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Oeuvres Completes de Rollin Tome 1: Histoire Ancienne Tome 1

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Annibal entreprend et vient à bout de réformer à
Carthage la justice et les finances.

Depuis la conclusion de la paix, Annibal fut fort considéré à Carthage, du moins dans le commencement, et il y exerça les premiers emplois de la république avec honneur et avec éclat. Il fut chargé du commandement Corn. Nep. in Annib. c. 7. des troupes dans quelques guerres que les Carthaginois eurent à soutenir en Afrique; mais les Romains, à qui le nom seul d'Annibal faisait ombrage, ne pouvant voir tranquillement qu'on lui laissât encore les armes à la main, en firent des plaintes, et il fut rappelé à Carthage.

A son retour, on le nomma préteur. Il paraît que cette charge était très-considérable, et donnait beaucoup d'autorité. Carthage va donc être pour lui un nouveau théâtre, où il fera paraître des vertus et des qualités d'un genre tout différent de celles qui nous l'ont fait admirer jusqu'ici et qui achèveront de nous donner de ce grand homme une juste et parfaite idée.

Tout occupé du désir de rétablir les affaires de sa patrie désolée, il comprit que les deux plus puissants moyens pour faire fleurir un état, sont une grande exactitude à rendre la justice à tous les sujets, et une grande fidélité dans le maniement des finances: l'une, en maintenant l'égalité entre les citoyens, et en les faisant jouir d'une liberté tranquille sous la protection des lois qui mettent en sûreté leurs biens, leur honneur et leur vie, lie plus étroitement les particuliers entre eux, et les attache plus fortement à l'état, à qui ils doivent la conservation de ce qu'ils ont de plus cher et de plus précieux; l'autre, en ménageant avec fidélité les fonds publics, fournit ponctuellement à toutes les dépenses de l'état, tient en réserve des ressources toujours prêtes pour ses besoins imprévus, et épargne aux peuples l'imposition de nouvelles charges, que la dissipation rend nécessaires, et qui contribuent le plus à indisposer les esprits contre le gouvernement.

Annibal vit avec douleur le désordre qui régnait également dans l'administration de la justice et dans le maniement des finances. Quand on l'eut nommé préteur, comme son amour pour l'ordre lui faisait regarder avec peine tout ce qui s'en écartait, et le portait à tout tenter pour le rétablir, il eut le courage d'entreprendre la réforme de ce double abus, qui en entraînait une infinité d'autres; sans craindre l'animosité de l'ancienne faction qui lui était opposée, ni les nouvelles inimitiés que son zèle pour la république ne manquerait pas de lui attirer.

Liv. lib. 33, n. 46 L'ordre des juges exerçait impunément les concussions les plus criantes. C'étaient autant de petits tyrans, qui disposaient à leur gré des biens et de la vie des citoyens, sans qu'il fût possible de se mettre à l'abri de leurs violences, parce que leurs charges étaient à vie, et qu'ils se soutenaient mutuellement. Annibal, en qualité de préteur, manda chez lui un officier de cette compagnie, qui abusait apparemment de son pouvoir: Tite-Live dit qu'il était questeur. Cet officier, qui était de la faction opposée à Annibal, et qui avait déjà tout l'orgueil et toute la fierté des juges, dans l'ordre desquels il devait passer en sortant de la questure, refusa insolemment d'obéir. Annibal n'était pas d'un caractère à souffrir tranquillement une telle injure. Il le fit saisir par un licteur, et le traduisit devant le peuple. Là, non content de s'en prendre à cet officier particulier, il accusa l'ordre entier des juges, dont l'orgueil insupportable et tyrannique n'était arrêté ni par la crainte des lois, ni par le respect des magistrats; et, comme il s'aperçut qu'on l'écoutait favorablement, et que les plus faibles d'entre le peuple témoignaient ne pouvoir plus souffrir l'insolente fierté de ces juges, qui semblait en vouloir à leur liberté, il proposa et fit passer une loi qui ordonnait qu'on choisirait tous les ans de nouveaux juges sans qu'aucun pût être continué au-delà de ce terme. Autant que par cette loi il gagna l'amitié du peuple, autant s'attira-t-il la haine du plus grand nombre des puissants et des nobles.

Liv. lib. 33 n. 46 et 47. Il entreprit une autre réforme qui ne lui fit pas moins d'ennemis ni moins d'honneur. Les deniers publics, ou étaient dissipés par la négligence de ceux qui les maniaient, ou devenaient la proie et le butin des principaux de la ville et des magistrats; en sorte que, ne se trouvant plus d'argent pour fournir chaque année au paiement du tribut que l'on devait aux Romains, on était près d'imposer une taxe sur les particuliers. Annibal, entrant dans un fort grand détail, se fit rendre un compte exact des revenus de la république, de l'usage que l'on en faisait, des charges et des dépenses ordinaires de l'état; et, ayant reconnu par cet examen qu'une grande partie des fonds publics était détournée par la mauvaise foi des gens d'affaires, il déclara et promit en pleine assemblée du peuple que, sans imposer de nouvelles taxes aux particuliers, la république serait désormais en état de payer le tribut aux Romains: et il accomplit sa promesse. 320 Les fermiers-généraux, dont il avait dévoilé au peuple les vols et les rapines, accoutumés jusque-là à s'engraisser des deniers publics, jetèrent alors les hauts cris, comme si c'eût été leur ravir leur bien, et non arracher de leurs mains avares celui qu'ils avaient volé à l'état.

Note 320: (retour) «Tum verò isti, quos paverat per aliquot annos publions peculatus, velut bonis ereptis, non furto eorum manibus extorto, infensi et irati Romanos in Annibalem instigabant.» (LIV.)

Retraite et mort d'Annibal.

Liv. lib. 33, n. 45-46. Cette double réforme fit beaucoup crier contre Annibal. Ses ennemis ne cessaient d'écrire à Rome, aux premiers de la ville et à leurs amis, qu'il avait de secrètes intelligences avec Antiochus, roi de Syrie; qu'il recevait souvent des courriers, et que ce prince lui avait envoyé sous main des députés pour prendre avec lui de justes mesures sur la guerre qu'il méditait; que, comme il y a des animaux si féroces, qu'ils ne s'apprivoisent jamais, ainsi cet homme, d'un esprit inquiet et implacable, ne pouvait souffrir le repos, et que tôt ou tard il éclaterait. Ces discours étaient écoutés à Rome; et ce qui s'était passé dans la guerre précédente, dont il avait été presque seul l'auteur et le promoteur, y donnait une grande vraisemblance. Scipion s'opposa toujours fortement aux violentes résolutions qu'on voulait prendre sur ce sujet, en représentant qu'il n'était point de la dignité du peuple romain de prêter son nom à la haine et aux accusations des ennemis d'Annibal, d'appuyer de son autorité leurs injustes passions, et de s'acharner à le poursuivre jusque dans le sein de sa patrie, comme si c'eût été trop peu pour les Romains de l'avoir vaincu dans la guerre les armes à la main.

Malgré de si sages remontrances, le sénat nomma trois commissaires, et les chargea de porter leurs plaintes à Carthage, et de demander qu'on leur livrât Annibal. Quand ils y furent arrivés, quoiqu'ils couvrissent leur voyage d'un autre prétexte, Annibal sentit bien que c'était à lui seul qu'on en voulait. Il se sauva vers le soir sur un vaisseau qu'il avait fait préparer secrètement, déplorant le sort de sa patrie encore plus que le sien: sæpius patriæ quàm suorum 321 eventus miseratus. C'était la huitième année depuis la conclusion de la paix. La première ville où il aborda fut Tyr. Il y fut reçu comme dans une seconde patrie, et on lui rendit tous les honneurs dus à un homme de sa réputation. AN. M. 3809 ROM. 556. Après s'y être arrêté quelques jours, il partit pour Antioche, d'où le roi venait de sortir: il alla le trouver à Éphèse. L'arrivée d'un capitaine de ce mérite lui fit grand plaisir, et ne contribua pas peu à le déterminer à la guerre contre les Romains; car jusque-là il avait toujours paru incertain et flottant sur le parti qu'il devait prendre. Cic. lib. 2, de Orat. n. 75 et 76. C'est dans cette ville qu'un philosophe, qui passait pour le plus beau discoureur de l'Asie, eut l'imprudence de parler fort long-temps en présence d'Annibal sur les devoirs d'un général d'armée, et sur les règles de l'art militaire. Tout l'auditoire fut charmé de son éloquence. Comme on demanda au Carthaginois ce qu'il en pensait: «J'ai bien vu des vieillards, dit-il, qui manquaient de sens et de jugement; mais je n'en ai point vu de moins sensé et de moins judicieux que celui-ci.»

Note 321: (retour) Il paraît qu'il faut lire suos.

Les Carthaginois, qui craignaient avec raison de s'attirer les armes romaines, ne manquèrent pas de faire savoir à Rome qu'Annibal s'était retiré près d'Antiochus. Ce fut un grand sujet d'inquiétude pour les Romains; et ce pouvait être une grande ressource pour ce roi, s'il en eût su profiter.

Liv. lib. 34, n. 60. Le premier conseil qu'Annibal lui donna pour-lors, et qu'il ne cessa de lui donner dans la suite, fut de porter la guerre dans l'Italie, qui ne pouvait être vaincue que dans l'Italie même. Il demandait cent vaisseaux, avec onze ou douze mille hommes de débarquement, et s'offrait de commander la flotte, de passer en Afrique pour engager les Carthaginois à entrer dans cette guerre, et d'aller ensuite faire une descente en Italie pendant que le roi demeurerait en Grèce avec son armée, se tenant toujours prêt à passer en Italie lorsqu'il en serait temps. C'était l'unique parti qu'il y eût à prendre, et le roi d'abord goûta fort cet avis.

Ibid. n. 61. Annibal crut devoir prévenir et préparer les amis qu'il avait à Carthage pour les mieux faire entrer dans ses desseins. Outre que des lettres sont peu sûres, elles ne peuvent s'expliquer suffisamment, ni entrer dans un assez grand détail. Il envoie donc un homme de confiance, et lui donne ses instructions. A peine est-il arrivé à Carthage, qu'on se doute du sujet qui l'y amène. On l'épie, on le fait suivre, et enfin on donne des ordres pour l'arrêter; mais il les prévient, et se sauve de nuit, après avoir fait afficher en plusieurs endroits des placards où il déclarait nettement le sujet de son voyage. Le sénat, sur-le-champ, donna avis aux Romains de ce qui s'était passé.

Liv. lib. 35, n. 14. Villius, l'un des députés qui avaient été envoyés Polyb. l. 3, p. 166 et 167. AN. M. 3813 ROM. 557. en Asie pour s'informer sur les lieux de l'état des affaires, et pour découvrir, s'ils pouvaient, quels étaient les desseins d'Antiochus, rencontra Annibal à Ephèse. Il eut avec lui plusieurs entretiens, lui rendit plusieurs visites, et affecta de lui témoigner par-tout une considération particulière. Sa principale vue était de diminuer son crédit auprès du roi en le lui rendant suspect: et en effet il y réussit.

Liv. lib. 35, n. 14. Plut. in vit. Flamin. etc. Il y a quelques auteurs qui assurent que Scipion était de cette ambassade, et qui rapportent même l'entretien qu'il eut avec Annibal. Ils disent que, le Romain lui ayant demandé qui il croyait avoir été le plus grand de tous les capitaines, il répondit que c'était Alexandre-le-Grand, parce qu'avec une poignée de Macédoniens il avait défait des armées innombrables, et porté ses conquêtes dans des pays si éloignés, qu'à peine paraissait-il possible d'y aller même en voyageant. Interrogé ensuite à qui il donnait le second rang, il dit que c'était à Pyrrhus; que ce prince avait été le premier qui avait, enseigné à camper avantageusement; que personne n'avait jamais mieux su choisir ses postes ni ranger, ses troupes; qu'il avait eu une dextérité merveilleuse pour se concilier l'amitié des peuples, jusque-là que ceux d'Italie auraient mieux aimé l'avoir pour maître, tout étranger qu'il était, que les Romains, établis depuis si long-temps dans le pays. Scipion continuant à l'interroger pour savoir qui il mettait le troisième, il ne fit point de difficulté de se donner cette place à lui-même. Scipion ne put s'empêcher de rire: «Et que feriez-vous donc, lui dit-il, si vous m'aviez vaincu? Je me mettrais, reprit Annibal, au-dessus d'Alexandre, de Pyrrhus, et de tous les généraux qui ont jamais été.»

Scipion ne fut pas insensible à une flatterie si délicate et si fine, à laquelle il ne s'attendait pas, et qui, le mettant hors de pair, semblait insinuer que nul capitaine ne méritait d'entrer en parallèle avec lui. Plut. in Pyrrho, pag. 687. La réponse dans Plutarque est moins spirituelle et moins vraisemblable. Annibal met au premier rang Pyrrhus, au second Scipion, et ne se donne à lui-même que la troisième place.

Liv. lib. 35, n. 19. Annibal, s'étant aperçu du refroidissement d'Antiochus pour lui, depuis les entretiens qu'il avait eus avec Villius, ou avec Scipion, dissimula quelque temps, et ferma les yeux; mais enfin il jugea plus à propos d'avoir un éclaircissement avec le roi, et de s'expliquer nettement avec lui. «Ma haine contre les Romains, lui dit-il, est connue de tout le monde. Je m'y suis engagé par serment dès ma plus tendre enfance. C'est cette haine qui a armé mes mains contre eux pendant trente-six ans. C'est elle qui, pendant la paix, m'a fait chasser de ma patrie, et qui m'a obligé de venir chercher un asyle dans vos états. Toujours conduit et animé par cette haine, si je vois ici mes espérances frustrées, j'irai par toute la terre chercher et susciter des ennemis aux Romains. Je les hais, et je les haïrai toujours mortellement: ils me haïssent de même. Tant que vous serez déterminé à leur faire la guerre, vous pouvez mettre Annibal au nombre de vos meilleurs amis. Si d'autres raisons vous font penser à la paix, je vous le déclare une fois pour toutes, cherchez d'autres conseils que les miens.» Un tel discours, qui partait du cœur, et dont la sincérité se faisait sentir, toucha le roi, et parut dissiper tous ses soupçons. Il résolut de lui donner le commandement d'une partie de sa flotte.

Liv. lib. 35, n. 32 et 43. Mais quels ravages ne fait point la flatterie dans la cour et dans l'esprit des princes! On représenta à celui-ci qu'il n'était pas de sa prudence de se fier à Annibal; que c'était un exilé et un Carthaginois, à qui sa fortune ou son génie pouvaient suggérer dans un même jour mille projets différents; que d'ailleurs cette réputation même qu'il avait acquise dans la guerre, et qui faisait comme son apanage, était trop grande pour un simple lieutenant; que le roi devait être seul chef, seul général; qu'il devait seul attirer sur lui les yeux et l'attention; au lieu que, si Annibal était employé, cet étranger aurait seul la gloire de tous les heureux succès. 322Il n'y a point, dit Tite-Live, d'esprits plus susceptibles de jalousie que ceux qui n'ont point un mérite égal à leur naissance et à leur rang; parce qu'alors tout mérite leur devient odieux, par cette raison seule qu'il leur est étranger. Cela parut bien clairement dans cette occasion. On avait su prendre Antiochus par son faible. Un sentiment de basse jalousie, qui est la marque et le défaut des petits esprits, étouffa en lui toute autre pensée et toute autre réflexion. Il ne fit plus aucun cas ni aucun usage d'Annibal. Le succès vengea bien celui-ci, et montra quel malheur c'est pour un prince d'ouvrir son cœur à l'envie, et ses oreilles aux discours empoisonnés des flatteurs.

