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Monsieur Barbe-Bleue... et Madame

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RHÉA

— Vous croyez que les bêtes ont une âme, n’est-ce pas ? demanda Mme Jeaume à Lestrange.

— Moi, dit-il, non !

— Tiens, fit-elle, c’est singulier, j’aurais cru…

Il sourit légèrement et interrogea :

— C’est une idée que vous aviez, je vois… je vois. Dites un peu pourquoi ?

— Eh bien, réfléchit-elle, c’est parce que… parce que je me suis aperçue que vous traitiez les bêtes comme des personnes : comme si elles avaient des sentiments qu’il ne faut pas froisser, enfin. Comprenez-vous ?

— Oui, répondit Lestrange, je comprends. Et vous avez raison : je traite les animaux comme s’ils avaient des sentiments qu’il faut respecter. Mais c’est justement parce que je ne crois pas à l’âme. Je ne crois pas que les hommes mêmes aient une âme. C’est peut-être là une chose où, comme disait Pascal, on ne peut que parier. J’ai parié contre, je n’en suis ni plus humble ni plus fier, et ne nourris aucun dédain contre ceux qui n’ont point parié de la même façon. Mais c’est justement parce que je ne pense point que les hommes aient une âme que je traite les bêtes avec attention et décence.

« Songez donc ! Jadis, aux siècles de foi, il y avait un abîme entre nous et l’animal ! L’univers civilisé était chrétien, rien que chrétien ; on demeurait universellement persuadé qu’en chaque forme humaine, vivante, résidait une essence immortelle, qui n’existait pas chez l’animal. Mais aujourd’hui ! Du moment qu’on ne croit plus à cette essence immortelle les barrières sont tombées, qui séparaient l’animal de l’homme ; on n’a plus le droit d’apercevoir, entre eux et nous, que des différences très nuancées d’intelligence, de bonté, de sensibilité. Et, vraiment, ce n’est que par un préjugé déraisonnable que l’on se permet la vivisection des uns, et non des autres. Ou bien l’on devrait l’interdire tout à fait, ou bien martyriser l’homme comme la bête, dans l’intérêt de la science. »

— Et ces nuances dont vous parlez, jusqu’où vont-elles ? demanda Mme Jeaume.

— Il est impossible de le savoir, et c’est bien cela qui cause mon intérêt. Le problème est si grave ! Il est presque angoissant. Les bêtes sont muettes ? Oui, mais dans une certaine mesure seulement. Et, d’ailleurs, refuserez-vous le nom de frère à un homme dont les lèvres sont scellées ? Elles n’ont pas notre moralité ? Mais elles ont leur moralité plus proche souvent de la nôtre que celle des sauvages d’Australie, qui ne savent pas que l’amour est pour quelque chose dans la génération, et s’imaginent que les femmes deviennent grosses parce que l’esprit d’un mort est entré en elles. Et les animaux ont des passions, des vices, des vertus, des désirs, des remords, de l’héroïsme et de l’égoïsme. Ils éprouvent tous les maux de l’amour et de la jalousie. Alors ?

— De la jalousie ? dit Mme Jeaume.

— Oui, et avec tous ses raffinements, avec tous ses retours. J’ai eu une chienne d’Ulm, une fois… Mais une femme vous racontera cela mieux que moi.

Et il se tourna vers Mme Lestrange, qui rougit :

— Allons, Thérèse, dit-il, je vous ai tant aimée de m’avoir conté l’aventure.

— Eh bien, dit Mme Lestrange, cela remonte à nos premiers jours de mariage. Quand nous revînmes de notre voyage de noce, le premier être qui m’accueillit, dès que nous eûmes franchi la porte du château de Sercey, ce fut une chienne d’Ulm, grande comme une lionne, et qui me sembla plus féroce. Mais dans le premier moment, elle ne parut faire aucune attention à moi. Je la vois encore, subitement dressée, gigantesque, plus haute que mon mari, lui appuyant sur les deux épaules des pattes formidables, et poussant une espèce de plainte joyeuse, de chant sombre qui roulait dans sa gorge et se déchirait à ses crocs. Et je ne sais pourquoi j’éprouvai alors une sorte d’envie et de tristesse amère. Je me disais : « Jamais, si nous sommes séparés, et si nous nous retrouvons un jour, cet homme et moi, je ne saurai montrer ainsi le délire de ma joie ; je n’aurai pas ces cris-là, je ne serai pas aussi belle ! » Ne riez pas ; une femme qui aime souhaite, devant celui qu’elle aime, tous les genres de beauté.

