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Oeuvres Completes de Rollin Tome 1: Histoire Ancienne Tome 1

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The Project Gutenberg eBook of Oeuvres Completes de Rollin Tome 1

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Title: Oeuvres Completes de Rollin Tome 1

Author: Charles Rollin

Editor: M. Letronne

Release date: January 3, 2009 [eBook #27694]
Most recently updated: March 17, 2013

Language: French

Credits: Produced by Paul Murray, Rénald Lévesque and the Online
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by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLETES DE ROLLIN TOME 1 ***





ŒUVRES

COMPLÈTES

DE ROLLIN.

NOUVELLE ÉDITION,

ACCOMPAGNÉE D'OBSERVATIONS ET D'ÉCLAIRCISSEMENTS HISTORIQUES,

PAR M. LETRONNE,

MEMBRE DE L'INSTITUT
(ACADÉMIE ROYALE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES).

HISTOIRE ANCIENNE.

TOME I.



PARIS,
DE L'IMPRIMERIE DE FIRMIN DIDOT,

IMPRIMEUR DU ROI ET DE L'INSTITUT, RUE JACOB, No 24.

M DCCC XXI.



ŒUVRES

COMPLÈTES

DE ROLLIN.


TOME PREMIER.

                      À PARIS,

    { FIRMIN DIDOT, PÈRE ET FILS, Libraires,
    { rue Jacob, no 24;
CHEZ{ LOUIS JANET, Libraire, rue St-Jacques, no 59;
    { BOSSANGE, Libraire, rue de Tournon, no 6;
    { VERDIÈRE, Libraire, quai des Augustins, no 25.



AVERTISSEMENT

DE L'AUTEUR

DES OBSERVATIONS ET ÉCLAIRCISSEMENTS HISTORIQUES
JOINTS À CETTE ÉDITION.

Depuis long-temps on sentait la nécessité d'une édition critique des œuvres historiques de Rollin. Il est en effet reconnu que Rollin n'a point également soigné toutes les parties du grand ensemble d'histoire dont il a fait présent à la France. Ne pouvant examiner avec assez d'attention le sens de certains passages difficiles qui auraient exigé un examen approfondi, il a dû s'en rapporter quelquefois à des versions inexactes. Le temps lui a manqué pour remonter toujours à la source des faits: et souvent il a incorporé dans son ouvrage les résultats des travaux de ses prédécesseurs, sans les soumettre à l'épreuve d'un nouvel examen: c'est ce qu'il avoue cent fois avec une franchise et une candeur admirables.

On ne saurait donc être surpris de ce que ses ouvrages historiques renferment quelques erreurs de détail, dont une critique malveillante s'est servie pour tâcher de décréditer ces ouvrages. Dans le siècle dernier, Rollin a été violemment attaqué par des pédants jaloux du succès de son Histoire ancienne, ou par des hommes qui ne lui pardonnaient point d'avoir composé un livre d'histoire dicté par l'amour de la religion. Les critiques pointilleuses et mesquines d'un abbé Bellanger, qui voulait faire croire que Rollin ne savait pas un mot de grec; les sarcasmes de Voltaire, répétés par mille échos, ont contribué à répandre l'opinion, nous dirons le préjugé, que l'Histoire ancienne et l'Histoire romaine fourmillent de contre-sens, et sont remplies d'erreurs de tout genre, de réflexions niaises et puériles, de contes rassemblés sans critique. Ils n'ont pu réussir à en faire abandonner la lecture; mais ils en ont diminué l'autorité et le poids, en exagérant le nombre des fautes qui peuvent s'y trouver.

Il nous a paru qu'un moyen efficace de rendre à ces ouvrages une grande partie de l'autorité qu'on a voulu leur faire perdre; de les relever dans l'opinion des juges éclairés; de ramener les lecteurs prévenus, ou qui manquent du loisir nécessaire pour examiner les faits par eux-mêmes; c'était de réduire à leur juste valeur les critiques dont les écrits de Rollin ont été l'objet, en publiant pour la première fois une édition qui offrît, sur les endroits vraiment fautifs, les rectifications et les éclaircissements nécessaires.

Le traducteur 1 italien de l'Histoire ancienne avait déjà essayé de suppléer à quelques défauts qu'il avait cru remarquer dans cette histoire; mais nous n'approuvons nullement la méthode qu'il a suivie, d'insérer une multitude d'additions dans le texte même: à l'inconvénient d'être diffuses et fort insignifiantes, ces additions joignent celui de dénaturer l'ouvrage original.

Note 1: (retour) Storia Antica di Carlo ROLLIN, etc. Genova, MDCCXCII.

Notre méthode est entièrement différente. En premier lieu, nous conservons absolument intact le texte original, pour lequel nous avons suivi l'édition in-4°, imprimée sous les yeux de l'auteur; toutes les citations, les notes, ont été textuellement reproduites; nous ne nous sommes permis de changements que pour corriger les nombreuses inexactitudes qui s'étaient glissées dans l'orthographe de certains noms propres, dans l'indication des auteurs cités; ou les fautes qui défiguraient plusieurs citations de textes grecs et latins.

Nos observations sont rejetées au bas des pages, et se trouvent ainsi entièrement séparées du texte. Il y avait, dans cette méthode même, un écueil à redouter; c'était de multiplier ou d'étendre les notes et les observations, au point de faire réellement un ouvrage à côté de celui de Rollin, et de surcharger le sien d'un appareil scientifique tout-à-fait déplacé, qui eût brisé continuellement la narration, et en eût détruit l'intérêt. Nous croyons avoir évité cet écueil, en nous renfermant dans les limites indiquées par la nature même de l'ouvrage. Nos observations, bornées à ce qu'il y a d'essentiel, sont de deux espèces: les unes ont pour objet de rectifier une erreur de fait, une traduction fautive; les autres contiennent, soit l'indication d'une particularité négligée par l'historien, mais nécessaire pour la connaissance parfaite du trait historique qu'il rapporte; soit la discussion des motifs qu'on peut avoir de douter des faits qu'il a présentés comme certains, ou de croire à quelques autres qu'il a donnés comme douteux. Ces notes sont en général fort courtes et précises: quelques-unes, en petit nombre, ont plus d'étendue; mais l'importance ou l'intérêt du sujet rendait nécessaires de plus grands développements.

Il est presque inutile d'avertir que nos observations ne portent que sur des faits matériels, jamais sur des opinions: les digressions de l'auteur, ses réflexions, sa manière de voir et de juger les choses, de saisir les rapports de l'histoire profane avec l'histoire sacrée, constituent son caractère particulier, pour ainsi dire sa physionomie; et nous en avons scrupuleusement respecté les traits. Sans doute, il nous eût été facile de mettre quelquefois notre opinion en regard de celle de l'auteur; mais quelle eût été la plus vraie des deux?

Nous nous sommes également interdit des discussions générales sur la chronologie de l'ancienne Égypte et de l'empire d'Assyrie. Rollin a sur-tout évité toute discussion approfondie sur ce sujet; il s'est contenté de suivre principalement Ussérius et Fréret: il a le soin d'en prévenir ses lecteurs. Que les systèmes de ces hommes habiles prêtent à quelques difficultés, c'est ce dont nous ne faisons nul doute: il faudrait de longues discussions pour les faire ressortir, et sur-tout pour les lever; et, quand on y parviendrait, serait-on sûr de ne les avoir point remplacées par d'autres difficultés plus grandes encore? En de telles matières, où l'on voit autant d'opinions différentes qu'il y a de gens qui s'en occupent, le difficile n'est pas de faire un système, c'est d'en faire un plus probable de tous points que celui qu'on a la prétention de détruire. Nous nous sommes donc contentés de donner quelques observations de détail.

Nous en dirons autant des notions géographiques par lesquelles Rollin a commencé l'histoire de chaque pays: ces notions sont toujours incomplètes, mais évidemment l'auteur n'a pas voulu en dire davantage; il le pouvait sans peine. Nous nous sommes donc bornés à quelques notes sur ce qui pouvait s'y trouver d'inexact, sans insister davantage; d'autant plus qu'il n'y a pas maintenant de petit livre de géographie qui ne renferme plus de détails sur ce sujet.

Un article important, et qui avait besoin de rectifications continuelles, est celui de l'évaluation des mesures et des monnaies anciennes: les recherches qu'on a faites depuis Rollin ont modifié sensiblement celle qu'il avait adoptée. Pour les mesures itinéraires, nous nous sommes servis des travaux les plus récents. L'évaluation des monnaies grecques et romaines a été établie sur les bases dont nous avons démontré la certitude dans un ouvrage spécial 2. A la fin de l'histoire romaine, nous placerons un exposé des principes sur lesquels reposent ces diverses évaluations, et des tableaux dressés d'après ces principes.

Note 2: (retour) Considérations générales sur l'évaluation des monnaies grecques et romaines et sur la valeur de l'or et de l'argent avant la découverte de l'Amérique, chez F. Didot.

Toutes les notes qui nous appartiennent sont suivies de la lettre--L.

Quand il nous arrive de compléter une note de l'auteur, par une addition qui nous paraît nécessaire, cette addition est précédée des deux traits ==, et suivie de la même lettre--L.

Quelquefois, nous avons jugé à propos de mettre en marge une citation qui avait échappé à l'auteur; ou l'indication du livre et de la page, quand il ne l'a point mise: ces additions marginales sont renfermées entre crochets [].

Nous ferons quelques modifications et additions à l'atlas de d'Anville qu'on joint ordinairement aux œuvres de Rollin: elles seront spécifiées dans un avertissement particulier qui sera mis en tête de cet atlas.

L.


Paris, 20 décembre 1820.






ÉLOGE

DE ROLLIN,

DISCOURS

QUI A REMPORTÉ LE PRIX D'ÉLOQUENCE
DÉCERNÉ PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE,
DANS SA SÉANCE DU 27 AOÛT 1818;

PAR SAINT-ALBIN BERVILLE,

AVOCAT À LA COUR ROYALE DE PARIS.

Nocturnâ versate manu, versate diurnâ. HORAT.



La nature commence l'homme, et l'éducation l'achève. Par elle, ses facultés deviennent des talents; ses penchants, des vertus; par elle se perpétuent d'âge en âge, avec les traditions de la science, les leçons de la sagesse. Aussi, dans l'antiquité, voyons-nous l'éducation exciter constamment la sollicitude des philosophes et des législateurs. Lycurgue fonde sur son pouvoir les lois qu'il donne à son peuple; Platon, le code qu'a rêvé son génie; magistrat et père à-la-fois, Caton honore la pourpre consulaire par les fonctions d'instituteur. Et certes, s'il est un art digne de l'estime des sages, c'est celui qui se propose pour objet la perfection de l'homme: art aussi grand dans son but qu'immense dans ses détails; d'autant plus noble, qu'il n'offre point, pour les soins qu'il commande, pour les devoirs qu'il impose, le dédommagement flatteur de la célébrité; d'autant plus délicat, qu'il faut montrer la vérité à des yeux faibles encore, éclairer l'intelligence sans instruire les passions, et préparer les triomphes de la vertu sans altérer la sécurité de l'innocence!

Rollin servit l'enseignement par ses travaux; il honora sa carrière par des talents et des vertus. Pour le louer, il suffit de raconter ce qu'il a fait, de montrer ce qu'il a été. Je n'offenserai point, par le faste de mes louanges, la mémoire d'un sage: je parlerai rarement de sa gloire; mais je parlerai souvent de sa bonté, et sans doute son ombre ne repoussera point cet éloge.

PREMIÈRE PARTIE.

Lorsqu'après la chute de l'empire d'Occident cette belle partie de l'Europe perdit la civilisation qu'elle devait aux Romains, les écrits des anciens y conservèrent le germe d'une civilisation nouvelle. Mais ce germe resta long-temps stérile. Des institutions barbares opposaient une barrière aux progrès de l'esprit humain; les peuples n'existaient que pour la servitude, les grands n'existaient que pour les combats; l'instruction était renfermée dans les cloîtres, et plusieurs siècles dûrent s'écouler avant qu'elle pût se répandre dans les rangs de la société. Mais lorsqu'enfin le temps eut amené dans l'ordre politique une révolution salutaire, les études commencèrent à refleurir: c'est alors qu'un établissement dont l'origine se perd dans la nuit des âges, l'Université, exerça sur l'enseignement une utile influence. L'éducation, auparavant livrée au hasard, prit dans son sein une forme régulière: son indépendance jeta quelques idées de liberté parmi les générations naissantes; les traditions de l'antiquité hâtèrent, en se propageant, le retour des lumières; et la raison humaine s'affranchit par degrés des liens qui l'avaient tenue si long-temps captive.

Nourri dans cette école célèbre, Rollin avait puisé dans les leçons des Gerson, des Hersan, les saines doctrines de l'enseignement, et cet amour de l'antiquité, qui n'est que l'amour du vrai beau en morale comme dans les arts. Héritier de leurs fonctions, il l'avait été de leurs succès: des réformes salutaires, de sages innovations, avaient marqué sa carrière. Une disgrâce vient arrêter le cours de ses travaux: l'homme de paix renonce sans murmure, et non sans regrets peut-être, à l'emploi de faire le bien; mais il sait rendre sa retraite utile encore: il lègue à l'enseignement public les fruits de sa longue expérience; il éclaire comme écrivain ceux qu'il ne lui est plus permis de guider comme instituteur.

Rollin, dans le Traité des Études, n'a point prétendu, ainsi qu'un philosophe célèbre, refaire l'éducation sur de nouvelles bases; il n'a voulu que rassembler des traditions consacrées par l'usage. Toutefois, s'il n'a point cette audacieuse indépendance de l'auteur d'Émile, qui remonte par la pensée à la source de nos institutions pour leur imprimer, du haut de son génie, une direction nouvelle, il s'éloigne également de cette superstition du passé, qui subroge l'usage aux droits de la raison, et compte les années au lieu de peser les avantages. Rousseau, dans sa marche hardie, a poussé plus avant l'investigation des principes; mais, dominé par une imagination impérieuse, il a quelquefois abusé de la vérité. Rollin, plus circonspect, s'arrête avant le but plutôt que de s'exposer à le franchir; mais, s'il se borne à cultiver des vérités connues, il sait les rendre fécondes. Il n'appelle point les réformes, mais il les accepte des mains de l'expérience. Un autre écrivain, qui souvent a servi de guide à l'auteur du Traité des Études; qui, en voulant former l'orateur, s'occupe d'abord à former l'homme de bien, et conduit son élève à l'éloquence par la vertu, Quintilien, interdit aux soins paternels l'ouvrage de l'éducation. Il veut développer par l'émulation nos facultés naissantes, et paraît craindre qu'amollis par les douceurs de la vie domestique, l'ame ne perde son ressort et le corps sa vigueur. Peut-être, en prononçant cette exclusion rigoureuse, Quintilien n'a-t-il pas assez rendu justice à cette éducation qui ne sépare point ceux qu'unit la nature; qui permet de chercher la convenance la plus parfaite entre les moyens de l'élève et le caractère de l'institution, et rassemble sur une tête chérie une vigilance et des soins qui, en se disséminant, sont quelquefois en danger de se ralentir: peut-être, en voulant transporter de l'ordre politique dans l'ordre moral le mobile puissant, mais délicat, de l'émulation, n'a-t-il pas assez considéré le danger d'éveiller les passions avant d'avoir affermi la raison qui doit les réprimer. Quoi qu'il en soit, je sais gré à Rollin de s'être montré moins sévère; d'avoir permis à la tendresse du père de seconder quelquefois le zèle de l'instituteur; et sur-tout d'avoir respecté ces liens d'affection mutuelle, qui, formés au sein de la famille par l'habitude et l'intimité, préparent à l'ordre social la garantie des vertus domestiques.

