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Monsieur Barbe-Bleue... et Madame

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LA THÉOLOGIENNE

Emmeline, dit le petit Jacques de Sercey, les mains pressantes, Emmeline, ce sera pour tout à l’heure, n’est-ce pas ?

C’était la première fois qu’il osait poser à une femme cette question dont le sens lui apparaissait délicieux, impur, profond, terrifiant, adorable. Il songeait au plaisir, et l’attendait immense. Il songeait au péché, et le croyait affreux. C’était un gamin de seize ans, tout brûlé d’appétits, tout dévoré de timidité ; et, comme il arrive souvent aux jours de l’adolescence, alors qu’il avait commis en pensée des crimes extraordinaires, le pauvre innocent, pour avoir demandé à une fillette vicieuse ce qu’elle était d’avance toute résolue d’accorder, il se sentait le cœur décroché comme dans les rêves où l’on s’imagine tomber, tomber sans fin dans un trou sans fond.

Emmeline était d’un an plus âgée que lui, et bien savante. Venue de Paris, pour passer un mois chez des parents, dans ce village de Normandie, elle s’était mise à fréquenter l’église, à en orner les autels, à suivre les cours du catéchisme de persévérance, par curiosité, par perversité, et aussi pour occuper une intelligence très vive qui, dans ce coin de campagne, ne trouvait pas ailleurs d’aliments.

C’est ainsi qu’elle avait rencontré Jacques de Sercey, pensionnaire de l’abbé Ledoux durant les vacances. L’amour de ce gamin l’avait amusée ; et, comme déjà elle n’était plus neuve, elle n’éprouvait aucun effroi à se donner. Ce n’était pour elle qu’une autre distraction, plus âpre et plus risquée.

— Nous verrons, dit-elle, nous verrons…

Elle tenait à la main deux gros volumes bleus. Jacques de Sercey jeta de leur côté ce coup d’œil involontaire, presque indiscret, dont ne peuvent se défendre ceux qui aiment les livres.

— C’est l’Exposition de la doctrine chrétienne du Père Bougeant, dit-elle. J’ai rendu à M. l’abbé le Dictionnaire des Hérésies.

Jacques regarda cette fille singulière d’un air stupéfait. Brusquement, elle lui écrasa la bouche d’un baiser et s’enfuit en disant :

— Sois sage, maintenant, sois sage… Après ta répétition !

Jacques soupira. C’était l’heure où l’abbé Ledoux lui donnait sa leçon de latin. Il entra dans le jardin du presbytère, dont la porte n’était jamais fermée qu’au loquet.

Sa famille l’avait envoyé chez l’abbé afin qu’il préparât son baccalauréat pour la session d’octobre, et aussi parce qu’elle voulait lui épargner les tentations de Deauville, où elle avait loué une villa. Jacques était élevé sévèrement, suivant des traditions antiques, exactement comme l’avaient été son père et son grand-père. L’abbé devait compléter son instruction religieuse, lui faire traduire quelques auteurs, lui remettre en mémoire son cours de rhétorique. Théologien exercé, excellent humaniste — il n’y a plus guère en France que quelques prêtres qui soient bons latinistes — il ne considérait pas sa mission comme une corvée, et s’en acquittait avec zèle.

Jacques le trouva tout de suite assis sous un vieux tilleul, devant une petite table de fer peinte en jaune. Il avait de bons yeux très naïfs, le dos caduc, le visage candide ; et un côté de ses cheveux blancs, restés drus, coupés rarement, était tout noirci, parce que, selon son ancienne habitude du séminaire, dont il n’avait jamais pu se débarrasser, il y avait essuyé la plume dont il s’était servi pour corriger la version de son élève. Il dit doucement :

— Récitez le Sub tuum

Jacques de Sercey, des lèvres, car son cœur était loin, récita l’invocation. L’abbé ouvrit un Virgile :

— Maintenant, expliquez, dit-il. A partir de : Et jam nox humida cœlo…

— … Precipitat, suadentque cadentia sidera somnos, continua Jacques.

