Oeuvres Completes de Rollin Tome 1: Histoire Ancienne Tome 1
SECONDE PARTIE.
HISTOIRE DES CARTHAGINOIS.
Tout le temps qui s'est écoulé depuis la fondation de Carthage jusqu'à sa ruine est de sept cents ans, et peut se diviser en deux parties. La première, beaucoup plus longue et beaucoup moins connue, comme cela est ordinaire pour le commencement de tous les états, s'étend jusqu'à la première guerre punique, et renferme cinq cent quatre-vingt-deux ans. La seconde, qui se termine à la destruction de Carthage, n'est que de cent dix-huit ans.
CHAPITRE PREMIER.
FONDATION DE CARTHAGE, ET SES ACCROISSEMENTS
JUSQU'A LA PREMIÈRE GUERRE PUNIQUE.
Carthage d'Afrique était une colonie de Tyr, la ville du monde la plus renommée pour le commerce 201. Long-temps auparavant, Tyr avait déjà fait passer dans le même pays une autre colonie, qui y bâtit la ville d'Utique, célèbre par la mort du second Caton, qu'on appelle ordinairement, pour cette raison, Caton d'Utique.
Les auteurs varient beaucoup sur l'époque de l'établissement de Carthage. Il est difficile et peu important d'entreprendre de les concilier: du moins, pour suivre le plan que je me suis proposé dans cet ouvrage, il suffit de savoir, à peu d'années près, le temps où cette ville a été bâtie.
Liv. Epitome, lib. 51. Carthage a duré un peu plus de sept cents ans. Elle a été détruite sous le consulat de Cn. Lentulus et de L. Mummius, l'année 603 de Rome, 3859 du monde, 145 ans avant Jésus-Christ. Ainsi sa fondation peut être placée l'an du monde 3158, pendant que Joas régnait sur Juda, 98 ans avant que Rome fût bâtie, 846 ans avant Jésus-Christ 202.
Note 202: (retour) Appien place cette fondation 50 ans avant la guerre de Troie; ce serait 1150 ans av. J.-C. selon le calcul de la chronique de Paros, et même 1320, suivant le calcul d'Hérodote. Eusèbe, d'après Philistus, met la fondation de Carthage à l'an 804 depuis la vocation d'Abraham (1211 av. J. C.); le Syncelle en 1037; d'autres auteurs, selon Eusèbe, en 1014 et 1044.D'un autre côté Timée, place cet événement en 814; Velleius Paterculus en 818; Justin en 825; Tite-Live en 845; Ménandre d'Éphèse, en 867; Solin en 884.
On peut diviser ces opinions en deux principales: celle qui reporte la fondation de Carthage au-dessus de l'an 1000; et celle qui la fait descendre au-dessous de l'an 900, Il est vraisemblable que des différences si grandes viennent de ce qu'on a confondu l'époque de plusieurs fondations successives.--L.
Justin, lib. 18, c. 4, 5, 6. App. de bel. pun. pag. 1. Strab. l. 17, pag. 832. Paterc. l. 1, cap. 6. L'établissement de Carthage est attribué à Élissa, princesse tyrienne, plus connue sous le nom de Didon. Ithobal, roi de Tyr, et père de la fameuse Jézabel, nommé dans l'Écriture Ethbaal, était son bisaïeul. Elle avait épousé Acerbas, son proche parent, appelé autrement Sicharbas et Sichée, prince extrêmement riche, et avait pour frère Pygmalion, qui régnait à Tyr. Celui-ci ayant fait mourir Sichée, dans le dessein de s'emparer de ses grands biens, Didon trompa la cruelle avarice de son frère, s'étant retirée secrètement avec tous les trésors de Sichée. Après plusieurs courses, elle aborda enfin sur les côtes de la mer Méditerranée, au golfe où était Utique, dans le pays appelé l'Afrique Strab. l. 17, pag. 832. proprement dite, à six lieues de Tunis 203, ville aujourd'hui fort connue par ses corsaires, et s'y établit 204 avec sa petite troupe, ayant acheté un terrain des habitants du pays.
Plusieurs de ceux qui demeuraient dans le voisinage, invités par l'attrait du gain, s'y rendirent en foule pour vendre à ces nouveaux-venus les choses nécessaires à la vie, et s'y établirent eux-mêmes peu de temps après. De ces habitants ramassés de différents endroits se forma une multitude fort nombreuse. Ceux d'Utique, qui les regardaient comme leurs compatriotes et comme des gens qui avaient avec eux une origine commune, leur envoyèrent des députés avec de grands présents, et les exhortèrent à construire une ville dans l'endroit même où ils s'étaient d'abord établis. Les naturels du pays, par un sentiment d'estime et de considération assez ordinaire pour les étrangers, en firent autant de leur côté. Ainsi, tout concourant aux vues de Didon, elle bâtit sa ville, qui fut chargée de payer aux Africains un tribut annuel pour le terrain qu'on avait acheté d'eux, et qui fut appelée Carthada 205, Carthage, nom qui, dans la langue phénicienne et dans la langue hébraïque, qui sont fort semblables, signifie la ville neuve. On dit que, lorsqu'on en creusait les fondements, il s'y trouva une tête de cheval; ce qui fut pris pour un bon augure, et comme une marque qu'un jour cette ville serait fort belliqueuse 206.
Note 204: (retour) Quelques-uns disent que Didon usa d'adresse avec les habitants du pays, et demanda qu'on voulût bien lui vendre, pour l'établissement qu'elle méditait, autant de terrain qu'en pourrait renfermer une peau de bœuf. On ne crut pas devoir lui refuser une grâce si petite en apparence. Elle divisa cette peau en lanières fort étroites, et entoura par ce moyen un circuit fort étendu, où elle bâtit une citadelle, qui de là fut appelée Byrsa. Mais ce petit conte du cuir de bœuf divisé en lanières est généralement décrié parmi les savants, qui font remarquer que le mot hébreu bosra, qui signifie fortification, a donné lieu au mot grec byrsa, qui est le nom de la citadelle de Carthage.
Cette princesse, dans la suite, fut recherchée en mariage par Iarbas, roi de Gétulie, qui menaçait de lui faire la guerre si elle ne consentait à sa proposition. Didon, qui s'était engagée par serment à ne passer jamais à de secondes noces, ne pouvant se résoudre à violer la foi qu'elle avait jurée à Sichée, demanda du temps comme pour délibérer et pour apaiser les mânes de son premier mari par des sacrifices qu'elle lui offrirait. Ayant donc fait préparer un bûcher, elle monta dessus, et, tirant un poignard qu'elle avait caché sous sa robe, elle se donna la mort.
Virgile a changé beaucoup de choses dans cette histoire, en supposant qu'Énée, son héros, était contemporain de Didon, quoiqu'il se soit écoulé près de trois siècles entre l'un et l'autre, Carthage ayant été bâtie près de trois cents ans après la prise de Troie. On lui pardonne aisément cette licence 207, excusable dans un poëte, qui n'est point astreint à l'exactitude scrupuleuse d'un historien; et l'on admire avec raison le dessein spirituel de Virgile, qui, voulant intéresser à sa poésie les Romains, pour qui il écrivait, trouve le moyen d'y faire entrer la haine implacable de Carthage et de Rome, et en va chercher ingénieusement les semences dans l'origine la plus reculée de ces deux villes rivales.
Carthage, qui avait eu de très-faibles commencements, comme nous l'avons dit, s'accrut d'abord peu-à-peu dans le pays même; mais sa domination ne demeura pas long-temps renfermée dans l'Afrique. Cette ville ambitieuse porta ses conquêtes au-dehors, envahit la Sardaigne, s'empara d'une grande partie de la Sicile, soumit presque toute l'Espagne; et, ayant envoyé de tous côtés de puissantes colonies, elle demeura maîtresse de la mer pendant plus de six cents ans, et se fit un état qui le pouvait disputer aux plus grands empires du monde par son opulence, par son commerce, par ses nombreuses armées, par ses flottes redoutables, et surtout par le courage et le mérite de ses capitaines. La date et les circonstances de plusieurs de ces conquêtes sont peu connues 208. Je n'en dirai qu'un mot, pour mettre le lecteur au fait, et pour lui donner quelque idée des pays dont il sera souvent parlé dans la suite.
Note 207: (retour) D'après la diversité des opinions sur l'époque de la fondation de Carthage, on voit que Virgile a pu se croire le maître de choisir, entre toutes les dates, celle qui s'accommodait le mieux avec l'économie de son ouvrage: cette date n'est pas aussi dénuée de fondement qu'on se l'imagine, puisque d'habiles critiques donnent la préférence à la date 1255 avant J.-C., qui est à peu-près celle de la guerre de Troie. (GOSSELLIN, Géogr. systém. 2, 1, p. 138.) Ainsi le choix de Virgile n'est pas une licence.--L.
Conquêtes des Carthaginois en Afrique.
Justin. l. 29. cap. 1. Les premières guerres de Carthage furent pour se délivrer du tribut qu'elle s'était engagée à payer tous les ans aux Africains pour le terrain qui lui avait été cédé. Une telle démarche ne lui fait guère d'honneur. Ce tribut était le titre primordial de son établissement. Il semble qu'elle en voulait couvrir l'obscurité en abolissant ce qui en était la preuve; mais elle n'y réussit pas pour-lors. Le bon droit était entièrement du côté des Africains: le succès répondit à la justice de leur cause, et la guerre se termina par le paiement du tribut.
Id. cap. 2. Elle porta ensuite ses armes contre les Maures et les Numides, sur qui elle fit plusieurs conquêtes; et, devenue plus hardie par ces heureux succès, elle secoua entièrement le joug du tribut qu'elle payait avec peine, et se rendit maîtresse d'une grande partie de l'Afrique.
Sallust. de bell. Jugurt. [c. 78.] Val. Max. lib. 5, cap. 6. Il y eut vers ce temps-là une grande dispute entre Carthage et Cyrène au sujet des limites. Cyrène était une ville fort puissante, située sur le bord de la mer Méditerranée, vers la grande Syrte, qui avait été bâtie par Battus, Lacédémonien.
On convint de part et d'autre que deux jeunes gens partiraient en même temps de chacune des deux villes, et que le lieu où ils se rencontreraient servirait de limite aux deux états. Les Carthaginois (c'étaient deux frères nommés Philènes) firent plus de diligence: les autres, prétendant qu'il y avait de la mauvaise foi, et qu'ils étaient partis avant l'heure marquée, refusèrent de s'en tenir à l'accord, à moins que les deux frères, pour écarter tout soupçon de supercherie, ne consentissent à être ensevelis tout vivants dans l'endroit même où s'était faite la rencontre. Ils y consentirent. Les Carthaginois y élevèrent en leur nom deux autels, leur rendirent chez eux les honneurs divins; et depuis ce temps-là ce lieu a été appelé les Autels des Philènes, Aræ Philænorum, et a servi de borne à l'empire des Carthaginois, qui s'étendait depuis cet endroit jusqu'aux colonnes d'Hercule.
Conquêtes des Carthaginois en Sardaigne, etc.
Strab. lib. 5, pag. 224. Diod. lib. 5, pag. 296. L'histoire ne nous apprend rien de précis, ni du temps où les Carthaginois entrèrent en Sardaigne, ni de la manière dont ils s'en rendirent les maîtres. Elle fut pour eux d'un grand secours, et, pendant toutes leurs guerres, elle leur fournit toujours des vivres en abondance: elle n'est séparée de l'île de Corse que par un détroit d'environ trois lieues. La partie méridionale, qui était la plus fertile, avait pour capitale Caralis ou Calaris (maintenant Cagliari). A l'arrivée des Carthaginois, les naturels du pays se retirèrent sur les montagnes situées vers le nord, qui sont presque inaccessibles, et d'où on ne put les faire sortir.
Les Carthaginois s'emparèrent aussi des îles Baléares, appelées maintenant Majorque et Minorque. Le Port-Magon (Portus Magonis), qui est dans la dernière, fut ainsi appelé du nom d'un général carthaginois qui, Liv. lib. 28, n. 37. le premier, en fit usage et le fortifia. On ne sait point quel était ce Magon. Il y a assez d'apparence que c'était le frère d'Annibal. Encore aujourd'hui ce port est un des plus considérables de la mer Méditerranée.
Diod. lib. 5, pag. 298; et lib. 19, pag. 742. Ces îles fournissaient aux Carthaginois les plus habiles frondeurs de l'univers, qui leur rendaient de grands services, et dans les batailles et dans les siéges de villes.
Liv. lib. 28, n. 37. Ils lançaient de grosses pierres du poids de plus d'une livre, et quelquefois même des balles de plomb 209, avec une telle force et une telle roideur, qu'ils perçaient les casques, les boucliers, les cuirasses les plus fortes; et de plus, avec tant d'adresse, que presque jamais ils ne manquaient l'endroit qu'ils avaient dessein de frapper. On accoutumait dès l'enfance les habitants des îles Baléares à manier la fronde; et pour cela les mères plaçaient sur une branche d'arbre élevée le morceau de pain destiné au déjeuner des enfants, qui demeuraient à Strab. lib. 3, pag. 167; [et 14. p. 654.] jeun jusqu'à ce qu'ils l'eussent abattu. C'est ce qui a fait appeler ces îles par les Grecs, Baleares et Gymnasiæ, parce que leurs habitants s'exerçaient de bonne heure à lancer des pierres avec leurs frondes.
Conquêtes des Carthaginois en Espagne.
Avant que de parler de ces conquêtes, je crois devoir donner une légère idée de l'Espagne.
Cluver. lib. 2, cap. 2. L'Espagne se divise en trois parties: la Bœtique, la Lusitanie, la Tarragonaise.
La BŒTIQUE 210, ainsi appelée du fleuve Bœtis (le Guadalquivir), était au midi, et contenait ce qu'on appelle maintenant le royaume de Grenade, l'Andalousie, une partie de la nouvelle Castille, et l'Estramadoure. Cadix, appelée par les anciens Gades et Gadira, est une ville située dans une petite île du même nom, sur la côte occidentale de l'Andalousie, à neuf lieues environ de Strab. lib. 3, pag. 171. Gibraltar. On sait qu'Hercule, ayant poussé jusque-là ses conquêtes, s'y arrêta, comme étant parvenu au bout du monde. Il y érigea deux colonnes pour servir de monuments à ses victoires, selon la coutume de ces temps-là. Le lieu en a toujours conservé le nom, quoique les colonnes aient été ruinées par l'injure des temps. Les sentiments des auteurs sont fort partagés sur l'endroit où l'on doit placer ces colonnes. La Bœtique était Strab. l. 3, p. 139-142. la partie de l'Espagne la plus fertile, la plus riche et la plus peuplée. On y comptait jusqu'à deux cents villes. C'était là qu'habitaient les peuples appelés Turdetani, ou Turduli. Sur le Bœtis étaient situées trois grandes villes: vers la source, Castulo; plus bas, Corduba (Cordoue), la patrie de Lucain et des deux Sénèques; enfin Hispalis (Séville).
La LUSITANIE est terminée au couchant par l'Océan, au nord par le fleuve Durius (le Duero), et au midi par le fleuve Anas (la Guadiana). Entre ces deux fleuves est le Tage. C'est aujourd'hui le Portugal, avec une partie de la nouvelle Castille.
La TARRAGONAISE renfermait le reste de l'Espagne, c'est-à-dire, les royaumes de Murcie et de Valence, la Catalogne, l'Aragon, la Navarre, la Biscaye, les Asturies, la Galice, le royaume de Léon, et la plus grande partie des deux Castilles. Tarraco (Tarragone), ville très-considérable, a donné son nom à cette partie de l'Espagne. Assez près de cette ville est Barcino (Barcelone). Son nom fait conjecturer qu'elle a été bâtie par Amilcar, surnommé Barca, père du grand Annibal. Les peuples les plus célèbres de la Tarragonaise étaient: Iberus. Celtiberi, placés au-delà de l'Èbre; Cantabri, maintenant la Biscaye; Carpetani, dont la capitale était Tolède; Oretani, etc.
L'Espagne, abondante en mines d'or et d'argent, et peuplée d'habitants belliqueux, avait de quoi piquer en même temps et l'avarice et l'ambition des Carthaginois, plus marchands encore que conquérants par la constitution même de leur république. Ils savaient sans doute ce que Diodore rapporte des Phéniciens, leurs ancêtres, Diod. lib. 5, pag. 312. lesquels, profitant de l'heureuse ignorance où étaient encore les Espagnols des richesses immenses cachées dans les entrailles de leurs terres, leur enlevèrent les premiers ces précieux trésors pour des marchandises de nul prix, qu'ils leur donnaient en échange. Ils prévoyaient aussi que, si ce pays pouvait passer sous leurs lois, il leur fournirait en abondance de bonnes troupes, qui leur serviraient à conquérir les autres nations, comme cela arriva en effet.
Justin. lib. 44, c. 5. Diod. lib. 5, pag. 300. Ce qui donna d'abord occasion aux Carthaginois de passer en Espagne, fut le secours qu'ils envoyèrent à ceux de Cadix, qui étaient attaqués par les Espagnols. Cette ville était une colonie de Tyr, aussi-bien qu'Utique et que Carthage, et même plus ancienne que l'une et que l'autre. Les Tyriens, l'ayant bâtie, y établirent le culte d'Hercule, et y construisirent en son honneur un temple magnifique, qui depuis a toujours été fort célèbre. L'heureux succès de cette première expédition des Carthaginois leur fit naître l'envie de porter leurs armes en Espagne.
On ne sait point précisément dans quel temps les Carthaginois entrèrent en Espagne, ni jusqu'où d'abord ils poussèrent leurs conquêtes. Il y a de l'apparence que, dans ces premiers commencements, elles furent fort lentes, parce qu'ils avaient affaire à des peuples très-belliqueux et qui se défendaient avec beaucoup de Strab. lib. 3, pag. 158. courage. Ils n'en seraient même jamais venus à bout, comme l'observe Strabon, si les Espagnols, réunis tous ensemble, avaient formé un corps d'état, et s'étaient prêté un mutuel secours; mais chaque canton, chaque peuple étant entièrement séparé de ses voisins, sans avoir avec eux ni commerce ni liaison, il fallait les dompter les uns après les autres: ce qui, d'un côté, fut la cause de leur perte, mais, de l'autre, faisait traîner les guerres en longueur, et rendait la conquête du pays beaucoup plus difficile 211. Aussi a-t-on remarqué que, quoique l'Espagne ait été la première province de celles qui sont dans le continent que les Romains aient attaquée, elle est la dernière qu'ils aient domptée; et elle ne passa entièrement sous leur joug qu'après plus de deux cents ans d'une vigoureuse résistance.
Il paraît, par ce que Polybe et Tite-Live nous disent des guerres d'Amilcar, d'Asdrubal et d'Annibal en Espagne, dont nous parlerons bientôt, qu'avant ce temps les Carthaginois n'y avaient pas fait de grandes conquêtes, et qu'il leur restait encore beaucoup de pays à subjuguer; mais dans l'espace de vingt ans ils achevèrent de s'en rendre presque entièrement maîtres.
Polyb. l. 3, pag. 192; et lib. 1, pag. 9. Dans le temps qu'Annibal partit pour l'Italie, toute la côte d'Afrique, depuis les Autels des Philènes (Philænorum Aræ), qui sont le long de la grande Syrte, jusque vis-à-vis des colonnes d'Hercule, était soumise aux Carthaginois. En passant le détroit, ils avaient subjugué toute la côte occidentale de l'Espagne, le long de l'Océan jusqu'aux Pyrénées. La côte de l'Espagne qui est sur la mer Méditerranée avait été aussi presque entièrement subjuguée par les Carthaginois: c'est là qu'ils avaient bâti Carthagène; et ils étaient maîtres de tout ce pays jusqu'à l'Èbre, qui bornait leur domaine. Voilà quelle était pour-lors l'étendue de leur empire. Il était resté dans le cœur du pays quelques peuples qu'ils n'avaient pu soumettre.
Conquêtes des Carthaginois en Sicile.
Les guerres des Carthaginois en Sicile sont plus connues. Je rapporterai ici celles qui se sont faites depuis le règne de Xerxès, qui engagea les Carthaginois à porter leurs armes en Sicile, jusqu'à la première guerre punique. Cet espace renferme près de deux cent vingt ans, depuis l'an du monde 3520 jusqu'à 3738. Dans le commencement de ces guerres, Syracuse, qui était la plus considérable et la plus puissante ville de Sicile, avait mis l'autorité souveraine entre les mains de Gélon, d'Hiéron, de Thrasybule, trois frères qui se succédèrent l'un à l'autre. Après eux, le gouvernement démocratique, c'est-à-dire populaire, y fut établi, et subsista plus de soixante ans. Depuis ce temps-là, ceux qui dominèrent à Syracuse furent les deux Denys, Timoléon et Agathocle. Pyrrhus ensuite fut appelé en Sicile, et n'en demeura maître que pendant fort peu d'années. Tel fut le gouvernement de la Sicile pendant le temps des guerres dont je vais parler. Elles ne contribueront pas peu à faire connaître quelle était la puissance des Carthaginois quand ils commencèrent à entrer en guerre avec les Romains.
La Sicile est la plus grande et la plus considérable de toutes les îles de la mer Méditerranée. Elle est de figure triangulaire, et c'est pour cela qu'elle est appelée Trinacria et Triquetra. Le côté oriental, qui répond à la mer Ionienne 212 ou de Grèce, s'étend depuis le promontoire ou cap Pachynum (Passaro) jusqu'à Pelorum (le cap de Pharo). Les villes les plus célèbres sur cette côte sont, Syracusæ, Tauromenium, Messana 213. Le côté septentrional, qui regarde l'Italie, s'étend depuis le cap de Pélore jusqu'au cap Lilybée (le cap Boéo). Les villes les plus célèbres sont, Mylæ, Hymera, Panormus, Eryx, Motya, Lilybæum. Le côté méridional, qui regarde l'Afrique, s'étend depuis le cap Lilybée jusqu'à Pachynum. Les villes les plus célèbres sont, Selinus, Agrigentum, Gela, Camarina. Cette île est séparée de l'Italie par un détroit de quinze cents pas seulement, qu'on appelle le Strab. lib. 6, pag. 267. phare de Messine, parce qu'il est proche de cette ville. Le trajet de Lilybée en Afrique n'est que de 1500 stades, c'est-à-dire soixante et quinze lieues. Strabon le marque ainsi: mais il faut qu'il y ait erreur dans le chiffre; et ce qu'il ajoute immédiatement après en est une preuve. Il dit qu'un homme qui avait la vue excellente pouvait, du bord de la Sicile, compter les vaisseaux qui sortaient du port de Carthage. Est-il possible que la vue porte jusqu'à 60 ou 75 lieues? Il faut donc corriger ainsi cet endroit: Le trajet de Lilybée en Afrique n'est que de 25 lieues 214.