Mais, si l'éducation peut varier dans sa forme, son objet est invariable. Éclairer l'esprit par la science, la raison par la morale, l'ame par la religion, tels sont les soins que Rollin lui impose: c'est à la vertu de consacrer le savoir; c'est à la piété de consacrer la vertu.

Avant que les écrivains du siècle de Louis XIV eussent fixé la langue française, l'enseignement dut chercher dans les langues anciennes des formes régulières et des modèles pour l'éloquence. Depuis, lorsque la France, grace au génie des Pascal, des Fénélon, des Racine, fut devenue à son tour une terre classique; l'usage, qui devrait être l'expression de la raison universelle, et qui n'est souvent que celle des erreurs dominantes, continua de bannir de nos écoles une langue que leurs écrits venaient d'illustrer. Rollin la rétablit dans ses droits: il en développe les avantages; et s'il ne l'égale point à celles de l'antiquité pour la richesse et l'harmonie, il lui accorde une précision, une clarté que l'antiquité n'avait point connue. Bientôt il nous transporte par l'étude loin de la terre natale; il veut agrandir notre intelligence en nous faisant connaître d'autres hommes, d'autres mœurs, d'autres sociétés. C'est alors qu'il nous conduit sur les rivages de la Grèce, et qu'il étale à nos regards les beautés de cette langue, dépositaire des plus nobles créations de l'esprit humain, et qui fut la langue du génie, parce qu'elle fut celle de la liberté. De là il nous ramène vers l'ancienne Rome, et nous découvre la commune origine de nos modernes idiomes dans cette autre langue, autrefois la souveraine du monde, aujourd'hui le lien des peuples civilisés: elle ne transmet plus les décrets des vainqueurs de la terre, mais elle conserve du moins les paisibles conquêtes de la science, et cette gloire est assez belle encore.

Le langage, qui ne fut d'abord qu'un moyen de communication entre les hommes, devint un art, lorsque ces communications, en se multipliant, eurent étendu son usage et varié ses ressources. L'éloquence lui confia les vérités de la morale, les souvenirs de l'histoire, les découvertes de la science, les destinées des hommes et des peuples: la poésie l'arrondit en mètres harmonieux, l'orna de brillantes images. Fille de la religion et des passions peut-être, la poésie peut se vanter d'une ancienne origine et nous offre les premiers monuments que le génie de la parole ait élevés chez les nations. A travers l'immensité des âges, elle nous apparaît sous la majestueuse figure d'Homère, d'Homère qui, pareil aux dieux qu'il a chantés, semble avoir en partage une éternelle jeunesse. A sa suite, se présente l'antiquité tout entière, avec ce cortége de beautés naïves que faisait éclore, sous un ciel riant, l'influence d'une société vierge encore. Combien l'on aime à retrouver, dans ces tableaux des vieux âges, l'empreinte de la nature, presque effacée de nos sociétés modernes! Placés plus près de cette nature, principe éternel de tous les arts, les anciens purent saisir ses premiers traits, la peindre dans sa pureté native, et leur goût, en la retraçant, sut l'embellir encore. C'est elle que Rollin chérit dans leurs ouvrages; c'est elle qui en relève le prix aux yeux de l'homme simple et sensible: s'il ne retrouve plus le modèle, il est encore touché de l'image. En vain, dès le siècle de Louis XIV, la médiocrité, toujours impuissante et toujours téméraire, osa secouer le joug d'une légitime admiration: le génie moderne resta fidèle au génie de l'antiquité, et les Despréaux, les Racine, ne rougirent point de s'avouer les disciples de ceux dont peut-être ils avaient droit de se déclarer les rivaux. De nos jours encore, de hardis réformateurs ont voulu fonder en poésie une religion nouvelle, ils ont tenté de nous éblouir par le prestige de quelques beautés originales recueillies dans la littérature informe d'une nation voisine; mais leurs efforts n'ont pu ébranler les autels de l'antiquité. Ils ont indiqué à nos écrivains une source où l'imagination puisera quelquefois des couleurs; mais le goût ira toujours chercher ses modèles parmi ces hommes des siècles éloignés, qui furent nos premiers maîtres, et qu'il faudra toujours imiter, parce qu'ils n'ont imité que la nature.

Admirateur sincère des anciens, Rollin n'est point l'adorateur de leurs défauts: il sait voir des taches dans leurs écrits: les anciens n'étaient-ils pas des hommes? mais ses principes, ses remarques, son style même, révèlent encore en lui le sentiment profond, le sûr discernement de leurs beautés. Ce même discernement ne brille pas moins dans les jugements qu'il porte sur ses contemporains; et ce n'est pas son moindre titre de gloire, d'avoir averti la France de la grandeur de Bossuet.

Le nom de Bossuet rappelle celui de l'éloquence. Cette fille de la liberté fit long-temps retentir de ses mâles accents la tribune de Rome et d'Athènes. Parmi nous, lorsque la liberté, encore écartée du corps politique, s'était réfugiée tout entière au pied des autels, la chaire évangélique lui ouvrit un asyle, et l'orateur chrétien retrouva, dans le caractère sacré que la religion imprime à ses ministres, cette indépendance que les Cicéron et les Démosthène avaient trouvée dans les institutions de leur patrie. Mais la tribune aux harangues resta fermée pour elle, et, dans les règles que Rollin a tracées de cet art, on cherche en vain le nom de ce genre d'éloquence où l'orateur parle de la patrie à la patrie elle-même, et puise dans un si noble sujet des inspirations dignes d'un si noble théâtre. Un tel oubli, qui accuse les institutions contemporaines, ne serait plus possible aujourd'hui. Français, une gloire nouvelle vous attend! Déjà vos Bossuet, vos Massillon ont illustré par les triomphes du génie leur auguste ministère: à côté de leur éloquence va s'élever une éloquence rivale, et ses accents aussi seront sacrés; car chez les peuples libres, après le culte de la Divinité, il est encore une religion, celle de la Patrie.

En révélant à ses élèves les beautés de la poésie et de l'éloquence, Rollin n'oublie pas des études plus austères, mais non moins utiles. Puisque l'éducation ne peut embrasser le cercle entier des connaissances humaines, forcé de choisir entre elles, il donne la préférence à celle qui nous offre les leçons les plus salutaires, à l'histoire; l'histoire, cette perpétuelle allégorie qui, sous les traits du passé, nous montre le présent et l'avenir. Il jette en passant un regard sur la fable, dont les riants mensonges ont fécondé les arts, sur les antiquités, dont l'étude éclaire celle de l'histoire: mais il réprouve ce luxe indigent de la mémoire, qui la surcharge sans l'enrichir; il ne veut point fatiguer l'esprit d'une instruction stérile, et c'est au profit de la raison qu'il cultive le savoir; ou plutôt, c'est l'ame qu'il veut orner des trésors dont il enrichit l'intelligence. L'éducation vulgaire ne se propose que la science pour objet: le sage voit plus loin. Le savoir n'est à ses yeux qu'un progrès qui nous rapproche de la vertu, ou qu'un instrument dont elle doit diriger l'usage dans l'intérêt de la patrie et de l'humanité. Comptables envers la société, comme envers la nature, de l'emploi de nos facultés, c'est à l'éducation d'en régler le cours, et de nous faire aimer le bien en nous facilitant les moyens de l'accomplir. Des études que Rollin nous prescrit, la première est celle de nos devoirs. En formant l'homme instruit, ses leçons tendent surtout à former l'honnête homme et le bon citoyen. Tour-à-tour éclairant l'exemple par le précepte, autorisant le précepte par l'exemple, il appelle au secours de la morale l'expérience des siècles passés. Les fastes de l'antiquité sont pour lui un répertoire inépuisable de salutaires instructions: c'est avec le nom d'Aristide, qu'il combat l'avarice; avec le souvenir de Camille, qu'il ennoblit l'amour de la patrie. Quelquefois, s'élevant à de plus vastes considérations, il examine la vertu dans son alliance avec le pouvoir, préparant le bonheur des hommes et la prospérité des états. Il ne sépare point la politique de la justice: comme l'auteur du Télémaque, il voudrait appliquer la morale à la science du gouvernement, et peut-être ce vœu de la vertu est-il aussi un conseil de la sagesse.

Si de nombreux travaux n'attendaient encore mes regards, que j'aimerais à rappeler ces pages éloquentes de raison et de bonté, où le vertueux recteur, en exposant les devoirs des hommes qui président à l'instruction publique, fait, sans y songer, sa propre histoire, et se peint lui-même en voulant nous instruire! Est-il un plus beau traité de morale que ces instructions où respire une si tendre sollicitude, une onction si pénétrante, une si touchante modestie, un respect si vrai pour les mœurs, pour le bonheur même de cet âge où le bonheur est facile encore? Si la sagesse elle-même voulait parler aux hommes, il me semble que ce serait là son langage.

C'est par la religion que Rollin sanctionne ses enseignements, et c'est par la philosophie qu'il veut nous y conduire; car la vraie religion est sœur de la vraie philosophie. Rollin ne veut point fonder sur les ruines de la raison le règne de la foi; il hait et la superstition qui l'avilit, et le fanatisme qui la déshonore. Le christianisme est à ses yeux la perfection de la morale, et, s'il évoque les vertus du paganisme, ce n'est point pour leur insulter par un injuste dédain, mais pour apprendre au chrétien que son devoir est de les surpasser. Bien éloigné sur-tout de cette sombre austérité qui, d'une religion de douceur et de paix, fait une religion de terreur, apprend le remords à l'innocence même et précipite dans l'incrédulité par le désespoir, il dit ses bienfaits et non ses vengeances; il rassure l'homme et ne l'effraie pas. J'oserais pourtant lui reprocher de s'être montré trop rigoureux envers la gloire. La gloire porte des fruits si semblables à ceux de la vertu! Sans doute, il est plus pur, cet héroïsme qui se montre supérieur à l'éloge même et n'écoute point le retentissement de ses actions dans l'opinion des hommes: toutefois pardonnons d'aimer la louange à qui la sait mériter, et si la gloire est une erreur, respectons une erreur à qui le genre humain doit les Thémistocle et les Démosthène, les Décius et les Émile.

Rollin, dans son premier ouvrage, avait enseigné la manière d'étudier l'histoire: elle va maintenant devenir l'objet de ses travaux. Il n'interroge point les annales des temps modernes, trop peu fécondes en nobles souvenirs; il nous montre le genre humain sortant des mains de la nature, et florissant sous l'influence d'une civilisation naissante. Héritières d'une société dégénérée, les sociétés modernes n'ont pu répudier entièrement cette funeste succession: trop long-temps leurs fastes ne présentent que la force érigée en loi; l'erreur, en vérité; la corruption sans politesse et la barbarie sans vertu. L'histoire de l'antiquité, au contraire, nous offre deux grands sujets d'étude, les institutions et les hommes. Les anciens furent nos maîtres dans la liberté, et cette éducation n'est pas leur moindre titre à notre reconnaissance. C'est en ramenant sur nos propres origines la lumière qu'ils nous avaient apportée, que nous avons retrouvé le germe de cette belle constitution, digne d'être enviée de Sparte même, et qui, balançant les pouvoirs les uns par les autres, leur impose à tous l'heureuse nécessité de la modération. C'est encore chez eux que nous admirons ces grandes proportions de la nature humaine, qui, en étonnant l'imagination, élèvent l'ame et sont pour la morale ce que sont pour les arts les modèles du beau idéal. Déjà Bossuet avait éclairé du flambeau de la religion cet imposant tableau: mais son ouvrage est plutôt fait pour être médité par l'âge mûr, que pour instruire la jeunesse. Dans son vol sublime, il plane sur toute l'histoire, mais il ne s'arrête que sur les hauteurs, pour y reconnaître l'empreinte d'une main divine. La rapidité de sa marche exclut les détails, et les détails sont l'instruction elle-même, quand c'est le discernement qui les choisit.

Dans un cadre plus étendu, Rollin passe en revue les peuples les plus célèbres, parmi tant d'états qui tour-à-tour ont fleuri sur la terre. Au fond de ce mouvant tableau, l'Égypte, qui fut après l'Inde le premier berceau de la civilisation; la superstitieuse Égypte se laisse entrevoir au loin comme une statue à demi voilée, et cache dans la nuit des temps son origine inconnue, ses obscures antiquités, ses douteuses traditions, sa religion mystérieuse. Non loin d'elle s'élève cette fière Carthage, un instant la rivale de Rome, et dont les destinées vinrent échouer contre la puissance qui devait envahir le monde. Ni ses nombreux vaisseaux, ni l'or que le commerce attirait dans son sein, ni ces peuples qu'elle attelait à son char sans les unir à sa fortune, ni ces bandes dont elle achetait le sang mercenaire, n'ont pu balancer le double ascendant du patriotisme et du courage. Un jour, une grande infortune viendra s'asseoir sur ses ruines et sera consolée. Ici, j'entends, à travers le silence des âges, le bruit lointain des empires qui s'écroulent, et dont la chute retentit confusément sur les bords de l'Euphrate. Cyrus paraît, et sur ces vastes débris s'élève l'empire des Perses. Fondé par la discipline et la valeur, bientôt avili par le despotisme, énervé par la mollesse, à peine laisserait-il dans l'histoire un souvenir de son existence, si la Grèce ne l'y traînait à sa suite, comme ces vaincus qui suivaient enchaînés le char des triomphateurs.

Parvenue à ces peuples dont l'existence sociale a préparé la nôtre, l'histoire acquiert un nouvel intérêt. Ce sont les archives de nos ancêtres, que Rollin met sous nos yeux. Originaire des contrées orientales, mais semblable pour elles à ces germes qui se développent loin de la plante qui les a produits, la civilisation va jeter ses racines sur le sol fécond de la Grèce. Là, s'élèvent sur un espace étroit vingt nations célèbres; là, fleurissent, aux rayons de la liberté, le génie et la vertu. Athènes nous montre cette liberté, portée trop loin peut-être, mais séduisante dans son excès même, souvent orageuse, toujours brillante, et couvrant ses nombreuses erreurs du prestige des talents et de l'héroïsme. Sparte, tempérant la démocratie par le pouvoir monarchique et la monarchie par les lois, nous offre la première trace de cette constitution ingénieuse, où l'alliance de la royauté, de l'aristocratie et du gouvernement populaire produit l'égalité sans confusion, l'indépendance sans anarchie, et la subordination sans esclavage. En vain le despotisme asiatique soulève contre ces petits états l'effort gigantesque de sa puissance: ce colosse d'argile vient se briser contre le bouclier d'airain de la liberté. C'est un beau spectacle que cette lutte entre la puissance et la vertu, où la vertu remporte la victoire!

