Oeuvres Completes de Rollin Tome 1: Histoire Ancienne Tome 1
SECONDE PARTIE.
DES MOEURS ET COUTUMES DES ÉGYPTIENS.
L'Égypte a toujours été regardée parmi les anciens comme l'école la plus renommée en matière de politique et de sagesse, et comme l'origine de la plupart des arts et des sciences. Ses plus nobles travaux et son plus bel art consistaient à former les hommes. La Grèce en était si persuadée, que ses plus grands hommes, un Homère, un Pythagore, un Platon, Lycurgue même et Solon, ces deux grands législateurs, et beaucoup d'autres qu'il est inutile de nommer, allèrent exprès en Égypte pour s'y perfectionner, et pour y puiser en tout genre d'érudition Act. 7, 22. les plus rares connaissances. Dieu même lui a rendu un glorieux témoignage, en louant Moïse «d'avoir été instruit dans toute la sagesse des Égyptiens.»
Pour donner quelque idée des mœurs et des coutumes de l'Égypte, je m'arrêterai principalement à ce qui regarde les rois et le gouvernement; les prêtres et la religion; les soldats et la guerre; les sciences, les arts et les métiers.
Je dois avertir le lecteur de n'être pas surpris s'il rencontre quelquefois parmi les coutumes que je rapporte une espèce de contradiction. Elle vient, ou de la différence des pays et des peuples, qui ne suivaient pas toujours les mêmes usages, ou de la diversité des sentiments de la part des historiens qui me servent de guides.
CHAPITRE PREMIER.
DE CE QUI REGARDE LES ROIS ET LE GOUVERNEMENT.
Les Égyptiens sont les premiers qui aient bien connu les règles du gouvernement. Cette nation grave et sérieuse comprit d'abord que la vraie fin de la politique est de rendre la vie commode et les peuples heureux.
Le royaume était héréditaire; mais, selon Diodore, les rois ne se conduisaient pas en Égypte comme il est Diod. lib. 1 p. 63, etc. assez ordinaire dans les autres monarchies, où le prince ne reconnaît d'autres règles de ses actions que sa volonté et son bon plaisir. Ils étaient obligés plus que les autres à vivre selon les lois. Ils en avaient de particulières qu'un roi avait digérées et qui faisaient une partie de ce que les Égyptiens appelaient les livres sacrés. Ainsi, une coutume ancienne ayant tout réglé, ils ne s'avisaient pas de vivre autrement que leurs ancêtres.
Nul esclave 86, nul étranger n'était admis auprès du prince pour le servir: cet important emploi n'était confié qu'aux personnes les plus distinguées par leur naissance, et qu'à celles qui avaient reçu la plus excellente éducation 87; afin qu'ayant le privilège d'approcher jour et nuit de sa personne, elles ne lui apprissent jamais rien d'indigne de la majesté royale, et ne lui inspirassent que des sentiments nobles et généreux; car, ajoute Diodore, il est rare que les rois se portent à des excès vicieux, s'ils ne trouvent dans ceux qui les approchent des approbateurs de leur dérèglement, et des ministres de leurs passions.
Les rois d'Égypte souffraient sans peine, non-seulement que la qualité des viandes et la mesure du boire et du manger leur fussent marquées (car c'était une chose ordinaire en Égypte, où tout le monde était sobre, et où l'air du pays inspirait la frugalité), mais encore que toutes leurs heures et presque toutes leurs actions fussent réglées par la loi.
Dès le matin et au point du jour, lorsque l'esprit est le plus net, et les pensées le plus pures, ils lisaient leurs lettres, pour prendre une idée plus juste et plus véritable des affaires qu'ils avaient à décider.
Sitôt qu'ils étaient habillés, ils allaient sacrifier au temple. Là, environnés de toute leur cour, et les victimes étant à l'autel, ils assistaient à la prière que le pontife prononçait à haute voix, et dans laquelle il demandait aux dieux, pour le roi, la santé et toutes sortes de biens et de prospérités, parce qu'il gouvernait ses peuples avec bonté et avec justice, et suivait exactement les lois du royaume. Le pontife entrait dans un grand détail de ses vertus royales, marquant qu'il était religieux envers les dieux, doux envers les hommes, modéré, juste, magnanime, sincère et éloigné du mensonge, libéral, maître de lui-même, punissant au-dessous du mérite, et récompensant au-dessus. Il parlait ensuite des fautes que les rois pouvaient commettre; mais il supposait toujours qu'ils n'y tombaient que par surprise et par ignorance, chargeant d'imprécations les ministres qui leur donnaient de mauvais conseils et leur déguisaient la vérité. Telle était la manière d'instruire les rois. On croyait que les reproches ne faisaient qu'aigrir leurs esprits; et que le moyen le plus efficace de leur inspirer de la vertu était de leur marquer leurs devoirs dans des louanges conformes aux lois, et prononcées gravement devant les dieux. Après la prière et le sacrifice, on lisait au roi, dans les saints livres, les conseils et les actions des grands hommes, afin qu'il gouvernât son état par leurs maximes, et maintînt les lois qui avaient rendu ses prédécesseurs heureux aussi-bien que leurs sujets.
J'ai déjà remarqué que le boire et le manger des rois étaient réglés par les lois, tant pour la quantité que pour la qualité. On ne servait sur leur table que des mets fort communs, parce que le but de leurs repas était, non de flatter le goût, mais de satisfaire aux besoins de la nature. On aurait dit, remarque l'historien, que ces règles avaient été dictées non pas tant par un législateur que par un habile médecin, uniquement attentif à la santé du prince. De Isid. et Osir. p. 354. Le même goût de simplicité régnait dans tout le reste; et on lit dans Plutarque qu'il y avait dans un temple de Thèbes une colonne sur laquelle on avait gravé des imprécations contre un roi qui, le premier, avait introduit la dépense et le luxe parmi les Égyptiens.
Le principal devoir des rois, et leur fonction la plus essentielle, est de rendre la justice aux peuples. Aussi c'était à quoi les rois d'Égypte donnaient le plus d'attention, persuadés que de ce soin dépendait non-seulement le repos des particuliers, mais le bonheur de l'état, qui serait moins un royaume qu'un brigandage, si les faibles demeuraient sans protection, et si les puissants trouvaient dans leurs richesses et dans leur crédit l'impunité de leurs crimes et de leurs violences.
Trente juges étaient tirés des principales villes 88 pour composer la compagnie qui jugeait tout le royaume. Le prince, pour remplir ces places, choisissait les plus honnêtes gens du pays, et mettait à leur tête 89 celui qui se distinguait le plus par la connaissance et l'amour des lois, et qui était le plus généralement estimé. Il leur assignait certains revenus, afin qu'affranchis des embarras domestiques, ils pussent donner tout leur temps à faire observer les lois. Ainsi, entretenus honnêtement par la libéralité du prince, ils rendaient gratuitement au peuple une justice qui lui est due de droit, et qui doit être également ouverte à tous les sujets, et encore plus, en un certain sens, aux pauvres qu'aux riches, parce que ceux-ci, par eux-mêmes, trouvent assez d'appui, au lieu que les autres, par leur état même, sont plus exposés à l'injure et ont plus besoin de la protection des lois. Pour éviter les surprises, les affaires étaient traitées par écrit dans cette assemblée. On y craignait la fausse éloquence, qui éblouit les esprits et émeut les passions. La vérité ne pouvait être expliquée d'une manière trop sèche, et l'on voulait qu'elle seule dominât dans les jugements, parce qu'elle seule devait être la ressource du riche et du pauvre, du puissant et du faible, du savant et de l'ignorant. Le président du sénat portait un collier d'or et de pierres précieuses, d'où pendait une figure sans yeux, qu'on appelait la Vérité. Quand il la prenait, c'était le signal pour commencer la séance. Il l'appliquait à la partie qui devait gagner sa cause, et c'était la forme de prononcer les sentences.
Plat. in Tim. pag. 656. Ce qu'il y avait de meilleur parmi les lois des Égyptiens, c'est que tout le monde était nourri dans l'esprit de les observer. Une coutume nouvelle était un prodige en Égypte: tout s'y faisait toujours de même; et l'exactitude qu'on y avait à garder les petites choses maintenait les grandes. Aussi n'y eut-il jamais de peuple qui ait conservé plus long-temps ses usages et ses lois.
Diod. lib. I, pag. 70. Le meurtre volontaire était puni de mort, de quelque condition que fût celui qui avait été tué, libre ou non: en quoi les Égyptiens montraient plus d'humanité et d'équité que les Romains, qui donnaient aux maîtres droit absolu de vie et de mort sur leurs esclaves. L'empereur Adrien le leur ôta dans la suite, et crut devoir corriger cet abus, quelque ancien et quelque autorisé qu'il fût par les lois romaines.
Pag. 69. Le parjure était aussi puni de mort: parce que ce crime attaque en même temps et les dieux, dont on méprise la majesté en attestant leur nom par un faux serment; et les hommes, en rompant le lien le plus ferme de la société humaine, qui est la sincérité et la bonne foi.
Ibid. Le calomniateur était impitoyablement condamné au même supplice qu'aurait subi l'accusé, si le crime s'était trouvé véritable.
Ibid. Celui qui, pouvant sauver un homme attaqué, ne le faisait pas, était puni de mort aussi rigoureusement que l'assassin. Que si l'on ne pouvait secourir le malheureux, il fallait du moins dénoncer l'auteur de la violence; et il y avait des peines établies contre ceux qui manquaient à ce devoir. Ainsi les citoyens étaient à la garde les uns des autres, et tout le corps de l'état était uni contre les méchants.
Diod. lib. 1 pag. 69. Il n'était pas permis d'être inutile à l'état 90: chaque particulier était tenu d'inscrire son nom et sa demeure sur un registre public qui demeurait entre les mains du magistrat, d'y marquer sa profession, et de déclarer d'où il tirait de quoi vivre. Si l'on énonçait faux, la peine de mort s'ensuivait.
Herod. l. 2, cap. 136. Pour empêcher les emprunts, d'où naissent la fainéantise, les fraudes, et la chicane, le roi Asychis avait fait une ordonnance fort sensée. Les états les plus sages et les mieux policés, comme Athènes et Rome, ont toujours été embarrassés pour trouver un juste tempérament pour réprimer la dureté du créancier dans l'exaction de son prêt, et la mauvaise foi du débiteur qui refuse ou néglige de payer ses dettes. L'Égypte prit un sage milieu, qui, sans toucher à la liberté personnelle des citoyens, et sans ruiner les familles, pressait continuellement le débiteur par la crainte de passer pour infame, s'il manquait d'être fidèle. Il n'était permis d'emprunter qu'à condition d'engager au créancier le corps de son père, que chacun dans l'Égypte faisait embaumer avec soin, et conservait avec honneur dans sa maison, comme il sera dit dans la suite, et qui pouvait, par cette raison, être aisément transporté. Or c'était une impiété et une infamie tout ensemble de ne pas retirer assez promptement un gage si précieux; et celui qui mourait sans s'être acquitté de ce devoir était privé des honneurs qu'on avait coutume de rendre aux morts.
Diod. lib. I, pag. 71. Diodore remarque une faute qu'avaient commise quelques législateurs de la Grèce. Ils défendaient qu'on pût, par exemple, enlever pour dettes, à des laboureurs, leurs chevaux, leurs charrues, et les autres instruments dont ils se servaient pour cultiver la terre, parce qu'ils trouvaient de l'inhumanité à réduire par là ces pauvres gens à l'impossibilité et de payer leurs dettes et de gagner leur vie: mais en même temps ils permettaient d'emprisonner les laboureurs mêmes, qui seuls peuvent faire usage de ces instruments; ce qui les exposait aux mêmes inconvénients, et d'ailleurs enlevait à l'état des citoyens qui lui appartiennent, qui lui sont nécessaires, qui travaillent pour l'utilité publique, et sur la personne desquels le particulier n'a aucun droit.
La polygamie était permise en Égypte 91, excepté aux Pag. 72. prêtres, qui ne pouvaient épouser qu'une femme. De quelque condition que fût la femme, libre ou esclave, les enfants étaient censés libres et légitimes.
Pag. 22. Ce qui marque le plus les profondes ténèbres où étaient plongées les nations qui passaient pour les plus éclairées, est de voir qu'en Égypte le mariage des frères avec les sœurs était non-seulement autorisé par les lois, mais fondé en quelque sorte sur leur religion même, et sur l'exemple des dieux le plus anciennement et le plus généralement honorés dans le pays, savoir Osiris et Isis.
Herod. l, 2, cap. 80. Les vieillards étaient fort respectés en Égypte. Les jeunes gens étaient obligés de se lever devant eux, et de leur céder partout la place d'honneur. C'est de là que cette loi a passé à Sparte.