Note 214: (retour) Il ne faut rien changer au texte de Strabon, parce que ce texte est confirmé par deux autres passages du même auteur, dans lesquels la distance de Lilybée à Carthage est également donnée comme étant de 1500 stades (II, p. 122; XVII, p. 834). La correction que propose Rollin est donc inadmissible. D'ailleurs, le trajet de Carthage à Lilybée, d'après les observations récentes du capitaine Gauthier, que m'a communiquées M. Buache, de l'Institut, est de 1° 55' 30" de l'échelle des latitudes, ou de 38 lieues 1/2 de 20 au degré; et non 25 lieues, comme le dit Rollin: cet intervalle, converti en stades, est égal à 1602 stades de 833-1/3 au degré: ainsi la mesure de Strabon pèche plutôt en défaut qu'en excès.Quant à l'impossibilité du fait rapporté par Strabon et par d'autres auteurs, elle est certaine, à ne considérer que la distance des deux points. Dans un mémoire lu à l'Institut, M. Mongez cherche à l'expliquer, en supposant, ce qui est possible, que les Carthaginois, au moment où ils envoyaient du secours à Lilybée, allumaient de grands feux sur les hauteurs voisines de Carthage pour avertir la garnison de Lilybée; or, on a des exemples que la diffusion de la lumière dans l'atmosphère rend visibles de tels signaux à des distances considérables. Dans cette hypothèse, on conçoit qu'un homme placé sur une vigie élevée, instruit par ces feux du départ des vaisseaux, ait voulu faire croire qu'il les voyait réellement sortir du port de Carthage.--L.
On ne sait point non plus précisément dans quel temps les Carthaginois commencèrent à porter leurs armes en Sicile 215. Il est certain seulement qu'ils en possédaient AN. M. 3501 CARTH. 343. ROME 245. AV. J.C. 503. déjà quelque partie lorsqu'ils firent avec les Romains un traité, l'année même où les rois furent chassés de Rome et les consuls substitués en leur place, vingt-huit ans avant que Xerxès attaquât la Grèce. Ce traité, qui est le premier dont il soit fait mention entre ces Polyb. lib. 3, pag. 176. deux peuples, parle de l'Afrique et de la Sardaigne comme appartenant aux Carthaginois, au lieu que, pour la Sicile, les conventions ne tombent que sur les parties de cette île qui leur obéissaient. Par ce traité, il est marqué expressément que les Romains ni leurs alliés ne pourront naviguer au-delà du Beau-Promontoire, qui était tout près de Carthage, et que les marchands qui aborderont dans cette ville pour le commerce ne paieront que certains droits qui y sont fixés.
Note 215: (retour) Les auteurs de l'Histoire universelle (T. XII, p. 17, éd. in 4o) trouvent ici une contradiction manifeste avec ce que Rollin a dit un peu plus haut: ce fut Xerxès qui engagea les Carthaginois à porter leurs armes en Sicile. La contradiction existerait en effet si Rollin avait dit: à porter pour la première fois leurs armes en Sicile.--L.
Par ce même traité l'on voit que les Carthaginois étaient attentifs à ne donner aux Romains aucune entrée dans les pays de leur obéissance, ni aucune connaissance de ce qui s'y passait; comme si dès-lors les Carthaginois eussent pris ombrage de la puissance naissante des Romains, et qu'ils eussent déjà couvé dans leur sein des semences secrètes de la jalousie et de la défiance qui devaient un jour éclater par des guerres aussi longues que cruelles, et par une animosité et une haine de part et d'autre que la ruine seule de l'un des deux empires pouvait éteindre.
[Sidenote: Diod. l. II, p. 1 et 16-22. AN. M. 3520 AV. J.C. 484.] Quelques années après ce premier traité, les Carthaginois firent alliance avec Xerxès, roi des Perses. Ce prince, qui ne se proposait rien moins que d'exterminer entièrement les Grecs, qu'il regardait comme des ennemis irréconciliables, ne crut pas pouvoir réussir dans son dessein s'il n'engageait dans son parti les Carthaginois, dont la puissance dès-lors était formidable. Ceux-ci, qui ne perdaient point de vue le dessein qu'ils avaient conçu de s'emparer du reste de la Sicile, saisirent avidement l'occasion favorable qui se présentait d'en achever la conquête. Le traité fut donc conclu. On convint que les Carthaginois attaqueraient avec toutes leurs forces les Grecs établis dans la Sicile et dans l'Italie, pendant que Xerxès en personne marcherait contre la Grèce même.
Les préparatifs de cette guerre durèrent trois ans. L'armée de terre ne montait pas à moins de trois cent mille hommes. La flotte était composée de deux mille vaisseaux 216, et de plus de trois mille petits bâtiments de charge. Amilcar, qui était le capitaine de son temps le plus estimé, partit de Carthage avec ce formidable appareil. Il aborda à Palerme 217, et, après y avoir fait prendre quelque repos à ses troupes, il marcha contre la ville d'Hymère, qui n'en est pas fort éloignée, et en forma le siège. Théron, gouverneur de la place 218, se voyant fort serré, députa à Syracuse vers Gélon, qui s'en était rendu maître. Il accourut aussitôt à son secours avec une armée de cinquante mille hommes de pied, et cinq mille chevaux. Son arrivée rendit le courage et l'espérance aux assiégés, qui, depuis ce temps-là, se défendirent très-vigoureusement.
Note 216: (retour) J'ai peine à croire que cette armée fût aussi nombreuse que le disent Hérodote et Diodore de Sicile. On ne voit pas qu'en aucune autre circonstance les Carthaginois aient mis sur pied une armée de 150,000 hommes, à plus forte raison de 300,000: et, quant au nombre de 2000 vaisseaux de guerre, on peut en douter, quand on songe que la flotte de Xerxès n'était que de 1200 vaisseaux.Hérodote ne paraît pas du reste garantir la certitude de ces renseignements; il les rapporte sur la foi des Siciliens eux-mêmes: λεγέται δὲ καὶ τάδε ὑπὸ τῶν ἐν Σικελίῃ οἰκηµένων (HÉRODOTE, VII, § 165); et l'on peut croire que les Siciliens ont grossi le nombre de leurs ennemis pour augmenter la gloire de leur triomphe.--L.
Gélon était fort habile dans le métier de la guerre, sur-tout pour les ruses. On lui amena un courrier chargé d'une lettre des habitants de Sélinonte, ville de Sicile, pour Amilcar, par laquelle ils lui donnaient avis que la troupe de cavaliers qu'il leur avait demandée arriverait un certain jour. Gélon en choisit dans ses troupes un pareil nombre, qu'il fit partir vers le temps dont on était convenu. Ayant été reçus dans le camp des ennemis comme venant de Sélinonte, ils se jetèrent sur Amilcar, qu'ils tuèrent, et mirent le feu aux vaisseaux. Dans le moment même de leur arrivée, Gélon attaqua avec toutes ses troupes les Carthaginois, qui se défendirent d'abord fort vaillamment; mais, quand ils apprirent la mort de leur général, et qu'ils virent leur flotte en feu, le courage et les forces leur manquant, ils prirent la fuite. Le carnage fut horrible, et il y en eut plus de cent cinquante mille de tués. Les autres, s'étant retirés dans un endroit où ils manquaient de tout, ne purent pas s'y défendre long-temps, et se rendirent à discrétion. Ce combat se donna le jour même de la célèbre action des Thermopyles, où trois cents Spartiates disputèrent, au prix de leur sang, à Xerxès le passage dans la Grèce 219. Lib. 7, cap. 167. Hérodote raconte autrement la mort d'Amilcar. Il dit que le bruit commun parmi les Carthaginois était que ce général, voyant la défaite entière de ses troupes, pour ne point survivre à sa honte, se précipita lui-même dans le bûcher où il avait immolé plusieurs victimes humaines.
Quand on apprit à Carthage la triste nouvelle de la défaite entière de l'armée, la surprise, la douleur, le désespoir, y causèrent un trouble et une alarme qui ne peuvent s'exprimer. Ils croyaient déjà voir l'ennemi à leurs portes. C'était le caractère des Carthaginois, de perdre d'abord courage dans les grands revers. Ils députèrent aussitôt vers Gélon pour lui demander la paix, à quelque condition que ce fût: il les écouta avec bonté. La victoire si complète qu'il venait de remporter, loin de le rendre fier et intraitable, n'avait fait qu'augmenter sa modestie et sa douceur, même à l'égard des ennemis. Il leur accorda la paix, exigeant seulement d'eux qu'ils payassent pour frais de la guerre deux mille talents; ce qui revient à six millions de notre monnaie 220. Il demanda aussi qu'ils bâtissent deux temples où l'on exposât en public et où l'on gardât comme en dépôt les conditions du traité. Les Carthaginois crurent que ce n'était point acheter trop cher une paix qui leur était si nécessaire, et qu'ils n'avaient presque pas osé espérer. Giscon, fils d'Amilcar, selon la coutume injuste qu'ils avaient d'imputer aux généraux les mauvais succès de la guerre, et de leur en faire porter la peine, fut puni du malheur de son père, et envoyé en exil. Il passa le reste de sa vie à Sélinonte, ville de Sicile.
Gélon, de retour à Syracuse, convoqua le peuple, et invita tous les citoyens à venir à l'assemblée avec leurs armes. Pour lui, il entra sans armes et sans gardes, et rendit compte de toute la conduite de sa vie. Son discours ne fut interrompu que par des témoignages publics de reconnaissance et d'admiration. Loin d'être traité comme un tyran qui eût opprimé la liberté de sa patrie, il en fut regardé comme le bienfaiteur et le libérateur. Tous, d'un consentement unanime, le proclamèrent roi; et cette dignité, après lui, fut conférée à deux de ses frères.
Diod. l. 13, p. 169-171, et 179-186. AN. M. 3592 CARTH. 434. ROM. 336. AV. J.C. 412. Après la célèbre défaite des Athéniens devant Syracuse, où Nicias périt avec toute sa flotte, les Ségestains, qui s'étaient déclarés pour eux contre les Syracusains, craignant le ressentiment de leurs ennemis, et se voyant déjà attaqués par ceux de Sélinonte, implorèrent le secours des Carthaginois, et se mirent, eux et leur ville, sous leur protection. On délibéra quelque temps à Carthage sur le parti qu'il fallait prendre, l'affaire souffrant de grandes difficultés. D'un côté les Carthaginois désiraient fort se rendre maîtres d'une ville qui était tout-à-fait à leur bienséance; de l'autre ils craignaient la puissance et les forces des Syracusains, qui venaient d'exterminer l'armée nombreuse des Athéniens, et qu'une si grande victoire rendait plus formidables que jamais. La passion de s'agrandir l'emporta, et l'on promit du secours aux Ségestains.
On confia le soin de cette guerre à Annibal, lequel avait pour-lors la première dignité de l'état, c'est-à-dire celle de suffète. Il était petit-fils d'Amilcar, qui avait été défait par Gélon, et tué devant Hymère, et fils de Giscon, qui avait été condamné à l'exil. Il partit, animé d'un vif désir de venger sa famille et sa patrie, et d'effacer la honte de la dernière défaite. Son armée et sa flotte étaient très-nombreuses 221. Il aborda à un lieu appelé le Puits de Lilybée 222, qui a donné son nom à la ville bâtie depuis dans le même endroit. Sa première entreprise fut le siège de Sélinonte. L'attaque fut très-vive, et la défense ne le fut pas moins, les femmes même montrant un courage beaucoup au-dessus de leur sexe. Après une longue résistance, la ville fut prise d'assaut et abandonnée au pillage. Le vainqueur exerça les dernières cruautés, sans avoir égard ni au sexe ni à l'âge. Il permit aux habitants qui s'étaient sauvés par la fuite de demeurer dans la ville, après l'avoir démantelée, et de cultiver les terres, à condition de payer un tribut aux Carthaginois. Cette ville subsistait depuis 242 ans.
Hymère, qu'il assiégea ensuite, et qu'il prit aussi d'assaut, après avoir été traitée avec encore plus de cruauté, fut entièrement rasée 240 ans après sa fondation. Il fit souffrir toutes sortes d'ignominie et de supplices à trois mille prisonniers, et les fit égorger tous dans l'endroit même où son grand-père avait été tué par les cavaliers de Gélon, pour apaiser et satisfaire ses mânes par le sang de ces malheureuses victimes.
Après ces expéditions, Annibal retourna à Carthage. Toute la ville sortit au-devant de lui, et le reçut au milieu des cris de joie et des applaudissements.
Diod. l. 13, p. 201-203, 206-211, 226-231. Ces heureux succès renouvelèrent le désir et le dessein qu'avaient toujours eus les Carthaginois de se rendre maîtres de la Sicile entière. Trois ans après, ils nommèrent encore pour général Annibal; et, comme il s'excusait sur son grand âge, et refusait de se charger de cette guerre, on lui donna pour lieutenant Imilcon, fils d'Hannon, qui était de la même famille. Les préparatifs de la guerre furent proportionnés au grand dessein que les Carthaginois avaient conçu. La flotte et l'armée se trouvèrent bientôt prêtes, et l'on partit pour la Sicile. Le nombre des troupes montait, selon Timée, à plus de six-vingt mille hommes, et, selon Éphore, à trois cent mille 223. Les ennemis, de leur côté, s'étaient mis en état de les bien recevoir; et les Syracusains avaient envoyé chez tous leurs alliés pour y lever des troupes, et dans toutes les villes de la Sicile pour les exhorter à défendre courageusement leur liberté.
Agrigente s'attendait à essuyer les premières attaques. C'était une ville puissamment riche, et environnée de bonnes fortifications. Elle était située, aussi-bien que Sélinonte, sur la côte de Sicile qui regarde l'Afrique. En effet, Annibal commença la campagne par le siége de cette ville. Ne la jugeant prenable que par un endroit, il tourna tous ses efforts de ce côté-là, fit faire des levées et des terrasses qui allaient jusqu'à la hauteur des murs, et employa à ces ouvrages les décombres et les démolitions des tombeaux qui étaient autour de la ville, et qu'il avait fait abattre pour cet effet. La peste se mit bientôt après dans l'armée, et fit périr un grand nombre de soldats, et le général même. Les Carthaginois crurent que c'était une punition des dieux, qui vengeaient ainsi l'injure faite aux morts, dont plusieurs même s'imaginèrent avoir vu les spectres pendant la nuit. On cessa donc de toucher aux tombeaux, on ordonna des prières selon le rit observé à Carthage, on immola un enfant à Saturne par une superstition inhumaine, et l'on jeta plusieurs victimes dans la mer en l'honneur de Neptune.
Les assiégés, qui d'abord avaient remporté plusieurs avantages, se trouvèrent tellement pressés par la famine, que, se voyant sans espérance et sans ressource, ils prirent le parti d'abandonner la ville: on marqua la nuit suivante pour le départ. On juge aisément quelle fut la douleur de ces pauvres habitants, obligés d'abandonner leurs maisons, leurs richesses, leur patrie; mais la vie leur était plus chère que tout le reste. Jamais spectacle ne fut plus triste. Sans parler des autres, on voyait une troupe de femmes éplorées traîner après elles leurs enfants pour les dérober à la cruauté du vainqueur; mais ce qu'il y eut de plus douloureux fut la nécessité où l'on se trouva de laisser dans la ville les vieillards et les malades, à qui leur état ne permettait ni de fuir ni de se défendre. Ces malheureux exilés arrivèrent à Gela, qui était la ville la plus prochaine, et ils y reçurent tous les soulagements qu'ils pouvaient attendre dans un état si déplorable.
Cependant Imilcon entra dans la ville, et fit égorger tous ceux qui y étaient restés. Le butin fut immense, et tel qu'on peut s'imaginer dans une ville des plus opulentes de la Sicile, qui avait deux cent mille habitants, et qui n'avait jamais souffert de siége, ni par conséquent de pillage. On y trouva un nombre infini de tableaux, de vases, de statues de toutes sortes (car cette ville avait un goût exquis pour ces raretés), et entre autres le fameux taureau de Phalaris, qui fut envoyé à Carthage.
Le siége d'Agrigente avait duré huit mois. Imilcon y fit passer le quartier d'hiver à ses troupes, pour leur donner quelque repos, et au commencement du printemps il en sortit, après avoir ruiné entièrement la ville. Il assiégea ensuite Gela, et la prit malgré le secours qu'y mena Denys le Tyran, qui s'était emparé de l'autorité à Syracuse. Imilcon termina la guerre par un traité qu'il fit avec Denys, dont les conditions furent que les Carthaginois, outre leurs anciennes conquêtes dans la Sicile, demeureraient maîtres du pays des Sicaniens 224, de Sélinonte, d'Agrigente, d'Hymère, comme aussi de celui de Géla et de Camarine, dont les habitants pourraient demeurer dans leurs villes démantelées, en payant tribut aux Carthaginois; que les Léontins, les Messéniens, et tous les Siciliens vivraient selon leurs lois, et conserveraient leur liberté et leur indépendance; qu'enfin les Syracusains demeureraient soumis à Denys. Imilcon, après la conclusion de ce traité, retourna à Carthage, où la peste fit périr un grand nombre de citoyens.
Diod. l. 14, p. 268-278. AN. M. 3600 CARTH. 442. ROM. 344. AV. J.C. 404. Denys n'avait conclu la paix avec les Carthaginois que pour se donner le temps d'affermir son autorité naissante, et de travailler aux préparatifs de la guerre qu'il méditait contre eux. Comme il savait combien la puissance de ce peuple était formidable, il n'oublia rien pour se mettre en état de l'attaquer avec succès; et il fut merveilleusement secondé dans son dessein par le zèle de ses peuples. La réputation de ce prince, le désir de s'en faire connaître, l'attrait du gain, et la vue des récompenses qu'il promettait à ceux dont l'industrie se ferait distinguer, attirèrent de toutes parts en Sicile ce qu'il y avait pour-lors de plus habiles ouvriers en tout genre. Syracuse entière était devenue comme un grand atelier, où de tous côtés on était occupé à faire des épées, des casques, des boucliers, des machines de guerre, et à préparer tout ce qui est nécessaire pour la construction et pour l'équipement des vaisseaux. L'invention de ceux à cinq rangs de rames était toute récente: jusque-là on n'avait vu que des vaisseaux à trois rangs de rames, triremes. Denys animait le travail par sa présence, par des libéralités et des louanges qu'il savait dispenser à propos, et sur-tout par des manières populaires et engageantes, moyens encore plus efficaces que tout le reste pour réveiller l'industrie et l'ardeur des ouvriers, et il faisait souvent manger avec lui ceux qui excellaient dans leur genre 225.
Quand tout fut prêt, et qu'il eut levé en différents pays un grand nombre de troupes, il convoqua l'assemblée des Syracusains, leur exposa son dessein, et leur représenta que les Carthaginois étaient les ennemis déclarés des Grecs; qu'ils ne se proposaient rien moins que d'envahir toute la Sicile; qu'ils voulaient mettre sous le joug toutes les villes grecques, et que, si l'on n'arrêtait leurs progrès, Syracuse se verrait bientôt elle-même attaquée; que, s'ils ne faisaient point actuellement d'entreprise, on devait leur inaction aux ravages que la peste avait causés parmi eux; que c'était une conjoncture favorable dont il fallait profiter. Quoique la tyrannie et le tyran fussent très-odieux aux Syracusains, la haine contre les Carthaginois l'emporta; et tout le monde, plus touché des motifs d'une politique intéressée que de la justice, applaudit au discours de Denys. Sans aucun sujet de plaintes, sans déclaration de guerre, il abandonna au pillage et à la fureur du peuple les biens et la personne des Carthaginois. Il y en avait un assez grand nombre à Syracuse, qui, sur la foi des traités, y exerçaient le commerce. On courut de tous côtés dans leurs maisons; on pilla leurs effets; on prétendit être suffisamment autorisé pour leur faire souffrir à eux-mêmes toutes sortes d'ignominies et de supplices, en représailles des cruautés qu'ils avaient exercées contre les habitants du pays; et ce pernicieux exemple de perfidie et d'inhumanité fut suivi dans toute l'étendue de la Sicile. Ce fut là comme le signal sanglant de la guerre qu'on leur déclarait. Denys, après avoir ainsi commencé par se faire justice à lui-même, envoya des députés à Carthage, pour demander qu'ils rendissent la liberté à toutes les villes de la Sicile; qu'autrement ils y seraient traités comme ennemis. Cette nouvelle y répandit une grande alarme, sur-tout à cause du pitoyable état où ils se trouvaient.
Denys ouvrit la campagne par le siège de Motya, qui était la place d'armes des Carthaginois en Sicile, et il poussa vivement ce siége, sans qu'Imilcon, qui commandait la flotte ennemie, pût la secourir. Il fit avancer ses machines, battit la place à coups de béliers, approcha des murs les tours à six étages qui étaient portées sur des roues, et qui égalaient la hauteur des maisons, et de là il incommodait fort les assiégés par ses catapultes, machines nouvellement inventées, qui lançaient en grand nombre et avec grande force des traits et des pierres contre les ennemis. La ville enfin, après une longue et vigoureuse résistance, fut prise d'assaut, et tous les habitants passés au fil de l'épée, excepté ceux qui se réfugièrent dans les temples. On abandonna le pillage au soldat. Denys, y ayant laissé une bonne garnison et un gouvernement sûr, retourna à Syracuse.
Diod. l. 14, p. 279-295. Justin. l. 19, c. 2 et 3. L'année suivante, Imilcon, que les Carthaginois avaient nommé suffète, revint en Sicile avec une armée beaucoup plus nombreuse qu'auparavant 226. Il aborda à Palerme, recouvra Motya par force, et prit plusieurs autres villes 227. Animé par ces heureux succès, il marcha vers Syracuse pour en former le siége, menant ses troupes de pied par terre, pendant que sa flotte, sous la conduite de Magon, côtoyait les bords.