Éblouis de leurs prospérités, les Grecs oublient que l'ambition produit la servitude, et qu'aspirer à la domination, c'est courir à l'esclavage. Deux cités rivales se disputent l'empire, et déjà la Grèce indignée a vu les descendants de Miltiade et de Léonidas humilier devant un satrape les lauriers de Marathon et les cyprès des Thermopyles. Bientôt s'élève dans son sein une puissance nouvelle qui menace de l'asservir. La Grèce, abattue par Philippe, accepte la servitude en triomphant sous Alexandre, et ratifie aux champs d'Arbelles le traité imposé par la victoire dans les plaines de Chéronée. Le Macédonien l'a vengée, mais elle a payé de sa liberté le plaisir de la vengeance, et ce n'est qu'avec ses chaînes qu'elle a terrassé son ennemi. Après la mort d'Alexandre, nous la verrons briser ses fers, mais pour en reprendre de nouveaux. La politique romaine ne l'affranchit un instant que pour mieux l'asservir, et la Grèce, à son tour, va se perdre dans ce torrent dont les flots engloutiront l'univers. Mais un nouveau triomphe l'attend dans sa défaite. Les vainqueurs vont puiser chez les vaincus une civilisation nouvelle, et triomphants par les armes, ils sont conquis par les mœurs. Rome, subjuguée par les arts de Corinthe et d'Athènes, met désormais son orgueil à devenir l'élève des peuples qu'elle a soumis, et ses orateurs vont perfectionner sur les rivages de la Grèce une éloquence qui décidera des destinées du monde.

Un peuple s'offrait encore aux pinceaux de Rollin: bien différent des Grecs, mais non moins admirable, profond dans sa politique, immuable dans ses desseins, sage dans les succès, inébranlable aux revers. La Grèce, sensible, ingénieuse, avide de gloire et féconde en vertus héroïques, a multiplié ses titres d'illustration et peuplé ses annales de brillants souvenirs: Rome n'eut qu'une ambition, ce fut de régner sur l'univers. Dans la Grèce, j'admire les hommes; chez les Romains, c'est le peuple que j'admire. Ce peuple, calme dans la sédition même, respectant au sein des troubles civils les lois de l'état et le sang des citoyens, toujours uni contre l'ennemi du dehors, suivant, à travers les révolutions de son gouvernement et les vicissitudes de la fortune, un système invariable durant plusieurs siècles, présente un phénomène sans exemple dans l'histoire. L'aristocratie a remplacé chez lui le pouvoir monarchique; le gouvernement populaire a succédé à l'aristocratie; mais si la constitution change, l'esprit ne change pas. Au milieu de ces variations, le peuple romain marche à son but, appuyé sur la force de ses mœurs et sur la sagesse de sa politique. Il grandit, il s'élance, il renverse tout ce qui résiste: sa force s'accroît des succès de Pyrrhus, des triomphes d'Annibal. En vain le héros de Carthage est à ses portes: Rome assiégée est encore la cité des maîtres de la terre; elle n'acceptera point la paix de la main du vainqueur. Ses commencements ont été la rapine et le pillage: son terme ne sera que l'empire du monde.

Quel peuple, si sa gloire était pure et ses vertus sans mélange! si la politique n'avait souvent fait taire la justice, et le patriotisme l'humanité! Mais ces citoyens si généreux oublièrent trop qu'ils étaient des hommes. Et qu'était-ce, après tout, que ce plan d'asservir le monde, conçu avec tant d'audace, suivi avec tant de constance? une brillante erreur, une faute imposante. Combien Sparte fut plus sage! ainsi que Rome, instituée pour la guerre, elle s'interdit les conquêtes, dont Rome fit l'objet de sa politique: l'une ne pouvait périr qu'en abandonnant son principe; l'autre devait périr par son principe même. Quel fruit recueillit-elle de sept cents ans de victoires? l'esclavage. En dévorant l'univers, elle engraissait une victime pour les tyrans, et enfin une proie pour les barbares. Chaque conquête était un progrès vers la décadence, chaque triomphe un pas vers la servitude. Son abaissement fut égal à sa grandeur, et ses maux ont vengé les nations qu'elle avait opprimées. Un rival de Tacite, Montesquieu, a, d'un pinceau énergique, retracé cette grande expiation: Rollin a jeté un voile sur cette partie du tableau: non que les prestiges de la prospérité, les séductions même de l'héroïsme aient pu imposer à sa sagesse; mais il écrivait pour l'adolescence, et, parmi les illusions de cet âge heureux, il en est une sur-tout que la sagesse elle-même doit respecter, celle de la vertu.

En appelant notre admiration sur ces grands tableaux, Rollin ne veut pas toutefois qu'un enthousiasme légitime pour l'antiquité nous rende indifférents pour nos propres annales. Peut-être va-t-il même trop loin, lorsqu'il laisse entendre que les fastes du moyen âge pourraient, sous la main du talent, balancer les brillants souvenirs de la Grèce et de l'Ausonie. Mais on doit l'applaudir du moins d'avoir revendiqué pour l'histoire nationale le rang qui lui appartient dans le système des études. Ces anciens, que nous admirons, doivent encore être ici nos maîtres. Chez eux, le premier objet de l'éducation était de graver dans les cœurs l'amour de la patrie: en parlant aux enfants de la gloire de leurs pères, elle élevait leur courage, et les avertissait de ne point dégénérer. Aux jours de la prospérité, ce noble héritage entretenait une émulation salutaire: dans l'adversité, il conservait parmi les peuples cette force morale qui contraint la fortune à respecter le malheur, et l'orateur d'Athènes consolait par les trophées de Salamine les désastres de Chéronée. Imitons cet exemple, et, dociles aux conseils de Rollin, ramenons quelquefois nos regards sur les monuments de notre histoire. Ils nous révéleront des destinées assez brillantes. Il sied bien à une nation d'être orgueilleuse d'elle-même, à un citoyen d'être fier de sa patrie; et cet orgueil est plus juste encore quand cette patrie est la France.

DEUXIÈME PARTIE.

C'est à la jeunesse que Rollin destinait ses ouvrages: content d'être utile, il n'aspirait point à la renommée; et cependant la renommée a proclamé ses travaux. Des mains de l'adolescence, ses écrits ont passé dans celles de l'âge mûr; du sein de la retraite, ils se sont répandus dans le monde. Quel charme les recommandait? la bonté. C'est elle qui fait leur éloquence, et cette éloquence vaut bien celle du génie: si elle fait goûter le livre, elle fait estimer et chérir l'auteur. Et qui, en lisant Rollin, pourrait ne pas l'aimer? Quelle sagesse dans ses paroles! quel zèle pour la vertu! quel ton de candeur et de simplicité! Ce n'est point la naïveté souvent hardie de Montaigne, la bonhomie parfois maligne de La Fontaine; la candeur, chez Rollin, tient à la pureté de l'ame, à la droiture du caractère: il a confiance en son lecteur. Et comment en effet être sévère avec lui? Il se livre à vous avec tant d'abandon! Il aime le bien de si bonne foi! Découvrez-vous en lui quelques prétentions? Aspire-t-il à faire secte? Non: ce n'est point pour lui qu'il sollicite nos hommages; c'est pour la vérité. Il n'impose point par un fastueux langage; il ne cherche point à nous éblouir par l'éclat d'une pompeuse éloquence; sa force est dans la raison: il n'entraîne point, il persuade; il ne veut point séduire, mais éclairer. Un tel succès n'a rien de brillant, mais du moins il est pur, et sur-tout il est durable. L'erreur peut obtenir un triomphe passager, quand elle a le talent pour auxiliaire; mais elle ne garde point ses conquêtes. On subjugue l'imagination, on séduit même le jugement; mais la conscience, plus incorruptible, se révolte contre cette conviction trompeuse, et la vérité, exilée de nos esprits, se réfugie souvent au fond de nos cœurs.

Je n'oserais parler de l'originalité de Rollin: on me répondrait sans doute que ce mérite suppose la hardiesse de la pensée, l'énergie et la nouveauté de l'expression. Rarement l'homme sans passion rencontre ces tours vifs, ces traits frappants qui donnent au style une couleur prononcée. Ce sont les secrets de l'imagination; elle ne les révèle que lorsqu'elle est émue. Vainement chercherait-on dans les écrits de Rollin ces paroles foudroyantes de Pascal et de Bossuet, ces surprises de La Bruyère: également éloigné de la gravité sentencieuse de Salluste, de la mâle énergie de Rousseau, il se rapproche plutôt de la douceur de Fénélon et du grand sens de Plutarque. Cependant, sa manière n'est point d'emprunt: la bonté lui tient lieu d'originalité. Alors même qu'il ressemble, il n'imite pas. Imite-t-on la bonté? Quelquefois, en lisant ses ouvrages, je me figure entendre un de ces vieillards des premiers âges du monde, assis au milieu de sa nombreuse postérité, raconter à sa famille attentive les faits des temps passés, lui révéler avec une simplicité grave et touchante les vérités de la morale, lui enseigner la vertu, l'hospitalité, la crainte des dieux, le respect pour la vieillesse. Le style de Rollin favorise cette illusion; il a, pour ainsi dire, un parfum d'antiquité. Sa clarté, son abondance harmonieuse et facile, rappellent les beaux siècles de la littérature grecque et romaine, en même temps qu'il retrace quelques traits de la simplicité naïve de nos vieux écrivains. Cette simplicité, chez Rollin, n'exclut point cependant l'élégance; car l'élégance, qui n'est qu'un choix fait par le goût dans les formes du langage, a plus d'un caractère. Travaillée chez Fléchier, riche et noble chez Massillon, attique et précise chez Voltaire, pompeuse chez Buffon, elle est doucement fleurie dans les ouvrages de Rollin. Il écrit dans ce style tempéré, qui peut-être est le plus difficile, parce qu'il est le plus voisin des brillants défauts qui séduisent le goût et corrompent le talent. Mais ce n'est pas lui que les affectations du bel-esprit peuvent éblouir: s'il a quelquefois la richesse de Cicéron et de Quintilien, jamais il n'imite ni le faux éclat de Sénèque, ni le luxe de Pline le Jeune. Il s'occupe moins de parer l'expression que d'éclairer la pensée: d'autres cherchent les ornements du style; Rollin se les permet.

L'élégance n'offre point le même caractère aux diverses époques de la littérature. D'abord féconde en tours oratoires, en riches développements, elle se resserre et s'observe davantage, à mesure que les esprits, plus exercés, deviennent plus prompts à saisir et plus difficiles à satisfaire. L'éloquence oratoire fait place alors à l'éloquence philosophique; le langage prend des formes plus sévères; l'harmonie est souvent sacrifiée à la concision, la clarté à la profondeur. Le goût a changé sans dégénérer encore: seulement le style, en voulant être plus plein et plus fort, a perdu quelque chose de ses graces premières: plus travaillé, plus grave, il a moins de franchise et de naïveté. C'est le temps des Tacite, c'est celui des Montesquieu. Quelquefois cependant, le génie ou les études d'un écrivain lui font devancer son siècle, ou le retiennent dans le siècle précédent. Ainsi Salluste et La Bruyère, contemporains de Cicéron et de Bossuet, appartiennent par leur manières à l'époque suivante, tandis que Rollin, écrivant dans le XVIIIe siècle, rappelle dans toute sa pureté l'école de Fénélon. Ce caractère, il le doit à l'imitation des écrivains du siècle d'Auguste. Il avait médité toute sa vie ces illustres modèles, et l'on reconnaît aisément qu'il s'est formé sur eux. C'est même un phénomène assez remarquable que Rollin, parvenu au déclin de son âge sans avoir cultivé l'art d'écrire dans sa langue maternelle, se soit cependant élevé dans la littérature française au rang des classiques. C'est qu'il avait étudié les anciens, non pour devenir leur rival, mais pour épurer son goût, et pour transporter dans une langue vivante les tours heureux, la richesse d'expressions, qui caractérisent les idiomes de l'antiquité. C'est qu'à leur lecture, il avait joint celle des chefs-d'œuvre du siècle de Louis XIV. Aussi, malgré la juste estime qu'ont obtenue ses essais dans la langue de Virgile, je les considère moins comme des titres littéraires que comme de savantes études. Inventer est la première condition de l'art d'écrire: comment cet art pourrait-il exister quand la source de l'invention est tarie, quand le langage, frappé d'immobilité, ne peut plus seconder par les créations du style les créations de la pensée? Le génie des langues, qui n'est que le génie des sociétés, permet-il de traduire dans l'idiome de l'antique Ausonie les idées que la société fait éclore sous le ciel de la Gaule moderne? Rollin imita ces anciens philosophes qui, pour instruire leur patrie, commençaient par visiter les contrées étrangères, et rapportaient chez eux les usages, les lois dont ils avaient reconnu l'utilité et la sagesse.

Mais les anciens n'ont pu lui servir également de modèles pour la manière d'écrire l'histoire. Écrivant dans un autre but, son talent a dû prendre un autre caractère. L'austérité de Thucydide, l'énergique pénétration de Tacite, n'auraient pu convenir à la jeunesse: Rollin a tempéré pour elle la gravité de l'histoire. Toutefois, en se mettant à sa portée, il ne descend point à son niveau: sous des formes agréables, il cache une instruction solide, et s'il tend la main à ses jeunes lecteurs, ce n'est point pour s'abaisser jusqu'à eux, mais pour les élever jusqu'à lui. La critique lui a reproché une crédulité trop facile: il aurait fallu ajouter que, si Rollin est crédule, c'est sur-tout en faveur de la vertu. Il trouva dans son ame les raisons de cette confiance. Et peut-on le blâmer d'avoir environné de nobles illusions les exemples qu'il offrait à l'adolescence, et qu'il proposait à son admiration? Si, plus tard, sa vieillesse s'est laissée quelquefois surprendre à de fabuleux récits, s'il n'a pas toujours porté le flambeau d'une critique sévère sur des erreurs qui s'offraient à lui entourées d'autorités imposantes et revêtues des graces de l'éloquence, fermons les yeux sur ce tribut payé à la faiblesse humaine, et sur-tout n'oublions pas qu'il nous avait armés contre la séduction avant de se laisser séduire. Jamais du moins il ne permit à la partialité d'égarer sa plume et d'altérer les révélations de l'histoire: il juge avec une constante équité les institutions et les hommes, et son exemple est une leçon pour quiconque entreprend d'instruire les peuples en retraçant leurs annales. Malheur à l'écrivain qui suborne l'histoire au gré de ses passions! sa gloire n'est jamais qu'une brillante ignominie, et son talent, en immortalisant ses ouvrages, ne fait qu'éterniser sa honte.

