Monsieur Barbe-Bleue... et Madame
EN UNE NUIT…
Dehors, depuis deux jours, la neige tombait, assourdissant tous les bruits ; et il régnait, dans cette vieille maison de province, et tout autour d’elle, un si grand silence que les deux hommes, conversant sous la lampe, s’étonnaient presque du bruit de leur voix, et l’étouffaient involontairement.
— … Je ne vois pas encore le but où vous allez, disait Mérulle, le secrétaire. J’assemble pour vous des statistiques, et leurs totaux sont incontestables : la criminalité augmente, c’est un fait. Le nombre des criminels, et surtout des délinquants mineurs, s’accroît encore davantage, c’est un autre fait. Et il devient évident que la plupart de ces criminels et de ces délinquants ne présentent aucune tare de dégénérescence. Ce ne sont pas des fous ni des alcooliques. Ce sont des amoraux, non pas des impulsifs, et, vous le démontrez, ils sont amoraux par raisonnement, parce qu’ils trouvent que la vie est meilleure à vivre dans le mépris des devoirs sociaux et des lois écrites. Mais alors à quoi aboutir, sinon à la nécessité du rétablissement d’une morale religieuse ? Et c’est vous, monsieur le président, vous, qui soutiendriez cela !
— Je ne pense pas une minute à le soutenir, dit le président Rennemont. Pourquoi d’abord devrais-je m’inquiéter de ce qui ne me regarde pas ? La morale religieuse était un frein, mais elle se meurt, et rien ne lui rendra la vie. Quelle conclusion en tirer, sinon que la rigueur de la répression devrait s’accroître, et qu’il faudrait enseigner dans les écoles, au lieu de je ne sais quelles niaiseries humanitaires, qu’on n’échappe pas à la justice des hommes ? Et nous autres magistrats, ainsi que les législateurs, nous devons faire que cela soit. Une civilisation devenue matérialiste n’a pas le droit d’être indulgente, voilà tout sèchement la vérité. Sans une police exacte, une justice impitoyable, elle est vouée au désastre. Vous supprimez Dieu parce que rien, dites-vous, ne peut démontrer qu’il existe, et que nous ne voulons plus croire qu’à ce qui peut être démontré. C’est fort bon et j’en suis d’accord. Mais alors supprimez aussi la pitié ! C’est un sentiment chrétien qui n’a plus sa contre-partie ; il devait disparaître avec la croyance en un maître éternel, rémunérateur et vengeur.
— Je comprends, dit Mérulle. Vous comparez la France à un riche ruiné qui s’endetterait à conserver les apparences de la fortune.
— C’est à peu près cela ! répondit le président. Sauf que je ne nous crois pas ruinés. Je ne regrette rien, absolument rien. Je suis juge, moi, je ne suis ni pape, ni prêtre. Seulement il faut faire ce qu’il faut. Notre société porte encore de vieux langes tachés d’humanitarisme. Je lutte pour qu’enfin on les jette au fumier. Je ne verrai peut-être pas la victoire, mais vous, qui êtes jeune, vous assisterez au triomphe. On exigera de vous, plus tard, la sévérité, comme de moi, aujourd’hui, une indulgence à laquelle je ne consens pas. On ne doit jamais pardonner. J’en suis sûr. Socialement sûr.
A ce moment, on frappa à la porte, et une jeune femme entra.
— C’est vous, miss Clare ? dit le président, un peu étonné.
— La femme de chambre est souffrante, dit-elle. Je viens faire le lit de M. Mérulle.
Elle ajusta les ressorts d’un lit pliant, caché dans un coin du cabinet de travail, drapa une couverture. Ses mains passèrent, comme une caresse, sur les draps blancs. Un sentiment très profond, les souvenirs de leur enfance, peut-être, fait que les hommes éprouvent toujours ils ne savent quelle sorte de vague respect devant une femme qui fait un lit. Le président et son secrétaire interrompirent leur conversation.
— Bonsoir, miss Clare, dit Mérulle, quand elle eut terminé.
— Bonsoir, messieurs, dit-elle, en se retirant.