L'arrivée d'Imilcon jeta un grand trouble dans la ville. Plus de deux cents vaisseaux, ornés des dépouilles des ennemis, et s'avançant en bon ordre, entrèrent comme en triomphe dans le grand port, suivis de cinq cents barques 228. On vit en même temps arriver d'un autre côté l'armée de terre, composée, selon quelques auteurs, de trois cent mille hommes de pied et de trois mille chevaux. Imilcon fit dresser sa tente dans le temple même de Jupiter: le reste de l'armée campa à douze stades, c'est-à-dire à un peu plus d'une demi-lieue de la ville. S'en étant approché, il présenta la bataille aux habitants, qui se donnèrent bien de garde de l'accepter. Content d'avoir tiré des Syracusains l'aveu de leur faiblesse et de sa supériorité, il retourna dans son camp, ne doutant point que bientôt il ne dût se rendre maître de la ville, et la regardant déjà comme une proie assurée et qui ne pouvait lui échapper. Pendant trente jours il fit le dégât des terres voisines, et ruina tout le pays. Il se rendit maître du faubourg d'Acradine, et pilla les temples de Cérès et de Proserpine. Pour fortifier son camp, il abattit tous les tombeaux qui étaient autour de la ville, et entre autres celui de Gélon et de Démarète sa femme, qui était d'une magnificence extraordinaire.
Ces heureux succès ne furent pas d'une longue durée. Tout l'éclat de ce triomphe anticipé s'évanouit en un moment, et montra à tous les mortels, dit l'historien, que quiconque s'élève insolemment par l'orgueil, tôt ou tard abattu par une force supérieure, sera forcé de reconnaître sa faiblesse. Lorsque Imilcon, maître de presque toutes les villes de Sicile, s'attendait à mettre le comble à ses victoires par la prise de Syracuse, la maladie contagieuse se mit dans son armée, et y fit des ravages incroyables. On était dans le fort de l'été; et la chaleur, cette année, était très-grande. La contagion commença par les Africains, qui mouraient à tas, sans qu'on pût les secourir. D'abord on enterrait les morts; mais le nombre en augmentant tous les jours, et le mal se communiquant promptement, les cadavres demeurèrent sans sépulture, et les malades sans secours. Cette peste était accompagnée de symptômes extraordinaires, de cruelles dyssenteries, de fièvres violentes, de déchirements d'entrailles, de douleurs aiguës par tout le corps, de frénésie même et de fureur, en sorte qu'ils se jetaient sur quiconque venait à leur rencontre, et le mettaient en pièces.
Denys ne laissa pas échapper une occasion si favorable d'attaquer les ennemis. Plus qu'à demi vaincus par la peste, ils ne firent pas grande résistance. Les vaisseaux furent, pour la plupart, ou pris par l'ennemi, ou consumés par le feu. Tous les habitants de Syracuse, vieillards, femmes, enfants, sortirent en foule de la ville pour être témoins d'un événement qui leur paraissait tenir du miracle. Ils levaient les mains au ciel pour remercier les dieux protecteurs de leur ville, et vengeurs de la sainteté des temples et des tombeaux violés indignement par ces barbares. La nuit étant survenue, chacun se retira de son côté. Imilcon profita de ce moment de relâche, et envoya vers Denys pour lui demander la permission d'emmener avec lui à Carthage le peu qui lui restait de troupes, en lui offrant trois cents talents 229, qui étaient tout l'argent qu'il avait de reste. Il ne put obtenir cette permission que pour les seuls Carthaginois, avec lesquels il se sauva de nuit, laissant tous les autres soldats à la discrétion de l'ennemi.
Voilà l'état dans lequel ce chef des Carthaginois, si fier quelques moments auparavant, se retira de Syracuse. Plaignant amèrement son sort, et encore plus celui de la république, il accusait avec insulte et emportement les dieux, seuls auteurs de son infortune; «car l'ennemi, disait-il, peut bien se réjouir de nos maux, mais non s'en glorifier. Vainqueurs des Syracusains, la peste seule a pu nous vaincre.» Sa grande douleur, et qui le touchait le plus vivement, était d'avoir survécu à tant de braves guerriers qui étaient morts les armes à la main; «mais, ajoutait-il, la suite fera connaître si c'est la crainte de la mort, ou le désir de ramener dans leur patrie les restes malheureux de mes citoyens, qui m'a fait survivre à la perte de tant de généreux soldats.» En effet, dès qu'il fut arrivé à Carthage, qu'il trouva dans une désolation qui ne se peut exprimer, il entra dans sa maison, en ferma les portes sur lui sans vouloir y admettre personne, pas même ses enfants; et se donna la mort par un prétendu courage que les païens admiraient, mais qui n'en avait que le nom, et qui cachait dans le fond un véritable désespoir.
Un nouveau surcroît de malheurs accabla cette ville infortunée. Les Africains, de tout temps pleins de haine contre Carthage, mais irrités alors jusqu'à la fureur de ce qu'on avait laissé leurs compatriotes à Syracuse, en les livrant à la boucherie, s'assemblent comme des forcenés, sonnent l'alarme, prennent les armes, et, après s'être saisis de Tunis, marchent contre Carthage au nombre de plus de deux cent mille hommes. La ville se crut perdue. On regarda ce nouvel incident comme un effet et comme une suite de la colère des dieux, qui poursuivait les coupables jusque dans Carthage même. Comme ses habitants portaient la superstition à l'excès, sur-tout dans les calamités publiques, on songea avant tout à apaiser les dieux. Cérès et Proserpine étaient des divinités inconnues jusque-là dans le pays. Pour réparer l'outrage qui leur avait été fait par le pillage de leurs temples, on leur érigea de magnifiques statues, on leur donna pour prêtres les personnes les plus qualifiées de la ville, on leur offrit des sacrifices et des victimes selon le rit grec, et l'on n'omit rien de ce qu'ils croyaient pouvoir leur rendre ces déesses propices. Après ce premier soin, on songea à la défense de la ville. Heureusement pour les Carthaginois cette armée nombreuse était sans chef, c'est-à-dire, comme un corps sans ame: nulles provisions, nulles machines de guerre; point de discipline ni de subordination: chacun voulait commander ou se conduire à son gré. La division s'étant donc mise parmi ces troupes, et la famine augmentant tous les jours de plus en plus, ils se retirèrent chacun dans son pays, et délivrèrent Carthage d'une grande alarme.
Rien ne rebutait les Carthaginois, et ils faisaient toujours de nouvelles tentatives sur la Sicile. Magon, leur général, qui était un des deux suffètes, perdit une grande bataille, où il fut tué 230. Les chefs des Carthaginois demandèrent la paix, qui leur fut accordée à ces conditions, qu'ils sortiraient de toutes les villes de la Sicile, et qu'ils paieraient tous les frais de cette guerre. Ils parurent les accepter; mais, ayant représenté qu'ils ne pouvaient livrer les villes sans l'ordre de leur ville, ils obtinrent une trève assez longue pour envoyer à Carthage. On y profita de cet intervalle pour lever et exercer de nouvelles troupes, à qui l'on donna pour chef Magon, fils de celui qui venait d'être tué. Il était tout jeune, mais il avait beaucoup de mérite et de réputation. Dès qu'il fut arrivé en Sicile, et que le temps de la trève fut expiré, il donna une bataille contre Denys, où Leptine, l'un de ses généraux, fut tué, et où il demeura sur la place, du côté des Syracusains, plus de quatorze mille hommes. Le fruit de cette victoire fut une paix honorable, qui laissait les Carthaginois en possession de tout ce qu'ils avaient dans la Sicile, en y ajoutant même quelques places, et qui leur assignait mille talents pour les frais de la guerre, c'est-à-dire trois millions de livres 231.
Justin. lib. 2, cap. 5. Ce fut à-peu-près vers ce temps-là qu'à l'occasion d'un citoyen de Carthage qui avait écrit en grec à Denys pour lui donner avis du départ de l'armée carthaginoise, il fut défendu, par arrêt du sénat, aux Carthaginois d'apprendre à écrire ou à parler la langue grecque, pour les mettre hors d'état d'avoir aucun commerce avec les ennemis, soit par lettre, soit de vive voix.
Diod. l. 15, pag. 344. Carthage eut bientôt après une nouvelle secousse à essuyer. La peste se répandit dans la ville, et y fit de grands ravages. Des terreurs paniques et de violents transports de frénésie saisissaient tout-à-coup les malades. Ils sortaient brusquement de leurs maisons les armes à la main, comme si l'ennemi se fût emparé de la ville, et tuaient ou blessaient tous ceux qu'ils trouvaient à leur rencontre. Les Africains et ceux de Sardaigne voulurent profiter de l'occasion pour secouer un joug qu'ils portaient avec peine; mais les uns et les autres furent domptés, et rentrèrent dans l'obéissance. Une entreprise que Denys forma en Sicile, dans le même temps et par les mêmes vues, ne lui réussit pas mieux. Il mourut quelque temps après, et eut pour successeur son fils, qui porta le même nom.
Polyb. l. 3, pag. 178. Nous avons déjà rapporté un premier traité conclu entre les Romains et les Carthaginois. Il y en eut un second, qu'Orose dit avoir été conclu la 402e année de la fondation de Rome, et par conséquent vers le temps dont nous parlons. Ce second traité contenait à-peu-près les mêmes conditions que le premier, excepté que ceux de Tyr et d'Utique y étaient nommément compris, et joints aux Carthaginois.
Diod. l. 16, p. 459-572. Plut. in Timol. AN. M. 3656 CARTH. 498. ROM. 400. AV. J.C. 348. Après la mort du premier Denys, il y eut de grands troubles à Syracuse. Denys le Jeune, qui en avait été chassé, s'y rétablit à main armée, et y exerça de grandes cruautés. Une partie des citoyens implora le secours d'Icétès, tyran des Léontins, qui était originaire de Syracuse. La conjoncture de ces troubles parut très-favorable aux Carthaginois pour s'emparer de la Sicile, et ils y envoyèrent une grosse flotte. Dans cette extrémité, ceux d'entre les Syracusains qui étaient les mieux intentionnés eurent recours aux Corinthiens, qui les avaient déjà souvent aidés dans leurs périls, et qui d'ailleurs étaient les peuples de la Grèce les plus déclarés contre la tyrannie, et les plus vifs défenseurs de la liberté. Les Corinthiens leur envoyèrent Timoléon. C'était un homme d'un rare mérite, et qui avait signalé son zèle pour le bien public, en affranchissant sa patrie du joug de la tyrannie aux dépens de sa propre famille. Il partit avec dix vaisseaux seulement, et, étant arrivé à Rhége, il éluda par un heureux stratagème la vigilance des Carthaginois, qui, ayant été avertis de son départ et de son dessein par Icétès, voulaient l'empêcher de passer en Sicile.
Timoléon n'avait guère plus de mille soldats avec lui. Avec cette poignée de gens, il marche hardiment au secours de Syracuse. Sa petite troupe se grossit à mesure qu'il avance. Les Syracusains se trouvaient dans un étrange état, et avaient perdu toute espérance. Ils voyaient les Carthaginois maîtres du port; Icétès, de la ville; Denys, de la citadelle. Heureusement, dès que Timoléon fut arrivé, Denys, qui était sans ressource, lui remit entre les mains la citadelle avec toutes les troupes, les armes et les vivres qui y étaient, et il se sauva par son moyen à Corinthe. Timoléon avait fait représenter adroitement aux soldats étrangers, qui, selon le défaut que nous avons remarqué dans le gouvernement de Carthage, faisaient la principale force de l'armée de Magon, et qui même pour la plupart étaient de Grèce, qu'il était bien étrange que des Grecs travaillassent à rendre les barbares maîtres de la Sicile, d'où ils passeraient bientôt dans la Grèce; car enfin pouvait-on s'imaginer que les Carthaginois fussent venus de si loin uniquement pour établir Icétès tyran à Syracuse? Ces discours s'étant répandus dans le camp, Magon fut saisi de frayeur; et, comme il ne cherchait qu'un prétexte pour se retirer, supposant que les troupes étaient prêtes à le trahir et à l'abandonner, il fit sortir sa flotte du port, et cingla vers Carthage. Icétès, après son départ, ne put pas tenir long-temps contre les Corinthiens: ainsi, ils demeurèrent seuls maîtres de toute la ville.
Dès que Magon fut arrivé à Carthage, on lui fit son procès. Il prévint le supplice par une mort volontaire. Son corps fut attaché à une potence, et exposé en spectacle au peuple. Plut. in Timoleone, p. 248-250. On leva de nouvelles troupes, et l'on fit partir pour la Sicile une flotte plus nombreuse encore que la précédente. Elle était composée de deux cents vaisseaux, sans compter mille barques de transport; et l'armée, montait à plus de soixante et dix mille hommes. Ils abordèrent à Lilybée, sous la conduite d'Amilcar et d'Annibal, et résolurent d'aller d'abord attaquer les Corinthiens. Timoléon ne les attendit pas, et marcha à leur rencontre. Mais la consternation était si grande à Syracuse, que, de toutes les troupes qui y étaient, il n'y eut que trois mille Syracusains qui le suivirent, et quatre mille étrangers; encore de ces derniers il y en eut mille qui, par crainte, l'abandonnèrent dans le chemin. Il ne perdit point courage, et, ayant exhorté le reste de ses troupes à combattre vaillamment pour le salut et la liberté de leurs alliés, il les mena contre l'ennemi, dont il savait que le rendez-vous était près d'une petite rivière appelée Crimise. Il paraissait de la folie à aller attaquer une armée si nombreuse avec quatre ou cinq mille hommes d'infanterie seulement, et mille chevaux; mais Timoléon, qui savait que la bravoure conduite par la prudence l'emporte sur le nombre, comptait sur le courage de ses soldats, qui paraissaient déterminés à périr plutôt que de céder, et qui demandaient avec ardeur qu'on les menât contre l'ennemi. L'événement justifia ses vues et son espérance. La bataille se donna: les Carthaginois furent mis en déroute. Il y eut de leur côté plus de dix mille hommes de tués, parmi lesquels il se trouva trois mille citoyens de Carthage, ce qui causa dans cette ville un grand deuil et une grande consternation. Leur camp fut pris, et l'on y trouva des richesses immenses: on fit aussi un grand nombre de prisonniers.
Plut. pag. 248-250. Timoléon, avec les nouvelles de sa victoire, envoya à Corinthe les plus belles armes qui se trouvèrent parmi le butin; car il voulait que sa ville fût louée et admirée de tous les hommes, lorsqu'ils verraient que c'était la seule de toutes les villes de Grèce où les plus beaux temples étaient ornés, non de dépouilles grecques, ni d'offrandes teintes encore du sang de la nation, et dont la vue ne pouvait que renouveler un souvenir funeste, mais de dépouilles barbares, qui, par de belles inscriptions, faisaient connaître en même temps et le courage et la reconnaissance religieuse de ceux qui les avaient remportées: car elles disaient que les Corinthiens, et Timoléon leur général, après avoir affranchi du joug des Carthaginois les Grecs établis dans la Sicile, avaient appendu ces armes dans les temples pour en rendre aux dieux des actions de graces immortelles.
Après cela, Timoléon, laissant dans le pays ennemi les troupes étrangères pour achever de piller et de ravager toutes les terres des Carthaginois, s'en retourna à Syracuse. En arrivant, il bannit de la Sicile les mille soldats qui l'avaient abandonné en chemin, et il les fit sortir de Syracuse avant le coucher du soleil, sans en tirer d'autre vengeance.
Cette victoire des Corinthiens fut suivie de la prise de plusieurs villes, ce qui obligea les Carthaginois à demander la paix.
Autant que les apparences du succès les rendaient prompts à faire de grands efforts et à mettre sur pied de puissantes armées de terre et de mer, et que la prospérité leur faisait user de la victoire avec insolence et avec cruauté, autant une adversité imprévue les jetait dans le découragement, leur faisait perdre tout d'un coup de vue toutes leurs ressources, et leur inspirait la bassesse d'aller demander quartier à des ennemis peu considérables, et d'en accepter sans honte les conditions les plus dures et les plus humiliantes. Celles qu'on leur imposa ici, en leur accordant la paix, furent: qu'ils ne tiendraient que les terres qui étaient au-delà du fleuve Halycus 232; qu'ils laisseraient la liberté à tous ceux du pays d'aller s'établir à Syracuse avec leurs familles et leurs biens; et qu'il ne conserveraient avec les tyrans ni alliance ni intelligence.
Note 232: (retour) Cette rivière n'est pas loin d'Agrigente; elle est nommée Lycus dans Diodore [XVI, § 82] et dans Plutarque [in Timol., p. 252 D.]; mais on croit que c'est une faute.= Cela est certain. Diodore donne ailleurs le vrai nom de cette rivière (XV, § 17, XXIII, eclog. 9; XXIV, § 1).--L.
Justin. lib. 21, c. 4. Il paraît que c'est à peu près dans le temps dont nous venons de parler qu'arriva à Carthage ce qu'on lit dans Justin. Hannon, l'un de ses citoyens les plus puissants, forma le dessein de se rendre maître de la république, en faisant périr tout le sénat. Il choisit pour cette cruelle exécution le jour même des noces de sa fille, où il devait donner chez lui un repas aux sénateurs, et les faire tous empoisonner. La chose fut découverte. On n'osa pas punir un crime si horrible, tant était grand le crédit du coupable; on se contenta de le prévenir et de le détourner par un décret qui défendait en général la trop grande magnificence des noces, et mettait certaines bornes aux dépenses qu'on y pourrait faire. Voyant que la ruse lui avait mal réussi, il songea à employer la force ouverte en armant tous les esclaves. Il fut encore decouvert; et, pour éviter la punition, il se retira avec vingt mille esclaves armés dans un château extrêmement fortifié, et de là il tâcha d'engager dans sa révolte les Africains et le roi des Maures, mais en vain. Il fut pris et conduit à Carthage. Après qu'on l'eut battu de verges, on lui arracha les yeux, on lui brisa les bras et les cuisses, on le fit mourir à la vue du peuple, et l'on attacha à la potence son corps tout déchiré de coups. Ses enfants et tous ses parents, quoiqu'ils n'eussent pris aucune part à sa conspiration, en eurent à son supplice. On les condamna tous à la mort, afin de ne laisser personne dans sa famille en état ou d'imiter son crime, ou de venger sa mort. Tel était le génie de Carthage: toujours sévère et excessive dans ses punitions, elle les portait aux dernières rigueurs, et les étendait jusque sur les innocents, sans consulter ni l'équité, ni la modération, ni la reconnaissance.
Diod. l. 19, p. 651-656, 710-712-737 743-760. Justin. l. 2, cap. 116. AN. M. 3685 CARTH. 527. ROM. 429. AV. J.C. 319. J'ai maintenant à parler des guerres que soutinrent les Carthaginois, tant dans la Sicile que dans l'Afrique même, contre Agathocle qui, pendant plusieurs années, leur donna beaucoup d'exercice.
Cet Agathocle était Sicilien, d'une naissance obscure et d'une condition très-basse. Soutenu d'abord par les forces des Carthaginois, il avait envahi la souveraine autorité dans Syracuse, et en était devenu le tyran. Dans les commencements ils réprimèrent ses entreprises, et Amilcar leur chef le fit consentir à un traité qui mettait la paix dans la Sicile. Mais il n'en garda pas long-temps les conditions et il se déclara bientôt contre les Carthaginois mêmes, qui, sous la conduite d'Amilcar, remportèrent sur lui une victoire 233 considérable, après laquelle il fut obligé de se renfermer dans Syracuse. Les Carthaginois l'y poursuivirent, et formèrent le siège de cette importante place, dont la prise devait les rendre maîtres de toute la Sicile.
Agathocle, qui leur était beaucoup inférieur en force, et qui d'ailleurs se voyait abandonné par tous les alliés à cause de sa cruauté inouïe, conçut un dessein si hardi et si impraticable selon toutes les apparences, que, même après l'exécution et le succès, il paraît encore presque incroyable: c'était de porter la guerre en Afrique, et d'aller assiéger Carthage, lui qui ne pouvait ni se défendre en Sicile, ni soutenir le siége de Syracuse. Le profond secret qu'il garda n'est pas moins étonnant que l'entreprise même. Il ne s'ouvrit à personne sur son dessein, et se contenta de déclarer au peuple qu'il avait imaginé un moyen sûr de le tirer du péril où il était; qu'il ne s'agissait que de supporter avec patience, pendant un court intervalle, les incommodités du siége; qu'au reste il laissait à ceux qui ne pourraient se résoudre à prendre ce parti la liberté de sortir de la ville. Il n'en sortit que seize cents personnes. Il y laissa son frère Antandre, avec assez de troupes et de vivres pour faire une bonne défense. Il accorda la liberté à tous les esclaves qui étaient en âge de porter les armes, et, après leur avoir fait prêter serment, il les joignit à ses troupes. Il n'emporta que cinquante talents 234 pour les besoins présents, bien assuré de trouver dans le pays ennemi tout ce qui lui serait nécessaire. Il partit donc avec deux de ses fils, Archagathe et Héraclide, sans qu'aucun sût où la flotte devait faire voile. Ils croyaient tous qu'on les mènerait dans l'Italie ou dans la Sardaigne pour y faire du butin, ou vers les côtes de la Sicile qui appartenaient à l'ennemi, pour en faire le dégât. Les Carthaginois, surpris d'un départ si inopiné, se mirent en état de l'empêcher; mais Agathocle se déroba à leur poursuite, et prit le large.
Il ne découvrit son dessein que lorsqu'on fut abordé en Afrique. Là, ayant assemblé ses troupes, il leur exposa ses raisons en peu de mots. Il leur représenta que l'unique moyen de délivrer leur patrie était de porter la guerre dans le pays ennemi; qu'il les menait, eux qui étaient aguerris et intrépides, contre des citoyens amollis et énervés par les délices d'une vie oisive et voluptueuse; que les habitants du pays, accablés du joug d'une servitude également dure et honteuse, au premier bruit de leur arrivée, viendraient en foule se joindre à eux; que la hardiesse seule de leur projet déconcerterait les Carthaginois, qui ne s'attendaient à rien moins qu'à voir l'ennemi à leurs portes; qu'enfin jamais entreprise ne procurerait plus d'avantages et ne ferait plus d'honneur que celle-ci, puisque toutes les richesses de Carthage seraient la récompense des vainqueurs, et que tous les siècles parleraient avec éloge et avec admiration de leur courage. Tous les soldats, se croyant déjà maîtres de Carthage, applaudirent à son discours. Une seule chose les inquiétait, c'était l'éclipse de soleil qui était arrivée précisément à leur départ. Les peuples alors, même les plus policés, connaissaient peu la cause de ces phénomènes extraordinaires de la nature, et étaient accoutumés par leurs devins à en tirer, des conjectures superstitieuses et arbitraires, qui servaient souvent à régler les plus grandes entreprises. Agathocle rassura ses soldats en leur faisant entendre que ces sortes de defaillances des astres marquaient toujours un changement dans l'état présent; qu'ainsi le bonheur des Carthaginois allait prendre fin, et qu'il passerait de leur côté.