Si je louais seulement un littérateur, j'ai parlé de ses écrits, je pourrais borner là son éloge. Mais Rollin fut en même temps un sage, un bienfaiteur de l'humanité; je dois jeter un regard sur sa vie. Elle fut plus utile que brillante; elle offre moins d'événements que de vertus. Né dans une condition obscure, Rollin s'élève aux premières dignités de l'enseignement public. Long-temps il se dévoue à ce noble ministère: il consacre ses talents à former des hommes pour la société, des citoyens pour la patrie. Une disgrace est le prix de ses services. Combien l'autorité doit craindre d'être injuste, lorsque, créant des devoirs d'après la voix de ses préjugés ou de ses caprices, elle punit ce que la conscience pardonne, et n'accepte pas la vertu même pour garant de l'innocence! Incapable d'orgueil ainsi que de faiblesse, Rollin se soumet sans se plaindre, mais sans se démentir. La persécution a troublé sa destinée, sans altérer son ame. Il emporte dans sa retraite l'estime publique, la paix du cœur et les consolations de l'étude; il y trouve encore des devoirs à remplir et des bienfaits à répandre. Les regards des rois viennent l'y chercher, et, ce qu'il estimait sans doute davantage, l'amitié vient lui offrir ses douceurs; l'amitié, que la divinité a mise sur la terre pour être la récompense de la vertu. Rollin était fait pour la connaître; elle acheva son bonheur; elle aurait satisfait tous ses vœux, quand la gloire n'aurait pas daigné sourire à sa vieillesse.

Rollin fut heureux! Cette vérité est douce à proclamer: elle réconcilie avec la destinée. Hélas! la vie de l'homme de lettres est si souvent troublée par des orages! il y a si peu d'intelligence entre le talent et le bonheur! Rollin demanda peu de chose à l'opinion, et rien à la fortune; il trouva sa félicité dans cette vertu dont un philosophe a fait le devoir du législateur, et dont la religion fait le devoir de tous les hommes, la modération.

Essaierai-je ici d'établir un parallèle entre deux hommes chers à notre mémoire? Je crains qu'on ne m'accuse d'appeler à mon secours les lieux communs d'une trop facile éloquence. Cependant, en faisant l'éloge de Rollin, pourrais-je être blâmé de prononcer le nom de Fénélon? Ne voyons-nous pas des deux côtés même modestie, même douceur de sentiments et de style, même sagesse dans les desirs, même charité dans le cœur? Si nous voulons peindre un talent formé à l'école de l'antiquité, la morale la plus pure, alliée à la plus aimable indulgence, la vertu méconnue, mais résignée, se consolant par son propre témoignage des rigueurs du pouvoir, l'un et l'autre ne peuvent-ils pas nous servir de modèles? Tous deux ont défendu la religion, et tous deux, par leur vie, plus encore que par leurs écrits, ont rendu témoignage des vérités qu'ils avaient enseignées. Le monde rit de ces hommes du siècle, que l'amour des vanités traîne au pied des autels, et qui, en présence de la divinité, n'adorent que la fortune et le pouvoir. Mais l'incrédulité même s'incline avec respect devant la piété se dévouant à l'instruction de l'adolescence, ou gravant dans le cœur des rois les leçons de l'humanité. Peut-être, entre ces deux hommes vénérables, ne peut-on remarquer qu'une seule différence: l'ame de Fénélon fut plus tendre, celle de Rollin fut plus paisible; l'imagination sensible et passionnée du premier répandit plus d'éclat sur ses ouvrages; la raison toujours calme du second répandit plus de bonheur sur sa vie.

Au moment où l'Europe, régénérée par les lumières, dépouille enfin les derniers vestiges d'une longue barbarie, où l'esprit humain achève la plus noble des conquêtes, celle de la liberté, où les rois et les peuples, éclairés par la philosophie, conspirent à fonder ces institutions tutélaires dont les uns attendent leur gloire, les autres leur bonheur, la France devait un hommage public aux sages qui, en l'éclairant, ont préparé ses nouvelles destinées, et l'homme dont les travaux eurent pour objet, pendant soixante ans, la science de l'éducation, n'était pas le moins digne de sa reconnaissance. Aujourd'hui, cette science acquiert un caractère encore plus solennel: chez les peuples libres, le ministère de l'éducation n'est plus seulement une fonction honorable, il devient un auguste sacerdoce. C'est elle qui affermira nos institutions naissantes; c'est par elle que la génération qui se prépare s'élèvera pour la liberté et pour la patrie. Liberté! Patrie! noms chers et sacrés, soutiens des mœurs et principes des vertus, les sentiments dont vous remplirez tous les cœurs y resteront gravés en traits ineffaçables: vous frapperez, au sortir du berceau, l'oreille de l'enfant; vous viendrez vous mêler aux études, aux plaisirs de l'adolescence; vous ferez l'orgueil de l'âge mûr, et la consolation de la vieillesse.






A SON ALTESSE

SÉRÉNISSIME

MONSEIGNEUR

LE DUC

DE CHARTRES.



Monseigneur,

Lorsque je commençai l'Histoire Ancienne, VOTRE ALTESSE SÉRÉNISSIME était encore dans les premières années de l'enfance, et ni l'ouvrage ni l'auteur n'avaient l'avantage d'être connus de vous. Souffrez que je fasse maintenant ce que je n'ai pu faire alors, et qu'en finissant mon travail, il me soit permis de le décorer du nom de VOTRE ALTESSE.

Depuis que Monseigneur le duc d'Orléans a souhaité que j'eusse l'honneur d'assister quelquefois à vos études, j'ai été témoin par moi-même du compte exact que vous avez rendu, presque toujours en sa présence, de toute la suite de cette histoire; et ç'a été pour moi une grande satisfaction de voir que mon ouvrage, destiné principalement pour l'instruction de la jeunesse, fût de quelque utilité à un Prince dont l'éducation intéresse si vivement le public. A-présent que vous êtes entré dans l'Histoire Romaine, MONSEIGNEUR, je ne vous sers plus de guide; et vous y marchez à pas si rapides, que je ne puis pas même vous suivre: mais j'ai du moins le plaisir de voir et d'admirer vos progrès.

Dans l'attention continuelle qu'on a de vous inspirer des sentiments dignes de votre naissance, on a eu grande raison, MONSEIGNEUR, de donner une préférence marquée à l'Histoire sur tous les autres exercices de littérature. C'est là proprement l'étude des princes, capable plus qu'aucune autre de leur former l'esprit et le cœur. Outre qu'elle leur présente d'illustres modèles de toutes les vertus qui leur conviennent, elle est en possession de leur dire la vérité dans tous les temps, et de leur montrer jusqu'à leurs fautes mêmes, sans craindre de blesser la délicatesse de leur amour-propre. Comme la censure qu'elle fait des vices ne leur est point personnelle, elle n'a rien pour eux d'amer ni d'offensant. Quand elle peint dans Philippe et dans Alexandre son fils des défauts bas et indignes, qui ont terni l'éclat de leurs belles actions et déshonoré leurs règnes, ne sont-ce pas autant de leçons pour tous les princes qui auraient le malheur de s'abandonner aux mêmes excès?

La timide vérité, rarement admise dans les palais des grands, n'oserait leur faire des leçons à visage découvert; elle emprunte la voix de l'Histoire, et, cachée sous l'ombre de son nom, elle donne aux princes, avec assurance, des avis que peut-être ils ne recevraient jamais d'aucune autre part, tant on craint de s'attirer leur disgrâce par de salutaires, mais dangereuses, remontrances.

Vous détestez maintenant la flatterie, MONSEIGNEUR. Vous ne souffrez qu'avec peine les plus justes louanges. Vous aimez sincèrement la vérité, lors même qu'elle pourrait ne vous être pas agréable. Je n'oublierai jamais la sage réponse que vous me fîtes dans une occasion où j'usais de la liberté que vous m'aviez donnée de vous représenter tout ce que je croirais pouvoir vous être utile. Bien loin de vous en tenir offensé, vous daignâtes vous récrier qu'à cette marque vous reconnaissiez que j'étais de vos meilleurs amis. Oui, MONSEIGNEUR (qu'il me soit permis de le répéter après vous), vos bons et solides amis seront ceux qui auront le courage de vous dire la vérité, au péril même de vous déplaire; mais malheureusement le nombre en sera toujours fort petit.

A leur défaut, l'Histoire, qui aura contracté de bonne heure avec vous une espèce de familiarité, vous en fournira plusieurs, et d'un grand nom: un Aristide, un Phocion, un Dion, un Cyrus, un Tite, un Trajan, et tant d'autres qui vous sont connus. Que de belles choses, MONSEIGNEUR, ces grands hommes auront à vous dire sur tout ce qui peut rendre un prince véritablement estimable et aimable? Quel facile accès ne trouveront-ils pas dans un cœur comme le vôtre, bon, compatissant, docile, sans hauteur et sans fierté! Nos Grecs et nos Romains sont bien propres, MONSEIGNEUR, à détromper les grands des fausses idées que souvent ils se forment de la gloire et de la grandeur. On la fait consister pour l'ordinaire dans un vain éclat d'actions brillantes, ou dans le frivole appareil du faste et du luxe: au lieu que ces héros de l'antiquité, tout païens qu'ils étaient, n'avaient que du mépris pour les plaisirs, les richesses, la pompe, la magnificence, et ne se croyaient revêtus de la puissance que pour faire du bien, et pour rendre les peuples heureux.

Il faut pourtant l'avouer, MONSEIGNEUR, ces vertus, quelque éclatantes qu'elles fussent, manquaient de ce qui leur est le plus essentiel; et quoique un gouvernement semblable à celui d'un Cyrus ou d'un Trajan fût capable de faire en un sens le bonheur des peuples, les princes seraient bien malheureux eux-mêmes, s'ils se contentaient de ces fantômes de vertus qui étaient sans ame et sans vie. Or cette ame et cette vie, MONSEIGNEUR, c'est la piété, c'est la crainte de Dieu, sans laquelle tout ce qu'il y a de plus grand dans le monde n'est qu'un pur néant.

Ce que l'Histoire profane ne peut vous fournir, MONSEIGNEUR, vous avez l'avantage de le trouver sous vos yeux et à chaque instant dans la personne d'un père en qui la piété relève toutes ses autres excellentes qualités, et qui estime infiniment plus le bonheur d'être chrétien, que le haut rang de premier prince du sang de France. Puissiez-vous, MONSEIGNEUR, imiter ses exemples, et même (je ne crains point qu'il s'en trouve choqué) les surpasser! Ce sont les vœux que je ne cesserai de faire pour VOTRE ALTESSE SÉRÉNISSIME, et qu'elle agréera sans doute beaucoup plus que tous les éloges dont je la pourrais combler. Je suis avec un profond respect et un parfait dévouement,

MONSEIGNEUR,

DE VOTRE ALTESSE SÉRÉNISSIME

Le très-humble et très-obéissant
serviteur,





C. ROLLIN.





PRÉFACE.


PARAGRAPHE PREMIER.

Utilité de l'Histoire profane, sur-tout par rapport
à la Religion.

Observer dans l'Histoire, outre les faits et la chronologie: L'étude de l'Histoire profane ne mériterait point qu'on y donnât une attention sérieuse et un temps considérable, si elle se bornait à la stérile connaissance des faits de l'antiquité, et à la sombre recherche des dates et des années où chaque événement s'est passé. Il nous importe peu de savoir qu'il y a eu dans le monde un Alexandre, un César, un Aristide, un Caton, et qu'ils ont vécu en tel ou tel temps; que l'empire des Assyriens a fait place à celui des Babyloniens, et ce dernier à l'empire des Mèdes et des Perses, qui ont été ensuite subjugués eux-mêmes par les Macédoniens, et ceux-ci par les Romains.

1. La cause de l'élévation et de la chute des empires. Mais il est d'une grande importance de connaître comment ces empires se sont établis, par quels degrés et par quels moyens ils sont arrivés à ce point de grandeur que nous admirons, ce qui a fait leur solide gloire et leur véritable bonheur, et quelles ont été les causes de leur décadence et de leur chute.

Le génie et le caractère des peuples et des grands hommes: Il n'est pas moins important d'étudier avec soin les mœurs des peuples, leur génie, leurs lois, leurs usages, leurs coutumes; et sur-tout de bien remarquer le caractère, les talents, les vertus, les vices même de ceux qui les ont gouvernés, et qui, par leurs bonnes ou mauvaises qualités, ont contribué à l'élévation ou à l'abaissement des États qui les ont eus pour conducteurs et pour maîtres.

Voilà les grands objets que nous présente l'Histoire Ancienne, en faisant passer comme en revue devant nous tous les royaumes et tous les empires de l'univers, et en même temps tous les grands hommes qui s'y sont distingués de quelque manière que ce soit, et en nous instruisant, moins par des leçons que par des exemples, sur tout ce qui regarde l'art de régner, la science de la guerre, les principes du gouvernement, les règles de la politique, les maximes de la société civile et de la conduite de la vie pour tous les âges et pour toutes les conditions.

3. L'origine et le progrès des arts et des sciences. On y apprend aussi, et ce ne doit point être une chose indifférente pour quiconque a du goût et de la disposition pour les belles connaissances; on y apprend comment les sciences et les arts ont été inventés, cultivés, perfectionnés; on y reconnaît, et l'on y suit comme de l'œil, leur origine et leurs progrès; et l'on voit avec admiration que plus on s'approche des lieux où les enfants de Noé ont vécu, plus on y trouve les sciences et les arts dans leur perfection: au lieu qu'ils paraissent oubliés ou négligés à proportion que les peuples en ont été dans un plus grand éloignement; de sorte que quand on a voulu les rétablir, il a fallu remonter à l'origine d'où ils étaient partis.

Je ne fais que montrer légèrement tous ces objets, quelque importants qu'ils soient, parce que je les ai traités ailleurs 3 avec étendue.

Note 3: (retour) Second volume de la Manière d'étudier.

4. Observer principalement ce qui a rapport à la religion. Mais un autre objet, infiniment plus intéressant, doit attirer notre attention. Car quoique l'histoire profane ne nous parle que de peuples abandonnés à toutes les folies d'un culte superstitieux, et livrés à tous les déréglements dont la nature humaine, depuis la chute du premier homme, est devenue capable, elle annonce par-tout la grandeur de Dieu, sa puissance, sa justice, et sur-tout la sagesse admirable avec laquelle sa providence conduit tout l'univers.

Si 4 l'intime conviction de cette dernière vérité élevait, selon la remarque de Cicéron, le peuple romain au-dessus de tous les peuples de la terre, on peut assurer de même que rien ne relève plus l'Histoire au-dessus de beaucoup d'autres connaissances, que d'y trouver empreintes presque à chaque page des traces précieuses et des preuves éclatantes de cette grande vérité, que Dieu dispose de tout en maître souverain; que c'est lui qui fixe et le sort des princes, et la durée des empires; et 5 qu'il transporte les royaumes d'un peuple à un autre pour punir les injustices et les violences qui s'y commettent.

Note 4: (retour) «Pietate ac religione, atque hàc uni sapientiâ quòd Deorum immortalium numine omnia regi gubernarique perspeximus, omnes gentes nationesque superavimus.» (Orat. de Arusp. respons. n. 19.)
Note 5: (retour) «Regnum a gente in gentem transfertur propter injustitias, et injurias, et contumelias, et diversos dolos.» (Eccl. 10, 8.)