Note 322: (retour) «Nulla ingenia tam prona ad invidiam sunt, quàm eorum qui genus ac fortunam suam animis non æquant: quia virtutem et bonum alienum oderunt.» Il semble qu'on pourrait lire, ut bonum alienum.

Liv. lib. 36, n. 7. Dans un conseil qui se tint quelque temps après, où Annibal avait été appelé pour la forme, lorsque son rang de parler fut venu, il s'appliqua sur-tout à prouver qu'il fallait, à quelque prix que ce fût, engager dans l'alliance d'Antiochus Philippe et la Macédoine, ce qui n'était pas si difficile qu'on se l'imaginait. «Pour la manière de faire la guerre, dit-il, je m'en tiens toujours à mon premier sentiment; et, si l'on m'avait cru d'abord, on entendrait dire maintenant que la Toscane et la Ligurie sont en feu, et, ce qui fait la terreur des Romains, qu'Annibal est en Italie. Quand je ne serais pas fort habile pour le reste, j'ai dû certainement apprendre par mes bons et mes mauvais succès comment il leur faut faire la guerre. Je ne puis que vous donner mes conseils et vous offrir mes services. Puissent les dieux faire réussir le parti que vous prendrez, quel qu'il soit!» On applaudit à Annibal, mais on n'exécuta rien de ce qu'il avait proposé.

Liv. lib. 36. n. 41. Antiochus, trompé et endormi par ses flatteurs, demeurait tranquille à Éphèse après avoir été chassé de la Grèce par les Romains, ne pouvant s'imaginer que ceux-ci songeassent à le venir attaquer dans son propre pays. Annibal, qui pour-lors était rentré en faveur, lui répétait sans cesse qu'au premier jour il verrait la guerre en Asie et l'ennemi à ses portes; qu'il fallait qu'il se résolût ou à renoncer à son empire, ou à tenir tête à un peuple qui voulait se rendre maître de toute la terre. Ces discours réveillèrent un peu le roi de son assoupissement. Il fit quelques légers efforts; mais, comme dans sa conduite il n'y avait rien de suivi, après plusieurs pertes considérables, la guerre se termina par une paix honteuse, dont une des conditions fut qu'il livrerait Annibal aux Romains. Celui-ci ne lui en laissa pas le temps, et se retira d'abord dans l'île de Crète pour y délibérer sur le parti qu'il aurait à prendre.

Corn. Nep. in Annib., c. 9 et 10. Justin. l. 32, cap. 4. Les richesses qu'il avait emportées avec lui, et dont on eut quelque connaissance dans l'île, pensèrent l'y faire périr. Les ruses ne manquaient pas à Annibal. Il en fit usage ici pour sauver ses trésors et pour se sauver lui-même. Il remplit plusieurs vases de plomb fondu, couvrant seulement la surface d'or et d'argent, et il les mit en dépôt dans le temple de Diane en présence des Crétois, à la bonne foi desquels il confiait toutes ses richesses. On fit bonne garde depuis ce temps-là autour du temple, et on laissa une entière liberté à Annibal, de qui l'on croyait tenir les trésors. AN. M. 3820 ROM. 564. Il les avait cachés dans des statues d'airain creuses qu'il portait toujours avec lui. Ayant trouvé un moment favorable, il partit, et alla chercher un asyle chez Prusias, roi de Bithynie.

Corn. Nep. ibid. cap. 10 et 11. Justin. l. 33, cap. 4. Il paraît qu'il fit quelque séjour dans la cour de ce prince, qui entra bientôt en guerre contre Eumène, roi de Pergame, ami déclaré des Romains. Annibal fit remporter aux troupes de Prusias plusieurs victoires, tant sur terre que sur mer.

Justin. l. 32, cap. 4. Corn. Nep. in vit. Annib. Il employa un stratagème assez extraordinaire dans un combat naval. La flotte des ennemis étant plus nombreuse que la sienne, il appela à son secours la ruse. Il fit enfermer dans des pots de terre toutes sortes de serpents, et donna ordre de jeter ces pots dans les vaisseaux des ennemis. Son principal dessein était de faire périr Eumène. Il fallait s'assurer du vaisseau qu'il montait. Annibal le découvrit en dépêchant une chaloupe sous prétexte de lui porter une lettre. Après cela il commanda aux officiers de ses vaisseaux de s'attacher principalement à celui d'Eumène. Ils le firent, et ils l'auraient pris, s'il ne s'était retiré à force de voiles. Les autres vaisseaux de Pergame se battirent vigoureusement jusqu'à ce qu'on y eut jeté les pots de terre. D'abord ils n'avaient fait qu'en rire, surpris qu'on employât contre eux de telles armes; mais, quand ils se virent environnés des serpents qui sortaient de ces pots cassés, la frayeur les saisit, ils se retirèrent en désordre, et cédèrent la victoire à l'ennemi.

Liv. lib. 39 n. 51. AN. M. 3822 ROM. 566. Des services si importants semblaient assurer pour toujours à Annibal un asyle chez ce roi. Mais les Romains ne l'y laissèrent pas en repos, et députèrent Quintius Flaminius 323 vers ce roi, pour se plaindre de ce qu'il lui donnait une retraite. Il ne fut pas difficile à Annibal de deviner le sujet de cette ambassade, et il n'attendit pas qu'on le livrât à ses ennemis. D'abord il essaya de se sauver par la fuite; mais il s'aperçut que les sept issues cachées qu'il avait fait faire à son palais étaient occupées par les soldats de Prusias, qui voulait faire sa cour aux Romains, en trahissant son hôte. Il se fit donc apporter le poison qu'il gardait depuis longtemps pour s'en servir dans l'occasion, et le tenant entre ses mains: «Délivrons, dit-il, le peuple romain d'une inquiétude qui le tourmente depuis long-temps, puisqu'il n'a pas la patience d'attendre la mort d'un vieillard. La victoire que remporte Flaminius sur un homme désarmé et trahi ne lui fera pas beaucoup d'honneur. Ce jour seul fait voir combien les Romains ont dégénéré. Leurs pères avertirent Pyrrhus de se garder d'un traître qui voulait l'empoisonner, et cela dans le temps que ce prince leur faisait la guerre dans le cœur de l'Italie: et ceux-ci ont envoyé un homme consulaire pour engager Prusias à faire mourir par un crime abominable son ami et son hôte.» Après avoir fait des imprécations contre Prusias, et invoqué contre lui les dieux protecteurs et vengeurs des droits sacrés de l'hospitalité, il avala le poison, et mourut âgé de soixante-dix ans.

Note 323: (retour) Son vrai nom est Flamininus; ce point sera discuté dans les notes sur l'Histoire Romaine.--L.

Cette année fut célèbre par la mort de trois grands hommes, Annibal, Philopémen et Scipion, qui eurent cela de commun, qu'ils terminèrent tous trois leur vie hors de leur patrie, par un genre de mort qui répondait peu à la gloire de leurs actions. Les deux premiers périrent par le poison, Annibal ayant été trahi par son hôte, et Philopémen fait prisonnier dans un combat par les Messéniens, et ensuite jeté dans un cachot, où on le força de prendre du poison. Pour Scipion, il se condamna lui-même à un exil volontaire, pour éviter une accusation injuste qu'on lui intentait à Rome; et il y mourut dans une sorte d'obscurité.

Éloge et caractère d'Annibal.

Ce serait ici le lieu de représenter les excellentes qualités d'Annibal, qui a fait tant d'honneur à Carthage; 2e vol. de la man. d'étud. mais, comme j'ai tâché ailleurs d'en marquer le caractère et d'en donner une juste idée en le comparant avec Scipion, je ne crois pas devoir beaucoup m'étendre sur son éloge.

Les personnes destinées à la profession des armes ne peuvent trop étudier ce grand homme, que les connaisseurs regardent comme le capitaine le plus accompli presque en tout genre, qui ait jamais été.

Dans l'espace de dix-sept ans que dura la guerre, on ne lui reproche que deux fautes 324: la première, de n'avoir pas, aussitôt après la bataille de Cannes, mené ses troupes victorieuses vers Rome pour en former le siége; la seconde, d'avoir laissé amollir leur courage dans les quartiers d'hiver qu'il leur fit prendre à Capoue: fautes qui montrent seulement que, les grands hommes ne le sont pas en tout: Quintil. summi enim sunt, homines tamen; et qui peut-être même peuvent être excusées en partie.

Note 324: (retour) Ici Rollin contredit ce qu'il avait avancé plus haut (p. 121) pour justifier Annibal de ces deux prétendues fautes.--L.

Mais, pour ce peu de fautes, que d'éminentes qualités dans Annibal! quelle étendue de vues et de desseins, même dès sa plus tendre jeunesse! quelle grandeur d'ame! quelle intrépidité! quelle présence d'esprit dans le feu même de l'action, pour savoir profiter de tout! quelle dextérité à manier les esprits, en sorte que parmi tant de nations différentes, qui manquaient souvent de vivres et d'argent, il n'y eut jamais aucune sédition dans son camp, ni contre lui, ni contre aucun de ses généraux! quelle équité, quelle modération dut-il faire paraître à l'égard des nouveaux alliés, pour être venu à bout de les tenir inviolablement attachés à son service, quoiqu'il fût obligé de leur faire porter presque tout le poids de la guerre par les séjours de son armée, et par les contributions qu'il en tirait! Enfin quelle fécondité de ressources pour soutenir si long-temps la guerre dans un pays éloigné, malgré une puissante faction domestique, qui lui refusait tout et le traversait en tout! On peut dire que, pendant le cours d'une si longue guerre, Annibal parut seul le soutien de l'état, et l'ame de tout l'empire des Carthaginois, qui ne purent jamais croire qu'ils étaient vaincus, jusqu'à ce qu'Annibal leur eût avoué lui-même qu'il l'était.

Ce ne serait pas bien connaître Annibal, que de ne le considérer qu'à la tête des armées. Ce que l'histoire nous apprend des intelligences secrètes qu'il entretenait avec Philippe, roi de Macédoine; des sages conseils qu'il donna à Antiochus, roi de Syrie; de la double réforme qu'il mit à Carthage dans l'administration des finances et dans celle de la justice, montre qu'il était un grand homme d'état en toutes manières. Son génie supérieur et universel lui faisait embrasser toutes les parties du gouvernement, et ses talents naturels le rendaient capable d'en remplir avec gloire toutes les fonctions. Il était aussi grand politique que grand guerrier, aussi propre aux emplois civils qu'aux militaires; en un mot, il réunissait les différents mérites de toutes les professions, de l'épée, de la robe, et des finances.

Il n'était pas même sans érudition 325; et, tout occupé qu'il fut des travaux militaires et d'une infinité de guerres, qu'il eut à soutenir, il trouva des moments pour cultiver les lettres. Plusieurs reparties spirituelles d'Annibal, que l'histoire nous a conservées, marquent qu'il avait un fonds d'esprit excellent; et il le perfectionna par la meilleure éducation qu'on pouvait recevoir dans ce temps, et dans une république telle qu'était celle de Carthage. Il parlait passablement le grec, et avait même écrit quelques livres en cette langue. Il avait eu pour maître un Lacédémonien nommé Sosile, qui l'accompagna toujours dans ses expéditions guerrières, aussi-bien que Philénius, autre Lacédémonien 326: ils travaillaient tous deux à l'histoire de ce grand capitaine.

Note 325: (retour) «Atque hic tantus vir, tantisque bellis districtus, nonnihil temporis tribuit litteris, etc.» (CORN. NEP. in vit. Annib. cap. 13.)
Note 326: (retour) Philænius, dans Cornélius Népos et Cicéron (Divin. I, c. 49); Philinus, dans Polybe et Diodore. Il était d'Agrigente (DIODOR. SIC. XXIII, eclog. VIII) et non de Lacédémone, comme le dit Rollin; trompé peut-être par ces mots de Cornélius Népos,... Philænius et Sosilus Lacedæmonius, où il aura lu, par mégarde, Lacedæmonii (in Annib. c. 13, § 3). Le jugement de Polybe n'est pas très-favorable à ce Philinus (III, c. 14).--L.

Pour ce qui regarde la religion et les mœurs, il n'était point tout-à-fait tel que Tite-Live nous le Lib. 21, n. 4. représente, d'une cruauté inhumaine, d'une perfidie plus que carthaginoise; sans respect pour la vérité, pour la probité, pour la sainteté du serment; sans crainte des dieux, sans religion. Inhumana crudelitas, perfidia plus quàm punica: nihil veri, nihil sancti, nullus deûm metus, nullum jusjurandum, nulla religio 327. Excerpt. è Polyb. p. 33. Polybe dit qu'il rejeta avec horreur une proposition cruelle qu'on lui fit avant son entrée en Italie, qui était de manger de la chair humaine, parce que les vivres lui manquaient. Excerpt. è Diod. p. 282. Liv. lib. 15, n. 17. Quelques années après, loin de sévir, comme on l'y exhortait, contre le cadavre de Sempronius Gracchus, que Magon lui avait envoyé, il lui fit rendre les derniers honneurs à la vue de toute son armée. Lib. 32. c. 4. Nous l'avons vu en plusieurs occasions marquer un grand respect pour les dieux, et Justin, qui écrivait d'après un auteur 328 bien digne de foi, remarque qu'il fit toujours paraître beaucoup de sagesse et de modération parmi le grand nombre de femmes qu'il fit prisonnières pendant le cours d'une si longue guerre; en sorte qu'on n'aurait pas cru qu'il fût né en Afrique, où l'incontinence était le vice du pays et de la nation: pudicitiamque eum tantam inter tot captivas habuisse, ut in Africâ natum quivis negaret.

Note 327: (retour) La passion perce dans tout ce que Tite-Live a écrit d'Annibal et des Carthaginois.--L.
Note 328: (retour) Trogue Pompée.

Son désintéressement, au milieu de tant d'occasions de s'enrichir par les dépouilles des villes qu'il prenait et des peuples qu'il domptait, nous marque qu'il savait le véritable usage qu'un général doit faire des richesses, qui est de gagner le cœur des soldats, et de s'attacher les alliés en faisant à propos des largesses, et n'épargnant point les récompenses: qualité bien importante pour un commandant, et qui n'est pas commune. Annibal ne se servait de l'argent que pour acheter les succès, bien persuadé qu'un homme qui est à la tête des affaires trouve tout le reste dans la gloire de réussir.

