Monsieur Barbe-Bleue... et Madame
UN VRAI PÊCHEUR
Quand M. Denot eut passé quelques jours à Ker-ar-Chad, sur les côtes de Bretagne, en compagnie de sa femme, de son beau-père, de sa belle-mère, et de tous les autres enfants de sa belle famille, ce fut avec une vraie joie qu’il se découvrit une durable passion pour la pêche : car jusque-là il s’était ennuyé. La villa qu’il habitait était somptueuse. Je veux dire qu’elle réunissait tous les anachronismes nécessaires pour être remarquée. Elle avait extérieurement l’air d’un château-fort et intérieurement d’une exposition de meubles moyen âge ; deux automobiles dormaient dans son garage ogival, et le plafond du grand hall, soutenu par des étriers de bois fort, exactement copiés dans un ouvrage de Viollet-le-Duc, était éclairé à la lumière électrique. M. Denot était un peintre dont le talent avait donné de grandes espérances, mais il ne travaillait plus depuis son mariage, une espèce de bon sens paresseux, assez fréquent chez les Français, lui inspirant l’horreur de tout effort inutile. Toutefois, comme d’autre part il sentait que sa femme ne l’avait épousé que pour illustrer la fortune bourgeoise et sans éclat de sa propre famille, cette indolence qu’il ne pouvait vaincre le rendait triste et un peu honteux. Il y avait à Ker-ar-Chad un casino, et par conséquent un jeu de petits chevaux : ayant scrupule d’aventurer un argent qui n’était pas le sien, il s’abstint d’y aller. Les personnes que recevait sa femme ne l’intéressaient guère. Et comme il avait l’impression de décevoir les ambitions et les plans de cette épouse ambitieuse, il s’était trouvé, devant les rochers, le ciel, la mer et les baigneurs, de plus en plus mélancolique et désaccordé.
Il ne se livra d’abord à la pêche que pour avoir un prétexte à être seul. Puis insensiblement, il en éprouva d’infinies jouissances, un plaisir si fort et si profond qu’il était aussi difficile à définir que celui qu’inspirent certains accords musicaux.
A la pêche aux chevrettes, il faut pousser à travers les herbes, dans le sens où le flot incline leur chevelure d’un vert qui pâlit vers le blond, un filet qui s’alourdit peu à peu, tout plein d’algues et de cailloux. On entre dans l’eau jusqu’au ventre, et ces herbes, et les petits poissons, les crabes, les chevrettes même, frôlent vos pieds nus de telle sorte qu’on ne sait si ce que l’on ressent c’est de l’inquiétude ou de la volupté. Et quand on redresse le filet, d’un coup de reins, les chevrettes y bondissent, translucides, des gouttelettes claires au bout des antennes. On les saisit ; elles sont dures et piquantes, animées d’une force imprévue qui communique aux doigts un frémissement singulier ; et l’œil s’amuse parfois, en s’effrayant un peu, d’apercevoir, au fond des mailles, des vives hérissées, des vers poilus, miniatures de monstres, ou un coquillage étrange qui projette autour de lui des formes tentaculaires.
Pour relever les lignes de fond, il faut partir à la nuit noire, en canot, vers les trois heures du matin. Les tranquilles petites étoiles ont l’air de rire dans l’air très frais, et la planète Mars est comme une lanterne rouge, très lointaine. Un à un, on soulève les poids de la ligne. Les plies, les limandes, les soles frappent l’eau douloureusement du plat de leur queue, les maquereaux ont l’air d’être en émail, et il y a un poisson, je ne sais lequel, qui gronde quand on le jette au fond du bateau et qu’il agonise. Si la lune brille, elle trace sur la mer une espèce de grande route lumineuse, où le canot semble suspendu, et l’on dirait qu’on fait de la magie au milieu des bêtes sorties des profondeurs, dans le silence pur.