Dieu a pris un soin plus particulier de son peuple. Il faut avouer qu'en comparant la manière attentive, bienfaisante, sensible dont il gouvernait autrefois son peuple, et celle dont il conduisit toutes les autres nations de la terre, on dirait que celles-ci lui ont été indifférentes et étrangères. Dieu regardait la nation sainte comme son domaine propre, et comme son héritage. Il y demeurait comme un maître dans sa maison, et comme un père dans sa famille. Israël était son fils, et son fils premier-né. Il avait pris plaisir à le former dès son enfance, et à l'instruire par lui-même. Il se communiquait à lui par ses oracles; il le gouvernait par des hommes miraculeux; il le protégeait par les merveilles les plus étonnantes. A la vue de tant de glorieux priviléges, qui ne s'écrierait avec le Prophète: Isaï. 33, 21. «Ce n'est que dans Israël que Dieu fait éclater sa grandeur et sa magnificence!» Solummodò ibi magnificus est Dominus noster.

Mais il veille sur tous les peuples de la terre.]

Cependant ce même Dieu, quoique oublié par les nations, et quoiqu'il parût les avoir oubliées, exerçait toujours sur elles un empire souverain, qui, pour être caché sous le voile des événements ordinaires et d'une conduite purement humaine, n'en était ni moins réel, ni moins divin. Ps. 23, 1. Toute la terre est au Seigneur, dit le Prophète, et tous les hommes qui la remplissent sont également son ouvrage; et il n'a garde de le négliger. Ce serait une erreur bien injurieuse à Dieu, que de penser qu'il n'est le maître que d'une seule famille, et non le maître de toutes les nations.

Il a présidé à la dispersion des hommes après le déluge. On reconnaît cette importante vérité en remontant jusqu'à l'antiquité la plus reculée, et jusqu'à l'origine primitive de l'histoire profane, je veux dire jusqu'à la dispersion des descendants de Noé dans les différentes contrées de la terre où ils s'établirent. La liberté, le hasard, les vues d'intérêt, le goût pour certains pays, et d'autres motifs pareils, furent, ce semble, les seules causes des choix différents que firent les hommes. Mais l'Écriture nous apprend qu'au milieu de la confusion et du trouble qui suivirent le changement subit qui se fit dans le langage des descendants de Noé, Dieu présida invisiblement à tous leurs conseils et à toutes leurs délibérations, que rien ne se fit que par son ordre, et que ce fut lui qui conduisit 6 et plaça tous les hommes selon les Genes. 11, 8 et 9. règles de sa miséricorde et de sa justice: Dispersit et divisit eos Dominus in universas terras.

Note 6: (retour) Les Anciens même, au rapport de Pindare (Olymp. Od. 7), avaient retenu quelque idée que la dispersion des hommes ne s'était point faite au hasard, et qu'ils avaient été placés par les ordres de la Providence.

Il est vrai que dès lors Dieu eut une attention particulière sur le peuple qu'il devait un jour s'attacher. Il marqua la place qu'il lui destinait. Il la fit garder par un autre peuple laborieux, qui s'appliqua à la cultiver et à l'embellir, et à faire valoir l'héritage futur des Israélites. Il mesura le nombre des familles qu'il en mit alors en possession, sur le nombre des familles d'Israël quand il serait temps de le lui rendre; et il ne permit à aucune des nations qui n'étaient pas sujettes à l'anathème prononcé par Noé contre Chanaan, d'entrer dans un héritage qui devait être restitué tout entier aux Israélites. [Deuteron. xxxii. 8.] Quando dividebat Altissimus gentes, quando separabat filios Adam, constituit terminos populorum juxta numerum filiorum Israel. 7 Mais cette attention particulière de Dieu sur son peuple futur n'est point contraire à celle qu'il eut sur tous les autres peuples, attestée clairement par les deux passages de l'Écriture que j'ai cités, qui nous apprennent que toute la suite des siècles lui est présente, qu'il n'arrive rien dans le monde que par son ordre, et que d'âge en âge il en règle tous les événements. [Eccles. 39, 19, 22, 25.] Tu es Deus conspector seculorum... A seculo usque in seculum respicis.

Note 7: (retour) «Quand le Très-Haut a fait la division des peuples, quand il a séparé les enfants d'Adam, il a marqué les limites des peuples selon le nombre des enfants d'Israël (qu'il avait en vue).» C'est un des sens qu'on donne à ce passage, et qui paraît fort naturel.

Dieu seul a réglé le sort de tous les empires, soit par rapport à son peuple, soit par rapport au règne de son Fils. Il faut donc regarder comme un principe incontestable, et qui doit servir de base et de fondement à l'étude de l'histoire profane, que c'est la Providence divine qui, de toute éternité, a réglé et ordonné l'établissement, la durée, la destruction des royaumes et des empires, soit par rapport au plan général de tout l'univers, connu de Dieu seul, qui met un ordre et une harmonie merveilleuse dans toutes les parties qui le composent; soit en particulier par rapport au peuple d'Israël, et encorevue: plus par rapport au Messie, et à l'établissement de l'Église, qui est sa grande œuvre, et le but de tous Act. 15, 18. ses autres ouvrages, toujours présent à sa Notum a seculo est Domino opus suum.

Il a plu à Dieu de nous découvrir dans ses Écritures une partie des liaisons que plusieurs peuples de la terre ont eues avec le sien; et le peu qu'il nous en a découvert répand une grande lumière sur l'histoire de ces peuples, dont on ne connaît que la surface et l'écorce, si l'on ne pénètre plus avant par le secours de la révélation. C'est elle qui expose au grand jour les pensées secrètes des princes, leurs projets insensés, leur fol orgueil, leur impie et cruelle ambition; qui manifeste les véritables causes, et les ressorts cachés des victoires et des défaites des armées, de l'agrandissement et de la décadence des peuples, de l'élévation et de la ruine des États; et, ce qui est le principal fruit de l'Histoire, c'est elle qui nous apprend le jugement que Dieu porte et des Princes et des Empires, et qui fixe par conséquent l'idée que nous devons nous en former.

Rois puissants, employés pour punir ou pour protéger Israël. Pour ne point parler de l'Égypte, qui d'abord servit comme de berceau à la nation sainte; qui se changea ensuite pour elle 8 en une dure prison et en une fournaise ardente, et qui devint enfin le théâtre des plus étonnantes merveilles que Dieu ait opérées en faveur d'Israël: les grands empires de Ninive et de Babylone nous fournissent mille preuves de la vérité que j'établis ici.

Note 8: (retour) «Educam vos de ergastulo Ægyptiorum (Exod., 6, 6). De fornace ferrea Ægypti.» (Deuteronom. 4, 20.)

Leurs plus puissants rois, Théglathphalasar, Salmanasar, Sennachérib, Nabuchodonosor, et plusieurs autres, étaient entre les mains de Dieu comme autant d'instruments dont il se servait pour punir les prévarications de son peuple. Isaï. 5, 25-30, 10, 28-34, 13, 4 et 5. Il les appelait, selon Isaïe, d'un coup de sifflet des extrémités de la terre pour venir prendre ses ordres; il leur mettait lui-même l'épée en main; il réglait leur marche jour par jour; il remplissait leurs soldats de courage et d'ardeur, rendait leurs troupes infatigables et invincibles, répandait à leur approche la terreur et l'effroi.

La rapidité de leurs conquêtes aurait dû leur faire entrevoir la main invisible qui les conduisait; mais, Sennacherib dit l'un d'entre eux au nom de tous les autres: «C'est par la force de mon bras que j'ai fait ces grandes choses, et c'est ma propre sagesse qui m'a éclairé.

J'ai enlevé les anciennes bornes des peuples, j'ai pillé les trésors des princes, et, comme un conquérant, j'ai arraché les rois de leurs trônes. Les peuples les plus redoutables ont été pour moi comme un nid de petits oiseaux qui s'est trouvé sous ma main. J'ai réuni sous ma puissance tous les peuples de la terre, comme on ramasse quelques œufs (que la mère a abandonnés); et il ne s'est trouvé personne qui osât seulement remuer l'aile, ni ouvrir la bouche, ni faire le moindre son.»

Mais ce prince si grand et si sage à ses propres yeux, qu'était-il à ceux de Dieu? Un ministre subalterne, un serviteur mandé par son maître, une verge et un bâton dans sa main: Isaï. 10, 5. Virga furoris mei et baculus ipse est. Le dessein de Dieu était de corriger ses enfants, et non de les exterminer. Mais Sennachérib avait résolu de tout perdre et de tout détruire: Isaï. 10, 7. Ipse autem non sic arbitrabitur, sed ad conterendum erit cor ejus. Que deviendra donc cette espèce de combat entre les desseins de Dieu et ceux de ce prince? Lorsqu'il se croyait déjà maître Isaï. 10, 12. de Jérusalem, le Seigneur d'un souffle seul dissipe toutes ses pensées fastueuses, fait périr en une nuit cent quatre-vingt-cinq mille hommes de son armée, et, lui 9 mettant un cercle au nez et un mors à la bouche, comme à une bête féroce, le ramène dans ses États, couvert d'opprobre, à travers ces mêmes peuples, qui l'avaient vu, un peu auparavant, plein d'orgueil et de fierté.

Note 9: (retour) «Insanisti in me, et superbia tua ascendit in aures meas: ponam itaque circulum in naribus tuis, et camum in labiis tuis, et reducam te in viam per quam venisti.» (4 Reg. 19, 28.)

Nabuchodonosor. Nabuchodonosor, roi de Babylone, paraît encore plus visiblement régi par une Providence qu'il ignore, mais qui préside à ses délibérations, et qui détermine toutes ses démarches.

Ezech. 21. 19-23. Arrivé avec son armée à la tête de deux chemins, dont l'un conduit à Jérusalem, l'autre à Rabbath, capitale des Ammonites, ce prince, incertain et flottant, délibère lequel il prendra, et jette le sort: Dieu le fait tomber sur Jérusalem, pour accomplir les menaces qu'il avait faites à cette ville de la détruire, de brûler le temple, et d'emmener son peuple en captivité.

Ezech. cap. 26, 27 et 28. Des raisons seules de politique semblaient déterminer ce conquérant au siége de Tyr, pour ne pas laisser derrière soi une ville si puissante et si bien fortifiée. Mais le siége de cette place était ordonné par une volonté supérieure. Dieu voulait d'un côté humilier l'orgueil d'Ithobal son roi, qui, se croyant plus éclairé que Daniel dont la réputation était répandue dans tout l'Orient, n'attribuant qu'à sa rare prudence l'étendue de son domaine et la grandeur de ses richesses, se considérait en lui-même comme un dieu; de l'autre, il voulait aussi punir le luxe, les délices, l'arrogance de ces fiers négociants, qui se regardaient comme les princes de la mer et les maîtres des rois mêmes; et sur-tout cette joie inhumaine de Tyr qui lui faisait trouver son agrandissement dans les ruines de Jérusalem sa rivale. C'est par ces motifs que Dieu lui-même conduisit Nabuchodonosor à Tyr, lui faisant exécuter ses ordres sans qu'il les connût: IDCIRCO ecce EGO ADDUCAM ad Tyrum Nabuchodonosor.

Ezech. 29, 18-10. Pour récompenser ce prince, qu'il tenait à sa solde, du service qu'il vient de lui rendre à la prise de Tyr (c'est Dieu lui-même qui s'exprime ainsi), et pour dédommager les troupes babyloniennes, épuisées par un siége de treize ans, il leur donne toutes les contrées de l'Égypte, comme des quartiers de rafraîchissement, et leur en abandonne les richesses et les dépouilles 10.

Note 10: (retour) Ce fait est plus détaillé dans l'histoire des Égyptiens sous le règne d'Amasis. [p. 133.]

Dan. c. 4, vers. 1-34. Le même Nabuchodonosor, plein du desir d'immortaliser son nom par toutes sortes de voies, voulut ajouter à la gloire des conquêtes celle de la magnificence, en embellissant la capitale de son empire par de superbes bâtiments, et par les ornements les plus somptueux; mais pendant qu'une cour flatteuse, qu'il comblait de richesses et d'honneurs, fait retentir par-tout ses louanges 11, il se forme un sénat auguste des esprits surveillants, qui pèse dans la balance de la vérité les actions des Princes, et prononce sur leur sort des arrêts sans appel. Le roi de Babylone est cité à ce tribunal, où préside le Juge souverain, qui réunit une vigilance à qui rien n'échappe, et une sainteté qui ne peut rien souffrir contre l'ordre: vigil et sanctus. Toutes ses actions, qui faisaient l'objet de l'admiration publique, y sont examinées à la rigueur; et l'on fouille jusqu'au fond de son cœur pour en découvrir les pensées les plus cachées. Où se terminera ce redoutable appareil? Dans le moment même où Nabuchodonosor, se promenant dans son palais, et repassant avec une secrète complaisance ses exploits, sa grandeur, sa magnificence, se disait à lui-même: N'est-ce pas là cette grande Babylone dont j'ai fait le siége de mon royaume, que j'ai bâtie dans la grandeur de ma puissance et dans l'éclat de ma gloire? c'est dans ce moment précis, où, se flattant de ne tenir que de lui seul sa puissance et son royaume, il usurpait la place de Dieu, qu'une voix du ciel lui signifie sa sentence, et lui déclare que son royaume va lui être enlevé, qu'il sera chassé de la compagnie des hommes, et réduit à la condition des bêtes, jusqu'à ce qu'il reconnaisse que le Très-Haut a un pouvoir absolu sur les royaumes des hommes, et qu'il les donne à qui il lui plaît.

Note 11: (retour) «In sententia vigilum decretum est, et sermo sanctorum et petitio, etc.» (DAN. 4, 14.)

Ce tribunal, toujours subsistant quoique invisible, a prononcé le même jugement sur ces fameux conquérants, sur ces héros du paganisme, qui se regardaient, aussi-bien que Nabuchodonosor, comme les seuls artisans de leur haute fortune, comme indépendants de toute autre autorité, et comme ne relevant que d'eux-mêmes.

Cyrus. Si Dieu faisait servir des Princes à l'exécution de ses vengeances, il en a rendu d'autres les ministres de sa bonté. Il destine Cyrus à être le libérateur de son peuple, et, pour le mettre en état de soutenir dignement un si noble ministère, il le remplit de toutes les qualités qui forment les grands capitaines et les grands princes, et lui fait donner cette excellente éducation que les païens ont tant admirée, mais dont ils ne connaissaient point l'auteur ni la véritable cause.

On voit dans les historiens profanes l'étendue et la rapidité de ses conquêtes, l'intrépidité de son courage, la sagesse de ses vues et de ses desseins, sa grandeur d'ame, sa noble générosité, son affection véritablement paternelle pour les peuples, et, du côté des peuples, un retour d'amour et de tendresse qui le leur faisait regarder moins comme leur maître que comme leur protecteur et leur père. On voit tout cela dans les historiens profanes; mais on n'y voit point le principe secret de toutes ces grandes qualités, ni le ressort caché qui les mettait en mouvement.

Isaïe nous le montre, et s'explique en des termes dignes de la grandeur et de la majesté du Dieu qui le faisait parler 12. Il le représente, ce Dieu des armées tout-puissant, qui prend Cyrus par la main, qui marche devant lui, qui le conduit de ville en ville et de province en province, qui lui assujettit les nations, qui humilie en sa présence les grands de la terre, qui brise pour lui les portes d'airain, qui fait tomber les murs et les remparts des villes, et lui en abandonne toutes les richesses et tous les trésors.