Voyant les soldats bien disposés, il exécuta presque dans le même temps une seconde entreprise encore plus hardie et plus hasardeuse que n'avait été la première, par laquelle il les avait transportés en Afrique; ce fut de brûler entièrement la flotte qui les y avait amenes. Plusieurs raisons le déterminèrent à prendre un parti si extrême. Il n'avait aucun bon port en Afrique où il pût mettre ses vaisseaux en sûreté. Les Carthaginois, étant maîtres de la mer, n'auraient pas manque de venir bientôt s'emparer sans résistance de sa flotte: s'il avait laissé tout ce qu'il fallait de troupes pour la defendre, il aurait trop affaibli son armée, d'ailleurs assez mediocre, et il se serait mis hors d'état de tirer aucun avantage de cette diversion inopinée, qui dépendait uniquement d'un succès prompt et éclatant; enfin, il voulait mettre ses soldats dans la nécessité de vaincre, en ne leur laissant d'autre ressource que la victoire. Il fallait bien du courage pour prendre une telle résolution. Il y avait préparé les officiers, qui lui étaient tous dévoués, et suivaient en tout ses impressions. On le vit donc paraître tout d'un coup dans l'assemblée avec une couronne sur la tête et un habit éclatant, dans l'équipage d'un homme qui se prépare à une cérémonie de religion. Alors prenant la parole: «Lorsque nous partîmes de Syracuse, dit-il, et que l'ennemi nous poursuivait vivement, dans cette funeste extrémité, j'eus recours à Proserpine et à Cérès, divinités protectrices de la Sicile, et je leur promis, si elles nous délivraient d'un danger si pressant, de brûler en leur honneur tous nos vaisseaux dès que nous serions arrivés ici. Aidez-moi, soldats, à m'acquitter de mon vœu: les déesses sauront bien nous dédommager de ce sacrifice.» En même temps, le flambeau à la main, il s'avance à grands pas vers le vaisseau qu'il montait, et y met lui-même le feu. Tous les officiers en font autant chacun de leur côté, et sont suivis du soldat. Les trompettes sonnaient de toutes parts, et toute l'armée retentissait de cris de joie et d'applaudissements. En un moment la flotte fut brûlée. On n'avait pas laissé aux soldats le temps de réfléchir sur la proposition qu'on leur faisait; une ardeur aveugle et impétueuse les avait tous entraînés. Mais, lorsqu'ils furent un peu revenus à eux-mêmes, et que, mesurant dans leur esprit cette vaste étendue de mer qui les séparait de leur patrie, ils se virent dans un pays ennemi, sans ressource et sans aucun moyen d'en sortir, une noire tristesse et un morne silence succédèrent à ces marques de joie et à ces acclamations qui avaient été générales dans toute l'armée.
Agathocle ne laissa pas non plus ici le temps aux réflexions. Il conduisit sur-le-champ son armée vers une place qu'on appelait la Grande-Ville 235, qui était du domaine de Carthage. Le pays qui y conduisait était le lieu du monde le plus délicieux et le plus agréable à la vue. On voyait de tous côtés de grandes prairies entrecoupées de ruisseaux agréables, et couvertes de toutes sortes de troupeaux; des maisons de campagne bâties avec une magnificence extraordinaire; de belles avenues plantées d'oliviers et d'autres arbres fruitiers de toute espèce; des jardins d'une vaste étendue, et entretenus avec un soin et une propreté qui faisait plaisir à l'œil. Cette vue ranima les soldats: ils arrivèrent pleins de courage à la Grande-Ville, qu'ils emportèrent d'emblée, et s'y enrichirent du butin qui leur fut abandonné. Tunis ne fit pas plus de résistance: cette place n'était pas fort éloignée de Carthage.
L'alarme y fut grande quand on apprit que l'ennemi était dans le pays, et avançait à grandes journées vers la ville. L'arrivée d'Agathocle fit conclure que les armées des Carthaginois avaient été défaites devant Syracuse, et leur flotte entièrement dissipée. Le peuple court en desordre dans la place publique: le sénat s'assemble à la hâte et tumultuairement. On délibère sur les moyens de sauver la ville. Il n'y avait point de troupes sur pied qu'on pût opposer à l'ennemi, et le danger présent ne permettait pas d'attendre celles qu'on pourrait lever à la campagne et chez les alliés. Il fut donc résolu, après bien des avis, d'armer les citoyens. Le nombre de troupes monta à quarante mille hommes d'infanterie, mille chevaux et deux mille chariots armés en guerre. On en donna le commandement à Hannon et à Bomilcar, quoique, par des intérêts de famille, ils fussent divisés entre eux. Ils marchèrent aussitôt à l'ennemi, et, l'ayant atteint, rangèrent leur armée en bataille. Les troupes d'Agathocle ne montaient qu'à treize ou quatorze mille hommes. On donna le signal, le combat fut très-rude. Hannon, avec sa cohorte sacrée (c'était l'élite des troupes carthaginoises), soutint long-temps les Grecs, et les enfonça même quelquefois; mais enfui, accablé d'une grêle de pierres, et percé de coups, il tomba mort. Bomilcar aurait pu rétablir le combat; mais il avait des raisons secrètes et personnelles de ne pas procurer la victoire à sa patrie. Ainsi il jugea à propos de se retirer avec ses troupes, et il fut suivi du reste de l'armée, qui se vit obligée malgré elle de céder à l'ennemi. Agathocle, après l'avoir poursuivie pendant quelque temps, revint sur ses pas, et pilla le camp des Carthaginois. On y trouva vingt mille paires de menottes, dont ils s'étaient fournis, comptant sûrement qu'ils feraient beaucoup de prisonniers. Le fruit de la victoire fut la prise d'un grand nombre de places, et la révolte de plusieurs habitants du pays qui se joignirent au vainqueur.
Liv. lib. 28, n. 43. Cette descente d'Agathocle en Afrique fit naître sans doute dans l'esprit de Scipion l'idée de tenter contre la même république, et en partant du même lieu, une semblable entreprise. Aussi, en répondant à Fabius, qui taxait de témérité le dessein qu'il avait de porter la guerre de Sicile en Afrique, il ne manqua pas de citer l'exemple d'Agathocle, pour montrer que souvent l'unique moyen de se débarrasser d'un ennemi trop pressant, c'est de passer dans son pays, et qu'on se sent un tout autre courage en attaquant qu'en se defendant.
Diod. l. 17, p.519 Quint. Curt. lib. 4, cap. 3. Pendant que les Carthaginois étaient ainsi pressés par leurs ennemis, ils reçurent une ambassade de Tyr. Elle venait implorer leur secours contre Alexandre-le-Grand, qui était tout près d'emporter cette ville, qu'il assiégeait depuis long-temps 236. L'extrémité où étaient réduits leurs compatriotes (car ils les appelaient ainsi) les toucha aussi vivement que leur propre danger. Étant hors d'état de les secourir, ils se crurent au moins obligés de les consoler, et députèrent vers eux trente de leurs principaux citoyens, pour leur témoigner la douleur où ils étaient de ne pouvoir leur envoyer de troupes dans un besoin si pressant. Les Tyriens, déchus de l'unique espérance qui leur restait, ne perdirent pourtant point courage. Ils remirent entre les mains de ces députés leurs femmes, leurs enfants et tous les vieillards de la ville; et, délivrés d'inquiétude pour ce qu'ils avaient de plus cher au monde, ils ne songèrent plus qu'à se défendre avec courage, préparés à tout événement. Carthage reçut cette troupe désolée avec toutes les marques possibles d'amitié, et rendit à des hôtes si chers et si dignes de compassion tous les services qu'ils auraient pu attendre des pères les plus affectionnés et des mères les plus tendres.
Quinte-Curce place l'ambassade de Tyr vers les Carthaginois pendant que les Syracusains ravageaient l'Afrique, et lorsqu'ils s'étaient avancés jusqu'aux portes de Carthage; mais l'expédition d'Agathocle contre l'Afrique ne peut pas se concilier avec le siége de Tyr, qui lui est antérieur de plus de vingt ans.
Elle songea en même temps à chercher un remède aux maux dont elle était elle-même accablée. On regarda l'état présent de la république comme un effet de la colère des dieux; et on reconnut l'avoir justement méritée, sur-tout par rapport à deux divinités à l'égard desquelles on avait manqué aux devoirs prescrits par la religion, et observés autrefois avec beaucoup d'exactitude. C'était une coutume à Carthage, aussi ancienne que la ville même, d'envoyer tous les ans à Tyr, d'où elle tirait son origine, la dîme de tous les revenus de la république, et d'en faire une offrande à Hercule, le patron et le protecteur des deux villes. Le domaine, et par conséquent le revenu de Carthage, s'étant augmenté considérablement depuis un certain temps, on avait diminué la portion du dieu, et il s'en fallait bien qu'on lui envoyât la dîme en entier. Le scrupule les saisit: ils reconnurent et avouèrent publiquement leur mauvaise foi et leur sacrilége avarice; et, pour expier leur faute, ils envoyèrent à Tyr un grand nombre de présents et de petites chapelles des dieux, toutes d'or, dont le prix montait à une grande somme.
Un autre violement de la religion, qui ne parut pas moins considérable à leur superstition inhumaine que le premier, causa aussi de grands scrupules. Anciennement on immolait à Saturne les enfants des meilleures maisons de Carthage. Ils se reprochèrent d'avoir manqué de rendre à cette divinité tous les honneurs qu'ils lui croyaient dus, et d'avoir usé de fraude et de mauvaise foi à son égard en offrant à la place des enfants de qualité, d'autres enfants de pauvres ou d'esclaves, qu'on achetait dans cette vue. Pour expier une si étrange impiété, on immola à ce dieu sanguinaire deux cents enfants tirés des plus nobles maisons de la ville; et plus de trois cents personnes, qui se sentaient coupables d'un crime si affreux, s'offrirent elles-mêmes en sacrifice pour éteindre par leur sang la colère des dieux.
Après ces expiations, on dépêcha vers Amilcar en Sicile pour lui porter les nouvelles de ce qui était arrivé en Afrique, et le presser d'envoyer du secours. Il donna ordre aux députés de garder un profond silence sur la victoire d'Agathocle, et répandit un bruit tout contraire, assurant que ce général avait été entièrement défait avec toutes ses troupes, et que sa flotte avait été prise par les Carthaginois; et, pour confirmer ce bruit, il montrait les ferrements des vaisseaux, qu'on avait eu soin de lui envoyer. On ne douta point dans la ville que cette nouvelle ne fût vraie: le grand nombre songeait déjà à se rendre et à capituler, lorsqu'une galère à trente rames, qu'Agathocle avait fait construire à la hâte, arriva dans le port, et parvint, non sans peine et sans danger, jusqu'aux assiégés. La nouvelle de la victoire d'Agathocle se répandit bientôt dans toute la ville, et rendit la joie et le courage à tous les habitants. Amilcar fit un dernier effort pour emporter la ville Diod. pag. 767-769. d'assaut, et fut repoussé avec perte. Il leva le siége, et envoya cinq mille hommes de secours à sa patrie. Quelque temps après, ayant repris le siége, et croyant surprendre les Syracusains en les attaquant de nuit, son dessein fut découvert, et il tomba vif entre les mains des ennemis, qui lui firent souffrir les derniers supplices. La tête d'Amilcar fut envoyée sur-le-champ à Agathocle. Il s'approcha aussitôt du camp des ennemis, et y répandit une consternation générale en leur montrant la tête de ce commandant, qui leur marquait en quel état étaient leurs affaires de Sicile.
Diod. p. 779-781. Justin. lib. 22, c. 7. Aux ennemis étrangers s'en joignit un domestique, plus dangereux et plus à craindre que les autres: c'était Bomilcar leur général, et qui actuellement exerçait la première magistrature. Il songeait depuis long-temps à se faire tyran dans Carthage, et à s'y procurer une autorité souveraine. Il crut que les troubles présents lui en offriraient une occasion favorable. Il entre donc dans la ville, et, soutenu par un petit nombre de citoyens complices de sa révolte, et par une troupe de soldats étrangers, il se fait déclarer tyran, et commence en effet à montrer qu'il l'était véritablement, en égorgeant sans pitié tout ce qu'il rencontre de citoyens dans les rues. Un grand tumulte s'étant élevé dans la ville, on crut d'abord que c'était l'ennemi qui y était entré par trahison: mais, lorsqu'on eut reconnu que c'était Bomilcar, la jeunesse s'arma pour repousser le tyran, et du haut des toits on accabla ses gens de traits et de pierres. Quand il vit une armée en forme marcher contre lui, il se retira avec sa troupe sur un lieu élevé, dans le dessein de s'y bien défendre, et de vendre chèrement sa vie. Pour épargner le sang des citoyens, on leur fit promettre à tous, sans exception, une amnistie générale, s'ils quittaient leurs armes. Il se rendirent à cette condition, et on leur tint parole, excepté à Bomilcar leur chef. Les Carthaginois, sans avoir égard à leur serment, le condamnèrent à mort, et l'attachèrent à une croix, où ils lui firent souffrir les plus cruels supplices. Du haut de sa potence, comme d'un tribunal, il harangua le peuple, et se crut en droit de lui reprocher avec force son injustice, son ingratitude et sa perfidie, en faisant le dénombrement de beaucoup d'illustres généraux dont il avait payé les services par une mort infâme. Il expira sur la croix en leur faisant ces reproches.
Diod. pag. 777-779, et 791-802. Justin. l. 22, c. 7 et 8. Agathocle avait engagé dans son parti un puissant roi de Cyrène, nommé Ophellas, dont il avait flatté l'ambition par de magnifiques espérances, en lui faisant entendre que, content pour lui-même de la Sicile, il lui laisserait l'empire de l'Afrique. Comme les plus grands crimes ne lui coûtaient rien lorsqu'il espérait en pouvoir tirer quelque utilité, dès que ce prince lui eut amené son armée, il le fit périr par une perfidie sans exemple, afin de se rendre maître de ses troupes. Plusieurs peuples étaient entrés dans son alliance. Il avait sous son pouvoir un grand nombre de places fortes. Voyant les affaires d'Afrique en bon état, il crut devoir songer à celles de Sicile, et il y passa, ayant laissé le commandement des troupes à son fils Archagathe. Sa renommée et le bruit de ses conquêtes l'y avaient précédé. Quand on sut qu'il y était arrivé, plusieurs villes se rendirent à lui; mais les mauvaises nouvelles qu'il reçut d'Afrique l'obligèrent bientôt d'y retourner. Son absence avait tout changé; et, quelque effort qu'il fit, il ne put y rétablir ses affaires. Toutes ses places s'étaient rendues à l'ennemi; les Africains avaient quitté son parti; il avait perdu une partie de ses troupes; ce qui lui en restait n'était pas en état de tenir tête aux Carthaginois, et il ne pouvait les transporter en Sicile, parce qu'il manquait de vaisseaux, et que les ennemis étaient maîtres de la mer; il ne pouvait espérer ni paix, ni traité de la part des barbares, qu'il avait insultés d'une manière si outrageante, étant le premier qui eût osé faire une descente dans leur pays. Dans cette extrémité, il ne songea plus qu'à sauver sa vie. Après plusieurs aventures, lâche déserteur de son armée, et cruel traître de ses enfants, qu'il abandonnait à la boucherie, il se déroba par la fuite aux maux qui le menaçaient, et arriva avec un petit nombre de personnes à Syracuse. Ses soldats, se voyant ainsi trahis, égorgèrent ses enfants et se rendirent à l'ennemi. Lui-même fit bientôt après une fin misérable, et termina par une mort cruelle une vie remplie de crimes 237.
Justin l. 21, cap. 6. On peut aussi placer ici un autre fait rapporté par Justin. Le bruit des conquêtes d'Alexandre-le-Grand fit craindre aux Carthaginois qu'il ne songeât à tourner ses armes du côté de l'Afrique. Le malheur de Tyr, d'où ils tiraient leur origine, et qu'il venait de détruire; l'établissement d'Alexandrie, qu'il avait bâtie sur les confins de l'Afrique et de l'Égypte, comme pour opposer à Carthage une ville rivale; les prospérités non interrompues de ce prince, qui ne mettait point de bornes ni à son ambition, ni à son bonheur, tout cela leur donnait de justes alarmes. Pour découvrir ses sentiments et sonder ses pensées, Amilcar, surnommé Rhodanus, feignant d'avoir été chassé de sa patrie par les cabales de ses ennemis, passa dans le camp d'Alexandre, à qui il fut présenté, par le moyen de Parménion, et lui offrit ses services. Le roi le reçut fort bien, et eut plusieurs entretiens avec lui. Amilcar ne manqua pas de mander à ses compatriotes tout ce qu'il avait pu découvrir. Cependant, quand il fut revenu à Carthage, après la mort d'Alexandre, il fut traité comme un traître qui avait vendu sa patrie au roi, et mis à mort par une sentence qui prouvait également l'ingratitude et la cruauté des Carthaginois.
Polyb. l. 3, pag. 180. AN. M. 3727 CARTH. 569. ROM. 471. AV. J.C. 277. Il me reste à parler des guerres que les Carthaginois soutinrent en Sicile du temps de Pyrrhus, roi d'Épire. Les Romains, à qui les desseins de ce prince ambitieux n'étaient pas inconnus, pour se fortifier contre les entreprises qu'il pourrait faire en Italie, avaient renouvelé leurs traités avec les Carthaginois, qui, de leur côté, ne craignaient pas moins qu'il ne passât en Sicile. On ajouta aux conditions des traités précédents qu'en cas de guerre de la part de Pyrrhus les deux peuples se prêteraient mutuellement du secours.
Justin. l. 18, cap. 2. La prévoyance des Romains n'avait pas été vaine. Pyrrhus tourna ses armes contre l'Italie, et y remporta plusieurs victoires. Les Carthaginois, en conséquence du dernier traité, se crurent obligés de secourir les Romains, et leur envoyèrent une flotte de six-vingts vaisseaux, commandée par Magon. Ce général, ayant été admis à l'audience du sénat, lui marqua la part que ses maîtres prenaient à la guerre qu'ils avaient appris qu'on leur suscitait, et il leur offrit ses services. Le sénat témoigna sa reconnaissance pour la bonne volonté des Carthaginois, mais, pour le présent, n'accepta point leur secours.
Ibid. Magon, quelques jours après, se transporta près de Pyrrhus, sous prétexte de pacifier ses différends au nom des Carthaginois, mais en effet pour le sonder et pour pressentir ses desseins au sujet de la Sicile, où le bruit commun était qu'il avait résolu de passer. Ils craignaient également que Pyrrhus ou les Romains ne prissent connaissance des affaires de cette île, et n'y fissent passer des troupes.
En effet les Syracusains, assiégés depuis quelque temps par les Carthaginois, avaient envoyé députés sur députés vers Pyrrhus pour le presser de venir à leur secours. Ce prince avait une raison particulière de prendre les intérêts de Syracuse, ayant épousé Lanassa, fille d'Agathocle, dont il avait eu un fils nommé Alexandre. Il partit enfin de Tarente, passa le détroit, et entra en Sicile. Ses conquêtes d'abord y furent si rapides, qu'il ne resta dans toute l'île, aux Carthaginois, qu'une seule ville, qui était Lilybée. Il en forma le siége; mais il fut bientôt obligé de le lever, tant il y trouva de résistance; et d'ailleurs on le pressait de retourner en Italie, où sa présence était absolument nécessaire. Elle ne l'était pas moins en Sicile; et, dès qu'il en fut sorti, elle retourna à ses anciens maîtres. Ainsi il perdit cette île avec autant de rapidité qu'il l'avait conquise. Plut. in Pyrrh. pag. 398. Quand il se fut embarqué, tournant les yeux vers la Sicile: 238 Oh! le beau champ de bataille, dit-il à ceux qui étaient autour de lui, que nous laissons là aux Carthaginois et aux Romains! Et sa prédiction se vérifia bientôt.
Après son départ, la première magistrature de Syracuse fut déférée à Hiéron; et dans la suite on lui accorda d'un commun consentement le nom et l'autorité de roi, tant on se trouvait bien sous son gouvernement. Il fut chargé de la guerre contre les Carthaginois, et remporta sur eux plusieurs avantages; mais des intérêts communs réunirent les Carthaginois et les Syracusains contre un nouvel ennemi qui commençait à paraître en Sicile et qui leur donnait aux uns et aux autres de vives et de justes alarmes: c'étaient les Romains, qui, débarrassés de tous les ennemis qu'ils avaient eu à combattre jusque-là dans l'Italie même, se virent enfin en état de porter leurs armes au-dehors, et d'y jeter les fondements de cette vaste domination, dont il est vraisemblable que dès-lors ils avaient conçu l'idée et formé le projet. La Sicile était trop à leur bienséance pour ne pas songer à s'y établir. Ils saisirent avidement une occasion favorable d'y passer, qui se présenta pour-lors à eux, et qui causa leur rupture avec les Carthaginois, et donna lieu à la première guerre punique. C'est ce que nous exposerons plus au long, en rapportant les causes de cette guerre.
CHAPITRE II.
HISTOIRE DE CARTHAGE, DEPUIS LA PREMIÈRE GUERRE
PUNIQUE JUSQU'À SA DESTRUCTION.
Le plan que je me suis proposé ne me permet pas d'entrer dans un détail exact des guerres entre Rome et Carthage, ce qui appartient plutôt à l'histoire romaine, à laquelle je n'ai point dessein de toucher, si ce n'est en passant et par occasion. Je n'en rapporterai donc que ce qui me paraîtra le plus propre à donner une juste idée de la république dont j'entreprends de parler, en m'arrêtant principalement sur ce qui regarde les Carthaginois mêmes, et sur ce qui s'est passé de plus important en Sicile, en Espagne et en Afrique; ce qui ne laisse pas d'avoir une assez grande étendue.
J'ai déjà remarqué que, depuis la première guerre punique jusqu'à la destruction de Carthage, il s'était écoulé cent dix-huit ans. Tout ce temps peut se diviser en cinq parties, ou cinq intervalles.
I. La première guerre punique dure vingt-quatre ans. 24
II. L'intervalle entre la première et la seconde guerre
punique est aussi de vingt-quatre ans. 24
III. La seconde guerre punique dure dix-sept ans. 17
IV. L'intervalle entre la seconde et la troisième est de
quarante-neuf ans. 49
V. La troisième guerre punique, terminée par la destruction
de Carthage, ne dure que quatre ans et quelques mois. 4
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ARTICLE PREMIER.
Première guerre punique.
