Oeuvres Completes de Rollin Tome 1: Histoire Ancienne Tome 1
AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR
POUR LE TOME CINQUIÈME.
Quoique le public n'attende pas de moi une apologie sur la promptitude avec laquelle je le sers, je me crois néanmoins obligé de lui rendre compte de mon travail, et de lui expliquer comment, au lieu d'un seul volume de mon Histoire, qui est le tribut annuel que j'avais coutume de lui payer, je me prépare cette année à lui en fournir deux. En voici déjà un qui paraît; et j'espère que, vers le mois d'août, il sera suivi d'un autre. Il peut y avoir quelque lieu d'en être surpris, et de douter si c'est assez respecter le public que de se hâter ainsi de lui donner livre sur livre, sans paraître avoir pris tout le temps nécessaire pour les travailler et les polir comme il convient.
Je serais fâché qu'on me soupçonnât d'une pareille négligence, que je regarde comme directement contraire au devoir d'un écrivain. Je ne le serais guère moins qu'on attribuât cette promptitude à une heureuse fécondité de génie, à une grande facilité de composition, à un fonds de connaissances amassé de longue main. Je ne me reconnais point, ou peu, à tous ces traits.
Il est vrai, et le public ne me saura pas mauvais gré de cet aveu, que, pour répondre à son estime et à son attente, je me livre tout entier à mon ouvrage, que j'en fais mon unique affaire, que j'y donne tout mon temps et tous mes soins, et que j'écarte sévèrement toute autre occupation, parce que celle-ci me paraît dans l'ordre de la Providence, et que j'ai lieu de croire, par le succès que Dieu y a donné jusqu'ici, que c'est à quoi il m'appelle, et le travail qu'il m'impose.
Mais ce qui a avancé cette année mon ouvrage au-delà de la mesure ordinaire, sont les secours considérables que j'ai tirés de plusieurs livres, sur les principales matières dont traitent les deux volumes qui suivent le quatrième. A ce prix, il est aisé de devenir auteur, et l'on gagne bien du temps quand on trouve une partie de la besogne faite par d'excellents ouvriers, et qu'il ne reste qu'à l'adopter, et à en faire usage comme de son bien propre. C'est la possession où je me suis mis dès le commencement, et dont il semble que le public m'a passé titre.
Outre ces secours, j'en trouve d'autres qui ne sont pas moins importants, dont le public souffrira que je lui rende ici compte, parce que ma reconnaissance ne peut pas demeurer muette plus longtemps. J'ai l'avantage de passer près de quatre mois de suite au voisinage de Paris, dans une agréable campagne, qui me fournit tout ce que je puis désirer et pour le travail, et pour le délassement: la bonne compagnie, la conversation, le bon air, la promenade, des prairies enchantées, un bord de rivière toujours amusant, une vue douce et qui se présente toujours avec un nouveau plaisir; et, ce qui fait l'assaisonnement de tout le reste, une pleine et entière liberté.
Deux frères (M. l'abbé et M. le marquis d'Asfeld), qui se sont tous deux également distingués, chacun dans leur profession, par un mérite rare et solide, me sont aussi tous deux d'un secours infini pour mon ouvrage. L'un, qui a fait et soutenu des siéges, et qui s'est trouvé à plusieurs actions (le public sait avec quel succès), veut bien que je lui lise les principales batailles dont je fais mention dans mon Histoire, et par là m'épargne beaucoup de fautes et de bévues grossières, telles que Polybe en relève un Polyb. l. 12, p. 662-666. grand nombre dans les écrits du philosophe Callisthène, qui avait accompagné Alexandre-le-Grand dans ses glorieuses campagnes, et qui s'était mal à propos ingéré de décrire les expéditions guerrières de ce conquérant, où il n'entendait rien, sans avoir pris la précaution de consulter les gens du métier.
L'autre frère, l'un de mes plus anciens et de mes plus intimes amis, qui, outre la science profonde de la théologie, et la connaissance des Écritures, où il excelle, possède nos historiens grecs et latins, aussi bien qu'aucune personne que je connaisse, et qui paraît n'avoir rien oublié de tout ce qu'il a lu, a la patience de lire et de relire tous mes Ouvrages avant qu'ils paraissent en public, et ne refuse pas de me donner ses remarques, de me faire part de ses vues, de me communiquer ses réflexions; et il m'en fournit d'excellentes. Je sens bien que la tendre amitié dont il m'honore depuis long-temps entre pour beaucoup dans toutes les peines qu'il veut bien se donner pour perfectionner mon Ouvrage; mais je lui dois ce témoignage, que l'amour du bien public, qui fait l'un des principaux caractères de ces deux frères, y a encore plus de part; et ce sentiment, loin de rien diminuer de ma reconnaissance, la rend encore plus vive, et j'ose dire plus religieuse.
Qu'on juge, après cela, si Colombe ne doit pas être pour moi un séjour agréable et utile en même temps. Je voudrais que ce fût encore la coutume, comme autrefois, d'inscrire ses ouvrages du lieu où on les a composés. Je mettrais à la tête des miens: DE MA MAISON DE COLOMBE 20; car le maître de celle-ci veut que je la regarde comme mienne. Je lui desire, pour récompense, moins la graisse de la terre que la rosée du ciel; et je souhaite de tout mon cœur, trop heureux si j'y pouvais contribuer en quelque chose, qu'il ait la consolation de voir ses aimables enfants croître sous ses yeux de plus en plus en sagesse et en grâce devant Dieu et devant les hommes.
AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR
POUR LE TOME ONZIÈME.
Ce onzième volume, qui contient huit cents pages, s'est trouvé d'une grosseur si énorme, qu'on s'est cru obligé de le diviser pour la commodité des lecteurs, et de le couper en deux tomes, qui ne seront vendus tout reliés que trois livres dix sous.
Le traité des arts et des sciences m'a conduit bien plus loin que je ne pensais, et il occupera encore le douzième volume tout entier au moins. Je me suis repenti plus d'une fois de m'être engagé dans une entreprise qui demanderait un grand nombre de connaissances, et même portées à une grande perfection, pour donner de chacune une idée juste, précise, complète. J'ai bientôt senti qu'elle était infiniment au-dessus de mes forces; et j'ai tâché de suppléer à ce qui me manquait, en profitant du travail des plus habiles en chaque art pour me conduire dans des routes, dont les unes m'étaient peu familières, et les autres entièrement inconnues.
J'envisageais avec une secrète joie la fin prochaine de mon travail, non pour me livrer à une molle et frivole oisiveté, qui ne convient point à un honnête homme, et encore moins à un chrétien, mais pour jouir d'un tranquille repos, qui me permettrait de ne plus employer ce qu'il peut me rester encore de jours à vivre qu'à des études et à des lectures propres à me sanctifier moi-même, et à me préparer à ce dernier moment qui doit décider pour toujours de notre sort. Il me semblait qu'après avoir travaillé pour les autres pendant plus de cinquante ans, il devait m'être permis de ne plus travailler que pour moi, et de renoncer absolument à l'étude des auteurs profanes, qui peuvent plaire à l'esprit, mais qui sont incapables de nourrir le cœur. Une forte inclination me portait à prendre ce parti, qui me paraissait tout-à-fait convenable, et presque nécessaire.
Cependant les désirs du public, qui ne sont pas obscurs sur ce sujet, m'ont fait naître quelque doute. Je n'ai pas voulu me déterminer moi-même, ni prendre pour règle de ma conduite mon inclination seule. J'ai consulté séparément des amis sages et éclairés, qui m'ont tous condamné à entreprendre l'Histoire romaine, j'entends celle de la république. Une conformité de sentiments si peu suspecte m'a frappé; et je n'ai plus eu de peine à me rendre à un avis que j'ai regardé comme une marque certaine de la volonté de Dieu sur moi.
Je commencerai ce nouvel ouvrage aussitôt que j'aurai achevé l'autre, ce que j'espère qui n'ira pas loin. Agé de soixante et seize ans accomplis, je n'ai pas de temps à perdre. Ce n'est pas que je me flatte de pouvoir le conduire jusqu'à sa fin: je l'avancerai autant que mes forces et ma santé me le permettront. N'ayant entrepris ma première Histoire que pour remplir le ministère auquel il me semblait que Dieu m'avait appelé, en commençant à former le cœur des jeunes gens, à leur donner les premières teintures de la vertu par l'exemple des grands hommes du paganisme, et à en jeter les premiers fondements pour les conduire à des vertus plus solides, je me sens plus obligé que jamais à porter les mêmes vues dans celle où je suis près d'entrer. Je tâcherai de ne point oublier que Dieu, me prenant sur mon Ouvrage (car c'est à quoi je dois m'attendre), n'examinera pas s'il est bien ou mal écrit, ni s'il aura été reçu avec applaudissement ou non, mais si je l'aurai composé uniquement pour lui plaire, et pour rendre quelque service au public. Cette pensée ne servira qu'à augmenter de plus en plus mon ardeur et mon zèle par la vue de celui pour qui je travaillerai, et m'engagera à faire de nouveaux efforts pour répondre à l'attente publique, en profitant de tous les avis qu'on a bien voulu me donner sur ma première Histoire.
Au reste, je serais bien à plaindre si je n'attendais d'autre récompense d'un si long et si pénible travail que des louanges humaines. Et qui peut se flatter néanmoins d'être assez attentif pour se défendre de la surprise d'une si douce illusion? Les païens ne travaillaient que dans cette vue. Aussi est-il écrit d'eux: Receperunt mercedem suam. Vani vanam, ajoute un Père. Ils ont reçu leur récompense, aussi vaine qu'eux. Je dois bien plutôt me proposer pour modèle ce serviteur qui emploie toute son industrie et toute son application à faire valoir le peu de talents que son maître lui a confiés, afin d'entendre comme lui, au dernier jour, ces consolantes paroles, Matth. 25, 21. bien supérieures à toutes les louanges des hommes: O bon et fidèle serviteur, parce que vous avez été fidèle en peu de choses, je vous établirai sur beaucoup: entrez dans la joie de votre Seigneur. FIAT, FIAT.
AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR
POUR LE TREIZIÈME VOLUME.
Me voici enfin arrivé au terme d'un Ouvrage qui m'a occupé tout entier pendant plusieurs années. Je ne puis m'empêcher, en le finissant, de marquer au public ma reconnaissance pour l'accueil favorable qu'il lui a fait. J'ai éprouvé de sa part une bonté et une indulgence qui m'ont étonné, et auxquelles certainement je ne m'attendais pas. J'ai trouvé les mêmes dispositions chez les étrangers que dans mes compatriotes, et j'en ai reçu des témoignages d'approbation et de bienveillance qui me feraient beaucoup d'honneur, s'il m'était permis de les rendre publics.
Il faut bien, et je ne puis me le dissimuler, que l'Ouvrage ne soit pas mauvais, puisqu'il a eu le bonheur de plaire à tant de personnes; mais je dois aussi reconnaître que la gloire ne m'en appartient pas tout entière. On sait que le fond de tout ce que j'ai écrit est tiré d'auteurs anciens tant grecs que latins, qui ont fait l'admiration de tous les siècles, et qui m'ont fourni les faits, les réflexions, les pensées, les tours, et souvent même les expressions, par la beauté et l'énergie de celles qu'ils me présentaient. Les traductions qu'on a de plusieurs de ces historiens m'ont été d'un grand secours, et m'ont épargné beaucoup de peine et de temps, parce qu'en les comparant avec les originaux j'y trouvais pour l'ordinaire peu de choses à changer. Je me suis donné la liberté, et il me semble qu'on ne m'en a pas su mauvais gré, d'enrichir mon ouvrage d'une infinité de beaux morceaux que je trouvais dans ceux des Modernes, et qui convenaient au mien, et j'en userai de même encore dans l'Histoire romaine; mais ce qui m'a le plus aidé dans mon travail, et ce qui a le plus contribué à le mettre en état de ne pas déplaire au public, ce sont les remarques de quelques amis d'un goût rare et exquis, qui ont eu la patience de lire et de critiquer, presque en ennemis, mes écrits avant qu'ils parussent, et qui m'ont épargné bien des fautes. On voit donc que, tout compté et bien examiné, il y a beaucoup à rabattre pour moi des louanges que mon Ouvrage a pu m'attirer; aussi je ne prétends en tirer d'autre avantage que celui de m'animer de plus en plus dans la nouvelle carrière de l'Histoire romaine, où je commence à entrer.
Quoi qu'il en soit, l'Ouvrage est enfin achevé. On trouvera à la fin de ce dernier volume deux tables, l'une chronologique, l'autre des matières.
En 1738. J'espère donner au public le premier tome de l'Histoire romaine avant le mois de septembre prochain. Pour en avancer la composition, j'ai cru devoir me reposer entièrement du soin des deux tables qui terminent l'Histoire ancienne sur des personnes qui ont bien voulu s'en charger. Au défaut d'autres qualités, je me pique d'être prompt à servir le public, et je lui consacre de bon cœur tout mon temps, sur lequel il a un droit justement acquis par toutes les bontés qu'il me témoigne.
ÉDITIONS
DES PRINCIPAUX AUTEURS GRECS
CITÉS
DANS LE TEXTE DE L'HISTOIRE ANCIENNE 21.