La principale vertu des Égyptiens était la reconnaissance. La gloire qu'on leur a donnée d'être les plus reconnaissants de tous les hommes fait voir qu'ils étaient aussi les plus sociables. Les bienfaits sont le lien de la concorde publique et particulière. Qui reconnaît les graces aime à en faire; et, en bannissant l'ingratitude, le plaisir de faire du bien demeure si pur, qu'il n'y a plus moyen de n'y être pas sensible. C'était surtout à l'égard de leurs rois que les Égyptiens se piquaient de reconnaissance. Ils les honoraient pendant leur vie comme des images vivantes de la Divinité, et ils les pleuraient après leur mort comme les pères communs des peuples. Ce sentiment de respect et de tendresse venait de la forte persuasion où ils étaient que c'était la Divinité même qui avait placé les rois sur le trône, en les distinguant si fort du reste des mortels; et qu'ils en portaient le plus noble caractère, en réunissant en eux le pouvoir et la volonté de faire du bien aux autres.
CHAPITRE II.
DES PRÊTRES ET DE LA RELIGION DES ÉGYPTIENS.
Les prêtres, en Égypte, tenaient le premier rang après les rois. Ils avaient de grands priviléges et de grands revenus; leurs terres étaient exemptes de toute imposition.
Genes. 47. On voit ici des traces, de ce qui est dit dans la Genèse, que, du temps de Joseph, les terres des prêtres ne furent point chargées d'une redevance perpétuelle au prince comme celles de tous les autres Égyptiens.
Le prince, pour l'ordinaire, leur donnait beaucoup de part dans sa confiance et dans le gouvernement, parce que, de tous les sujets de l'empire, c'étaient eux qui avaient été le mieux élevés, qui avaient le plus de lumières, et qui étaient le plus dévoués à la personne du roi et au bien public. Ils étaient en même temps les dépositaires de la religion et des sciences; et c'est ce qui leur attirait un si grand respect de la part des habitants du pays et des étrangers, qui s'adressaient également à eux pour les consulter sur ce qu'il y avait de plus sacré dans les mystères et de plus profond dans les sciences.
Herod. l. 2, cap. 60. Les Égyptiens prétendent être les premiers qui ont établi des fêtes et des processions pour honorer les dieux. Il s'en faisait une dans la ville de Bubaste où l'on se rendait de toute l'Égypte, et où il se trouvait plus de soixante et dix mille personnes 92, sans compter les enfants. Il y avait une autre fête, surnommée des lumières 93, qui se célébrait à Saïs. Ceux qui ne s'y trouvaient pas étaient obligés, dans toute l'étendue de l'Égypte, de tenir des lampes allumées aux fenêtres de leurs maisons.
Cap. 39. On immolait différents animaux, selon les différents pays; mais c'était une cérémonie commune, et généralement observée dans tous les sacrifices, d'imposer les mains sur la tête de la victime, de la charger d'imprécations, et de prier les dieux de détourner sur elle tous les malheurs dont les Égyptiens pouvaient être menacés.
Diod. lib. 1, pag. 88. C'est de l'Égypte que Pythagore avait emprunté son dogme favori de la métempsycose. Les Égyptiens croyaient qu'à la mort des hommes leurs ames passaient dans d'autres corps humains, et que, si elles avaient été vicieuses, elles étaient enfermées dans des corps de bêtes immondes ou malheureuses pour y expier leurs crimes, et qu'après quelques siècles elles venaient de nouveau animer d'autres corps humains.
Les prêtres avaient entre les mains les livres sacrés, qui renfermaient dans un grand détail et les principes du gouvernement et les mystères du culte divin. Plut. de Is. et Osir. pag. 354. Les uns et les autres étaient ordinairement enveloppés de symboles et d'énigmes, qui, en voilant la vérité, la rendaient plus respectable, et piquaient plus vivement la curiosité. La figure d'Harpocrate, qu'on voyait dans les sanctuaires égyptiens avec le doigt sur la bouche, semblait avertir qu'on y renfermait des mystères qu'il n'était pas permis à tout le monde de pénétrer. Les sphinx, qui étaient toujours à l'entrée des temples, donnaient le même avertissement. Tout le monde sait que les pyramides, les obélisques, les colonnes, les statues, en un mot tous les monuments publics, étaient pour l'ordinaire ornés d'hiéroglyphes, c'est-à-dire d'écritures symboliques, soit que ce fussent des caractères inconnus au vulgaire, soit que ce fussent des figures d'animaux, qui avaient un sens caché et parabolique. Plut. Sympos. lib. 4, p. 670. Ainsi le lièvre signifiait une attention vive et pénétrante, parce que cet animal a Plut. de Isid. pag. 355.le sens de l'ouïe fort délicat. Une statue de juge sans mains, et les yeux baissés en terre, marquait les devoirs de ceux qui exerçaient la judicature.
Il y aurait beaucoup de choses à dire si l'on voulait traiter à fond ce qui regarde la religion des Égyptiens; mais je me borne à deux articles qui en font la principale partie: le culte de différentes divinités, et les cérémonies des funérailles.
§ I. Culte de différentes divinités.
Jamais nation ne fut plus superstitieuse que celle des Égyptiens. Elle avait un grand nombre de dieux de différents ordres et de différents étages, dont je ne parle point ici, parce que cette matière appartient plus à la fable qu'à l'histoire. Entre les autres, il y en avait deux qui étaient généralement honorés dans l'Égypte, Osiris et Isis, qu'on a prétendu être le soleil et la lune: en effet, c'est par le culte de ces astres qu'a commencé l'idolâtrie.
Outre ces dieux, l'Égypte adorait un grand nombre de bêtes, le bœuf, le chien, le loup, l'épervier, le crocodile, l'ibis, le chat, etc. Plusieurs de ces bêtes n'étaient l'objet de la superstition que de quelques villes particulières; et, pendant qu'un peuple élevait une espèce d'animaux sur ses autels, ses voisins les avaient en abomination. De là les guerres continuelles d'une ville contre une autre, effet de la fausse politique d'un de leurs rois qui chercha à les amuser par des guerres de religion, pour leur ôter le temps et les moyens de conspirer contre l'état. J'appelle cette politique fausse et mal entendue, parce qu'elle est directement contraire au véritable esprit du gouvernement, qui tend à unir tous les membres de l'état par les liens les plus étroits, et qui fait consister sa force dans la parfaite harmonie de toutes ses parties.
Lib. 1, de Nat. deor. n. 82. Lib. 5, Tuscul. Quæst. n. 78. Herod. l. 2, cap. 65. Diod. Lib. 1, p. 74 et 75. Chaque peuple avait un grand zèle pour ses dieux. Parmi nous, dit Cicéron, il n'est pas rare de voir des temples dépouillés et des statues enlevées; mais, chez les Égyptiens, il est inouï qu'aucun ait jamais maltraité un crocodile, un ibis, un chat; et ils auraient souffert les derniers tourments, plutôt que de commettre un tel sacrilége. Il y avait peine de mort contre quiconque aurait tué volontairement aucun de ces animaux, et même peine contre celui qui aurait tué un ibis ou un chat, de quelque manière que ce fût, volontairement ou non. Diodore rapporte un fait dont il avait été témoin pendant son séjour en Égypte. Un Romain ayant tué un chat par mégarde et sans dessein, la populace en fureur courut à sa maison; et ni l'autorité du roi, qui sur-le-champ envoya ses gardes, ni la crainte du nom romain, ne purent le sauver. Leur respect pour ces animaux les porta, dans le temps d'une famine extrême, à aimer mieux se manger les uns les autres que de toucher à leurs prétendues divinités.
Herod. l. 3, cap. 27, etc. Diod. lib. 1, pag. 76. Plin. lib. 8, cap, 46. De tous ces animaux, le bœuf Apis, nommé par les Grecs Epaphus, était le plus célèbre. On lui avait bâti des temples magnifiques. On lui rendait des honneurs extraordinaires pendant sa vie, et de plus grands encore après sa mort. L'Égypte alors entrait dans un deuil général. On célébrait ses funérailles avec une magnificence qu'on a de la peine à croire. Sous Ptolémée Lagus, le bœuf Apis étant mort de vieillesse, la dépense de son convoi, outre les frais ordinaires, monta à plus de cinquante mille écus. Après qu'on avait rendu les derniers honneurs au mort, il s'agissait de lui trouver un successeur, et on le cherchait dans toute l'Égypte. On le reconnaissait à certains signes qui le distinguaient de tout autre: sur le front, une tache blanche en forme de croissant; sur le dos, la figure d'un aigle; sur la langue, celle d'un escarbot. Quand on l'avait trouvé, le deuil faisait place à la joie, et ce n'était plus dans toute l'Égypte que festins et réjouissances. On amenait le nouveau dieu à Memphis pour y prendre possession de sa nouvelle qualité, et il y était installé avec beaucoup de cérémonies. On verra dans la suite que Cambyse, au retour de sa malheureuse expédition contre l'Éthiopie, trouvant toute l'Égypte en joie à cause qu'on avait trouvé le dieu Apis, et croyant qu'on insultait à son malheur, tua, dans les transports de sa colère, ce jeune bœuf, qui ne jouit pas long-temps de sa divinité.
On voit aisément que le veau d'or érigé près de la montagne de Sinaï par les Israélites était un fruit de leur séjour dans l'Égypte, et une imitation du dieu Apis, aussi-bien que ceux qui dans la suite furent érigés aux deux extrémités du royaume d'Israël par le roi Jéroboam, qui lui-même avait fait un assez long séjour en Égypte.
Les Égyptiens ne se contentaient pas d'offrir de l'encens aux animaux: ils portaient la folie jusqu'à attribuer la divinité aux légumes de leurs jardins 94. C'est ce que leur reproche si ingénieusement le poète satirique.
Qui nescit, Volusi Bithynice, qualia demens
Ægyptus portenta colat? Crocodilon adorat
Pars hæc: illa pavet saturam serpentibus ibiu.
Effigies sacri nitet aurea cercopitheci,
Dimidio magicæ resonant ubi Memnone chordæ,
Atque vetus Thebe centum jacet obruta portis.
Illic cæruleos, hîc piscem fluminis, illic
Oppida tota canem venerantur, nemo Dianam.
Porrum et cepe nefas violare ac frangere morsu.
O sanctas gentes quibus hæc nascuntur in hortis
Numina!
On doit être bien étonné de voir la nation du monde qui se piquait le plus de sagesse et de lumières s'abandonner si follement aux superstitions les plus grossières et les plus ridicules. En effet, rendre à des animaux et à de vils insectes un culte religieux, les placer au milieu des temples, les nourrir avec soin et à grands Lib. 1, p. 76. frais, 95 punir de mort ceux qui leur ôtaient la vie, les embaumer et leur destiner des tombeaux publics, aller jusqu'à reconnaître pour dieux des poireaux et des ognons, invoquer de pareilles divinités dans ses besoins, en attendre du secours et de la protection, ce sont des excès qui nous paraissent à peine croyables; et qui sont néanmoins attestés par toute l'antiquité. Lucian. Imag. [§11.] On entre dans un temple magnifique, dit Lucien, où brillent de toutes parts l'or et l'argent. Les yeux avides y cherchent un dieu, et n'y trouvent qu'une cicogne, un singe, un chat [et un bouc]: belle image, ajoute-t-il, de beaucoup de palais, dont les maîtres ne sont pas le plus bel ornement.
Diod. lib. 1, p. 77, etc. On rapporte différentes raisons du culte que les Égyptiens rendaient aux animaux.
Cf. Ovid. Metamorph. v. 527; Hyg. astron. II, 28; Porphyr. abstin. III, 16.La première se tire de la fable. On prétend que les dieux, dans une conspiration que firent contre eux les hommes, se réfugièrent en Égypte, et s'y cachèrent sous différentes formes d'animaux; et de là le culte divin qui depuis leur a été rendu.
La seconde est tirée 96 de l'utilité que chacun de ces animaux procurait aux hommes: les bœufs, pour le labourage; les brebis, par leur laine et leur lait; les chiens, pour la chasse et pour la garde des maisons, d'où vient que le dieu Anubis est représenté avec une tête de chien; l'ibis, qui est une espèce de cicogne, parce qu'il donne la chasse à des serpents ailés, qui sans cela infesteraient l'Égypte; Herod. l. 2, cap. 68. le crocodile, qui est un animal amphibie, c'est-à-dire qui vit également dans l'eau et sur la terre, d'une grandeur 97 et d'une force surprenantes, parce qu'il défend le pays contre l'incursion des voleurs arabes 98; et l'ichneumon, parce qu'il empêche la race des crocodiles de se trop multiplier, ce qui deviendrait funeste à l'Égypte. Or cette petite bête rend ce service au pays en deux manières: premièrement elle observe le temps que le crocodile est absent, et elle brise ses œufs sans les manger; en second lieu, lorsque le crocodile dort sur le rivage du Nil, et il dort toujours la gueule ouverte, ce petit animal, qui s'était tenu caché dans le limon, saute tout d'un coup dans sa gueule, pénètre jusque dans ses entrailles, qu'il ronge, puis se fait une ouverture en lui perçant le ventre, dont la peau est fort tendre, et sort impunément vainqueur, par sa finesse, de la force d'un si terrible animal.
Note 97: (retour) Cette grandeur va jusqu'à plus de 17 coudées.= 17 Coudées valent 8 mètres, 953. Selon Élien (Hist. Anim. XVII, c. 6), on en avait vu un de 25 coudées (13 mètres 175), au temps de Psammitichus; et un autre de 26 coudées, 4 palmes (14 mètres 053), sous Amasis. Norden en a vu de 50 pieds (16 mètres).--L.