329Il mena toujours une vie dure et sobre, même en temps de paix, et au milieu de Carthage, lorsqu'il y occupait la première dignité, où l'histoire remarque qu'il ne mangeait jamais couché sur un lit, comme c'était la coutume, et qu'il ne buvait que fort peu de vin. Une vie si réglée et si uniforme est un grand exemple pour nos guerriers, qui mettent souvent parmi les privilèges de la guerre, et parmi les devoirs des officiers, de faire bonne chère et de vivre dans les délices.

Note 329: (retour) «Cibi potionisque desiderio naturali, non voluptate, modus finitus.» (LIV. lib. 21, n. 4.)

«Constat Annibalem, nec tùm quum romano tonantem bello Italia contremuit, nec quum reversus Carthaginem summum imperium tenuit, aut cubantem cœnasse, aut plus quàm sextario vini induisisse.» (JUSTIN. lib. 32, cap. 4.)

Je ne prétends pas cependant justifier pleinement Annibal de tous les reproches qu'on lui a faits. Au milieu de ces grandes qualités que nous avons rapportées, on ne peut dissimuler qu'il lui restait quelque chose du caractère et des vices de sa nation, et qu'il y a dans sa vie des actions et des circonstances qu'il serait difficile d'excuser. Polybe remarque qu'il était Excerpt. è Polyb. p. 34 et 37. accusé d'avarice à Carthage, et de cruauté à Rome: il ajoute en même temps que les sentiments étaient partagés sur son sujet; et il ne serait pas étonnant que les ennemis qu'il s'était faits dans l'une et dans l'autre de ces villes eussent répandu des bruits contraires à sa réputation. En supposant même que les faits qu'on lui impute fussent vrais, Polybe est porté à croire qu'ils venaient moins de son naturel et de son fonds que de la difficulté des temps et des affaires pendant une longue et pénible guerre, et de la complaisance qu'il était forcé d'avoir pour des officiers-généraux, qui étaient absolument nécessaires à l'exécution de ses entreprises, et qu'il ne pouvait pas toujours contenir, non plus que les soldats qui servaient sous eux.

§ II. Différends entre les Carthaginois et Masinissa,
roi de Numidie.

Entre les conditions de la paix accordée aux Carthaginois, il y en avait une qui portait qu'ils rendraient à Masinissa toutes les terres et les villes qui lui avaient appartenu avant la guerre; et d'ailleurs Scipion, pour récompenser le zèle et la fidélité qu'il avait fait paraître à l'égard du peuple romain, avait ajouté à son domaine tout ce qui était de celui de Syphax. Ce présent fut dans la suite une source de disputes et de divisions entre les Carthaginois et les Numides.

Ces deux princes, Syphax et Masinissa, régnaient tous deux en Numidie, mais sur différents peuples. Ceux qui obéissaient au premier s'appelaient Massæsyli, et avaient pour capitale Cirta; les autres se nommaient Massyli; les uns et les autres sont plus connus sous le nom de Numides, qui leur est commun. Æneid. lib. 4, v. 41. [V. pl. haut, p. 296.] Leur principale force était la cavalerie. Ils se tenaient à cru sur les chevaux; plusieurs même les conduisaient sans bride, d'où vient que Virgile les appelle Numidæ infreni.

Liv. lib. 24, n. 48 et 49. Au commencement de la seconde guerre punique, Syphax s'était rangé du côté des Romains. Gala, père de Masinissa, pour prévenir les progrès d'un voisin si puissant, crut devoir embrasser le parti des Carthaginois, et envoya contre lui une armée nombreuse sous la conduite de son fils, âgé seulement alors de dix-sept ans. Syphax, vaincu dans une bataille où l'on dit qu'il y eut trente mille hommes de tués, se sauva en Mauritanie; mais dans la suite les choses changèrent bien de face.

Liv. lib. 29, n. 29-34. Masinissa, ayant perdu son père, se trouva plusieurs fois réduit à la dernière extrémité, chassé de son royaume par un usurpateur, poursuivi vivement par Syphax, près à chaque moment de tomber entre les mains de ses ennemis, sans troupes, sans argent, sans ressources. Il était alors allié des Romains et ami de Scipion, avec qui il avait eu une entrevue en Espagne. Ses malheurs ne lui laissèrent pas le moyen d'amener de grands secours à ce général. Quand Lélius arriva en Afrique, Masinissa alla le joindre avec une petite troupe de cavaliers, et depuis ce temps-là il demeura toujours inviolablement attaché au parti des Romains. Syphax, au contraire, ayant épousé la fameuse Sophonisbe, Liv. lib. 29, n. 23. fille d'Asdrubal, passa dans celui des Carthaginois.

Lib. 30, n. 11 et 12. Le sort des deux princes changea encore une fois, mais sans retour. Syphax perd une grande bataille, et tombe vivant entre les mains de l'ennemi. Masinissa, vainqueur, attaque Cirta, capitale de son royaume, et s'en rend maître; mais il y trouve un danger plus grand que dans le combat, Sophonisbe, aux attraits et aux caresses de laquelle il ne peut résister. Pour la mettre en sûreté, il l'épouse; mais il est bientôt obligé, pour présent nuptial, de lui envoyer du poison, n'imaginant point d'autre voie de lui tenir sa parole et de la soustraire au pouvoir des Romains 330.

Note 330: (retour) On trouve beaucoup plus de détails sur ces événements, dans l'histoire romaine de Rollin.--L.

Lib. 30, n. 44. C'était une faute considérable en elle-même, et qui d'ailleurs ne pouvait pas manquer de déplaire extrêmement à une nation fort jalouse de son autorité. Ce jeune prince la répara avantageusement par les services signalés qu'il rendit depuis à Scipion. Nous avons dit qu'après la défaite et la prise de Syphax il fut mis en possession du royaume de ce prince, et que les Carthaginois furent obligés de lui restituer tout ce qui lui appartenait. C'est ce qui donna lieu aux contestations dont il nous reste à parler.

Liv. lib. 34, n. 62. Un territoire situé vers le bord de la mer, près de la petite Syrte, en fut le sujet: c'était un pays très-fertile et très-riche; la preuve en est, que la seule ville de Leptis, qui y était située, payait chaque jour aux Carthaginois pour tribut un talent 331, c'est-à-dire mille écus. Masinissa s'était emparé d'une partie de ce territoire. De part et d'autre on envoya des députés à Rome, qui plaidèrent chacun leur cause dans le sénat. On jugea à propos d'envoyer sur les lieux Scipion l'Africain et deux autres commissaires pour examiner l'affaire; ils revinrent sans avoir prononcé de jugement, et laissèrent tout en suspens. Peut-être agirent-ils ainsi par ordre du sénat; et c'était secrètement favoriser Masinissa, qui était en possession du territoire.

Note 331: (retour) C'est par an 1,980,000 francs.--L.

Liv. lib. 40, n. 17. AN. M. 3823 ROM. 567. Dix ans après, de nouveaux commissaires, nommés pour examiner la même affaire, en usèrent comme les premiers, et ne décidèrent rien.

Liv. lib. 42, n. 23 et 24. AN. M. 3833 ROM. 577. Après un pareil espace de temps, les Carthaginois portèrent encore leurs plaintes devant le sénat, mais avec beaucoup plus de force qu'auparavant. Ils représentèrent qu'outre les terres dont il s'était agi d'abord, Masinissa, dans les deux années précédentes, avait usurpé sur eux plus de soixante-dix places ou châteaux; qu'ils avaient les mains liées par l'article du dernier traité, qui leur défendait de faire la guerre à aucun des alliés du peuple romain; qu'ils ne pouvaient plus soutenir la fierté, l'avarice, la cruauté de ce prince; qu'ils étaient envoyés pour demander au peuple romain qu'il lui plût d'ordonner de trois choses l'une: ou que l'affaire serait examinée et jugée dans le sénat; ou qu'il leur serait permis de repousser la force par la force, et de se défendre par la voie des armes; ou que, si la faveur l'emportait sur la justice, il plût au peuple romain de marquer une fois pour toutes ce qu'il voulait qui fût donné à Masinissa des terres qui appartenaient aux Carthaginois; qu'au moins ils sauraient désormais à quoi s'en tenir, et que le peuple romain garderait quelque mesure à leur égard, au lieu que ce prince ne mettrait d'autres bornes à ses prétentions que son insatiable avidité. Les députés finirent par demander que si, depuis la conclusion de la paix, les Romains avaient quelque faute à leur reprocher, ils la punissent par eux-mêmes plutôt que de les abandonner à la discrétion d'un prince qui leur rendait et la liberté et la vie insupportables. Après ce discours, pénétrés de douleur, et versant des larmes en abondance, ils se prosternèrent par terre; spectacle qui toucha de compassion tous les assistants, et rendit Masinissa extrêmement odieux. On demanda à Gulussa son fils, qui était présent, ce qu'il avait à répliquer. Il répondit que le roi son père ne lui avait donné aucune instruction, ne sachant pas qu'on dût l'accuser; qu'il priait les Romains de faire réflexion que ce qui lui attirait la haine de Carthage, était l'inviolable fidélité qu'il avait toujours gardée à leur égard. Le sénat, après les avoir entendus, répondit qu'il était disposé à rendre à chacun d'eux la justice qui leur était due; que Gulussa eût à partir sur-le-champ pour avertir Masinissa d'envoyer au plus tôt des députés avec ceux de Carthage; que les Romains feraient pour lui tout ce qui dépendrait d'eux, mais sans faire tort aux autres; qu'il était juste de s'en tenir aux anciennes bornes, et que l'intention du peuple romain n'était pas que pendant la paix on enlevât par violence aux Carthaginois les terres et les villes qui leur avaient été laissées par le traité. On les renvoya ainsi de part et d'autre, après leur avoir fait les présents ordinaires.

Polyb. Pag. 951. Tout cela n'était que des paroles. Il est visible qu'à Rome on ne se mettait point du tout en peine de satisfaire les Carthaginois ni de leur rendre justice, et qu'on y traînait exprès cette affaire en longueur, pour laisser à Masinissa le temps de s'affermir dans ses usurpations et d'affaiblir ses ennemis.

App. de bel. pun. p. 37. AN M. 3848 ROM. 592. On ordonna une nouvelle députation pour aller sur les lieux faire de nouvelles enquêtes. Caton était du nombre des commissaires. Quand ils furent arrivés, ils demandèrent aux parties si elles voulaient s'en rapporter à leur arbitrage. Masinissa y consentit volontiers. Les Carthaginois répondirent qu'ils avaient une règle fixe à laquelle ils s'en tenaient, qui était le traité conclu par Scipion, et demandèrent à être jugés en rigueur: on ne put donc rien décider. Les députés visitèrent tout le pays, qu'ils trouvèrent en fort bon état, sur-tout la ville de Carthage; et ils furent étonnés de la voir, si peu de temps après le malheur qui lui était arrivé, rétablie au point de grandeur et de puissance où elle était. A leur retour, ils ne manquèrent pas d'en rendre compte au sénat, déclarant que Rome ne serait jamais en sûreté tant que Carthage subsisterait; et depuis ce temps-là, sur quelque affaire qu'on délibérât dans le sénat, Caton ajoutait dans son avis, et je conclus de plus qu'il faut détruire Carthage; sans que ce grave sénateur se mît en peine de prouver que les seuls ombrages de la puissance d'un voisin soient des titres suffisants pour détruire une ville contre la foi des traités. Scipion Nasica pensait, au contraire, que la ruine de cette ville entraînerait celle de la république, parce que Rome, n'ayant plus de rivale à craindre, quitterait ses anciennes mœurs, et s'abandonnerait absolument au luxe et aux délices, qui sont la peste certaine des états les plus florissants.

App. de bel. pun. p. 38. Cependant la division se mit dans Carthage. La faction populaire, étant devenue supérieure à celle des grands et des sénateurs, exila quarante citoyens, et fit prêter serment au peuple que jamais il ne souffrirait qu'on parlât de rappeler les exilés. Ceux-ci se retirèrent chez Masinissa, qui envoya à Carthage deux de ses fils, Gulussa et Micipsa, pour solliciter leur rétablissement. On leur ferma les portes de la ville; et l'un d'eux même fut vivement poursuivi par Amilcar, l'un des généraux de la république. Nouveau sujet de guerre: on lève une armée de part et d'autre. La bataille se donne. Scipion le jeune, qui depuis ruina Carthage, en fut spectateur. Il était venu vers Masinissa de la part de Lucullus, qui faisait la guerre en Espagne, et sous qui il servait, pour lui demander des éléphants. Pendant tout le combat il se tint sur le haut d'une colline qui était tout près du lieu où il se donnait. Il fut étonné de voir Masinissa, âgé pour lors de plus de quatre-vingts ans, monté à cru sur un cheval, selon la coutume du pays, donner partout des ordres comme un jeune officier, et soutenir les fatigues les plus dures. Le combat fut très-opiniâtre, et dura depuis le matin jusqu'à la nuit: mais enfin les Carthaginois plièrent. Scipion disait dans la suite qu'il avait assisté à bien des batailles, mais que nulle ne lui avait fait tant de plaisir que celle-ci, où, tranquille et de sang-froid, il avait vu plus de cent mille hommes en venir ensemble aux mains, et se disputer long-temps la victoire. Et, comme il était fort versé dans la lecture d'Homère, il ajoutait que jusqu'à son temps il n'avait été donné qu'à Jupiter et à Neptune de jouir d'un pareil spectacle, lorsque l'un du haut du mont Ida, l'autre du haut de la Samothrace, avaient eu le plaisir de voir [Hom. Iliad. XIII, V. 12.] un combat entre les Grecs et les Troyens. Je ne sais si la vue de cent mille hommes qui s'entre-coupent la gorge cause une joie bien pure, ni si cette joie peut subsister avec le sentiment d'humanité qui nous est naturel.

App. de bell. pun. p. 40. Les Carthaginois, après le combat, prièrent Scipion de vouloir bien terminer leurs disputes avec Masinissa. Il écouta les deux parties. Les premiers consentaient à céder le territoire d'Emporium 332, qui avait fait le premier sujet du procès; à payer actuellement à Masinissa deux cents talents d'argent, et à y en ajouter dans la suite huit cents 333, en différents termes dont on conviendrait: mais, comme Masinissa demandait le rétablissement des exilés, les Carthaginois n'ayant point voulu écouter cette proposition, on se sépara sans rien conclure. Scipion, après avoir fait ses compliments et ses remercîments à Masinissa, partit avec les éléphants qu'il y était venu chercher.

Note 332: (retour) D'après la manière dont Rollin s'exprime ici, il semblerait qu'Emporium était une ville. On appelait Emporium ou plutôt Emporia (τὰ Ἐµπόρια) une région d'Afrique, située le long de la petite Syrte, et d'une extrême fertilité, dont Leptis était la ville la plus considérable. (V. POLYB. I, c. 82, III, c. 23; LIV. XXXIV, c. 62, XXIX, c. 25; APPIAN. Bell. Pun. c. 72.) V. plus haut ce qui a été dit de Leptis, p. 371, 372.--L.
Note 333: (retour) C'est-à-dire 1,100,000 francs, et 4,400,000 francs.--L.