Note 21: (retour) Cette table ne s'applique point aux citations qui se trouvent dans mes notes. Les éditions récentes dont je me suis servi étant presque toutes divisées par chapitres, paragraphes et numéros, c'est de cette manière que j'en indique les citations. Quand il m'arrive de me servir d'une édition qui n'est pas ainsi divisée, je cite la page, en ayant le soin de spécifier l'édition que j'ai eue sous les yeux; dans ce cas, c'est ordinairement la même que celle que Rollin a consultée.--L.
HERODOTUS. Francof., an. 1608.
THUCYDIDES. Apud Henricum Stephanum, an. 1588.
XENOPHON. Lutetiæ Parisiorum, apud Societatem græcarum Editionum, an. 1625.
POLYBIUS. Parisiis, an. 1609.
DIODORUS SICULUS. Hanoviæ, Typis Wechelianis, an. 1684.
PLUTARCHUS. Lutetiæ Parisiorum, apud Societatem græcarum Editionum, an. 1624.
STRABO. Lutetiæ Parisiorum, Typis regiis, an. 1620.
ATHENÆUS. Lugduni, an. 1612.
PAUSANIAS. Hanoviæ, Typis Wechelianis, an. 1613.
APPIANUS ALEXANDRINUS. Apud Henric. Stephan., an. 1592.
PLATO. Ex nova Joannis Serrani interpretatione, apud Henricum Stephanum, an. 1578.
ARISTOTELES. Lutetiæ Parisiorum, apud Societatem græcarum Editionum, an. 1619.
ISOCRATES. Apud Paulum Stephanum, an. 1604.
DIOGENES LAERTIUS. Apud Henricum Stephanum, an. 1594.
DEMOSTHENES. Francof., an. 1604.
ARRIANUS. Lugd. Batav., an. 1704.
HISTOIRE ANCIENNE
DES ÉGYPTIENS,
DES CARTHAGINOIS, DES ASSYRIENS, DES BABYLONIENS,
DES MÈDES ET DES PERSES,
DES MACÉDONIENS ET DES GRECS.
AVANT-PROPOS.
ORIGINE ET PROGRÈS DE L'ÉTABLISSEMENT
DES ROYAUMES.
Pour connaître comment se sont formés les états et les royaumes qui ont partagé l'univers, par quels degrés ils sont parvenus à ce point de grandeur que l'histoire nous montre, par quels liens les familles et les villes se sont réunies pour composer un corps de société, et pour vivre ensemble sous une même autorité et sous des lois communes, il est à propos de remonter, pour ainsi dire, jusqu'à l'enfance du monde, et jusqu'au temps où les hommes, répandus en différentes contrées après la division des langues, commencèrent à peupler la terre.
Dans ces premiers temps, chaque père était le chef souverain de sa famille, l'arbitre et le juge des différends qui y naissaient, le législateur-né de la petite société qui lui était soumise, le défenseur et le protecteur de ceux que la naissance, l'éducation et leur faiblesse mettaient sous sa sauvegarde, et dont sa tendresse lui rendait les intérêts aussi chers que les siens propres.
Quelque indépendante que fût l'autorité de ces maîtres, ils n'en usaient qu'en pères, c'est-à-dire, avec beaucoup de modération. Peu jaloux de leur pouvoir, ils ne songeaient point à dominer avec hauteur, ni à décider avec empire. Comme ils se trouvaient nécessairement obligés d'associer les autres à leurs travaux domestiques, ils les associaient aussi à leurs délibérations, et s'aidaient de leurs conseils dans les affaires. Ainsi tout se faisait de concert, et pour le bien commun.
Les lois que la vigilance paternelle établissait dans ce petit sénat domestique, étant dictées par le seul motif de l'utilité publique, concertées avec les enfants les plus âgés, acceptées par les inférieurs avec un libre consentement, étaient gardées avec religion, et se conservaient dans les familles comme une police héréditaire qui en faisait la paix et la sûreté.
Différents motifs donnèrent lieu à différentes lois. L'un, sensible à la joie de la naissance d'un fils qui, le premier, l'avait rendu père, songea à le distinguer parmi ses frères par une portion plus considérable dans ses biens et par une autorité plus grande dans sa famille. Un autre, plus attentif aux intérêts d'une épouse qu'il chérissait, ou d'une fille tendrement aimée qu'il voulait établir, se crut obligé d'assurer leurs droits et d'augmenter leurs avantages. La solitude et l'abandon d'une épouse qui pouvait devenir veuve toucha davantage un autre, et il pourvut de loin à la subsistance et au repos d'une personne qui faisait la douceur de sa vie. De ces différentes vues, et d'autres pareilles, sont nés les différents usages des peuples, et les droits des nations, qui varient à l'infini.
A mesure que chaque famille croissait par la naissance des enfants et par la multiplicité des alliances, leur petit domaine s'étendait, et elles vinrent peu-à-peu à former des bourgs et des villes.
Ces sociétés étant devenues fort nombreuses par la succession des temps, et les familles s'étant partagées en diverses branches, qui avaient chacune leurs chefs, et dont les intérêts et les caractères différents pouvaient troubler l'ordre public, il fut nécessaire de confier le gouvernement à un seul, pour réunir tous ces chefs sous une même autorité, et pour maintenir le repos public par une conduite uniforme. L'idée qu'on conservait encore du gouvernement paternel, et l'heureuse expérience qu'on en avait faite, inspirèrent la pensée de choisir parmi les plus gens de bien et les plus sages celui en qui l'on reconnaissait davantage l'esprit et les sentiments de père. L'ambition et la brigue n'avaient Justin. lib. 1, cap. 1. point de part dans ce choix: la probité seule et la réputation de vertu et d'équité en décidaient, et donnaient la préférence aux plus dignes 22.
Pour relever l'éclat de leur nouvelle dignité, et pour les mettre plus en état de faire respecter les lois, de se consacrer tout entiers au bien public, de défendre l'État contre les entreprises des voisins et contre la mauvaise volonté des citoyens mécontents, on leur donna le nom de roi, on leur érigea un trône, on leur mit le sceptre en main, on leur fit rendre des hommages, on leur assigna des officiers et des gardes, on leur accorda des tributs, on leur confia un plein pouvoir pour administrer la justice; et, dans cette vue, on les arma du glaive pour réprimer les injustices et pour punir les crimes.
Justin. lib. 1, cap. 1. Chaque ville, dans les commencements, avait son roi, qui, plus attentif à conserver son domaine qu'à l'étendre, renfermait son ambition dans les bornes du pays qui l'avait vu naître 23. Les démêlés presque inévitables entre des voisins, la jalousie contre un prince plus puissant, un esprit remuant et inquiet, des inclinations martiales, le désir de s'agrandir et de faire éclater ses talents, donnèrent occasion à des guerres, qui se terminaient souvent par l'entier assujettissement des vaincus, dont les villes passaient sous le pouvoir du conquérant, et grossissaient peu-à-peu son domaine. Justin. ibid. De cette sorte, une première victoire servant de degré et d'instrument à la seconde, et rendant le prince plus puissant et plus hardi pour de nouvelles entreprises, plusieurs villes et plusieurs provinces, réunies sous un seul monarque, formèrent des royaumes plus ou moins étendus, selon que le vainqueur avait poussé ses conquêtes avec plus ou moins de vivacité 24.
Parmi ces princes, il s'en rencontra dont l'ambition, se trouvant trop resserrée dans les limites d'un simple royaume, se répandit par-tout comme un torrent et comme une mer, engloutit les royaumes et les nations, et fit consister la gloire à dépouiller de leurs états des princes qui ne leur avaient fait aucun tort, à porter au loin les ravages et les incendies, et à laisser par-tout des traces sanglantes de leur passage. Telle a été l'origine de ces fameux empires qui embrassaient une grande partie du monde.
Les princes usaient diversement de la victoire, selon la diversité de leurs caractères ou de leurs intérêts. Les uns, se regardant comme absolument maîtres des vaincus, et croyant que c'était assez faire pour eux que de leur laisser la vie, les dépouillaient eux et leurs enfants de leurs biens, de leur patrie, de leur liberté; les réduisaient à un dur esclavage; les occupaient aux arts nécessaires pour la vie, aux plus vils ministères de la maison, aux pénibles travaux de la campagne; et souvent même les forçaient, par des traitements inhumains, à creuser les mines, et à fouiller dans les entrailles de la terre pour satisfaire leur avarice; et de là le genre humain se trouva partagé comme en deux espèces d'hommes, de libres et de serfs, de maîtres et d'esclaves.
D'autres introduisirent la coutume de transporter les peuples entiers, avec toutes leurs familles, dans de nouvelles contrées, où ils les établissaient, et leur donnaient des terres à cultiver.
D'autres, encore plus modérés, se contentaient de faire racheter aux peuples vaincus leur liberté, et l'usage de leurs lois et de leurs privilèges, par des tributs annuels qu'ils leur imposaient; et quelquefois même ils laissaient les rois sur leur trône, en exigeant d'eux seulement quelques hommages.
Les plus sages et les plus habiles en matière de politique se faisaient un honneur de mettre une espèce d'égalité entre les peuples nouvellement conquis et les anciens sujets, accordant aux premiers le droit de bourgeoisie, et presque tous les mêmes droits et les mêmes priviléges dont jouissaient les autres; et par-là, d'un grand nombre de nations répandues dans toute la terre, ils ne faisaient plus en quelque sorte qu'une ville, ou du moins qu'un peuple.
Voilà une idée générale et abrégée de ce que l'histoire du genre humain nous présente, et que je vais tâcher d'exposer plus en détail en traitant de chaque empire et de chaque nation. Je ne toucherai point à l'histoire du peuple de Dieu, ni à celle des Romains. Les Égyptiens, les Carthaginois, les Assyriens, les Babyloniens, les Mèdes et les Perses, les Macédoniens, les Grecs feront le sujet de l'ouvrage que je donne au public. Je commence par les Égyptiens et par les Carthaginois, parce que les premiers sont fort anciens, et que les uns et les autres sont plus détachés du reste de l'histoire, au lieu que les autres peuples ont plus de liaison entre eux, et quelquefois même se succèdent.
LIVRE PREMIER.
HISTOIRE ANCIENNE DES ÉGYPTIENS.
Je diviserai en trois parties ce que j'ai à dire sur les Égyptiens. La première renfermera un plan abrégé et une courte description des différentes parties de l'Égypte, et de ce qu'on y trouve de plus remarquable. Dans la seconde, je parlerai des coutumes, des lois et de la religion des Égyptiens. Enfin, dans la troisième, j'exposerai l'histoire des rois d'Égypte.
PREMIÈRE PARTIE.
DESCRIPTION DE L'ÉGYPTE, ET DE CE QUI S'Y TROUVE
DE PLUS REMARQUABLE.
Herod, lib. 2 cap. 177. L'Égypte, dans une étendue assez bornée, renfermait autrefois 25 un grand nombre de villes, et une multitude incroyable d'habitants 26.
Note 26: (retour) La population de l'ancienne Égypte n'a rien d'incroyable. Seulement il faut distinguer, dans les textes anciens qui en font mention, ceux qui donnent un renseignement positif, de ceux qui n'offrent que des circonstances vagues dont on croit pouvoir conclure la population de ce pays.Diodore de Sicile dit qu'autrefois, et de son temps, l'Égypte contenait sept millions d'habitants (I, § 31).
Josèphe, environ un siècle après, porte la population de ce pays à sept millions cinq cent mille ames, sans compter celle d'Alexandrie (Jos. Bell. Jud. II, c. 16, §4), qui était, selon Diodore, de trois cent mille ames.
Il résulte de ces deux passages clairs et positifs que, depuis les temps anciens jusqu'au règne de Titus, la population de l'Égypte était constamment restée au-dessous de huit millions d'habitants.
Comme la surface habitable de ce pays est d'environ deux mille deux cents lieues carrées, on voit que la population était de trois mille quatre cents à trois mille cinq cents habitants par lieue carrée de terre habitable; ce qui n'a rien d'extraordinaire, quand on songe à la prospérité de l'ancienne Égypte.
Quant à la population qu'on a voulu conclure du nombre d'un million de soldats qui sortaient des cent portes de Thèbes, ou bien encore des dix-sept cents enfants mâles nés, selon Diodore de Sicile, le même jour que Sésostris (I, § 54), elle serait en effet incroyable; car elle monterait à quarante ou cinquante millions d'individus. Mais, de ces deux faits, le premier est fondé sur une erreur de mots; le second, sur une erreur faite par Diodore de Sicile, ou peut-être sur une des exagérations familières aux prêtres égyptiens, qui ont débité tant de contes aux voyageurs grecs. C'est ce que j'établis dans un Mémoire dont je n'ai pu présenter ici que le principal résultat.--L.
Elle est bornée au levant par la mer Rouge et l'isthme de Suez, au midi par l'Éthiopie, au couchant par la Libye, et au nord par la mer Méditerranée. Le Nil parcourt du midi au nord toute la longueur du pays dans l'espace de près de deux cents lieues 27. Ce pays se trouve resserré de côté et d'autre par deux chaînes de montagnes, qui souvent ne laissent entre elles et le Nil qu'une plaine d'une demi-journée de chemin, et quelquefois moins.
Du côté occidental, la plaine s'élargit en quelques endroits 28 jusqu'à une étendue de vingt-cinq ou trente lieues. La plus grande largeur de l'Égypte se prend d'Alexandrie à Damiette, dans un espace d'environ cinquante lieues 29.