Parfois, il hésitait un peu en traduisant, mais le sens général lui apparaissait assez bien à travers les inversions. Insensiblement, il s’était pénétré du génie de cette langue, qui peut toujours mettre, dans la phrase, le mot à la place où le ferait naître, dans l’esprit, une émotion forte, alors que le français est obligé de suivre un ordre invariable et logique. Et il apercevait, en vérité, le grand ciel d’un noir encore un peu bleu, la course régulière et lumineuse des étoiles précipitées vers la mer d’Occident ; sur une terrasse, au-dessus de la mer, une table basse, environnée de lits où reposaient des convives appuyés sur le coude ; et sur un de ces lits, le jeune héros Énée, sans cuirasse, vêtu d’une tunique blanche qui lui laissait les bras nus, évoquant ses malheurs en longues périodes régulières, tandis que la reine Didon, très belle, un peu grasse, toute pâle, écoutait, les yeux humides et le cœur bondissant… Didon devait ressembler à Emmeline, il en était sûr.

— C’est bien, disait l’abbé, c’est bien…

Il ferma le livre.

— Maintenant, dit-il, je vais vous interroger sur ma dernière instruction… Quelle différence y a-t-il entre la grâce suffisante et la grâce efficace ?

Jacques de Sercey ne répondit pas. La grâce… est-ce que vraiment, jamais, ce mot avait eu un sens théologique ? Comme il lui suggérait, aujourd’hui, des idées éloignées de ce sens, et coupables ! Il rougit.

— Je ne sais pas, dit-il. J’ai oublié.

— Mon enfant, fit l’abbé Ledoux très gravement, je ne suis pas content. C’est si peu de chose, la science humaine, si vous n’avez la connaissance des inébranlables fondements de votre foi. C’est si laid, la beauté, si vous ne parvenez à la concevoir comme un effort vers la pureté, la sainteté… Mais vous ne m’écoutez pas. Hélas ! au catéchisme de persévérance, on ne m’écoute guère davantage ! Il n’y a ici qu’une personne dont l’intelligente pénétration de tout ce qui touche au divin enseignement me frappe. Elle assiste volontairement aux leçons, elle y brille d’une façon singulière. C’est une nouvelle Hroswitha.

— Mlle Emmeline, n’est-ce pas ? s’écria Jacques.

Ses yeux furent si brillants, d’un éclair subit, sa voix si haute et si changée que l’abbé s’arrêta, stupéfait. Quand il eut renvoyé son élève, il demeura quelques instants dans une rêverie qui n’était pas exempte d’inquiétude. Puis, hochant la tête, il se dirigea vers la sacristie, où se trouvaient rassemblées, depuis quelques minutes déjà, les jeunes filles du catéchisme de persévérance.

L’abbé les considéra tristement. Elles non plus ne lui donnaient pas de grandes consolations. Leurs familles les lui envoyaient par tradition, par orgueil aussi, pour bien montrer qu’elles étaient assez riches pour ne pas travailler de leurs mains, et pouvaient perdre du temps même à des choses dont personne maintenant ne comprend plus l’utilité. La plupart étaient stupides. Les autres faisaient tous leurs efforts pour le paraître : avoir le droit de ne pas comprendre constituait à leurs yeux un brevet de supériorité sociale ; elles prouvaient ainsi au pauvre abbé qu’il n’avait pas le droit de les punir, n’avait sur elles aucune action. Et seule, au dernier rang, dans sa modestie assumée, plus fine, plus pâle, les yeux baissés, Emmeline demeurée attentive et charmante. Son corps dépravé gardait une attitude simple et chaste, sa face aimable avait un air de délicieuse pureté. Emmeline jouissait profondément de tous ces mensonges dont elle était vêtue. Il est même possible qu’elle crût que ce vêtement était la réalité, tant l’apparence et le costume, même de l’âme, peuvent devenir l’essentiel pour une femme.

