Oeuvres Completes de Rollin Tome 1: Histoire Ancienne Tome 1
AN. M. 2547 AV. J.C. 1457 PHÉRON succéda aux états de Sésostris, mais non à sa gloire. Hérodote ne rapporte de lui qu'une action, qui marque combien il avait dégénéré des sentiments religieux de son père. Dans un débordement du Nil, Herod. l. 2, c. III. Diod. lib. 1, pag. 54. qui fut extraordinaire, et qui passa dix-huit coudées, indigné du dégât qu'il causerait dans le pays, il lança un javelot contre le fleuve, comme pour le châtier; et, s'il en faut croire l'historien, il fut puni lui-même sur-le-champ de son impiété par la perte de la vue.
AN. M. 2800 AV. J.C. 1204. Herod. lib. 2, c. 112-120. PROTÉE. Il était de Memphis, où, du temps d'Hérodote, on voyait encore son temple, dans lequel il y avait une chapelle dédiée à Vénus l'étrangère: on conjecture que c'était Hélène. Du temps de ce roi, Pâris le Troyen, retournant chez lui avec Hélène, qu'il avait ravie, fut poussé par la tempête à une des embouchures du Nil appelée Canopique. De là il fut conduit à Memphis devant Protée, qui lui reprocha fortement le crime et la lâche perfidie dont il s'était rendu coupable en enlevant la femme de son hôte et avec elle tous les biens qu'il avait trouvés dans sa maison. Il ajouta qu'il ne s'abstenait de le faire mourir, comme son crime le méritait, que parce que les Égyptiens évitaient de souiller leurs mains dans le sang des étrangers; qu'il retiendrait Hélène avec toutes ses richesses, pour les restituer à leur légitime possesseur; que, pour lui, il eût à sortir de ses états dans l'espace de trois jours, faute de quoi il serait traité comme ennemi. La chose fut ainsi exécutée. Pâris continua sa route, et arriva à Troie. L'armée des Grecs l'y suivit de près. Elle commença par sommer les Troyens de leur rendre Hélène et toutes les richesses qu'on avait emportées avec elle. Ils répondirent que ni cette princesse ni ses biens n'étaient point dans leur ville. Quelle apparence en effet, remarque Hérodote, que Priam, ce vieillard si sage, eût mieux aimé voir périr sous ses yeux ses enfants et sa patrie que de donner aux Grecs une satisfaction aussi juste que celle qu'ils lui demandaient? Mais ils eurent beau affirmer avec serment qu'Hélène n'était point dans leur ville, les Grecs, persuadés qu'on se moquait d'eux, persistèrent opiniâtrément à ne les point croire: la Divinité, ajoute encore le même historien, voulant que les Troyens, par la destruction entière de leur ville et de leur empire, apprissent à l'univers effrayé 150, que les dieux vengent les grands crimes d'une manière éclatante. Ménélas, à son retour, passa en Égypte chez le roi Protée, qui lui rendit Hélène avec toutes ses richesses. Hérodote prouve, par quelques passages d'Homère, que le voyage de Pâris en Égypte n'était point inconnu à ce poëte.
Lib. 2, c. 121-123. RHAMPSINIT. Ce qu'Hérodote raconte du trésor que Rhampsinit, le plus riche des rois d'Égypte, fit bâtir, et de sa descente dans les enfers, sent trop la fiction et le roman pour être rapporté ici.
Jusqu'à ce dernier roi, il y avait eu dans le gouvernement de l'Égypte quelque ombre de justice et de modération; mais, sous les deux règnes suivants, la violence et la dureté en prirent la place.
Herod. l. 2, c. 124-128. Diod. lib. 1, pag. 57. CHÉOPS et CHÉPHREN 151. Ces deux princes, véritablement frères par la ressemblance de leurs mœurs, semblaient avoir pris à tâche de se signaler à l'envi l'un de l'autre par une impiété ouverte à l'égard des dieux, et par une barbare inhumanité à l'égard des hommes. Le premier régna cinquante ans, et l'autre après lui cinquante-six. Ils tinrent les temples fermés pendant tout le temps de leur règne, et défendirent aux Égyptiens, sous de grosses peines, d'offrir des sacrifices. D'un autre côté, ils accablèrent leurs sujets par de durs et d'inutiles travaux, et ils firent périr un nombre infini d'hommes pour satisfaire la folle ambition qu'ils avaient d'immortaliser leur nom par des bâtiments d'une grandeur énorme et d'une dépense sans bornes. Il est remarquable que ces superbes pyramides 152, qui ont fait l'admiration de l'univers, étaient le fruit de l'irréligion et de l'impitoyable dureté de ces princes.