Note 12: (retour) «Hæc dicit Dominus christo meo Cyro, cujus apprehendi dexteram, ut subjiciam ante faciem ejus gentes, et dorsa regum vertam, et aperiam coram eo januas, et portæ non claudentur. Ego ante te ibo, et gloriosos terræ humiliabo: portas æreas conteram, et vectes ferreos confringam. Et dabo tibi thesauros absconditos, et arcana secretorum; ut scias quia ego Dominus, qui voco nomen tuum, Deus Israël.» (ISAÏ. 45, 1-3.)

Isaï. 45, 13 et 4. Le Prophète ne nous laisse pas même ignorer les motifs de toutes ces merveilles. C'est pour punir Babylone et pour affranchir Juda que Dieu conduit Cyrus pas à pas, et qu'il fait réussir toutes ses entreprises: Ego suscitavi eum ad justitiam, et omnes vias ejus dirigam.......propter servum meum Jacob, et Israel electum meum. Mais ce prince aveugle et ingrat ne connaît point son maître, et oublie son bienfaiteur. Isaï. 45, 4, 5. Vocavi te nomine tuo, et non cognovisti me: accinxi te, et non cognovisti me.

Belle image de la royauté. Il est rare qu'on juge sainement de la vraie gloire et des devoirs essentiels de la royauté. Il n'appartient qu'à l'Écriture de nous en donner une juste idée; et elle le fait d'une manière admirable dans Dan. 4, 7-9. un arbre grand et fort, dont la hauteur monte jusqu'au ciel, et qui paraît s'étendre jusqu'aux extrémités de la terre. Couvert de feuilles et chargé de fruits, il fait l'ornement et le bonheur de la campagne. Il fournit une ombre agréable et une retraite assurée à tous les animaux; les bêtes privées et les bêtes sauvages demeurent dessous, les oiseaux du ciel habitent sur ses branches, et tout ce qui a vie trouve de quoi s'y nourrir.

Est-il une idée plus juste et plus instructive de la royauté, dont la véritable grandeur et la solide gloire ne consistent point dans cet éclat, cette pompe, cette magnificence qui l'environnent, ni dans ces respects et ces hommages extérieurs qui lui sont rendus par les sujets, et qui lui sont dus, mais dans les services réels et les avantages effectifs qu'elle procure aux peuples, dont elle est, par sa nature et par son institution, le soutien, la défense, la sûreté, l'asyle; en un mot, source féconde de toutes sortes de biens, sur-tout par rapport aux petits et aux faibles, qui doivent trouver sous son ombre et sous sa protection une paix et une tranquillité que rien ne puisse troubler, pendant que le prince lui-même sacrifie son repos et essuie seul les orages et les tempêtes dont il met les autres à l'abri?

Il me semble voir, à la religion près, la réalité de cette noble image et l'exécution de ce beau plan dans le gouvernement de Cyrus, dont Xénophon nous trace le portrait dans sa belle préface de l'histoire de ce prince. Il y a fait le dénombrement d'un grand nombre de peuples, séparés les uns des autres par de vastes espaces, et encore plus par la diversité des mœurs, des coutumes, du langage, mais réunis tous ensemble par les mêmes sentiments d'estime, de respect et d'amour pour un prince 13 dont ils auraient souhaité que le gouvernement eût pu durer toujours, tant ils se trouvaient heureux et tranquilles sous son empire.

Note 13: (retour) Ἐδυνήθη [δέ] έπιθυµίαν έµßαλεἴν τοσαύτην τοῦ πάντας αủτῳ χαρίζεσθαι ὤστε άεί τᾕ αủτοῦ γνώµῃ ἀξιοῦν κυßερνᾶσθαι. [Cyrop. I. 5]

Juste idée des anciens conquérants. A ce gouvernement si aimable et si salutaire opposons l'idée que la même Écriture nous donne de ces empires et de ces conquérants si vantés dans l'antiquité, qui, au lieu de ne se proposer pour fin que le bien public, n'ont suivi que les vues particulières de leur intérêt et de leur ambition. Dan. cap. 7. Le Saint-Esprit les représente sous les symboles de monstres nés de l'agitation de la mer, du trouble, de la confusion, du choc des vagues; et sous l'image de bêtes cruelles et féroces, qui répandent partout la terreur et la désolation, et qui ne se nourrissent que de meurtres et de carnage; ours, lions, tigres, léopards. Quel tableau! Quelle peinture!

C'est néanmoins de ces modèles funestes que l'on emprunte souvent les règles de l'éducation qu'on donne aux enfants des grands; c'est à ces ravageurs de provinces, à ces fléaux du genre humain, qu'on se propose de les faire ressembler. En excitant en eux des sentiments d'une ambition démesurée et l'amour d'une fausse gloire, on en forme, selon l'expression de l'Écriture, de jeunes lionceaux, que l'on accoutume de bonne heure et que l'on dresse de Ezech. 19, 2-7. loin à piller, à dévorer les hommes, à faire des veuves et des malheureux, à dépeupler les villes. MATER LEÆNA in medio leunculorum ENUTRIVIT catulos suos..... DIDICIT prædam capere, et homines devorare.... DIDICIT viduas facere, et civitates in desertum adducere. Et quand avec l'âge ce lionceau est devenu lion, Dieu nous avertit que le bruit de ses exploits et la renommée de ses victoires n'est qu'un affreux rugissement qui porte partout l'effroi et la désolation. Et leo factus est, et desolata est terra et plenitudo ejus a voce rugitûs illius.

Les exemples dont j'ai fait mention jusqu'ici, tirés de l'histoire des Égyptiens, des Assyriens, des Babyloniens, des Perses, prouvent suffisamment le souverain domaine que Dieu exerce sur tous les empires, et le rapport qu'il lui a plu de mettre entre les autres peuples de la terre et celui qu'il s'est attaché en particulier. La même vérité paraît encore aussi clairement sous les rois de Syrie et d'Égypte, successeurs d'Alexandre-le-Grand, avec l'histoire desquels on sait que celle du peuple de Dieu a une liaison particulière sous les Machabées.

A tous ces faits je ne puis m'empêcher d'en ajouter encore un, connu de tout le monde, mais qui n'en est pas moins remarquable; c'est la prise de Jérusalem par Tite. Joseph. I. 3, cap. 46. [Bell. Jud. vi, cap. 9, § 1.] Quand il fut entré dans la ville, et qu'il en eut considéré les fortifications, ce prince, tout païen qu'il était, reconnut le bras tout-puissant du Dieu d'Israël, et plein d'admiration il s'écria: «Il paraît bien que Dieu a combattu pour nous, et a chassé les Juifs de ces tours, puisqu'il n'y avait point de forces humaines ni de machines qui fussent capables de les y forcer.»

Dieu a toujours réglé les événements humains par rapport au règne du Messie. Outre ce rapport de l'Histoire profane avec l'Histoire sacrée, qui est visible, et qui se montre sensiblement, il y en a un autre plus secret et plus éloigné, qui regarde le Messie, à l'avénement duquel Dieu, qui a toujours eu son œuvre devant les yeux, a préparé les hommes de loin par l'état même d'ignorance et de déréglement où il a permis que le genre humain demeurât pendant quatre mille ans. C'est pour nous faire sentir la nécessité d'un Médiateur, que Dieu a laissé si long-temps les nations marcher dans leurs voies, sans que les lumières de la raison, ni les instructions de la philosophie, aient pu ou dissiper leurs ténèbres, ou corriger leurs inclinations.

Quand on envisage la grandeur des empires, la majesté des princes, les belles actions des grands hommes, l'ordre des sociétés policées et l'harmonie des différents membres qui les composent, la sagesse des législateurs, les lumières des philosophes, la terre semble n'offrir rien aux yeux des hommes que de grand et d'éclatant; mais aux yeux de Dieu elle était stérile et inculte, comme au premier instant de sa création, Gen. 1, 2. inanis et vacua; c'est peut dire, elle était tout entière souillée et impure (il faut se souvenir que je parle ici des païens), et n'était devant Gen. 6, 11. lui qu'une retraite d'hommes ingrats et perfides, comme au temps du déluge: Corrupta est terra coram Deo, et repleta est iniquitate.

Cependant, l'arbitre souverain du monde, qui dispense, selon les règles de sa sagesse, la lumière et les ténèbres, et qui sait mettre des bornes au torrent des passions, n'a pas permis que la nature humaine, livrée à toute sa corruption, dégénérât en une barbarie absolue, et s'abrutît entièrement par l'obscurcissement des premiers principes de la loi naturelle, comme nous le remarquons dans plusieurs nations sauvages. Cet obstacle aurait trop retardé le cours rapide qu'il avait promis aux premiers prédicateurs de la doctrine de son Fils.

Il a jeté de loin dans l'esprit des hommes des semences de plusieurs grandes vérités, pour les disposer à en recevoir d'autres plus importantes. Il les a préparés aux instructions de l'Évangile par celles des philosophes; et c'est dans cette vue que Dieu a permis que dans leurs écoles ils examinassent plusieurs questions, et établissent plusieurs principes, qui ont un grand rapport à la religion, et qu'ils y rendissent les peuples attentifs par l'éclat de leurs disputes. On sait que les philosophes enseignent partout dans leurs livres l'existence d'un Dieu, la nécessité d'une Providence qui préside au gouvernement du monde, l'immortalité de l'ame, la dernière fin de l'homme, la récompense des bons et la punition des méchants, la nature des devoirs qui sont le lien de la société, le caractère des vertus qui font la base de la morale, comme la prudence, la justice, la force, la tempérance, et d'autres pareilles vérités, qui n'étaient pas capables de conduire l'homme à la justice, mais qui servaient à écarter certains nuages, et à dissiper certaines obscurités.

C'est par un effet de la même Providence, qui de loin préparait les voies à l'Évangile, que, lorsque le Messie vint au monde, Dieu avait réuni un grand nombre de nations par les deux langues grecque et latine, et qu'il avait soumis à un seul maître, depuis l'Océan jusqu'à l'Euphrate, tous les peuples que le langage n'unissait point, pour donner un cours plus libre à la prédication des apôtres. L'étude de l'Histoire profane, quand elle est faite avec jugement et maturité, doit nous conduire à ces réflexions, et nous montrer comment Dieu fait servir les empires de la terre à l'établissement du règne de son Fils.

Talents extérieurs accordés aux païens. Elle doit aussi nous apprendre le cas qu'il faut faire de tout ce qu'il y a de plus brillant dans le monde, et de ce qui est le plus capable d'éblouir. Courage, bravoure, habileté dans l'art de gouverner, profonde politique, mérite de la magistrature, pénétration pour les sciences les plus abstruses, beauté d'esprit, délicatesse de goût en tout genre, succès parfait dans tous les arts: voilà ce que l'Histoire profane nous montre, et ce qui fait l'objet de notre admiration, et souvent de notre envie. Mais en même temps cette même histoire doit nous faire souvenir que, depuis le commencement du monde, Dieu accorde à ses ennemis toutes ces qualités brillantes que le siècle estime, et dont il fait beaucoup de bruit; au lieu qu'il les refuse souvent à ses plus fidèles serviteurs, à qui il donne des choses d'une autre importance et d'un autre prix, mais que le Ps. 143, 15. monde ne connaît et ne désire point. Beatum dixerunt populum cui hæc sunt: beatus populus, cujus dominus Deus ejus.

Être sobre dans les louanges qu'on leur donne. Une dernière réflexion, qui suit naturellement de ce que j'ai dit jusqu'ici, terminera cette première partie de ma Préface. Puisqu'il est certain que tous ces grands hommes, si vantés dans l'Histoire profane, ont eu le malheur d'ignorer le vrai Dieu et de lui déplaire, il faut être sobre et circonspect dans les louanges qu'on leur donne. S. Augustin 14, dans le livre de ses Rétractations, se repent d'avoir trop élevé et d'avoir trop fait valoir Platon et les philosophes platoniciens, parce qu'après tout, dit-il, ce n'étaient que des impies, dont la doctrine était, en plusieurs points, contraire à celle de Jésus-Christ.

Note 14: (retour) «Laus ipsa, quâ Platonem vel platonicos seu academicos philosophos tantùm extuli, quantùm impios homines non oportuit, non immeritò mihi displicuit: præsertim quorum contra errores magnos defendenda est christiana doctrina.» (Retract, lib. I, cap. 1.)

Il ne faut pas pourtant s'imaginer que S. Augustin ait cru qu'il ne fût pas permis d'admirer ou de louer ce qu'il y a de beau dans les actions et de vrai dans les maximes des païens. Il veut 15 qu'on y corrige ce qui se trouve de défectueux, et qu'on y approuve ce qu'elles ont de conforme à la règle. Il loue les Romains en plusieurs occasions, et surtout dans ses livres de la Cité de Dieu, qui est l'un de ses derniers et de ses plus beaux ouvrages. Lib. 5, c. 19 et 21, etc. Il y fait remarquer que Dieu les a rendus vainqueurs des peuples, et maîtres d'une grande partie de la terre, à cause de la modération et de l'équité de leur gouvernement (il parle des beaux temps de la république); accordant à des vertus purement humaines des récompenses qui l'étaient aussi, dont cette nation, aveugle en ce point, quoique fort éclairée sur d'autres, avait le malheur de se contenter. Ce ne sont donc point les louanges des païens en elles-mêmes, mais l'excès de ces louanges, que Saint Augustin condamne.

Note 15: (retour) «Id in quoque corrigendum, quod pravum est; quod autem rectum est, approbandum.» (De Bapt. cont. Donat. lib. 7, cap. 16.)

Nous devons craindre, nous sur-tout qui, par l'engagement même de notre profession, sommes continuellement nourris de la lecture des auteurs païens, de trop entrer dans leur esprit, d'adopter, sans presque nous en apercevoir, leurs sentiments en louant leurs héros, et de donner dans des excès qui ne leur paraissaient pas tels, parce qu'ils ne connaissaient point de vertus plus pures. Des personnes, dont j'estime l'amitié, comme je le dois, et dont je respecte les lumières, ont trouvé ce défaut dans quelques endroits de l'ouvrage que j'ai donné au public sur l'éducation de la jeunesse, et ont cru que j'avais poussé trop loin la louange des grands hommes du paganisme. Je reconnais en effet qu'il m'est échappé quelquefois des termes trop forts, et qui ne sont pas assez mesurés. Je pensais qu'il suffisait d'avoir inséré dans chacun des deux volumes qui composent cet ouvrage plusieurs correctifs, sans qu'il fût besoin de les répéter, et d'avoir établi en différents endroits les principes que les pères nous fournissent sur cette matière, en déclarant, avec saint Augustin, que, sans la véritable piété, c'est-à-dire, sans le culte sincère du vrai Dieu, il n'y a point de véritable vertu, et qu'elle ne peut être telle quand elle a pour objet la gloire humaine; vérité, dit ce père, qui est incontestablement reçue par tous ceux qui ont une vraie et solide piété. De Civit. Dei, lib. 5, cap. 19. Illud constat inter omnes veraciter pios, neminem sine vera pietate, id est, veri Dei vero cultu, veram posse habere virtutem; nec eam veram esse, quando gloriæ servit humanæ.