Note 98: (retour) Cela est fort douteux. Cicéron dit: Possem, de ichneumone utilitate, de crocodilorum, de felium dicere (de Nat. Deor. 1, § 36); mais il aurait été vraisemblablement assez embarrassé pour dire quelle pouvait être l'utilité des crocodiles. On a prétendu que les hommages des Égyptiens s'adressaient particulièrement à une espèce de crocodiles d'un naturel fort doux: malheureusement pour cette explication, on lit dans Élien (Hist. Anim. X, c. 21), et dans Maxime de Tyr (Dissert. XXXVIII), que les crocodiles sacrés dévoraient les enfants de leurs adorateurs.--L.
Les philosophes, peu contents de raisons si faibles pour couvrir de si étranges absurdités qui déshonoraient le paganisme, et dont ils rougissaient en secret, ont imaginé, surtout depuis l'établissement du christianisme, une troisième raison du culte que les Égyptiens rendaient aux animaux, et on dit que ce n'était pas à ces animaux, mais aux dieux, dont ils étaient les symboles, que se terminait ce culte. Pag. 382. «Les philosophes,» dit Plutarque dans le traité même où il examine ce qui regarde les deux divinités les plus célèbres de l'Égypte, Isis et Osiris, «les philosophes honorent l'image de Dieu, quelque part qu'elle se montre, même dans les êtres qui sont sans vie, bien plus encore par conséquent dans ceux qui sont animés. On doit donc approuver, non ceux qui adorent ces créatures, mais ceux qui, par elles, remontent jusqu'à la Divinité. On les doit regarder comme autant de miroirs que nous fournit la nature, dans lesquels la Divinité se peint d'une manière éclatante; ou comme autant d'instruments dont elle se sert pour faire éclore au-dehors son incompréhensible sagesse. Quand donc, pour embellir des statues, on entasserait dans un même endroit tout l'or et toutes les pierreries du monde, ce n'est point à ces statues qu'il faudrait rapporter son culte; car la Divinité n'existe point dans des couleurs artistement dispensées, ni dans une matière fragile, destituée Pag. 377 et 378. de mouvement et de sentiment.» Plutarque dit, dans le même traité, que «comme le soleil, la lune, le ciel, la terre, la mer, sont communs à tous les hommes, mais ont des noms différents, selon la différence des nations et des langages, ainsi, quoiqu'il n'y ait qu'une divinité unique et une providence unique qui gouverne l'univers, et qui a sous elle différents ministres subalternes, on donne à cette divinité, qui est la même, différents noms, et on lui rend différents honneurs, selon les lois et les coutumes de chaque pays.»
Ces réflexions, qui présentent ce qu'on peut dire de plus raisonnable pour justifier le culte idolâtre, étaient-elles bien propres à en couvrir le ridicule? Était-ce relever dignement les attributs divins, que de les vouloir faire admirer et d'en chercher l'image dans les bêtes les plus viles et les plus méprisables, dans un crocodile, dans un serpent, dans un chat? N'était-ce pas plutôt dégrader et avilir la Divinité, dont les plus stupides ont ordinairement une idée tout autrement grande et auguste?
Encore ces philosophes n'étaient-ils pas toujours si fidèles à remonter des êtres sensibles à leur auteur invisible. Rom. cap. 1, v. 21-25. L'Écriture nous apprend que ces prétendus sages ont mérité, par leur orgueil et par leur ingratitude, «d'être livrés à un sens réprouvé, et de devenir plus fous que le peuple, pour avoir changé la gloire du Dieu incorruptible en l'image de bêtes à quatre pieds, d'oiseaux et de reptiles, et pour avoir adoré la créature à la place du Créateur.»
Pour faire voir ce qu'était l'homme par lui-même, Dieu a permis que le pays de toute la terre, où la sagesse humaine avait été portée au plus haut degré, fût aussi le théâtre de l'idolâtrie la plus grossière et la plus ridicule; et, d'un autre côté, pour faire voir ce que peut la force toute-puissante de sa grâce, il a converti les affreux déserts d'Égypte en un paradis terrestre, en les peuplant, dans le temps marqué par sa providence, d'une troupe innombrable d'illustres solitaires, qui, par la ferveur de leur piété et l'austérité de leur pénitence, ont fait tant d'honneur au christianisme. Je ne puis m'empêcher d'en rapporter un célèbre exemple, et j'espère que le lecteur me pardonnera cette espèce de digression.
Tom. 5, p. 23 et 26. La grande merveille de la basse Thébaïde, dit M. l'abbé Fleury dans son Histoire ecclésiastique, était la ville d'Oxirinque 99. Elle était peuplée de moines dedans et dehors, en sorte qu'il y en avait plus que d'autres habitants. Les bâtiments publics et les temples d'idoles avaient été convertis en monastères; et on en voyait par toute la ville plus que de maisons particulières. Les moines logeaient jusque sur les portes et dans les tours. Il y avait douze églises pour les assemblées du peuple, sans compter les oratoires des monastères. Cette ville avait vingt mille vierges et dix mille moines: on y entendait jour et nuit retentir de tous côtés les louanges de Dieu. Il y avait, par ordre des magistrats, des sentinelles aux portes pour découvrir les étrangers et les pauvres; et c'était à qui les retiendrait le premier pour exercer envers eux l'hospitalité.
§ II. Cérémonies des funérailles.
Il me reste à rapporter en abrégé les cérémonies des funérailles.
Le respect que tous les peuples ont eu dans tous les temps pour les corps morts, et les soins religieux qu'ils ont toujours pris des tombeaux, semblent insinuer la persuasion où l'on était que ces corps n'y étaient mis qu'en dépôt.
Nous avons déjà observé, en parlant des pyramides, avec quelle magnificence étaient construits les sépulcres de l'Égypte. C'est qu'outre qu'on les érigeait comme des monuments sacrés, pour porter aux siècles futurs la mémoire des grands princes, on les regardait encore comme des demeures où les corps devaient Diod. lib. 1, pag. 47. séjourner pendant le cours d'une longue suite de siècles; au lieu que les maisons étaient appelées des hôtelleries, où l'on n'était qu'en passant, et pendant une vie trop courte pour s'y attacher.
Quand quelqu'un était mort dans une famille, tous les parents et tous les amis quittaient leurs habits ordinaires pour en prendre de lugubres, et s'abstenaient du bain, du vin, et de tout mets exquis. Le deuil durait quarante ou soixante et dix jours, apparemment selon la qualité des personnes.
Herod. l. 2, cap. 85, etc. Diod. lib. 1, pag. 81. Il y avait trois manières d'embaumer les corps. La plus magnifique était pour les personnes les plus considérables; et la dépense[A]: 5500 f.--L. montait à un talent d'argent, c'est-à-dire à trois mille écus.[A]
Plusieurs ministres étaient employés à cette cérémonie. Les uns vidaient la cervelle par les narines, avec un ferrement fait exprès pour cela; d'autres vidaient les entrailles et les intestins, en faisant au côté une ouverture avec une pierre d'Éthiopie tranchante comme un rasoir; puis ils remplissaient ces vides de parfums et de diverses drogues odoriférantes. Comme cette évacuation, accompagnée nécessairement de quelques dissections, semblait avoir quelque chose de violent et d'inhumain, ceux qui y avaient travaillé prenaient la fuite quand l'opération était achevée, et étaient poursuivis à coups de pierres par les assistants. On traitait fort honorablement ceux qui étaient chargés d'embaumer le corps. Ils le remplissaient de myrrhe, de cannelle, et de toutes sortes d'aromates. Après un certain temps ils l'enveloppaient de bandelettes de lin très-fines 100, qu'ils collaient ensemble avec une espèce de gomme fort déliée, et qu'ils enduisaient encore des parfums les plus exquis. Par ce moyen on prétend que la figure entière du corps, les traits même du visage, et jusqu'aux poils des paupières et des sourcils, se conservaient parfaitement. Quand le corps avait été ainsi embaumé, on le rendait aux parents, qui l'enfermaient dans une espèce d'armoire ouverte, faite sur la mesure du mort; puis ils le plaçaient debout et droit contre la muraille, soit dans leurs tombeaux, s'ils en avaient, soit dans leurs maisons. C'est ce qu'on appelle momies. Il en vient encore tous les jours d'Égypte, et plusieurs curieux en conservent dans leurs cabinets. On voit par là quel soin les Égyptiens prenaient des corps morts. Leur reconnaissance envers leurs parents était immortelle. Les enfants, en voyant les corps de leurs ancêtres, se souvenaient de leurs vertus, que le public avait reconnues, et s'excitaient à aimer les lois qu'ils leur avaient laissées. On reconnaît dans les funérailles de Joseph en Égypte une partie des cérémonies dont je viens de parler.
J'ai dit que le public avait reconnu les vertus des morts, parce qu'avant que d'être admis dans l'asyle sacré des tombeaux, il fallait qu'ils subissent un jugement solennel. Et cette circonstance des funérailles chez les Égyptiens est une des choses les plus remarquables qui se trouvent dans l'histoire ancienne.
C'était, chez les païens, une consolation en mourant de laisser son nom en estime parmi les hommes; et ils croyaient que de tous les biens humains c'est le seul que la mort ne peut nous ravir. Mais il n'était pas permis en Égypte de louer indifféremment tous les morts; il fallait avoir cet honneur par un jugement public. L'assemblée des juges se tenait au-delà d'un lac, qu'ils passaient dans une barque. Celui qui la conduisait s'appelait en langue égyptienne Charon; et c'est sur cela que les Grecs, instruits par Orphée, qui avait été en Égypte, ont inventé leur fable de la barque de Charon. Aussitôt qu'un homme était mort, on l'amenait en jugement. L'accusateur public était écouté 101. S'il prouvait que la conduite du mort eût été mauvaise, on en condamnait la mémoire, et il était privé de la sépulture. Le peuple admirait le pouvoir des lois, qui s'étendait jusqu'après la mort; et chacun, touché de l'exemple, craignait de déshonorer sa mémoire et sa famille. Que si le mort n'était convaincu d'aucune faute, on l'ensevelissait honorablement.
Ce qu'il y avait de plus étonnant dans cette enquête publique établie contre les morts, c'est que le trône même n'en mettait pas à couvert. Les rois étaient épargnés pendant leur vie, le repos public le voulait ainsi; mais ils n'étaient pas exempts du jugement qu'il fallait subir après la mort, et quelques-uns ont été privés de la sépulture. Il se passait quelque chose de semblable chez les Israélites. Nous voyons dans l'Écriture que les méchants rois n'étaient point ensevelis dans les tombeaux de leurs ancêtres. Par là ils apprenaient que, si leur majesté les met pendant leur vie au-dessus des jugements humains, ils y reviennent enfin quand la mort les a égalés aux autres hommes.
Lors donc que le jugement qui avait été prononcé se trouvait favorable au mort, on procédait aux cérémonies de l'inhumation. On faisait son panégyrique, mais sans y rien mêler de sa naissance; toute l'Égypte était censée noble. On ne comptait pour louanges solides et véritables, que celles qui étaient rendues au mérite personnel du mort. On le louait de ce que, dans sa jeunesse, il avait eu une excellente éducation, et de ce que, dans un âge plus avancé, il avait cultivé la piété à l'égard des dieux, la justice envers les hommes, la douceur, la modestie, la retenue, et toutes les autres vertus qui font l'homme de bien. Alors tout le peuple applaudissait, et donnait aussi des louanges magnifiques au mort, comme devant être associé pour toujours à la compagnie des hommes vertueux dans le royaume de Pluton.
En finissant l'article qui regarde les cérémonies des funérailles, il n'est pas hors de propos de faire remarquer aux jeunes gens les manières différentes dont en usaient les anciens à l'égard des corps morts. Les uns, comme nous l'avons déjà dit des Égyptiens, après les avoir embaumés, les exposaient en vue, et en conservaient le spectacle. D'autres les brûlaient sur un bûcher; et cette coutume était en usage chez les Romains. D'autres enfin les déposaient dans la terre.
Le soin de conserver les corps sans les cacher dans les tombeaux paraît injurieux à l'humanité en général, et aux personnes en particulier que l'on prétend ainsi respecter; parce qu'il rend leur humiliation et leur difformité visibles, et, quelque soin qu'on en puisse prendre, n'offre aux spectateurs que de tristes et d'affreux restes de leurs visages. La coutume de brûler les morts a quelque chose de cruel et de barbare, en se hâtant de détruire ce qui reste des personnes les plus chères. Celle d'enterrer les morts est certainement la plus ancienne et la plus religieuse. Elle remet à la terre ce qui en a été tiré, et nous prépare à croire que le corps, qui en a été formé une première fois, pourra bien en être tiré une seconde.
CHAPITRE III.
DES SOLDATS ET DE LA GUERRE.