App. de bell. pun. p. 40. Le roi, depuis le combat, tenait le camp des ennemis enfermé sur une colline, où il ne pouvait leur arriver ni vivres ni troupes. Sur ces entrefaites arrivent des députés de Rome. Ils avaient ordre, en cas que Masinissa eût eu du dessous, de terminer l'affaire; autrement, de ne rien décider, et de donner de bonnes espérances au roi: et c'est ce dernier parti qu'ils suivirent. Cependant la famine augmentait tous les jours dans le camp des ennemis; et, pour surcroît de malheur, la peste s'y joignit et fit un horrible ravage. Réduits à la dernière extrémité, ils se rendirent, avec promesse de livrer à Masinissa les transfuges, de lui payer cinq mille talents d'argent 334 dans l'espace de cinquante années, et de rétablir les exilés malgré le serment qu'ils avaient fait au contraire. Les soldats furent tous passés sous le joug, et renvoyés chacun avec un habit seulement. Gulussa, pour se venger du mauvais traitement que nous avons dit auparavant qu'il avait reçu, envoya contre eux un corps de cavalerie, dont ils ne purent ni éviter l'attaque, ni soutenir le choc, dans l'état de faiblesse où ils étaient. Ainsi de cinquante-huit mille hommes il en retourna fort peu à Carthage.

Note 334: (retour) C'est-à-dire 27,500,000 francs.--L.

TROISIÈME GUERRE PUNIQUE.

AN. M. 3855 CARTH. 697. ROM. 599. AV. J.C. 149. La troisième guerre punique, moins considérable que les deux premières par le nombre et la grandeur des combats, et par la durée, qui ne fut guère que de quatre ans, le fut beaucoup plus par le succès et l'événement, puisqu'elle se termina par la ruine et la destruction de Carthage.

App. p. 41, 42. Cette ville sentit bien, depuis sa dernière défaite, ce qu'elle avait à craindre des Romains, en qui elle avait toujours remarqué beaucoup de mauvaise volonté toutes les fois qu'elle s'était adressée à eux dans ses démêlés avec Masinissa. Pour en prévenir l'effet, les Carthaginois déclarèrent, par un décret du sénat, Asdrubal et Carthalon, qui avaient été, l'un général de l'armée, l'autre 335 commandant des troupes auxiliaires, coupables de crime d'état, comme étant les auteurs de la guerre contre le roi de Numidie; puis ils députèrent à Rome pour savoir ce qu'on pensait et ce qu'on souhaitait d'eux. On leur répondit froidement que c'était au sénat et au peuple de Carthage à voir quelle satisfaction ils devaient aux Romains.

Note 335: (retour) Les troupes étrangères avaient chacune des chefs de leur nation, qui, tous ensemble, étaient commandés par un officier carthaginois qu'Appien appelle ßοήθαρχος.

N'ayant pu tirer d'autre réponse ni d'autre éclaircissement par une seconde députation, ils entrèrent dans une grande inquiétude; et, saisis d'une vive crainte par le souvenir des maux passés, ils croyaient déjà voir l'ennemi à leurs portes, et se représentaient toutes les suites funestes d'un long siége et d'une ville prise d'assaut.

Plut. in vit. Cat. p. 352. Cependant à Rome on délibérait dans le sénat sur le parti que devait prendre la république; et les disputes entre Caton l'ancien et Scipion Nasica, qui pensaient tout différemment sur ce sujet, se renouvelèrent. Le premier, à son retour d'Afrique, avait déjà représenté vivement qu'il avait trouvé Carthage, non dans l'état où les Romains la croyaient, épuisée d'hommes et de biens, affaiblie et humiliée; mais au contraire remplie d'une florissante jeunesse, d'une quantité immense d'or et d'argent, d'un prodigieux amas de toutes sortes d'armes, et d'un riche appareil de guerre; et si fière et si pleine de confiance dans tous ces grands préparatifs, qu'il n'y avait rien de si haut à quoi elle ne portât son ambition et ses espérances. On dit même qu'après avoir tenu ce discours il jeta au milieu du sénat des figues d'Afrique qu'il avait dans le pan de sa robe; et que, comme les Plin. lib. 15, cap. 18. sénateurs en admiraient la beauté et la grosseur, il leur dit: Sachez qu'il n'y a que trois jours que ces fruits ont été cueillis. Telle est la distance qui nous sépare de l'ennemi.

Plut. in vit. Caton. p. 352 Caton et Nasica avaient tous deux leurs raisons pour opiner comme ils faisaient. Nasica, voyant que le peuple était d'une insolence qui lui faisait commettre toutes sortes d'excès; qu'enflé d'orgueil par ses prospérités, il ne pouvait plus être retenu par le sénat même, et que sa puissance était parvenue à un point, qu'il était en état d'entraîner par force la ville dans tous les partis qu'il voudrait embrasser; Nasica, dis-je, dans cette vue, voulait lui laisser la crainte de Carthage comme un frein, pour modérer et réprimer son audace; car il pensait que les Carthaginois étaient trop faibles pour subjuguer les Romains, et qu'ils étaient aussi trop forts pour en être méprisés. Caton, de son côté, trouvait que, par rapport à un peuple devenu fier et insolent par ses victoires, et qu'une licence sans bornes précipitait dans toutes sortes d'égarements, il n'y avait rien de plus dangereux que de lui laisser pour rivale et pour ennemie une ville jusque-là toujours puissante, mais devenue par ses malheurs mêmes plus sage et plus précautionnée que jamais, et de ne pas lui ôter entièrement toute crainte du dehors lorsqu'il avait au-dedans tous les moyens de se porter aux derniers excès.

Mettant à part pour un moment les lois de l'équité, je laisse au lecteur à décider qui de ces deux grands hommes pensait plus juste selon les règles d'une politique éclairée, et par rapport aux véritables intérêts de l'état. Ce qui est certain, c'est que tous les 336 historiens ont remarqué que, depuis la destruction de Carthage, le changement de conduite et de gouvernement fut sensible à Rome; que ce ne fut plus timidement et comme à la dérobée que le vice s'y glissa, mais qu'il leva la tête, et saisit avec une rapidité étonnante tous les ordres de la république, et qu'on se livra sans réserve, et sans plus garder de mesures, au luxe et aux délices, qui ne manquèrent pas, comme cela est inévitable, d'entraîner la ruine de l'état. « 337Le premier Scipion, dit Paterculus en parlant des Romains, avait jeté les fondements de leur grandeur future; le dernier, par ses conquêtes, ouvrit la porte à toutes sortes de dérèglements et de dissolutions. Depuis que Carthage, qui tenait Rome en haleine en lui disputant l'empire, eut été entièrement détruite, la décadence des mœurs n'alla plus lentement, ni par degrés, mais fut prompte et précipitée.»

App. p. 42. Quoi qu'il en soit, il fut résolu dans le sénat qu'on déclarerait la guerre aux Carthaginois: et les raisons ou les prétextes qu'on en apporta furent que, contre la teneur du traité, ils avaient conservé des vaisseaux, conduit une armée hors de leurs terres contre un prince allié de Rome, dont ils avaient maltraité le fils dans le temps même qu'il avait avec lui un ambassadeur romain.

Note 336: (retour) «Ubi Carthago, et æmula imperii romani, ab stirpe interiit.... fortuna sævire ac miscere omnia cœpit.» (SALLUST. in bell. Catil.) [c. 10.

«Ante Carthaginem deletam, populus et senatus romanus placide modestèque inter se rempublicam tractabant... metus hostilis in bonis artibus civitatem retinebat; sed ubi formido illa mentibus decessit, ilicet ea, quæ secundæ res amant, lascivia atque superbia incessère.» (Id. in bell. Jugurth.) [c. 41.]

Note 337: (retour) «Potentiæ Romanorum prior Scipio viam aperuerat; luxuriæ posterior aperuit. Quippè remoto Carthaginis metu, sublatàque imperii æmulà; non gradu, sed præcipiti cursu a virtute descitum, ad vitia transcursum.» (VELL. PATERC. lib. 2, cap. 1.)

App. bell. pun. pag. 42. AN. M. 3856 ROM. 600. Un événement, que le hasard fit tomber heureusement dans le temps qu'on délibérait sur l'affaire de Carthage, contribua sans doute beaucoup à faire prendre cette résolution. Ce fut l'arrivée des députés d'Utique, qui venaient se mettre, eux, leurs biens, leurs terres et leur ville, entre les mains des Romains. Rien ne pouvait arriver plus à propos. Utique était la seconde place d'Afrique, fort riche et fort opulente, qui avait un port également spacieux et commode, qui n'était éloignée de Carthage que de soixante stades 338, et qui pouvait servir de place d'armes pour l'attaquer. On n'hésita plus pour-lors, et la guerre fut déclarée dans les formes. On pressa les deux consuls de partir le plus promptement qu'il serait possible: c'étaient M. Manilius et L. Marcius Censorinus. Ils reçurent du sénat un ordre secret de ne terminer la guerre que par la destruction de Carthage. Ils partirent aussitôt, et s'arrêtèrent à Lilybée en Sicile. La flotte était considérable; elle portait quatre-vingt mille hommes d'infanterie, et environ quatre mille de cavalerie.

Note 338: (retour) Trois lieues. = Deux lieues.--L.

Polyb. excerpt. légat. pag. 972. Carthage ne savait point encore ce qui avait été résolu à Rome. La réponse que les députés en avaient rapportée n'avait servi qu'à y augmenter le trouble et l'inquiétude. C'était aux Carthaginois, leur avait-on dit, à voir par où ils pouvaient satisfaire les Romains. Il ne savaient quel parti prendre. Enfin ils envoient encore de nouveaux députés, mais avec plein pouvoir de faire tout ce qu'ils jugeront à propos, et même (à quoi ils n'avaient jamais pu se résoudre dans les guerres précédentes) de déclarer que les Carthaginois s'abandonnaient, eux et tout ce qui leur appartenait, à la discrétion des Romains. C'était, selon la force de cette formule, se suaque eorum arbitrio permittere, les rendre maîtres absolus de leur sort, et se reconnaître pour leurs vassaux. Ils n'attendaient point cependant un grand succès de cette démarche, quelque humiliante qu'elle fût pour eux, parce que ceux d'Utique, les ayant prévenus, leur avaient enlevé le mérite d'une prompte et volontaire soumission.

En arrivant à Rome, les députés apprirent que la guerre était déclarée, et que l'armée était partie. Rome avait dépêché un courrier à Carthage, qui y porta le décret du sénat, et déclara en même temps que la flotte était en mer. Ils n'eurent donc pas à délibérer, et se remirent, eux et tout ce qui leur appartenait, entre les mains des Romains. En conséquence de cette démarche, il leur fut répondu que, parce qu'enfin ils avaient pris le bon parti, le sénat leur accordait la liberté, l'usage de leurs lois, toutes leurs terres, et tous les autres biens que possédaient, soit les particuliers, soit la république, à condition que, dans l'espace de trente jours, ils enverraient en ôtage à Lilybée trois cents des jeunes gens les plus qualifiés de la ville, et qu'ils feraient ce que leur ordonneraient les consuls. Ce dernier mot les jeta dans une étrange inquiétude: mais le trouble où ils étaient ne leur permit pas de rien répliquer, ni de demander aucune explication; et ç'aurait été bien inutilement. Ils partirent donc pour Carthage, et y rendirent compte de leur députation.

Polyb. excerp. legat. pag. 972. Tous les articles du traité étaient affligeants: mais le silence gardé sur les villes, dont il n'était point fait mention dans le dénombrement, de ce que Rome voulait bien leur laisser, les inquiéta extrêmement. Cependant il ne leur restait autre chose à faire que d'obéir: après les pertes anciennes et récentes qu'ils avaient faites, ils n'étaient pas en état de tenir tête à un tel ennemi, eux qui n'avaient pu résister à Masinissa; troupes, vivres, vaisseaux, alliés, tout leur manquait, l'espérance et le courage encore plus que tout le reste.

Ils ne crurent pas devoir attendre l'expiration du terme de trente jours qui leur avait été accordé: mais, pour tâcher de fléchir l'ennemi par la promptitude de leur obéissance, quoique pourtant ils n'osassent pas s'en flatter, ils firent partir sur-le-champ les ôtages; c'était l'élite et toute l'espérance des plus nobles familles de Carthage. Jamais spectacle ne fut plus touchant: on n'entendait que cris, on ne voyait que pleurs. Tout retentissait de gémissements et de lamentations; sur-tout les mères éplorées, toutes baignées de larmes, s'arrachaient les cheveux, se frappaient la poitrine, et, comme forcenées par la douleur et le désespoir, jetaient des hurlements capables de toucher les cœurs les plus durs. Ce fut encore tout autre chose dans le moment fatal de la séparation, lorsque, après les avoir conduits jusqu'au bord du vaisseau, elles leur faisaient les derniers adieux, ne comptant plus les revoir jamais, les baignaient de leurs larmes, ne se lassaient point de les embrasser, les tenaient étroitement serrés entre leurs bras sans pouvoir consentir à leur départ, en sorte qu'il fallut les leur arracher par force, ce qui était plus dur pour elles que si on leur eût arraché leurs propres entrailles. Quand ils furent arrivés en Sicile, on fit passer les ôtages à Rome; et les consuls dirent aux députés que, quand il seraient à Utique, ils leur feraient savoir les ordres de la république.

Polyb. pag. 975. App. pag. 44-46. Dans de pareilles conjonctures il n'y a rien de plus cruel qu'une affreuse incertitude, qui, sans rien montrer en détail, laisse envisager tous les maux. Dès qu'on sut que la flotte était arrivée à Utique, les députés se rendirent au camp des Romains, marquant qu'ils venaient au nom de l'état pour recevoir leurs ordres, auxquels on était prêt à obéir en tout. Le consul, après avoir loué leur bonne disposition et leur obéissance, leur ordonna de lui livrer sans fraude et sans délai généralement toutes leurs armes. Ils y consentirent; mais ils le prièrent de faire réflexion à quel état il les réduisait, dans un temps où Asdrubal, qui n'était devenu leur ennemi qu'à cause de leur parfaite soumission aux ordres des Romains, était presque à leurs portes avec une armée de vingt mille hommes: on leur répondit que Rome y pourvoirait.

App. p. 46. Cet ordre fut exécuté sur-le-champ. On vit arriver dans le camp une longue file de chariots chargés de tous les préparatifs de guerre qui étaient dans Carthage: deux cent mille armures complètes, un nombre infini de traits et de javelots, deux mille machines propres à lancer des pierres et des dards. Suivaient les députés de Carthage, accompagnés de ce que le sénat avait de plus respectables vieillards, et la religion de prêtres plus vénérables, pour tâcher d'exciter à la compassion les Romains dans ce moment critique où l'on allait prononcer leur sentence et décider en dernier lieu de leur sort. Le consul Censorinus, car ce fut toujours lui qui porta la parole, se leva un moment à leur arrivée avec quelques témoignages de bonté et de douceur; puis, reprenant tout-à-coup un air grave et sévère: «Je ne puis pas, leur dit-il, ne point louer votre promptitude à exécuter les ordres du sénat. Il m'ordonne de vous déclarer que sa dernière volonté est que vous sortiez de Carthage, qu'il a résolu de détruire, et que vous transportiez votre demeure dans quel endroit il vous plaira de votre domaine, pourvu que ce soit à quatre-vingts stades 339 de la mer!»