Herod. l. 2, p. 139-140. Diod. p. 58. MYCÉRINUS. Il était le fils de Chéops, mais d'un caractère bien différent. Loin de marcher sur les traces de son père, il détesta sa conduite, et suivit une route tout opposée. Il rouvrit les temples des dieux, rétablit les sacrifices, s'appliqua à soulager les peuples et à leur faire oublier leurs maux passés, et il ne se crut roi que pour rendre la justice à ses sujets et pour leur faire goûter la douceur d'un règne équitable et paisible. Il écoutait leurs plaintes, essuyait leurs larmes, soulageait leur misère, et se regardait moins comme le maître que comme le père des peuples: aussi en était-il infiniment chéri. Toute l'Égypte retentissait de ses louanges, et son nom était par-tout en vénération.
Il semble qu'une conduite si douce et si sage aurait dû lui attirer la protection des dieux. Il en fut tout autrement. Ses malheurs commencèrent par la mort d'une fille unique qu'il aimait tendrement, et qui faisait toute sa consolation. Il lui fit rendre des honneurs extraordinaires, qui subsistaient encore du temps d'Hérodote. Il dit que dans la ville de Saïs on brûlait pendant tout le jour des parfums exquis auprès du tombeau de cette princesse, et que pendant la nuit on y conservait toujours une lampe allumée.
Il apprit par un oracle qu'il ne régnerait que sept ans; et, comme il en fit ses plaintes aux dieux en demandant pourquoi le règne de son père et de son oncle, tous deux également impies et cruels, avait été si heureux et si long; et pourquoi le sien, qu'il avait tâché de rendre le plus équitable et le plus doux qu'il lui avait été possible, devait être si court et si malheureux, il lui fut répondu que cela même en était la cause, parce que la volonté des dieux avait été que le peuple d'Égypte, en punition de ses crimes, fût maltraité et accablé de maux pendant l'espace de cent cinquante ans; et que son règne, qui aurait dû être de cinquante ans comme les précédents, avait été abrégé parce qu'il avait été trop doux. Il bâtit aussi une pyramide, mais bien moindre que celle de son père.
Herod. l. 2, cap. 136. ASYCIUS. Ce fut lui qui établit la loi sur les emprunts, par laquelle il n'est permis à un fils d'emprunter qu'en mettant en gage le corps mort de son père. Cette loi ajoute que, s'il n'a soin de le retirer en rendant la somme empruntée, il sera privé pour toujours, lui et ses enfants, du droit de sépulture.
Il se piqua de surpasser tous ses prédécesseurs par la construction d'une pyramide de brique, plus magnifique, si l'on en croit, que toutes celles qu'on avait vues jusque-là. Il y fit graver cette inscription: DONNEZ-VOUS BIEN DE GARDE DE ME MÉPRISER EN ME COMPARANT AUX AUTRES PYRAMIDES FAIRES DE PIERRE. JE LEUR SUIS AUTANT SUPÉRIEURE QUE JUPITER L'EST AUX AUTRES DIEUX.
En supposant que les six règnes précédents, parmi lesquels il y en a plusieurs dont Hérodote ne fixe point la durée, aient été de cent soixante et dix ans, il reste un intervalle de près de trois cents ans jusqu'au règne de Sabacus l'Éthiopien. Je place dans cet intervalle deux ou trois faits que l'Écriture sainte nous fournit.
3 Reg. 3, 1. AN. M. 2991 AV. J.C. 1013. PHARAON, roi d'Égypte, donna sa fille en mariage à Salomon, roi d'Israël, qui la fit venir dans cette partie de Jérusalem appelée la ville de David, jusqu'à ce qu'il lui eût bâti un palais.