« La chienne nous suivit. Il était tard. Nous fîmes une légère collation avant de monter dans la chambre qui nous avait été réservée. La chienne, contre mon attente, ne voulut rien manger. Maintenant, c’est moi qu’elle regardait, et toute sa joie semblait s’en être allée. Elle faisait, j’en suis sûre, un raisonnement droit et désespérant ; j’avais pris place à table, on me parlait, je répondais. Je n’étais donc pas une servante ou une étrangère : je devenais l’ennemie ; ses yeux de fureur ne me quittaient pas.

« Et j’avais peur, horriblement peur. On m’eût enfermée avec une tigresse dans une cage de ménagerie que je n’eusse pas senti dans mes veines une telle épouvante, une telle conviction que dans un instant je serais dévorée. Je dis à mon mari :

«  — Emmène-là, emmène-là où tu voudras, mais je ne veux pas coucher sous le même toit que cette bête !

« Il obéit si volontiers que je compris qu’il avait les mêmes craintes que moi. Il appela Rhéa, qui se leva lentement, constata avec satisfaction que je ne l’accompagnais pas, et sortit avec lui, comme soulagée, me jetant un regard d’indicible dédain : le regard dont une préférée écrase sa rivale ! Mais quand elle se vit enfermée traîtreusement dans une écurie, tout l’espace, jusqu’aux confins de l’horizon, s’emplit de hurlements si sauvages, où se mêlaient tant de douleur et tant de colère, que je ne pus m’endormir. Je n’étais pas jalouse de cette chienne. C’était elle qui était jalouse de moi ; et en même temps que je me sentais pénétrée d’une inquiétude qui allait jusqu’à la terreur physique, j’éprouvais aussi de la pitié.

«  — Elle s’habituera ! dit mon mari.

« Et elle s’habitua, en effet. Mais il fallut conquérir sa résignation comme on triomphe des méfiances d’un enfant qui voit arriver une marâtre dans la demeure de son père. Il fallut la laisser des jours et des jours seule avec moi, pour qu’elle s’accoutumât à me voir et à me supporter. Il fallut lui offrir la présence de son maître, les promenades avec lui, les caresses qu’il lui faisait comme une récompense de sa conduite avec moi. Il fallut aussi nous observer tous deux, ne pas faire un geste qui trahît une affection dont elle souffrait encore, s’interdire durant longtemps tout geste qui eût pu réveiller sa défiance ombrageuse. Je me souviens, oui, je me souviens : un jour, dans le parc, comme elle nous suivait, Lestrange me prit par la taille… J’eus l’impression d’une poussée irrésistible, je vis mon mari rouler sur le sol : la chienne avait foncé sur nous, par derrière, d’un bond farouche, et maintenant, se tenait devant nous, les lèvres retroussées, les dents en avant, tremblante de rage.

« Elle fut battue longuement, et nous faillîmes la donner ou la vendre. Mais ce châtiment même sembla la faire réfléchir. Elle conçut peut-être qu’il y avait quelque chose de changé, qu’elle avait non seulement un maître, mais une maîtresse. Et parfois, à partir de ce moment, elle me fit des caresses singulières, presque humiliées, comme si elle eût avoué qu’il fallait compter avec moi, et qu’elle me suppliât de n’être pas son ennemie, et de la garder. C’était une sorte de paix armée, avec des élans de tendresse un peu triste, des bouderies, des retours, des timidités découragées, puis, semblait-il, la résolution d’accepter désormais une situation inférieure, pourvu qu’on la laissât continuer d’aimer son roi, et le servir.

« L’automne vint, et c’est alors qu’arriva l’événement imprévu et difficilement explicable que je vais vous dire. Vous connaissez sans doute ces instants de découragement qui suivent les premiers mois d’une union heureuse. Il fait que l’affection change de nature, et on ne le comprend pas encore. Les susceptibilités de l’homme s’éveillent, les rêves de la femme prennent un cours indéterminé et dangereux. Il y a des larmes et des silences, des brouilles et des raccommodements. Un soir que nous devions justement passer la soirée dans un château voisin, mon mari fut appelé subitement à Paris. Il exprima le désir de me voir renoncer à une distraction qu’il ne partageait pas. Il avait peut-être des soupçons, et peut-être ces soupçons n’étaient-ils pas absolument sans cause. Il y a des heures troubles dans la vie d’une jeune femme, des heures où elle ne sait pas. Si je l’avoue, c’est que ce n’était pas grave…