[Herod. 2, c. 168.] La profession militaire était en grand honneur dans l'Égypte. Après les familles sacerdotales, celles qu'on estimait les plus illustres étaient, comme parmi nous, les familles destinées aux armes. On ne se contentait pas de les honorer, on les récompensait libéralement. Les soldats avaient douze aroures, exemptes de tout tribut et de toute imposition 102. L'aroure était une portion de terre labourable, qui répondait à peu près à la moitié d'un de nos arpents. Outre ce privilége, on fournissait par jour à chacun d'eux 103 cinq livres de pain, deux livres de viande, et une pinte de vin 104. C'était de quoi nourrir une partie de leur famille. Par là on les rendait plus affectionnés et plus courageux; et l'on trouvait, remarque Diodore, que c'eût été manquer contre les règles, Lib. 1, p. 67. non-seulement de la saine politique, mais du bon sens, que de confier la défense et la sûreté de l'état à des gens qui n'auraient eu aucun intérêt à sa conservation.
Quatre cent mille soldats 105 que l'Égypte entretenait Herod. l. 2, c. 164-168. continuellement étaient ceux de ses citoyens qu'elle exerçait avec le plus de soin. On les préparait aux fatigues de la guerre par une éducation mâle et robuste. Il y a un art de former les corps aussi-bien que les esprits. Cet art, que notre nonchalance nous a fait perdre, était bien connu des anciens, et l'Égypte l'avait trouvé. La course à pied, la course à cheval, la course dans les chariots, se faisaient en Égypte avec une adresse admirable; et il n'y avait point dans tout l'univers de Cant. 1, 8, Isai. 36, 9. meilleurs hommes de cheval que les Égyptiens. L'Écriture vante en plusieurs endroits leur cavalerie.
Les lois de la milice se conservaient aisément parmi eux, parce que les pères les apprenaient à leurs enfants; car la profession de la guerre passait de père en fils comme les autres. [Herod. 2, § 166.]On attachait seulement une note d'infamie à ceux qui prenaient la fuite dans le combat, Diod. p. 70. ou qui faisaient paraître de la lâcheté, parce qu'on aimait mieux les retenir par un motif d'honneur que par la crainte du châtiment.
Je ne veux pas dire pourtant que l'Égypte ait été guerrière. On a beau avoir des troupes réglées et entretenues, on a beau les exercer à l'ombre dans les travaux militaires et parmi les images des combats, il n'y a jamais que la guerre et les combats effectifs qui fassent les hommes guerriers. L'Égypte aimait la paix parce qu'elle aimait la justice, et n'avait de soldats que pour sa défense. Contente de son pays, où tout abondait, elle ne songeait point à faire des conquêtes. Elle s'étendait d'une autre sorte, en envoyant ses colonies par toute la terre, et avec elles la politesse et les lois. Elle régnait par la sagesse de ses conseils et par la supériorité de ses connaissances; et cet empire d'esprit lui parut plus noble et plus glorieux que celui qu'on établit par les armes. Elle a cependant formé d'illustres conquérants; et nous en parlerons dans la suite, quand nous traiterons de l'histoire de ses rois.
CHAPITRE IV.
DE CE QUI REGARDE LES SCIENCES ET LES ARTS.
Les Égyptiens avaient l'esprit inventif, mais ils le tournaient aux choses utiles. Leurs Mercures ont rempli l'Égypte d'inventions merveilleuses, et ne lui avaient presque rien laissé ignorer de ce qui pouvait contribuer à perfectionner l'esprit et à rendre la vie commode et heureuse. Les inventeurs de choses utiles recevaient, et de leur vivant, et après leur mort, de dignes récompenses de leurs travaux. C'est ce qui a consacré les livres de leurs deux Mercures, et les a fait regarder comme des livres divins. Le premier de tous les peuples où l'on voie des bibliothèques est celui d'Égypte. Le titre qu'on leur donnait inspirait l'envie d'y entrer et d'en pénétrer les secrets: Ψυχῆς ἰατρεῖον. on les appelait le trésor des remèdes de l'ame. Elle s'y guérissait de l'ignorance, la plus dangereuse de ses maladies, et la source de toutes les autres.
Comme leur pays était uni, et leur ciel toujours pur et sans nuages, ils ont été des premiers à observer le cours des astres. Ces observations les ont conduits à régler le cours 106 de l'année sur celui du soleil; car chez eux, comme le remarque Diodore, dans les temps les plus reculés, l'année était composée de trois cent soixante-cinq jours et six heures.
Note 106: (retour) On ne sera pas surpris que les Égyptiens, les plus anciens observateurs du monde, soient parvenus à cette connaissance, si l'on fait réflexion que l'année lunaire, dont se servaient les Grecs et les Romains, tout incommode et tout informe qu'elle paraît, supposait néanmoins la connaissance de l'année solaire, telle que Diodore de Sicile l'attribue aux Égyptiens. On verra du premier coup-d'œil, en calculant leurs intercalations, que ceux qui avaient été les auteurs de cette forme d'année avaient su qu'aux trois cent soixante-cinq jours il fallait ajouter quelques heures pour se retrouver avec le soleil. Ils se trompaient seulement en ce qu'ils croyaient que c'était six heures juste, au lieu qu'il s'en faut près de onze minutes.= On doit observer que les Égyptiens, dans l'usage ordinaire, ne se servaient que de l'année vague de 365 jours: elle était trop courte de 6 heures (d'après la durée qu'ils supposaient à l'année). Le commencement de l'année rétrogradait donc tous les ans de 6 heures, ou de 1/4 de jour, et après une période de 4 fois 365 ans, ou de 1461 années vagues, qui ne faisaient que 1460 années juliennes de 365 jours 6 heures, l'année recommençait à-peu-près au même point; c'est ce qu'on appelle la période caniculaire. L'usage de cette année vague subsista en Égypte bien long-temps après l'introduction de l'année julienne dans l'usage civil.
Il paraît certain, quoi qu'on en ait dit, que les prêtres de Thèbes et d'Héliopolis, connaissaient et pratiquaient, avant l'arrivée des Romains, l'année bissextile de 365 jours 6 heures, avec l'intercalation d'un jour tous les 4 ans; il l'est également que Jules César en fit l'année commune chez les Alexandrins. Cette année commençait le 1er thot, qui répond au 29 août.--L.
Pour reconnaître leurs terres, couvertes tous les ans par le débordement du Nil, les Égyptiens ont été obligés de recourir à l'arpentage, qui leur a bientôt appris la géométrie 107. Ils étaient grands observateurs de la nature, qui, dans un pays si serein, et sous un soleil si ardent, était forte et féconde. C'est aussi ce qui leur a fait inventer ou perfectionner la médecine.
Note 107: (retour) On a la preuve que les Égyptiens, à force de recommencer la mesure des terres, étaient parvenus à connaître les dimensions de leur pays avec une singulière exactitude; et même qu'ils avaient acquis une connaissance assez précise de la grandeur d'un degré terrestre. Il y a lieu de croire que les cartes géographiques ne leur étaient point inconnues; on a vu plus haut (pag. 20, n. 1), qu'ils savaient tracer une ligne méridienne avec une exactitude surprenante.--L.
On n'abandonnait point au caprice des médecins la manière de traiter les malades. Ils avaient des règles fixes, qu'ils étaient obligés de suivre; et ces règles étaient les observations anciennes des habiles maîtres, qui étaient consignées dans les livres sacrés. En les suivant, ils ne répondaient point du succès: autrement, on les en rendait responsables, et il y avait contre eux peine de mort. Cette loi était utile pour réprimer la témérité des charlatans, mais pouvait être un obstacle aux nouvelles découvertes et à la perfection de l'art. Lib. 2, c. 84. Chaque médecin, si l'on en croit Hérodote, se renfermait dans la cure d'une seule espèce de maladie: les uns pour les yeux, d'autres pour les dents, et ainsi du reste.
Ce que nous avons dit des pyramides, du labyrinthe, de ce nombre infini d'obélisques, de temples, de palais, dont on admire encore les précieux restes dans toute l'Égypte, et dans lesquels brillaient à l'envi la magnificence des princes qui les avaient construits, l'habileté des ouvriers qui y avaient été employés, la richesse des ornements qui y étaient répandus, la justesse des proportions et des symétries qui en faisaient la plus grande beauté; ouvrages dans plusieurs desquels s'est conservée jusqu'à nous la vivacité même des couleurs malgré l'injure du temps, qui amortit et consume tout à la longue: tout cela, dis-je, montre à quel point de perfection Diod. l. 1, pag. 73. l'Égypte avait porté l'architecture, la peinture, la sculpture, et tous les autres arts 108.
Note 108: (retour) Voici le résumé de ce que les nouvelles découvertes en Égypte ont fait connaître sur l'état de l'industrie et des arts chez les anciens Égyptiens.Ils fabriquaient des toiles de lin aussi belles et aussi fines que les nôtres: on trouve, dans les enveloppes des momies, des toiles de coton d'une finesse égale à celle de notre mousseline, et d'un tissu très-fort; et l'on voit par quelques-unes de leurs peintures qu'ils savaient faire des tissus aussi transparents que nos gazes, nos linons, ou même que nos tulles.
L'art de tanner le cuir leur était parfaitement connu; de même que celui de le teindre en diverses couleurs, comme nos maroquins; et d'y imprimer des figures.
Ils savaient fabriquer aussi une sorte de verre grossier, avec lequel ils faisaient des colliers et autres ornements.
L'art d'émailler, et celui de la dorure, étaient portés chez eux à un haut degré de perfection: ils savaient réduire l'or en feuilles aussi minces que les nôtres; et possédaient une composition métallique semblable à notre plomb, mais un peu plus molle.
Ils avaient porté fort loin l'art de vernir: la beauté de la couverte de leurs poteries, n'a point été surpassée, peut-être même égalée par les modernes.
La peinture n'a jamais été très-perfectionnée par eux; ils paraissent avoir toujours ignoré l'art de donner du relief aux figures par le mélange des clairs et de l'ombre: mais ils disposaient les couleurs avec intelligence; et le trait, dans leurs beaux ouvrages, est d'une hardiesse et d'une pureté extraordinaires. Du reste, ils n'entendaient rien à la perspective: et presque tous leurs dessins ne présentent les objets que de profil: l'uniformité des attitudes et des poses montre assez qu'en peinture comme en sculpture les artistes égyptiens étaient forcés de ne point s'écarter d'un certain style de convention, qui s'est conservé jusques sous les derniers empereurs romains.
Il en était de même de l'architecture; très-remarquable par la grandeur des masses, par la majesté de l'ensemble, par le grandiose qui en caractérise tous les détails, elle était lourde, sans goût dans la disposition des parties, dans le choix des ornements: il paraît que dès les plus anciens temps, ils l'ont portée au plus haut degré qu'il leur était donné d'atteindre; et qu'elle n'a éprouvé presque aucun perfectionnement sensible, dans les siècles postérieurs.--L.
Ils ne faisaient pas grand cas ni de cette partie de la gymnastique ou palestre, qui ne tendait point à procurer au corps une force solide et une santé robuste 109; ni de la musique, qu'ils regardaient comme une occupation non-seulement inutile, mais dangereuse, et propre seulement à amollir les esprits 110.
Note 110: (retour) «Il faut entendre de même ce que cet auteur (Diodore de Sicile), dit touchant la musique. Celle qu'il fait mépriser aux Égyptiens, comme capable de ramollir les courages, était sans doute cette musique molle et efféminée qui n'inspire que les plaisirs et une fausse tendresse; car, pour cette musique généreuse dont les nobles accords élèvent l'esprit et le cœur, les Égyptiens n'avaient garde de la mépriser, puisque, selon Diodore même, leur Mercure l'avait inventée, et avait aussi inventé le plus grave des instruments de musique. Dans la procession solennelle des Égyptiens, où l'on portait en cérémonie le livre de Trismégiste, on voit marcher à la tête le chantre tenant en main un symbole de la musique (je ne sais pas ce que c'est), et le livre des hymnes sacrés.» Cette excellente observation de Bossuet modifie suffisamment ce que l'assertion de Rollin pouvait présenter de fautif.--L.
CHAPITRE V
DES LABOUREURS, DES PASTEURS, DES ARTISANS.
Diod. l. 1, pag. 67, 68. Les laboureurs, les pasteurs, les artisans, qui formaient les trois conditions du bas étage en Égypte, ne laissaient pas d'y être fort estimés, surtout les laboureurs et les pasteurs. Il fallait qu'il y eût des emplois et des personnes plus considérables, comme il faut qu'il y ait des yeux dans le corps; mais leur éclat ne fait pas mépriser les bras, les mains, les jambes, ni les parties les plus basses. Ainsi, parmi les Égyptiens, les prêtres, les soldats, les savants, avaient des marques d'honneur particulières; mais tous les métiers, jusqu'aux moindres, étaient en estime, parce qu'on ne croyait pas pouvoir sans crime mépriser des citoyens dont les travaux, quels qu'ils fussent, contribuaient au bien public.
Une autre raison supérieure leur avait pu d'abord inspirer ces sentiments d'équité et de modération, qu'ils conservèrent long-temps. Comme ils descendaient tous d'un même père, qui était Cham, le souvenir de cette origine commune, encore récente, étant présent à l'esprit de tous dans les premiers siècles, établit parmi eux une espèce d'égalité qui leur faisait dire que toute l'Égypte était noble. En effet la différence des conditions, et le mépris qu'on fait de celles qui paraissent les plus basses, ne vient que de l'éloignement de la tige commune, qui fait oublier que le dernier des roturiers, si l'on veut remonter à la source, descend d'une famille aussi noble que les plus grands seigneurs.