SÉSAC. Il est appelé autrement Sésonchis.
AN. M. 3026 AV. J.C. 978. 3, Reg. c. 11, 40, etc. 12. C'est vers lui que se réfugia Jéroboam pour éviter la colère de Salomon, qui voulait le faire mourir. Jéroboam demeura en Égypte jusqu'à la mort de Salomon, après laquelle il retourna à Jérusalem; et, s'étant mis à la tête des révoltés, il enleva à Roboam, fils de Salomon, dix tribus, dont il se fit déclarer roi.
2 Paral. 12, 1, 9. AN. M. 3033 AV. J.C. 971. Le même Sésac, la cinquième année du règne de Roboam, marcha contre Jérusalem, parce que les Juifs avaient péché contre le Seigneur. Il avait avec lui douze cents chariots de guerre, et soixante mille hommes de cavalerie. Le peuple qui était venu avec lui ne pouvait se compter; il étaient tous Libyens, Troglodytes et Éthiopiens. Sésac se rendit maître des plus fortes places du royaume de Juda, et avança jusque devant Jérusalem. Alors le roi et les premiers de la cour ayant imploré la miséricorde du Dieu d'Israël, Dieu leur déclara par son prophète Séméias que, parce qu'ils s'étaient humiliés, il ne les exterminerait point entièrement comme ils l'avaient mérité, mais qu'ils seraient assujettis à Sésac; afin, leur dit-il, qu'ils apprennent quelle différence il y a entre me servir et servir les rois de la terre: ut sciant distantiam servitutis meæ et servitutis regni terrarum. Sésac se retira donc de Jérusalem après avoir enlevé les trésors de la maison du Seigneur et ceux du palais du roi. Il emporta tout avec lui, et même les trois cents boucliers d'or que Salomon avait fait faire.
2. Paral. 14, 9-13. AN. M. 3063 AV. J.C. 941. ZARA, roi d'Éthiopie, et sans, doute roi d'Égypte en même temps, fit la guerre à Asa, roi de Juda. Son armée était composée d'un million d'hommes et de trois cents chariots de guerre. Asa marcha au-devant de lui, rangea son armée en bataille, et, plein de confiance dans le Dieu qu'il servait: «Seigneur, lui dit-il, c'est une même chose, à votre égard, de nous secourir avec un petit nombre ou avec un grand. C'est par ce que nous nous confions en vous et en votre nom que nous sommes venus contre cette multitude. Seigneur, vous êtes notre Dieu: ne permettez pas que l'homme l'emporte sur vous.» Une prière si pleine de foi fut exaucée. Dieu jeta l'épouvante parmi les Éthiopiens. Ils prirent la fuite, et furent défaits sans qu'il en restât un seul; parce que c'était le Seigneur, dit l'Écriture, qui les taillait en pièces pendant que son armée combattait: ruerunt usque ad internecionem, quia Domino cædente contriti sunt, et exercitu illius præliante.
Herod. l. 2, c. 137-140. Diod. lib. 1, pag. 59. ANYSIS. Il était aveugle. Sous son règne, SABACUS, roi d'Éthiopie, excité par un oracle, entra avec une nombreuse armée en Égypte, et s'en rendit maître. Il régna avec beaucoup de douceur et de justice. Au lieu de faire mourir les coupables condamnés à mort par les juges, il les faisait travailler, chacun dans leurs villes, aux réparations des levées sur lesquelles elles étaient situées. Il bâtit plusieurs temples magnifiques; un entre autres dans la ville de Bubaste, dont Hérodote fait une longue et belle description. Après avoir régné cinquante ans, qui était le terme que lui avait marqué l'oracle, il se retira volontairement en Éthiopie, et laissa le trône à Anysis, qui s'était tenu 4. Reg. 17, 4. AN. M. 3279. AV. J.C. 723. caché pendant tout ce temps dans les marais. On croit que ce Sabacus est le même que SUA, dont Osée, roi d'Israël, implora le secours contre Salmanasar, roi des Assyriens.
