← Retour

Monsieur Barbe-Bleue... et Madame

16px
100%

UNE FEMME D’AFFAIRES

C’est encore une histoire qui est arrivée ; mais personne, jamais, n’y voudra croire.

J’ai connu, ainsi que tous ses amis, peu de temps avant la guerre, Mme Héronde dans la plus pénible des situations matérielles, et, de toute évidence, la plus inextricable, la plus désespérément compromise. Son mari venait de mourir, de façon subite, si subite même que le bruit se répandit bien vite que sa volonté y avait été pour quelque chose. En réalité, il n’en était rien. Ce gros homme, une espèce de géant, grand chasseur, grand joueur, la meilleure fourchette et le meilleur gobelet qui se pût voir, et par surcroît le plus infidèle des époux, aimait trop les joies de l’existence pour quitter celle-ci de sa propre décision, quels que fussent les embarras où ses égarements l’avaient pu précipiter. Il est mort de sa bonne mort, et comme il avait vécu, après un repas trop copieux, à la chasse au marais, où la pluie et le froid lui infligèrent une congestion dont il ne revint point. Héronde, qui fut pendant vingt ans l’un des personnages les plus importants de notre commerce d’importation — cuirs verts pour la tannerie, — était fou, parfaitement fou, sans que nul s’en doutât. Ce sont des choses qui arrivent quelquefois. Il se trouvait, à l’insu de tous, dans la période d’excitation de la paralysie générale, il ne voyait point de limites à son pouvoir et à son génie ; il avait la manie d’acheter, d’acheter toujours, n’importe comment et n’importe quoi, dépensant d’ailleurs dans la même proportion, dans une fureur de jouissance qui paraissait inextinguible. La plupart des gens, ne se doutant point qu’il avait complètement perdu la tête et sombrait dans l’aliénation totale, disaient seulement qu’il voyait grand. Seuls, quelques-uns de ses confrères, hommes d’un esprit rassis, hochaient la tête.

Je me souviens qu’un jour il m’emmena dans ses propriétés de Bourgogne. Il avait là un beau château, avec un parc de grand seigneur. Mais, me montrant du perron de ce château tout le pays, les bois, les prairies, les champs d’alentour, jusqu’aux confins de l’horizon, il me dit :

— Le château, le parc ? Peuh !… Ce n’est rien… Mais tout ce que vous apercevez, aussi loin que vos yeux peuvent voir, j’ai tout acheté, tout est à moi !

Il avait aussi passé des marchés fabuleux et stupides, prétendant monopoliser les cuirs du monde entier, et partout également, en France, des prés pour faire paître les bêtes qu’il achetait sur pied en nombre incalculable. Quand il mourut, on trouva chez lui trois cents paires de souliers, de bottes, de chaussures de toutes sortes qu’il n’avait jamais mises. Le reste de sa garde-robe était à l’avenant. Et des bijoux sans nombre pour lui, pour sa femme, des tableaux, des meubles, dont il ne savait où les placer, qui s’entassaient dans ses greniers ou dans des garde-meubles. Tout cela alors que littéralement il n’avait pas un sou vaillant. Mais un homme en possession de sa raison ne pourra jamais imaginer les extraordinaires, les magnifiques combinaisons d’un fou pour se procurer l’argent qu’il n’a pas, ou ne point payer ce qu’il doit. Et je me demande combien de temps cette invraisemblable et pourtant véridique aventure, toute cette fantasmagorie d’une fortune qu’il croyait illimitée et qui n’existait point, auraient pu durer, s’il n’était mort, comme je vous le dis, un beau jour, en quelques minutes — et, tout me porte à le croire, parfaitement inconscient de sa folie, pleinement heureux.

Ce fut alors, alors seulement, que la sagesse des hommes, et même des hommes de loi, découvrit qu’il était mort fou, plus fou qu’Eratosthène ou les lièvres aux ides de mars, et qu’il laissait derrière lui un passif de plusieurs millions, avec des affaires si admirablement embrouillées qu’on n’y concevait plus rien justement quand on avait l’avantage d’être raisonnable : il aurait sans doute fallu un autre fou, ayant la même folie — mais c’est très difficile à trouver — pour y comprendre quoi que ce fût.

Tout le monde plaignit cette pauvre Mme Héronde, et il y avait de quoi. C’était bien, par elle-même, la femme la plus incapable de se tirer de là. Elle n’était pas inintelligente, mais frivole, et accoutumée à voir les alouettes tomber rôties : à peine même si elle se serait baissée pour les ramasser, ne comprenant pas d’ailleurs que l’on pût vivre sans automobile, sans toilettes et sans joyaux. Avec cela d’une ingénuité touchante. L’ayant rencontrée quelque temps après la fin, regrettable, après tout pour elle, de son peu regrettable époux, je lui demandai, avec une commisération qui n’était pas feinte, ce qu’elle devenait.

— … Mais je continue les affaires de mon mari ! me répondit-elle.

Je frémis. Continuer les affaires de feu Héronde, c’était à peu près arroser un incendie avec du pétrole, ou faire avaler un jambonneau à un homme atteint d’indigestion. Et puis, elle !… Elle était bien au monde la personne la moins propre à « reprendre la suite d’une affaire » ; même excellente, elle l’eût conduite en quinze jours à la faillite.

— Bon Dieu ! ne pus-je m’empêcher de crier, qu’entendez-vous par ces paroles ?

— Je vous dis que je continue les affaires… Je n’eusse jamais pensé que ce fût si simple. On me présente des papiers : je signe.