Quoi qu'il en soit, en Égypte nulle profession n'était regardée comme basse et sordide. Par ce moyen tous les arts venaient à leur perfection. L'honneur, qui les nourrit, se mêlait partout. La loi assignait à chacun son emploi, qui se perpétuait de père en fils. On ne pouvait ni en avoir deux, ni changer de profession. On faisait mieux ce qu'on avait toujours vu faire, et à quoi on s'était uniquement exercé dès son enfance; et chacun, ajoutant sa propre expérience à celle de ses ancêtres, avait bien plus de facilité à exceller dans son art. D'ailleurs cette coutume salutaire, établie anciennement dans la nation et dans le pays, éteignait toute ambition mal entendue, et faisait que chacun demeurait content dans son état, sans aspirer, par des vues d'intérêt, de vanité ou de légèreté, à un plus haut rang.
C'était là la source d'une infinité d'inventions singulières que chacun imaginait dans son art pour le conduire à sa perfection, et pour contribuer ainsi aux commodités de la vie et à la facilité du commerce. Diod. l. 1, pag. 67. J'avais d'abord regardé comme une fable ce que Diodore rapporte de l'industrie des Égyptiens, qui savaient, par une fécondité artificielle, faire éclore des poulets sans faire couver les œufs par des poules 111; mais tous les voyageurs modernes attestent la vérité de ce fait, qui mérite certainement d'être observé, et que l'on dit aussi n'être pas inconnu en Europe. Selon leurs relations, les Égyptiens mettent les œufs dans des fours auxquels ils savent donner un degré de chaleur si tempéré, et qui se rapporte si bien à la chaleur naturelle des poules, que les poulets qui en viennent sont aussi forts que ceux qui sont couvés à l'ordinaire. Le temps propre à cette opération est depuis la fin de décembre jusqu'à la fin d'avril, la chaleur étant excessive en Égypte tout le reste de l'année. Pendant ces quatre mois ils font couver plus de trois cent mille œufs, qui ne réussissent pas tous, à la vérité, mais qui ne laissent pas de fournir à peu de frais une quantité prodigieuse de volailles. L'habileté consiste à donner aux fours un degré de chaleur convenable, et qui ne passe pas une certaine mesure. On emploie environ dix jours pour échauffer ces fours, et autant à peu près pour faire éclore les œufs. C'est une chose divertissante, disent les relations, que de voir éclore ces poulets, dont les uns ne montrent que la tête, les autres sortent de la moitié du corps, et les autres tout-à-fait; et, dès qu'ils sont sortis, ils courent au travers de ces œufs; Tom. 2, pag. 64. Lib. 10, c. 54. ce qui fait un vrai plaisir. On peut voir, dans les Voyages de Corneille LeBruyn, ce que les différents voyageurs ont écrit sur ce sujet. Pline en fait aussi mention; mais il paraît qu'au lieu de fours les Égyptiens anciennement [V. pl. haut, p. 80.] faisaient éclore les œufs dans du fumier.
Note 111: (retour) Le premier auteur qui en fait mention est Aristote (Hist. Anim. VI, c. 2). Antigone de Caryste (Hist. Mirab., c. 104), Pline (x, c. 54), s'accordent à dire, d'après lui, que ces œufs étaient mis dans du fumier. Le procédé actuellement en usage paraît avoir été inconnu des anciens Égyptiens, au moins jusqu'à l'an 133 de J.C. (Vopisc. in Saturn.) Pline, il est vrai, parle, comme nouvellement inventé, d'un procédé analogue à celui des Égyptiens modernes (X, c. 55); mais il ne dit point que cette invention eût été faite en Égypte.--L.
J'ai dit que les laboureurs sur-tout, et ceux qui prenaient soin des troupeaux, étaient fort considérés en Égypte, à l'exception de quelques contrées, où les derniers n'étaient point soufferts. En effet c'est à ces deux professions qu'elle devait ses richesses et son opulence. C'est une chose étonnante de voir ce que le travail et l'adresse des Égyptiens tiraient d'un pays dont l'étendue n'était pas fort considérable, mais dont le fonds était devenu, par le bienfait du Nil et par l'industrie laborieuse des habitants, d'une merveilleuse fécondité.
Il en sera toujours ainsi de tout royaume où l'attention de ceux qui gouvernent sera tournée vers le bien public. La culture des terres et la nourriture des animaux seront une source inépuisable de biens et d'avantages par-tout où, comme en Égypte, on se fera un devoir de les soutenir et de les protéger par principe d'état et de politique: et c'est un grand malheur qu'elles soient tombées maintenant dans un mépris général, quoique ce soient elles qui fournissent les besoins et même les délices de la vie à toutes les conditions que nous regardons comme relevées. «Car,» dit M. l'abbé Fleury dans son admirable livre des Mœurs des Israélites, où il examine à fond la matière que je traite, «c'est le paysan qui nourrit les bourgeois, les officiers de justice et de finance, les gentilshommes, les ecclésiastiques; et, de quelque détour que l'on se serve pour convertir l'argent en denrées, ou les denrées en argent, il faut toujours que tout revienne aux fruits de la terre et aux animaux qu'elle nourrit. Cependant, quand nous comparons ensemble tous ces différents degrés dé conditions, nous mettons au dernier rang ceux qui travaillent à la campagne; et plusieurs estiment plus de gros bourgeois inutiles, sans force de corps, sans industrie, sans aucun mérite, parce qu'ayant plus d'argent ils mènent une vie plus commode et plus délicieuse.»
«Mais, si nous imaginions un pays où la différence des conditions ne fût pas si grande; où vivre noblement ne fût pas vivre sans rien faire, mais conserver soigneusement sa liberté, c'est-à-dire n'être sujet qu'aux lois et à la puissance publique, subsister de son fonds sans dépendre de personne, et se contenter de peu plutôt que de faire quelque bassesse pour s'enrichir; un pays où l'on méprisât l'oisiveté, la mollesse et l'ignorance des choses nécessaires pour la vie, et où l'on fît moins de cas du plaisir que de la santé et de la force du corps, en ce pays-là il serait bien plus honnête de labourer ou de garder un troupeau que de jouer ou se promener toute la vie.» Or il ne faut point recourir à la république de Platon pour trouver des hommes en cet état. C'est ainsi qu'a vécu la plus grande partie du monde pendant près de quatre mille ans, non-seulement les Israélites, mais les Égyptiens, les Grecs, les Romains, c'est-à-dire les nations les plus policées, les plus sages, les plus guerrières, les plus éclairées en tout genre. Elles nous apprennent toutes le cas que nous devrions faire de la culture des terres et du soin des troupeaux: dont l'une, sans parler du chanvre et du lin d'où l'on tire les toiles, nous fournit, par les grains, les fruits, les légumes, une nourriture non-seulement abondante, mais délicieuse; et l'autre, outre les viandes exquises dont il couvre nos tables, met presque seul en mouvement les manufactures et le commerce par le moyen des cuirs et des étoffes.
L'intention des princes, pour l'ordinaire, et leur intérêt certainement, est qu'on ménage et qu'on favorise les gens de la campagne, qui soutiennent à la lettre le poids du jour et de la chaleur, et qui supportent une grande partie des charges du royaume; mais les bonnes intentions des princes sont souvent frustrées par l'insatiable et impitoyable avidité de ceux qui sont chargés du recouvrement de leurs deniers. L'histoire nous a conservé une belle parole de Tibère à ce sujet: Un gouverneur du pays même dont nous parlons ici, c'est-à-dire Diodor. [lis. Dio. Cassius] l. 57, p. 608. de l'Égypte, ayant augmenté l'imposition annuelle que payait la province, sans doute pour faire sa cour à l'empereur, et lui ayant envoyé une somme plus considérable qu'à l'ordinaire, Tibère, qui, dans ses premières années, pensait ou du moins parlait bien, lui répondit que 112 son intention était qu'on tondît ses brebis, et non pas qu'on les écorchât.
CHAPITRE VI.
DE LA FÉCONDITÉ DE L'ÉGYPTE.
Je ne parlerai ici que de quelques plantes particulières à l'Égypte, et de l'abondance du blé qui y croissait.
Papyrus 113. C'est une plante qui pousse quantité de tiges triangulaires, hautes de six ou sept coudées. Plin. l. 13, c. 11. Les anciens ont écrit d'abord sur des feuilles de palmier, puis sur des écorces d'arbre, d'où est venu le mot liber: après cela sur des tablettes enduites de cire, où l'on imprimait les caractères avec un poinçon qui avait un bout aigu pour écrire, et l'autre plat pour effacer: Satir. 10, lib. 1 [v. 72.] ce qui a donné lieu à cette expression d'Horace,
Sæpè stylum vertas, iterùm quæ digna legi sint Scripturus.
qui signifie que, pour faire un bon ouvrage, il faut beaucoup effacer, beaucoup corriger. Enfin on introduisit l'usage du papier. C'était des feuilles propres à écrire, Lucan. [Pharsal. III, v. 222.] faites de l'écorce de la plante dont nous parlons, papyrus, appelée autrement byblus:
Nondum flumineas Memphis contexere byblos
Nuverat.
Merveilleuse invention 114, dit Pline, qui est d'un si grand usage dans la vie, qui fixe la mémoire des faits, et qui immortalise les hommes! Varron l'attribue à Alexandre-le-Grand, lorsqu'il bâtit Alexandrie: mais elle est bien plus ancienne que lui; il ne fit que la rendre plus commune. Le même Pline ajoute qu'Eumène, roi de Pergame, substitua le parchemin au papier, par jalousie contre Ptolémée, roi d'Égypte, se piquant de l'emporter par ce moyen sur sa bibliothèque, dont les livres n'étaient que de papier. Le parchemin est une peau de mouton ou de bélier préparée pour écrire; on l'appelle pergamenum, à cause qu'il a été inventé par les rois de Pergame. Tous les anciens manuscrits sont sur du parchemin, ou sur du vélin, qui est une peau de veau plus délicate que le parchemin ordinaire. C'est une chose curieuse de voir comment notre papier, qui est si blanc et si fin, se fait de vieux haillons et de sales chiffons qu'on ramasse dans les rues. La plante nommée papyrus servait aussi à faire des voiles de vaisseau, des cordages, des habits, des couvertures, etc.
Plin. l. 19, cap. 1. Linum. Le lin est une plante dont l'écorce est pleine de filets qui servent à faire de la toile déliée. On avait en Égypte une adresse merveilleuse pour le préparer et le travailler, les fils qu'on en tirait étant d'une si grande finesse, qu'ils échappaient presque à la vue. Les prêtres n'y étaient vêtus que de lin, et jamais de laine, et c'était aussi l'habillement ordinaire des personnes considérables. On en faisait un grand commerce, et il s'en transportait beaucoup dans les pays étrangers. Ce travail occupait un grand nombre de personnes en Égypte, sur-tout parmi les femmes, comme on le voit dans l'endroit d'Isaïe où ce prophète menace l'Égypte d'une affreuse sécheresse qui en fera cesser tous les travaux: Is. 19, 9. Exod. 9, 31. Confundentur qui operabantur linum, pectentes et texentes subtilia. On voit aussi dans l'Écriture que l'un des effets de la grêle que Moïse fit tomber en Égypte fut de ruiner tout le lin qui commençait déjà à monter en graine: c'était au mois de mars.
Plin. Ibid. Byssus. C'était une autre espèce de lin 115, extrêmement fin et délié, qui était souvent teint en pourpre. Il était fort cher, et il n'y avait que les gens riches et aisés qui s'en vêtissent. Pline, qui donne la première place au lin incombustible, met celui-ci après, et 116 dit qu'il servait à la parure et à l'ornement des dames. Il paraît, par l'Écriture sainte, que c'était de l'Égypte Ezech. 27. sur-tout qu'on tirait les toiles composées de cette espèce de lin: byssus varia de Ægypto texta est tibi.
Je ne parle point du lotus, plante fort commune et fort estimée en Égypte, dont la graine servait autrefois à faire du pain 117. Il y avait un autre lotus en Afrique, qui a donné son nom aux lotophages, parce qu'ils Odys. l. 9. v. 84-102. vivaient du fruit de cet arbre 118, fruit d'un goût si délicieux, s'il en faut croire Homère, qu'il faisait oublier à ceux qui en mangeaient toutes les douceurs de la patrie, comme Ulysse l'éprouva à son retour de Troie.
En général les légumes et les fruits étaient excellents en Égypte, et auraient pu 119, comme Pline le remarque, suffire seuls pour la nourriture, tant la bonté et l'abondance en étaient grandes; et en effet les ouvriers ne vivaient presque d'autre chose, comme on le voit dans ceux qui travaillaient aux pyramides.