L'ancienne Égypte peut se diviser en trois principales parties: la haute Égypte, appelée autrement Thébaïde, qui était la partie la plus méridionale; l'Égypte du milieu, nommée Heptanome, à cause des sept nomes ou départements qu'elle renfermait; la basse Égypte, qui comprenait ce que les Grecs appellent Delta, et tout ce qu'il y a de pays jusqu'à la mer Rouge, et le long de la Strab. l. 17, pag. 787. mer Méditerranée jusqu'à Rhinocolure, ou au mont Casius. Sous Sésostris, toute l'Égypte fut réunie en un [Diod. Sic. I § 54.] seul royaume, et divisée en trente-six gouvernements ou nomes: dix dans la Thébaïde, dix dans le Delta, et seize dans le pays qui est entre-deux.
Les villes de Syène et d'Éléphantine séparaient l'Égypte Tacit. Ann. l. 2, c. 61. et l'Éthiopie; et, du temps d'Auguste, elles servaient de bornes à l'empire romain: claustra olim romani imperii.
CHAPITRE PREMIER.
THÉBAIDE.
Thèbes, qui donna son nom à la Thébaïde, le pouvait disputer aux plus belles villes de l'univers. Ses cent portes chantées par Homère sont connues de tout le Hom. II. 1, vers. 381. monde, et lui font donner le surnom d'Hécatompyle, pour la distinguer d'une autre Thèbes située en Béotie. Elle n'était pas moins peuplée qu'elle était vaste, et on a dit qu'elle pouvait faire sortir ensemble deux cents Strab. l. 17, pag. 816. chariots et dix mille combattants par chacune de ses portes. Les Grecs et les Romains ont célébré sa magnificence Tacit. Ann. l. 2, c. 60. et sa grandeur, encore qu'ils n'en eussent vu que les ruines, tant les restes en étaient augustes.
Voyage de Thévenot. On a découvert dans la Thébaïde (on l'appelle maintenant le Sayd) des temples et des palais encore presque entiers, où les colonnes et les statues sont innombrables. On y admire sur-tout un palais dont les restes semblent n'avoir subsisté que pour effacer la gloire des plus grands ouvrages. Quatre allées à perte de vue, et bornées de part et d'autre par des sphinx d'une matière aussi rare que leur grandeur est remarquable, servent d'avenues à quatre portiques dont la hauteur étonne les yeux. Encore ceux qui nous ont décrit ce prodigieux édifice n'ont-ils pas eu le temps d'en faire le tour, et ne sont pas même assurés d'en avoir vu la moitié; mais tout ce qu'ils ont vu était surprenant. Une salle, qui apparemment faisait le milieu de ce superbe palais, était soutenue de six-vingts colonnes de six brassées de grosseur, grandes à proportion, et entremêlées d'obélisques que tant de siècles n'ont pu abattre. La peinture y avait étalé tout son art et toutes ses richesses. Les couleurs même, c'est-à-dire, ce qui éprouve le plus tôt le pouvoir du temps, se soutiennent encore parmi les ruines de cet admirable édifice, et y conservent leur vivacité: tant l'Égypte savait imprimer un caractère d'immortalité à tous ses ouvrages. Strabon, qui avait été sur les Lib. 17, pag. 805. lieux, fait la description d'un temple qu'il avait vu en Égypte, presque entièrement semblable à ce qui vient d'être rapporté 30.
Pag. 816. Le même auteur, en écrivant les raretés de la Thébaïde, parle d'une statue de Memnon, fort célèbre, dont il avait vu les restes 31. On dit que cette statue, lorsqu'elle était frappée des premiers rayons du soleil levant, rendait un son articulé. En effet Strabon entendit ce son; mais il doute qu'il vînt de la statue.
Note 31: (retour) «Germanicus aliis quoque miraculis intendit animum, quorum præcipua fuêre Memnonis saxea effigies, ubi radiis solis icta est, vocalem sonum reddens, etc.» TACIT. Annal. lib. 2, cap. 61.== Cette statue colossale est assise et haute de 19 mètres 55 centimètres (environ 60 pieds), y compris le piédestal, qui a 4 mètres: si la statue était debout, elle aurait plus de 60 pieds. Ses jambes sont encore toutes couvertes d'inscriptions grecques et latines, la plupart du temps d'Adrien. Elles ont été gravées par des personnes qui attestent avoir entendu Memnon saluer l'Aurore. (Voy. Jablonski, Syntagm. III, de Memn., pag. 57.) On a soupçonné que les prêtres, au moyen de conduits souterrains, pénétraient dans la statue, afin que Memnon n'oubliât point de saluer sa mère. M. de Humboldt a cherché une explication physique du bruit que l'on croyait entendre. (Voyages, tom. IV, p. 560.)--L.
CHAPITRE II.
ÉGYPTE DU MILIEU, OU HEPTANOME.
Cette partie de l'Égypte avait pour capitale Memphis. On voyait dans cette ville plusieurs temples magnifiques, entre autres celui du dieu Apis, qui y était honoré d'une manière particulière. Il en sera parlé dans la suite, aussi-bien que des pyramides, qui étaient dans le voisinage de Memphis, et qui ont rendu cette ville si célèbre. Elle était située sur le bord occidental du Nil.
Voyage de Thévenot. Le grand Caire, qui semble avoir succédé à Memphis, a été bâti de l'autre côté du Nil. Le château du Caire est une des choses les plus curieuses qui soient en Égypte. Il est situé sur une montagne hors de la ville. Il est bâti sur le roc qui lui sert de fondement, et entouré de murailles fort hautes et fort épaisses. On monte à ce château par un escalier taillé dans le roc, si aisé à monter, que les chevaux et les chameaux tout chargés y vont facilement. Ce qu'il y a de plus beau et de plus rare à voir dans ce château, c'est le puits de Joseph. On lui donne ce nom, soit parce que les Égyptiens se plaisent à attribuer à ce grand homme ce qu'ils ont chez eux de plus remarquable, soit parce qu'en effet cette tradition s'est conservée dans le pays 32. C'est une preuve au moins que l'ouvrage est fort ancien; et certainement il est digne de la magnificence des plus puissants rois de l'Égypte. Ce puits est comme à double étage, taillé dans le roc vif, d'une profondeur prodigieuse. On descend jusqu'au réservoir qui est entre les deux puits par un escalier qui a deux cent vingt marches, large d'environ sept à huit pieds, dont la descente, douce et presque imperceptible, laisse un accès très-facile aux bœufs qui sont employés pour faire monter l'eau. Elle vient d'une source qui est presque la seule qui se trouve dans le pays. Les bœufs font tourner continuellement une roue où tient une corde à laquelle sont attachés plusieurs seaux. L'eau tirée ainsi du premier puits, qui est le plus profond, se rend par un petit canal dans un réservoir qui fait le fond du second puits, au haut duquel elle est portée de la même manière; et de là elle se distribue par des canaux en plusieurs endroits du château. Comme ce puits passe dans le pays pour être fort ancien, et qu'effectivement il se sent bien du goût antique des Égyptiens, j'ai cru qu'il pouvait ici trouver sa place parmi les raretés de l'ancienne Égypte.
Lib. 17, pag. 807. Strabon parle d'une machine pareille, qui, par le moyen de roues et de poulies, faisait monter de l'eau du Nil sur une colline fort élevée, avec cette différence qu'au lieu de bœufs c'étaient des esclaves, au nombre de cent cinquante, qui étaient employés à faire tourner ces roues.
La partie de l'Égypte dont nous parlons ici est célèbre par plusieurs raretés qui méritent d'être examinées chacune en particulier. Je n'en rapporterai que les principales: les obélisques, les pyramides, le labyrinthe, le lac de Mœris, et ce qui regarde le Nil.
§ Ier. Obélisques.
L'Égypte semblait mettre toute sa gloire à dresser des monuments pour la postérité. Ses obélisques font encore aujourd'hui, autant par leur beauté que par leur hauteur, le principal ornement de Rome; et la puissance romaine, désespérant d'égaler les Égyptiens, a cru faire assez pour sa grandeur d'emprunter les monuments de leurs rois.
Un obélisque est une aiguille ou pyramide quadrangulaire, menue, haute, et perpendiculairement élevée en pointe, pour servir d'ornement à quelque place, et qui est souvent chargée d'inscriptions ou d'hiéroglyphes. On appelle hiéroglyphes, des figures ou des symboles mystérieux, dont se servaient les Égyptiens pour couvrir et envelopper les choses sacrées et les mystères de leur théologie.
Diod. lib. 1, pag. 37. Sésostris avait fait élever dans la ville d'Héliopolis deux obélisques d'une pierre très-dure, tirée des carrières de la ville de Syenne, à l'extrémité de l'Égypte. Ils avaient chacun cent-vingt coudées de haut 33, c'est-à-dire, trente toises ou cent quatre-vingts pieds. L'empereur Auguste, après avoir réduit l'Égypte en province, fit transporter à Rome ces deux obélisques, dont l'un a été brisé depuis. Il n'osa pas en faire autant à l'égard d'un troisième, qui était d'une grandeur énorme. Plin. lib. 36, cap. 6 et 8. Il avait été construit sous Ramessès: on dit qu'il y avait eu vingt mille hommes employés à le tailler. Constance, plus hardi qu'Auguste, le fit transporter à Rome 34. On y voit encore deux de ces obélisques, aussi-bien qu'un autre de cent coudées ou vingt-cinq toises de haut, et de huit coudées ou deux toises de diamètre. Caïus César Ibid. cap. 9. l'avait fait venir d'Égypte sur un vaisseau d'une fabrique si extraordinaire, qu'au rapport de Pline on n'en avait jamais vu de pareil.
Toute l'Égypte était pleine de ces sortes d'obélisques. Ils étaient pour la plupart taillés dans les carrières de la haute Égypte, où l'on en trouve encore qui sont à demi taillés. Mais ce qu'il y a de plus admirable, c'est que les anciens Égyptiens avaient su creuser jusque dans la carrière un canal, où montait l'eau du Nil dans le temps de son inondation; d'où ensuite ils enlevaient les colonnes, les obélisques, et les statues sur des radeaux 35 proportionnés à leur poids, pour les conduire dans la basse Égypte 36. Et, comme le pays était tout coupé d'une infinité de canaux, il n'y avait guère d'endroits où ils ne pussent transporter facilement ces masses énormes, dont le poids aurait fait succomber toute autre sorte de machines.
Note 36: (retour) Le procédé employé par les Égyptiens, et dont Rollin ne donne pas une idée assez précise, mérite bien d'être rapporté ici. Lorsque Ptolémée Philadelphe voulut faire transporter à Alexandrie un obélisque de 80 coudées (42 mètres 160 millim.), que le roi Nectanebis avait fait tailler autrefois, Callisthène dit qu'on creusa d'abord un canal qui, partant du Nil, allait passer sous l'obélisque qu'on voulait enlever. On construisit ensuite deux barques qu'on remplit de pierres dont la masse était double de celle de l'obélisque. Cette pesante charge les fit enfoncer dans l'eau assez profondément pour qu'elles pussent être conduites sous l'obélisque, qui se trouvait couché en travers du canal, ayant ses extrémités appuyées sur les deux bords. Ensuite on vida les bâtiments de toutes les pierres qu'ils contenaient. Dégagés de ce poids, ils soulevèrent nécessairement l'obélisque, qu'il fut aisé de conduire au lieu de sa destination (lib. 36, c. 9.). Ce procédé ingénieux, analogue à celui que nous employons pour remettre à flot les vaisseaux submergés, explique comment les Égyptiens ont pu transporter d'un bout de l'Égypte à l'autre d'énormes fardeaux, tels que les temples monolithes, ou d'une seule pierre.--L.
§ II. Pyramides.
Une pyramide est un corps solide ou creux, qui a une base large et ordinairement carrée, qui se termine en pointe.
Herodot.,
lib. 2, c. 124,
etc.
Il y avait en Égypte trois pyramides plus célèbres que
toutes les autres, qui, selon Diodore de Sicile, ont mérité
Diod. lib. 1,
p. 39-41.
Plin. lib. 36,
cap. 12.
d'être mises au nombre des sept merveilles du
monde. Elles n'étaient pas fort éloignées de la ville de
Memphis
37. Je ne parlerai ici que de la plus grande des
trois. Elle était, comme les autres, bâtie sur le roc qui
lui servait de fondement, de figure carrée par sa base,
construite au-dehors en forme de degrés
38, et allait
toujours en diminuant jusqu'au sommet. Elle était bâtie
de pierres d'une grandeur extraordinaire, dont les moindres
étaient de trente pieds, travaillées avec un art
merveilleux, et couvertes de figures hiéroglyphiques.
Selon plusieurs des anciens auteurs, chaque côté avait
huit cents pieds de largeur, et autant de hauteur
39. Le
haut de la pyramide, qui d'en bas semblait être une
pointe, une aiguille, était une belle plate-forme de dix
ou douze grosses pierres, et chaque côté de cette plate-forme
était de seize à dix-sept pieds.
Note 38: (retour) Autrefois les degrés étaient recouverts et cachés par un revêtement qui a tout-à-fait disparu: aussi était-il fort difficile d'arriver au sommet, comme Pline le donne à entendre (lib. 36, c. 12; cf. Silv. de Sacy, Trad. d'Abdallatif, p. 216). J'ai expliqué ailleurs ce revêtement (Recherches critiques sur Dicuil., pag. 101 et suiv.).--L.
