Monsieur Barbe-Bleue... et Madame
RÉCONCILIATION
Madame de Marconne franchit la porte de son vieil hôtel de la rue Royale, à Lille, au moment que les cloches de l’église Sainte-Catherine convoquaient les fidèles à la grand’messe, sur trois notes qui font un air : — Nous l’tenons, nous l’avons, chantent les petits enfants, quand elles les entendent sonner. Mme de Marconne avait assisté à une messe basse : mais, en sortant de Sainte-Catherine, elle avait passé chez Méert le confiseur, rue Nationale, pour lui commander des couques sucrées, et chez Stiévenaërt, la fleuriste, d’où elle rapportait une brassée de roses. Voilà pourquoi il était dix heures, déjà. Florentine, la femme de chambre, courut vers elle, dès qu’elle la vit entrer, dans un tel étourdissement qu’elle en oublia de lui prendre ses paquets.
— Madame, dit-elle, Mlle Thérèse attend madame dans le salon.
— Mlle Thérèse ?… fit Mme de Marconne.
— Mme Mouvenot, se reprit Florentine, la fille de madame, enfin ! Elle est arrivée par le premier train !
On voyait à son air que c’était une grande nouvelle, et inattendue.
— Thérèse, prononça Mme de Marconne à demi-voix, sans marquer aucune satisfaction, Thérèse !… Qu’a-t-elle bien pu encore inventer ?
Cependant elle marcha au-devant de sa fille ; toutes deux s’embrassèrent.
— Que tu es jeune, maman, dit Thérèse, que tu as l’air jeune !
Elle pensait : « Si elle s’habillait autrement ! »
Mme de Marconne n’avait pas quarante ans. A peine si elle paraissait la sœur aînée de sa fille, qui en avait vingt. Mais elle exagérait l’austérité de sa toilette de veuve. Son chapeau de deuil s’attachait sous le menton, avec des brides, un chapeau de la plus pure province ; sa robe toute droite tombait jusqu’à ses pieds. Sur son visage pur, encore très frais, pas même une ombre de poudre de riz. Et sa fille, devant elle, avec sa jupe courte enflée sur les hanches, et qui montrait ses jambes jusqu’aux genoux, son turban de paille argentée, le rouge artificiel de ses lèvres, lui paraissait une petite évaporée. Elle la considérait avec méfiance, elle songeait que l’air de Paris n’est pas bon aux jeunes femmes de province. Mais peut-être cette arrivée imprévue signifiait-elle de bonnes nouvelles. Mme de Marconne sourit.
— Tu viens me dire que tout est arrangé, Thérèse, dit-elle. Tu ne divorces plus : toi, une Marconne, divorcée ! Ce n’était pas possible, je le savais bien ! Et ton mari est charmant, charmant !… Je te l’ai toujours dit.
— Il est insupportable ! répondit sa fille. Insupportable ! Ce sont des scènes, des scènes !…
— Il est un peu vif, mais charmant ! maintint sa mère avec fermeté.
Mme de Marconne était sincère. Elle avait une affection très vive, une sympathie dont on eût pu dire qu’elle était presque amoureuse, s’il ne s’agissait d’une femme si parfaitement honnête, pour ce Mouvenot, un grand garçon de vingt-cinq ans, qui avait toujours été parfait à son égard.
— Enfin, je veux divorcer, reprit Thérèse avec obstination. Il n’est pas question de réconciliation, au contraire ! Nous sommes toujours d’accord pour divorcer ; la procédure suit son cours…
— Tant pis ! soupira Mme de Marconne.
— … Je veux dire qu’elle devrait suivre son cours ! Mais…
Et tout à coup elle fondit en larmes.
— Maman, maman, il n’y a que toi qui puisses nous tirer de là. Figure-toi, la procédure est arrêtée ! Mon avocat, nos avocats disent que jamais le tribunal ne nous accordera le divorce dans ces conditions ! L’article 236…
— Qu’est-ce que c’est, l’article 236 ?
— J’avais obtenu l’ordonnance, en vertu de l’article 236, pour être autorisée à avoir un domicile séparé de celui d’Émilien. C’est indispensable, tu comprends : tant qu’on n’a pas un domicile séparé, le tribunal peut, et même doit considérer que la réconciliation est intervenue entre les époux : les tentations, la cohabitation… c’est naturel ! Eh bien !…
— Eh bien ?
— Je n’ai rien trouvé ! gémit Thérèse avec un nouveau flot de larmes, rien ! Il n’y a plus un appartement vacant à Paris, plus un seul ! Je continue à vivre avec Émilien, je ne puis pas faire autrement. C’est atroce, atroce ! Nous sommes comme deux chats dans le même tonneau, nous ne nous sommes jamais plus mal entendus, et le tribunal nous refusera le divorce.
— Donc, interrogea Mme de Marconne, tu veux vivre ici, tu me demandes l’hospitalité ?
— Moi ! cria Thérèse avec horreur, moi, maman, à Lille !… D’abord, ma présence à Paris est indispensable pour la procédure du divorce, ajouta-t-elle en rougissant.
Mme de Marconne n’eut pas grand mérite à pressentir que d’autres raisons attachaient sa fille à Paris. Ses yeux s’assombrirent.
— Alors ? demanda-t-elle.