Tom. 2, pag. 344. Quand j'ai dit que Persée n'avait pas eu le courage de se donner la mort, je n'ai point prétendu justifier la pratique des païens, qui croyaient qu'il leur était permis de se faire mourir eux-mêmes, mais simplement rapporter un fait, et le jugement qu'en avait porté Paul Émile. Un léger correctif, ajouté à ce récit, aurait ôté toute équivoque et tout lieu de plainte.

L'ostracisme employé à Athènes contre les plus gens de bien, le vol permis, ce semble, par Lycurgue à Sparte, l'égalité des biens établie dans la même ville par voie d'autorité, et d'autres endroits semblables, peuvent souffrir quelques difficultés. J'y ferai une attention particulière dans le temps, lorsque la suite de l'Histoire me donnera lieu d'en parler, et je profiterai avec joie des lumières que des personnes éclairées et sans prévention voudront bien me communiquer.

Dans un ouvrage comme celui que je commence à donner au public, destiné particulièrement à l'instruction des jeunes gens, il serait à souhaiter qu'il ne s'y trouvât aucun sentiment, aucune expression qui pût porter dans leur esprit des principes faux ou dangereux. En le composant, je me suis proposé cette maxime, dont je sens toute l'importance: mais je suis bien éloigné de croire que j'y aie toujours été fidèle, quoique ç'ait été mon intention; et j'aurai besoin en cela, comme en beaucoup d'autres choses, de l'indulgence des lecteurs.

PARAGRAPHE II.

Observations particulières sur cet ouvrage.

Le volume que je donne ici au public est le commencement d'un ouvrage où je me propose d'exposer l'Histoire ancienne des Égyptiens, des Carthaginois, des Assyriens, tant de Ninive que de Babylone, des Mèdes et des Perses, des Macédoniens et des différents états de la Grèce.

Comme j'écris principalement pour les jeunes gens, et pour des personnes qui ne songent point à faire une étude profonde de l'Histoire ancienne, je ne chargerai point cet ouvrage d'une érudition qui pourrait naturellement y entrer, mais qui ne convient point au but que je me propose. Mon dessein est, en donnant une histoire suivie de l'antiquité, de prendre dans les auteurs grecs et latins ce qui me paraîtra de plus intéressant pour les faits, et de plus instructif pour les réflexions.

Je souhaiterais pouvoir éviter en même temps et la stérile sécheresse des abrégés, qui ne donnent aucune idée distincte, et l'ennuyeuse exactitude des longues histoires, qui accablent un lecteur. Je sens bien qu'il est difficile de prendre un juste milieu, qui s'écarte également des deux extrémités; et quoique, dans les deux parties d'histoire qui font la moitié de ce premier volume, j'aie retranché une grande partie de ce qui se rencontre dans les Anciens, je ne sais si on ne les trouvera pas encore trop étendues: mais j'ai craint d'étrangler les matières en cherchant trop à les abréger. Le goût du public deviendra ma règle, et je tâcherai dans la suite de m'y conformer.

J'ai eu le bonheur de ne pas lui déplaire dans le premier ouvrage que j'ai composé. Je souhaiterais bien que celui-ci eût un pareil succès, mais je n'oserais l'espérer. La matière que je traitais dans le premier, belles-lettres, poésie, éloquence, morceaux d'histoire choisis et détachés, m'a laissé la liberté d'y faire entrer une partie de ce qu'il y a dans les auteurs anciens et modernes de plus beau, de plus frappant, de plus délicat, de plus solide, tant pour les expressions que pour les pensées et les sentiments. La beauté et la solidité des choses mêmes que j'offrais au lecteur l'ont rendu plus distrait ou plus indulgent sur la manière dont elles lui étaient présentées; et d'ailleurs, la variété des matières a tenu lieu de l'agrément que le style et la composition auraient dû y jeter.

Ici je n'ai pas le même avantage. Je ne suis pas tout-à-fait le maître du choix. Dans une histoire suivie, on est obligé de rapporter bien des choses qui ne sont pas toujours fort intéressantes, sur-tout pour ce qui regarde l'origine et le commencement des empires; et ces sortes d'endroits, pour l'ordinaire, sont mêlés de beaucoup d'épines, et présentent peu de fleurs. La suite fournira des matières plus agréables, et des événements qui attachent davantage; et je ne manquerai pas de faire usage des précieuses richesses que les meilleurs auteurs nous offriront. En attendant, je supplie le lecteur de se souvenir que dans une grande et belle contrée tout n'est pas riches moissons, beaux vignobles, riantes prairies, fertiles vergers: il s'y rencontre quelquefois des terrains moins cultivés et plus sauvages. Et, pour me servir d'une autre comparaison tirée de Pline, parmi les arbres 16, il y en a qui, au printemps, étalent à l'envi une quantité infinie de fleurs, et qui, par cette riche parure, dont l'éclat et les vives couleurs flattent agréablement la vue, annoncent une heureuse abondance pour une saison plus reculée: il y en a d'autres 17 qui sont plus tristes, et qui, bien que fertiles en bons fruits, n'ont pas l'agrément des fleurs, et semblent ne prendre point de part à la joie de la nature renaissante. Il est aisé d'appliquer cette image à la composition de l'Histoire.

Note 16: (retour) «Arborum flos est pleni veris indicium et anni renascentis; flos gaudium arborum. Tunc se novas, aliasque quàm sunt, ostendunt: tunc variis colorum picturis in certamen usque luxuriant. Sed hoc negatum plerisque. Non enim omnes florent, et sunt tristes quædam, quæque non sentiunt gaudia annorum; nec ullo flore exhilarantur, natalesve pomorum recursus annuos versicolori nuntio promittunt.» (PLIN. Hist. nat. lib. XVI, cap. 25.)
Note 17: (retour) Comme les figuiers.

Pour embellir et enrichir la mienne, je déclare que je ne me fais point un scrupule ni une honte de piller par-tout, souvent même sans citer les auteurs que je copie, parce que quelquefois je me donne la liberté d'y faire quelques changements. Je profite, autant que je puis, des solides réflexions que l'on trouve dans la seconde et la troisième partie de l'Histoire universelle de M. Bossuet, qui est l'un des plus beaux et des plus utiles ouvrages que nous ayons. Je tire aussi de grands secours de l'Histoire des Juifs, du savant M. Prideaux, Anglais, où il a merveilleusement approfondi et éclairci ce qui regarde l'Histoire ancienne. Il en sera ainsi de tout ce qui me tombera sous la main, dont je ferai tout l'usage qui pourra convenir à la composition de mon livre, et contribuer à sa perfection.

Je sens bien qu'il y a moins de gloire à profiter ainsi du travail d'autrui, et que c'est en quelque sorte renoncer à la qualité d'auteur; mais je n'en suis pas fort jaloux, et je serais très-content, et me tiendrais très-heureux, si je pouvais être un bon compilateur, et fournir une histoire passable à mes lecteurs, qui ne se mettront pas beaucoup en peine si elle vient de mon fonds ou non, pourvu qu'elle leur plaise.

Je ne puis pas dire précisément de combien de volumes sera composé mon ouvrage; mais j'entrevois qu'il n'ira pas à moins de cinq ou six. Des écoliers, pour peu qu'ils soient studieux, pourront faire aisément cette lecture en particulier dans le cours d'une année, sans que leurs autres études en souffrent. Dans mon plan, je destinerais la Seconde à cette lecture: c'est une classe où les jeunes gens sont capables d'en profiter, et d'y trouver quelque plaisir; et je réserverais l'Histoire romaine pour la Rhétorique.

Il aurait été utile, et même nécessaire, de donner à mes lecteurs quelque idée et quelque connaissance des auteurs anciens d'où je tire les faits que je rapporte ici. La suite même de l'Histoire me donnera lieu d'en parler, et m'en fournira une occasion naturelle.

Jugement qu'il faut porter sur les augures, les prodiges, les oracles des anciens. En attendant, je crois devoir dire ici quelque chose par avance sur la crédulité superstitieuse qu'on reproche à la plupart de ces auteurs dans ce qui regarde les augures, les auspices, les prodiges, les songes, les oracles. En effet, on est blessé de voir des écrivains, d'ailleurs fort judicieux, se faire un devoir et une loi de les rapporter avec une exactitude scrupuleuse, et d'insister sérieusement sur un détail ennuyeux de petites et ridicules cérémonies, du vol des oiseaux à droite ou à gauche, des signes marqués dans les entrailles fumantes des animaux, de l'avidité plus ou moins grande des poulets en mangeant, et de mille autres absurdités pareilles.

Il faut avouer qu'un lecteur sensé ne peut voir sans étonnement que les hommes de l'antiquité les plus estimés pour le savoir et pour la prudence, les capitaines les plus élevés au-dessus des opinions populaires et les mieux instruits de la nécessité de profiter des moments favorables, les conseils les plus sages des princes consommés dans l'art de régner, les plus augustes assemblées de graves sénateurs, en un mot, les nations les plus puissantes et les plus éclairées, aient pu, dans tous les siècles, faire dépendre de ces petites pratiques et de ces vaines observances la décision des plus grandes affaires, comme de déclarer une guerre, de livrer une bataille, de poursuivre une victoire; délibérations qui étaient de la dernière importance, et d'où souvent dépendaient la destinée et le salut des États.

Mais il faut en même temps avoir l'équité de reconnaître que les mœurs, les coutumes, les lois, ne permettaient point alors de s'écarter de ces usages; que l'éducation, la tradition paternelle et immémoriale, la persuasion et le consentement universel des nations, les préceptes et l'exemple même des philosophes, leur rendaient ces pratiques respectables; et que ces cérémonies, quelque absurdes qu'elles nous paraissent et qu'elles soient en effet, faisaient chez les Anciens partie de la religion et du culte public.

Cette religion était fausse, et ce culte mal entendu; mais le principe en était louable, et fondé sur la nature. C'était un ruisseau corrompu qui partait d'une bonne source. L'homme, par ses propres lumières, ne connaît rien au-delà du présent: l'avenir est pour lui un abyme fermé à la sagacité la plus vive et la plus perçante, qui ne lui montre rien de certain sur quoi il puisse fixer ses vues et former ses résolutions. Du côté de l'exécution, il n'est pas moins faible et moins impuissant. Il sent qu'il est dans une dépendance entière d'une main souveraine, qui dispose avec une autorité absolue de tous les événements, et qui, malgré tous ses efforts, malgré la sagesse des mesures le mieux concertées, le réduit, par les moindres obstacles et par les plus légers contre-temps, à l'impossibilité d'exécuter ses projets.

Ces ténèbres, cette faiblesse, l'obligent de recourir à une lumière et à une puissance supérieure. Il est forcé par son propre besoin, et par le vif désir qu'il a de réussir dans ce qu'il entreprend, de s'adresser à celui qu'il sait s'être réservé à lui seul la connaissance de l'avenir et le pouvoir d'en disposer. Il offre des prières, il fait des vœux, il présente des sacrifices, pour obtenir de la Divinité qu'il lui plaise de s'expliquer ou par des oracles, ou par des songes, ou par d'autres signes qui manifestent sa volonté, bien convaincu qu'il ne peut arriver que ce qu'elle ordonne, et qu'il a un extrême intérêt de la connaître, afin de pouvoir s'y conformer.

Ce principe religieux de dépendance et de respect à l'égard de l'Être suprême est naturel à l'homme; il le porte gravé dans son cœur; il en est averti par le sentiment intérieur de son indigence, et par tout ce qui l'environne au-dehors; et l'on peut dire que ce recours continuel à la Divinité, est un des premiers fondements de la religion, et le plus ferme lien qui attache l'homme au Créateur.

Ceux qui ont eu le bonheur de connaître le vrai Dieu, et d'être choisis pour former son peuple, n'ont point manqué de s'adresser à lui, dans leurs besoins et dans leurs doutes, pour obtenir son secours et pour connaître ses volontés. Il a bien voulu se manifester à eux; et les conduire par des apparitions, par des songes, par des oracles, par des prophéties, et les protéger par des prodiges éclatants.

Ceux qui ont été assez aveugles pour substituer le mensonge à la vérité se sont adressés, pour obtenir le même secours, à des divinités fausses et trompeuses, qui n'ont pu répondre à leur attente, et payer l'hommage qu'on leur rendait, que par l'erreur et l'illusion, et par une frauduleuse imitation de la conduite du vrai Dieu.

De là sont nées les vaines observations des songes, qu'une superstition crédule leur faisait prendre pour des avertissements salutaires du ciel; ces réponses obscures ou équivoques des oracles, sous le voile desquelles les esprits de ténèbres cachaient leur ignorance, et par une ambiguité étudiée se ménageaient une issue, quel que dût être l'événement. De là sont venus ces pronostics de l'avenir, que l'on se flattait de trouver dans les entrailles des bêtes, dans le vol et le chant des oiseaux, dans l'aspect des astres, dans les rencontres fortuites, dans les caprices du sort; ces prodiges effrayants qui répandaient la terreur parmi tout un peuple, et qu'on croyait ne pouvoir expier que par des cérémonies lugubres, et quelquefois même par l'effusion du sang humain; enfin, ces noires inventions de la magie, les prestiges, les enchantements, les sortilèges, les évocations des morts, et beaucoup d'autres espèces de divination.

Tout ce que je viens de rapporter était un usage reçu et observé généralement parmi tous les peuples; et cet usage était fondé sur les principes de religion que j'ai montrés sommairement. Xenoph. in Cyrop. l. 1, p. 25 et 37. On en voit une preuve éclatante dans l'endroit de la Cyropédie où Cambyse, père de Cyrus, donne à ce jeune prince de si belles instructions, et si propres à former un grand capitaine et un grand roi. Il lui recommande sur-tout d'avoir un souverain respect pour les dieux; de ne former jamais aucune entreprise, soit petite, soit grande, sans les avoir auparavant invoqués et consultés; d'honorer les prêtres et les augures, qui sont leurs ministres et les interprètes de leurs volontés; mais de ne pas s'y fier ni s'y livrer si aveuglément qu'il ne s'instruise par lui-même de ce qui regarde la science de la divination, des augures et des auspices. Et la raison qu'il rapporte de la dépendance où doivent être les princes à l'égard des dieux, et de l'intérêt qu'ils ont à les consulter en tout; c'est que, quelque prudents et quelque clairvoyants que soient les hommes dans le cours ordinaire des affaires, leurs vues sont toujours fort courtes et fort bornées par rapport à l'avenir; au lieu que la Divinité, d'un seul regard, embrasse tous les siècles et tous les événements. «Comme les dieux sont éternels, dit Cambyse à son fils, ils savent tout, et connaissent également le passé, le présent et l'avenir. Entre ceux qui les consultent, ils donnent des avis salutaires à ceux qu'ils veulent favoriser, pour leur faire connaître ce qu'il faut faire et ce qu'il ne faut pas entreprendre. Que si l'on voit qu'ils ne donnent pas de semblables conseils à tous les hommes, il ne faut pas s'en étonner, puisque nulle nécessité ne les oblige de prendre soin des personnes sur qui il ne leur plaît pas de répandre leurs grâces.»