Note 339: (retour) Quatre lieues. = 2 lieues 2/3.--L.

App. pag. 46-53. Quand le consul eut prononcé cet arrêt foudroyant, ce ne fut qu'un cri lamentable parmi les Carthaginois. Frappés comme d'un coup de tonnerre qui les étourdit sur-le-champ, ils ne savaient ni où ils étaient, ni ce qu'ils faisaient. Ils se roulaient dans la poussière, déchirant leurs habits, et ne s'expliquant que par des gémissements et des sanglots entrecoupés. Puis, revenus un peu à eux, ils tendaient leurs mains suppliantes, tantôt vers les dieux, tantôt vers les Romains, et imploraient leur miséricorde et leur justice pour un peuple qui allait être réduit au désespoir. Mais, comme tout était sourd à leurs prières, ils les convertirent bientôt en reproches et en imprécations, les faisant ressouvenir qu'il y avait des dieux vengeurs aussi-bien que témoins des crimes et de la perfidie. Les Romains ne purent refuser des larmes à un spectacle si touchant; mais leur parti était pris: les députés ne purent même obtenir qu'on sursît l'exécution de l'ordre jusqu'à ce qu'ils se fussent encore présentés au sénat pour tâcher d'en obtenir la révocation. Il fallut partir, et porter la réponse à Carthage.

App. pag. 53-54. On les y attendait avec une impatience et un tremblement qui ne se peuvent exprimer. Ils eurent bien de la peine à percer la foule qui s'empressait autour d'eux pour savoir la réponse, qu'il n'était que trop aisé de lire sur leurs visages. Quand ils furent arrivés dans le sénat, et qu'ils eurent exposé l'ordre cruel qu'ils avaient reçu, un cri général apprit au peuple quel était son sort; et dès ce moment ce ne fut plus dans toute la ville que hurlements, que désespoir, que rage et que fureur.

Qu'il me soit permis de m'arrêter ici un moment pour faire quelque attention sur la conduite des Romains. Je ne puis assez regretter que le fragment de Polybe où cette députation est rapportée finisse précisément dans l'endroit le plus intéressant de cette histoire; et j'estimerais beaucoup plus une courte réflexion d'un auteur si judicieux, que les longues harangues qu'Appien met dans la bouche des députés et dans celle du consul. Or, je ne puis croire que Polybe, plein de bon sens, de raison et d'équité comme il était, eût pu approuver, dans l'occasion dont il s'agit, le procédé des Romains 340. On n'y reconnaît point, ce me semble, leur ancien caractère; cette grandeur d'ame, cette noblesse, cette droiture; cet éloignement déclaré des petites ruses, des déguisements, des fourberies, qui ne sont point, comme il est dit quelque part, du génie romain: minime romanis artibus. Pourquoi ne point attaquer les Carthaginois à force ouverte? Pourquoi leur déclarer nettement par un traité, qui est une chose sacrée, qu'on leur accorde la liberté et l'usage de leurs lois, en sous-entendant des conditions qui en sont la ruine entière? Pourquoi cacher, sous la honteuse réticence du mot de ville, dans ce traité, le perfide dessein de détruire Carthage; comme si, à l'ombre de cette équivoque, ils le pouvaient faire avec justice? Pourquoi enfin ne leur faire la dernière déclaration qu'après avoir tiré d'eux, à différentes reprises, leurs ôtages et leurs armes, c'est-à-dire après les avoir mis absolument hors d'état de leur rien refuser? N'est-il pas visible que Carthage, après tant de pertes, tant de défaites, tout affaiblie et épuisée qu'elle est, fait encore trembler les Romains, et qu'ils ne croient pas la pouvoir dompter par la voie des armes? Il est bien dangereux d'être assez puissant pour commettre impunément l'injustice, et pour en espérer même de grands avantages. L'expérience de tous les empires nous apprend qu'on ne manque guère de la commettre quand on la croit utile.

Note 340: (retour) Rollin me paraît s'exprimer ici avec trop de réserve: il n'a pas dépeint sous des couleurs assez noires l'infame conduite des Romains.--L.

Polyb. l. 13, p. 671, 672. L'éloge magnifique que Polybe fait des Achéens est bien éloigné de ce que nous voyons ici. Ces peuples, dit-il, loin d'employer des ruses et des tromperies à l'égard de leurs alliés pour augmenter leur puissance, ne croyaient pas même qu'il leur fût permis d'en user contre leurs ennemis, et ne comptaient pour solide et glorieuse victoire que celle qui se remporte les armes à la main par le courage et la bravoure. Il avoue, dans le même endroit, qu'il ne reste plus chez les Romains que de légères traces de l'ancienne générosité de leurs pères; et il se croit obligé, dit-il, de faire cette remarque contre un principe devenu fort commun de son temps parmi ceux qui étaient chargés du gouvernement, qui croyaient que la bonne foi n'est point compatible avec la bonne politique, et qu'il est impossible de réussir dans l'administration des affaires publiques, soit en guerre, soit en paix, sans employer quelquefois la fraude et la tromperie.

App. p. 55. Strab. l. 17, pag. 833. Je reviens à mon sujet. Les consuls ne se hâtèrent pas de marcher contre Carthage, ne s'imaginant pas qu'ils eussent rien à craindre d'une ville désarmée. On y profita de ce délai pour se mettre en état de défense; car il fut résolu d'un commun accord de ne point abandonner la ville. On nomma pour général, au-dehors, Asdrubal, qui était à la tête de vingt mille hommes, vers qui l'on députa pour le prier d'oublier en faveur de la patrie l'injustice qu'on lui avait faite par la crainte des Romains: on donna le commandement des troupes, dans la ville, à un autre Asdrubal, petit-fils de Masinissa: puis on fabriqua des armes avec une promptitude incroyable. Les temples, les palais, les places publiques, furent changés en autant d'ateliers: hommes et femmes y travaillaient jour et nuit. On faisait chaque jour cent quarante boucliers, trois cents épées, cinq cents piques ou javelots, mille traits, et un grand nombre de machines propres à les lancer; et, parce qu'on manquait de matières pour faire les cordes, les femmes coupèrent leurs cheveux, et en fournirent abondamment.

App. p. 55. Masinissa était mécontent de ce qu'après qu'il avait extrêmement affaibli les forces des Carthaginois, les Romains venaient profiter de sa victoire, sans même qu'ils lui eussent fait part en aucune sorte de leur dessein; ce qui causa entre eux quelque refroidissement.

Pag. 55-58. Cependant les consuls s'avancent vers la ville pour en former le siége. Ils ne s'étaient attendus à rien moins qu'à y trouver une vigoureuse résistance; et la hardiesse incroyable des assiégés les jeta dans un grand étonnement. Ce n'étaient que sorties fréquentes et vives pour repousser les assiégeants, pour brûler les machines, pour harceler les fourrageurs. Censorinus attaquait la ville d'un côté, et Manilius de l'autre. Scipion, surnommé depuis l'Africain, servait alors en qualité de tribun, et se distinguait parmi tous les officiers autant par sa prudence que par sa bravoure. Le consul sous qui il commandait fit plusieurs fautes pour n'avoir pas voulu suivre ses avis. Ce jeune officier tira les troupes de plusieurs mauvais pas où l'imprudence des chefs les avait engagées. Un célèbre Phaméas, chef de la cavalerie ennemie, qui harcelait sans cesse et incommodait beaucoup les fourrageurs, n'osait paraître en campagne quand le tour de Scipion était venu pour les soutenir; tant il savait contenir ses troupes dans l'ordre, et se poster avantageusement. Une si grande et si générale réputation lui attira de l'envie; mais, comme il se conduisait en tout avec beaucoup de modestie et de retenue, elle se changea bientôt en admiration; de sorte que, quand le sénat envoya des députés dans le camp pour s'informer de l'état du siége, toute l'armée se réunit pour lui rendre un témoignage favorable, soldats, officiers, généraux même, et ce ne fut qu'une voix pour relever le mérite du jeune Scipion: tant il est important d'amortir, pour parler ainsi, l'éclat d'une gloire naissante par des manières douces et modestes, et de ne pas irriter la jalousie par des airs de hauteur et de suffisance, dont l'effet naturel est de réveiller dans les autres l'amour-propre, et de rendre la vertu même odieuse.

App. p. 63. AN. M. 3857 ROM. 601. Dans le même temps Masinissa, se voyant près de mourir, pria Scipion de vouloir bien venir lui rendre une visite, afin qu'il pût lui mettre en main un plein pouvoir de disposer comme il le jugerait à propos de son royaume et de ses biens en faveur des enfants qu'il laissait. Il le trouva mort en arrivant. Ce prince leur avait commandé en mourant de s'en rapporter pour toutes choses à ce que réglerait Scipion, qu'il leur laissait pour père et pour tuteur. Je diffère à parler ailleurs avec plus d'étendue de la famille et de la postérité de Masinissa, pour ne point interrompre trop long-temps l'histoire de Carthage.

Pag. 65. L'estime que Phaméas avait conçue pour Scipion l'engagea à quitter le parti des Carthaginois pour embrasser celui des Romains. Il vint se rendre à lui avec plus de deux mille cavaliers, et il fut dans la suite d'un grand secours aux assiégeants.

Pag. 66. Calpurnius Pison, consul, et L. Mancinus son lieutenant, arrivèrent en Afrique au commencement du printemps. La campagne se passa sans qu'ils fissent rien de considérable; ils eurent même du dessous en plusieurs occasions, et ils ne poussèrent que lentement le siége de Carthage. Les assiégés, au contraire, avaient repris courage; leurs troupes augmentaient considérablement; ils faisaient tous les jours de nouveaux alliés. Ils envoyèrent jusque dans la Macédoine vers le faux Philippe 341, qui se faisait passer pour le fils de Persée, et qui faisait pour lors la guerre aux Romains, l'exhortant de la presser vivement, et lui promettant de lui fournir de l'argent et des vaisseaux.

App. p. 68. Ces nouvelles causèrent de l'inquiétude à Rome. On commença à craindre le succès d'une guerre qui devenait de jour en jour plus douteuse et plus importante qu'on ne se l'était d'abord imaginé. Autant qu'on était mécontent de la lenteur des généraux, et qu'on parlait mal d'eux, autant chacun s'empressait à dire du bien du jeune Scipion, et à vanter ses rares vertus. Il était venu à Rome pour demander l'édilité. Dès qu'il parut dans l'assemblée, son nom, son visage, sa réputation, la croyance commune que les dieux le destinaient pour terminer la troisième guerre punique, comme le premier Scipion, son grand-père adoptif, avait terminé la seconde, tout cela frappa extrêmement le peuple; et, quoique la chose fût contre les lois, et que par cette raison les anciens s'y opposassent, au lieu de l'édilité qu'il demandait, le peuple lui donna le consulat, laissant AN. M. 3858 ROM. 602. dormir les lois pour cette année, et voulut qu'il eût l'Afrique pour département, sans tirer les provinces au sort comme c'était la coutume, et comme Drusus son collègue demandait qu'on le fît.

App. p. 69. Dès que Scipion eut achevé ses recrues, il partit pour la Sicile, et arriva bientôt après à Utique. Ce fut fort à propos pour Mancinus, lieutenant de Pison, qui s'était engagé témérairement dans un poste où les ennemis le tenaient enfermé, et où ils allaient le tailler en pièces le matin même, si le nouveau consul, qui apprit en arrivant le danger où il était, n'eût fait remonter de nuit ses troupes dans ses vaisseaux, et n'eût volé à son secours.

Pag. 70. Le premier soin de Scipion, à son arrivée, fut de rétablir parmi les troupes la discipline, qu'il y trouva entièrement ruinée: nul ordre, nulle subordination, nulle obéissance; on ne songeait qu'à piller, qu'à faire bonne chère, et qu'à se divertir. Il chassa du camp toutes les bouches inutiles, régla la qualité des viandes que les vivandiers pourraient apporter, et n'en voulut point d'autres que de simples et de militaires, écartant avec soin tout ce qui sentait le luxe et les délices.

Quand il eut bien établi cette réforme, qui ne lui coûta pas beaucoup de temps ni de peine, parce qu'il donnait l'exemple aux autres, il compta pour lors avoir des soldats, et songea sérieusement à pousser le siége. Ayant fait prendre à ses troupes des haches, des leviers et des échelles, il les conduisit de nuit, en grand silence, vers une partie de la ville appelée Mégare; et, ayant fait jeter tout d'un coup de grands cris, il l'attaqua fort vivement. Les ennemis, qui ne s'attendaient pas à être attaqués de nuit, furent d'abord fort effrayés; mais ils se défendirent avec beaucoup de courage, et Scipion ne put point escalader les murs. Mais, ayant aperçu une tour qu'on avait abandonnée, qui était hors de la ville, fort près des murs, il y envoya un nombre de soldats hardis et déterminés, qui, par le moyen des pontons, passèrent de la tour sur les murs, entrèrent dans Mégare, et en brisèrent les portes. Scipion y entra dans le moment, chassa de ce poste les ennemis, qui, troublés par cette attaque imprévue, et croyant que toute la ville avait été prise, s'enfuirent dans la citadelle, et y furent suivis par ces troupes mêmes qui campaient hors de la ville, qui abandonnèrent leur camp aux Romains, et crurent devoir aussi se mettre en sûreté.

Avant que de passer outre, je dois donner ici quelque idée de la situation et de la grandeur de Carthage, App. p. 56 et 57. Strab. l. 17, pag. 832. qui contenait, au commencement de la guerre contre les Romains, sept cent mille habitants. Elle était située dans le fond d'un golfe, environnée de mer en forme d'une presqu'île, dont le col, c'est-à-dire l'isthme qui la joignait au continent, était large d'une lieue et un quart (vingt-cinq stades) 342. La presqu'île avait de circuit dix-huit lieues (trois cent soixante stades). Du côté de l'occident il en sortait une longue pointe de terre, large à peu près de douze toises (un demi stade 343), qui, s'avançant dans la mer, la séparait d'avec le marais, et était fermée de tous côtés de rochers et d'une simple muraille 344. Du côté du midi et du continent, où était la citadelle, appelée Byrsa, la ville était close d'une triple muraille haute de trente coudées 345, sans les parapets et les tours qui la flanquaient tout à l'entour par égales distances, éloignées l'une de l'autre de quatre-vingts toises. Chaque tour avait quatre étages: les murailles n'en avaient que deux; elles étaient voûtées, et dans le bas il y avait des étables pour mettre trois cents éléphants, avec les choses nécessaires pour leur subsistance, et des écuries au-dessus pour quatre mille chevaux, et les greniers pour leur nourriture. Il s'y trouvait aussi de quoi y loger vingt mille fantassins et quatre mille cavaliers. Enfin tout cet appareil de guerre était renfermé dans les seules murailles 346. Il n'y avait qu'un seul endroit de la ville dont les murs fussent faibles et bas; c'était un angle négligé, qui commençait à la pointe de terre dont nous avons parlé, et continuait jusqu'aux ports, qui étaient du côté du couchant. Il y en avait deux qui se communiquaient l'un à l'autre, mais qui n'avaient qu'une seule entrée, large de soixante-dix pieds 347, et fermée avec des chaînes. Le premier était pour les marchands, où l'on trouvait plusieurs et diverses demeures pour les matelots; l'autre était le port intérieur pour les navires de guerre, au milieu duquel on voyait une île, nommée Cothon 348, bordée, aussi-bien que le port, de grands quais, mais où il y avait des loges séparées pour mettre à couvert deux cent vingt navires, et des magasins au-dessus, où l'on gardait tout ce qui est nécessaire à l'armement et à l'équipement des vaisseaux. L'entrée de chacune de ces loges, destinées à retirer les vaisseaux, était ornée de deux colonnes de marbre d'ouvrage ionique: de sorte que tant le port que l'île représentaient des deux côtés deux magnifiques galeries. Dans cette île était le palais de l'amiral; et, comme elle était vis-à-vis de l'entrée du port, il pouvait de là découvrir tout ce qui se passait dans la mer, sans que de la mer on pût rien voir de ce qui se faisait dans l'intérieur du port. Les marchands de même n'avaient aucune vue sur les vaisseaux de guerre, les deux ports étant séparés par une double muraille; et il y avait dans chacun une porte particulière pour entrer dans la ville, sans passer par l'autre port. On peut donc distinguer trois parties dans Boch. in Phal. p. 512. Carthage: le port, qui était double, appelé quelquefois Cothon, à cause de la petite île de ce nom; la citadelle, appelée Byrsa; la ville proprement dite, où demeuraient les habitants, qui environnait la citadelle, et était nommée Mégara.