Mais Denot se souvenait surtout d’une autre nuit où il était allé à la pêche aux lançons. Vers l’aube, dans une anse de sable, entre deux blocs de rochers semblables à de grands animaux pétrifiés, il avait entendu le bruit d’une mastication vorace, et la mer, sur quelques brasses carrées, s’agitait d’un grouillement qui faisait presque peur. C’était des crabes, par milliers ; ils commençaient à manger vivants les poissons pris dans les filets de pêcheurs qui s’étaient endormis dans leur barque, harassés de fatigue. On voyait du sang dans l’eau… Denot ayant réveillé les pêcheurs, ceux-ci avaient tenu à lui donner sa part du butin sauvé, comme s’il eût été l’un des leurs, et un vrai marin. Il ne songeait jamais à cela sans une espèce de fierté, un épanouissement du cœur.
C’était tous ces souvenirs qui lui montaient à la mémoire, un matin qu’il revenait de fouiller les herbiers de Kérity. La pêche avait été mauvaise et il rentrait les mains vides. Or, ayant par hasard abaissé les yeux vers une flaque, une simple flaque abritée derrière un galet plus gros que le corps d’un homme, il distingua dans l’eau plate et tranquille une chose qui le fit subitement frémir de joie et de convoitise. Tout d’abord même il n’en crut pas ses regards : un homard, un homard monstrueux, un géant de l’espèce, essayant vainement de se creuser, en attendant le retour du flot, un abri sous le galet. Cette rencontre était d’autant plus inattendue que les homards ont presque disparu de la côte bretonne ; les pêcheurs vont maintenant les chercher jusque dans les eaux du Portugal, et les logent ensuite dans des casiers mouillés devant leurs ports, en attendant le moment de les vendre. Le monstre que Denot venait de découvrir s’était-il échappé d’un de ces casiers ? C’était l’hypothèse la plus vraisemblable. En tout cas il était de bonne prise. La seule difficulté était de s’en rendre maître. Denot le poussa, avec son filet à chevrettes, jusque sous le galet : le homard se laissa faire. Mais d’un seul coup de ses pinces énormes, il trancha les mailles comme avec des ciseaux, retomba dans l’eau, et se mit en posture de défense.
Tout son corps était d’un bleu de Prusse assombri, avec des traînées de petits coquillages sur la carapace, tant il était vieux, tant déjà il avait vécu des saisons nombreuses ! La fureur de la pêche avait jeté Denot à un degré de si grande imprudence qu’il tenta de l’arracher de la flaque avec les mains ; les pinces se rabattirent vers lui avec une telle prestesse, un claquement si sauvage, qu’il fit un bond en arrière. Alors, le homard victorieux rentra sous le galet. On ne voyait plus que son dos bleu, qui semblait vouloir soulever l’énorme bloc pour s’y cacher. Avec le manche de sa pêchette, Denot parvint à le pousser sur le sable ; la bête y apparut seulement plus redoutable, posée de travers, marchant de travers, regardant de travers avec ses deux petites prunelles noires posées sur des antennes flexibles. Denot cependant n’avait plus qu’une idée : « Il faut que je l’aie ! Et si je m’en vais, je perds mon droit, un autre le prendra. »
Il prononça aussi à haute voix, et aussi solennellement que s’il eût déclamé un vers :
— Il a bien quarante centimètres de long !
Le homard, laissé à lui-même, était retourné dans sa flaque, mais il continuait de tenir ses yeux hors de l’eau pour surveiller son ennemi. La plage était déserte. Ce duel farouche n’avait pas de témoins. Denot répéta :
— Il faut que je l’aie !
Et, délibérément, il ôta son pantalon, dont il ferma les deux jambes par un nœud : puisqu’il n’y avait personne en vue ! C’était un pantalon en kaki « corde », usé, mais encore solide, qu’il mettait pour la pêche. Il en boutonna tout ce qu’il fallait boutonner, et armé de cette nasse improvisée, s’avança vers son adversaire.