AN. M. 3285. AV. J.C. 719. SÉTHON. Il régna quatorze ans. C'est le même 153 que Sévéchus, fils de Sabacon ou Sual, Éthiopien, qui avait régné si long-temps en Égypte. Ce prince, au lieu de s'acquitter des fonctions d'un roi, affectait celles d'un prêtre, s'étant fait consacrer lui-même souverain-pontife de Vulcain. Livré entièrement à la superstition, loin de s'appliquer à défendre ses états par les armes, il fit peu de cas des gens de guerre; et, persuadé qu'il n'aurait jamais besoin de leur secours, il ne se mit point en peine de les ménager, leur ôta leurs privilèges, et alla jusqu'à les dépouiller des fonds de terre que les rois ses prédécesseurs leur avaient assignés.
Il éprouva bientôt leur ressentiment dans une guerre qui lui survint tout-à-coup, et dont il ne se tira que par une protection miraculeuse, si l'on s'en rapporte au récit qu'en fait Hérodote, qui est mêlé de beaucoup de fables. Sannacharib 154, roi des Arabes et des Assyriens, étant entré avec une armée nombreuse en Égypte, les officiers et les soldats égyptiens refusèrent de marcher contre lui. Le prêtre de Vulcain, réduit à une telle extrémité, eut recours à son dieu, qui lui dit de ne point perdre courage et de marcher hardiment contre les ennemis avec le peu de gens qu'il pourrait ramasser. Il le fit. Un petit nombre de marchands, d'ouvriers, et de gens de la lie du peuple, se joignit à lui. Avec cette poignée de soldats, il s'avança jusqu'à Péluse, où Sannacharib avait établi son camp. La nuit suivante une multitude effroyable de rats se répandit dans le camp des Assyriens, et, y ayant rongé toutes les cordes de leurs arcs et toutes les courroies de leurs boucliers, les mit hors d'état de se défendre. Ainsi désarmés, ils furent obligés de prendre la fuite; et ils se retirèrent après avoir perdu une grande partie de leurs troupes. Séthon, de retour chez lui, se fit ériger une statue dans le temple de Vulcain, où, tenant à sa main droite un rat, il disait, dans une inscription: QU'EN ME VOYANT, ON APPRENNE À RESPECTER LES DIEUX 155.
Il est visible que cette histoire, telle que je la viens de raconter et qu'on la lit dans Hérodote, est une altération de celle qui est rapportée dans le quatrième livre des Rois. On y voit que Sannacharib, roi des Assyriens, Cap. 17, etc. après avoir subjugué toutes les nations voisines et s'être rendu maître de toutes les autres villes du royaume de Juda, prit la résolution d'assiéger Ézéchias dans Jérusalem, qui en était la capitale. Les ministres de ce saint roi, malgré son opposition et les remontrances du prophète Isaïe qui promettait une protection assurée de la part de Dieu si l'on ne mettait sa confiance qu'en lui seul, mendièrent secrètement le secours des Égyptiens et des Éthiopiens. Leurs armées, unies ensemble, s'avancèrent, dans le temps marqué, vers Jérusalem. L'Assyrien marcha à leur rencontre, les défit en bataille rangée, poursuivit les vaincus jusque dans l'Égypte et la ravagea entièrement. A son retour, la nuit même qui précéda le jour où l'on devait donner l'assaut à la ville de Jérusalem et où tout paraissait désespéré, l'ange exterminateur ravagea le camp des Assyriens, y fit périr par l'épée et par le feu cent quatre-vingt-cinq mille hommes, et montra qu'on avait raison de se fier, comme avait fait Ézéchias, à la parole et aux promesses du Dieu d'Israël.
Voilà la vérité du fait; mais, comme elle était peu honorable pour les Égyptiens, ils ont tâché de la tourner à leur avantage en la déguisant et la corrompant. Cependant les traces de cette histoire, quoique défigurées, doivent paraître précieuses dans un historien d'une aussi haute antiquité et d'un aussi grand poids qu'est Hérodote.
