← Retour

Monsieur Barbe-Bleue... et Madame

16px
100%

L’ÉPOUVANTAIL

C’est une gentille propriété, nous dit l’ancien locataire, d’une voix monotone et très douce, c’est une propriété très agréable et tranquille, tranquille ! On n’est pas dérangé.

Vous l’avez peut-être vous-même remarqué : dès qu’on nourrit la plus vague intention de faire sienne une demeure, on n’écoute jamais ceux qui l’habitent encore, ou plutôt on ne prête à leurs paroles qu’une oreille à la fois méfiante et dédaigneuse. Pour quelle raison le quittent-ils, ce lieu qui vous séduit, quel insupportable inconvénient y ont-ils découvert que vous ne savez distinguer ? Et, en tout cas, comme ils ont mal arrangé « ça », de quel mauvais goût ils ont fait preuve ! Ils n’ont pas compris, ces gens-là ; ils étaient indignes du site et de la maison.

Pourtant, je le devais bien reconnaître : ainsi que l’affirmait le précédent locataire, qui nous précédait à travers les chambres et dans les allées d’un grand jardin mal entretenu, y traînant ses pantoufles de cuir, ce petit pavillon construit en tuffeau, que le soleil avait doré, possédait les mérites de la vieille architecture paysanne en Touraine : une espèce de dignité sans recherche, une harmonie de proportions dont nos bâtisseurs modernes ont perdu le secret. Il était assez loin du village pour qu’on s’y trouvât en pleine campagne, assez près toutefois pour que les ravitaillements demeurassent aisés. La pelouse ensauvagée n’avait besoin que d’un coup de faux ; quelques pieds de géraniums et d’hortensias rendraient toute leur grâce aux parterres arides. Enfin, les ombrages de ces vieux arbres étaient profonds, aimables, pacifiques. Marie-Thérèse, qui, dès qu’elle respire l’air de la campagne, se croit capable de devenir une vraie campagnarde, s’empressa de s’informer :

— Il y a un potager ?

— Un verger seulement, après le jardin anglais, dit l’ancien locataire, toujours placide. Il est planté de cerisiers et descend en pente vers le marais. C’est un joli endroit, un très joli endroit.

Et il nous y conduisit, à petits pas, se retournant parfois pour nous dévisager, tout naturellement, de ses yeux clairs dont le regard avait quelque chose d’acide et de coupant. Un trousseau de clefs cliquetait dans sa main.

Sous les cerisiers en fleurs, l’herbe était restée drue, fine et courte. La sève du printemps revenue la teignait d’un vert tendre et joyeux. Et puis, au delà d’une muraille brodée de lierre, le sol dévalait, couvert de genêts en fleurs, jusqu’à des saules bas, boules d’argent bleui qui moutonnaient sur la terre spongieuse. Pas un homme, de ce côté, pas une maison : une immensité silencieuse, sauvage et solitaire, que semblait regarder, du sommet du plus grand des cerisiers, un épouvantail habillé en femme, grotesque et ridiculement ressemblant, si je puis dire, coiffé d’un chapeau de jardin d’où pendaient encore quelques fleurs déteintes, voilé d’un crêpe très épais, vêtu d’un corsage rouge et d’une jupe rouge qui laissaient deviner des jambes chaussées de bottines et de bas. Et dans un de ses espèces de moignons, gantés de grosse peau noire, la figure patibulaire tenait une sorte de martinet dont les lanières s’agitaient au vent.

— Oui, dit Marie-Thérèse en frissonnant. C’est un beau paysage ! Mais c’est… c’est lugubre !

— L’épouvantail ? fis-je en souriant.

— Le marais, plutôt, suggéra l’ancien locataire, de sa voix toujours égale. J’ai trouvé l’épouvantail là où il est, en arrivant, et il est utile, je vous assure. Ce que les oiseaux sont pillards, ici ! Ne touchez pas à l’épouvantail si vous tenez à vos cerises.

Il ajouta que c’étaient des anglaises, excellentes, discuta les termes de la cession de bail, sans âpreté, mais sans aucun empressement, et nous quitta sur un salut qui ne manquait pas de bonne grâce. Huit jours après, quand nous revînmes pour nous installer, il avait déménagé comme il l’avait promis, laissant les clefs chez un fournisseur.