Le homard fut peut-être trompé par la nouveauté de ce piège, car poussé d’autre part vigoureusement du bout du manche de la pêchette, il s’y précipita avec une sorte d’aveuglement stupide, et une fois qu’il y eut pénétré, s’obstina seulement à trouver une issue par une des jambes du pantalon. Il était pris ! Denot tira vivement cette espèce de sac, noua tout autour sa ceinture de cuir et cria triomphalement :
— Ça y est !
Il était si épuisé, qu’il se coucha quelques instants à côté de sa capture. Puis il se releva pour la soupeser, pour la sentir s’agiter dans ses mains. Il était ivre, littéralement, ivre d’une joie primitive, ivre à improviser une danse. L’impulsion qui l’avait fait agir avait été si violente que ce ne fut qu’après un temps assez long qu’il se rendit compte tout à coup du problème qui lui restait à résoudre.
— Je ne puis pas le rapporter comme ça !
Pour retourner chez lui, il lui aurait fallu marcher une heure encore, et défiler sous les fenêtres, les terrasses de trente villas. C’était impossible. Il y a des choses qu’on ne fait pas, malgré tout.
— Eh bien, se dit-il, je m’en vais attendre qu’il passe quelqu’un. Quelqu’un : n’importe qui ; un gamin, un matelot ou un baigneur. Je lui donnerai un mot pour ma femme : « Qu’on m’envoie un pantalon, au plus vite ! » Mais je ne lâcherai pas ce homard, quand même la marée reviendrait pour m’engloutir !
Et il attendit. Quand il allait à la pêche, il ne prenait pas sa montre, qui aurait pu se mouiller. Mais il comprit, à la hauteur du soleil, que des heures passaient. Enfin, de l’autre extrémité de la plage, il vit venir deux hommes et se jugea sauvé. Il frappa du poing, légèrement, sur le homard.
— Mon vieux, dit-il, ce soir tu seras dans le court-bouillon !
Il y avait sur les choses une brume claire, parce qu’il faisait ce qu’en Bretagne on appelle « un temps d’argent ». Mais à deux cents mètres il vit que les arrivants portaient un uniforme. C’étaient deux gendarmes, qui s’en étaient allés à Kérity pour verbaliser contre un automobiliste imprudent ; et ils avaient pris par la plage, pour couper au plus court, à marée basse. Denot s’accroupit, rentrant ses jambes sous lui. Mais on voyait tout de même qu’elles étaient nues. On distinguait aussi sa chemise. Les gendarmes le considérèrent avec circonspection. La circonspection est une des formes de la conscience professionnelle. Et ils crurent que c’était un Parisien qui allait se baigner. Alors celui qui était le plus ancien en grade interrogea :
— Avez-vous un maillot ? On ne se baigne pas sans maillot.
— Mais je ne me baigne pas, protesta Denot. C’est pour un homard ! Le voilà, le homard.
— Et comment, dit le gendarme, que vous allez retourner chez vous, sans pantalon ? Un homme comme il faut ! si c’est pas malheureux !… Alors, vous n’avez pas de maillot ?
— C’est à cause du homard. Voyons ! répéta Denot, voilà mon adresse, voilà mon nom, je ne cache rien. Allez chez moi, prévenez, on m’apportera ce qu’il faut.
Les gendarmes méditèrent. Il leur fallait toujours contrôler les renseignements qu’on leur donnait. Ils s’en allèrent donc à Ker-ar-Chad demander Mme Denot.
— C’est pour votre mari, dirent-ils. Qu’il a un procès-verbal pour outrage à la pudeur.
M. Denot rentra chez lui, vêtu comme tout le monde, et avec le homard. Mais il le mangea sans gaieté. Mme Denot dit maintenant de lui, dédaigneusement :
— Il n’est plus artiste, et il est resté bohème.