Outre ces richesses champêtres, le Nil, par la pêche et par la nourriture des troupeaux, fournissait la table des Égyptiens de poissons exquis de toute espèce, et de viandes très-succulentes. C'est ce qui fit regretter si fort l'Égypte aux Israélites, quand ils se trouvèrent dans le désert. Num. 11, 4, 5. Qui nous donnera de la chair à manger? disaient-ils d'un ton plaintif et séditieux. Nous nous souvenons des poissons que nous mangions en Égypte presque pour rien. Les concombres, les melons, les poireaux, les ognons et l'ail nous reviennent dans l'esprit.... Exod. 16, 5. Nous étions assis près des marmites pleines de viandes, et nous mangions du pain tant que nous voulions.
Mais la grande et l'incomparable richesse de l'Égypte était le blé, qui la mettait en état, même dans des temps de famine presque universelle, de nourrir tous les peuples voisins, comme cela arriva sous Joseph. Dans les temps postérieurs elle fut toujours la ressource et le grenier le plus assuré de Rome et de Constantinople. On sait que la calomnie inventée contre saint Athanase, à qui l'on imputait d'avoir menacé d'empêcher à l'avenir que l'on ne transportât du blé d'Alexandrie à Constantinople, fit entrer en fureur contre ce saint évêque l'empereur Constantin, parce qu'il savait que cette ville ne pouvait subsister sans les convois d'Égypte. C'est la même raison qui porta toujours les empereurs romains à prendre un si grand soin de l'Égypte, qu'ils regardaient comme la mère nourricière de Rome.
Cependant le même fleuve qui a mis cette province en état de nourrir et de faire subsister les deux villes du monde les plus peuplées, la réduisait quelquefois elle-même à une affreuse famine; et il est étonnant que la sage prévoyance de Joseph, qui, dans des temps d'abondance, avait mis en réserve des blés pour des années de stérilité, n'ait point appris à ces politiques si vantés à se précautionner par une pareille industrie contre les variétés et les incertitudes du Nil 120. Pline le jeune, dans le panégyrique de Trajan, nous fait une peinture admirable de l'extrémité où la famine réduisit cette province sous cet empereur, et de la généreuse libéralité qu'il fit paraître pour la soulager. On ne sera pas fâché d'en voir ici un extrait, qui rendra moins les expressions que les pensées.
Note 120: (retour) Sénèque nous apprend que, pendant deux années consécutives, dans la dixième et la onzième années du règne de Cléopatre, l'inondation du Nil trompa l'espérance des laboureurs; et que ce malheur arriva pendant neuf années, au témoignage de Callimaque. (Senec., Quæst. Natur. IV, 2, § 15.) Le passage de Callimaque, dont Sénèque rappelle le sens, a été conservé par le grand étymologiste. On le trouve dans l'édit. d'Ernesti (t. 1, p. 357).--L.
L'Égypte, dit Pline, qui se glorifiait de n'avoir besoin, pour nourrir et faire croître ses grains, ni des pluies, ni du ciel, et qui se croyait assurée pour toujours de le disputer aux terres les plus fertiles, fut condamnée à une sécheresse inopinée, et à une funeste stérilité, parce que l'inondation du Nil, source et mesure certaine de l'abondance, beaucoup moins étendue qu'à l'ordinaire, avait laissé à sec la plupart des terres 121. Pour-lors elle implora le secours du prince, comme elle avait coutume d'attendre celui du fleuve. Le délai ne dura que ce qu'il fallut de temps au courrier pour porter à Rome cette triste nouvelle; et il semblait que ce malheur n'était arrivé que pour faire paraître avec plus d'éclat la bonté de César 122. C'était une ancienne et commune opinion, que notre ville ne pouvait subsister que par les vivres qu'elle tirait d'Égypte. Cette nation vaine et fastueuse se vantait de nourrir, toute vaincue qu'elle était, ses vainqueurs, d'avoir leur sort entre ses mains, et de régler par son fleuve leur bonne ou mauvaise destinée. Nous avons rendu au Nil ses moissons, et lui avons renvoyé ses convois: que l'Égypte apprenne donc, par son expérience, qu'elle ne nous est point nécessaire, mais qu'elle est notre esclave: qu'elle sache que ce n'est pas tant des vivres qu'elle nous envoie qu'un tribut qu'elle nous paie; et qu'elle n'oublie jamais que nous pouvons bien nous passer de l'Égypte, mais que l'Égypte ne peut point se passer de nous. C'en était fait de cette province si fertile, si elle eût encore été libre. Elle a trouvé un sauveur et un père dans son maître. Étonnée de voir ses greniers remplis sans le travail de ses laboureurs, elle n'a su d'où lui pouvaient venir ces richesses étrangères et gratuites. La disette de peuples si éloignés de nous, et secourus si promptement, n'a servi qu'à faire mieux sentir quel avantage c'est que d'être sous notre empire 123. Le Nil a pu, dans d'autres temps, couvrir d'une plus grande inondation les campagnes d'Égypte, mais il n'a jamais coulé plus abondamment pour la gloire des Romains. Puisse le ciel, content d'avoir mis à une telle épreuve et la patience des peuples, et la bonté du prince, rendre pour toujours à l'Égypte son ancienne fécondité!
Note 122: (retour) «Pererebuerat antiquitas, urbem nostram nisi opibus Ægypti ali sustentarique non posse. Superbiebat ventosa et insolens natio, quôd victorem quidcm populum pasceret tamen, quòdque in suo flumine, in suis manibus, vel abundantia nostra vel fames esset. Refudimus Nilo suas copias. Recepit frumenta quæ miserat, deportatasque messes revexit.»
Le reproche que Pline fait ici aux Égyptiens, d'avoir une vaine et folle complaisance dans les inondations de leur Nil, marque un de leurs caractères les plus particuliers, et me fait souvenir d'un bel endroit d'Ézéchiel, où Dieu parle ainsi à Pharaon, l'un de leurs rois: Ezech. 29, v. 3 et 9. «Je viens à toi, grand dragon, qui te couches au milieu de tes fleuves, et qui dis: Le fleuve est à moi, c'est moi qui l'ai fait, c'est moi-même qui me suis créé.» Ecce ego ad te, Pharao, rex Ægypti, draco magne, qui cubas in medio fluminum tuorum, et dicis: Meus est fluvius, et ego feci eum, et ego feci memetipsum.
Dieu voyait dans le cœur de ce prince un orgueil insupportable, un sentiment de sécurité, de confiance dans les inondations du Nil, d'une entière indépendance des influences du ciel, comme s'il n'eût dû les heureux effets de cette inondation qu'à ses soins et à ses travaux, ou à ceux de ses prédécesseurs: Meus est fluvius, et ego feci eum.
Avant que de terminer cette seconde partie, qui regarde les mœurs des Égyptiens, je crois devoir avertir les lecteurs de se rendre attentifs à différents traits répandus dans l'histoire d'Abraham, de Jacob, de Joseph, de Moïse, qui confirment et éclaircissent une partie de ce que nous trouvons dans les auteurs profanes sur ce sujet. Ils y remarqueront la police parfaite qui régnait en Égypte, soit à la cour, soit dans le reste du royaume; la vigilance du prince, qui était averti de tout, qui avait un conseil réglé, des ministres choisis, des troupes toujours bien entretenues, et de toute sorte, infanterie, cavalerie, chariots armés en guerre; des intendants dans toutes les provinces; des gardes des greniers publics, des dispensateurs exacts du blé, qui le distribuaient avec grand ordre; une cour formée avec tous les officiers de la couronne, capitaine des gardes, grand échanson, grand panetier, en un mot tout ce qui compose la maison d'un prince et qui fait l'éclat d'une cour brillante. Gen. 12, 10-20. Ils y admireront plus que tout cela encore la crainte des menaces de Dieu, inspecteur de toutes les actions, et juge des rois mêmes; et l'horreur de l'adultère, reconnu comme un crime capable de faire périr un royaume.
TROISIÈME PARTIE.
HISTOIRE DES ROIS D'ÉGYPTE.
Il n'y a point dans toute l'antiquité d'histoire plus obscure ni plus incertaine que celle des premiers rois d'Égypte. Cette nation fastueuse, et follement entêtée de son antiquité et de sa noblesse, trouvait qu'il était beau de se perdre dans un abyme infini de siècles, qui Diod. l. 1, p. 41. semblait l'approcher de l'éternité. Si on l'en croit, les dieux d'abord, ensuite les demi-dieux ou héros, la gouvernèrent successivement pendant l'espace de plus de vingt mille ans 124. On sent assez combien cette prétention est vaine et fabuleuse.
Note 124: (retour) Diodore, cité par Rollin, dit: un peu moins de dix-huit mille ans. (1, § 44.) Fréret a montré que cette antiquité si reculée provient de l'équivoque causée par le mot année, qui a désigné originairement des saisons de trois ou de quatre mois. En réduisant les dates égyptiennes, d'après cette hypothèse, on reconnaît qu'elles se renferment dans les limites de la chronologie de l'Écriture Sainte.--L.
Après les dieux et demi-dieux régnèrent des hommes égyptiens, dont Manéthon nous a laissé trente dynasties ou principautés. Ce Manéthon était Égyptien, grand-prêtre et garde des archives sacrées de l'Égypte; il avait été instruit dans les lettres grecques. Il a écrit l'histoire des Égyptiens, et l'a tirée, à ce qu'il dit, des écrits de Mercure, et des autres anciens mémoires conservés dans les archives des temples. Il avait composé cet ouvrage sous le règne et par l'ordre de Ptolémée Philadelphe.
Si l'on suppose les trente dynasties de Manéthon successives, elles composent plus de cinq mille trois cents ans jusqu'au règne d'Alexandre, ce qui est manifestement convaincu de fausseté. D'ailleurs on voit dans Ératosthène 125, appelé à Alexandrie par Ptolémée Evergète, une liste de trente-huit rois thébains, tous différents Eratosthen. ap. Syncell. p. 91. c. 147 D. de ceux de Manéthon. Le soin d'éclaircir ces difficultés a beaucoup exercé les savants. La voie la plus sûre de concilier ces contradictions est de supposer, comme le font maintenant presque tous ceux qui traitent cette matière, que les rois dont il est parlé dans les différentes dynasties ne se sont pas tous succédé les uns aux autres, mais que plusieurs ont régné en même temps dans des contrées différentes. Il y a eu en Égypte quatre dynasties principales: celle de Thèbes, celle de Thin, celle de Memphis, et celle de Tanis. Je ne ferai point ici le dénombrement des rois qui y ont régné: l'histoire ne nous en a presque conservé que les noms. Je ne rapporterai que ce qui me paraîtra propre à éclairer et à instruire les jeunes gens, pour qui principalement j'écris; et je m'arrêterai sur-tout à ce qu'Hérodote et Diodore de Sicile nous apprennent des rois d'Égypte, sans même y garder une suite fort exacte, du moins dans les commencements de cette histoire, qui sont fort obscurs, et sans me mettre en devoir de concilier ces deux historiens. Leur dessein, surtout d'Hérodote, a été, non de donner une suite exacte des rois d'Égypte, mais seulement d'indiquer ceux dont l'histoire leur a paru plus intéressante et plus instructive. Je suivrai le même plan; et j'espère qu'on ne me saura pas mauvais gré de n'être point entré moi-même, et de n'avoir point engagé avec moi les jeunes gens, dans un labyrinthe de difficultés qui est presque sans issue, et d'où les plus habiles ont bien de la peine à se tirer quand ils veulent suivre le fil de l'histoire et fixer des dates assurées. Les curieux pourront consulter les savants 126 ouvrages où cette matière est traitée à fond.
Je dois avertir dès le commencement qu'Hérodote, sur la foi des prêtres Égyptiens qu'il avait consultés, rapporte beaucoup d'oracles et de faits singuliers qu'un lecteur éclairé ne prendra que pour ce qu'ils sont, c'est-à-dire pour des fables.
L'histoire ancienne d'Égypte contient 2158 ans, et elle se divise naturellement en trois parties.
La première commence à l'établissement de la monarchie égyptienne, fondée par Ménès ou Mesraïm, fils de Cham, l'année du monde 1816, et finit à la destruction de cette même monarchie par Cambyse, roi de Perse, l'an 3479; et cette première partie comprend 1663 ans.
La seconde partie est mêlée avec l'histoire des Perses et des Grecs, et s'étend jusqu'à la mort d'Alexandre-le-Grand, arrivée en 3681, et renferme par conséquent 202 ans.
La troisième est celle où s'est élevée en Égypte une nouvelle monarchie sous les Lagides, c'est-à-dire sous les Ptolémées, descendants de Lagus, jusqu'à la mort de Cléopatre, dernière reine d'Egypte, en 3974; et ce dernier espace renferme 293 ans.
Je ne traiterai ici que la première partie, réservant les deux autres pour les temps qui leur sont propres.
ROIS D'ÉGYPTE.
AN. M. 1816 AV. J.C. 2188 MÉNÈS. Tous les historiens conviennent que Ménès est le premier roi d'Égypte. On prétend, et ce n'est point sans fondement, qu'il est le même que Mesraïm, fils de Cham.