Voici quelle fut l'occasion de la première guerre punique. Des soldats campaniens, qui étaient à la solde Polyb. lib. 1 pag. 5. d'Agathocle, tyran de Sicile, étant entrés comme amis dans la ville de Messine, égorgèrent bientôt après une partie des citoyens, chassèrent les autres, épousèrent leurs femmes, envahirent tous leurs biens, et demeurèrent seuls maîtres de cette place, qui était fort importante. Ils prirent le nom de Mamertins 239. AN. M. 3724 ROM. 468. AV. J.C. 280. A leur exemple, et par leur secours, une légion romaine 240 traita de la même sorte la ville de Rhége, située vis-à-vis de Messine, à l'autre côté du détroit; et ces deux villes perfides, se soutenant mutuellement dans la suite, se rendirent formidables à leurs voisins, sur-tout celle de Messine, qui devint fort puissante, et causa beaucoup d'inquiétude, tant aux Syracusains qu'aux Carthaginois, qui étaient maîtres d'une partie de la Sicile. Dès que les Romains se virent délivrés des ennemis qu'ils avaient eus jusque-là sur les bras, et surtout de Pyrrhus, ils songèrent à punir le crime de leurs citoyens, qui s'étaient établis à Rhége d'une manière si injuste et si cruelle depuis près de dix ans. Ils prirent la ville, et tuèrent pendant l'attaque la plus grande partie des habitants, que le désespoir avait fait combattre jusqu'à la mort. Il n'en resta que trois cents, qui furent conduits à Rome, et qui, après avoir été battus de verges dans la place publique, furent tous décapités. La vue des Romains, dans cette exécution sanglante, était de justifier auprès des alliés leur bonne foi et leur innocence. Rhége, sur-le-champ, fut restituée à ses véritables maîtres. Les Mamertins, considérablement affaiblis, tant par la chûte de leurs alliés que par les échecs qu'ils avaient soufferts de la part des Syracusains, qui venaient de choisir Hiéron pour leur roi, crurent devoir songer à leur sûreté; mais la division se mit parmi les habitants. Les uns livrèrent la citadelle aux Carthaginois, les autres appelèrent à leur secours les Romains, résolus de leur livrer la ville.
Polyb. l. 1, pag. 9-11. L'affaire fut mise en délibération dans le sénat romain, qui, en l'envisageant par ses différentes faces, y trouva de la difficulté. D'un côté, il paraissait honteux et indigne de la vertu romaine de prendre ouvertement la défense de traîtres et de perfides, qui étaient précisément dans le même cas que ceux de Rhége, qu'on venait de punir si sévèrement. D'un autre côté, il était de la dernière importance d'arrêter les progrès des Carthaginois, qui, non contents des conquêtes qu'ils avaient faites en Afrique et en Espagne, s'étaient encore rendus maîtres de presque toutes les îles de la mer de Sardaigne et d'Étrurie, et le deviendraient bientôt certainement de la Sicile entière, si on leur abandonnait Messine: or, de là en Italie la distance n'était pas grande; et c'était en quelque sorte inviter un ennemi si puissant à y passer, que de lui en ouvrir ainsi l'entrée. Ces raisons, quelque fortes qu'elles fussent, ne purent déterminer le sénat à se déclarer pour les Mamertins, et les motifs d'honneur et de justice l'emportèrent ici sur ceux de l'intérêt et de la politique. AN. M. 3741 CARTH. 583. ROM. 485. AV. J.C. 263. Front. [Strateg. I. 4. 11.] Mais le peuple ne fut pas si délicat; dans l'assemblée qui se tint à ce sujet, il fut résolu qu'on secourrait les Mamertins. Le consul Appius Claudius partit sur-le-champ avec son armée, et traversa hardiment le détroit, après avoir trompé par une ingénieuse ruse la vigilance du général des Carthaginois. Ceux-ci, moitié par ruse, moitié par force, furent chassés de la citadelle, et la ville aussitôt fut remise entre les mains du consul. Les Carthaginois firent pendre leur chef pour avoir livré si facilement la citadelle, et ils se préparèrent à assiéger la ville avec toutes leurs troupes. Hiéron y joignit les siennes; mais le consul, les ayant battus séparément, fit lever le siége et ravagea impunément tout le pays voisin, les ennemis n'osant plus paraître devant lui. Ce fut là la première expédition des Romains hors de l'Italie.
On doute 241 si les motifs qui portèrent les Romains à passer en Sicile étaient bien purs et bien conformes à la justice. Quoi qu'il en soit, leur passage en Sicile, et le secours donné à ceux de Messine, est comme le premier pas qui devait les conduire un jour à ce haut point de gloire et de grandeur où ils parvinrent dans la suite.
Note 241: (retour) M. le chevalier Folard examine cette question dans ses Remarques sur Polybe. (Liv. I, pag. 16.)= Quel doute peut-il y avoir sur les motifs de la conduite des Romains en cette occasion? Évidemment c'est l'ambition qui l'a emporté sur la justice. Polybe convient lui-même de tous les reproches qu'on peut leur faire (III, c. 26, §6).--L.
Polyb. l. 1, pag. 15-19. Hiéron s'étant accommodé avec les Romains, et ayant fait alliance avec eux, les Carthaginois tournèrent tous leurs soins sur la Sicile, et y envoyèrent de nombreuses armées. Ils choisirent pour place d'armes Agrigente. AN. M. 3743. ROM. 487. Les Romains les y attaquèrent, et, après un siége de sept mois et le gain d'une bataille, ils se rendirent maîtres de la ville.
Pag. 20. Quelque avantageuses que fussent cette victoire et la conquête d'une place si importante, ils sentirent bien que, tant que les Carthaginois demeureraient maîtres de la mer, les villes maritimes de l'île se déclareraient toujours pour eux, et que jamais ils ne pourraient venir à bout de les en chasser. D'ailleurs, ils souffraient avec peine que l'Afrique demeurât paisible et tranquille pendant que l'Italie était infestée par les fréquentes incursions de l'ennemi. Ils songèrent donc pour la première fois à bâtir une flotte et à disputer l'empire de la mer aux Carthaginois. L'entreprise était hardie, et pouvait sembler téméraire; mais elle montre quel était le courage et la grandeur d'ame des Romains. Ils n'avaient pas alors une seule felouque en propre; et, pour passer d'Italie en Sicile, ils avaient été obligés d'emprunter des vaisseaux de leurs voisins. Ils n'avaient aucun usage de la marine; ils n'avaient point d'ouvriers qui sussent construire des bâtiments; ils ne connaissaient pas même la forme des quinquérèmes, c'est-à-dire des galères à cinq rangs de rames, qui faisaient alors la force principale des flottes. Mais heureusement, l'année précédente, ils en avaient pris une, qui leur servit de modèle. Ils se mirent donc, avec une ardeur et une industrie incroyables, à en bâtir de pareilles; et, pendant qu'ils étaient occupés à ce travail, d'un autre côté on amassait des rameurs, on les formait à une manœuvre qui jusque-là leur avait été absolument inconnue; et, assis sur des bancs au bord de la mer, dans le même ordre qu'on l'est dans les vaisseaux, on les accoutumait, comme s'ils eussent été actuellement à la chiourme, et qu'ils eussent eu en main des rames, à s'élancer en arrière en retirant leurs bras, puis à les repousser en avant pour recommencer le même mouvement, et cela tous ensemble, de concert, et dans le même instant, dès qu'on leur en donnait le signal. On construisit, dans l'espace de deux mois, cent galères à cinq rangs de rames, et vingt à trois rangs. Après qu'on eut exercé pendant quelque temps les rameurs dans les vaisseaux mêmes, la flotte se mit en mer, et alla chercher l'ennemi. Elle était commandée par le consul Duilius.
Polyb. l. 1, pag. 22. AN. M. 3745 ROM. 489. Quand on fut à la vue des Carthaginois, près des côtes de Myle, on se prépara au combat. Comme les galères des Romains, construites grossièrement et à la hâte, n'étaient pas fort agiles, ni faciles à manier, ils suppléèrent à cet inconvénient par une machine 242 qui fut inventée sur-le-champ, et que depuis on a appelée corbeau, par le moyen de laquelle ils accrochaient les vaisseaux des ennemis, passaient dedans malgré eux, et en venaient aussitôt aux mains. On donna le signal du combat. La flotte des Carthaginois était composée de cent trente vaisseaux, et commandée par Annibal 243. Il montait une galère à sept rangs de rames, qui avait appartenu à Pyrrhus. Les Carthaginois, pleins de mépris pour des ennemis à qui la marine était absolument inconnue, et qui n'oseraient pas sans doute les attendre, s'avancent fièrement, moins pour combattre que pour recueillir les dépouilles dont ils se croyaient déjà maîtres. Ils furent pourtant un peu étonnés de ces machines qu'ils voyaient élevées sur la proue de chaque vaisseau, et qui étaient nouvelles pour eux; mais ils le furent bien plus quand ces mêmes machines, abaissées tout d'un coup, et lancées avec force contre leurs vaisseaux, les accrochèrent malgré eux, et, changeant la forme du combat, les obligèrent à en venir aux mains, comme si on eût été sur terre. Ils ne purent soutenir l'attaque des Romains. Le carnage fut horrible. Les Carthaginois perdirent quatre-vingts vaisseaux, parmi lesquels était celui du général, qui se sauva avec peine dans une chaloupe.
Une victoire si considérable et si inespérée enfla extrêmement le courage des Romains, et semblait avoir doublé leurs forces pour continuer cette guerre. Ils rendirent des honneurs extraordinaires au consul Duilius. Il fut le premier de tous les Romains à qui le triomphe naval fut accordé. On lui érigea une colonne rostrale 244 avec une belle inscription: cette colonne subsiste encore à Rome.
Polyb. l. 1, pag. 24. Pendant les deux années qui suivirent, les Romains se fortifièrent toujours de plus en plus sur mer par plusieurs combats qu'ils y donnèrent, et par les heureux succès qu'ils y eurent. Ils ne les regardaient que comme des essais et des préparatifs pour une entreprise qu'ils avaient dans l'esprit, qui était de porter la guerre en Afrique, et d'aller attaquer les Carthaginois dans leur propre pays. Il n'y avait rien que ceux-ci craignissent davantage; et, pour détourner un coup si dangereux, ils résolurent de donner bataille à quelque prix que ce fût.
Pag. 25. AN. M. 3749 ROM. 493. Les Romains avaient nommé pour consuls M. Atilius Régulus et L. Manlius. Leur flotte était de trois cent trente vaisseaux, et portait cent quarante mille hommes, chaque vaisseau ayant trois cents rameurs, et six-vingts combattants. Celle des Carthaginois, commandée par Hannon et Amilcar, avait vingt vaisseaux de plus, et plus de monde aussi à proportion. Les deux flottes se trouvèrent en présence près d'Ecnome en Sicile. On ne pouvait envisager deux flottes et deux armées si nombreuses, ni être témoin des mouvements extraordinaires qui se faisaient pour se préparer au combat, sans être saisi de quelque frayeur, dans la vue du danger qu'allaient courir deux des plus puissants peuples de la terre. Comme le courage, aussi-bien que les forces, était égal des deux côtés, le combat fut opiniâtre, et le succès long-temps douteux; mais enfin les Carthaginois furent vaincus. Plus de soixante de leurs vaisseaux furent pris, et trente coulés à fond. Les Romains en perdirent vingt-quatre, dont aucun ne tomba entre les mains des ennemis.
Polyb. lib. 1, pag. 30. Le fruit de cette victoire fut, comme l'avaient projeté les Romains, de faire voile en Afrique, après avoir radoubé les vaisseaux, et les avoir remplis de tous les préparatifs nécessaires pour soutenir une longue guerre dans un pays étranger. Ils abordèrent heureusement en Afrique, et commencèrent par se rendre maîtres d'une ville nommée Clypea, qui avait un bon port. De là, après avoir dépêché des courriers à Rome pour donner avis de leur débarquement et pour recevoir les ordres du sénat, ils se répandirent dans le plat pays, y firent un dégât épouvantable, emmenèrent un grand nombre de troupeaux et vingt mille captifs.
AN. M. 3750. ROM. 494. Le courrier cependant, étant revenu de Rome, apporta les ordres du sénat, qui avait jugé à propos de continuer à Régulus, sous la qualité de proconsul, le commandement des armées d'Afrique, et de rappeler son collègue avec une grande partie de la flotte et des troupes, ne laissant à Régulus que quarante vaisseaux, quinze mille hommes de pied, et cinq cents chevaux. C'était renoncer visiblement au fruit que l'on pouvait attendre de la descente en Afrique, que de réduire les forces du consul à un si petit nombre de vaisseaux et de troupes.
Val. Max. lib. 4, c. 4. On comptait beaucoup à Rome sur l'habileté et le courage de Régulus. La joie y fut universelle quand on sut que le commandement dans l'Afrique lui avait été continué. Lui seul en fut affligé lorsqu'il reçut cette nouvelle. Il écrivit à Rome pour demander avec instance qu'on lui envoyât un successeur. Sa principale raison était que, la mort de son fermier ayant donné lieu à un de ses mercenaires d'enlever tous les instruments de labour, sa présence était nécessaire pour faire valoir ce petit fonds de terre, qui seul faisait subsister sa famille. Il n'était que de sept arpens. Le sénat se chargea de faire cultiver ses terres aux dépens du public, de fournir à la subsistance de sa femme et de ses enfants, de le dedommager des pertes qu'il avait faites par le vol du mercenaire. Heureux siècle, où la pauvreté était ainsi en honneur, et se trouvait jointe au plus rare mérite et aux premières dignités de l'état! Régulus, déchargé des soins domestiques, ne songea plus qu'à bien remplir ceux d'un général.
Polyb. l. 1, p. 31-36. Après avoir enlevé plusieurs châteaux, il entreprit le siége d'Adis, une des plus fortes places du pays. Les Carthaginois, ne pouvant plus souffrir qu'on ravageât ainsi impunément leurs terres, se mirent enfin en campagne, et marchèrent vers l'ennemi pour lui faire lever le siége. Dans ce dessein, ils se postèrent sur une colline qui commandait le camp des Romains, et d'où ils pouvaient fort les incommoder, mais dont la situation rendait inutile une partie de leurs troupes; car la principale force des Carthaginois consistait dans la cavalerie et les éléphants, qui ne sont d'usage que dans les plaines. Régulus ne leur laissa pas le temps d'y descendre; et, pour profiter de la faute essentielle qu'avaient faite les généraux carthaginois, les attaqua dans ce poste, et, après une faible résistance de leur part, les mit en déroute, pilla le camp, ravagea tous les lieux circonvoisins: puis, ayant pris Tunis, place importante et qui l'approchait de Carthage, il y fit camper son armée.
L'alarme fut extrême parmi les ennemis; tout leur avait mal réussi jusque-là. Ils avaient été battus par terre et par mer; plus de deux cents places s'étaient rendues au vainqueur. Les Numides faisaient encore plus de ravage dans la campagne, que les Romains. Ils s'attendaient à chaque moment à se voir assiégés dans la capitale. Les paysans, s'y réfugiant de tous côtés avec leurs femmes et leurs enfants pour y chercher leur sûreté, augmentèrent le trouble, et firent craindre la famine en cas de siége. Régulus, dans la crainte qu'un successeur ne vînt lui enlever la gloire de ses heureux succès, fit faire quelques propositions de paix aux vaincus; mais elles leur parurent si dures, qu'ils ne purent y prêter l'oreille. Comme il ne doutait point que bientôt il ne fût maître de Carthage, il n'en rabattit rien; et, par un éblouissement que causent presque toujours les succès grands et inopinés, il les traita avec hauteur, prétendant qu'ils devaient regarder comme une grâce tout ce qu'il leur laissait, en ajoutant avec une sorte d'insulte: 245 qu'il faut, ou savoir vaincre, ou savoir se soumettre au vainqueur. Un traitement si dur et si fier les révolta, et ils prirent la résolution de périr plutôt les armes à la main que de rien faire qui fût indigne de la grandeur de Carthage.
Réduits à cette fatale extrémité, il leur arriva fort à propos de Grèce un renfort de troupes auxiliaires 246, qui avaient à leur tête Xanthippe, Lacédémonien, élevé dans la discipline de Sparte, et qui avait appris l'art militaire dans cette excellente école. Quand il se fut fait raconter toutes les circonstances de la dernière bataille, qu'il eut vu clairement pourquoi on l'avait perdue, qu'il eut connu par lui-même en quoi consistaient les principales forces de Carthage, il dit hautement, et le répéta souvent dans les conversations qu'il eut avec les autres officiers, que, si les Carthaginois avaient été vaincus, ils ne devaient s'en prendre qu'à l'incapacité de leurs chefs. Ces discours furent rapportés au conseil public; on en fut frappé: on le pria de vouloir bien s'y rendre. Il appuya son sentiment de raisons si fortes et si convaincantes, qu'il rendit palpables à tout le monde les fautes qu'avaient commises les généraux; et il fit voir aussi clairement qu'en gardant une conduite opposée, on pouvait non-seulement mettre le pays en sûreté, mais en chasser l'ennemi. Un tel discours fit renaître dans les esprits le courage et l'espérance. On le pria, et on le força en quelque sorte d'accepter le commandement de l'armée. Quand on vit, dans les exercices qu'il fit faire aux troupes tout près de la ville, la manière dont il s'y prenait pour les ranger en bataille, pour les faire avancer ou reculer au premier signal, pour les faire défiler avec ordre et promptitude, en un mot, pour leur faire faire toutes les évolutions et tous les mouvements que demande l'art militaire, on fut tout étonné, et l'on avoua que tout ce que Carthage jusque-là avait eu de plus habiles chefs n'étaient que des ignorants en comparaison de celui-ci.
Officiers et soldats, tout était dans l'admiration; et, ce qui est bien rare, la jalousie n'en empêcha point l'effet, la crainte du danger présent et l'amour de la patrie étouffant sans doute dans les esprits tout autre sentiment. A la morne consternation qui s'était répandue dans les troupes, succédèrent tout d'un coup la joie et l'allégresse. Elles demandaient à grands cris et avec empressement qu'on les menât droit à l'ennemi, assurées, disaient-elles, de vaincre sous leur nouveau chef, et d'effacer la honte des défaites passées. Xanthippe ne laissa pas refroidir leur ardeur. La vue de l'ennemi ne fit que l'augmenter. Lorsqu'il n'en fut plus éloigné que de douze cents pas, il crut devoir tenir conseil de guerre, pour faire honneur aux officiers carthaginois en les consultant. Tous, d'un consentement unanime, s'en rapportèrent uniquement à son avis: la bataille fut donc résolue pour le lendemain.
L'armée des Carthaginois était composée de douze mille hommes de pied, de quatre mille chevaux, et d'environ cent éléphants. Celle des Romains, autant qu'on le peut conjecturer par ce qui précède (car Polybe ne le marque point ici), avait quinze mille fantassins, et trois cents chevaux.
Il est beau de voir aux prises deux armées peu nombreuses comme celles-ci, mais composées de braves soldats, et commandées par des généraux très-habiles. Dans ces actions tumultueuses où de part et d'autre on compte des deux, ou trois cent mille combattants, il ne se peut qu'il n'y ait beaucoup de confusion; et il est difficile, à travers mille événements, où le hasard, pour l'ordinaire, semble avoir plus de part que le conseil, de démêler le vrai mérite des commandants et les véritables causes de la victoire. Ici rien n'échappe à la curiosité du lecteur, qui envisage clairement l'ordonnance des deux armées; qui croit presque entendre les ordres que donnent les chefs; qui suit tous les mouvements et toutes les démarches des troupes; qui touche, pour ainsi dire, au doigt et à l'œil toutes les fautes qui se font de part et d'autre, et qui par là est en état de juger certainement à quoi l'on doit attribuer le gain et la perte de la bataille. Le succès de celle-ci, quoiqu'elle paraisse peu considérable par le petit nombre des combattants, devait décider du sort de Carthage.
Voici quelle était la disposition des deux armées: Xanthippe mit à la tête ses éléphants sur une même ligne; derrière, à quelque distance, il rangea en phalange, qui ne faisait qu'un même corps, l'infanterie composée de Carthaginois: pour les troupes étrangères qui étaient à leur solde, une partie fut mise à la droite, entre la phalange et la cavalerie; et l'autre, composée de soldats armés à la légère, fut rangée par pelotons à la tête des deux ailes de cavalerie.
Du côté des Romains, comme ce qui les épouvantait le plus était les éléphants, Régulus, pour remédier à cet inconvénient, distribua les troupes armées à la légère sur une ligne, à la tête des légions; après elles il plaça les cohortes les unes derrière les autres, et mit sa cavalerie sur les deux ailes. En donnant ainsi au corps de bataille moins de front et plus de profondeur, il prenait, à la vérité, de justes mesures contre les éléphants (dit Polybe); mais il ne remédiait point à l'inégalité de la cavalerie, qui, du côté des ennemis, était beaucoup supérieure à la sienne.
Les deux armées, ainsi rangées, n'attendaient que le signal. Xanthippe ordonne de faire avancer les éléphants, pour enfoncer les rangs des ennemis, et commande aux deux ailes de la cavalerie de prendre en flanc les Romains. Ceux-ci, en même temps, après avoir jeté de grands cris selon leur coutume, et fait grand bruit avec leurs armes, marchent contre l'ennemi. Leur cavalerie ne tint pas long-temps, elle était trop inférieure à celle des Carthaginois. L'infanterie de la gauche, pour éviter le choc des éléphants, et faire voir combien elle craignait peu les soldats étrangers qui faisaient la droite dans l'infanterie ennemie, l'attaque, la renverse, et la poursuit jusqu'au camp. De ceux qui étaient opposés aux éléphants, les premiers furent foulés aux pieds et écrasés en se défendant vaillamment; le reste du corps de bataille fit ferme quelque temps à cause de sa profondeur. Mais, lorsque les derniers rangs, enveloppés par la cavalerie, furent contraints de tourner face pour faire tête aux ennemis, et que ceux qui avaient forcé le passage au travers des éléphants rencontrèrent la phalange des Carthaginois, qui n'avait point encore chargé et qui était en bon ordre, les Romains furent mis en déroute de tous côtés, et entièrement défaits. La plupart furent écrasés sous le poids énorme des éléphants; le reste, sans sortir de son rang, fut criblé des traits de la cavalerie. Il n'y en eut qu'un petit nombre qui prirent la fuite: mais, comme c'était dans un pays plat, les éléphants et la cavalerie en tuèrent une grande partie. Cinq cents ou environ, qui fuyaient avec Régulus, furent faits prisonniers. Les Carthaginois perdirent en cette occasion huit cents soldats étrangers, qui étaient opposés à l'aile gauche des Romains; et, de ceux-ci, il ne se sauva que les deux mille qui, en poursuivant l'aile droite des ennemis, s'étaient tirés de la mêlée: tout le reste demeura sur la place, à l'exception de Régulus et de ceux qui furent pris avec lui. Les deux mille qui avaient échappé au carnage se retirèrent à Clypea, et furent sauvés comme par miracle.