J’ai toujours aimé les hommes qui ne font pas de bruit. Il en est tant d’autres dont les gaietés sont plus insupportables encore que les colères, dont les expansions froissent l’âme comme une averse de cailloux sur la peau nue. Ils sont « communicatifs » ? La belle affaire ! Un humain communicatif est un animal sans pudeur, qui parle de lui et qui ramène à lui, pour penser à lui, tout ce que vous lui dites. Voilà pourquoi ce fut plutôt avec un sentiment de sympathie indifférente qu’après cette première visite je me rappelais le visage, à peine entrevu, de l’ancien habitant de notre pavillon : il avait eu le bon goût de ne proférer que de rares paroles, il ne s’était pas jeté brutalement entre moi et les choses que je regardais. Marie-Thérèse n’était pas de mon avis. Elle répéta plusieurs fois — les femmes répètent plusieurs fois toutes leurs pensées, c’est une faiblesse à quoi il faut avoir la patience de s’habituer — qu’elle était heureuse de savoir que nous ne reverrions plus « cette espèce de chat-tigre, qui faisait patte de velours ». Mais elle est bonne ménagère : ceci l’obligea d’avouer qu’il avait du moins laissé la maison dans un état de scrupuleuse, de méticuleuse propreté. Les vieilles boiseries peintes en blanc qui lambrissaient la plupart des pièces avaient été lavées à la potasse, la baignoire passée au sable, les parquets grattés à la paille de fer, et cirés ! Et le peintre en bâtiment du pays, dont nous réclamâmes cependant les services pour certaines modifications que nous estimions avantageuses, nous certifia qu’il n’était pour rien dans ces travaux minutieux, et que notre prédécesseur avait dû les accomplir lui-même. Sans doute c’était un avare ou un maniaque, les deux peut-être tout à la fois. Cela nous fit sourire, puis bientôt nous n’y songeâmes plus : nous étions chez nous, l’un à l’autre, unis pour nous aimer, satisfaits d’avoir trouvé la solitude et la béatitude.

La vieille bonne qui a élevé Marie-Thérèse s’était d’elle-même élevée au rang de cordon bleu. Elle nous suffisait pour tout domestique. Un vieux jardinier du pays, le père Didat, ratissa les allées, bêcha les plates-bandes et planta les fleurs. Il faisait en même temps les gros ouvrages. Et, moi, je repris ma boîte à couleurs et mon chevalet : pour modèle, n’avais-je pas Marie-Thérèse ? Marie-Thérèse jeune et nue, Marie-Thérèse en cheveux poudrés, dans la lumière blonde qui tombait en frisant des vitres du salon, Marie-Thérèse en jupe claire, sous les grands arbres, dans la tiédeur alanguissante de cette fin de printemps ? J’étais seulement surpris de rencontrer chez elle une nervosité singulière qui se traduisait par de la stupeur, de longs silences, des frissons. Mais, quand je lui en demandais la cause, elle ne parvenait pas à se l’expliquer.

— On n’est pas chez soi, ici, disait-elle, on n’est pas chez soi !

Je haussais les épaules. Préférait-elle Paris, où tout trépide, depuis les entrailles de la terre, traversées par les lourds convois des trains électriques, jusqu’aux poignées de mains des ambitieux ? Ne vivions-nous pas dans une paix délicieuse, inexprimable ? Même le boucher, le boulanger, venaient à sept heures du matin, quand nous dormions encore. On ne voyait personne.

— Oui, répliquait Marie-Thérèse avec entêtement, mais c’est comme s’il y avait quelqu’un !

— Un fantôme ?

Elle se fâcha. Marie-Thérèse est une personne pour qui la croyance aux fantômes fait partie intégrante de la religion. Et, puisqu’elle n’a plus de religion, elle ne croit plus aux fantômes, n’est-ce pas ? Tel était son raisonnement, qui est celui de beaucoup de femmes fières d’être « libérées ». Elles redoutent instinctivement que tout soupçon de surnaturel ne les fasse rentrer dans le chemin perdu de la foi. C’est ce qui prouve, me semble-t-il, que leur agnosticisme n’est pas bien solide. Car, pour moi, c’est tout le contraire. Je suis tellement persuadé qu’il n’y a rien que ce serait une distraction, un changement heureux dans l’aridité de mon imagination, de m’apercevoir un jour qu’il y a quelque chose. C’est ainsi que le régent Philippe d’Orléans, qui était athée, dépensa vingt mille louis pour voir le diable, et déplora qu’il ne l’eût point vu.