Voici la mesure qu'en a donnée feu M. de Chazelles 40, de l'Académie des Sciences, qui avait été exprès sur les lieux en 1693:
Le côté de la base, qui est tout carré 110 toises. Ainsi la superficie de la base est de 12,100 tois. carrées. Les faces sont des triangles équilatéraux. La hauteur perpendiculaire. 77 toises 3/4. Et la solidité. 313,590 toises cubes.
Note 40: (retour) Les mesures trigonométriques prises par M. Nouet diffèrent un peu de celles de M. de Chazelles.Mètr. Cent. La base est de 227 25 La hauteur perpendiculaire jusq'à la plate-forme actuelle, de 136 95 L'inclinaison des faces sur le plan, de 51° 33' 44"Au témoignage de Diodore, la pyramide n'était pas terminée tout-à-fait en pointe: la plate-forme supérieure avait six coudées, ou trois mètres 162 mill. de côté (DIOD. SIC. I, § 63); d'une autre part, on a la preuve que le revêtement était de 2 mètres 710 mill.: on a donc pour la base 232 mètres 67 cent., ou 119 toises; et pour la hauteur 144 mètres, 60 cent., ou 75 toises. Il s'ensuit que la solidité de la pyramide est d'environ 2,620,000 mètres cubes.
Voici les dimensions des deux autres pyramides construites, l'une par Mycérinus, l'autre par Chéphren:
Base. Haut. Solidité. Mycér. 103 1 53 193,000 mètres cub. Chéph. 207 1 132 1,880,000Ainsi la solidité des trois pyramides est égale à 4,690,000 mètres cubes. En supposant qu'avec les pierres qui entrent dans ces trois édifices on voulût construire une muraille de trois mètres (environ 9 pieds) de haut, et de 1/3 de mètre (environ 1 pied d'épaisseur), on pourrait lui donner 469 myriamètres ou 1054 lieues de longueur; c'est-à-dire, qu'elle serait assez longue pour traverser l'Afrique depuis Alexandrie jusqu'à la côte de Guinée. Ces calculs sont propres à donner une idée de l'immensité du travail que ces monuments ont exigé.--L.
Cent mille ouvriers travaillaient à cet ouvrage, et de trois mois en trois mois un pareil nombre leur succédait. Dix années entières furent employées à couper les pierres, soit dans l'Arabie, soit dans l'Éthiopie, et à les voiturer en Égypte; et vingt autres années à construire ce vaste édifice, qui au-dedans avait une infinité de chambres et de salles. On avait marqué sur la pyramide, en caractères égyptiens, ce qu'il avait coûté simplement pour les aulx, les poireaux, les ognons, et autres pareils légumes fournis aux ouvriers, et cette somme montait à seize cents talents d'argent, 41 c'est-à-dire, quatre millions cinq cent mille livres; d'où il était facile de conjecturer combien pour tout le reste la dépense était énorme.
Telles étaient les fameuses pyramides d'Égypte, qui, par leur figure, autant que par leur grandeur, ont triomphé du temps et des barbares. Mais, quelque effort que fassent les hommes, leur néant paraît partout. Ces pyramides étaient des tombeaux, et l'on voit encore aujourd'hui, au milieu de celle qui était la plus grande, un sépulcre 42 vide, taillé tout entier d'une seule pierre, qui a de largeur et de hauteur environ trois pieds, sur un peu plus de six pieds de longueur. Voilà à quoi se terminaient tant de mouvements, tant de dépenses, tant de travaux imposés à des milliers d'hommes pendant plusieurs années, à procurer à un prince, dans cette vaste étendue et cette masse énorme de bâtiments, un petit caveau de six pieds. Encore les rois qui ont bâti ces pyramides n'ont-ils pas eu le pouvoir d'y être inhumés, et ils n'ont pas joui de leur sépulcre. La haine publique qu'on leur portait, à cause des duretés inouïes qu'ils avaient exercées contre leurs sujets en les accablant de travaux, les obligea de se faire inhumer dans des lieux inconnus, afin de dérober leurs corps à la connaissance et à la vengeance des peuples.
Diod. lib. 1, pag. 46. Cette dernière circonstance, que les historiens ont soigneusement remarquée, nous apprend quel jugement nous devons porter de ces ouvrages si vantés dans l'antiquité. Il est raisonnable d'y remarquer et d'y estimer le bon goût des Égyptiens par rapport à l'architecture, qui les porta dès le commencement, et sans qu'ils eussent encore de modèles qu'ils pussent imiter, à viser en tout au grand, et à s'attacher aux vraies beautés, sans s'écarter jamais d'une noble simplicité, en quoi consiste la souveraine perfection de l'art. Mais quel cas doit-on faire de ces princes qui regardaient comme quelque chose de grand de faire construire, à force de bras et d'argent, de vastes bâtiments, dans l'unique vue d'éterniser leur nom, et qui ne craignaient point de faire périr des milliers d'hommes pour satisfaire leur vanité? Ils étaient bien éloignés du goût des Romains, qui cherchaient à s'immortaliser par des ouvrages magnifiques, mais consacrés à l'utilité publique.
Lib. 36, cap. 12. Pline nous donne en peu de mots une juste idée de ces pyramides en les appelant une folle ostentation de la richesse des rois, qui ne se termine à rien d'utile: regum pecuniæ otiosa ac stulta ostentatio; et il ajoute que c'est par une juste punition que leur mémoire a été ensevelie dans l'oubli, les historiens ne convenant point entre eux du nom de ceux qui ont été les auteurs d'ouvrages si vains: inter eos non constat à quibus factæ sint, justissimo casu obliteratis tantæ vanitatis auctoribus. En un mot, selon la remarque judicieuse de Diodore, autant l'industrie des architectes est louable et estimable dans ces pyramides, autant l'entreprise des rois est-elle digne de blâme et de mépris.
Mais ce que nous devons le plus admirer dans ces anciens monuments, c'est la preuve certaine et subsistante qu'ils nous fournissent de l'habileté des Égyptiens dans l'astronomie, c'est-à-dire dans une science qui semble ne pouvoir se perfectionner que par une longue suite d'années et par un grand nombre d'expériences. M. de Chazelles, en mesurant la grande pyramide dont nous parlons, trouva que les quatre côtés de cette pyramide étaient exposés précisément aux quatre régions du monde, et par conséquent marquaient la véritable méridienne de ce lieu 43. Or, comme cette exposition si juste doit, selon toutes les apparences, avoir été affectée par ceux qui élevaient cette grande masse de pierres il y a plus de trois mille ans, il s'ensuit que, pendant un si long espace de temps, rien n'a changé dans le ciel à cet égard, ou (ce qui revient au même) dans les pôles de la terre, ni dans les méridiens. C'est M. de Fontenelle qui fait cette remarque dans l'éloge de M. de Chazelles.
Note 43: (retour) Les savants Français ont trouvé que l'orientement de la pyramide n'est exact qu'à environ 18' près; ce qui est déjà une précision étonnante: car nos astronomes reconnaissent qu'il est fort difficile de tracer une méridienne de plus de 700 pieds de longueur, à 18' près, quand on ne peut se guider que sur des alignements. D'ailleurs, la difficulté de tracer une parallèle exacte à la base de la pyramide, dans l'état où se trouve ce monument, laisse encore beaucoup d'incertitude sur l'observation de M. de Chazelles et sur celle de M. Nouet. Toujours est-il certain que les Égyptiens savaient mettre une grande précision dans les travaux de ce genre.
§ III. Labyrinthe.
Herod. l. 2, cap. 148. Diod. lib. 1, pag. 42. Plin. l. 36, cap. 13. Strab. l. 17, pag. 811. Ce que nous avons dit sur le jugement qu'on doit porter des pyramides peut être appliqué aussi au labyrinthe, qu'Hérodote, qui l'avait vu, nous assure avoir été encore plus surprenant que les pyramides. On l'avait bâti à l'extrémité méridionale du lac de Mœris, dont nous parlerons bientôt, près de la ville des Crocodiles, qui est la même qu'Arsinoé. Ce n'était pas tant un seul palais qu'un magnifique amas de douze palais disposés régulièrement, et qui communiquaient ensemble. Quinze cents chambres entremêlées de terrasses s'arrangeaient autour de douze salles, et ne laissaient point de sortie à ceux qui s'engageaient à les visiter 44. Il y avait autant de bâtiments sous terre. Ces bâtiments souterrains étaient destinés à la sépulture des rois; et encore (qui le pourrait dire sans honte, et sans déplorer l'aveuglement de l'esprit humain?) à nourrir les crocodiles sacrés, dont une nation d'ailleurs si sage faisait ses dieux 45.
Note 45: (retour) Hérodote (II, § 148) dit que les souterrains servaient de tombeau aux crocodiles sacrés, mais non pas qu'on les y nourrissait, ce qui, du reste, ne se concevrait pas facilement (Voyez Larcher, traduction d'Hérodote, tom. II, pag. 494).L'erreur appartient à Bossuet, que Rollin copie en cet endroit: tout le paragraphe est tiré du Discours sur l'Histoire universelle.--L.
Pour s'engager dans la visite des chambres et des salles du labyrinthe, on juge aisément qu'il était nécessaire de prendre la même précaution qu'Ariane fit prendre à Thésée, lorsqu'il fut obligé d'aller combattre le Minotaure dans le labyrinthe de Crète. Virgile en fait ainsi la description:
Ut quondam Cretâ fertur labyrinthus in altâ
Parietibus textum cæcis iter ancipitemque
Mille viis habuisse dolum, quà signa sequendi
Falleret indeprensus et irremeabilis error.
Hîc labor ille domûs, et inextricabilis error.
Dædalus ipse dolos tecti ambagesque resolvit,
Cæca regens filo vestigia.
§ IV. Lac de Mœris.
Herod. l. 2, cap. 149. Strab. l. 17, pag. 787. Diod. lib. 1, pag. 47. Plin. lib. 5, cap. 9. Pomp. Mela, [1. 1.9, 64.] Le plus grand et le plus admirable de tous les ouvrages des rois d'Égypte était le lac de Mœris: aussi Hérodote le met-il beaucoup au-dessus des pyramides et du labyrinthe. Comme l'Égypte était plus ou moins fertile, selon qu'elle était plus ou moins inondée par le Nil, et que, dans cette inondation, le trop et le trop peu étaient également funestes aux terres, le roi Mœris, pour obvier à ces deux inconvénients, et pour corriger autant qu'il se pourrait les irrégularités du Nil, songea à faire venir l'art au secours de la nature. Il fit donc creuser le lac qui depuis a porté son nom. Ce lac, selon Hérodote et Diodore de Sicile, dont Pline ne s'éloigne pas, avait de tour trois mille six cents stades, c'est-à-dire cent quatre-vingts lieues, et de profondeur trois cents pieds. Deux pyramides, dont chacune portait une statue colossale placée sur un trône, s'élevaient de trois cents pieds au milieu du lac, et occupaient sous les eaux un pareil espace. Ainsi elles faisaient voir qu'on les avait érigées avant que le creux eût été rempli, et montraient qu'un lac de cette étendue avait été fait de main d'homme sous un seul prince.
Voilà ce que plusieurs historiens ont marqué du lac de Mœris, sur la bonne foi des gens du pays; et M. Bossuet, dans son Discours sur l'histoire universelle, rapporte ce fait comme incontestable. Pour moi, j'avoue que je n'y trouve aucune vraisemblance 46. Est-il possible qu'un lac de cent quatre-vingts lieues d'étendue ait été creusé sous un seul prince? Comment et où transporter les terres? Pourquoi perdre la surface de tant de terrain? Comment remplir ce vaste espace du superflu des eaux du Nil? Il y aurait bien d'autres objections à faire. Je crois donc qu'on s'en peut tenir au sentiment de Pomponius Mela, ancien géographe, d'autant plus qu'il est appuyé par plusieurs relations modernes. Il ne donne de circuit à ce lac que vingt mille pas, qui font sept ou huit de nos lieues. Mela, lib. 1. [9-64.] Mœris, aliquandò campus, nunc lacus, viginti millia passuum in circuitu patens 47.
Note 46: (retour) Rollin a raison, d'après l'estimation donnée par Bossuet. La difficulté diminue, si l'on fait attention aux mesures dont les anciens se sont servis en cette occasion.Le Birket-el-Kéroun, lac que l'on reconnaît maintenant pour être l'ancien Lac de Mœris, est un bassin naturel, encaissé par des montagnes qui l'environnent de toutes parts: il a existé de tout temps; et les travaux de Mœris n'ont pu avoir pour objet que de l'agrandir, ou de le rendre plus profond en certains endroits; ils n'ont donc pas tout le merveilleux que les anciens auteurs se sont plu à leur attribuer.
Par sa constitution physique, le Birket-el-Kéroun n'a jamais pu éprouver d'autre changement dans ses dimensions que celui qui provient de l'élévation ou de l'abaissement des eaux du Nil. Il doit être aussi grand de nos jours qu'il l'était dans l'antiquité. Dans le temps de l'inondation, ce lac n'a que 105 milles géographiques, ou 35 lieues, de circonférence.