Note 342: (retour) 25 stades, selon Appien (Bell. pun. § 95) et Polybe (I, c. 73, § 5); mais Strabon dit 60 stades (XVII, p. 832). Au lieu de 360 stades, mesure que cet auteur donne à la circonférence de la presqu'île, Tite-Live ne lui donne que 23 milles, qui font 184 stades (TIT.-LIV. Épit. lib. LI), ou la moitié environ: comme les mesures de Strabon sont ici le double environ de celles des autres auteurs, il est vraisemblable que cette différence provient de ce qu'elles sont exprimées dans un stade dont le module était de moitié plus court. D'après cette hypothèse, prenant les mesures de Tite-Live, de Polybe et d'Appien pour base, on trouve que Carthage avait 6 lieues 4/10 de tour; et que la largeur de l'isthme était de 5/6 de lieue.--L.
Note 343: (retour) Un demi-stade équivaut à 92 mètres ou 47 toises; et non pas à douze toises.--L.
Note 344: (retour) Le texte que Rollin avait sous les yeux est altéré; il y existe une lacune que M. Schweighæuser a très-bien remplie: ταινία στενὴ καὶ ἐπιµήκης, ήµισταδίου µάλιστα τὸ πλάτος, ἐπὶ δυσµὰς ἐχώρει, µέση λίµνης τε καὶ τῆς Θαλάσσης..... ἁπλῶ τείχει περίκρηµνα ὄντα. (Bell. pun. § 95). Cet habile éditeur propose de lire: καὶ περιτετείχιστο τῆς πόλεως τὰ µὲν πρὸς Θαλάσσης ἁπλῶ τείχει περίκρηµνα ὄντα., c. à. d. «la partie qui regarde la mer était entourée d'un mur simple, parce que des escarpements la bordaient de toutes parts.»--L.
Note 345: (retour) C. à. d. 13 mètres 83 centim.--L.
Note 346: (retour) Le texte dit à 2 plèthres de distance les unes des autres, ou un tiers de stade, c'est 61 mètr. 7, ou un peu plus de 32 toises.--L.
Note 347: (retour) 21 mètr. 56.--L.
Note 348: (retour) J'ai dressé un plan de ce port Cothon, pour la traduction de Strabon (T. V, p. 473). J'y renvoie.--L.

App. p. 72. Asdrubal 349, au point du jour, voyant la honteuse déroute de ses troupes, pour se venger des Romains, et en même temps pour ôter aux habitants toute espérance d'accommodement et de pardon, fit avancer sur le mur tout ce qu'il avait de prisonniers romains, en sorte qu'ils fussent à portée d'être vus de toute l'armée. Là, il n'y eut point de supplices qu'il ne leur fît souffrir: on leur crevait les yeux; on leur coupait le nez, les oreilles, les doigts; on leur arrachait toute la peau de dessus le corps avec des peignes de fer; et, après les avoir ainsi tourmentés, on les précipitait du haut des murs en bas. Un traitement si cruel fit horreur aux Carthaginois; mais il ne les épargnait pas eux-mêmes, et il fit égorger plusieurs des sénateurs qui osèrent s'opposer à sa tyrannie.

Note 349: (retour) C'est celui qui commandait hors de la ville, et qui, ayant fait périr un autre Asdrubal, petit-fils de Masinissa, s'était fait donner le commandement dans la ville même.--L.

Pag. 73. Scipion, se voyant maître absolu de l'isthme, brûla le camp que les ennemis avaient abandonné, et en construisit un nouveau pour ses troupes. Il était de forme carrée, environné de grands et de profonds retranchements armés de bonnes palissades. Du côté des Carthaginois il éleva un mur haut de douze pieds, flanqué, d'espace en espace, de tours et de redoutes; et sur la tour qui était au milieu s'en élevait une autre de bois fort haute, d'où l'on découvrait tout ce qui se passait dans la ville. Ce mur occupait toute la largeur de l'isthme, c'est-à-dire vingt-cinq stades 350. Les ennemis, qui étaient à portée du trait, firent tous leurs efforts pour empêcher cet ouvrage; mais, comme toute l'armée y travaillait sans relâche jour et nuit, il fut achevé en vingt-quatre jours. Scipion en tira un double avantage: premièrement, parce que ses troupes étaient logées plus sûrement et plus commodément; en second lieu, parce qu'il coupa par ce moyen les vivres aux assiégés, à qui l'on n'en pouvait plus porter que par mer, ce qui souffrait de très-grandes difficultés, tant à cause que la mer de ce côté-là est souvent orageuse, que par la garde exacte que faisait la flotte romaine. Et ce fut là une des principales causes de la famine qui se fit bientôt sentir dans la ville. D'ailleurs Asdrubal ne distribuait le blé qui lui arrivait qu'aux trente mille hommes de troupes qui servaient sous lui, se mettant peu en peine du reste de la multitude.

Note 350: (retour) Une lieue et un quart. = Voyez la note, p. 393.--L.

App. p. 74. Pour leur couper encore davantage les vivres, Scipion entreprit de fermer l'entrée du port par une levée qui commençait à cette langue de terre dont nous avons parlé, laquelle était assez près du port. L'entreprise d'abord parut folle aux assiégés, et ils insultaient aux travailleurs; mais, quand ils virent que l'ouvrage avançait extraordinairement chaque jour, ils commencèrent véritablement à craindre, et songèrent à prendre des mesures pour le rendre inutile: femmes et enfants, tout le monde se mit à travailler; mais avec un tel secret, que Scipion ne put jamais rien apprendre par les prisonniers de guerre, qui rapportaient seulement qu'on entendait beaucoup de bruit dans le port, mais sans qu'on sût pourquoi. Enfin, tout étant prêt, les Carthaginois ouvrirent tout d'un coup une nouvelle entrée d'un autre côté du port, et parurent en mer [Strab. XVII, p. 833.] avec une flotte assez nombreuse, qu'ils venaient tout récemment de construire des vieux matériaux qui se trouvèrent dans les magasins. On convient que, s'ils avaient été sur-le-champ attaquer la flotte romaine, ils s'en seraient infailliblement rendus maîtres, parce que, comme on ne s'attendait à rien de tel, et que tout le monde était occupé ailleurs, ils l'auraient trouvée sans rameurs, sans soldats, sans officiers; mais, dit l'historien, il était arrêté que Carthage serait détruite: ils se contentèrent donc de faire comme une insulte et une bravade aux Romains, et rentrèrent dans le port.

App. p. 75. Deux jours après ils firent avancer leurs vaisseaux pour se battre tout de bon, et ils trouvèrent l'ennemi bien disposé. Cette bataille devait décider du sort des deux partis; elle fut longue et opiniâtre, les troupes de côté et d'autre faisant des efforts extraordinaires, celles-là pour sauver leur patrie réduite aux abois, celles-ci pour achever leur victoire. Dans le combat, les brigantins des Carthaginois, se coulant par-dessous le bord des grands vaisseaux des Romains, leur rompaient tantôt la poupe, tantôt le gouvernail, et tantôt les rames; et, s'ils se trouvaient pressés, ils se retiraient avec une promptitude merveilleuse pour revenir incontinent à la charge. Enfin, les deux armées ayant combattu avec égal avantage jusqu'au soleil couchant, les Carthaginois jugèrent à propos de se retirer, non qu'ils se comptassent vaincus, mais pour recommencer le lendemain. Une partie de leurs vaisseaux, ne pouvant entrer assez promptement dans le port, parce que l'entrée en était trop étroite, se retira, devant une terrasse fort spacieuse qu'on avait faite contre les murailles pour y descendre les marchandises, sur le bord de laquelle on avait élevé un petit rempart durant cette guerre, de peur que les ennemis ne s'en saisissent. Là le combat recommença encore plus vivement que jamais, et dura bien avant dans la nuit: les Carthaginois y souffrirent beaucoup, et ce qui leur resta de vaisseaux se réfugia dans la ville. Le matin étant venu, Scipion attaqua la terrasse; et, s'en étant rendu maître avec beaucoup de peine, il s'y logea, s'y fortifia, et y fit faire une muraille de brique du côté de la ville, fort proche des murs, et de pareille hauteur. Quand elle fut achevée, il y fit monter quatre mille hommes, avec ordre de lancer sans cesse des traits et des dards sur les ennemis, qui en étaient fort incommodés, à cause que, les deux murs étant d'une hauteur égale, ils ne jetaient presque aucun trait inutilement. Ainsi fut terminée cette campagne.

Pag. 78. Pendant les quartiers d'hiver, Scipion s'appliqua à se débarrasser des troupes de dehors, qui incommodaient fort ses convois, et facilitaient ceux qu'on envoyait aux assiégés. Pour cela il attaqua une place voisine, nommée Néphéris, qui leur servait de retraite. Dans une dernière action, il périt du côté des ennemis plus de soixante-dix mille hommes, tant soldats que paysans ramassés; et la place fut emportée avec beaucoup de peine, après vingt-deux jours de siége. Cette prise fut suivie de la reddition de presque toutes les places d'Afrique, et contribua beaucoup à la prise même de Carthage, où depuis ce temps-là il n'était presque plus possible de faire entrer des vivres.

App. p. 79. AN. M. 3859. ROM. 603. Au commencement du printemps, Scipion attaqua en même temps le port appelé Cothon et la citadelle. S'étant rendu maître de la muraille qui environnait ce port, il se jeta dans la grande place de la ville, qui en était proche, d'où l'on montait à la citadelle par trois rues en pente, bordées de côté et d'autre d'un grand nombre de maisons, du haut desquelles on lançait une grêle de dards sur les Romains, qui furent contraints, avant que de passer outre, de forcer les premières maisons, et de s'y poster, pour pouvoir de là chasser ceux qui combattaient des maisons voisines. Le combat au haut et au bas des maisons dura pendant six jours, et le carnage fut horrible. Pour nettoyer les rues et en faciliter le passage aux troupes, on tirait avec des crocs les corps des habitants qu'on avait tués ou précipités du haut des maisons, et on les jetait dans des fosses, la plupart encore vivants et palpitants. Dans ce travail, qui dura six jours et six nuits, les soldats étaient relevés de temps en temps par d'autres tout frais, sans quoi ils auraient succombé à la fatigue: il n'y eut que Scipion qui pendant tout ce temps-là ne dormit point, donnant partout les ordres, et s'accordant à peine le temps de prendre quelque nourriture.

Pag. 81. Il y avait tout lieu de croire que ce siége durerait encore long-temps et coûterait beaucoup de sang. Mais le septième jour on vit paraître des hommes en habits de suppliants, qui demandaient pour toute composition qu'il plût aux Romains de donner la vie à tous ceux qui voudraient sortir de la citadelle: ce qui leur fut accordé, à la réserve seulement des transfuges. Il sortit cinquante mille tant hommes que femmes, qu'on fit passer vers les champs avec bonne garde. Les transfuges, qui étaient environ neuf cents, voyant qu'il n'y avait point de quartier à espérer pour eux, se retranchèrent dans le temple d'Esculape avec Asdrubal, sa femme et ses deux enfants, où, quoiqu'ils fussent en petit nombre, ils pouvaient se défendre long-temps, parce que le lieu était fort élevé, assis sur des rochers, et qu'on y montait par soixante degrés: mais enfin, pressés de la faim, des veilles et de la crainte, et voyant leur perte prochaine, l'impatience les saisit, et, abandonnant le bas du temple, ils se retirèrent au dernier étage, résolus de ne le quitter qu'avec la vie.

Cependant Asdrubal, songeant à sauver la sienne, descendit secrètement vers Scipion, portant en main une branche d'olivier, et se jeta à ses pieds. Scipion le fit voir aussitôt aux transfuges, qui, transportés de fureur et de rage, vomirent contre lui mille injures, et mirent le feu au temple. Pendant qu'on l'allumait, on dit que la femme d'Asdrubal se para le mieux qu'elle put, et, se mettant à la vue de Scipion avec ses deux enfants, lui parla à haute voix en cette sorte: «Je ne fais point d'imprécations contre toi, ô Romain, car tu ne fais qu'user des droits de la guerre; mais puissent les dieux de Carthage, et toi de concert avec eux, punir comme il le mérite ce perfide qui a trahi sa patrie, ses dieux, sa femme et ses enfants!» Puis, adressant la parole à Asdrubal: «Scélérat, dit-elle, perfide, le plus lâche de tous les hommes, ce feu va nous ensevelir moi et mes enfants; pour toi, indigne capitaine de Carthage, va orner le triomphe de ton vainqueur, et subir à la vue de Rome la peine que tu mérites.» Après ces reproches elle égorgea ses enfants, les jeta dans le feu, puis s'y précipita elle-même: tous les transfuges en firent autant.

App. p. 82. Pour Scipion, voyant cette ville, qui avait été si florissante pendant sept cents ans, comparable aux plus grands empires par l'étendue de sa domination sur mer et sur terre, par ses armées nombreuses, par ses flottes, par ses éléphants, par ses richesses; supérieure même aux autres nations par le courage et la grandeur d'ame; qui, toute dépouillée qu'elle était d'armes et de vaisseaux, lui avait fait soutenir pendant trois années entières toutes les misères d'un long siége: voyant, dis-je, alors cette ville absolument ruinée, on dit qu'il ne put refuser des larmes à la malheureuse destinée de Carthage. Il considérait que les villes, les peuples, les empires, sont sujets aux révolutions aussi-bien que les hommes en particulier; que la même disgrâce était arrivée à Troie, jadis si puissante, et depuis aux Assyriens, aux Mèdes, aux Perses, dont la domination s'étendait si loin; et tout récemment encore aux Macédoniens, dont l'empire avait jeté un si grand éclat. Plein de ces lugubres pensées, il prononça deux vers d'Homère, dont le sens est: 351 Il viendra un temps où la ville sacrée de Troie et le belliqueux Priam et son peuple périront; désignant par ces vers le sort futur de Rome, comme il l'avoua à Polybe, qui lui en demanda l'explication.