Je dois pourtant reconnaître qu’il y avait, dans notre jardin, une place qui m’inspirait une répugnance égale à celle qu’éprouvait Marie-Thérèse : le verger. J’en étais d’autant plus humilié que, d’autre part, il m’attirait. Ce paysage de marais, à la fois tragique et lumineux, dominé au premier plan par cette prairie plantée d’arbres et la silhouette originale de l’épouvantail, offrait des accents vigoureux, un caractère de grandeur assez rare en Touraine. A plusieurs reprises j’y transportai mon chevalet. Jamais il ne me fut possible de demeurer plus de quelques minutes assis devant ma toile. Oh ! ne croyez pas que j’aie à vous révéler des impressions extraordinaires, dramatiques, mystérieuses : j’avais froid, voilà tout, sous les rayons du soleil le plus ardent, froid par l’intérieur, ainsi qu’à la fin d’un accès de fièvre ; et voilà pourquoi, sans doute, je me laissais envahir, comme un malade, par un invincible besoin de penser à des choses tristes, à l’inutilité de tout effort, puisque la vie n’est qu’une seconde entre deux éternités, à la dérision de ce qu’on appelle le succès, aux haines qu’on accumule sur sa tête, bien plus que les affections, à mesure qu’on vieillit. Oui, oui, c’était cela ! Surtout, il me semblait qu’en ce lieu j’étais haï formidablement, que l’air même autour de moi me détestait. Presque inconsciemment, en tout cas, sans vouloir m’en préciser le motif à moi-même, j’abandonnai le verger. Marie-Thérèse ne m’interrogea point, et je m’en applaudis : je lui eusse répondu sans bonne humeur, et je cultive ma bonne humeur comme les gens douillets leurs aises et leur santé.

Je suppose que nous eussions, plus tard, oublié les ombres invisibles qui semblaient planer sur nous, classant tout simplement dans nos souvenirs la maison tourangelle comme confortable et manquant de gaieté, si le père Didat, le jardinier, ne nous eût un jour avertis que les cerises étaient mûres. D’après les conventions qui nous liaient, nous avions le droit de consommer autant qu’il nous plairait des produits du jardin, le surplus devant être vendu et partagé entre lui et nous « à moitié fruit ». Moyennant quoi il entretenait la propriété pour une somme insignifiante. Donc, nous décidâmes la cueillette des cerises. C’est toujours, pour des citadins, une sorte de fête champêtre, qu’ils associent, dans leur mémoire, à des souvenirs d’enfance, à des gaillardises lues ou chantées. Je décidai qu’on accompagnerait le père Didat. Celui-ci se mit en marche avec une échelle, nous le suivions, portant des paniers. Arrivés sur ce que nous appelions, peut-être par un retour sur nos anciennes méfiances, « le champ de bataille », le vieux jardinier remarqua, d’une voix sentencieuse :

— Il y en a des cerises, cette année ! Les oiseaux n’y ont pas touché.

Et, tout à coup, le silence de ce verger me frappa d’une façon singulière, excessive. Pas un moineau, pas un pillard ailé, sur ces arbres couverts de fruits. Et il me revint à l’esprit qu’il en avait toujours été de même, à chacune de mes visites. L’ancien locataire avait eu bien raison de dire que cet épouvantail était excellent. J’exprimai cette opinion à haute voix.

— Bien sûr, fit le père Didat paisiblement. Meilleur que l’autre.

— L’autre ? demandai-je. On l’a donc changé ?

— Oui. Avant c’était un bonhomme. Et c’était moi qui l’avais dressé. Dame ! c’était pas si bien fignolé. J’ai point des imaginations comme ceux de la ville…

— Alors, celui-là, c’est l’ancien locataire qui l’a planté ?

— Lui ou sa dame, répondit le jardinier.

— Sa dame ? Mais il était seul quand il nous a reçus dans la maison !

— Y a pas d’étonnement ! Y avait des mois qu’elle était partie. Vous savez, ils s’entendaient point guère, qu’on disait dans le pays : des étrangers, des Parisiens comme vous… Lui n’était pas causeur.

Il appuya son échelle sur une des maîtresses branches du plus grand cerisier, et commença méthodiquement sa cueillette. Les lanières du martinet que tenait l’épouvantail se balançaient doucement à cinq pieds au-dessus de sa tête.

— C’ que c’est gras, sur ces branches, dit-il tout à coup, c’ que c’est gras… C’est point pourtant commun que la gourme des cerisiers soit grasse : ça poisse, d’habitude. Et puis c’est une graisse qui sent point bon… et ça glisse ! J’aurais dû quitter mes souliers.

Nous entendîmes grincer sur l’écorce les clous de ses lourdes chaussures, et il se rattrapa, comme il put, à pleines mains, sur l’épouvantail.


J’aime mieux ne pas vous dire ce qui tomba sur nos têtes, et je ne puis pas, en vérité, je ne puis pas ! J’oserais révéler l’épouvante, mais non pas la hideur. L’épouvantail avait basculé, et c’étaient des os, des os, des os !…

L’homme en fuite, l’homme qu’on n’a jamais retrouvé, avait eu raison de dire que c’était un bon épouvantail : une femme crucifiée !

Chargement de la publicité...