Or, les 3,600 stades d'Hérodote, dans le module du stade égyptien, valent 137 lieues(et non 180, comme le dit Rollin, d'après Bossuet), ce qui est précisément le quadruple de la grandeur véritable: et, comme nous voyons dans Strabon qu'en Égypte il y avait des schènes de 30, 60 et 120 stades (STRAB. XIV, pag. 804), c'est-à-dire, doubles et quadruples les uns des autres, on peut supposer qu'Hérodote a fait ici quelque confusion de dimension, d'où il est résulté une mesure trop forte dans le rapport de 120 à 30, ou de 4 à 1. Ce genre de méprise, dont on pourrait rapporter ici d'autres preuves, explique naturellement une difficulté qu'on aurait beaucoup de peine à résoudre d'une autre manière.--L.
Note 47: (retour) Au lieu de viginti millia, Ciaconius et Isaac Vossius lisent quingenta, correction à laquelle conduit la leçon quinquaginta que donnent des manuscrits et les anciennes éditions. Comme, en Égypte, le mille comprenait 7 stades 1/2, on voit que les 500 milles de Pomponius Mela représentent 500 x 7-1/2=3750 stades, ce qui revient à-peu-près aux 3600 stades d'Hérodote.--L.
Ce lac communiquait au Nil par le moyen d'un grand canal, qui avait plus de quatre lieues 48 de longueur, et cinquante pieds de largeur. De grandes écluses ouvraient le canal et le lac, ou les fermaient selon le besoin.
Pour les ouvrir ou les fermer il en coûtait cinquante talents, c'est-à-dire cinquante mille écus 49. La pêche de ce lac valait au prince des sommes immenses; mais sa grande utilité était par rapport au débordement du Nil. Quand il était trop grand, et qu'il y avait à craindre qu'il n'eût des suites funestes, on ouvrait les écluses; et les eaux, ayant leur retraite dans ce lac, ne séjournaient sur les terres qu'autant qu'il fallait pour les engraisser. Au contraire, quand l'inondation était trop basse et menaçait de stérilité, on tirait de ce même lac, par des coupures et des saignées, une quantité d'eau suffisante pour arroser les terres. [lib. 17, p. 788.] Par ce moyen les inégalités du Nil étaient corrigées; et Strabon remarque que, de son temps, sous Pétrone, gouverneur d'Égypte, lorsque le débordement du Nil montait à douze coudées, la fertilité était fort grande; et, lors même qu'il n'allait qu'à huit coudées, la famine ne se faisait point sentir dans le pays: sans doute parce que les eaux du lac suppléaient à celles de l'inondation par le moyen des coupures et des canaux 50.
Note 50: (retour) Sans doute aussi parce que ce gouverneur avait fait curer les canaux (GOSSELIN, Notes sur Strabon, t. V, p. 316): car Strabon dit qu'avant Pétrone la famine se faisait sentir lorsque l'élévation du Nil n'allait qu'à 8 coudées (STRAB. XVII, pag. 788). Probablement ce gouverneur en agit ainsi par l'ordre d'Auguste; nous voyons en effet dans Aurélius Victor que ce prince fit creuser les canaux de l'Égypte, encombrés de limon, pour assurer la fertilité de ce pays (AUREL. VICT. C. I).--L.
§ V. Débordement du Nil.
Le Nil est la plus grande merveille de l'Égypte. Comme il y pleut rarement, ce fleuve, qui l'arrose toute par ses débordements réglés, supplée à ce qui lui manque de ce côté-là, en lui apportant, en forme de tribut annuel, les pluies des autres pays; ce qui fait dire ingénieusement à un poëte que l'herbe chez les Égyptiens, quelque grande que soit la sécheresse, n'implore point le secours de Jupiter pour obtenir de la pluie:
Te propter nullos tellus tua postulat imbres,
Arida nec pluvio supplicat herba Jovi 51.
Pour multiplier un fleuve si bienfaisant, l'Égypte était coupée de plusieurs canaux d'une longueur et d'une largeur proportionnées aux différentes situations et aux différents besoins des terres. Le Nil portait partout la fécondité avec ses eaux salutaires, unissait les villes entre elles, et la mer Méditerranée avec la mer Rouge, entretenait le commerce au-dedans et au-dehors du royaume, et le fortifiait contre l'ennemi: de sorte qu'il était tout ensemble et le nourricier et le défenseur de l'Égypte. On lui abandonnait la campagne; mais les villes, rehaussées avec des travaux immenses, et s'élevant comme des îles au milieu des eaux, regardaient avec joie de cette hauteur toute la plaine inondée et en même temps fertilisée par le Nil.
Voilà une idée générale de la nature et des effets de ce fleuve si renommé chez les anciens. Mais une merveille si étonnante, et qui dans tous les siècles a fait l'objet de la curiosité et de l'admiration des savants, semble demander que j'entre ici dans quelque détail. J'abrégerai le plus qu'il me sera possible.
Sources du Nil.
Les anciens ont mis les sources du Nil dans les montagnes appelées vulgairement les montagnes de la Lune, au dixième degré de latitude méridionale. Mais nos voyageurs modernes ont découvert que ces sources sont vers le douzième degré de latitude septentrionale 52. Ainsi ils retranchent environ quatre ou cinq cents lieues du cours que les anciens lui donnaient. Il naît au pied d'une grande montagne du royaume de Goïame en Abyssinie. Ce fleuve sort de deux fontaines, ou de deux yeux, pour parler comme ceux du pays; le même mot en arabe signifiant œil et fontaine. Ces fontaines sont éloignées l'une de l'autre de trente pas, chacune de la grandeur d'un de nos puits ou d'une roue de carrosse. Le Nil est augmenté de plusieurs ruisseaux qui viennent s'y joindre; et, après avoir traversé l'Éthiopie en serpentant beaucoup, il se rend enfin en Égypte.
Note 52: (retour) Dans la réalité, nous n'en savons pas plus à ce sujet que les anciens au temps d'Ératosthènes. Il reconnaissait deux affluents du Nil (STRAB. XVII, pag. 786), l'Astaboras, ou Astosaba (Tacazzé), et l'Astapus (Abawi): ces rivières entouraient l'île de Méroé avant de se jeter dans le Nil, qui est évidemment le Bahr-el-Abyad, ou rivière Blanche des modernes. Cette dernière descend des montagnes de Dyre et Tegla, qui paraissent faire partie des montagnes de la Lune, appelées par les Arabes Djebel-al-Qamar. C'est en effet le vrai Nil, quoi qu'en aient dit les jésuites portugais et Bruce. On a maintenant toute raison de croire, d'après quelques récits des Arabes, qu'il existe une communication entre cette rivière et le Niger ou Joliba (Annales des Voyages, tom. XVIII, p. 342).La source que décrit ici Rollin est celle de l'Abawi, que les jésuites ont pris pour le Nil, de même que Bruce, qui n'était pas fâché de passer pour avoir fait le premier cette prétendue découverte.--L.
Cataractes du Nil.
On appelle ainsi quelques endroits où le Nil fait des chutes, et tombe de dessus des rochers escarpés. Ce fleuve 53, qui d'abord coulait paisiblement dans les vastes solitudes de l'Éthiopie, avant que d'entrer en Égypte, passe par les cataractes. Alors devenu tout d'un coup, contre sa nature, furieux et écumant, dans ces lieux où il est resserré et arrêté, après avoir enfin surmonté les obstacles qu'il rencontre, il se précipite du haut des rochers en bas, avec un tel bruit, qu'on l'entend à trois lieues de là.
Note 53: (retour) «Excipiunt eum (Nilum) cataractæ, nobilis insigni spectaculo locus.... Illic excitatis primùm aquis, quas sine tumultu leni alveo duxerat, violentus et torrens per malignos transitus prosilit, dissimilis sibî.... tandemque eluctatus obstantia, in vastam altitudinem subitò destitutus cadit, cum ingenti circumjacentium. regionum strepitu, quem perferre gens ibi a Persis collocata non potuit, obtusis assiduo fragore auribus et ob hoc sedibus ad quietiora translatis. Inter miracula fluminis incredibilem incolarum audaciam accepi. Bini parvula navigia conscendunt, quorum alter navem regit, alter exhaurit. Deindè multùm inter rapidam insaniam Nili et reciprocos fluctus volutati, tandem tenuissimos canales tenent, per quos angusta rupium effugiunt: et cum toto flumine effusi, navigium ruens manu temperant, magnoque spectantium metu in caput nixi, quum jam adploraveris, mersosque atque obrutos tantâ mole credideris, longè ab eo in quem ceciderant loco navigant, torrenti modo missi. Nec mergit cadens unda, sed planis aquis tradit.» SENEC. Nat. Quæst. lib. IV, cap. 2 [4].= Ce passage de Sénèque se sent de l'exagération que tous les anciens ont mise dans la description des cataractes du Nil. Celles de la Nubie méritent ce nom; mais les cataractes qu'on voit au-dessus d'Éléphantine ne sont que des rapides, dont la hauteur, dans les basses eaux, n'excède pas quatre ou cinq pieds. Au reste, ce que Sénèque raconte de la hardiesse des naturels prouve assez que cette prétendue cataracte n'est pas aussi effrayante qu'il le fait entendre. Un Anglais, qui voulut tenter, il y a quelques années, une pareille entreprise à la cataracte du Rhin, n'en est point revenu. Le dernier éditeur de Sénèque, M. Ruhkopf, doute de la réalité du trait, parce que Sénèque ne le rapporte que sur ouï-dire; il ne s'est pas souvenu que Strabon, témoin oculaire, en parle comme d'un divertissement que les gens du pays donnaient aux gouverneurs, quand ils poussaient leur inspection jusqu'à Syène (STRAB. XVII, p. 818).
Du reste, les expressions de Sénèque, illic excitatis primùm aquis, quas sine tumultu leni alvea duxerat, prouvent que cet auteur n'avait point entendu parler des cataractes du Nil en Nubie: cependant Diodore de Sicile les connaissait (DIOD. SIC. I, § 32, fin.), ainsi qu'Aristide, qui en portait le nombre à trente-six, d'après le témoignage d'un Éthiopien (ARISTID. in Ægyptio, tom. III, p. 581, edit. Canter.)--L.
Des gens du pays, accoutumés par un long exercice à ce petit manége, donnent ici aux passants un spectacle plus effrayant encore que divertissant. Ils se mettent deux dans une petite barque, l'un pour la conduire, l'autre pour vider l'eau qui y entre. Après avoir longtemps essuyé la violence des flots agités, en conduisant toujours avec adresse leur petite barque, ils se laissent entraîner par l'impétuosité du torrent, qui les pousse comme un trait. Le spectateur tremblant croit qu'ils vont être abymés dans le précipice où ils se jettent. Mais le Nil, rendu à son cours naturel, les remontre sur ses eaux tranquilles et paisibles. C'est Sénèque qui fait ce récit, et les voyageurs modernes en parlent de même.
Causes du débordement.
Herod. l. 2,
cap. 19-27.
Diod. lib. 1,
pag. 35-39.
Senec. Nat.
Quæst. l. 4,
cap. 1 et 2.
Les anciens ont imaginé plusieurs raisons subtiles du
grand accroissement du Nil, que l'on peut voir dans
Hérodote, Diodore de Sicile, et Sénèque. Ce n'est plus
maintenant une matière de problème, et l'on convient
presque généralement que le débordement du Nil vient
des grandes pluies qui tombent dans l'Éthiopie, d'où
ce fleuve tire sa source. Ces pluies le font tellement
grossir, que l'Éthiopie, et ensuite l'Égypte, en sont
inondées, et que ce qui n'était d'abord qu'une grosse
rivière devient comme une petite mer, et couvre toutes
les campagnes.
Lib. 17, pag. 789. Strabon remarque que les anciens 54 avaient seulement conjecturé que le débordement du Nil était causé par les pluies qui tombent abondamment dans l'Éthiopie; et il ajoute que plusieurs voyageurs s'en sont assurés depuis par leurs propres yeux, Ptolémée Philadelphe, qui était fort curieux pour tout ce qui regarde les arts et les sciences, ayant envoyé exprès sur les lieux d'habiles gens pour examiner ce qui en était, et pour constater la cause d'un fait si singulier et si considérable.
Temps et durée du débordement.
Herod. l. 2,
cap. 19.
Diod. lib. 1
pag. 32.
Hérodote, et après lui Diodore de Sicile, et plusieurs
autres, marquent que le Nil commence à croître en
Égypte au solstice d'été, c'est-à-dire vers la fin de juin,
et continue d'augmenter jusqu'à la fin de septembre,
vers lequel temps environ il s'arrête, et va toujours depuis
en diminuant pendant les mois d'octobre et de
novembre, après quoi il rentre dans son lit, et reprend
son cours ordinaire. Ce calcul, à peu de chose près,
est conforme à ce qu'on lit sur ce sujet dans toutes les
relations des modernes, et il est fondé en effet sur la
cause naturelle du débordement, savoir les pluies qui
tombent dans l'Éthiopie. Or, selon le témoignage constant
de ceux qui ont été sur les lieux, ces pluies commencent
à y tomber au mois d'avril, et continuent
pendant cinq mois jusqu'à la fin d'août et au commencement
de septembre. La crue du Nil en Égypte doit
donc naturellement commencer trois semaines ou un
mois après que les pluies ont commencé en Abyssinie;
et aussi les relations des voyageurs marquent-elles que
le Nil commence à croître dans le mois de mai, mais
d'une manière peu sensible d'abord, en sorte apparemment
qu'il ne sort point encore de son lit. L'inondation
marquée n'arrive que vers la fin de juin, et dure les
trois mois suivants, comme Hérodote le dit.