Les Carthaginois, après avoir dépouillé les morts, rentrèrent triomphants dans Carthage, traînant après eux le général des Romains et cinq cents prisonniers. Leur joie fut d'autant plus grande, que quelques jours auparavant ils s'étaient vus à deux doigts de leur perte. Hommes et femmes, jeunes gens et vieillards, tous se répandirent dans les temples pour rendre aux dieux d'immortelles actions de graces; et ce ne furent, pendant plusieurs jours, que festins et réjouissances.
Xanthippe, qui avait eu tant de part à cet heureux changement, prit le sage parti de se retirer bientôt après, et de disparaître, de peur que sa gloire, jusque-là pure et entière, après ce premier éclat éblouissant qu'elle avait jeté, ne s'amortît peu-à-peu, et ne le mît en butte aux traits de l'envie et de la calomnie, toujours dangereux, mais encore plus dans un pays étranger, où l'on se trouve seul, sans parents, sans amis, et destitué de tout secours.
De bel. pun. pag. 30. Polybe dit qu'on racontait autrement le départ de Xanthippe, et promet de l'exposer ailleurs; mais cet endroit n'est pas parvenu jusqu'à nous. On lit dans Appien que les Carthaginois, piqués d'une basse et noire jalousie de la gloire de Xanthippe, et ne pouvant soutenir cette pensée, qu'ils étaient redevables à Sparte de leur salut, sous prétexte de le reconduire par honneur dans sa patrie avec une nombreuse escorte de vaisseaux, donnèrent ordre sous main à ceux qui les conduisaient de faire périr en chemin le général lacédémonien et tous ceux qui l'accompagnaient; comme s'ils avaient pu ensevelir avec lui dans les eaux, et le souvenir du service qu'il leur avait rendu, et la noirceur du crime qu'ils commettaient à son égard 247.
Note 247: (retour) Ni Polybe, ni Tite Live, ni Florus, ni Eutrope, ne font mention de ce trait d'ingratitude, rapporté seulement par Appien et par Zonaras qui l'a copié; certes, les historiens latins, s'ils l'avaient connu, n'auraient pas laissé échapper une aussi belle occasion de couvrir d'un opprobre éternel ces ennemis du nom romain, envers lesquels ils montrent d'ailleurs une haine si violente et presque toujours si injuste.--L.
Lib. 1, p. 36 et 37. Cette bataille, dit Polybe, quoique moins considérable que beaucoup d'autres, peut nous donner de salutaires instructions; et c'est là, ajoute-t-il, le solide fruit de l'histoire.
Premièrement, doit-on beaucoup compter sur son bonheur après ce qui arrive ici à Régulus? Fier de sa victoire, et inexorable à l'égard des vaincus, à peine daigne-t-il les écouter; et lui-même bientôt après il tombe entre leurs mains. Annibal fit faire la même réflexion à Scipion, lorsqu'il l'exhortait à ne se pas laisser éblouir par l'heureux succès de ses armes 248. Régulus, lui disait-il, aurait été un des plus rares modèles de courage et de bonheur qu'il y ait jamais eu, si, après la victoire qu'il remporta dans le même pays où nous sommes, il avait voulu accorder à nos pères la paix qu'ils lui demandaient; mais, pour n'avoir pas su mettre un frein à son ambition, et ne s'être pas contenu dans de justes bornes, plus son élévation était grande, plus sa chute fut honteuse.
Note 248: (retour) «Inter pauca felicitatis virtutisque exempla M. Atilius quondam in hâc eâdem terrâ fuisset, si victor pacem petentibus dedisset patribus nostris. Sed non statuendo tandem felicitati modum, nec cohibendo efferentem se fortunam, quantò altiùs datus erat, eò fœdiùs corruit.» (LIV. lib. 30.)
En second lieu, on reconnaît bien ici la vérité de ce que dit Euripide; qu'un sage conseil vaut mieux que mille bras 249. Un seul homme, dans cette occasion, change toute la face des affaires. D'un côté, il met en fuite des troupes qui paraissaient invincibles; de l'autre, il rend le courage à une ville et à une armée qu'il avait trouvées dans la consternation et dans le désespoir.
Note 249: (retour) Ὡς ἕν σοφὸν ßοὑλευµα τὰς πολλὰς χεἵρας νικᾅν.= C'est ainsi que Polybe a cité. Mais le passage de la tragédie d'Antiope (maintenant perdu), cité par Stobée (Serm. LII), et par Plutarque (An seni gerenda sit Resp. p. 790), est conçu de cette manière:
Σόφον γὰρ ἕν ßοὑλευµα τὰς πολλὰς χέρας
Νικᾅ σὺν ὂχλῳ δ' ἀµαθία πλέσν κακόν.
--L.
Voilà, remarque Polybe, l'usage qu'il faut faire de ses lectures; car, y ayant deux voies de profiter et d'apprendre, l'une par sa propre expérience, et l'autre par celle d'autrui, il est bien plus sage et plus utile de s'instruire par les fautes des autres que par les siennes.
App. de bel. punic. p. 2 et 3. Cic. lib. 3, de Off. num. 99 et 100; [Orat. in Pison. c. 19.] Aul. Gel. lib. 6, cap. 4. Senec. ep. 98. AN. M. 3755 ROM. 499. Je reviens à Régulus, pour achever ce qui le regarde, dont il est fâcheux que nous ne trouvions plus rien dans Polybe 250. Après avoir été retenu quelques années en prison, il fut envoyé à Rome pour y proposer l'échange des prisonniers. On lui avait fait prêter serment de revenir en cas qu'il ne réussît point. Il exposa au sénat le sujet de son voyage. Invité par la compagnie à dire son avis, il répondit qu'il ne pouvait le faire comme sénateur, ayant perdu cette qualité, aussi-bien que celle de citoyen romain, depuis qu'il était tombé entre les mains des ennemis: mais il ne refusa pas de dire, comme particulier, ce qu'il pensait. La conjoncture était délicate. Tout le monde était touché du malheur d'un si grand homme. Il n'avait, dit Cicéron, qu'à prononcer un mot pour recouvrer, avec sa liberté, ses biens, ses dignités, sa femme, ses enfants, sa patrie; mais ce mot lui paraissait contraire à l'honneur et au bien de l'état. Il déclara donc nettement qu'on ne devait point songer à faire l'échange des prisonniers: qu'un tel exemple aurait des suites funestes à la république: que des citoyens qui avaient eu la lâcheté de livrer leurs armes à l'ennemi étaient indignes de compassion, et incapables de servir leur patrie: que, pour lui, à l'âge où il était, on ne devait compter sa perte pour rien; au lieu qu'ils avaient entre leurs mains plusieurs généraux carthaginois dans la vigueur de l'âge, et capables de rendre encore à leur patrie de grands services pendant plusieurs années. Horat. l. 3, od. 5. [v. 13, seq.] Ce ne fut point sans peine que le sénat se rendit à un avis si généreux, et qui était sans exemple. Cet illustre exilé partit donc de Rome pour retourner à Carthage, sans être touché, ni de la vive douleur de ses amis, ni des larmes de sa femme et de ses enfants; et cependant il n'ignorait pas à quels supplices il était réservé. En effet, dès que les ennemis le virent de retour sans avoir obtenu l'échange, il n'y eut point de tourments que leur barbare cruauté ne lui fît souffrir. Ils le tenaient long-temps resserré dans un noir cachot, d'où, après lui avoir coupé les paupières, ils le faisaient sortir tout-à-coup pour l'exposer au soleil le plus vif et le plus ardent. Ils l'enfermèrent ensuite dans une espèce de coffre tout hérissé de pointes, qui ne lui laissaient aucun moment de repos ni jour ni nuit. Enfin, après l'avoir ainsi long-temps tourmenté par une cruelle insomnie, ils l'attachèrent à une croix, qui était un supplice ordinaire chez les Carthaginois, et l'y firent périr. Telle fut la fin de ce grand homme: en lui dérobant quelques jours ou quelques années de vie, elle couvrit ses ennemis d'une honte éternelle.
Note 250: (retour) Ce silence de Polybe est regardé de plusieurs savants comme un préjugé contre une grande partie de ce qu'on rapporte de Régulus, depuis sa prise.= Voyez à ce sujet une excellente note de Paulmier de Grentesmenil (Exercit. in auct. Græc. p. 151, sq.); il montre assez clairement que le supplice de Régulus est un conte.--L.
Polyb. l. 1 pag. 37. L'échec reçu en Afrique ne découragea point les Romains. Ils firent de plus grands préparatifs que jamais pour réparer cette perte, et mirent en mer, la campagne suivante, trois cent soixante vaisseaux. Les Carthaginois allèrent à leur rencontre avec une flotte de deux cents vaisseaux. Ils furent battus dans le combat qui se donna à la vue de la Sicile, et perdirent cent quatorze vaisseaux, qui furent pris par les Romains. Ceux-ci passèrent en Afrique pour y recueillir le peu de soldats qui avaient échappé à la poursuite des ennemis après la défaite de Régulus, et qui s'étaient défendus avec beaucoup de courage dans Clypea, où on les avait assiégés inutilement.
On est encore ici étonné que les Romains, après une victoire si considérable, et avec une flotte si nombreuse, viennent en Afrique uniquement pour en tirer une petite garnison, au lieu qu'ils auraient pu en tenter la conquête, que Régulus, avec beaucoup moins de troupes, avait presque entièrement achevée.
Polyb. l. 1, pag. 38-40. Les Romains, à leur retour, furent accueillis d'une horrible tempête, qui fit périr presque toute leur flotte. Le même malheur leur arriva encore l'année suivante. Ils se consolèrent de cette double perte par le gain d'une bataille contre Asdrubal, où ils prirent près de cent Pag. 41 et 42. quarante éléphants 251. Quand cette nouvelle fut portée à Rome, elle y répandit une grande joie, non-seulement parce que la perte des éléphants avait extrêmement diminué les forces de l'ennemi, mais sur-tout parce qu'elle avait rendu le courage aux troupes de terre, qui, depuis la défaite de Régulus, n'avaient osé tenter aucun combat, tant la crainte de ces redoutables animaux avait saisi généralement tous les esprits. On crut donc qu'il fallait faire de plus grands efforts que jamais pour mettre fin, s'il se pouvait, à une guerre qui durait depuis quatorze ans. Les deux consuls partirent avec une flotte de deux cents vaisseaux, et, étant arrivés en Sicile, ils formèrent le hardi dessein d'attaquer Lilybée. C'était la plus forte place qu'eussent les Carthaginois, dont la perte devait entraîner après elle celle de tout ce qui leur restait dans l'île, et laisser aux Romains un libre passage en Afrique.
Pag. 44-50. On conçoit aisément quelle fut l'ardeur de part et d'autre, soit pour l'attaque, soit pour la défense. Imilcon commandait dans la place: il avait dix mille hommes de troupes, sans compter les habitants; et Annibal, fils d'Amilcar, lui en amena bientôt autant de Carthage, ayant passé avec un courage intrépide au travers de la flotte ennemie, et étant entré heureusement dans le port. Les Romains n'avaient point perdu de temps. Ayant fait avancer leurs machines, ils abattirent plusieurs tours à coups de bélier; et, gagnant tous les jours un nouveau terrain, ils allaient toujours en avant, en sorte que les assiégés, se trouvant fort serrés, commencèrent à craindre. Le commandant sentit bien que l'unique moyen de sauver la ville était de mettre le feu aux machines des assiégeants. Ayant donc disposé ses troupes pour cette entreprise, il les fit sortir dès la pointe du jour, portant des flambeaux à la main, avec des étoupes et toutes sortes de matières combustibles, et attaqua en même temps toutes les machines. Les Romains firent des efforts extraordinaires pour les repousser: le combat fut des plus sanglants. Chacun, de part et d'autre, tenait ferme dans son poste, et mourait plutôt que de le quitter. Enfin, après une longue résistance et un furieux carnage, les assiégés sonnèrent la retraite, et laissèrent les Romains maîtres de leurs ouvrages. Cette affaire finie, Annibal se mit en mer pendant la nuit, et, dérobant sa marche, prit la route de Drépane, où était Adherbal, chef des Carthaginois. Drépane est une place avantageusement située, avec un beau port, à six-vingts stades 252 de Lilybée, et que les Carthaginois eurent toujours fort à cœur de conserver.
Les Romains, animés par cet heureux succès, recommencèrent l'attaque avec encore plus d'ardeur qu'auparavant, sans que les assiégés osassent penser à faire une seconde tentative pour brûler les machines, tant la première les avait rebutés par la perte qu'ils y avaient faite; mais, un vent très-violent s'étant levé tout-à-coup, quelques soldats mercenaires en donnèrent avis au commandant, lui représentant que c'était une occasion tout-à-fait favorable pour mettre le feu aux machines des assiégeants, d'autant plus que le vent donnait de leur côté, et ils s'offrirent pour cette expédition: leur offre fut acceptée; on leur fournit tout ce qui était nécessaire pour cette entreprise. En un moment le feu prit à toutes les machines, sans qu'il fût possible aux Romains d'y remédier, parce que, dans cet incendie qui était devenu presque général en fort peu de temps, le vent portait dans leurs yeux les étincelles et la fumée, et les empêchait de discerner où il fallait appliquer le secours; au lieu que les autres voyaient clairement où ils devaient porter leurs coups et jeter le feu. Cet accident fit perdre aux Romains l'espérance de pouvoir emporter la place de vive force. Ils changèrent donc le siége en blocus, entourèrent la ville par une bonne contrevallation, et répandirent leur armée dans tous les environs, résolus d'attendre du temps ce qu'ils se voyaient hors d'état d'exécuter par une voie plus courte.
Polyb. l. 1, pag. 50. Quand on apprit à Rome ce qui se passait au siége de Lilybée, et qu'une partie des troupes y avait péri, cette fâcheuse nouvelle, loin d'abattre les esprits, sembla renouveler l'ardeur et le courage des citoyens. Chacun se hâtait de porter son nom pour se faire enrôler. On leva en peu de temps une armée de dix mille hommes, qui, ayant passé le détroit, alla par terre se joindre aux assiégeants.
Pag. 51. AN. M. 3756 ROM. 500. En même temps le consul P. Claudius Pulcher forma le dessein d'aller attaquer Adherbal dans Drépane. Il se tenait comme sûr de le surprendre, parce qu'après la perte que les Romains venaient de faire à Lilybée, l'ennemi ne pourrait plus s'imaginer qu'ils songeassent à se mettre en mer. Sur cette espérance il fait partir de nuit la flotte pour mieux couvrir son dessein; mais il avait affaire à un chef actif et appliqué, dont il ne put tromper la vigilance, et qui ne lui laissa pas à lui-même le temps de ranger ses vaisseaux en bataille, mais l'attaqua vivement pendant que la flotte était encore en désordre et en confusion. La victoire fut complète du côté des Carthaginois; il ne s'échappa de la flotte romaine que trente vaisseaux, qui, étant auprès du consul, prirent la fuite avec lui, en se dégageant le mieux qu'ils purent le long du rivage: tout le reste, au nombre de quatre-vingt-treize, tomba avec l'équipage en la puissance des Carthaginois, à l'exception de quelques soldats qui s'étaient sauvés du débris de leurs vaisseaux. Cette victoire fit chez les Carthaginois autant d'honneur à la prudence et à la valeur d'Adherbal, qu'elle couvrit de honte et d'ignominie le consul romain.
Pag. 54-59. Son collègue Junius ne fut ni plus prudent, ni plus heureux que lui, et perdit par sa faute toute sa flotte. Cherchant à couvrir son malheur par quelque exploit considérable, il ménagea des intelligences secrètes dans Éryx 253, et se fit livrer la ville. Sur le sommet de la montagne était le temple de Vénus Érycine, le plus beau sans contredit et le plus riche de tous les temples de la Sicile. La ville était située un peu au-dessous de ce sommet, et l'on n'y pouvait monter que par un chemin très-long et très-escarpé. Junius plaça une partie de ses troupes sur le sommet, et le reste au pied de la montagne, et crut, après ces précautions, n'avoir rien à craindre; mais Amilcar, surnommé Barca, père du fameux Annibal, trouva le moyen d'entrer dans la ville, qui était entre les deux camps des ennemis, et de s'y établir. De ce poste si avantageux il ne cessait de harceler les Romains, ce qui dura pendant deux ans. On a peine à concevoir comment les Carthaginois purent se défendre, attaqués comme ils étaient et d'en haut et d'en bas, et ne pouvant recevoir de convois que par un seul endroit de mer dont ils étaient maîtres. C'est par de tels coups, autant et peut-être plus que par le gain d'une bataille, qu'on connaît l'habileté et la sage hardiesse d'un commandant.
Polyb. l. 1, pag. 59-62. Cinq années se passèrent sans que, de part et d'autre, il se fit rien de considérable. Les Romains avaient cru qu'avec leurs seules troupes de terre ils pourraient terminer le siège de Lilybée; mais, voyant qu'il traînait en longueur, ils revinrent à leur premier plan, et firent des efforts extraordinaires pour armer une nouvelle flotte. L'argent manquait au trésor public; le zèle des particuliers y suppléa, tant l'amour de la patrie dominait dans les esprits: chacun, selon ses forces, contribua à la dépense commune, et, sur la foi publique, n'hésita point à faire les avances pour une expédition d'où dépendaient la gloire et la sûreté de l'état. L'un équipait seul un vaisseau à ses frais; d'autres se joignaient deux ou trois ensemble pour en faire autant: en fort peu de temps il y en eut deux cents de prêts. On en donna le commandement au AN. M. 3763 ROM. 507. consul Lutatius, qui, sans perdre de temps, se mit en mer. La flotte ennemie s'était retirée en Afrique. Il s'empara donc sans peine de tous les postes avantageux qui étaient aux environs de Lilybée; et, comme il prévoyait qu'il en faudrait bientôt venir à un combat, il n'oublia rien de tout ce qui pouvait en assurer le succès, et employa tout le temps qui lui restait à exercer sur mer les soldats et les matelots.
En effet, il apprit bientôt que la flotte ennemie approchait. Elle était commandée par Hannon, qui aborda à une petite île nommée Hiera, qui était vis-à-vis de Drépane. Son dessein était d'approcher d'Éryx avant que d'être aperçu des Romains, pour y décharger ses vivres, y prendre un renfort de troupes, et faire monter Barca sur sa flotte, afin que celui-ci le secondât dans la bataille qui allait se donner. Mais le consul, qui se douta bien de ce qu'il voulait faire, le prévint, et, ayant ramassé tout ce qu'il avait de meilleures troupes, il s'avança vers une petite île, voisine de l'autre, qu'on appelait Éguse 254. Il indiqua le combat pour le lendemain. Dès la pointe du jour il s'y prépara. Malheureusement le vent était favorable aux ennemis. Il hésita quelque temps s'il hasarderait la bataille; mais, voyant que la flotte carthaginoise, quand on aurait déchargé les vivres, deviendrait plus légère et plus propre pour l'action, et que d'ailleurs elle serait considérablement fortifiée par les troupes et par la présence de Barca, il prit son parti sur-le-champ, et, malgré le mauvais temps, il alla attaquer l'ennemi. Le consul avait des troupes d'élite, de bons matelots qui avaient été fort exercés, d'excellents vaisseaux construits sur le modèle d'une galère qu'on avait prise quelque temps auparavant sur les ennemis, et qui était la plus accomplie qu'on eût jamais vue en ce genre. C'était tout le contraire du côté des Carthaginois. Comme, depuis quelques années ils s'étaient vus seuls maîtres de la mer, et que les Romains n'osaient paraître devant eux, ils les comptaient pour rien, et se regardaient eux-mêmes comme invincibles. Au premier bruit du mouvement que ceux-ci se donnèrent, Carthage avait mis en mer une flotte équipée à la hâte, et où tout sentait la précipitation: soldats et matelots, tous mercenaires, de nouvelle levée, sans expérience, sans courage, sans zèle pour la patrie, comme sans intérêt pour la cause commune. Il y parut bien dans le combat: ils ne purent pas soutenir la première attaque. Cinquante de leurs vaisseaux furent coulés à fond, et soixante-dix furent pris avec tout l'équipage. Le reste, à la faveur d'un vent qui se leva fort à propos pour eux, se retira vers la petite île d'où ils étaient partis. Le nombre des prisonniers passa dix mille. Le consul s'avança aussitôt vers Lilybée, et joignit ses troupes à celles des assiégeants.
Polyb. l. 1, pag. 63. Quand cette nouvelle fut portée à Carthage, elle y causa d'autant plus de surprise et d'effroi, qu'on s'y était moins attendu. Le sénat ne perdit point courage, mais il se voyait absolument hors d'état de continuer la guerre. Les Romains tenant la mer, il n'était plus possible d'envoyer ni vivres ni secours aux armées de Sicile. Ils dépêchèrent donc au plus tôt vers Barca, qui y commandait, et laissèrent à sa prudence de prendre tel parti qu'il jugerait à propos. Tant qu'il avait vu quelque rayon d'espérance, il avait fait tout ce qu'on pouvait attendre du courage le plus intrépide et de la sagesse la plus consommée; mais, ne lui restant plus de ressource, il députa vers le consul pour traiter de la paix: la prudence, dit Polybe, consistant à savoir et résister et céder à propos. Lutatius savait combien le peuple romain était las de cette guerre, qui avait épuisé ses forces et ses finances, et il n'avait pas oublié les malheureuses suites de la hauteur inexorable et imprudente de Régulus; il ne se rendit donc point difficile, et dicta le traité suivant: Il y aura, si le peuple romain l'approuve, amitié entre Rome et Carthage, aux conditions qui suivent: Les Carthaginois évacueront la Sicile; ils ne feront point la guerre à Hiéron, et ne porteront point les armes contre les Syracusains ni contre leurs alliés; ils rendront aux Romains, sans rançon, tous les prisonniers qu'ils ont faits sur eux; ils leur paieront, dans l'espace de vingt ans, deux mille deux cents talents euboïques d'argent 255. Il est bon de remarquer en passant la simplicité, la précision, la clarté de ce traité, qui dit tant de choses en si peu de mots, et qui règle en peu de lignes tous les intérêts de deux puissants peuples et de leurs alliés sur terre et sur mer.