S'il avait été éclairé des lumières de la vérité, il Eccl. 10, 8. aurait su ce que nous apprend l'écriture: «qu'un royaume est transféré d'un peuple à un autre à cause des injustices, des violences, des outrages qui s'y commettent, et de la mauvaise foi qui y règne en différentes manières.» Carthage est détruite parce que l'avarice, la perfidie, la cruauté, y étaient montées à leur comble. Rome aura le même sort, lorsque son luxe, son ambition, son orgueil, ses injustes usurpations, palliées sous le faux dehors de vertu et de justice, auront forcé le souverain maître et distributeur des empires à donner par sa chute une grande leçon à l'univers.

Note 351: (retour)

Ἔσσεται ἤµαρ ὄταν ποτ' ὀλώλῃ Ἵλιος ἱρὴ,

Καὶ Πρίαµος, καὶ λαὸς ἐὔµµελίω Πριάµοιο.

Iliad, lib. VI [v. 448].

App. p. 83. AN. M. 3859. CARTH. 701. ROM. 603. AV. J.C. 145. Carthage ayant été prise de la sorte, Scipion en abandonna le pillage aux soldats pendant quelques jours, à la réserve de l'or, de l'argent, des statues, et des autres offrandes qui se trouveraient dans les temples. Ensuite il leur distribua plusieurs récompenses militaires, aussi-bien qu'aux officiers, parmi lesquels deux s'étaient sur-tout distingués, Tib. Gracchus, et C. Fannius, qui les premiers avaient escaladé le mur. Il fit parer des dépouilles des ennemis un navire fort léger, et l'envoya à Rome porter la nouvelle de la victoire.

App. p. 83. En même temps, il fit savoir aux habitants de la Sicile qu'ils eussent chacun à venir reconnaître et reprendre les tableaux et les statues que les Carthaginois leur avaient enlevés dans les guerres précédentes; et, en rendant à ceux d'Agrigente 352 le fameux taureau de Phalaris, il leur dit que ce taureau, qui était en même temps un monument de la cruauté de leurs anciens rois et de la bonté de leurs nouveaux maîtres, devait leur apprendre s'il leur serait plus avantageux d'être sous le joug des Siciliens que sous le gouvernement du peuple romain.

Note 352: (retour) «Quem taurum Scipio quum redderet Agrigentinis, dixisse dicitur, æquum esse illos cogitare utrùm esset Siculis utilius, suisne servire, an populo romano obtemperare, quum idem monumentum et domesticæ crudelitatis, et nostræ mansuetudinis haberent.» (CIC. VERR. 6, p. 73.)

Ayant mis en vente une partie des dépouilles qu'on avait trouvées à Carthage, il fit de sévères défenses à ses gens de rien prendre, ni même de rien acheter de ces dépouilles, tant il était attentif à écarter de sa personne et de sa maison jusqu'au plus léger soupçon d'intérêt.

App. p. 83. Quand la nouvelle de la prise de Carthage fut arrivée à Rome, on s'y livra sans mesure au sentiment de la joie la plus vive, comme si ce n'eût été que de ce moment que le repos public fût assuré. On repassait dans son esprit tous les maux qu'on avait soufferts de la part des Carthaginois en Sicile, en Espagne, et même en Italie pendant seize ans consécutifs, durant lesquels Annibal avait saccagé quatre cents villes, fait périr en diverses rencontres trois cent mille hommes, et réduit Rome même à la dernière extrémité. Dans le souvenir de ces maux, on se demandait l'un à l'autre s'il était donc bien vrai que Carthage fût ruinée. Tous les ordres témoignèrent à l'envi leur reconnaissance envers les dieux, et la ville, pendant plusieurs jours, ne fut occupée que de sacrifices solennels, de prières publiques, de jeux et de spectacles.

App. p. 84. Après qu'on eut satisfait aux devoirs de la religion, le sénat envoya dix commissaires en Afrique pour en régler l'état et le sort à l'avenir, conjointement avec Scipion. Le premier de leurs soins fut de faire démolir tout ce qui restait de Carthage. Rome 353, déjà maîtresse du monde presque entier, ne crut pas pouvoir être en sûreté tandis que le nom de Carthage subsisterait: tant une haine invétérée, et nourrie par de longues et de cruelles guerres, dure au-delà même du temps où l'on a à craindre, et ne cesse de subsister que lorsque l'objet qui l'excite a cessé d'être. Défenses furent faites au nom du peuple romain d'y habiter désormais, avec d'horribles imprécations contre ceux qui, au préjudice de cet interdit, entreprendraient d'y rebâtir quelque chose, et principalement le lieu nommé Byrsa, et la place appelée Mégare 354. Au reste on n'en défendait l'entrée à personne, Scipion 355 n'étant pas fâché qu'on vît les tristes débris d'une ville qui avait osé disputer de l'empire avec Rome. Ils arrêtèrent encore que les villes qui, dans cette guerre, avaient tenu le parti des ennemis seraient toutes rasées, et donnèrent leur territoire aux alliés du peuple romain; et ils gratifièrent en particulier ceux d'Utique de tout le pays qui est entre Carthage et Hippone. Ils rendirent tout le reste tributaire, et en firent une province de l'empire romain où l'on enverrait tous les ans un préteur.

Note 353: (retour) «Neque se Roma, jam terrarum orbe superato, securam speravit fore, si nomen usquàm maneret Carthaginis, adeò odium certaminibus ortum ultra metum durat, et ne in victis quidem deponitur, neque ante invisum esse desinit, quàm esse desiit.» (VELL. PATERC. lib. 1, c. 12.)
Note 354: (retour) Il semble que par le mot Megara on entendait la cité proprement dite, le lieu où étaient les maisons, selon le sens qu'a ce mot en phénicien. (BOCHART. de Phœnic. colon, cap. 24.)--L.
Note 355: (retour) «Ut ipse locus eorum, qui cum hac urbe de imperio certârunt, vestigia calamitatis ostenderet.» (CIC. Agrar. 2, n. 50.)

App. p. 84. Quand tout fut réglé, Scipion retourna à Rome, où il entra en triomphe. On n'en avait jamais vu de si éclatant; car ce n'étaient que statues, que raretés, que pièces curieuses et d'un prix inestimable, que les Carthaginois, pendant le cours d'un grand nombre d'années, avaient apportées en Afrique, sans compter l'argent qui fut porté dans le trésor public, et qui montait à de très-grandes sommes.

App. p. 85. Plut. in vit. Gracch. p. 839. Quelques précautions qu'on eût prises pour empêcher que jamais on ne pût songer à rétablir Carthage, moins de trente ans après, et du vivant même de Scipion, l'un des Gracques, pour faire sa cour au peuple, entreprit de la repeupler, et y conduisit une colonie composée de six mille citoyens. Le sénat, ayant appris que plusieurs signes funestes avaient répandu la terreur parmi les ouvriers lorsqu'on désignait l'enceinte et qu'on jetait les fondements de la nouvelle ville, voulut en surseoir l'exécution; mais le tribun, peu délicat sur la religion et peu scrupuleux, pressa l'ouvrage malgré tous ces présages sinistres, et le finit en peu de jours. Ce fut là la première colonie romaine envoyée hors de l'Italie.

On n'y bâtit apparemment que des espèces de cabanes, puisque, 356lorsque Marius dans sa fuite en Afrique s'y retira, il est dit qu'il menait une vie pauvre sur les ruines et les débris de Carthage, se consolant par la vue d'un spectacle si étonnant, et pouvant aussi, en quelque sorte, par son état, servir de consolation à cette ville infortunée.

Note 356: (retour) «Marius cursum in Africam direxit, inopemque vitam in tugurio ruinarum carthaginensium toleravit: quum Marius aspiciens Carthaginem, illa intuens Marium, alter alteri possent esse solatio.» (VELL. PATERC. lib. 2, cap. 19.)

App. p. 85. Appien rapporte que Jules César, après la mort de Pompée, étant passé en Afrique, vit en songe une grande armée qui l'appelait en versant des larmes; et que, touché de ce songe, il écrivit dans ses tablettes le dessein qu'il avait formé à cette occasion de rétablir Carthage et Corinthe: mais qu'ayant été tué bientôt après par les conjurés, César Auguste, son fils adoptif, qui trouva ce mémoire parmi ses papiers, fit rétablir la ville de Carthage près du lieu où était l'ancienne, pour ne pas encourir les exécrations qu'on avait fulminées, lorsqu'elle fut démolie, contre quiconque oserait la rebâtir.

Je ne sais pas sur quoi est fondé ce que rapporte Appien; mais nous voyons dans Strabon que Carthage App. l. 17, pag. 833. fut rétablie en même temps que Corinthe par César 357, à qui il donne le nom de dieu, par où, un peu auparavant, App. p. 83.
Pag. 733.
il avait clairement désigné Jules Césa 358; et Plutarque, dans sa vie, lui attribue en termes formels l'établissement de ces deux colonies, et remarque que ce qu'il y a de singulier sur ces deux villes, c'est que, comme il leur était arrivé auparavant d'être prises et détruites toutes deux en même temps, il leur arriva aussi à toutes deux d'être en même temps rebâties et repeuplées. Quoi qu'il en soit, Strabon assure que de son temps Carthage était aussi peuplée qu'aucune autre ville d'Afrique; et elle fut toujours, sous les empereurs suivants, la capitale de toute l'Afrique. Elle a encore subsisté avec éclat pendant environ sept cents ans; mais elle a été enfin entièrement détruite par les Sarrasins, au commencement du septième siècle, sans que dans le pays même on en connaisse le nom ni les vestiges.

Note 357: (retour) Outre l'autorité de Strabon qui est formelle, et celle de Plutarque qui ne l'est pas moins, on peut citer le témoignage de Dion Cassius (lib. XLIII, § 50) pour prouver la réalité du rétablissement de Carthage par Jules César. Ce qui paraît avoir trompé Appien, c'est qu'en effet Auguste y envoya également une colonie en 725 de Rome, au témoignage de Dion Cassius (lib. LII, § 43), confirmé d'ailleurs par les médailles de ce prince. (HARDUIN. Num. urb. illustr. p. 117.).--L.
Note 358: (retour) Strabon, par les mots Θεὸς Καῖσαρ, ne peut en effet désigner que Jules César.--L.

Digression sur les mœurs et le caractère du second
Scipion l'Africain.

Scipion, le destructeur de Carthage, était propre fils du fameux Paul Émile qui vainquit Persée, dernier roi de Macédoine, et par conséquent petit-fils de cet autre Paul Émile qui fut tué à la bataille de Cannes. Il fut adopté par le fils du grand Scipion l'Africain, et nommé Scipio Æmilianus; ce qui, selon la loi des adoptions, réunissait les noms des deux familles. Il en soutint également l'honneur par toutes les grandes qualités qui peuvent illustrer la robe et l'épée. Pendant tout le cours de sa vie, dit un historien, on ne vit rien en lui que de louable: actions, discours, sentiments 359. Il se distingua particulièrement (éloge bien rare maintenant dans les gens de guerre!) par un goût exquis pour les belles-lettres et pour toutes sortes de sciences, et par l'estime singulière qu'il faisait des personnes lettrées et savantes. Tout le monde sait qu'on lui attribuait les comédies de Térence, ouvrage le plus achevé que Rome ait jamais produit pour l'élégance et la finesse 360. On dit à sa louange que personne ne savait mieux que lui entremêler le repos et l'action, ni mettre à profit avec plus de délicatesse et de goût les vides que lui laissaient les affaires. Partagé entre les armes et les livres, entre les travaux militaires du camp et les occupations paisibles du cabinet, ou il exerçait son corps par les fatigues de la guerre, ou il cultivait son esprit par l'étude des sciences. Il montra par là que rien n'est plus capable de faire honneur à un homme de qualité, dans quelque profession qu'il se trouve, que les belles connaissances. Cicéron 361 dit de lui qu'il avait toujours entre les mains les ouvrages de Xénophon, si pleins d'instructions solides, soit pour la guerre, soit pour la politique.

Note 359: (retour) «P. Scipio Æmilianus, vir avitis P. Africani paternisque L. Pauli virtutibus simillimus, omnibus belli ac togæ dotibus, ingeniique ac studiorum eminentissimus seculi sui, qui nihil in vita nisi laudandum aut fecit, aut dixit, ac sensit.» (VELL. PATERC. lib. 1, cap. 12.)
Note 360: (retour) «Neque enim quisquam hoc Scipione elegantiùs intervalla negotiorum otio dispunxit; semperque aut belli aut pacis serviit artibus, semper inter arma ac studia versatus, aut corpus periculis, aut animum disciplinis exercuit.» (Ibid. cap. 13.)
Note 361: (retour) «Africanus semper socraticum Xenophontem in manibus habebat.» (TUSC. Quæst. lib. 2, n. 62.)

Plut. invit. Æmil. Paul. Ce goût exquis pour les belles-lettres et pour les sciences était le fruit de l'excellente éducation que Paul Émile avait donnée à ses enfants. Il les avait fait instruire par les plus habiles maîtres en tout genre, n'épargnant pour cela aucune dépense, quoiqu'il n'eût qu'un bien très-médiocre; et il assistait à tous leurs exercices autant que les affaires publiques le lui permettaient, voulant par là devenir lui-même leur premier maître.

Excerpt. e Polyb. p. 147-163. L'union intime de notre Scipion avec Polybe acheva de perfectionner en lui les rares qualités qu'un heureux naturel et une excellente éducation y faisaient déjà admirer. Polybe, avec un grand nombre d'Achéens qui étaient devenus suspects aux Romains pendant la guerre de Persée, était retenu à Rome, où son mérite le fit bientôt connaître et rechercher par les personnes de la ville les plus distinguées. Scipion, âgé à peine de dix-huit ans, se livra tout entier à lui, et regarda comme le plus grand bonheur de sa vie de pouvoir être formé par un tel maître, dont il préférait l'entretien à tous les vains amusements qui ont ordinairement tant d'attrait pour les jeunes gens.

Polybe commença par lui inspirer une aversion extrême pour ces plaisirs également dangereux et honteux auxquels s'abandonnait la jeunesse romaine, déjà presque généralement déréglée et corrompue par le luxe et la licence que les richesses et les nouvelles conquêtes avaient introduits à Rome. Scipion, pendant les cinq premières années qu'il fut à une si excellente école, sut bien profiter des leçons qu'il y recevait; et, se mettant au-dessus des railleries et du mauvais exemple des jeunes gens de son âge, il fut regardé dès-lors dans toute la ville comme un modèle de retenue et de sagesse.