— Vous êtes bien mal ici, reprit alors le président. Je vous accable de travail, et je ne vous loge même pas confortablement.
Cet homme âpre et consciencieux éprouvait en cet instant un vrai remords. Il avait cinquante-cinq ans, quinze ans d’âge le séparaient de sa femme, qui avait exigé depuis quelques mois qu’ils eussent deux chambres. Miss Clare logeait dans une pièce communiquant avec celle des deux filles du ménage, et il n’était resté, pour Mérulle, que cette installation volante dans le cabinet de travail. Rennemont se reprochait d’avoir cédé, cédé par faiblesse et par amour, pour jouir encore d’un sourire quelquefois, pour être encore quelquefois accueilli…
— Et nous avons fumé ! continua-t-il. Voulez-vous que j’ouvre quelques instants les fenêtres ? Nous en serons quittes pour lever en grand la clef du poêle. Le tirage augmentera, et la pièce sera bien vite réchauffée.
L’air glacé du dehors entra par les croisées. Au même moment un employé de la ville passait, éteignant les réverbères. Mais une sorte de lueur semblait sortir de la neige candide, elle éclairait vaguement la nuit, montrant les grands arbres décharnés d’un mail, les statues d’une fontaine, drapées de glace, le clocheton blanchi d’un kiosque à musique. Rennemont referma les fenêtres.
— Allons, dit-il, bonsoir. Onze heures ! C’est tard pour un vieux comme moi, mais vous qui êtes jeune, vous allez peut être sortir ?
Mérulle fit un geste de dénégation.
— C’est vrai, dit le président, vous ne sortez presque jamais le soir. Oh ! vous êtes sage, Mérulle, vous êtes presque trop sage !
Il ne vit pas que Mérulle blêmissait un peu.
Le lendemain, comme il lisait déjà dans son lit, car il ne dormait que quelques heures, la cuisinière vint lui apporter son déjeuner.
— Allez réveiller M. Mérulle, dit-il. Nous pourrons encore travailler un moment, avant d’aller au Palais.
Ses yeux retombèrent sur le Traité des lois civiles, de Domat. Un grand cri, un bruit précipité de pas dans le vestibule, lui firent lâcher le gros livre, qui glissa sur le tapis. Il n’y avait jamais d’agitation, jamais de cris dans la maison. Même ses deux petites filles respectaient cette discipline austère. Mais ce fut pour sa femme qu’il eut peur d’abord. C’était à elle, sûrement, qu’il était arrivé quelque chose ! Puis le contrôle exact qu’il exerçait sur ses sentiments lui en fit un reproche.
— C’est à elle que je pense, et j’ai pourtant des filles !
La cuisinière rentra, les mains ouvertes et les yeux agrandis d’horreur.
— M. Mérulle !… cria-t-elle.
— Eh bien ? demanda le président.
— Il est mort, monsieur ! Le charbon… le poêle… Ça sentait le charbon… alors, c’est le poêle !
— Allons, prononça nettement le président, il n’est pas mort, ce n’est pas possible. Une syncope, tout au plus.
Et même la supposition d’un évanouissement, d’un commencement d’intoxication, lui semblait difficile à accepter. Les accidents, les suicides, les meurtres, les vols, les viols, les adultères, enfin tout ce qui est du ressort des tribunaux civils ou criminels ne lui apparaissait que comme des « espèces » dont il avait à s’occuper professionnellement tous les jours, mais tous les jours hors de chez lui. Sans une grâce d’état semblable on ne comprendrait pas les médecins qui viennent de voir à l’hôpital les milliers d’aspects que prennent la douleur et la mort, et rentrent pourtant chez eux l’âme paisible, sans s’imaginer qu’ils pourraient trouver leurs enfants à l’agonie ou leur femme veillée déjà par les cierges funèbres. Tout ce qui est l’objet d’études habituelles n’atteint plus que l’intellect, échappe à la sensibilité.