Telle était la doctrine des peuples les plus éclairés, par rapport aux différentes espèces de divination; et il n'est pas étonnant que des historiens qui écrivaient l'histoire de ces peuples se soient crus obligés de rapporter avec soin ce qui faisait partie de leurs religion et de leur culte, et qui souvent était l'ame de leurs délibérations et la règle de leur conduite. J'ai cru, par cette même raison, ne devoir pas entièrement supprimer dans l'Histoire que je donne au public ce qui regarde cette matière, quoique pourtant j'en aie retranché une grande partie.

Je me propose de mettre à la fin de cet ouvrage un abrégé chronologique de tous les faits, et une table exacte des matières.

Mon guide pour la chronologie est ordinairement Ussérius. Dans l'histoire des Carthaginois, je marque le plus souvent quatre époques: l'année de la création du monde, que je désigne par ces lettres, pour abréger, AN. m.; celles de la fondation de Carthage et de Rome; enfin, l'année qui précède la naissance de Jésus-Christ, dont je compte les années depuis l'an du monde 4004, suivant en cela Ussérius et les autres, qui ne laissent pas de la croire antérieure de quatre ans.






AVERTISSEMENTS

DE L'AUTEUR,

RÉPANDUS DANS L'IN-12, EN DIFFÉRENTS TOMES,
ET RÉUNIS ICI TOUS ENSEMBLE 18.

Note 18: (retour) Voulant donner une édition complète des œuvres de Rollin, nous avons dû conserver ces Avertissements, quoiqu'ils semblent maintenant inutiles. Comme les volumes de notre Édition ne peuvent correspondre à ceux de l'édition in-12, à la tête desquels ces avertissements se trouvaient placés, nous aurions eu quelque peine à leur trouver une place convenable dans le corps de l'ouvrage. Il nous a donc semblé préférable de les mettre tous ensemble après la Préface, dont ils forment en quelque sorte le complément. [Note des Éditeurs.]




AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR

POUR LE TOME TROISIÈME.

Je m'étais flatté de conduire ce troisième volume jusqu'à la fin de la guerre du Péloponnèse, et de le terminer par quelques réflexions sur les mœurs, le caractère, le gouvernement des peuples de la Grèce les plus connus. Je me suis trouvé hors d'état de tenir ma parole. Les additions que j'ai faites dans le cours de l'impression, pour tâcher de ne rien omettre d'intéressant, ont fait croître le livre plus que je ne l'avais prévu. J'ai donc été obligé de m'arrêter à la déroute de l'armée des Athéniens devant Syracuse, et à la mort de Nicias, qui arrivent la dix-neuvième année de la guerre du Péloponnèse. J'aurais même souhaité pouvoir finir plus tôt ce volume; mais c'est ce qu'il ne m'a pas été possible de faire, quelque envie que j'en eusse. L'entreprise des Athéniens contre Syracuse étant la plus grande que cette république ait jamais faite, et étant devenue la principale cause de sa chute, je n'ai pas cru devoir couper la narration d'un événement si grand et si lié; et il me semble que ç'aurait été tromper l'attente du lecteur, si, après l'avoir introduit dans une scène pleine d'action et de mouvement, je lui en avais dérobé la catastrophe.

J'ai retranché tout le reste, et l'ai renvoyé au volume suivant. Malgré tous ces retranchements, celui-ci est demeuré encore très-incommode pour les lecteurs, qu'il charge d'un trop grand poids; pour les ouvriers, qui ne peuvent le relier qu'avec peine; et sur-tout pour le libraire, dont la dépense est augmentée considérablement par le surcroît de cinq ou six feuilles de plus que dans les deux premiers volumes, c'est-à-dire de 150 ou de 200 pages. Il m'a paru que le public, par rapport à l'impression de ce livre, n'était pas mécontent ni du papier, ni des caractères, ni de l'exactitude et de la correction, et j'ai veillé à ce qu'on y apportât tous les soins possibles. Sur la représentation que m'a faite la veuve du libraire (car Dieu a appelé à lui depuis peu son mari), que ce troisième volume surpassait de beaucoup les deux autres, je n'ai pu lui refuser la grace qu'elle m'a demandée, et que je regarde comme une justice, qui est d'ajouter dix sols au prix ordinaire, mais pour ce volume seulement. Je l'ai priée de continuer d'avoir égard aux personnes qui s'adresseront à elle avec un témoignage de ma part. Je prendrai de meilleures mesures dans la suite, et ne tomberai plus dans le même inconvénient.

Dès que l'impression de ce troisième volume a été achevée, on a commencé à réimprimer les deux premiers. J'y ai fait quelques corrections et quelques légers changements sur les avis que des amis m'ont donnés. Je les aurais marqués à la fin de ce volume, si je n'avais craint de le trop charger: je le ferai dans les volumes suivants, afin que ceux qui ont la première édition puissent en faire usage. Ce petit recueil de corrections, c'est-à-dire de fautes, ramassées ensemble, et mises sous les yeux du lecteur, ne peut pas être fort agréable à l'amour-propre; mais il peut être utile au public en rendant le livre moins défectueux, et cela doit me suffire. D'ailleurs, en matière de littérature, comme dans la morale, les fautes reconnues et avouées sincèrement sont oubliées, ou, pour mieux dire, ne subsistent plus.

Je prie les lecteurs qui auront remarqué dans ces trois volumes des endroits qui leur paraîtront demander quelque changement nécessaire, soit pour la justesse de l'expression, soit pour la vérité des faits, soit pour l'exactitude des dates, soit même pour quelques circonstances essentielles que j'aurai omises, de vouloir m'en donner avis, en adressant leurs lettres chez le libraire. On me permettra de n'y faire d'autre réponse que celle que je fais ici par avance, en témoignant dès à-présent une très-sincère et très-vive reconnaissance à toutes les personnes qui voudront bien m'aider de leurs lumières.





AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR

POUR LE QUATRIÈME VOLUME.

Il est bien difficile, dans un ouvrage d'une aussi grande étendue qu'est celui de l'Histoire ancienne, qu'il n'échappe bien des fautes à un écrivain, quelque attention et quelque exactitude qu'il tâche d'y apporter. J'en avais déjà reconnu plusieurs par moi-même. Les avis qu'on m'a donnés, soit dans des lettres particulières, soit dans des écrits publics, m'en ont fait encore remarquer d'autres. J'espère les corriger toutes dans l'édition suivante de mon Histoire, que l'on doit bientôt commencer.

Quand je ne serais pas porté par moi-même à profiter des avis qu'on me donne, il me semble que l'indulgence, je pourrais presque dire la complaisance, que le public témoigne pour mon ouvrage, devrait m'engager à faire tous mes efforts pour le rendre le moins défectueux qu'il me serait possible. Il est bien aisé de prendre son parti, lorsque la critique tombe sur des fautes marquées et sensibles: il ne s'agit alors que de reconnaître qu'on s'est trompé, et de corriger ses fautes. Mais il est une autre sorte de critique qui embarrasse et laisse dans l'incertitude, parce qu'elle ne porte pas avec elle une pareille évidence; et c'est le cas où je me trouve. J'en apporterai un exemple entre plusieurs autres.

Quelques personnes croient que, dans mon Histoire, les réflexions sont trop longues et trop fréquentes. Je sens bien que cette critique n'est point sans fondement, et qu'en cela je me suis un peu écarté de la règle que les historiens ont coutume de suivre, qui est de laisser pour l'ordinaire au lecteur le soin et, en même temps, le plaisir de faire lui-même ses réflexions sur les faits qu'on lui présente; au lieu qu'en les lui suggérant, il paraît qu'on se défie de ses lumières et de sa pénétration. Ce qui m'a déterminé à en user ainsi, c'est que mon premier et principal dessein, quand j'ai entrepris cet ouvrage, a été de travailler pour les jeunes gens, et de ne rien négliger de ce qui me paraîtrait propre à leur former l'esprit et le cœur. Or c'est l'effet que produisent naturellement les réflexions; et l'on sait que la jeunesse en est moins capable par elle-même qu'un âge plus avancé, et que, pour lui faire tirer de l'étude de l'Histoire tout le fruit qu'on a lieu d'en attendre, il n'est pas inutile, quand les faits sont singuliers et remarquables, de lui mettre devant les yeux le jugement qu'en ont porté les auteurs de l'antiquité les plus sensés et les plus sages, afin de lui apprendre à faire par elle-même dans la suite de pareilles réflexions, et à juger sainement de tout.

L'usage que j'ai vu faire de mon Histoire à des enfants de neuf à dix ans de l'un et de l'autre sexe qui la lisent avec plaisir, et le compte exact que je leur ai entendu rendre, non-seulement des plus beaux événements, mais de ce qu'il y a de plus solide dans les réflexions, m'ont confirmé dans l'opinion où j'étais qu'elles pouvaient leur être de quelque utilité, et qu'elles n'étaient point au-dessus de leur portée. Si effectivement elles étaient propres à accoutumer les jeunes gens à saisir dans l'Histoire le vrai, le beau, le juste, l'honnête, ce qui en est le grand fruit, il me semble que cet avantage, ou du moins l'intention que j'ai eue de le leur procurer, pourrait faire excuser la liberté que j'ai prise de m'écarter peut-être un peu trop de la règle ordinaire. Cependant je ne suis point attaché à mon sentiment, et si je m'apercevais qu'il fût contraire à celui du public, j'y renoncerais sans peine.

Je reviens encore à mes jeunes gens, et il faut qu'on me le pardonne; car 19 j'avoue que je ne puis les perdre de vue, et que tout ce qui peut contribuer à leur instruction me touche sensiblement. Il va paraître un livre qui sera de ce genre; il a pour titre, le Spectacle de la Nature, ou Entretiens sur les particularités de l'Histoire naturelle qui ont paru les plus propres à rendre les jeunes gens curieux, et à leur former l'esprit. On y développe d'une manière agréable et spirituelle ce qu'il y a de plus curieux dans la nature, pour ce qui regarde les animaux terrestres, les oiseaux, les insectes, les poissons. S'il m'était permis de juger du succès de ce livre par le plaisir que la lecture m'en a causé, je pourrais assurer par avance qu'il sera grand. C'est à ma prière, et sur mes vives sollicitations, que l'auteur a entrepris cet ouvrage, qui peut être beaucoup augmenté, s'il se trouve au goût du public.

Note 19: (retour) «Neque enim me pœnitet ad hoc quoque opus meum, et curam susceptorum semel adolescentium respicere.» (QUINTIL. lib. XI, c. 1.)

Lettre de monsieur Rousseau.

J'espère que le public ne me saura pas mauvais gré d'avoir inséré ici une lettre de M. Rousseau, dans laquelle, à l'occasion de l'Avertissement qui précède, il m'exhorte à ne point suivre l'avis des personnes qui me conseilleraient de retrancher ou d'abréger les réflexions que je répands de temps en temps dans mon Histoire. L'autorité d'un écrivain aussi généralement estimé pour la justesse et la délicatesse du goût que l'est celui dont je parle a été pour moi d'un grand poids; et, m'imaginant que le public me parlait par sa bouche, je n'ai pas cru devoir appeler de sa décision. Je n'en dirais pas tout-à-fait autant des louanges qu'il donne à mon Ouvrage, parce que j'ai lieu de craindre que son bon cœur n'ait fait illusion à son esprit, et ne l'ait aveuglé en faveur d'un ami qu'il considère depuis long-temps. L'erreur est pardonnable, et Horace souhaiterait que, dans l'amitié, elle fût plus commune qu'elle n'est.

Vellem in amicitia sic erraremus, et isti

Errori nomen virtus posuisset honestum.

A Bruxelles, le 27 août 1732.



«J'ai bien des grâces à vous rendre, monsieur, de l'agréable présent que vous m'avez fait du quatrième volume de votre Histoire. Je l'ai lu pour ainsi dire tout d'une haleine, et avec une satisfaction qui n'a été interrompue en aucun endroit. Si le sentiment peut passer pour bon juge en ces matières, je puis dire qu'il n'y eut jamais difficulté plus mal fondée que celle que vous dites vous avoir été objectée sur la prétendue longueur des réflexions dont votre narration est quelquefois accompagnée, ni de plus mauvais conseil que celui qu'on vous a donné de les abréger. C'est vouloir retrancher de votre livre ce qui le distingue le plus utilement et même le plus agréablement de tant d'autres histoires dont le public se trouve inondé, et qui, dépouillées de l'instruction qui doit être le but de l'écrivain et le fruit de la lecture, méritent plutôt le nom de Gazettes savantes que celui d'Histoires. Quelque nécessaires que ces réflexions soient aux jeunes gens, vous connaissez trop bien les hommes pour ne pas sentir combien elles le sont aux personnes avancées en âge, et qui passent même pour les plus raisonnables. La plupart lisent pour satisfaire leur curiosité, et pour pouvoir dire qu'ils ont lu. Trouverez-vous même parmi les plus sensés une demi-douzaine de lecteurs qui veuillent se donner le temps et la peine de méditer sur leur lecture? et quand ils se la donneraient, est-il sûr qu'ils soient capables de méditer comme il faut et où il faut? Les uns s'attacheront à un mot ou à une expression qui ne leur aura pas plu. Les autres s'arrêteront à quelque point de chronologie ou à quelque fait contesté par d'autres auteurs; et à peine dans le grand nombre s'en trouvera-t-il quelqu'un qui se mette en peine d'y chercher le véritable et l'unique objet de toute lecture sensée, qui est l'instruction. C'est pourtant pour le plus grand nombre que vous travaillez. Votre but n'est pas d'instruire ceux qui sont déjà instruits; et quand ce le serait, quelle satisfaction n'est-ce pas pour eux de se retrouver, pour ainsi dire, dans les réflexions d'un homme comme vous, et de s'assurer par cette conformité de la vérité des leurs? Ne faites donc point de difficulté, monsieur, de continuer comme vous avez commencé. La fonction du philosophe et celle de l'historien sont les mêmes. L'un cherche à instruire par les préceptes, l'autre par les exemples; mais si ces exemples ne sont accompagnés de préceptes à propos, ils deviennent la plupart du temps inutiles, soit par la paresse, soit par l'incapacité, soit par le peu de loisir des lecteurs. C'est à vous de leur lever ces obstacles; et ils vous en seront d'autant plus obligés, que cette partie de votre Ouvrage, qui est la plus utile, est en même temps la plus agréable, et celle qui satisfait plus l'esprit, les réflexions s'y trouvant mêlées et comme incorporées aux faits d'une manière si naturelle et si éloignée de toute affectation, que, si on les en détachait, il semble qu'elles laisseraient un vide dans votre narration. Ne croyez pas pourtant que mon intention, en vous écrivant ceci, soit de m'ériger avec vous en donneur de conseils. Je n'ai pas assez de témérité pour m'en croire capable; mais, plein comme je le suis de la lecture que je viens d'achever, j'aurais cru me faire tort à moi-même si je vous avais caché ma pensée sur ce qui m'a paru de plus important dans le plan que vous vous êtes fait, et sur ce qui m'a le plus charmé dans la manière dont vous l'avez exécuté. Je suis avec beaucoup de respect,»

MONSIEUR,

Votre très-humble et très-obéissant serviteur,

ROUSSEAU.

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