« Toutefois, ce fut « la scène ». Il y en a dans tous les ménages, et il y en aura toujours. L’essentiel est seulement qu’elles ne laissent pas de traces durables. Mais ce soir-là, nous nous quittâmes fâchés. Ce sont encore des choses qui arrivent. Je dînai seule, après le départ de mon mari, avec le sentiment qu’on m’avait fait une injustice, et que je ne la supporterais pas. Je donnai l’ordre de faire atteler, et de préparer une toilette de soirée. Rhéa, qui avait assisté aux amertumes de notre débat, me considérait avec des yeux observateurs et, si je puis dire, une angoisse attentive. A ma grande surprise, elle m’apporta la grosse boule de bois avec laquelle elle jouait d’habitude, et j’assistai alors à un extraordinaire déploiement d’adresse, de force et d’agilité. Cette énorme bête me donnait, je ne trouve pas d’autre mot, une représentation, elle faisait pour moi tous les tours qu’elle avait jusqu’ici réservés à son maître, elle peuplait de son agitation la salle à manger solitaire : et quand j’essayai moi-même de lui enseigner d’autres mouvements, elle suivait mes ordres, ou elle s’efforçait à les comprendre, avec une docilité qui m’émerveilla. Cependant je gagnai ma chambre. Elle m’y accompagna, ce que je ne lui avais jamais vu faire. Et alors, alors… je ne sais pas bien ce qui se passa en moi : ce fut comme si je me trouvais en présence d’une amie qui pouvait subitement me désapprouver, et j’avais peur aussi de ce monstre inquiet. Mon irritation d’ailleurs s’était usée, je me sentais sans force.

«  — Coiffez-moi pour la nuit, dis-je à la femme de chambre, et dites qu’on dételle. Je vais me coucher.

« Rhéa s’était mise dans un coin, posée comme un sphinx. La femme de chambre, en s’en allant, l’appela. Elle refusa de bouger.

«  — Laissez-la, lui dis-je, elle me tiendra compagnie.

« La porte se referma. J’étais dans mon lit, le verrou poussé. Et la chienne, subitement détendue, se mit alors à parcourir la chambre d’un air important et affairé. Elle inspectait les aîtres, elle plongeait avec une espèce de méthode son museau sous les meubles. Puis elle se retourna, comme pour me dire :

«  — Il n’y a personne, tout va bien. Tu peux dormir.

Et je songeais avec terreur, je vous assure : « Qu’aurait-elle fait, si j’avais voulu sortir. Elle m’aurait tuée ! »

« Cependant elle hésita encore, choisit d’abord la descente de lit pour s’y étendre, se releva, et s’alla coucher sur le parquet, devant la porte. J’éteignis la lumière, et alors, alors… je sentis une patte qui palpait très doucement les draps du lit. Il faisait noir : Rhéa voulait savoir si j’étais là !

« Et, il faut tout dire, je me mis à sangloter. Il n’y avait plus aucune raison à mes larmes, j’avais pris ma résolution, mais je pleurais pourtant toutes les larmes de mon corps. C’était la détente. J’ignore combien de temps dura ce grand désespoir, tout ce que je puis dire, c’est que tant qu’il ne fut pas apaisé, j’eus contre mon visage deux yeux phosphorescents et une tête monstrueuse qui gémissait avec douceur. C’est seulement quand je fus tout à fait calmée que Rhéa s’alla remettre au poste qu’elle avait choisi. Mais je ne crois pas qu’elle ait dormi. Cinq fois, durant cette nuit, elle vint placer sa patte lourde sous les couvertures : elle s’assurait de ma présence.

« Mon mari revint le lendemain. Et je lui dis tout : mes mauvaises résolutions, puis mon espèce d’inquiétude devant la gardienne qu’il m’avait laissée sans le savoir, et ses jeux étranges, et cette surveillance âpre et tendre dont j’avais été l’objet. Il haussa les épaules.

«  — Rhéa a profité d’un jour où je n’étais pas là pour s’installer dans notre chambre, dit-il. Elle le désirait depuis longtemps. Maintenant le pli est pris, si je la laisse faire…

« Mais la chienne, la soirée finie, nous laissa gravir seuls les degrés de l’escalier. Devant la porte du hall, il y avait un dur tapis de pied. C’était sa place ordinaire : elle s’y allongea, la tête entre les pattes. Et ce fut comme si elle souriait. »

— Est-ce que vous ne croyez pas, interrogea Mme Jeaume, un peu frémissante, que l’âme de certaines personnes… de personnes mortes… revit dans les bêtes.

— C’est une idée qui m’a poursuivie tant que cette chienne a vécu, dit Mme Lestrange. Mais mon mari ne veut pas l’admettre. Vous l’avez entendu, il croit que personne n’a d’âme…

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