Il passa une robe de chambre et marcha vers le cabinet de travail, d’un pas égal, à peine un peu hâté. L’odeur sulfureuse qui se mêle aux émanations plus perfides de l’oxyde de carbone flottait encore, malgré les fenêtres ouvertes. Mérulle était étendu sur le plancher, comme s’il avait voulu se lever pour ouvrir la porte, et l’on voyait qu’il avait vomi. Alors seulement le président sentit son cœur se serrer. Cela aussi, c’était dans les « espèces » qu’il connaissait. Il se pencha, prit l’une des mains de Mérulle. Elle vint à lui, souple encore, mais toute froide.
Il réfléchit un instant et décida :
— Priez miss Clare de faire habiller les petites, sans rien leur dire, et de les emmener en promenade tout de suite. Vous, passez chez le médecin et… non, ne prévenez pas la police. C’est un accident. Je vais faire un mot pour le procureur général. Il faut qu’il soit prévenu, c’est plus régulier.
Miss Clare était déjà entrée.
— Oui, miss Clare, dit-il de sa voix volontairement froide, vous allez…
Mais l’Anglaise cria :
— C’est Madame ! Ce n’est pas un accident, c’est madame ! Oui, c’est elle qui l’a assassiné, c’est elle qui a tourné la clef du poêle ! Elle est venue la nuit, c’est elle qui s’est vengée parce que… parce qu’il n’était plus à elle, mais à moi !
— Vous dites ? fit une voix un peu rauque.
Mme Rennemont aussi était arrivée, en peignoir et très pâle, mais coiffée, la fraîcheur de l’eau sur son corps, et des bas sous ses mules, comme s’il y avait longtemps qu’elle fût levée, longtemps déjà.
— Vous dites ? répéta-t-elle. Avouez donc que c’est vous, malheureuse ! C’est vous qui vous vengez ! C’est vous qui m’accusez parce que c’est moi qu’il aimait au moment où j’allais vous chasser. Allons, avouez, avouez !
Tout à coup elles se retournèrent, rendues muettes malgré la fureur qui les précipitait. C’était les mâchoires du président qui claquaient, parce qu’il voulait parler et ne pouvait pas. Et de n’être plus maître de son corps, de sa parole, de son jugement, lui le juge, on voyait que cela augmentait le mal de son âme : l’adultère à son foyer, l’assassinat à son foyer, toutes ces révélations dans la même seconde, l’ignominie dans laquelle on l’avait fait vivre ! Et les deux femmes, d’un même geste, mirent les mains sur leurs yeux pour leur cacher un spectacle épouvantable. Quoi ! Il y avait donc un autre homme au monde que celui qui était couché là, sur le plancher, que celui qui était mort ! Elles n’y avaient pas pensé.
A la fin, le président prononça, en regardant fixement la cuisinière :
— Elles sont folles ! C’est bien naturel en ce moment, elles ont perdu la tête… C’est moi qui ai fermé la clef du poêle au lieu de l’ouvrir, hier soir. C’est une erreur atroce, atroce…
Il s’était reconquis, et en éprouvait une fierté qui rouvrait toutes les écluses de son sang.
Il se mit à son bureau et écrivit :
« Monsieur le procureur général, par une méprise et une maladresse dont les conséquences sont effroyables, je viens de causer la mort de M. Mérulle, mon secrétaire. Je vous attends chez moi pour vous expliquer les circonstances de cette catastrophe. Mais ce ne sera pas le président de cour qui vous accueillera. M. le garde des sceaux recevra aujourd’hui même ma démission. Vous estimerez comme moi qu’un homme coupable d’un meurtre, même involontaire, ne peut rester magistrat.
« J’ai l’honneur, monsieur le procureur général… »
Il tendit la lettre, non cachetée, à miss Clare.
— Portez cela, lui dit-il.
La gouvernante recula.
— Oh ! ce n’est pas un piège, ajouta le président, vous pouvez lire.
Mais comme miss Clare s’éloignait, il dit encore :
— Pourtant il faudrait mettre d’abord M. Mérulle sur son lit.
Les deux femmes firent un mouvement, mais seule miss Clare s’avança. Mme Rennemont s’était arrêtée devant le corps, glacée, sans oser faire un pas.
Alors le président lui dit à l’oreille :
— C’est vous qui avez tué cet homme !
Mais il n’avait fait cela que pour savoir, et n’en dit jamais rien à personne.