Quand on eut porté ces conditions à Rome, le peuple, ne les approuvant point, envoya dix députés sur les lieux pour terminer l'affaire en dernier ressort. Ils ne changèrent rien dans le fond du traité. Polyb. l. 3, pag. 182. Ils abrégèrent seulement les termes du paiement, en les réduisant à dix années, ajoutèrent mille talents à la somme qui avait été marquée, qui seraient payés sur-le-champ, et exigèrent des Carthaginois qu'ils sortiraient de toutes les îles qui sont entre l'Italie et la Sicile. La Sardaigne n'y était pas comprise; mais elle leur fut aussi enlevée par un autre traité qui se fit quelques années après.
AN. M. 3763 CARTH. 605. ROME. 507. AV. J.C. 241. Ainsi fut terminée une des plus longues guerres dont il soit parlé dans l'histoire, puisqu'elle dura vingt-quatre ans entiers, sans interruption. L'ardeur opiniâtre à disputer de l'empire fut égale de part et d'autre: même fermeté, même grandeur d'ame, et dans les projets, et dans l'exécution. Les Carthaginois l'emportaient par la science de la marine, par l'habileté dans la construction des vaisseaux, par l'adresse et la facilité avec laquelle ils faisaient les manœuvres, par l'expérience des pilotes; par la connaissance des côtes, des plages, des rades, des vents; par l'abondance des richesses capables de fournir à toutes les dépenses d'une rude et longue guerre. Les Romains n'avaient aucun de ces avantages; mais le courage, le zèle pour le bien public, l'amour de la patrie, une noble émulation pour la gloire, leur tenaient lieu de tout ce qui leur manquait d'ailleurs. On est étonné de les voir, tout neufs et inexpérimentés qu'ils sont dans la marine, non-seulement tenir tête à la nation du monde la plus habile et la plus puissante sur mer, mais gagner contre elle plusieurs batailles navales. Nulles difficultés, nuls malheurs, n'étaient capables de les décourager. Ils n'auraient pas fait certainement la paix dans les mêmes circonstances où nous venons de voir que les Carthaginois la demandèrent. Une seule campagne malheureuse les abat; plusieurs n'ébranlèrent point les Romains.
Pour les soldats, nulle comparaison entre ceux de Rome et ceux de Carthage, les premiers l'emportant infiniment pour le courage. Parmi les chefs, Amilcar, surnommé Barca, fut sans contredit celui de tous qui se distingua le plus et par sa bravoure et par sa prudence.
GUERRE DE LIBYE, OU CONTRE
LES MERCENAIRES.
Polyb. l. 1, pag. 65-89. A la guerre que les Carthaginois soutinrent contre les Romains, en succéda 256 immédiatement une autre bien moins longue, mais infiniment plus dangereuse, qui se fit dans le cœur même de l'état, et qui fut accompagnée d'une cruauté et d'une barbarie dont on a vu peu d'exemples: c'est celle que les Carthaginois eurent à soutenir contre les soldats mercenaires qui avaient servi sous eux en Sicile, et qu'on appelle ordinairement la guerre d'Afrique ou de Libye. Elle ne dura que trois ans et demi, mais elle fut bien sanglante. Voici quelle en fut l'occasion.
Polyb. l. 1, pag. 66. Aussitôt après que le traité avec les Romains eut été conclu, Amilcar, ayant conduit dans Lilybée les troupes qui étaient à Éryx, déposa le commandement, et laissa à Giscon, gouverneur de la place, le soin de faire passer les troupes en Afrique. Celui-ci, comme s'il eût prévu ce qui devait arriver, ne les fit pas partir toutes ensemble, mais les envoya par petits corps et par bandes, afin que, les premiers venus étant payés de ce qui leur était dû pour leur solde, on pût les renvoyer chez eux avant l'arrivée des autres. Cette conduite marquait beaucoup de sagesse: mais à Carthage on n'en fit pas tant paraître. Comme l'état était épuisé par les dépenses d'une longue guerre et par la somme de près de trois millions qu'il avait fallu payer comptant aux Romains en signant le traité de paix, on ne se pressa pas de payer les troupes à mesure qu'elles arrivaient; mais on crut devoir attendre les autres, dans l'espérance d'obtenir d'elles, lorsqu'elles seraient toutes ensemble, une remise d'une partie de la paie qui leur était due: et ce fut là une première faute.
On voit ici le génie d'un état composé de négociants, qui connaissent tout le prix de l'argent, mais qui connaissent peu le mérite des services de gens de guerre, qui marchandent le sang des troupes comme tout le reste, et qui vont toujours au bon marché. Dans une telle république, le besoin passé, nulle reconnaissance pour les secours qu'on a reçus.
Ces soldats, qui entrèrent la plupart dans Carthage, étant accoutumés à une grande licence, causèrent beaucoup de désordre dans la ville: de sorte que, pour y remédier, on proposa à leurs chefs de les conduire tous dans une petite ville voisine nommée Sicca, en leur fournissant de quoi y subsister, jusqu'à ce que, le reste de leurs compagnons étant arrivé, on payât toutes les troupes, et qu'on les renvoyât: seconde faute.
Une troisième fut de ne pas vouloir leur permettre de laisser à Carthage leurs bagages, leurs femmes et leurs enfants, comme ils le demandaient, et qui auraient été de leur part comme autant d'ôtages, mais de les forcer malgré eux de les emmener à Sicca.
Quand ils y furent tous assemblés, comme ils avaient beaucoup de loisir, ils commencèrent à compter les paies qu'on leur devait, les faisant monter beaucoup plus haut qu'elles ne devaient aller. Ils y ajoutaient aussi les promesses magnifiques qu'on leur avait faites en différentes occasions, quand on les exhortait à faire leur devoir; et ils prétendaient les faire entrer en ligne de compte. Hannon, qui était alors gouverneur de l'Afrique, et qu'on leur avait envoyé, leur proposa, vu le mauvais état de la république et l'épuisement où elle se trouvait, de faire quelque remise sur ce qui leur était dû, et de se contenter qu'on leur en payât seulement une partie. Il est aisé de juger comment cette proposition fut reçue. Ce ne furent que plaintes, que murmures, que cris insolents et séditieux. Ces troupes étaient composées de différentes nations, qui ne s'entendaient point les unes les autres, et à qui il n'était pas possible de faire entendre raison quand une fois elles étaient mutinées. Il y avait des Espagnols, des Gaulois, des Liguriens, des habitants des îles Baléares, des Grecs, la plupart transfuges ou esclaves, et sur-tout un fort grand nombre d'Africains. Transportés de colère, ils partent sur-le-champ, marchent vers Carthage, au nombre de plus de vingt mille, et vont camper à Tunis, qui n'était pas fort loin de la ville.
Les Carthaginois reconnurent alors, mais trop tard, la faute qu'ils avaient faite. Il n'y eut point de bassesse où ils ne descendissent pour tâcher d'adoucir ces furieux, et point de perfidie que ceux-ci n'employassent pour tirer d'eux de l'argent. Quand on leur avait accordé un point, ils faisaient une nouvelle chicane et une nouvelle demande. La paie était-elle réglée, quoiqu'on l'eût portée au-delà des conventions, il fallait encore les dédommager des pertes qu'ils disaient avoir faites, soit par la mort de leurs chevaux, soit par le prix excessif du blé, qui leur avait coûté fort cher en certains temps, et leur donner les récompenses qu'on leur avait promises. Comme rien ne finissait, les Carthaginois les engagèrent avec assez de peine à s'en rapporter à l'avis de quelqu'un des généraux qui avaient commandé en Sicile. Ils choisirent Giscon, qui leur était fort agréable, et dont ils avaient toujours été contents. Il leur parla d'une manière douce et insinuante, les fit souvenir du longtemps qu'ils avaient servi sous les Carthaginois, des sommes considérables qu'ils en avaient reçues, et leur accorda presque toutes leurs demandes.
On était près de conclure le traité, lorsque deux séditieux remplirent de tumulte tout le camp. L'un était Spendius, de Capoue 257, qui avait été esclave à Rome, et était passé chez les ennemis. Il était d'une grande taille, et d'une hardiesse encore plus grande. La crainte qu'il avait de retomber entre les mains de son maître, qui n'aurait pas manqué de le faire pendre, comme c'était la coutume, le porta à rompre l'accord. Il était soutenu d'un second, nommé Mathos 258, qui avait beaucoup contribué d'abord à faire soulever les troupes. Ils représentèrent aux Africains que, dès que leurs compagnons seraient retournés chez eux, se trouvant seuls dans leur pays, ils deviendraient les victimes de la colère des Carthaginois, qui se vengeraient sur eux de la révolte commune. Il n'en fallut pas davantage pour les faire entrer en fureur: ils choisirent pour chefs Spendius et Mathos. Quiconque entreprenait de leur faire des remontrances était mis à mort. Ils courent à la tente de Giscon, pillent l'argent destiné pour le paiement des troupes, l'entraînent lui-même en prison avec tous ceux de sa suite, après les avoir traités avec la dernière indignité. Toutes les villes d'Afrique, à qui ils avaient envoyé des députés pour les exhorter à se mettre en liberté, se rangèrent de leur parti, excepté deux seulement, Utique et Hippacra 259, dont sur-le-champ ils formèrent le siége.
Jamais Carthage ne s'était vue dans un si grand danger. Les Carthaginois tiraient leur subsistance chacun en particulier du revenu de leurs terres, et les dépenses publiques des tributs que payait l'Afrique. Or tout cela leur manquait en même temps, et se tournait même contre eux. Ils se trouvaient sans armes, sans troupes ni de terre ni de mer, sans aucun des préparatifs nécessaires, soit pour soutenir un siége, soit pour équiper une flotte, et, ce qui mettait le comble à leur malheur, sans aucune espérance de secours étranger de la part de leurs amis ou de leurs alliés.
Ils pouvaient en un certain sens s'imputer à eux-mêmes l'abandonnement où ils se voyaient réduits. Pendant la guerre précédente, ils avaient traité avec une extrême dureté les peuples d'Afrique, exigeant d'eux des tributs excessifs, ne faisant aucun quartier aux plus pauvres et aux plus misérables, témoignant beaucoup d'estime, non pour ceux des gouverneurs qui traitaient avec le plus de douceur les peuples, mais pour ceux qui en tiraient de plus grosses sommes; et tel avait été Hannon. Aussi ne fallut-il pas beaucoup d'efforts pour porter les Africains à la révolte. Au premier signal elle éclata, et en un moment devint générale. Les femmes, qui souvent avaient eu la douleur de voir emmener en prison leurs maris et leurs pères faute de paiement, étaient les plus animées, et elles se dépouillèrent avec joie de tous leurs ornements pour fournir aux frais de la guerre; de sorte que les chefs de la sédition, après avoir payé aux soldats tout ce qu'ils leur avaient promis, se trouvèrent encore dans l'abondance: grand exemple, dit Polybe, de la manière dont il faut traiter les peuples, en ne songeant pas seulement au présent, mais en prévoyant l'avenir.
Dans quelque détresse que fussent alors les Carthaginois, ils ne perdirent pas courage, et firent des efforts extraordinaires. Le commandement de l'armée fut donné à Hannon.
On leva des troupes de terre et de mer, de pied et de cheval; on fit prendre les armes à tous les citoyens capables de les porter; on fit venir de tous côtés des mercenaires; on équipa tout ce qui restait de vaisseaux à la république.
Les séditieux, de leur côté, ne montraient pas moins d'ardeur. Nous avons déjà dit qu'ils avaient formé le siége des deux seules places qui avaient refusé de se joindre à eux. Leur armée s'était grossie jusqu'au nombre de soixante-dix mille hommes. Après en avoir fait des détachements pour ces deux siéges, ils établirent leur camp à Tunis, et jetaient la terreur, approchant fréquemment de ses murs, soit le jour, soit la nuit.
Hannon s'était avancé au secours d'Utique, et y avait remporté un avantage considérable, qui aurait pu être décisif, s'il en avait su profiter; mais, étant entré dans la ville, et ne songeant qu'à s'y divertir, les mercenaires, qui s'étaient retirés sur une hauteur voisine couverte de bois, ayant appris ce qui se passait, survinrent tout d'un coup, trouvèrent les soldats débandés de côté et d'autre, prirent et pillèrent le camp, et profitèrent de tout ce qu'on avait apporté de Carthage pour le secours des assiégés. Ce ne fut pas la seule faute qu'il commit: et, dans de telles conjonctures, les choses sont bien plus funestes. On mit donc à sa place Amilcar, surnommé Barca. Il répondit à l'idée qu'on avait conçue de lui, et commença par faire lever aux séditieux le siége d'Utique; puis il s'avança contre l'armée qui était près de Carthage, en défit une partie, et s'empara de presque tous les postes avantageux qu'elle occupait. Ces heureux succès ranimèrent le courage des Carthaginois.
L'arrivée d'un jeune seigneur numide, nommé Naravase, qui, par estime pour la personne et le mérite de Barca, vint se joindre à lui avec deux mille Numides, lui fut d'un grand secours. Encouragé par ce renfort, il attaqua les séditieux, qui le tenaient resserré dans un vallon, en tua dix mille, et en fit quatre mille prisonniers. Le jeune Numide se distingua fort dans ce combat. Barca reçut dans ses troupes ceux des prisonniers qui voulurent s'y enrôler, et laissa aux autres la liberté d'aller où ils voudraient, à condition qu'ils ne porteraient jamais les armes contre les Carthaginois, faute de quoi, s'ils étaient jamais pris, ils seraient punis du dernier supplice. Cette conduite fait voir la sagesse de ce général: il jugea que cet expédient était plus utile qu'une sévérité outrée. En effet, lorsqu'il s'agit d'une multitude mutinée, dont la plupart ont été entraînés par les plus échauffés, ou arrêtés par la crainte des plus furieux, la clémence réussit presque toujours.
Spendius, le chef des révoltés, craignit que cette douceur affectée de Barca ne lui fît perdre beaucoup de ses gens; il crut donc devoir, par quelque coup éclatant, leur ôter toute pensée et toute espérance de rentrer en grâce avec l'ennemi. Dans cette vue, après leur avoir lu des lettres supposées, où on lui donnait avis d'une trahison secrète concertée entre quelques-uns de leurs camarades et Giscon, pour le sauver de la prison où il était retenu depuis assez de temps, il leur fit prendre la barbare résolution de le massacrer lui et tous les autres prisonniers; et quiconque osait proposer seulement un parti plus doux était sur-le-champ immolé à leur fureur. On tire donc de la prison ce chef infortuné, avec sept cents prisonniers qui y étaient enfermés avec lui, et on les fait venir à la tête du camp. Giscon est exécuté le premier, et tous les autres de suite. On leur coupe les mains, on leur brise les cuisses, on les enfouit tout vivants dans une fosse. Les Carthaginois envoyèrent demander leurs corps pour leur rendre les derniers devoirs: on les leur refusa, et on leur déclara que, si désormais, on envoyait encore quelque héraut ou quelque député, il souffrirait le même supplice. En effet, sur-le-champ il fut arrêté, par un consentement général, que tout Carthaginois qui tomberait entre leurs mains serait traité de la sorte; et, pour les alliés, qu'ils seraient renvoyés après qu'on leur aurait coupé les mains: et cela fut ponctuellement exécuté dans la suite.
Dans le temps que les Carthaginois commençaient, ce semble, à respirer, plusieurs accidents fâcheux les replongèrent dans un nouveau danger. La division se mit parmi leurs chefs; une tempête fit périr les vivres qu'on leur apportait par mer, et dont ils avaient un extrême besoin. Mais ce qui leur fut le plus sensible, fut la défection subite des deux seules villes qui leur étaient demeurées fidèles, et qui, dans tous les temps, avaient eu un attachement inviolable à la république: c'étaient Utique et Hippacra. Ces villes tout d'un coup, sans aucune raison, sans même aucun prétexte, passèrent du côté des révoltés, et, transportées comme eux de fureur et de rage, commencèrent par égorger le commandant et la garnison qui étaient venus à leur secours, et portèrent l'inhumanité jusqu'à refuser leurs corps morts aux Carthaginois qui les redemandaient.
Les séditieux, animés par ces heureux succès, allèrent mettre le siége devant Carthage; mais ils furent bientôt obligés de le lever: ils ne laissèrent pas de continuer la guerre. Ayant ramassé toutes leurs troupes et celles de leurs alliés, au nombre de plus de cinquante mille hommes, ils côtoyaient l'armée d'Amilcar, observant de se tenir toujours sur les hauteurs et d'éviter les plaines, où l'ennemi avait trop d'avantage à cause de sa cavalerie et des éléphants. Amilcar, plus habile qu'eux dans le métier de la guerre, ne leur donnait aucune prise sur lui, profitait de toutes leurs fautes, leur enlevait souvent des quartiers, pour peu que leurs gens s'écartassent, et les harcelait en mille manières; et tous ceux qui tombaient entre ses mains étaient exposés aux bêtes. Enfin il les surprit lorsqu'ils s'y attendaient le moins, et les enferma dans un poste d'où il leur fut impossible de se retirer. N'osant hasarder le combat, et ne pouvant pas prendre la fuite, ils se mirent à fortifier leur camp, et à l'environner de fossés et de retranchements. Mais un ennemi intérieur et bien plus formidable les pressait vivement: c'était la faim, qui fut telle, qu'ils en vinrent à se manger les uns les autres; la divine providence, dit Polybe, vengeant ainsi la barbare inhumanité dont ils avaient usé à l'égard des autres. Aucune ressource ne leur restait. Ils savaient à quels supplices ils étaient destinés, s'ils tombaient vifs entre les mains de l'ennemi. Après les cruautés qu'ils avaient commises, il ne leur venait pas même dans l'esprit de parler de paix et d'accommodement. Ils avaient envoyé vers leurs troupes qui étaient restées à Tunis, pour demander du secours, mais inutilement. La famine cependant augmentait tous les jours: ils avaient commencé par manger les prisonniers, puis les esclaves; enfin, il ne leur restait plus que leurs concitoyens. Alors les chefs, ne pouvant plus soutenir les plaintes et les cris de la multitude qui menaçait de les égorger, s'ils ne se rendaient, allèrent eux-mêmes trouver Amilcar, dont ils avaient obtenu un sauf-conduit. Les conditions du traité furent que les Carthaginois prendraient à leur choix dix personnes parmi les révoltés, pour les traiter comme il leur plairait, et que les autres seraient renvoyés chacun avec un seul habit. Quand le traité fut signé, ces chefs eux-mêmes furent arrêtés, et demeurèrent entre les mains des Carthaginois, qui montrèrent clairement dans cette occasion qu'ils ne se piquaient pas beaucoup de bonne foi. Les révoltés, ayant appris qu'on avait arrêté leurs chefs, ne sachant rien de la convention qu'on avait faite, et soupçonnant qu'on les avait trahis, prirent les armes: mais Amilcar les ayant enveloppés de toutes parts, et ayant fait avancer contre eux les éléphants, ils furent tous écrasés ou égorgés au nombre de plus de quarante mille.
L'effet de cette victoire fut la réduction de presque toutes les villes d'Afrique, qui rentrèrent aussitôt dans leur devoir. Amilcar, sans perdre de temps, marcha contre Tunis, qui, depuis le commencement de la guerre, avait servi de retraite aux révoltés, et avait été leur place d'armes. Il l'environna d'un côté, pendant qu'Annibal, qui commandait avec lui, l'assiégeait de l'autre: puis, s'approchant des murs, et faisant élever des potences, il y attacha et fit mourir Spendius, chef des révoltés, et ceux qu'on avait arrêtés avec lui. Mathos, l'autre chef, qui commandait dans la place, vit par là ce qui lui était préparé, et il en devint encore plus attentif à se bien défendre. S'apercevant qu'Annibal, comme sûr de la victoire, agissait en tout fort négligemment, il fait une sortie, attaque ses retranchements, tue un grand nombre de Carthaginois, en fait plusieurs prisonniers, et entre autres Annibal leur chef, et se rend maître de tout le bagage: puis, détachant de la potence Spendius, il fait mettre à sa place Annibal, après lui avoir fait souffrir des tourments inouïs, et immole autour du corps de l'autre trente des plus considérables citoyens de Carthage, comme autant de victimes de sa vengeance. Il semble qu'entre les deux partis il y avait une espèce de défi à qui ferait paraître plus de cruauté.
Barca, qui pour-lors était éloigné de son camp, n'avait appris que fort tard le danger de son collègue; et d'ailleurs il était hors d'état de courir promptement à son secours, parce que le chemin qui séparait les deux camps était impraticable. Ce fâcheux accident causa une grande consternation dans Carthage. On a pu remarquer, dans tout le cours de cette guerre, une alternative continuelle de prospérités et d'adversités, de confiance et d'alarme, de joie et de douleur: tant les événements, de part et d'autre, ont été variés et peu constants.
On crut dans Carthage devoir faire un dernier effort; on arma tout ce qui restait de jeunesse capable de servir. On envoya Hannon pour collègue à Amilcar, et on députa en même temps trente sénateurs pour conjurer, au nom de la république, ces deux chefs, qui jusque-là avaient été brouillés ensemble, d'oublier les querelles passées, et de sacrifier leurs ressentiments au bien de l'état. Ils le firent sur-le-champ, s'embrassèrent mutuellement, et se réconcilièrent sincèrement et de bonne foi.
Depuis ce temps-là tout réussit du côté des Carthaginois; et Mathos, qui, dans toutes les entreprises qu'il avait tentées, avait toujours eu du dessous, crut enfin devoir hasarder une bataille: c'est ce qu'on souhaitait le plus. De part et d'autre chacun exhorta ses troupes comme pour une action qui allait décider pour toujours de leur sort: on en vint aux mains. La victoire ne fut pas long-temps disputée; les révoltés cédèrent bientôt. Presque tous les Africains furent tués: le reste se rendit. Mathos fut pris en vie et conduit à Carthage. Toute l'Afrique aussitôt rentra dans l'obéissance, excepté les deux villes perfides qui s'étaient révoltées en dernier lieu; mais elles furent bientôt obligées de se rendre à discrétion.
Alors l'armée victorieuse revint à Carthage, et y fut reçue avec les cris de joie et les applaudissements de toute la ville. Mathos et les siens, après avoir servi d'ornement au triomphe, furent menés au supplice, et terminèrent, par une mort également honteuse et douloureuse, une vie souillée par les trahisons les plus noires et par les cruautés les plus barbares. Ainsi finit la guerre contre les mercenaires, après avoir duré trois ans et quatre mois. Elle fournit, dit Polybe, une grande instruction à tous les peuples, et leur apprend à ne pas employer dans les armées un plus grand nombre d'étrangers que de citoyens, et à ne pas se reposer de la défense de l'état sur des troupes qui n'y sont attachées ni par l'affection ni par l'intérêt.
