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Monsieur Barbe-Bleue... et Madame

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BOSSEBŒUF, VAGABOND

Le prévenu Bossebœuf, François-Victor, était inculpé d’ivresse publique et de vagabondage : le premier de ces délits prévu et châtié par une loi que chacun devrait connaître, car elle est affichée dans tous les débits de boissons ; le second par les articles 269 ou suivants du Code pénal, auxquels il faut ajouter les dispositions plus récentes annexées au Code d’instruction criminelle, et concernant les flagrants délits : jugement immédiat, après simple interrogatoire d’identité, par le tribunal de première instance siégeant en audience correctionnelle. La peine, pour le vagabondage simple, est de trois à six mois d’emprisonnement, « à moins que le condamné ne soit réclamé par le conseil municipal de sa commune, ou cautionné par un citoyen solvable ». Or, personne ne s’était soucié de réclamer Bossebœuf, ni de le cautionner ; et quant aux délits d’ivresse et de vagabondage, ils étaient incontestables et semblaient devoir demeurer incontestés : Bossebœuf, trouvé par le garde-champêtre de Maranvilliers (Loire), dans un fossé, où il dormait confortablement, saoul comme toute la Pologne, était né à Rœux (Pas-de-Calais) et domicilié à Lille. Il était misérablement vêtu. Il avouait être venu à pied du Pas-de-Calais au centre de la France, en suivant un itinéraire erratique et déconcertant, dormant la plupart du temps à la belle étoile. Et enfin il reconnaissait n’avoir été embauché nulle part, pour aucun travail, depuis le jour où, à Orléans, il avait « fait l’homme-sandwich » pour le compte d’une troupe théâtrale en tournée. Il devait donc cueillir le minimum de trois mois. Mais ce qui aggravait encore son cas, en le rendant plus compliqué pour le tribunal, c’est qu’on avait trouvé dans la poche de la vieille redingote que portait ce chemineau — car il portait une redingote, toute ruineuse, effilochée aux basques et verdie dans le dos par les averses — non seulement le peigne et le miroir qui sont l’indispensable bagage de tout chemineau qui se respecte, mais encore un billet de cent francs, inséré entre les feuillets de son livret militaire, plus vingt-huit francs quatre-vingt-dix centimes en papier et billon, dans le gousset de son pantalon : la méfiance du législateur présume que tant d’argent, chez un homme considéré comme dépourvu de moyens d’existence, ne peut être que le produit du vol ; et le vagabond, dans ce cas — article 278 — doit subir une peine d’emprisonnement de six mois à deux ans.

Mais François-Victor Bossebœuf gardait cependant à cette heure, en présence de M. le président Barillot et de ses deux assesseurs, l’attitude simplement impatiente d’un homme qui a manqué le train, et qui s’ennuie sur le quai de la station en attendant qu’il en passe un autre. Il ne paraissait en aucune façon se douter des charges qui pesaient sur lui.

— Le garde-champêtre de Maranvilliers vous a ramassé dans un fossé, à quinze cents mètres de la commune, expliqua M. Barillot. Vous étiez ivre, bestialement ivre, à sept heures du matin.

— Ça se peut, monsieur le président, répondit Bossebœuf.

— Vous avez traversé toute la France en état de vagabondage, d’après votre propre aveu, sans chercher de travail nulle part.

— Monsieur le président, à Orléans…

— Le tribunal est renseigné, interrompit M. Barillot : il appréciera… il appréciera que cette unique journée consacrée à l’accomplissement d’une tâche indigne d’un homme vigoureux et jeune encore n’a pu suffire à vous assurer pendant plus d’un mois — car vous reconnaissez avoir mis plus d’un mois à vous rendre d’Orléans à Maranvilliers — des moyens d’existence.

— Mais j’en ai, des moyens d’existence, cria Bossebœuf, subitement indigné, j’en ai ! qu’on m’a barboté au greffe cent francs et… et je n’ sais plus combien d’aut’ argent qu’ j’avais. Je n’ sais plus à cause de l’état où que j’ m’étais mis la veille. On compte plus dans c’t état-là, vous comprenez, monsieur l’ président. Mais enfin, c’est cent francs et quéqu’ chose que j’avais. Ça, je l’ jure !