Le prophète Isaïe avait prédit à plusieurs reprises que cette expédition des Égyptiens, concertée, ce semble, avec tant de prudence, conduite avec tant d'habileté, et où les forces de deux puissants empires s'étaient réunies pour secourir les Juifs; Isaïe, dis-je, avait prédit que cette expédition, non-seulement serait inutile à Jérusalem, mais tournerait à la ruine de l'Égypte même, dont les plus fortes villes seraient prises, les terres ravagées, les habitants de tout sexe et de tout âge emmenés captifs. On peut consulter les chapitres 18, 19, 20, 30, 31, etc.
Ussérius et M. Prideaux croient que c'est dans ce temps qu'arriva la ruine de 156 No-Amon, cette fameuse Nahum. 3 8-10. ville dont parle le prophète Nahum, et dont il dit que les habitants avaient été traînés en captivité, que les jeunes enfants avaient été écrasés dans les carrefours de ses rues, et que ses plus grands seigneurs, chargés de chaînes, avaient été partagés par sort entre les vainqueurs. Il marque que tous ces malheurs tombèrent sur elle lorsque l'Égypte et l'Éthiopie étaient sa force; ce qui semble désigner assez clairement le temps dont nous parlons, où Tharaca et Séthon étaient unis ensemble. Ce sentiment n'est point sans difficulté, et est contredit par d'habiles gens. Il me suffit d'en avertir le lecteur.
Note 156: (retour) La vulgate nomme Alexandrie la ville qui est appelée dans l'hébreu No-Amon, parce qu'Alexandrie fut depuis bâtie à la place de cette dernière. M. Prideaux, après Bochard, croit que c'est Thèbes, surnommée Diospolis. En effet, Amon chez les Égyptiens est le même que Jupiter; mais Thèbes n'est point l'endroit où fut bâtie depuis Alexandrie. Il se peut faire qu'il y eût là une autre ville appelée aussi No-Amon.
Herod. l, 2, cap. 142. Jusqu'au règne de Séthon, les prêtres égyptiens comptaient trois cent quarante et une générations d'hommes, ce qui fait onze mille trois cent quarante années, en mettant trois générations d'hommes pour cent ans. Ils comptaient pareil nombre de prêtres et de rois. Ces derniers, soit dieux, soit hommes, s'étaient succédé sans interruption sous le nom de piromis, mot égyptien qui signifie bon et honnête. Les prêtres égyptiens montrèrent à Hérodote trois cent quarante et un colosses de bois de ces piromis, rangés tous en ordre dans une grande salle. C'était la folie des Égyptiens de se perdre dans une antiquité dont aucun autre peuple n'approchât.
AN. M. 3299 AV. J.C. 705. Afric. apud Syncel. p. 74. THARACA. C'est celui-là même qui était venu avec une armée d'Éthiopiens au secours de Jérusalem avec Séthon. Quand celui-ci fut mort, après avoir occupé le trône pendant quatorze ans, Tharaca y monta à sa place, et le tint pendant dix-huit. Ce fut le dernier des rois éthiopiens qui régnèrent dans l'Égypte.
Après sa mort, les Égyptiens, ne pouvant s'accorder sur la succession, furent deux ans dans un état d'anarchie accompagné de grands désordres.
DOUZE ROIS 157.
Note 157: (retour) Jusqu'ici la chronologie égyptienne, incertaine et interrompue par des lacunes, commence à prendre de la suite et de la certitude. D'après Hérodote, le règne des douze rois est de l'an 673: ils régnèrent 15 ans; ainsi Psammitique régna seul, à partir de l'an 656, et non pas en 670: ce prince mourut, après un règne de 39 ans; conséquemment son fils Néchao lui succéda vers 617, comme l'a marqué Rollin (616), p. 124. Les deux dates de 685 et de 670 sont donc fautives.--L.
