dans le Tidikelt occidental, en particulier, l’étude du plissement hercynien à Aïn Cheïkh et au dj. Aberraz est très instructive. Les deux coupes s’appliquent au même plissement, à 20 kilomètres environ de distance l’une de l’autre, et elles sont bien symétriques.
Aïn Cheikh. — La coupe (fig. 54) est loin de me satisfaire ; je l’ai relevée trop vite en 1903 et je n’ai pas revu Aïn Cheikh depuis. La coupe a environ 4 kilomètres de long, transversalement à la direction du pli. C’est une fenêtre ouverte à travers les grès du Crétacé inférieur par l’érosion de l’oued Chebbi. Voici d’ouest en est la succession des affleurements primaires.
1. Marnes et calcaires intercalés, fossiles carbonifériens abondants.
2. Formations peu résistantes, accusées en creux et couverts de débris, supposées représenter le Méso et le Néo-dévonien ?
3. Les grès éodévoniens, avec intercalations d’argile, fossilifères. La source d’Aïn Cheikh jaillit entre deux feuillets de grès. Des dépôts travertineux tout voisins attestent l’importance de la source à l’époque quaternaire.
4. Argiles ou marnes, formation peu résistante, accusée en creux et couverte de débris, difficile à observer. (Méso-dévonien ?)
5. Couches de calcaire amarante compact, contenant des fossiles, en particulier des orthocères, indéterminables. (Méso-dévonien ?)
6. Schistes noirs, fissiles, puissants, l’oued Chebbi y a creusé son lit. Il doit son nom à un gisement d’alun (chebbi) qui se trouve en grands cristaux dans un lambeau d’alluvions quaternaires à proximité de la source. Il semble donc bien que ces schistes soient alunifères.
Or les schistes à graptolithes, rapportés par Foureau du Tindesset, sont des schistes alunifères, et jamais encore on n’a signalé d’alun au Sahara dans une formation autre que silurienne. D’autre part, la source d’Aïn Chebbi, qui est abondante et pérenne, est probablement en relation avec un accident, une faille.
Les couches 1, 2, 3, 4, 5 plongent toutes à l’ouest, sous un angle de 45° peut-être. Le grès éodévonien recouvre les calcaires à orthocères, plus jeunes que lui. De part et d’autre de l’affleurement éodévonien qui marque nécessairement l’axe du pli, les affleurements de couches plus jeunes ne sont nullement symétriques.
Nous avons donc un pli orienté nord-sud (simple ou double ?), vigoureusement déversé sur l’est, et qui vient s’écraser le long d’une faille contre un horst silurien.
Notons que ceci est une interprétation tardive, après des années écoulées, de la coupe notée sur le carnet.
Djebel Aberraz. — Celle du dj. Aberraz en revanche (fig. 55), encore que lacunaire, ne fait aucune part à l’hypothèse interprétative ; elle est due à M. Chudeau.
Le djebel Aberraz est formé par deux anticlinaux déversés vers l’est ; le pli occidental surtout est important ; ils contrastent nettement avec la région située plus à l’est (jusqu’à Bled el Mass) où les plis à peine marqués forment une série de dômes et de cuvettes nettement fermés.
Les couches carbonifériennes fossilifères s’observent au voisinage de Hacian Taïbin sur le versant ouest du pli occidental.
Au sommet de ce pli, au dj. Aberraz proprement dit, affleurent en puissantes assises des grès qui ont le facies et la masse des grès éodévoniens. Cette partie du pli ayant été malheureusement traversée de nuit la succession des couches n’a pas pu y être notée.
Ce plissement hercynien est arrêté à l’est par le horst calédonien de Bled el Mass. Il est composé de grès et de schistes verts et violets, parfois de couleur claire, très plissés et injectés de quartz. (Voir pl. XLIX, 90.)
Ce horst silurien était déjà arasé à l’époque dévonienne, puisque le grès dévonien de Garet Tamamat repose dessus en couches horizontales.