Cham était le second fils de Noé. Lorsque la famille de ce dernier, après la folle entreprise de la tour de Babel, se dispersa en différentes contrées, Cham tourna du côté de l'Afrique: et c'est lui sans doute qui dans la suite y fut honoré comme dieu sous le nom de Jupiter Ammon. Il avait quatre enfants: Chus, Mesraïm, Phuth Gen. 10, 6. et Canaan. Chus s'établit en Ethiopie; Mesraïm dans l'Égypte, qui, dans l'Écriture, est le plus souvent appelée de son nom et de celui de Cham son père; Phuth, dans la partie de l'Afrique qui est à l'occident de l'Égypte; et Canaan, dans le pays qui depuis a porté son nom. Les Cananéens sont certainement le même peuple que les Grecs nomment presque toujours Phéniciens, sans qu'on puisse rendre raison ni de ce nom étranger, ni de l'oubli du véritable.
Herod. l. 1, cap. 99. Diod. lib. 1, pag. 42. Je reviens à Mesraïm. On convient que c'est le même que Ménès, que tous les historiens donnent pour le premier roi d'Égypte. Ils disent que c'est lui qui y établit le premier le culte des dieux et les cérémonies des sacrifices.
BUSIRIS, assez long-temps après, bâtit la fameuse ville de Thèbes, et y établit le siège de l'empire 127. Nous avons parlé ailleurs de la magnificence et des richesses de cette ville. Ce n'est pas le Busiris connu par sa cruauté 128.
Diod. lib. 2, pag. 44, 45. OSYMANDYAS. Diodore décrit fort au long plusieurs édifices magnifiques que ce prince avait fait construire 129, dont l'un entre autres 130 était orné de scupltures et de peintures d'une beauté parfaite, qui représentaient son expédition contre les Bactriens, peuple de l'Asie, qu'il avait attaqués avec une armée de quatre cent mille hommes de pied, et de vingt mille chevaux. On y voyait, dans un autre endroit, une assemblée de juges, dont le président portait au cou une image de la Vérité, qui avait les yeux fermés, et avait autour de lui un grand nombre de livres; symbole énergique, qui marquait que les juges devaient être instruits des lois, et juger sans acception de personnes.
On y avait peint aussi le roi, qui offrait aux dieux l'or et l'argent qu'il tirait chaque année des mines d'Égypte, qui montaient à la somme de seize millions 131.
Note 131: (retour) Trois mille deux cents myriades de mines. = Rollin a voulu dire seize cent millions; car les trois mille deux cents myriades ou 32,000,000 de mines d'argent, 533,000 talents, valent 1,599,000,000 fr., d'après l'évaluation du talent, suivie par Rollin, ou les talents dont il est question ici sont de fort peu de valeur, ou les prêtres en ont imposé à Diodore de Sicile.--L.
Non loin de là paraissait une magnifique bibliothèque, la plus ancienne dont il soit parlé dans l'histoire; elle avait pour titre: le trésor des remèdes de l'ame. Près de cette bibliothèque on avait placé des statues de tous les dieux d'Égypte, à chacun desquels le roi offrait des présents convenables; par où il semblait vouloir annoncer à la postérité que pendant sa vie il avait eu le bonheur de montrer toujours beaucoup de piété envers les dieux et de justice envers les hommes.
Son tombeau était d'une magnificence extraordinaire. Il était environné d'un cercle d'or qui avait une coudée de largeur, et trois cent soixante-cinq coudées de circuit 132, sur chacune desquelles étaient marqués le lever et le coucher du soleil, de la lune et des autres constellations; car dès-lors les Égyptiens divisaient l'année en douze mois, chacun de trente jours, et après le douzième mois ils ajoutaient chaque année cinq jours [plus haut, p. 76.] et six heures. On ne savait ce qu'on devait le plus admirer dans ce superbe monument, ou la richesse de la matière, ou l'art et l'industrie des ouvriers.
Diod. p. 46. UCHORÉUS, l'un des successeurs d'Osymandyas, bâtit la ville de Memphis 133. Elle avait cent cinquante stades de circuit 134, c'est-à-dire plus de sept lieues. Il la plaça à la pointe du Delta, à l'endroit où le Nil se partage en plusieurs branches. Du côté du midi, il fit une levée fort haute. A droite et à gauche, il creusa des fossés très-profonds 135 pour y recevoir le fleuve. Ils étaient revêtus de pierres, et, du côté de la ville, rehaussés par de fortes chaussées: le tout pour mettre la ville en sûreté et contre les inondations du Nil, et contre les attaques des ennemis. Une ville si avantageusement située, et si bien fortifiée, qui était comme la clef du Nil, et qui par là dominait sur tout le pays, devint bientôt la demeure ordinaire des rois. Elle demeura en possession de cet honneur jusqu'au temps où Alexandre-le-Grand fit bâtir Alexandrie.
plus haut, p. 22, n. 1. MOERIS. C'est lui qui construisit ce lac si fameux qui porta son nom. Nous en avons parlé ci-devant.
AN. M. 1920 AV. J.C. 2084. L'Égypte avait été long-temps gouvernée par des princes nés dans le pays même, lorsque des étrangers, qu'on nomma rois-pasteurs, en langue égyptienne hycsos, Arabes ou Phéniciens, s'emparèrent d'une grande partie de la basse Égypte et de Memphis: mais ils ne furent point maîtres de la haute Égypte, et le royaume de Thèbes subsista toujours jusqu'au temps de Sésostris. La domination de ces rois étrangers dura environ 260 ans.
Gen. 12, 20-20. AN. M. 2084 AV. J.C. 1920. C'est sous l'un d'eux, appelé dans l'Écriture Pharaon, nom commun à tous les rois d'Égypte, qu'Abraham passa dans ce pays avec Sara sa femme, qui y courut un grand risque, parce que le prince, informé de sa rare beauté, et ne la croyant que sœur et non épouse d'Abraham, l'avait fait enlever.
AN. M. 2179 AV. J.C. 1825 AN. M. 2276 AV. J.C. 1728. TETHMOSIS, ou Amosis, ayant chassé les rois-pasteurs, régna dans la basse Égypte.
Long-temps après, Joseph fut mené en Égypte par des marchands ismaélites, vendu à Putiphar, et, par une suite d'événements merveilleux, conduit à une suprême autorité, et élevé à la première place du royaume. Je ne dis rien ici de son histoire, qui est connue de tout le monde. Justin. l. 36, cap. 2. J'avertis seulement que Justin, qui n'a fait qu'abréger Trogue Pompée, historien excellent du temps d'Auguste, remarque que Joseph, le dernier des enfants de Jacob, que ses frères, par envie, avaient vendu à des marchands étrangers, ayant reçu du ciel l'intelligence des songes et la connaissance de l'avenir, sauva, par sa rare prudence, l'Égypte de la famine dont elle était menacée, et fut extrêmement considéré du roi.
AN. M. 2298 AV. J.C. 1706. Jacob y passa aussi avec toute sa famille, qui fut toujours bien traitée par les Égyptiens pendant qu'ils conservèrent le souvenir des services importants que Exod. 1-8. Joseph leur avait rendus. Mais, dit l'Écriture, après la mort de Joseph il s'éleva un nouveau roi, à qui Joseph était inconnu.
RAMESSÈS-MIAMUN était, selon Ussérius, le nom de ce nouveau roi connu dans l'Écriture sous celui de AN. M. 2427 AV. J.C. 1577. Pharaon. Il régna pendant soixante-six ans, et fit souffrir aux Israélites des maux infinis. «Il établit, dit l'Écriture, des intendants des ouvrages, afin qu'ils accablassent les Hébreux de fardeaux insupportables. Exod. 1-11-13-14. Et ils bâtirent à Pharaon des villes pour servir de 136 magasins, savoir: Phithom et Ramessès... Les Égyptiens haïssaient les enfants d'Israël: ils les affligeaient en leur insultant; et ils leur rendaient la vie ennuyeuse en les employant à des travaux pénibles de boue, de mortier et de brique, et à toutes sortes d'ouvrages de terre dont ils étaient accablés.» Ce roi avait deux fils, Aménophis et Busiris.
AN. M. 2494 AV. J.C. 1510. AN. M. 2513 AV. J.C. 1491, AMÉNOPHIS, qui était l'aîné, lui succéda. C'est ce Pharaon sous qui les Israélites sortirent d'Égypte, et qui fut submergé au passage de la mer Rouge.
Selon le P. Tournemine, Sésostris, dont nous parlerons bientôt, est celui des rois d'Égypte qui commença la persécution contre les Israélites, et qui les accabla de travaux pénibles; ce qui est très-conforme à ce que Diodore remarque de ce prince, qu'il n'employa dans les ouvrages qu'il fit en Égypte que des étrangers. Ainsi l'on peut mettre le grand événement du passage de la mer Rouge sous 137 Phéron son fils; et le caractère d'impiété que lui donne Hérodote rend cette conjecture très-vraisemblable. Le plan que je me suis proposé me dispense d'entrer dans ces discussions de chronologie.
Lib. 3, p. 74. Diodore, en parlant de la mer Rouge, dit une chose bien digne de remarque. Il y avait, observe cet historien, dans tout le pays, une ancienne tradition, transmise des pères aux enfants depuis plusieurs siècles, qu'autrefois, par un reflux extraordinaire, la mer avait été entièrement desséchée, en sorte qu'on en voyait le fond, et que bientôt après, les eaux, par un flux violent, avaient repris leur première place. Il est évident que c'est le passage miraculeux de la mer Rouge sous Moïse qui est ici désigné; et j'en fais la remarque exprès pour avertir les jeunes gens de ne pas laisser échapper, dans la lecture des auteurs, ces traces précieuses d'antiquité, sur-tout quand elles ont, comme celle-ci, quelque rapport à la religion.
Ussérius dit qu'Aménophis laissa deux fils, l'un nommé Séthosis ou Sésostris, l'autre Armaïs. Les Grecs l'ont appelé Bélus, et ses deux enfants, Ægyptus et Danaüs.
Herod. l. 2, c. 102-110. Sésostris a été non-seulement l'un des plus puissants Diod. l. 1, p. 48-54. rois qu'ait eus l'Égypte, mais l'un des plus grands conquérants que vante l'antiquité.
Son père, ou par instinct, ou par humeur, ou, comme le disent les Égyptiens, par l'autorité d'un oracle, conçut le dessein de faire de son fils un conquérant. Il s'y prit à la manière des Égyptiens, c'est-à-dire avec grandeur et noblesse. Tous les enfants qui naquirent le même jour que Sésostris furent amenés à la cour par ordre du roi. Il les fit élever comme ses enfants, et avec les mêmes soins que Sésostris, près duquel ils étaient nourris. Il ne pouvait lui donner de plus fidèles ministres, ni des officiers plus zélés pour le succès de ses armes. On les accoutuma sur-tout, dès l'âge le plus tendre, à une vie dure et laborieuse, pour les mettre en état de soutenir un jour avec facilité les fatigues de la guerre. On ne leur donnait pas à manger qu'auparavant ils n'eussent fait à pied ou à cheval une course considérable 138. La chasse était leur exercice le plus ordinaire.
Note 138: (retour) Diodore dit 180 stades, mesure qui a paru si longue à Rollin, qu'il n'a pas osé l'exprimer; et pour sauver l'invraisemblance, il laisse croire que ces jeunes gens faisaient cette route ou à pied ou à cheval, quoique Diodore parle seulement d'une course à pied; il faut voir comme Voltaire se moque de l'extravagance de Diodore (Philosoph. de l'hist.), à l'occasion de ces 180 stades, qu'il évalue à 8 lieues. Diodore se sert ici, comme plus bas (pag. 106, note 2), du petit stade Égyptien (= 105, 4 mètres), et les 180 stades valent 18,970 mètres, ou seulement 3 lieues 1/2; or, il n'y a rien d'invraisemblable à ce qu'on exige de jeunes gens, habitués à de rudes exercices, qu'ils fassent tous les matins 3 lieues 1/2 avant de prendre de la nourriture.--L.
Élien 139 remarque que Sésostris fut instruit par Mercure, Lib. 12, c. 4. et qu'il apprit de lui la politique et l'art de régner. Ce Mercure est celui que les Grecs ont appelé Trismégiste, c'est-à-dire trois fois grand 140. L'Égypte, où il était né, lui doit l'invention de presque tous les arts. Les deux ouvrages que nous avons sous son nom portent des marques si certaines de nouveauté, qu'il n'y a personne qui doute maintenant de leur supposition. Il y a encore eu un autre Mercure, fort célèbre chez les Égyptiens par ses rares connaissances, et beaucoup plus ancien que celui-ci. Jamblique, prêtre de l'Égypte, nous assure que l'usage de ce pays était de mettre sous le nom d'Hermès ou Mercure les ouvrages et les inventions que l'on donnait au public.
Quand Sésostris fut plus âgé, son père lui fit faire son apprentissage par une guerre contre les Arabes. Ce jeune prince y apprit à supporter la faim et la soif, et soumit cette nation, jusqu'alors indomptable. La jeunesse élevée avec lui le suivit toujours dans toutes ses campagnes.
Accoutumé aux travaux guerriers par cette conquête, son père le fit tourner vers l'occident de l'Égypte. Il attaqua la Libye, et la plus grande partie de cette vaste région fut subjuguée.