AN. M. 3319 AV. J.C. 685. Herod. l. 2, cap. 147-152. Diod. lib. 1, pag. 59. Enfin douze des principaux seigneurs, s'étant ligués ensemble, se saisirent du royaume, et le partagèrent entre eux en douze parties. Ils convinrent de gouverner chacun leur district avec un pouvoir et une autorité égale, sans que jamais l'un songeât à rien entreprendre contre l'autre ni à s'emparer de son gouvernement. Ils crurent devoir faire ensemble cet accord, et le cimenter par les plus terribles serments, pour éviter l'effet d'un oracle qui avait prédit que celui d'entre eux qui aurait fait des libations à Vulcain dans un vase d'airain deviendrait le maître de l'Égypte. Ils régnèrent ensemble pendant quinze ans dans une grande union; et, pour en laisser à la postérité un célèbre monument, ils bâtirent de concert et à frais communs le fameux labyrinthe, qui était un amas de douze grands palais, [Pag. 20.] et qui avait autant de bâtiments sous terre qu'il en paraissait au-dehors. J'en ai fait mention précédemment.
Un jour que les douze rois assistaient ensemble dans le temple de Vulcain à un sacrifice solennel qui s'y faisait régulièrement dans un certain temps marqué, les prêtres ayant présenté à chacun d'eux une coupe d'or pour faire les libations, il s'en trouva une de manque, et Psammitique, l'un des douze, sans aucun dessein prémédité, au lieu de coupe prit son casque d'airain, car ils en portaient tous, et s'en servit pour faire les libations. Cette circonstance frappa les autres, et leur rappela dans l'esprit le souvenir de l'oracle dont j'ai parlé. Ils crurent donc se devoir mettre en sûreté contre ses entreprises, et le reléguèrent dans les pays marécageux de l'Égypte 158.
Après que Psammitique y eut passé quelques années, attendant une occasion favorable pour se venger de l'affront qu'il avait reçu, un courrier vint lui dire qu'il était arrivé en Égypte des hommes d'airain: c'étaient des soldats de Grèce, Cariens et Ioniens, que la tempête avait jetés sur les côtes d'Égypte, et qui étaient tout couverts de casques, de cuirasses et d'autres armes d'airain. Psammitique se souvint aussitôt d'un oracle qui lui avait répondu que des hommes d'airain viendraient du côté de la mer à son secours. Il ne douta point que ce n'en fût ici l'accomplissement. Il fit donc amitié avec ces étrangers, les engagea par de grandes promesses à demeurer avec lui, leva sous main d'autres troupes, mit à leur tête ces Grecs, et, ayant attaqué les onze rois, il les défit, et demeura seul maître de l'Égypte.
AN. M. 3334 AV. J.C. 670. Herod. l. 2, c. 153, 154. PSAMMITIQUE. Ce prince, qui devait son salut aux Ioniens et aux Cariens, les établit dans l'Égypte, fermée jusqu'alors aux étrangers, et leur y assigna des bons fonds de terre et des revenus assurés, qui leur firent oublier leur patrie. Il leur donna de jeunes enfants égyptiens à élever, à qui ils apprirent leur langue. A cette occasion et par ce moyen, les Égyptiens entrèrent en commerce avec les Grecs; et depuis ce temps aussi l'histoire d'Égypte, jusque-là mêlée de fables pompeuses par l'artifice des prêtres, commence, selon Hérodote, à avoir plus de certitude.
Dès que Psammitique fut affermi sur le trône, il entra en guerre avec le roi d'Assyrie au sujet des limites des deux empires. Cette guerre dura long-temps. Depuis que les Assyriens eurent conquis la Syrie, la Palestine, étant le seul pays qui séparât les deux royaumes, devint entre eux un sujet continuel de discorde, comme elle le fut ensuite entre les Ptolémées et les Séleucides. Ce fut à qui des deux l'aurait, et cette province devint tour à tour le partage du plus fort. Psammitique, se voyant maître paisible de toute l'Égypte et ayant remis toutes choses sur 159 l'ancien pied, crut qu'il était temps de penser aux frontières de son royaume, et de les mettre en sûreté contre l'Assyrien son voisin, dont la puissance augmentait de jour en jour. Il entra pour cet effet à la tête d'une armée dans la Palestine.
Lib. 1, p. 61. Peut-être faut-il placer au commencement de cette guerre ce qu'on lit dans Diodore, que les Égyptiens, indignés de ce que le roi avait placé les Grecs à l'aile droite, par préférence à eux, quittèrent le service au nombre de plus de deux cent mille, et se retirèrent en Éthiopie, où on leur donna un établissement avantageux.