L’abbé, machinalement, posa la même question qui avait embarrassé Jacques tout à l’heure. Il la posa, plein d’ennui, sachant qu’on ne répondrait pas. Il haussa les épaules, résigné, devant un silence qu’il attendait, et se tourna vers Emmeline.

Elle parla d’un air aisé :

— Quand nous éprouvons le désir de faire une bonne œuvre, dit-elle, quand un mouvement intérieur nous dit de résister à la tentation, et que pourtant nous n’accomplissons pas le bien ou nous laissons succomber au mal, nous avons la grâce suffisante. C’est donc notre faute si nous avons péché.

— Et la grâce efficace ? fit l’abbé.

— Celle-là, répondit Emmeline, est irrésistible, ou du moins il faut un grand effort pour y résister, tandis que la grâce suffisante exige, au contraire, un effort pour qu’on l’accueille.

— Je désirerais, fit l’abbé, la donnant en exemple, je désirerais que vous fussiez toutes comme votre compagne.

Il acheva ensuite la leçon du jour. La plupart de ses élèves ne l’écoutaient pas. L’une d’elles, dédaigneuse, avait emporté « son ouvrage ». Il vit s’achever l’heure avec un soulagement véritable.

— Mesdemoiselles, dit-il en terminant, vous allez pouvoir vous retirer. Je vous répète — et combien de fois, hélas ! ne vous l’ai-je pas déjà dit ? — que vous devez traverser l’église en silence et dans un ordre parfait. Je vous en ai averties : toute faute augmente de gravité, commise dans un lieu consacré. Le crime d’homicide, accompli dans une église, la profane et la met en interdit ; le péché d’impureté s’y transforme en sacrilège… Allez, fit-il, plus doucement. Je sais que vos cœurs sont indisciplinés, mais vos âmes innocentes.

Il prit son chapeau et reconduisit lui-même le jeune troupeau au delà du portail. C’était le moment de la journée où il faisait sa promenade quotidienne. Les souliers campagnards sonnèrent sur le pavé de la place ; il ne vit pas Emmeline se dissimuler dernière un pilier, et revenir sur ses pas. Elle savait que la sacristie avait deux portes, dont l’une donnait sur le jardin du presbytère. Elle ouvrit vivement celle-ci, et appela Jacques de Sercey qui lisait, assis sous le tilleul.

— Jacques ! fit-elle mystérieusement.

L’enfant ne fit qu’un bond jusqu’à ses genoux. Elle referma la porte sur lui.

Excusez-le, s’il fut ardent et même un peu sauvage. C’était sa première aventure. Il y a un moment où on a peur, horriblement peur. Il y a un autre moment où il semble qu’on soit debout sur la plus haute montagne de la terre, plus beau, plus fort, plus grand que tous les hommes, unique ! Il y a un moment où l’on se figure rentrer dans l’infini, dans l’éternel, dans l’insondable, et où l’on se dit : « Est-ce moi, est-ce bien moi ? Une femme a voulu de moi ! »

Or, l’abbé rouvrit la porte. Il avait oublié son bréviaire. Je ne sais très exactement ce qu’il aperçut, et d’ailleurs il se voila les yeux sur-le-champ, des deux mains. Puis il cria :

— Sacrilège !

Il demeurait debout, furieux, foudroyant. Et il murmura encore :

— Excommunicatio gravis. Oh ! mademoiselle, excommunicatio gravis !

Jacques s’était réfugié derrière la table aux surplis. Mais Emmeline, redressée, tint tête à l’orage. Elle frappa sur les deux tomes du Père Bougeant.

— Un sacrilège ? Ah ! monsieur le curé : vous vous trompez : dans quel texte avez-vous lu que la sacristie était consacrée ?

L’abbé reçut un choc. C’était vrai : une sacristie n’est pas consacrée. Il était vaincu sur son propre terrain, s’était trompé dans l’appréciation de la faute. Sa confusion lui fit une seconde baisser la tête, et ce fut comme un vol de moineaux. Quand il la releva, la sacristie était vide. Il s’en alla plein d’horreur pour le péché, mais encore plus humilié de sa défaite.

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