J'ai différé exprès jusqu'ici à parler de ce qui se passa en Sardaigne dans le même temps, et qui fut comme une dépendance et une suite de la guerre que les Carthaginois soutinrent en Afrique contre les mercenaires. On y vit les mêmes secousses de révolte et les mêmes excès de cruauté, comme si un vent de discorde et de fureur eût soufflé d'Afrique en Sardaigne.
Dès qu'on y apprit ce qu'avaient fait Spendius et Mathos, les mercenaires qui étaient dans cette île secouèrent, à leur exemple, le joug de l'obéissance. Ils commencèrent par égorger Bostar, leur commandant, et tout ce qu'il y avait de Carthaginois avec lui. On avait envoyé à sa place un autre général: toutes les troupes qu'il avait amenées se rangèrent du côté des séditieux, le mirent lui-même en croix; et dans toute l'étendue de l'île on fit main-basse sur les Carthaginois, en leur faisant souffrir des tourments inouïs. Ayant attaqué toutes les places l'une après l'autre, ils se rendirent en peu de temps maîtres de tout le pays: mais, la division s'étant mise entre eux et les habitants de l'île, les mercenaires en furent entièrement chassés, et se réfugièrent en Italie. C'est ainsi que les Carthaginois perdirent la Sardaigne, île d'une grande importance par son étendue, par sa fertilité, et par le grand nombre de ses habitants.
Les Romains, depuis leur traité avec les Carthaginois, s'étaient toujours conduits à leur égard avec beaucoup de justice et de modération. Une querelle passagère au sujet de quelques marchands romains qu'on avait arrêtés à Carthage, parce qu'ils portaient des vivres aux ennemis, les avait brouillés; mais les Carthaginois, à la première demande, leur ayant renvoyé leurs citoyens, les Romains, qui se piquaient en tout de générosité et de justice, leur avaient rendu leur première amitié, les avaient servis en tout ce qui dépendait d'eux, avaient défendu à leurs marchands de porter des vivres ailleurs que chez les Carthaginois, et avaient même refusé pour-lors de prêter l'oreille aux propositions que leur faisaient les révoltés de Sardaigne, qui les invitaient à venir s'emparer de l'île.
Mais dans la suite ils ne furent pas si délicats; et il serait difficile d'appliquer ici le témoignage avantageux que César rend à leur bonne foi dans Salluste. « 260Quoique dans toutes les guerres d'Afrique, dit-il, les Carthaginois eussent fait quantité d'actions de mauvaise foi pendant la paix et pendant la trève, les Romains n'en usèrent jamais de la sorte à leur égard, plus attentifs à ce qu'exigeait d'eux leur gloire qu'à ce que la justice leur permettait contre leurs ennemis.»
AN. M. 3767 CARTH. 609. ROM. 511. AV. J.C. 237. Les mercenaires, qui s'étaient retirés, comme nous l'avons dit, en Italie, déterminèrent enfin les Romains à passer dans la Sardaigne pour s'en rendre maîtres. Les Carthaginois l'apprirent avec douleur, prétendant que la Sardaigne leur appartenait à bien plus juste titre qu'aux Romains. Ils se mirent donc en état de tirer une prompte et juste vengeance de ceux qui avaient fait soulever l'île contre eux: mais les Romains, sous prétexte que ces préparatifs se faisaient contre eux, et non contre les peuples de Sardaigne, leur déclarèrent la guerre. Les Carthaginois, épuisés en toutes manières, et qui, à peine, commençaient à respirer, n'étaient point en état de la soutenir. Il fallut donc s'accommoder au temps, et céder au plus fort. On fit un nouveau traité, par lequel ils abandonnaient la Polyb. l. III, cap. 1, 27, § 7. Sardaigne aux Romains, et s'obligeaient à leur payer de nouveau douze cents talents 261, pour se rédimer de la guerre qu'on voulait leur faire; et c'est cette injustice de la part des Romains qui fut la véritable cause de la seconde guerre punique, comme nous le dirons dans la suite.
SECONDE GUERRE PUNIQUE.
La seconde guerre punique que j'entreprends de traiter est une des plus mémorables dont il soit parlé dans l'histoire, et des plus dignes de l'attention d'un lecteur curieux, soit par la hardiesse des entreprises, Liv lib. 21 n. 1. et par la sagesse des mesures dans l'exécution; soit par l'opiniâtreté des efforts des deux peuples rivaux, et par la promptitude des ressources dans leurs plus grands revers; soit par la variété des événements inopinés, et par l'incertitude de l'issue d'une longue et cruelle guerre; soit enfin par la réunion des plus beaux modèles en tout genre de mérite, et des leçons les plus instructives que puisse donner l'histoire, tant pour la guerre que pour la politique et l'art de gouverner. Jamais villes ou nations plus puissantes, ou du moins plus belliqueuses, ne combattirent ensemble; et jamais celles dont il s'agit ici ne s'étaient vues dans un plus haut degré de puissance et de gloire. Rome et Carthage étaient alors, sans contredit, les deux premières villes du monde. Ayant déjà mesuré leurs forces dans la première guerre punique, et fait essai de leur habileté dans l'art de combattre, elles se connaissaient parfaitement de part et d'autre. Dans cette seconde guerre, le sort des armes fut tellement balancé, et les succès si mêlés de vicissitudes et de variétés, que le parti qui triompha fut celui qui s'était trouvé le plus près du danger de périr. Quelque grandes que fussent les forces des deux peuples, on peut presque dire que leur haine mutuelle l'était encore plus: les Romains, d'un côté, ne pouvant voir sans indignation que les vaincus osassent les attaquer; et les Carthaginois, de l'autre, étant irrités à l'excès de la manière également dure et avare dont ils prétendaient que le vainqueur en avait usé à leur égard.
Le plan que je me suis proposé ne me permet pas d'entrer dans un détail exact de cette guerre, qui eut pour théâtre l'Italie, la Sicile, l'Espagne, l'Afrique, et qui a plus de rapport encore à l'histoire romaine qu'à celle que je traite ici. Je m'arrêterai donc principalement à ce qui regarde les Carthaginois, et je m'appliquerai sur-tout à faire connaître, autant qu'il me sera possible, le génie et le caractère d'Annibal, le plus grand homme de guerre qui ait peut-être jamais été chez les anciens.
Causes éloignées et prochaines de la seconde
guerre punique.
Avant que de parler de la déclaration de la guerre entre les Romains et les Carthaginois, je crois devoir en exposer les véritables causes, et marquer comment cette rupture entre les deux peuples se prépara de loin.
Lib. 3, p. 162-168. Ce serait se tromper grossièrement, dit Polybe, que de regarder la prise de Sagonte par Annibal comme la véritable cause de la seconde guerre punique. Le regret qu'eurent les Carthaginois d'avoir cédé trop facilement la Sicile par le traité qui termina la première guerre punique; l'injustice et la violence des Romains, qui profitèrent des troubles excités dans l'Afrique pour enlever encore la Sardaigne aux Carthaginois, et pour leur imposer un nouveau tribut; les heureux succès et les conquêtes de ces derniers dans l'Espagne: voilà qu'elles furent les véritables causes de la rupture du traité 262, comme Tite-Live, suivant en cela le plan de Polybe, l'insinue en peu de mots dès le commencement de son histoire de la seconde guerre punique.
En effet Amilcar, surnommé Barca, souffrait avec peine le dernier traité que le malheur des temps avait obligé les Carthaginois d'accepter; et il songea à prendre de loin de justes mesures pour se mettre en état de le rompre à la première occasion favorable.
Polyb. l. 2, pag. 90. Dès que les troubles d'Afrique furent apaisés, il fut chargé d'une expédition contre les Numides; et, après y avoir donné de nouvelles preuves de son habileté et de son courage, il mérita qu'on lui confiât le commandement de l'armée qui devait agir en Espagne. Annibal, son fils, qui n'avait alors que neuf ans, demanda avec empressement de l'y suivre, et employa pour cela les caresses ordinaires à cet âge, langage puissant sur l'esprit d'un père qui aimait tendrement son fils. Id. lib. 3. pag. 167. Liv. lib. 21, n. 1. Amilcar ne put donc lui refuser cette grâce; et, après lui avoir fait prêter serment sur les autels qu'il se déclarerait l'ennemi des Romains dès qu'il le pourrait, il l'emmena avec lui.
Amilcar avait toutes les qualités d'un grand général, joignant des manières douces et insinuantes à un courage invincible et à une prudence consommée. Il soumit en peu de temps la plupart des peuples d'Espagne, soit par la force des armes, soit par les charmes de sa douceur; et, après y avoir commandé pendant neuf ans, il fit une fin digne de lui, en mourant glorieusement dans une bataille 263 pour le service de sa patrie.
Polyb. l. 2, pag. 101. AN. M. 3776 ROM. 520. Les Carthaginois nommèrent à sa place Adrusbal, son gendre. Celui-ci, pour s'assurer du pays, bâtit une ville, que l'avantage de sa situation, la commodité de ses ports, ses fortifications, l'abondance de ses richesses procurée par la facilité du commerce, rendirent une des plus considérables villes du monde: il l'appela Carthage-la-Neuve, et nous l'appelons aujourd'hui Carthagène.
A toutes les démarches de ces deux grands généraux, il était aisé de voir qu'ils avaient en tête un grand dessein qu'ils ne perdaient point de vue, et pour l'exécution duquel ils préparaient tout de loin. Les Romains s'en aperçurent bien, et ils se reprochèrent à eux-mêmes la lenteur et l'engourdissement qui les avaient tenus comme endormis pendant que l'ennemi faisait en Espagne de rapides progrès, qui pourraient un jour tourner contre eux. L'attaquer de force, et lui arracher ses conquêtes, aurait bien été de leur goût; mais la crainte d'un autre ennemi non moins formidable, qu'ils appréhendaient de voir au premier jour à leurs portes (c'étaient les Gaulois), ne leur permettait pas d'éclater. Ils employèrent donc la voie des négociations, et conclurent un traité avec Asdrubal, dans lequel, sans s'expliquer sur le reste de l'Espagne, on se contentait de marquer que les Carthaginois ne pourraient point s'avancer au-delà de l'Èbre.
Polyb. l. 2, pag. 123. Liv. lib. 21, n. 2. Asdrubal cependant poussait toujours ses conquêtes, mais en se tenant dans les bornes dont on était convenu; et, s'attachant à gagner les principaux du pays par ses manières honnêtes et engageantes, il avançait encore plus les affaires de Carthage par la voie de la persuasion que par celle de la force ouverte. Mais malheureusement, après avoir gouverné l'Espagne pendant huit ans, il fut tué en trahison par un Gaulois, qui se vengea ainsi de quelque mécontentement particulier qu'il en avait reçu.
Liv. lib. 21, n. 3 et 4. AN. M. 3783 ROM. 530. Trois ans avant sa mort, il avait écrit à Carthage pour demander qu'on lui envoyât Annibal, qui était alors âgé de vingt-deux ans. La chose souffrit quelque difficulté. Le sénat était partagé par deux puissantes factions, qui, dès le temps d'Amilcar, avaient déjà commencé à suivre des vues opposées dans la conduite des affaires de l'état. L'une avait pour chef Hannon, à qui sa naissance, son mérite et son zèle pour le bien de l'état, donnaient une grande autorité dans les délibérations publiques; et elle était d'avis en toute occasion de préférer une paix sûre, et qui conservait toutes les conquêtes d'Espagne, aux événements incertains d'une guerre onéreuse, qu'elle prévoyait devoir un jour se terminer par la ruine de la patrie. L'autre faction, qu'on appelait la faction Barcine, parce qu'elle soutenait les intérêts de Barca et de ceux de sa famille, avait ajouté à l'ancien crédit qu'elle avait dans la ville la réputation que les exploits signalés d'Amilcar et d'Asdrubal lui avaient donnée, et elle était ouvertement déclarée pour la guerre. Quand il s'agit donc de délibérer dans le sénat sur la demande d'Asdrubal, Hannon représenta qu'il était dangereux d'envoyer de si bonne heure à l'armée un jeune homme qui avait déjà toute la fierté et le caractère impérieux de son père, et qui, par cette raison, avait un besoin particulier d'être retenu longtemps sous les yeux des magistrats et sous le pouvoir des lois, pour apprendre à obéir, et à ne pas se croire supérieur à tous les autres. Il finit en disant qu'il craignait que cette étincelle, qui commençait à s'allumer, n'excitât un jour un grand incendie. Ses remontrances furent vaines; la faction Barcine l'emporta, et Annibal partit pour l'Espagne.
Dès qu'il y fut arrivé, il attira sur lui les regards de toute l'armée, et l'on crut voir revivre en lui Amilcar son père. C'était le même feu dans les yeux, la même vigueur martiale dans l'air du visage, les mêmes traits et les mêmes manières; mais ses qualités personnelles le firent encore plus estimer. Il ne lui manquait presque rien de ce qui forme les grands hommes: patience invincible dans le travail, sobriété étonnante dans le vivre, courage intrépide dans les plus grands dangers, présence d'esprit admirable dans le feu même de l'action, et, ce qui est surprenant, un génie souple, également propre à obéir et à commander; en sorte qu'on ne pouvait dire de qui il était plus aimé, des troupes ou du général: il servit trois campagnes sous Asdrubal.
Polyb. l. 3, p. 168-169. Quand celui-ci fut mort, les suffrages de l'armée et Liv. lib. 21, n. 3-5. AN. M. 3784 CARTH. 626. ROM. 528. ceux du peuple se réunirent pour mettre Annibal à sa place. Je ne sais même si pour-lors, ou environ dans ce temps, la république, pour lui donner plus de crédit et d'autorité, ne le nomma pas suffète, qui était la première dignité de l'état, et que l'on conférait quelquefois aux généraux. C'est Cornélius Népos qui nous apprend In vita Annib. c. 7. cette particularité, lorsque, parlant de la préture qui fut donnée au même Annibal après son retour à Carthage, et la conclusion de la paix, il dit que ce fut vingt-deux ans depuis qu'il avait été nommé roi: «Hic, ut rediit, prætor factus est, postquàm rex fuerat anno secundo et vigesimo.»
Dès le moment qu'il eut été nommé général, comme si l'Italie lui fût échue en partage, et qu'il fût déjà chargé de porter la guerre contre Rome, il tourna secrètement toutes ses vues de ce côté-là, et ne perdit point de temps, pour n'être point prévenu par la mort comme l'avaient été son père et son beau-frère. Il prit en Espagne plusieurs villes de force, et subjugua plusieurs peuples; et, quoique l'armée ennemie, composée de plus de cent mille hommes, passât de beaucoup la sienne, il sut choisir si bien son temps et ses postes, qu'il la défit et la mit en déroute. Après cette victoire, rien ne lui résista. Cependant il ne toucha point encore à Sagonte 264, évitant avec soin de donner aux Romains aucune occasion de lui déclarer la guerre avant qu'il eût pris toutes les mesures qu'il jugeait nécessaires pour une si grande entreprise: et en cela il suivait le conseil que lui avait donné son père. Il s'appliqua sur-tout 265 à gagner le cœur des citoyens et Polyb. l. 3, p. 170-173. Liv. lib. 21, n. 6-15. des alliés, et à s'attirer leur confiance en leur faisant part avec largesse du butin qu'il prenait sur l'ennemi, en leur payant exactement tout ce qui leur était dû de leur solde pour le passé: précaution sage, et qui ne manque jamais de produire son effet dans le temps.
Note 264: (retour) Cette ville était située en-deçà de l'Èbre, par rapport aux Carthaginois, assez près de l'embouchure de cette rivière, dans le pays où il était permis aux Carthaginois de porter leurs armes; mais Sagonte, comme alliée des Romains, était, en vertu de ce titre, exceptée par le traité.= La ville de Sagonte, à 25 lieues au S. de l'embouchure de l'Èbre, est appelée en latin Saguntum, en grec Ζάκανθα, nom dans lequel se conserve presque intact celui de Ζάκυνθος, Zacynthe, dont cette ville était une colonie.--L.
Les Sagontins, de leur côté, sentant bien le danger dont ils étaient menacés, firent savoir aux Romains combien Annibal avançait ses conquêtes. Ceux-ci nommèrent des députés pour aller s'informer par eux-mêmes, sur les lieux, de l'état présent des affaires, avec ordre de porter leurs plaintes à Annibal, en cas qu'ils le jugeassent à propos, et, supposé qu'il ne leur donnât point satisfaction, d'aller à Carthage pour le même sujet.
Cependant Annibal forma le siége de Sagonte, prévoyant de grands avantages dans la prise de cette ville. Il comptait que par là il ôterait toute espérance aux Romains de faire la guerre dans l'Espagne; que cette nouvelle conquête assurerait toutes celles qu'il y avait déjà faites; que, ne laissant point d'ennemis derrière lui, sa marche en serait plus sûre et plus tranquille; qu'il amasserait là de l'argent pour l'exécution de ses desseins; que le butin que les soldats en remporteraient les rendrait plus vifs et plus ardents à le suivre; qu'enfin, avec les dépouilles qu'il enverrait à Carthage, il se gagnerait la bienveillance des citoyens. Animé par ces grands motifs, il n'épargnait rien pour presser le siége; il donnait lui-même l'exemple aux troupes, se trouvant à tous les travaux, et s'exposant aux plus grands dangers.
On apprit bientôt à Rome que Sagonte était assiégée. Au lieu de voler à son secours, on perdit encore le temps en vaines délibérations, et en députations qui ne le furent pas moins. Annibal fit savoir à ceux qui le venaient trouver de la part des Romains qu'il n'avait pas le temps de les entendre. Les députés se rendirent donc à Carthage, où ils ne furent pas mieux reçus, la faction Barcine l'ayant emporté sur les plaintes des Romains et sur les remontrances d'Hannon.
[Polyb. III, c. 17, § 10. Diod. sic. XXV, ecl. v. Appian bell. Hispan. c. 12.] Pendant tous ces voyages et toutes ces délibérations, le siége continuait avec beaucoup d'ardeur. Les Sagontins étaient réduits à la dernière extrémité, et manquaient de tout. On parla d'accommodement; mais les conditions qu'on leur proposait leur parurent si dures, qu'ils ne purent se résoudre à les accepter. Avant que de rendre une dernière réponse, les principaux des sénateurs, ayant porté dans la place publique tout leur or et leur argent, et celui qui appartenait en commun à l'état, le jetèrent dans le feu qu'ils avaient fait allumer pour cet effet, et s'y précipitèrent eux-mêmes. Dans le même temps, une tour que les béliers frappaient depuis long-temps étant tombée tout-à-coup avec un bruit épouvantable, les Carthaginois entrèrent dans la ville par la brèche, s'en rendirent maîtres en peu de temps, et égorgèrent tous ceux qui étaient en âge de porter les armes. Malgré l'incendie, le butin fut fort grand. Annibal ne se réservait rien des richesses que lui procuraient ses victoires, mais les appliquait uniquement au succès de ses entreprises. Aussi Polybe remarque-t-il que la prise de Sagonte lui servit à réveiller l'ardeur du soldat par la vue du riche butin qu'il venait de faire, et par l'espérance de celui qu'il se promettait pour l'avenir; et à achever de gagner les principaux de Carthage, par les présents qu'il leur fit des dépouilles.
Polyb. p. 174-175. Liv. lib. 21, n. 16 et 17. Il est difficile d'exprimer quelle fut à Rome la douleur et la consternation, quand on y apprit la triste nouvelle de la prise et du cruel sort de Sagonte. La compassion que l'on eut pour cette ville infortunée; la honte d'avoir manqué à secourir de si fidèles alliés; une juste indignation contre les Carthaginois, auteurs de tous ces maux; de vives alarmes sur les conquêtes d'Annibal, que les Romains croyaient déjà voir à leurs portes; tous ces sentiments causèrent un si grand trouble, qu'il ne fut pas possible, dans les premiers moments, de prendre aucune résolution, ni de faire autre chose que de s'affliger et de répandre des larmes sur la ruine d'une ville 266 qui avait été la malheureuse victime de son inviolable attachement pour les Romains, et de l'imprudente lenteur dont ceux-ci avaient usé à son égard. Quand les esprits furent un peu revenus à eux, on convoqua l'assemblée du peuple; et la guerre contre les Carthaginois y fut résolue.
Déclaration de la guerre.
Polyb. pag 187. Liv. lib. 21, n. 18-19. Pour ne manquer à aucune formalité, on envoya des députés à Carthage pour savoir si c'était par ordre de la république que Sagonte avait été assiégée, et, en ce cas, pour lui déclarer la guerre; ou pour demander qu'on leur livrât Annibal, s'il avait entrepris ce siége de son autorité. Comme ils virent que dans le sénat on ne répondait point précisément à leur demande, l'un d'eux, montrant un pan de sa robe qui était plié: Je porte ici, dit-il d'un ton fier, la paix et la guerre; c'est à vous de choisir l'une des deux. Sur la réponse qu'on lui fit qu'il pouvait lui-même choisir: Je vous donne donc la guerre, dit-il, en déployant le pli de sa robe. Nous l'acceptons de bon cœur, et la ferons de même, répliquèrent les Carthaginois avec la même fierté: ainsi commença la seconde guerre punique.
Polyb. l. 3, p. 184 et 185. Si l'on en impute la cause à la prise de Sagonte, tout le tort, dit Polybe, était du côté des Carthaginois, qui ne pouvaient, sous aucun prétexte raisonnable, assiéger une ville comprise certainement, comme alliée de Rome, dans le traité qui défendait aux deux peuples d'attaquer réciproquement leurs alliés. Mais, si l'on remonte plus haut, et qu'on aille jusqu'au temps où la Sardaigne fut enlevée par force aux Carthaginois, et où, sans aucune raison, on leur imposa un nouveau tribut, il faut avouer, remarque le même Polybe, que sur ces deux points la conduite des Romains est tout-à-fait inexcusable, comme fondée uniquement sur l'injustice et sur la violence; et que, si les Carthaginois, sans chercher de vains circuits et de frivoles prétextes, avaient demandé nettement satisfaction sur ces deux griefs, et, en cas de refus, déclaré la guerre à Rome, toute la raison et toute la justice auraient été de leur côté.
L'espace, entre la fin de la première guerre punique et le commencement de la seconde, fut de vingt-quatre ans.