AN. M. 2513 AV. J. C. 1491. SÉSOSTRIS. En ce temps son père mourut, et le laissa en état de tout entreprendre. Il ne conçut pas un moindre dessein que celui de la conquête du monde; mais, avant que de sortir de son royaume, il avait pourvu à la sûreté du dedans, en gagnant le cœur de tous ses peuples par la libéralité, par la justice, et par des manières douces et populaires. Il n'eut pas moins de soin de ménager les officiers et les soldats, qui devaient toujours être prêts à répandre leur sang pour lui, persuadé qu'il ne pourrait réussir dans ses entreprises s'ils n'étaient fortement attachés à sa personne par les liens de l'estime, de l'affection, et même de l'intérêt. Il divisa tout le pays en trente-six gouvernements (on les appelait des nomes), et il les donna à des personnes du mérite et de la fidélité desquelles il était assuré.
Cependant il faisait ses préparatifs. Il levait des troupes, et leur donnait pour capitaines les officiers les plus braves et les plus estimés, et sur-tout les jeunes gens que son père avait fait nourrir avec lui. Il y en avait dix-sept cents 141, capables d'inspirer aux troupes le courage, l'amour de la discipline, et le zèle pour le service du prince. Son armée montait à six cent mille hommes de pied, et vingt-quatre mille chevaux, sans compter vingt-sept mille chars armés en guerre.
Note 141: (retour) Ce nombre est beaucoup trop fort; il est impossible que l'on vît naître en Egypte 1700 mâles en un jour. En adoptant la condition la plus favorable pour les naissances, il en résulte une population d'environ 29,000,000 d'habitants. Or, on a tout lieu de croire que celle de l'Égypte n'a jamais excédé 7,500,000 ames. Ce passage de Diodore a beaucoup exercé les savants; j'ai fait voir, dans un Mémoire particulier, que Diodore a mal compris le renseignement que lui ont donné les prêtres égyptiens.--L.
Il commença son expédition par l'Éthiopie, située au midi de l'Égypte. Il la rendit tributaire, et obligea les peuples de lui payer tous les ans une certaine quantité d'ébène, d'ivoire et d'or.
Il avait équipé une flotte de quatre cents voiles. L'ayant fait avancer sur la mer Rouge, il se rendit maître des îles, et de toutes les villes placées sur le bord de la mer. Pour lui, il marcha à la tête de son armée de terre. Il parcourut et soumit l'Asie avec une rapidité étonnante, et pénétra dans les Indes plus loin qu'Hercule et que Bacchus, et plus loin que ne fit depuis Alexandre, puisqu'il soumit le pays au-delà du Gange, et s'avança jusqu'à l'Océan 142. On peut juger par là si les pays voisins lui résistèrent. Les Scythes, jusqu'au Tanaïs lui furent assujettis, aussi-bien que l'Arménie et la Cappadoce. Il laissa une colonie dans l'ancien royaume de Colchos, situé vers la partie orientale de la mer Noire, où les mœurs d'Égypte sont toujours demeurées depuis. Hérodote a vu dans l'Asie mineure, d'une mer à l'autre, les monuments de ses victoires. On lisait en plusieurs pays cette inscription gravée sur des colonnes: Sésostris, le roi des rois et le seigneur des seigneurs, a conquis ce pays par ses armes. Il y en avait jusque dans la Thrace, et il étendit son empire depuis le Gange jusqu'au Danube. Il y eut des peuples qui défendirent courageusement leur liberté: d'autres cédèrent sans résistance. Sésostris eut soin de marquer dans ses monuments cette différence en figures hiéroglyphiques, à la manière des Égyptiens.
La difficulté des vivres l'arrêta dans la Thrace, et l'empêcha d'entrer plus avant dans l'Europe. On remarque un caractère singulier dans ce conquérant, qui ne songea pas, comme les autres, à maintenir sa domination sur les nations vaincues, mais qui, se bornant à la gloire de les avoir assujetties et dépouillées, après avoir couru le monde pendant neuf ans, se renferma presque dans les anciennes bornes de l'Égypte, à l'exception de quelques provinces voisines: car on ne voit par aucun vestige que ce nouvel empire ait subsisté, ni sous lui, ni sous ses successeurs.
Il revint donc chargé des dépouilles de tous les peuples vaincus, traînant après lui une multitude infinie de captifs, et couvert de gloire plus que ne l'avait jamais été aucun de ses prédécesseurs; j'entends de cette gloire qui consiste à faire beaucoup parler de soi, à envahir par les armes et par la violence un grand nombre de provinces, et souvent à faire bien des malheureux. Il récompensa les officiers et les soldats avec une magnificence vraiment royale, traitant chacun selon sa qualité et son mérite. Il se faisait un plaisir, et regardait comme un devoir, de mettre les compagnons de ses victoires en état de jouir paisiblement le reste de leur vie d'un doux loisir, juste fruit de leurs travaux.
Pour lui, toujours occupé du soin de sa réputation, et encore plus du désir de rendre sa puissance utile et salutaire à ses peuples, il employa le repos que la paix lui laissait, à construire des ouvrages plus propres encore à enrichir l'Égypte qu'à immortaliser son nom, et où l'art et l'industrie des ouvriers se faisaient plus admirer que l'immense grandeur des dépenses qu'on y avait faites.
Cent temples fameux, érigés en actions de graces aux dieux tutélaires de toutes les villes, furent les premiers aussi-bien que les plus illustres témoignages de ses victoires; et il eut soin de publier par des inscriptions que ces grands ouvrages avaient été achevés sans fatiguer aucun de ses sujets. Il mettait sa gloire à les ménager, et à ne faire travailler que les captifs aux monuments de ses victoires. L'Écriture 143 remarque quelque chose de pareil en parlant des bâtiments de Salomon.
Il se piqua sur-tout d'orner et d'enrichir le temple de Vulcain à Péluse, en reconnaissance de la protection qu'il croyait en avoir éprouvée lorsqu'au retour de ses expéditions, son frère lui dressa des embûches dans cette ville, et voulut le faire périr avec sa femme et ses enfants en mettant le feu à l'appartement où il était couché.
Son grand travail fut de faire construire dans toute l'étendue de l'Égypte un nombre considérable de hautes levées 144, sur lesquelles il bâtit de nouvelles villes, afin que les hommes et les bestiaux y pussent être en sûreté pendant les débordements du Nil.
Depuis Memphis jusqu'à la mer, il fit creuser des deux côtés du fleuve un grand nombre de canaux pour faciliter le commerce et le transport des vivres, et pour établir une communication aisée entre les villes les plus éloignées les unes des autres; outre que par là il rendit l'Égypte inaccessible à la cavalerie des ennemis, qui avait coutume auparavant de l'infester par de fréquentes irruptions.
Il fit plus: pour mettre le pays à l'abri des incursions des Syriens et des Arabes, qui en sont fort voisins, il fortifia tout le côté de l'Égypte qui est tourné vers l'orient, depuis Péluse jusqu'à Héliopolis, c'est-à-dire plus de sept lieues en longueur 145.
Note 145: (retour) 1500 stades.= Cette distance était, selon Strabon, de 750 stades (XVII, pag. 1156 Almel.); selon Diodore, elle était de 1500 stades, ce qui est précisément le double. Il s'ensuit que Diodore se sert ici, comme plus haut (p. 101, n. 1), du petit stade égyptien, qui était la moitié du grand, égal à 210,8 mètres. Ainsi les 750 grands stades, ou 1500 petits, représentent une distance de 158,300 mètres, ou environ 28 lieues. C'est précisément la distance qui existe entre Péluse et Héliopolis, en ligne droite.--L.
On pourrait regarder Sésostris comme un des héros les plus illustres et les plus vantés de l'antiquité, s'il n'avait lui-même terni l'éclat de ses exploits guerriers et de ses vertus pacifiques par une soif de gloire et par une aveugle complaisance dans sa grandeur, qui lui firent oublier qu'il était homme. Les rois et les chefs des nations subjuguées venaient, dans de certains temps marqués, rendre hommage à leur vainqueur, et lui payer les tributs qu'on leur avait imposés. En toute autre occasion, il les traitait avec assez de douceur et de bonté; mais, quand il allait au temple ou qu'il entrait dans la ville, il faisait atteler à son char ces rois et ces princes quatre à quatre, au lieu de chevaux, et se croyait bien grand de se faire ainsi traîner par les maîtres et les seigneurs des autres nations. Ce qui m'étonne le plus, c'est que l'historien Diodore mette cette folle et inhumaine vanité au nombre de ses plus éclatantes actions.
Devenu aveugle dans sa vieillesse, il se donna la mort à lui-même, après avoir régné trente-trois ans, et laissa l'Égypte extrêmement riche. Son empire pourtant ne passa point la quatrième génération; mais il Tacit. Annal. lib. 2, cap. 60. restait encore du temps de Tibère des monuments magnifiques qui marquaient l'étendue qu'il avait eue du vivant de Sésostris, aussi-bien que la quantité des tributs qu'on lui payait.
Je reprends quelques faits particuliers arrivés dans le temps dont je viens de parler, que j'ai omis pour ne point interrompre le fil de l'histoire, et que je me contenterai d'indiquer ici simplement.
AN. M. 2448. Vers le temps dont nous parlons, les peuples d'Égypte s'établirent dans divers endroits de la terre. La colonie que Cécrops amena d'Égypte fonda douze villes, ou plutôt douze bourgs, dont il composa le royaume d'Athènes.
Nous avons remarqué que le frère de Sésostris, appelé par les Grecs Danaüs 146, lui avait dressé des embûches et avait voulu le faire périr lorsque après ses conquêtes il revint en Égypte. Son dessein n'ayant 2530. pas réussi, il fut obligé de prendre la fuite. Il se retira dans le Péloponnèse, où il s'empara du royaume d'Argos, fondé près de quatre cents ans auparavant par Inachus.
2533. Busiris, frère d'Aménophis, si célèbre chez les anciens pour sa cruauté, exerçait alors sa tyrannie en [V. plus haut p. 96, n. 1.] Égypte sur les bords du Nil, et égorgeait impitoyablement tous les étrangers qui abordaient dans le pays: ce fut apparemment pendant l'absence de Sésostris.
2549. Vers le même temps Cadmus porta de Syrie en Grèce l'invention des lettres. Quelques-uns prétendent que ces lettres étaient les égyptiennes, et que Cadmus lui-même était d'Égypte, et non de Phénicie; et les Égyptiens, qui se disent inventeurs de tout, et qui vantent leur antiquité par-dessus celle de tous les autres peuples, n'ont pas manqué d'attribuer à leur Mercure l'invention des lettres 147. La plupart des savants conviennent que Cadmus porta en Grèce les lettres syriennes ou phéniciennes, et que ces lettres sont les mêmes que les hébraïques, les Hébreux, qui ne faisaient qu'un petit peuple, étant compris sous le nom général de Syriens. Joseph Scaliger, dans ses notes sur la Chronique d'Eusèbe, prouve que les lettres grecques, et celles de l'alphabet latin qui en ont été formées, tirent leur origine des anciennes lettres phéniciennes, qui sont les mêmes que les samaritaines, dont les Juifs se sont servis avant la captivité de Babylone. Cadmus ne porta que seize lettres 148 en Grèce, auxquelles on en ajouta huit autres dans la suite.
Note 148: (retour) Les seize lettres que Cadmus porta en Grèce sont: α, ß, γ, δ, ε, ι, κ, λ, µ, ν, ο, π, ρ, σ, τ, υ. Palamède, à l'époque de la guerre de Troie, c'est-à-dire plus de 250 ans après Cadmus, ajouta les quatre suivantes: ξ, θ, χ, φ; et Simonide, long-temps après, inventa les quatre autres, qui sont: η, ω, ζ, ψ.VIII, cap. 57.
= Quelques savants, et entre autres M. Larcher, croient que les Grecs avaient une écriture alphabétique avant l'arrivée de Cadmus, et que ce prince apporta seulement quelques lettres nouvelles. (LARCHER, sur Hérodote, tom. IV, pag. 258.)--L.
Je reviens à l'histoire des rois d'Égypte, et je les rangerai désormais dans l'ordre qu'Hérodote leur a donné 149.
Note 149: (retour) Je ne crois pas devoir entrer dans la discussion d'une difficulté qui serait fort embarrassante s'il fallait concilier ici la suite des rois d'Hérodote avec le sentiment d'Ussérius. Celui-ci suppose, avec plusieurs savants, que Sésostris est le fils du roi d'Égypte qui fut submergé dans la mer Rouge, dont le règne, par conséquent, a commencé l'année du monde 1513, et a duré jusqu'à l'année 1547, puisque son règne est de 33 ans. Quand on donnerait 50 ans au règne de Phéron, son fils, il resterait encore plus de 200 ans entre Phéron et Protée, qu'Hérodote dit avoir succédé immédiatement au premier, puisque Protée était du temps du siége de Troie, dont Ussérius met la prise en 2820. Je ne sais pas si c'est parce qu'il a senti cette difficulté que, depuis Sésostris, il ne parle presque plus des rois d'Égypte. Je suppose qu'entre Phéron et Protée il y a eu un grand vide et un long intervalle. En effet Diodore (lib. 1, pag. 54) y place plusieurs rois, et il en faut dire autant de quelques-uns des rois suivants.