Je dois avertir ceux qui consultent les originaux, d'une contradiction qui se rencontre ici entre Hérodote et Diodore d'un côté, et de l'autre, Strabon, Pline et Solin. Ces derniers abrégent de beaucoup la durée de l'inondation, et supposent que le Nil laisse les terres libres après l'espace de trois mois ou de cent jours. Et ce qui augmente la difficulté, c'est que Pline semble appuyer son sentiment sur l'autorité d'Hérodote: in totum autem revocatur (Nilus) intra ripas in Librâ, ut tradit Herodotus, centesimo die. Je laisse aux savants le soin de concilier cette contradiction 55.
Note 55: (retour) Je ne vois nulle contradiction entre ces auteurs: il me paraît que Rollin ne s'est point assez pénétré du sens de leurs textes. Strabon n'a parlé que du temps employé par le Nil à rentrer dans son lit.Hérodote dit: «Le Nil commence à grossir à partir du solstice d'été, et continue ainsi durant cent jours.» C'est à-peu-près ce qu'on lit dans Diodore de Sicile: «Le Nil commence à croître au solstice d'été, et s'arrête à l'équinoxe d'automne (I, § 36).» Sénèque dit la même chose, excepté que, selon lui, l'inondation se prolonge au-delà de l'équinoxe: «At Nilus ante ortum Caniculæ augetur mediis æstibus, ultra æquinoctium» (Quæst. Natur. IV, II, I). Cela est plus conforme à ce que dit Hérodote, et à ce que les voyageurs ont observé: car la crue s'étend assez ordinairement jusqu'au 30 septembre, et même jusqu'au 3 ou 4 octobre.
Voilà pour la crue du Nil. Quant à sa décroissance, Hérodote ajoute: «Il rétrograde et rentre tout-à-fait dans son lit, après le même nombre de jours.» Πελάσας δ' ἐς τὸν ἀριθµὸν τουτέων τὥν ἡµερέων, ὀπίσω ἀπέρχεται ἀπολείπων τὸ ῥέεθρον. Car c'est là le vrai sens de ce passage entrevu par Laurent Valla et Wesseling, et que M. Larcher n'a point saisi, s'étant trompé sur le sens de πελάσας (SCHWEIGH. ad h. loc. Herod.). Hérodote veut dire que le Nil ayant mis cent jours à croître, met cent autres jours à rentrer tout-à-fait dans son lit. Nous lisons la même chose dans Strabon: «Le Nil (parvenu à sa plus grande hauteur) reste stationnaire pendant plus de 40 jours de l'été; puis il baisse peu-à-peu, comme il s'était élevé; et 60 jours après, le sol est entièrement découvert, et même séché (lib. XVII, pag. 789).» Il s'écoule donc cent jours, comme dit Hérodote, entre le point de la plus grande hauteur et celui où le fleuve rentre dans son lit. Diodore de Sicile (I, § 36), et Aristide (tom. II, pag. 338), mettent la même égalité dans la durée de la crue et de la décroissance. Enfin Pline lui-même, au milieu de quelques erreurs légères, finit par dire, d'après Hérodote, qu'au bout du centième jour, le Nil est rentré dans son lit; c'est le sens du passage cité par Rollin: la seule difficulté est dans les mots in Libra, qui ne sont point dans Hérodote, et qui d'ailleurs sont une grave erreur: car, le Nil croissant jusqu'après l'équinoxe, c'est-à-dire, jusqu'au temps où le soleil entre dans la Balance; lorsqu'il est rentré dans son lit, cent jours après, le soleil doit se trouver dans le signe du Capricorne. L'erreur de Pline consiste donc en ce que, citant le témoignage d'Hérodote, il a ajouté mal-à-propos in Librâ: puisque ce signe correspond au commencement, et non à la fin de la décroissance des eaux du Nil. Ou l'auteur lui-même a fait la faute par précipitation, ce qui lui arrive souvent; ou les mots in Librâ sont une note marginale qui a passé dans le texte. La première supposition est plus probable, attendu que ces mots se trouvent dans tous les manuscrits de Pline, dans Solin, qui a copié cet auteur, et dans un passage de l'Irlandais Dicuil, qui écrivait au neuvième siècle.
A cette difficulté près, qui me paraît nulle au fond, les textes anciens d'Hérodote, de Strabon, de Diodore, d'Aristide, de Pline, s'accordent, sans exception, sur la durée de l'inondation du Nil.
Je remarquerai, dans tous les cas, que les crues présentent de grandes différences entre elles. Ainsi, par exemple, celle de 1799 s'éleva à la plus grande hauteur le 23 septembre; et celle de 1800 n'y parvint que le 4 oct. (GIRARD, sur l'exhaussement de la vallée du Nil, p. 10.)--L.
Mesure du débordement.
La juste grandeur 56 du débordement, selon Pline, est de seize coudées. Quand il n'y en a que douze ou treize, on est menacé de famine; et quand l'inondation passe les seize, elle devient dangereuse. Il faut se souvenir Juli. ep. 50. qu'une coudée est un pied et demi. L'empereur Julien marque, dans une lettre à Ecdice, préfet d'Égypte, que la hauteur du débordement du Nil s'était trouvée de quinze coudées le 20 septembre (en 362). Les anciens ne conviennent point entièrement sur la mesure du débordement, ni entre eux, ni avec les modernes: mais la différence n'est pas fort considérable, et elle peut venir 1º de celle des mesures anciennes et modernes, qu'il est difficile d'évaluer sur un pied fixe et certain; 2º du peu d'exactitude des observateurs et des historiens; 3º de la différence réelle de la crue du Nil, qui était moins grande lorsqu'on approchait de la mer 57.
Note 56: (retour) «Justum incrementum est cubitorum XVI. Minores aquæ non omnia rigant: ampliores detinent tardiùs recedendo. Hæ serendi tempora absumunt solo madente: illæ non dant sitiente. Utrumque reputat provincia. In duodecim cubitis famem sentit, in tredecim etiamnum esurit: quatuordecim cubita hilaritatem afferunt, quindecim securitatem, sexdecim delicias.» (Lib. v, c. 9.)= Ce passage (de même que celui d'Hérodote) s'applique sans doute à l'Égypte moyenne. Les 16 coudées, d'après le module du nilomètre d'Éléphantine,
valent 8 met. 432 15 coudées 7 905 14 7 378 13 6 851 12 6 324 En 1779, la crue fut au Caire, de 7 961 En 1800, seulement de 6 857 Donc le terme moyen est 7 419.Il est digne de remarque que cette quantité est égale à celle de 14 coudées, que Pline semble donner comme la crue moyenne. Ce fait, et d'autres qu'on pourrait citer, prouvent que rien n'est changé en Égypte relativement aux inondations du Nil, depuis les plus anciens temps. Le sol de l'Égypte s'est élevé graduellement; mais, comme le lit du fleuve s'est élevé dans la même proportion, le rapport entre le niveau des basses eaux et celui des hautes est resté à-peu-près le même.--L.
Diod. lib. 1, pag. 35. Comme la richesse de l'Égypte dépendait des débordements du Nil, on en avait étudié avec soin toutes les circonstances et les différents degrés de ses accroissements; et par une longue suite d'observations régulières qu'on avait faites pendant plusieurs années, l'inondation même faisait connaître quelle devait être la récolte de l'année suivante. Les rois avaient fait placer à Memphis une mesure où ces différents accroissements étaient marqués; Lib. 17, pag. 817. et de là on en donnait avis à tout le reste de l'Égypte, qui par ce moyen était avertie de ce qu'elle avait à craindre ou à espérer pour la moisson. Strabon parle d'un puits bâti sur le bord du Nil, près de la ville de Syène, pour le même usage 58.
Encore aujourd'hui au grand Caire la même coutume s'observe. Il y a dans la cour d'une mosquée une colonne où l'on marque les degrés de l'accroissement du Nil, et chaque jour des crieurs publics annoncent dans tous les quartiers de la ville de combien il est cru 59. Le tribut que l'on paie au grand-seigneur pour les terres est réglé sur l'inondation. Le jour qu'elle est parvenue à un certain degré, il se fait dans la ville une fête extraordinaire, accompagnée de festins, de feux d'artifice, et de toutes les marques publiques de réjouissance; et, dans les temps les plus reculés, l'inondation du Nil a toujours causé une joie universelle dans toute l'Égypte, dont elle faisait le bonheur.
Note 59: (retour) Il s'agit ici du Mékyaz, situé à l'extrémité méridionale de l'île de Roudah, vis-à-vis le Caire. Ce nilomètre fut construit, vers 847 de notre ère, par le calife El-Mozouatel. La pièce principale consiste en une colonne de marbre blanc, érigée au milieu d'un réservoir quadrangulaire qui communique par un canal avec le Nil. Cette colonne est divisée, depuis sa base jusqu'à son chapiteau, en seize coudées de 24 doigts, ayant chacune 0 mètre 541 millimèt. de longueur.--L.
Socrat. l. 1,
cap. 18.
Sozam. l. 5,
cap. 3.
Les païens attribuaient à leur dieu Sérapis l'inondation
du Nil; et la colonne qui servait à en marquer
l'accroissement était gardée religieusement dans le temple
de cette idole. L'empereur Constantin l'ayant fait transporter
dans l'église d'Alexandrie, ils publièrent que le
Nil ne monterait plus, à cause de la colère de Sérapis;
mais il déborda et s'accrut à l'ordinaire les années
suivantes. Julien-l'Apostat, protecteur zélé de l'idolâtrie,
fit remettre cette colonne dans le même temple, d'où
elle fut encore retirée par l'ordre de Théodose.
Canaux du Nil. Pompes.
La providence divine, en donnant un fleuve si bienfaisant à l'Égypte, n'a pas prétendu que ses habitants demeurassent oisifs, ni qu'ils profitassent d'une si grande faveur sans se donner aucune peine. On comprend sans peine que, le Nil ne pouvant pas de lui-même couvrir toutes les campagnes, il a fallu faire de grands travaux pour faciliter l'inondation des terres, et pratiquer une infinité de canaux pour porter les eaux de tous côtés. Les villages, qui sont en fort grand nombre sur les bords du Nil, dans des lieux élevés, ont chacun des canaux qu'on ouvre à propos pour faire couler l'eau dans la campagne. Les villages plus éloignés en ont ménagé d'autres jusqu'aux extrémités de ce royaume. Ainsi les eaux sont conduites successivement dans les lieux les plus reculés. Il n'est pas permis de couper les tranchées pour y recevoir les eaux, jusqu'à ce que le fleuve soit à une certaine hauteur, ni de les ouvrir toutes ensemble, parce qu'il y aurait en ce cas-là des terres qui seraient trop inondées, et d'autres qui ne le seraient pas assez. On commence par les ouvrir dans la haute Égypte, ensuite dans la basse, et cela suivant un tarif dont on observe exactement toutes les mesures. Par ce moyen, on ménage l'eau avec tant de précaution, qu'elle se répand dans toutes les terres. Les pays que le Nil inonde sont si vastes et si profonds, et le nombre des canaux si grand, que de toutes les eaux qui entrent en Égypte aux mois de juin, de juillet et d'août, on croit qu'il n'en arrive pas la dixième partie dans la mer 60.
Note 60: (retour) Pour bien entendre le système d'irrigation de l'Égypte, il faut remarquer que ces canaux sont dérivés de différents points du Nil, sur l'une et l'autre de ses rives, et qu'ils en portent les eaux jusqu'au pied des collines qui séparent la vallée de l'Égypte, du désert: de distance en distance, à partir de cette limite, chaque canal d'irrigation est barré par des digues transversales qui coupent obliquement la vallée, en s'appuyant sur le fleuve. Les eaux que le canal conduit contre l'une de ces digues s'élèvent jusqu'à ce qu'elles aient atteint le niveau du Nil, au point d'où elles ont été tirées. Ainsi tout l'espace compris, dans la vallée, entre la prise d'eau et la digue transversale, forme, pendant l'inondation, un étang plus ou moins étendu. Lorsque cet espace est suffisamment submergé, on ouvre la digue contre laquelle l'inondation s'appuie: les eaux se déversent alors dans le prolongement du canal au-dessous de cette digue; et elles sont arrêtées à quelque distance par un second barrage, contre lequel elles sont obligées de s'élever de nouveau pour inonder l'espace renfermé entre cette digue et la première.La vallée de l'Égypte présente donc, lors de l'inondation, une suite de petits lacs disposés par échelons les uns au-dessous des autres, de manière que la pente du fleuve, entre deux points donnés, se trouve, sur les deux rives, distribuée par gradins. (GIRARD, sur l'exhaussement du sol de l'Égypte, pag. 10.)
Lib. i, p. 30,
et lib. 5.
pag. 313.
[cf. Vitruv.,
x. 11; Philon.
Jud. p. 325;
D. Strab. 17,
p. 807-819.]