De là il fut aisé de le faire passer à la générosité, au noble désintéressement, au bel usage des richesses, vertus si nécessaires aux personnes d'une grande naissance, et que Scipion porta à un suprême degré, comme on le peut voir par quelques faits que Polybe en rapporte, qui sont bien dignes d'admiration.

Polyb. 32, c. xii, seq. 362Émilie, femme du premier Scipion l'Africain, et mère de celui qui avait adopté le Scipion dont parle ici Polybe, avait laissé à ce dernier, en mourant, une riche succession. Cette dame, outre les diamants, les pierreries, et les autres bijoux qui composent la parure des personnes de son rang, avait une grande quantité de vases d'or et d'argent destinés pour les sacrifices, un train magnifique, des chars, des équipages, un nombre considérable d'esclaves de l'un et de l'autre sexe; le tout proportionné à l'opulence de la maison où elle était entrée. Quand elle fut morte, Scipion abandonna tout ce riche appareil à sa mère Papiria, qui, ayant été répudiée, il y avait déjà quelque temps, par Paul Émile, et n'ayant pas de quoi soutenir la splendeur de sa naissance, menait une vie obscure, et ne paraissait plus dans les assemblées ni dans les cérémonies publiques. Quand on l'y vit reparaître avec cet éclat, une si magnifique libéralité fit beaucoup d'honneur à Scipion, surtout parmi les dames, qui ne s'en turent pas, et dans une ville où, dit Polybe, on ne se dépouillait pas volontiers de son bien.

Note 362: (retour) Elle était sœur de Paul Émile, père du second Scipion l'Africain.

Il ne se fit pas moins admirer dans une autre occasion. Il était obligé, en conséquence de la succession qui lui était échue par la mort de sa grand'mère, de payer, en trois termes différents, aux deux filles de Scipion son grand-père adoptif, la moitié de leur dot, qui montait à cinquante mille écus 363. A l'échéance du premier terme, Scipion fit remettre entre les mains du banquier la somme entière. Tibérius Gracchus et Scipion Nasica, qui avaient épousé ces deux sœurs, croyant que Scipion s'était trompé, allèrent le trouver, et lui représentèrent que les lois lui laissaient l'espace de trois ans pour fournir cette somme en trois différents paiements. Le jeune Scipion répondit qu'il n'ignorait pas la disposition des lois, qu'on en pouvait suivre la rigueur avec des étrangers, mais qu'avec des proches et des amis il convenait d'en user avec plus de simplicité et de noblesse; et il les pria d'agréer que la somme entière leur fût payée. Ils s'en retournèrent pleins d'admiration pour la générosité de leur parent, et 364 se reprochant à eux-mêmes la bassesse de leurs sentiments par rapport à l'intérêt, quoiqu'ils fussent les premiers de la ville et les plus estimés. Cette libéralité leur paraissait d'autant plus admirable, dit Polybe, qu'à Rome, loin de vouloir payer cinquante mille écus avant l'échéance du terme, personne n'aurait voulu en payer mille avant le jour préfix.

Note 363: (retour) Il y a dans Polybe (XXXII, c. 13, § 10) 50 talents; ce qui doit s'entendre en cet endroit de 50 fois 6000 deniers romains, ou de 300,000 deniers, valant alors 245,500 francs.--L.
Note 364: (retour) Κατεγνωκότες τῆς αὐτῶν [forte αὑτῶν] µικρολογίας. [POLYB. XXXII, c. 13, 16.

Ce fut par le même esprit que, deux ans après, Paul Émile son beau-père étant mort, il céda à son frère Fabius, qui était moins riche que lui, la part qu'il avait dans la succession de leur père, laquelle montait à plus de soixante mille écus 365, afin de corriger ainsi l'inégalité de biens qui se trouvait entre les deux frères.

Ce même frère ayant dessein de donner un spectacle de gladiateurs après la mort de son père, pour honorer sa mémoire, comme c'était alors la coutume, et ne pouvant pas facilement soutenir cette dépense, qui allait fort loin, Scipion donna quinze mille écus 366 pour en supporter du moins la moitié.

Note 365: (retour) Dans Polybe, 60 talents ou 360,000 deniers ou 294,000 francs.--L.
Note 366: (retour) 15 talents ou 73,500 francs.--L.

Les présents magnifiques, que Scipion avait faits à sa mère Papiria, lui revenaient de plein droit après sa mort; et ses sœurs, selon l'usage de ce temps, n'y pouvaient rien prétendre; mais il aurait cru se déshonorer et rétracter ses dons, s'il les avait repris. Il laissa donc à ses sœurs tout ce qu'il avait donné à leur mère, ce qui montait à une somme fort considérable, et il s'attira de nouveaux applaudissements par cette nouvelle preuve qu'il donna de sa grandeur d'ame et de sa tendre amitié pour sa famille.

Ces différentes largesses, qui, réunies ensemble, montaient à de très-grandes sommes, tiraient, ce semble, un nouveau prix de l'âge où il les faisait, car il était très-jeune, et encore plus des circonstances du temps où il plaçait ses dons, et des manières gracieuses et obligeantes dont il savait les assaisonner.

Les faits que je viens de citer sont si éloignés de nos mœurs, qu'il y aurait lieu de craindre qu'on ne les regardât comme une exagération outrée d'un historien prévenu en faveur de son héros, si l'on ne savait que le caractère dominant de Polybe, qui les rapporte, était un grand amour de la vérité et un extrême éloignement de toute flatterie. Dans l'endroit même d'où j'ai tiré ce récit, il a cru devoir prendre quelques précautions par rapport à ce qu'il dit des actions vertueuses et des rares qualités de Scipion: il fait observer que, ses écrits devant être lus par les Romains, qui étaient parfaitement instruits de tout ce qui regarde ce grand homme, il ne manquerait pas d'être démenti par eux s'il osait avancer quelque chose qui fût contraire à la vérité; affront auquel il n'est pas vraisemblable qu'un auteur qui a quelque soin de sa réputation voulût s'exposer gratuitement.

Nous avons déjà remarqué que Scipion n'avait pris aucune part aux dérèglements et aux débauches qui régnaient alors presque généralement parmi la jeunesse romaine. Il fut avantageusement dédommagé et récompensé de cette privation volontaire des plaisirs, par la santé ferme et vigoureuse qu'elle lui procura pour tout le reste de sa vie, qui le mit en état de goûter des plaisirs bien plus purs, et de faire ces grandes actions qui lui acquirent tant de gloire.

Les exercices de la chasse, auxquels il se plaisait extrêmement, contribuèrent aussi beaucoup à rendre son corps robuste, et capable de soutenir les plus rudes fatigues. La Macédoine, où il suivit son père, lui fournit abondamment de quoi satisfaire son inclination, parce que la chasse, qui y faisait le divertissement ordinaire des rois, ayant été suspendue depuis quelques années à cause de la guerre, il y trouva une quantité incroyable de gibier de toute espèce. Paul Émile, attentif à procurer à son fils d'honnêtes plaisirs, pour le dégoûter et le détourner de ceux que la raison lui interdisait, lui laissa goûter avec une pleine liberté celui de la chasse pendant tout le temps que les troupes romaines demeurèrent dans le pays, depuis la victoire qu'il avait remportée sur Persée. Le jeune homme employa son loisir à cet exercice si convenable à son âge et à son inclination, et il n'eut pas moins de succès dans cette guerre innocente qu'il déclara aux bêtes de Macédoine, que son père en avait eu dans celle qu'il avait faite contre les habitants de ce pays.

C'est au retour de ce voyage que Scipion trouva Polybe à Rome, et lia avec lui cette étroite amitié qui devint si utile à ce jeune Romain, et qui ne lui a guère moins fait d'honneur dans la postérité que toutes ses conquêtes. Il paraît que Polybe demeurait et mangeait avec les deux frères. Un jour que Scipion se trouva seul avec lui, il lui ouvrit son cœur avec une pleine effusion, et se plaignit, mais d'une manière douce et tendre 367, de ce que Polybe, dans les conversations qu'on avait à table, adressait toujours la parole à son frère Fabius et jamais à lui. «Je sens bien, lui dit-il, que cette indifférence vient de la pensée où vous êtes, comme tous nos citoyens, que je suis un jeune homme inappliqué, et qui n'ai rien du goût qui règne aujourd'hui dans Rome, parce qu'on ne voit pas que je m'attache aux exercices du barreau, et que je m'applique au talent de la parole. Mais comment le ferais-je? On me dit perpétuellement que ce n'est point un orateur que l'on attend de la maison des Scipions, mais un général d'armée. Je vous avoue, pardonnez-moi la franchise avec laquelle je vous parle, que votre indifférence pour moi me touche et m'afflige sensiblement.» Polybe, surpris de ce discours, auquel il ne s'attendait point, le consola du mieux qu'il put, et l'assura que, s'il adressait ordinairement la parole à son frère, ce n'était point du tout faute d'estime pour lui, mais uniquement parce que Fabius était l'aîné, et que d'ailleurs, sachant que les deux frères pensaient de même, il avait cru que parler à l'un, c'était parler à l'autre; qu'au reste, il s'offrait de tout son cœur à son service, et qu'il pouvait disposer absolument de sa personne: que, par rapport aux sciences, pour lesquelles il lui voyait beaucoup de goût, il trouverait des secours suffisants dans ce grand nombre de savants qui venaient tous les jours de Grèce à Rome; mais que, pour le métier de la guerre, qui était proprement sa profession aussi-bien que sa passion, il pourrait lui être de quelque utilité. Alors Scipion, lui prenant les mains et les serrant avec les siennes: «Oh, dit-il, quand verrai-je cet heureux jour où, libre de tout autre engagement et vivant avec moi, vous voudrez bien vous appliquer à me former l'esprit et le cœur! C'est alors que je me croirai digne de mes ancêtres.» Depuis ce temps-là, Polybe, charmé et attendri de voir dans un jeune homme 368 de si nobles sentiments, s'attacha particulièrement au jeune Scipion, qui le respecta toujours dans la suite comme son propre père.

Note 367: (retour) Polybe ajoute ce trait charmant, et en rougissant un peu: καὶ τῷ χρώµατι γενόµενος ἐνερευθής (POLYB. XXXII, c. 9, § 8.)--L.
Note 368: (retour) Il n'avait pas plus de 18 ans, dit Polybe (XXXII, c. 10, § 1).--L.

La qualité d'historien n'était pas la seule que Scipion estimât dans Polybe; il faisait bien plus de cas et d'usage de celles de grand capitaine et de grand politique. Aussi il le consultait en tout, et ne se conduisait que par ses avis, lors même qu'il fut à la tête des troupes, concertant en secret avec lui toutes les opérations de la campagne, tous les mouvements de l'armée, toutes les entreprises contre l'ennemi, et toutes les Pausan. in Arcad. l. 8 [c. 30] pag. 505. mesures propres à les faire réussir. En un mot, l'opinion constante était que ce Romain n'avait rien fait de bon dont il n'eût l'obligation à Polybe, et qu'il ne faisait de fautes que lorsqu'il agissait sans le consulter.

Je prie le lecteur de me pardonner cette longue digression, qui peut paraître étrangère à mon sujet puisque je ne traite point de l'histoire romaine, mais qui m'a paru si propre au dessein que je me propose en général dans cet ouvrage, de former la jeunesse, que je n'ai pu m'empêcher de l'insérer ici, quoique je sentisse bien que ce n'était pas tout-à-fait sa place. En effet, on y voit de quelle importance est la bonne éducation, et combien il est avantageux aux jeunes gens de se lier de bonne heure avec des personnes de mérite; car ce furent là les fondements de cette gloire et de cette réputation qui ont rendu le nom de Scipion si illustre. Mais sur-tout quel exemple pour notre siècle, où souvent les plus légers intérêts divisent les frères et les sœurs, et troublent la paix des familles, que ce généreux désintéressement de Scipion, à qui les sommes les plus considérables ne coûtaient rien quand il s'agissait d'obliger ses proches! Ce bel endroit de Polybe m'avait échappé, parce qu'il ne se trouve point dans l'édition in-folio que nous en avons. Sa place naturelle était le lieu où, traitant du goût de la solide gloire, j'ai parlé du mépris et du noble usage que les anciens faisaient de l'argent. J'ai cru ne pouvoir me dispenser de rendre ici aux jeunes gens ce que j'avais lieu de me reprocher de leur avoir, en quelque sorte, alors dérobé.

Histoire de la famille et de la postérité de Masinissa.

J'ai promis, après que j'aurais achevé ce qui regarde la république de Carthage, de revenir à la famille et à la postérité de Masinissa. Ce point d'histoire fait une partie considérable de celle d'Afrique, et, par cette raison, n'est pas tout-à-fait étranger à mon sujet.

App. [Bell. pun.] p. 63. [c. 105.] Val. Max. lib. 5, cap. 2. AN. M. 3857 ROM. 601. Depuis que Masinissa, sous le premier Scipion, eut embrassé le parti des Romains, il était toujours demeuré dans cette honorable alliance avec un zèle et une fidélité qui ont peu d'exemples. Se voyant près de mourir, il écrivit au proconsul d'Afrique, sous qui servait alors le jeune Scipion, pour le prier de vouloir bien le lui envoyer, ajoutant qu'il mourrait content s'il pouvait expirer entre ses bras, après l'avoir rendu le dépositaire de ses dernières volontés. Mais, sentant que sa fin approchait avant qu'il pût avoir cette consolation, il fit venir sa femme et ses enfants, et leur dit qu'il ne connaissait dans toute la terre que le seul peuple romain, et parmi ce peuple, que la seule famille des Scipions; qu'il laissait en mourant un pouvoir suprême à Scipion Émilien de disposer de ses biens et de partager son royaume entre ses enfants; qu'il voulait que tout ce qu'il aurait décidé fût exécuté ponctuellement, comme si lui-même l'avait arrêté par son testament. Après leur avoir ainsi parlé, il mourut âgé de plus de quatre-vingt-dix ans.

Ce prince, qui pendant sa jeunesse avait essuyé d'étranges malheurs, s'étant vu dépouillé de son royaume, obligé de fuir de province en province, et près mille fois de perdre la vie, soutenu, dit l'historien, par la protection divine, n'eut plus jusqu'à sa mort qu'une App. p. 63. suite continuelle de prospérités, qui ne fut interrompue par aucun accident fâcheux. Non-seulement il recouvra son royaume, mais il y ajouta celui de Syphax son ennemi; et, maître de tout le pays depuis la Mauritanie jusqu'à Cyrène, il devint le prince le plus puissant de toute l'Afrique. Il conserva jusqu'à la fin de sa vie une santé très-robuste, qu'il dut sans doute et à l'extrême sobriété dont il usa toujours pour le boire et le manger, et au soin qu'il eut de s'endurcir sans relâche au travail et à la fatigue. Agé de quatre-vingt-dix ans, il faisait encore tous les exercices d'un jeune homme, et se tenait à cheval sans selle; et Polybe fait remarquer An seni gerenda sit Resp. pag. 791. (c'est Plutarque qui nous a conservé cette remarque) que, le lendemain d'une grande victoire remportée contre les Carthaginois, on l'avait trouvé devant sa tente faisant son repas d'un morceau de pain bis.

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