— Cent vingt-huit francs quatre-vingt dix centimes, constata M. Barillot, en consultant le dossier. Si on n’avait pas trouvé cette somme sur vous, peut-être courriez-vous encore les grandes routes. Il y a tant de vagabonds…

— Monsieur le président, je m’ promène, j’ suis pas un vagabond.

— Il est inutile d’insister sur ce point, répondit M. Barillot d’un air las. D’après vos aveux mêmes, tous les éléments qui constituent le délit de vagabondage existent. Vous êtes sans domicile depuis six semaines, vous ne cherchez pas de travail, et, d’autre part, on vous trouve en possession d’une somme considérable, eu égard à l’aspect de votre personne et à la vie misérable que vous menez.

— Mais j’ lui ai dit à c’ garde champêtre, dit Bossebœuf, j’ lui ai dit d’où qu’elle venait, c’t’ argent. Elle vient d’ la succession d’une tante ! Mais il a rigolé, c’t’ andouille, il m’a dit : « Ta tante, j’ la connais ! C’est elle qui vend des billets de banque à la foire d’empoigne. » Monsieur l’président, aussi vrai que j’ suis un honnête homme, aussi vrai qu’ j’ai jamais été condamné, j’ai une tante, une tante qu’est morte et qui m’a laissé trois mille francs de rente : y avait des obligations, y avait des actions… J’ suis riche à près de cinquante mille francs, c’est l’ notaire qui m’ l’a dit !

Il jeta sur sa redingote immonde un regard de fierté, comme si elle eût été couverte, illuminée, resplendissante d’or, et poursuivit :

— Moi, j’étais ouvrier filetier depuis dix ans chez Stuyvaërt frères, à Lille, quand il m’a écrit, c’ notaire. J’ suis été tout d’ suite à Arras pour le voir, et il m’a dit :

— Vous croyez que j’ peux vous les donner comme ça tout d’ suite, vos cinquante mille francs ? Y a l’inventaire, y a la liquidation… Dans trois mois, on pourra voir.

« Tous les notaires, c’est des voleux. Ils sont connus pour garder l’argent. J’ lui ai dit. Alors il m’a fichu à la porte en me donnant cinq cents francs « en avance », qu’il a prétendu. C’est tout c’ que j’ verrai jamais, c’est pleuré… Avec les cinq cents francs, j’ m’ai acheté une redingote, un pantalon, un gilet de marié, et puis j’ai fait la noce, toute la journée. L’ matin, quand j’ m’ai réveillé et qu’ j’ai vu l’ soleil, j’ai marché. J’ sais pas pourquoi j’ai marché : j’avais jamais vu la campagne. Et, depuis c’ moment-là, j’ai continué à marcher dans c’te campagne. C’est drôle ! »

Il ne trouvait plus de mots. A la rigueur, il pouvait expliquer des faits : mais des sentiments, un instinct, une maladie ! Dix ans de sa vie qu’il avait passés sans remuer les jambes, excepté au régiment ; dix ans qu’il avait fatigué ses reins, tout debout à surveiller des fils qui s’enroulent sur une bobine, et puis voilà qu’il s’était vu sur une route, une de ces routes du Nord qui vont tout droit, jusqu’à l’horizon. On pense : « il faut que j’aille jusqu’à cet arbre, le dernier que je vois, il le faut ! » On va, on va, et il y en a d’autres, et ça ne finit pas. On continue. Et puis il y a les estaminets au bord de cette route, quand on se sent fatigué, il y a les chemins de halage, le long des canaux, qui sont bien plus verts, bien plus beaux encore que les routes, et si plats, si unis surtout. On croit qu’on glisse avec l’eau, on ne se fatigue pas. Il y a les gens qu’on rencontre, qui vont au marché, qui vont à la ville ou qui ne vont nulle part ; des chemineaux, comme le chemineau qu’on est en train de devenir, et qui sont si rigolos, des fois. A la fin on se quitte, la tête un peu étourdie par les tournées qu’on s’est offertes, et on est content de se retrouver seul, on pense à des choses qu’on oublie à mesure, ou bien au contraire c’est une phrase qui vous revient, toujours la même. Et le lendemain c’est la même chose et autre chose : le même plaisir d’aller on ne sait où et de découvrir ce qu’on ne connaît pas. Enfin, le soir, quand les jambes se font lourdes et que vient la soif, la grande soif, le plaisir de boire et d’être ivre en se rafraîchissant, ivre à tomber, ivre à s’endormir ! Voilà tout ce qu’il ne pouvait pas expliquer, Bossebœuf : il avait découvert sa voie, la voie publique de la République.