Mais comme, malgré tous ces canaux, il reste encore
bien des terres dans des lieux élevés, qui ne peuvent
point avoir part à l'inondation du Nil, on y a pourvu
par le moyen des pompes en forme de vis, qu'on fait
tourner par des bœufs pour faire entrer l'eau dans des
tuyaux qui la conduisent dans ces terres. Diodore parle
d'une pareille machine, inventée par Archimède dans
le voyage qu'il fit en Égypte, et qu'on appelle cochlia
ægyptia.
Fécondité causée par le Nil.
Il n'y a point de pays dans le monde où la terre soit plus féconde qu'en Égypte; et c'est au Nil qu'elle doit sa fécondité 61. Car, au lieu que les autres fleuves emportent le suc des terres et les épuisent en les inondant, celui-ci, au contraire, par un heureux limon qu'il traîne avec lui, les engraisse et les fertilise de telle sorte, qu'il suffit pour réparer les forces que la moisson précédente leur a fait perdre. Le laboureur, dans ce pays-là, ne se fatigue point à tracer avec le soc de la charrue de pénibles sillons, ni à rompre les mottes de terre. Dès que le Nil est retiré, il n'a qu'à retourner la terre, en y mêlant un peu de sable pour en diminuer la force; après quoi il la sème sans peine, et presque sans frais. Deux mois après, elle est couverte de toutes sortes de grains et de légumes. On sème ordinairement dans les mois d'octobre et de novembre, à mesure que les eaux se sont écoulées, et on fait la moisson dans les mois de mars et d'avril.
Une même terre porte dans une même année trois ou quatre sortes de fruits différents. On y sème des laitues et des concombres, ensuite du blé; et, après la moisson, différents légumes qui sont particuliers à l'Égypte. Comme la chaleur du soleil y est extrême, et la pluie très-rare, on conçoit aisément que l'humidité de la terre serait bientôt desséchée, les grains et les légumes brûlés par une ardeur si vive, sans le secours des canaux et des réservoirs dont l'Égypte est toute remplie, et qui, par les saignées et les coupures que l'on a eu soin d'y faire, fournissent abondamment de quoi humecter et rafraîchir les campagnes et les jardins.
Le Nil ne contribue pas moins à la nourriture des bestiaux, qui sont une autre source de richesses pour l'Égypte. On commence à les mettre au vert au mois de novembre, ce qui dure jusqu'à la fin de mars. On ne peut exprimer combien les pâturages sont abondants, et combien les troupeaux, à qui la douceur de l'air permet d'y demeurer nuit et jour, s'engraissent en peu de temps. Pendant l'inondation du Nil, on leur donne du foin, de la paille hachée, de l'orge, des fèves: c'est là leur nourriture ordinaire.
Tome 2. On ne peut s'empêcher, dit Corneille Le Bruyn dans ses Voyages, de remarquer ici l'admirable conduite de Dieu, qui envoie dans un temps précis des pluies dans l'Éthiopie, afin d'humecter l'Égypte, où il ne pleut presque point, et qui, par ce moyen, du terrain le plus sec et le plus sablonneux, en fait le pays le plus gras et le plus fertile qu'il y ait dans l'univers.
Une autre chose qu'on doit encore ici remarquer, c'est que, selon le témoignage des habitants, au commencement de juin et les quatre mois suivants, les vents du nord-est soufflent régulièrement 62, afin de repousser l'eau, qui s'écoulerait trop tôt, et pour l'empêcher de se décharger dans la mer, dont ils lui ferment pour ainsi dire l'entrée. Les anciens n'ont pas omis cette circonstance.
Multiformis
sapientia.
Eph. 3, 10.
La même Providence, riche et inépuisable en ressources
et en merveilles, qu'elle sait varier à l'infini,
éclatait d'une manière toute différente dans la Palestine,
en la rendant extrêmement fertile, non par les pluies
qui tombent pendant le cours de l'année, comme cela
est ordinaire ailleurs; non par une inondation particulière,
comme celle du Nil en Égypte; mais par des
pluies fixes, qu'elle envoyait régulièrement aux deux
saisons quand son peuple lui était fidèle, afin de lui
faire mieux sentir la dépendance continuelle où il était
de son maître. C'est Dieu lui-même qui lui commande Deuter. 11,
10-13.
par la bouche de Moïse de faire cette réflexion: «La
terre dont vous allez prendre possession n'est pas comme
la terre d'Égypte d'où vous êtes sortis, où, après que
l'on a jeté la semence, on fait venir l'eau par des canaux
pour l'arroser, comme on fait dans les jardins:
mais c'est une terre de montagnes et de plaines, qui
attend les pluies du ciel, que le Seigneur votre Dieu
regarde toujours, et sur laquelle il tient ses yeux arrêtés
depuis le commencement de l'année jusqu'à la fin.»
Après cela Dieu s'engage de donner à ce peuple, tant
qu'il lui sera fidèle, la pluie des deux saisons, temporaneam
et serotinam: la première dans l'automne,
nécessaire pour faire lever les blés; la seconde dans le
printemps et l'été, nécessaire pour les faire croître et
mûrir.
Double spectacle causé par le Nil.
Rien n'est si beau à voir que l'Égypte dans deux saisons de l'année 63; car, si l'on monte sur quelque montagne, ou sur les grandes pyramides du Caire, vers les mois de juillet et d'août, on voit une vaste mer, sur laquelle il s'élève une infinité de villes et de villages, avec plusieurs chaussées qui conduisent d'un lieu à un autre; le tout entre-mêlé de bosquets et d'arbres fruitiers dont on ne voit que les têtes, ce qui fait un coup-d'œil charmant. Cette perspective est bornée par des montagnes et des bois qui, dans l'éloignement, terminent le plus agréable horizon qu'on puisse voir. En hiver, au contraire, c'est-à-dire vers les mois de janvier et de février, toute la campagne ressemble à une belle prairie, dont la verdure émaillée de fleurs charme les yeux. On voit de tous côtés des troupeaux répandus dans la plaine, avec une infinité de laboureurs et de jardiniers. L'air est alors embaumé par la grande quantité de fleurs que fournissent les orangers, les citronniers, et les autres arbres; et il est si pur, qu'on n'en saurait respirer ni de plus sain, ni de plus agréable: en sorte que la nature, qui est alors comme morte dans un grand nombre de climats, semble presque n'avoir de vie que pour un séjour si charmant.
Note 63: (retour) «Illa faciès pulcherrima est, quum jam se in agros Nilus ingessit. Latent campi, opertæque sunt valles: oppida insularum modo exstant. Nullum in mediterraneis, nisi per navigia, commercium est: majorque est lætitia in gentibus, quò minus terrarum suarum vident.» (SENEC., Natur. Quæstion., lit. 4, cap. 2 § 11).
Canal de communication entre les deux mers par le Nil.
Herod. l. 2, cap. 158. Strab. l. 17, pag. 804. Plin. lib. 16, cap. 29. Diod. lib. 1, pag. 29. Le canal qui faisait la communication des deux mers, savoir de la mer Rouge et de la Méditerranée, doit trouver ici sa place, et n'est pas un des moindres avantages que le Nil procurait à l'Égypte. Sésostris, ou, selon d'autres, Psammitichus, fut le premier qui en forma le dessein, et qui commença l'ouvrage 64. Néchao, successeur du dernier, y employa des sommes immenses et un grand nombre de troupes. On dit que plus de six-vingt mille Égyptiens périrent dans cette entreprise. Il l'abandonna, effrayé par un oracle qui lui avait répondu que c'était ouvrir aux étrangers un chemin dans l'Égypte. L'entreprise fut recommencée par Darius, premier de ce nom; mais il la quitta aussi, parce qu'on lui dit que la mer Rouge, étant plus haute que l'Égypte, inonderait tout le pays 65. Enfin elle fut achevée sous les Ptolémées, qui, par le moyen des écluses, tenaient le canal ouvert ou fermé selon leurs besoins. Il commençait assez près du Delta 66, vers la ville de Bubaste. Il avait de largeur cent coudées 67, c'est-à-dire vingt-cinq toises, de sorte que deux bâtiments pouvaient y passer à l'aise; de profondeur, autant qu'il en faut pour porter les plus grands vaisseaux 68; et de longueur, plus de mille stades, c'est-à-dire plus de cinquante lieues 69. Ce canal était d'une grande utilité pour le commerce. Aujourd'hui il est presque entièrement comblé, et à peine en reste-t-il quelque vestige 70.
Note 64: (retour) Je ne crois pas qu'aucun auteur dise que Psammitichus ait commencé ce canal. Cette erreur légère de Rollin me paraît tenir à une fausse traduction de ce passage de Strabon: οἱ δὲ ὑπὸ τοῦ Ψαµµιτίχου παιδός que les versions latines rendent par a Psammiticho filio, tandis que le sens est a Psammitichi filio (par le fils de Psammitique), ce qui désigne Nécheo, fils et successeur de Psammitichus.Quant à Sésostris, Strabon dit en effet que ce prince eut la première idée du canal; mais c'est dans un endroit différent de celui que Rollin a cité: c'est au livre premier (pag. 38), et Strabon n'a fait que copier Aristote (Meteorol. I, c. 14.)--L.
Note 65: (retour) Les travaux des modernes prouvent que cette opinion des anciens était bien fondée. Il résulte des opérations de nivellement faites par les ingénieurs français entre le fond de la mer Rouge et la Méditerranée, à Péluse, que la différence de niveau des deux mers peut aller à 30 pieds 6 pouces (9 mètres 907). Le niveau des hautes eaux du Nil, au Caire, surpasse celui des hautes eaux de la mer Rouge, de 9 pieds 1 pouce; et celui des basses eaux, de 14 pieds 7 pouces: mais le niveau des basses eaux du Nil est surpassé de 8 pieds 6 pouces par les basses eaux de la mer Rouge, et de 14 pieds 2 pouces par les hautes eaux de cette mer.C'est cette différence de niveau qui rendit nécessaire l'établissement d'une espèce de sas fermé par des écluses, à l'embouchure du canal dans la mer Rouge.--L.
Note 66: (retour) Il commençait au Delta même; puisque Bubaste, dont les ruines subsistent encore à Tell-Bastah, était située sur la branche Pélusiaque, à environ 50,000 mètres au-dessous du sommet du Delta.Ce canal suivait la vallée de l'Ouadi, et allait aboutir à un bassin, appelé parles anciens lacs amers (VI, 29; STRAB. XVII, p. 804); de ce bassin, il se prolongeait jusqu'à Clysma ou Clisma, lieu situé sur la mer Rouge, près d'Héroopolis, et dont le nom me semble venir du mot Κλεῖσµα, qui a pu désigner le barrage fermant le canal à son extrémité.--L.
Note 69: (retour) La longueur totale du canal, depuis Bubaste jusqu'à la mer Rouge, était d'environ 80 milles géographiques, ou 27 lieues.La longueur de mille stades, donnée par Rollin, est une erreur fondée sur ce qu'il applique au canal la mesure de l'intervalle qui sépare les deux mers entre Péluse et Héroopolis; cet intervalle est en effet de 1000 stades, selon Hérodote (II, § 158--IV, § 41), Strabon (I, p. 35, D), et Pline (V, c. 11.)--L.
Note 70: (retour) L'utilité de ce canal fixa l'attention des Romains; il fut réparé par Adrien: j'ai prouvé ailleurs (Rech. sur Dicuil, pag. 12), qu'il était encore navigable vers l'an 500 de notre ère. Les Arabes, sous le calife Omar, le réparèrent en 640; il servit à la navigation jusqu'en 767, époque à laquelle le calife Abou-Giafar-Almanzor le fit définitivement combler, pour qu'on ne pût porter de secours aux révoltés de la Mecque et de Médine.--L.
CHAPITRE III.
BASSE ÉGYPTE.
Il me reste à parler de la basse Égypte. Sa figure, qui ressemble à un triangle ou à un (Δ) delta, lui a fait donner ce dernier nom, qui est celui d'une lettre grecque. La basse Égypte forme une espèce d'île. Elle commence à l'endroit où le Nil se divise en deux grands canaux, par lesquels il va se jeter dans la mer Méditerranée. L'embouchure qui est à droite s'appelle Pélusienne, l'autre Canopique, du nom des deux villes dont elles sont voisines, Pelusium et Canopus, appelées maintenant Damiette et Rosette 71. Entre ces deux grandes branches il y en a cinq autres moins célèbres. Cette île est la partie de l'Égypte la plus cultivée, la plus fertile et la plus riche. Ses principales villes furent, dans les temps les plus reculés, Héliopolis 72, Héracléopolis, Naucratis, Saïs, Tanis, Canope, Péluse; et, dans les temps postérieurs, Alexandrie, Nicopolis, etc. Ce fut dans le pays de Tanis que les Israëlites habitèrent 73.
Note 71: (retour) Rosette et Damiette ne répondent point à Canopus et à Pelusium. Canopus était situé à environ 3 lieues d'Alexandrie, et à 6 lieues de Rosette; Pelusium était à plus de 16 lieues de Damiette.La branche Pélusiaque est comblée; la Canopique l'est aussi dans la partie septentrionale. La branche actuelle de Rosette répond à la Bolbitine; la branche de Damiette, à la Phatmitique.
Les sept branches étaient, à partir, de l'Ouest, la Canopique, la Bolbitine, la Sébennytique, la Phatmitique, la Mendésienne, la Tanitique, la Pélusiaque.--L.