Qu’est-ce qu’elle pouvait bien signer ? J’entrevis la vérité : la cynique exploitation de la pauvre femme par les anciens employés de son mari, tous les ravageurs qui s’abattent en un instant sur des entreprises en déconfiture, comme les corbeaux des champs de bataille sur les cadavres en décomposition. « Cela ne durera pas longtemps », me disais-je. En effet, j’appris que Mme Héronde, qui ne pouvait s’accoutumer à n’être pas vêtue d’une certaine manière, à ne point vivre d’une certaine façon, dans un certain décor, sollicitait la démise de ses amies plus fortunées, cherchait une place de dame de compagnie « chez une personne riche ». Je prévis même pire encore, et j’en avais le droit : je crois vous avoir fait entendre que ce n’est point par l’équilibre qu’elle se peut faire admirer, bien qu’elle soit charmante.

Mais en même temps, elle continuait de « signer ». Les liquidateurs, les syndics, les employés de la maison Héronde, qui fonctionnait toujours, pour le compte des créanciers, obtenaient d’elle les décisions les plus étranges, les plus contraires à ses intérêts. J’en étais à me demander si elle-même, un jour, n’aurait point avec la justice quelque désagréable difficulté : Mme Héronde était à la mer ; elle devait y patauger, de toute évidence, jusqu’au plongeon final.

La guerre arriva, et je la perdis de vue. Durant cinquante-deux mois, nous eûmes tous des soucis qui nous firent perdre de vue les curiosités, mêmes les préoccupations qui auparavant nous semblaient les plus légitimes ; il y avait autour de moi, tout près de moi, des malheurs bien plus grands que la ruine inévitable et totale de Mme Héronde — bien que parfois, quand il m’arrivait encore de songer à celle-ci, je la plaignisse toujours fort sincèrement. On ne devrait faire aux enfants nulle peine, même légère : j’estimais qu’elle était une enfant, une irresponsable enfant.

Voilà enfin l’armistice, et puis la paix. Un jour que je passais dans les environs de la place Vendôme, qui donc vois-je sortir de la maison d’un de nos plus illustres couturiers pour entrer dans une automobile de la marque la plus coûteuse et la plus à la mode : Mme Héronde ! Une petite Mme Héronde qui n’avait certes pas dû emprunter d’une amie la fourrure de cent mille francs qui l’enveloppait — les amies les plus charitables ne poussent point la générosité jusque-là — une Mme Héronde dont le collier de perles n’était même pas celui qu’elle avait reçu de son fou de mari, mais bien plus beau ; une Mme Héronde plus jeune, plus écervelée, plus jolie aussi et plus heureuse de vivre qu’elle n’avait jamais été. Je soupçonnai tout, tout, tout ! Et cela me fit beaucoup de peine : quand on est un homme, et qu’on n’est point celui qui profite des faiblesses d’une femme aimable, cela fait toujours beaucoup de peine. Cela ne m’empêcha point, comme on le pense, de lui aller présenter mes hommages, avec empressement, et ce qu’il convient de respect. Elle m’accueillit avec le plus large et le plus sincère des sourires et ne songea à m’adresser nul reproche d’être demeuré si longtemps sans prendre des nouvelles de sa santé.

Elle était, ma foi, si gentille, si gaie, si dépourvue de rancune contre l’humanité, si heureuse, que je finis par me risquer à demander, en bredouillant un peu :

— Et… qu’est-ce que vous faites, maintenant ?

Le mieux que je pusse espérer pour elle, me semblait-il, était qu’elle se fût remariée, très confortablement remariée. Au reste, c’est une chance que ses grâces méritent. Je me reprochais d’avoir pu soupçonner autre chose : voilà ce que c’est que de parler aux gens !

— Mais, me répondit-elle, tout étonnée, je suis dans les affaires, toujours dans les affaires !

Elle ajouta, jetant un regard de naïve satisfaction sur elle-même, son opulente auto, tout le luxe où elle baignait :

— Vous voyez bien !

— Mais quelles affaires ? fis-je, éberlué.

— Voyons ! Toujours les mêmes : les affaires de mon mari.

Cela me déconcerta : les affaires d’Héronde, les affaires de cet aliéné, qu’il avait laissées dans un si effroyable état !

— Oui, dit-elle… J’ai continué à signer, à signer tout ce qu’on me demandait. Mais c’était si compliqué, la situation de ce pauvre monsieur Héronde, qu’au bout de la deuxième année de guerre, la liquidation n’était pas encore terminée… Du reste, les tribunaux ne marchaient plus, ou si lentement ! Il paraît que c’est un bonheur, un grand bonheur ! Et alors, vous savez, ces bois qu’il avait achetés ? On les a revendus un prix, un prix ! Et les prés, et les animaux, et les écuries, et tout ! Et pendant ce temps-là, les cuirs, puisque la maison marchait toujours. On a payé tous les créanciers, on a levé toutes les hypothèques, on a désintéressé tout le monde, je signais, je signais… et il est resté une fortune, mon ami, une très grosse fortune. Toutes les bêtises que mon mari avait faites, c’était devenu des traits de génie. On prétend qu’il était fou : peut-être qu’il avait du génie — ou que j’en ai.

— Pourquoi pas, mon Dieu !

— Jusqu’aux paires de bottines, les trois cents paires d’Héronde, jusqu’à la garde-robe, les bijoux, les tableaux. Il y en avait pour de l’argent, vous savez ! Et tout a monté…

— C’est fort bien, je vous félicite, mais écoutez : j’ai comme l’impression que nous arrivons aux vaches maigres. Si vous vous retiriez.

— De quoi ?

— Des affaires. Il en est encore temps.


Elle me regarda d’un air de profond mépris. Je persiste à nourrir des inquiétudes sur l’avenir de Mme Héronde.

Chargement de la publicité...