— Alors, maman, je viens te supplier de venir, toi, à Paris, chez nous ! Nos avocats disent que c’est le seul moyen de tourner la difficulté, que si la mère habite avec sa fille au domicile conjugal, elle constitue la preuve vivante que la réconciliation n’a pas eu lieu. Elle peut en témoigner… Il paraît que la jurisprudence est formelle… Maman, maman, je t’en prie !
Mme de Marconne réfléchit un instant. Qui dira pour quelle cause un éclair brilla dans ses yeux, pourquoi elle se regarda un instant dans un miroir ?
— Je veux bien, ma petite, accorda-t-elle. Tu peux repartir quand tu voudras. Moi, j’arriverai dans huit jours.
Quand Mme Mouvenot annonça à son mari que sa mère consentait à venir s’installer chez eux, celui-ci fit tout de suite :
— Ah ! tant mieux !
Il allait ajouter : « Elle est charmante ! » Mais, réfléchissant que sa femme lui dirait : « Tu la préfères à moi, tu me compares à elle ! » il s’arrêta, par prudence. Au fond, ce n’était pas lui qui aimait les scènes. Cependant sa femme éprouva, de ces deux seuls petits mots, une impression bizarre, et regarda longuement son mari.
Mme de Marconne s’établit au centre du jeune ménage, si l’on peut dire, avec simplicité. Du divorce, elle n’ouvrit pas la bouche. Mais le lendemain, vers cinq heures, comme Thérèse se préparait à sortir, sa mère lui dit :
— « Je t’accompagne. Tu vas chez ta couturière, ou dans les magasins, ou faire des visites : je suis curieuse de revoir tout cela. »
Thérèse n’osa point protester. Il en fut ainsi tous les jours et toutes les semaines suivantes. Thérèse fut alors l’objet des récriminations d’un homme qu’elle jugeait fort agréable, mais à vrai dire ne les connut point : ces récriminations s’entassèrent, bureau restant, à la poste, où elle n’osait passer, sa mère la suivant partout. M. de Breuil, là-dessus, risqua une visite à son amie. Il parut fort décontenancé : Mme de Marconne fut présente à leur entretien. Thérèse trouva pourtant moyen de lui écrire ; c’était pour lui dire qu’il fallait attendre, elle ne pouvait dire combien de temps. Il prit cela comme un adieu ; au reste, il n’aimait point les complications.
Cependant, la vie coulait sans heurts, et nulle discussion pénible. Les époux se surveillaient, chacun d’eux ne voulant manifester, devant témoin, rien autre chose que de l’égalité d’humeur. Du reste, Mme de Marconne était, sans en avoir l’air, d’une incroyable adresse pour découvrir des sujets de conversation de tout repos, et qui n’étaient point sans agrément. Elle imagina aussi de se faire promener au théâtre et au cabaret ; le ménage reprit l’habitude de la vie commune. Ainsi Mme de Marconne mettait dans son tort une vieille chanson qui n’est point encore oubliée : cela marchait beaucoup mieux depuis qu’un tiers était présent. Émilien, qui ne manquait pas de l’esprit d’observation, ne fut pas sans un peu s’en apercevoir. Il lui arriva de chanter, à l’un des rares moments où il se trouvait seul :
Et ce ne fut point sur le ton mélancolique exigé par la tradition. Il redevenait apaisé, confortablement heureux. Je suppose que ce fut sa gratitude qui l’engagea à exprimer davantage son bonheur à sa belle-mère qu’à sa femme. Mme de Marconne dédaigna de cacher qu’elle était sensible à ses sympathies. Il lui advint de dire, devant sa fille : « Il est délicieux ! »
Thérèse ne répondit rien, et sembla mélancolique ; elle se refroidit à l’égard de sa mère, mais non point d’Émilien. A quelques jours de là, celui-ci remarqua :
— L’odeur de cet appartement est toute changée. Je ne connais point ce parfum : il est très doux…
— C’est l’iris de maman, fit Thérèse. Elle ne se parfume jamais, mais elle met de l’iris dans tout son linge…
— C’est une odeur exquise ! affirmait Émilien.
— Dis tout de suite que tu aimes maman, maintenant ! éclata Thérèse. Dis que c’est à elle que tu penses, tout le temps, tout le temps !
— A elle ? fit Émilien, suffoqué.
Toutefois, il songeait : « C’est vrai, pourtant ! Elle est charmante, ma belle-mère ! Comme elle a l’air jeune, comme elle est encore jolie ! »
— A propos, reprit-il, la procédure avance : nous sommes convoqués, jeudi prochain, au Palais pour les préliminaires de conciliation.
— C’est inutile ! cria Thérèse, furieuse. Je ne veux plus divorcer ! Tu voudrais bien, hein ? Eh bien, je ne veux plus ! Je vais écrire que c’est fait, la conciliation !… D’abord, est-ce que je trouverais un appartement ! Je reste !
— Mais je ne demande pas mieux, moi ! fit Émilien. Tu peux rester, rester tant que tu voudras. Mais tout de bon, alors !
— Eh bien, oui, tout de bon ! Pour… pour tout de bon… Mais à une condition.
— Ah !… Laquelle encore, à la fin !
— Sans maman ! exigea Émilienne.