Plut. de Isid. pag. 354. [cf. Procl. in Tim. p. 30.] Il y avait dans Saïs un temple dédié à Minerve, qu'on croit être la même qu'Isis, avec cette inscription: «Je suis tout ce qui a été, ce qui est, et ce qui sera; et personne n'a encore percé le voile qui me couvre.»
Strab. l. 7, pag. 805. Héliopolis, c'est-à-dire ville du soleil, fut ainsi appelée à cause d'un temple magnifique qui y était dédié au soleil. Herod. l. 2, cap. 73. Plin. l. 10, cap. 2. Tacit. Ann. lib. 6, cap. 28. Hérodote, et après lui d'autres auteurs, racontent une chose qui se passait dans ce temple, et qui serait bien merveilleuse si elle était vraie: c'est au sujet du phénix 74. Cet oiseau, si l'on en croit les anciens, est unique dans son espèce. Il naît dans l'Arabie, et vit cinq ou six cents ans. Il est de la grandeur d'un aigle. Il a la tête ornée et brillante d'un plumage exquis, les plumes du cou dorées, les autres pourprées, la queue blanche, mêlée de plumes incarnates, des yeux étincelants comme des étoiles. Lorsque, chargé d'années, il voit sa fin approcher, il forme un nid de bois et de gommes aromatiques, après quoi il meurt. De ses os et de sa moelle il naît un ver, d'où il se forme un autre phénix. Son premier soin est de rendre à son père les honneurs de la sépulture: pour cela il compose comme une boule ou un œuf de quantité de parfums de myrrhe, du poids qu'il se sent capable de porter, et il en fait souvent l'épreuve; puis il le vide en partie, y dépose le corps de son père, et en ferme avec soin l'entrée, qu'il enduit de myrrhe et d'autres parfums. Alors il charge ses épaules de ce précieux fardeau, et va le brûler sur l'autel du soleil dans la ville d'Héliopolis.
Hérodote et Tacite révoquent en doute quelques circonstances de ce fait, mais semblent supposer que le fond en est vrai. Pline, au contraire, dès le commencement du récit qu'il en fait, insinue assez clairement que le tout lui paraît fabuleux; et c'est le sentiment de tous les modernes.
Cette vieille tradition, fondée sur une fausseté évidente, a pourtant établi un usage commun dans presque toutes les langues, de donner le nom de phénix à tout ce qui est singulier et rare dans son espèce: rara avis in terris, dit Juvénal 75, en parlant de la difficulté de trouver une femme accomplie en tout point. Et Sénèque en dit autant d'un homme de bien 76.
Ce que l'on dit des cygnes, qu'ils ne chantent que quand ils sont près de mourir, et qu'alors ils chantent fort mélodieusement, n'est fondé de même que sur une erreur populaire 77, et cependant est employé non-seulement, Od. 3, l. 4. [ibi not. Mitscherlich.] par les poëtes, mais par les orateurs et même par les philosophes. O mutis quoque piscibus donatura cycni, si libeat, sonum, dit Horace en s'adressant à Melpomène. Cicéron compare l'admirable discours que Lib. 5, de Orat. n. 6. fit Crassus dans le sénat, peu de jours avant sa mort, à la voix mélodieuse d'un cygne mourant: Lib. 1, Tusc. Quæst. n. 73. illa tanquam cycnea fuit divini hominis vox et oratio. Et Socrate disait que les gens de bien devaient imiter les cygnes, qui, sentant, par un instinct secret et une sorte de divination, l'avantage qui se trouve dans la mort, meurent avec joie et en chantant: providentes quid in morte boni sit, cum cantu et voluptate moriuntur. J'ai cru que cette petite digression ne serait pas inutile pour les jeunes gens. Je reviens à mon sujet.
Note 77: (retour) Cette opinion est cependant fondée sur quelque chose de réel. Les observations des modernes, et particulièrement de M. Mongez, ont constaté que les Cygnes sauvages sont doués d'une espèce de chant; ainsi les anciens ne se sont pas trompés en leur attribuant cette faculté; ils ont erré seulement en l'attribuant à tous les cygnes sans distinction, tandis qu'elle est particulière aux cygnes sauvages. (Voyez Mongez, Dictionnaire des Antiquités, art. CYGNES, tom. 11, pag. 281.)--L.
Strab. l. 17, pag. 805. C'est dans Héliopolis qu'un bœuf, sous le nom de Mnévis, était honoré comme un dieu. Cambyse, roi des Perses, exerça sur cette ville sa fureur sacrilège, brûlant les temples, renversant les palais, et détruisant les plus rares monuments de l'antiquité. On y voit encore quelques obélisques qui échappèrent à sa fureur; et quelques autres en ont été transportés à Rome, dont ils font encore l'ornement.
Alexandrie, bâtie par Alexandre-le-Grand, qui lui donna son nom, égala presque la magnificence des anciennes villes d'Égypte. Elle est à quatre journées du Caire. Strab. l. 16, pag. 781. C'est là principalement que se faisait le commerce de l'Orient. On déchargeait les marchandises dans une ville sur la côte occidentale de la mer Rouge, nommée Portus Muris 78; on les conduisait ensuite sur des chameaux à une ville de la Thébaïde appelée Coptos; et on les voiturait enfin par le Nil jusqu'à Alexandrie, où les marchands abordaient de toutes parts.
Note 78: (retour) Μυὸς Ỏρµος. C'est le Vieux-Cosseir. La route de Myos-Hormos à Coptos n'était que de 6 à 7 journées de chemin. Elle fit négliger une route plus ancienne, tracée par Ptolémée Philadelphe, entre Coptos et Bérénice (STRAB. XVII, p. 815), et qui était de 12 journées, et de 258 milles ou environ 70 lieues. (VI, 23. Itiner. Anton, p. 173, etc.)Coptos est à présent Keft.--L.
On sait que le commerce de l'Orient a toujours enrichi ceux qui l'ont exercé. Ce fut là la principale source des trésors incroyables que Salomon amassa, et qui servirent à construire le magnifique temple de Jérusalem. 2. Reg. 8, 14. David, en subjuguant l'Idumée, était devenu maître d'Elath et d'Asiongaber, deux villes situées sur le bord oriental de la mer Rouge. 3. Reg. 9, 26-28. C'est de là que Salomon envoya ses flottes vers Ophir et Tarsis, d'où elles revenaient toujours chargées de richesses immenses. Ce commerce, après avoir été quelque temps entre les mains des rois de Syrie, qui reconquirent l'Idumée, passa en celles des Tyriens. Strab. 1. 16, pag. 781. Ils faisaient venir par Rhinocolure, ville maritime située entre l'Égypte et la Palestine, leurs marchandises à Tyr, d'où ils les distribuaient dans tout l'Occident. Ce négoce enrichit extrêmement les Tyriens sous les Perses, par la faveur et la protection desquels ils en furent pleinement en possession. Mais, lorsque les Ptolémées se furent rendus maîtres de l'Égypte, ils attirèrent bientôt ce trafic dans leur royaume, en bâtissant Bérénice et d'autres ports sur la côte occidentale de la mer Rouge qui appartenait à l'Égypte. Ils établirent leur principale foire à Alexandrie, qui par là devint la ville la plus marchande de l'univers. C'est par cette voie, savoir par la mer Rouge et l'embouchure du Nil, que s'est fait pendant plusieurs siècles le commerce des pays occidentaux avec la Perse, les Indes, l'Arabie et les côtes orientales d'Afrique. Depuis environ deux cents ans qu'on a découvert une route pour aller aux Indes en doublant le cap de Bonne-Espérance, les Portugais sont devenus les maîtres de ce commerce, qui maintenant est tombé presque entier entre les mains des Anglais et des Hollandais. I. Part. l. 1, Pag. 9. C'est de M. Prideaux que j'ai tiré cette histoire abrégée du commerce des Indes orientales depuis Salomon jusqu'à notre temps.
Strab. l. 17, pag. 791. Plin. l. 36, cap. 12. Ce fut pour la commodité du commerce que l'on bâtit, tout près d'Alexandrie, dans une île appelée Pharos 79, une tour qui en porta aussi le nom. Au haut de cette tour il y avait un fanal pour éclairer de nuit les vaisseaux qui naviguaient sur les côtes, pleines d'écueils et de bancs de sable; et elle a communiqué son nom à toutes les autres destinées au même usage: Phare de Messine, etc. Le célèbre architecte Sostrate l'avait bâtie par ordre de Ptolémée Philadelphe 80, qui y employa huit cents talents 81. Elle était comptée au nombre des sept merveilles du monde. Par une 82 erreur de fait, on a loué ce prince d'avoir permis qu'au lieu de son nom l'architecte mît le sien dans l'inscription de cette tour. Elle est fort courte et fort simple, selon le goût des anciens: Sostratus Cnidius Dexiphanis F. diis servatoribus, pro navigantibus; c'est-à-dire: Sostrate le Cnidien, fils de Dexiphanes, aux dieux sauveurs, pour le bien de ceux qui vont sur mer. Il faudrait en effet que Ptolémée eût fait bien peu de cas de cette sorte d'immortalité, dont ordinairement les princes sont si avides, pour consentir que son nom n'entrât pas même dans l'inscription d'un ouvrage si capable de l'immortaliser 83. De scrib. hist. p. 706. Mais ce qu'on lit dans Lucien sur ce sujet ôte à Ptolémée le mérite d'une modestie qui paraîtrait assez mal placée. Cet auteur nous apprend que Sostrate, pour avoir seul chez la postérité tout l'honneur de cet ouvrage, après avoir fait graver sur le marbre même l'inscription sous son nom, la mit sous le nom du roi sur de la chaux dont il enduisit le marbre. La suite des années fit bientôt tomber la chaux, et, au lieu de procurer à l'architecte la gloire qu'il s'était promise, ne servit qu'à manifester aux siècles futurs sa criminelle supercherie et sa ridicule vanité.
Note 80: (retour) Cette tour, qu'Eusèbe (Chron. ad Olymp. CXXIV, an. 1) et le Syncelle (Chronograph., pag. 272 fin.) attribuent à Ptolémée Philadelphe, fut bâtie, selon Suidas, lorsque Pyrrhus monta sur le trône d'Epire (Voce φάρος), ce qui répond à la 23e année de Ptolémée Soter: il est vraisemblable en effet qu'elle fut construite par ce prince.--L.
Note 83: (retour) La manière dont l'inscription a été expliquée par d'habiles critiques sert à rendre compte du fait, sans qu'on ait besoin de recourir à l'historiette de Lucien. L'inscription portait en grec: Σώσρατος Κνίδιος Δεξιψανοῦς Θεοῖς Σωτῆρσιν ὑπὲρ τῶν πλωἳζοµένων. D'après la remarque de Spanheim, appuyée sur les monuments (Prœst. Numism., pag. 415, tom. 1), Ptolémée Soter et sa femme Bérénice étaient appelés les Dieux Sauveurs, Θεοί Σωτῆρες. Il est donc probable que ce sont eux que l'inscription a désignés par leur titre, plutôt que par leur nom. M. Visconti croit même que le datif θεοῖς Σωτῆρσιν ne doit pas s'entendre d'une dédicace, mais se rapporte à l'ordre de construire le monument: dans cette idée, la tournure de l'inscription serait tout elliptique; et l'on devrait suppléer à-peu-près ainsi les ellipses: Σώσρατος Κνίδιος Δεξιψανοῦς [τοῦτον τὸν πύργον] θεοῖς Σωτῆρσιν [κατεσκέυασεν] ὑπὲρ τῶν πλωἳζοµένων, c'est-à-dire: «Sostrate de Cnide, fils de Dexiphanes, a construit cette tour, par l'ordre des Dieux Sauveurs, pour le bien des navigateurs.» D'après cette interprétation, il ne serait plus douteux que le phare eût été construit par Ptolémée Soter.--L.
Les richesses ne manquèrent pas, comme c'est l'ordinaire, d'introduire dans cette ville le luxe et la licence; Quint. et les délices d'Alexandrie passèrent en proverbe 84. On y cultiva aussi beaucoup les arts et les sciences: témoin ce superbe bâtiment surnommé Musée, où les savants tenaient leurs assemblées, et où ils étaient entretenus aux dépens du public; et cette fameuse bibliothèque que Ptolémée Philadelphe augmenta considérablement, Plut. In Cæs. pag. 731. Senec. de tranq. anim. cap 9. [Dion. Cassius. XLII. § 38.] et que les princes ses successeurs firent enfin monter au nombre de sept cent mille volumes. Dans la guerre qu'eut César avec ceux d'Alexandrie, un incendie consuma une partie de cette bibliothèque, qui était placée dans le 85 Bruchium, et qui contenait quatre cent mille volumes.
Note 84: (retour) «Ne alexandrinis quidem permittenda deliciis.»= Ce passage de Quintilien (Institut. Orat. I, 2) n'a pas tout-à-fait le sens que lui donne Rollin: le mot deliciæ ne signifie point délices; il doit s'entendre des pueri delicati quales domi habere solebant divites Romani, Ægyptios maxime et Alexandrinos, qui jocis suis heros demereri deberent. V. la note de Burman et de Spalding sur Quintilien. L'expression proverbiale, à laquelle Rollin fait allusion, se retrouve plutôt dans le Alexandrina vita atque licentia de Jules César (Bell. civ. III, § 110).--L.