Le président Barillot se consulta avec ses assesseurs : remise à quinzaine pour enquête auprès du notaire d’Arras. Et quinze jours après Bossebœuf reparaissait devant le tribunal pour s’entendre acquitter du délit de vagabondage, — il avait des moyens d’existence, il avait bien réellement cinquante mille francs, donc il n’était pas un vagabond, — et condamner à trois jours de prison pour le fait d’ivresse publique. Mais il avait déjà tiré près de trois semaines de prévention ; on lui dit : « Vous êtes libre. »


Et M. le président Barillot oublia. Il jugea d’autres prévenus, il en condamna, il en acquitta. Deux mois plus tard, le concierge du palais de justice vit un homme s’arrêter devant sa loge : c’était un homme de mauvaise mine. Il ne le reconnut pas, peut-être ne l’avait-il jamais vu.

— C’est moi, Bossebœuf, dit l’homme, comme un vieil ami.

Le concierge le regarda, étonné.

— Bossebœuf : j’ai passé en correctionnelle ici, vous savez bien !

Le concierge haussa les épaules.

— Je voudrais parler à M. le président.

Le concierge lui dit que M. le président était dans son cabinet, et où était le cabinet. Bossebœuf parcourut les couloirs d’un pied timide. Et il attendit debout très longtemps. Mais il finit par être reçu. Alors il recommença, en saluant :

— C’est moi, Bossebœuf, monsieur le président.

— … Bossebœuf ? fit M. Barillot, qui ne se rappelait plus.

— J’ai passé en correctionnelle, dit l’homme, d’un air de confiance. Vous m’avez acquitté. Et après j’ suis été à Arras, chez le notaire… Il me les a donnés les cinquante mille francs, tout de même !

— Ah ! oui, fit M. Barillot.

— Et j’ les ai ici, les v’là !

Bossebœuf portait toujours la même redingote, encore plus honteuse, trouée, souillée de terre. La semelle de ses forts souliers était encore solide, mais il en avait remplacé les lacets par des ficelles. Il ouvrit ce vêtement déshonoré, fouilla dans la poche intérieure, en retira son peigne, son miroir, et un gros paquet de titres, réunis par une ficelle.

— Eh bien ? demanda M. Barillot, qui ne comprenait pas.

— M. le président, c’est pour que vous les gardiez… Quand vous m’avez acquitté, vous m’avez dit : « Vous êtes sur une voie bien dangereuse ! Avec vos habitudes d’intempérance et d’oisiveté, je crains bien que la fortune mise entre vos mains ne disparaisse bientôt. Devenez un bon citoyen, tâchez d’acquérir des principes d’économie. » Oh ! je m’ rappelle, je m’ rappelle ! Et vous aviez bien raison… Alors j’ai pensé qu’ vous pourriez m’ conserver ça et m’ donner les revenus. J’ passerai les prendre. Ça m’ fait rien d’ passer, monsieur l’ président, j’aime ça. Ça m’ fera une occupation. Et j’ peux pas laisser l’ paquet chez l’ notaire, j’ vous ai dit qu’ j’ai pas confiance dans les notaires. J’ lui ai donc tout r’pris, à celui-là. Seulement, je m’ suis dit : « Un homme qu’est placé par le gouvernement pour condamner les autres, ça doit être honnête, il peut pas y avoir plus honnête ! » Voilà : vous m’empêcherez de faire des bêtises, comme ça, monsieur le président.

— Mais je ne peux pas ! cria M. Barillot. Je ne peux pas ! Je ne suis gardien ni des deniers publics ni des deniers privés, je ne puis pas l’être, ce serait contraire à tous mes devoirs. Il y a les notaires…

— Mais puisque je vous dis que je n’ai pas confiance dans les notaires, insista Bossebœuf.

— Alors, adressez-vous aux banques, aux établissements de crédit.

— Mais, monsieur le président…

— Je ne peux pas ! Quand je vous répète que je ne peux pas !

— Alors à quoi ça sert, la justice ? fit Bossebœuf, sincèrement stupéfait.

Il reprit son paquet de titres et s’en alla, mélancolique.

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