Herod. [l. 2,] cap. 157. Quoi qu'il en soit, Psammitique entra en Palestine. Mais il s'y trouva d'abord arrêté à Azot, une des principales villes du pays, qui lui donna tant de peine, que ce ne fut qu'après un siége de vingt-neuf ans qu'il s'en rendit maître. C'est le plus long siége dont il soit parlé dans l'histoire ancienne.
Cette place était anciennement une des cinq villes capitales des Philistins. Les Égyptiens, quelque temps auparavant, s'en étant emparés, la fortifièrent si bien, qu'elle devint la plus forte barrière de leur pays de ce côté-là; en sorte que Sennachérib ne put entrer en Égypte qu'il n'eût premièrement emporté cette place. C'est ce qu'il fit par Tarthan, l'un de ses généraux. Les Assyriens l'avaient conservée jusqu'à ce temps-ci, et ce ne fut qu'après le long siége dont je viens de parler qu'elle revint aux Égyptiens.
Isai. 20, 1. Herod. l. 1, cap. 105. En ce temps-là les Scythes, sortis des environs des Palus-Méotides, s'étant jetés dans la Médie, défirent Cyaxare, qui en était roi, et le dépouillèrent de toute la haute Asie, dont ils demeurèrent maîtres pendant vingt-huit ans. Ils poussèrent leurs conquêtes dans la Syrie jusqu'aux frontières d'Égypte. Mais Psammitique alla au-devant d'eux, et fit si bien par ses présents et par ses prières, qu'ils ne passèrent pas plus avant, et délivra ainsi son royaume de ces dangereux ennemis.
Herod. l. 2, cap. 2, 3. Jusqu'à son règne les Égyptiens s'étaient toujours crus le plus ancien peuple de la terre. Il voulut s'en assurer par lui-même, et pour cela il employa une expérience fort extraordinaire, si pourtant ce fait doit paraître digne de foi. Il fit élever à la campagne, dans une cabane fermée, deux enfants nés tout récemment de pauvres parents, et il chargea un berger de les faire nourrir par des chèvres (d'autres disent que ce furent des nourrices à qui l'on avait coupé la langue), avec défense de laisser entrer aucune personne dans cette cabane, ni de prononcer jamais lui-même devant eux aucune parole. Quand ces enfants furent parvenus à l'âge de deux ans, un jour que le berger entra pour leur donner ce qui leur était nécessaire, ils s'écrièrent tous deux, en étendant les mains vers leur père nourricier, beccos, beccos. Le berger, surpris de ce langage, nouveau pour lui, et qu'ils répétèrent dans la suite plusieurs fois, en donna avis au roi, qui se les fit apporter pour être témoin lui-même de la vérité du fait; et ils recommencèrent tous deux en sa présence à bégayer leur petit jargon. Il ne s'agissait plus que de vérifier chez quel peuple ce mot était usité; et il se trouva que c'était chez les Phrygiens, qui appellent ainsi du pain. Ils eurent depuis ce temps-là parmi tous les peuples l'honneur de l'antiquité, ou plutôt de la primauté, que l'Égypte elle-même, quelque jalouse qu'elle en eût toujours été, fut obligée de leur céder, malgré sa longue possession. Comme on amenait à ces enfants des chèvres pour les nourrir, et qu'il n'est point marqué qu'ils fussent [Schol. Apollon. Rhod. 4. 262.] sourds, quelques-uns croient qu'ils avaient pu, d'après le cri de ces animaux, former ce mot bec ou beccos 160.
Psammitique mourut l'an vingt-quatrième de Josias, roi de Juda. Il eut pour successeur son fils Néchao.
AN. M. 3388 AV. J.C. 616. NÉCHAO. L'Écriture fait souvent mention de ce prince sous le nom de Pharaon Néchao.
Herod. l. 1, cap. 158. Il entreprit de joindre le Nil à la mer Rouge, en tirant un canal de l'un à l'autre. L'espace qui les sépare est au moins de mille stades, c'est-à-dire de cinquante lieues. Après avoir fait périr six vingt mille hommes [V. plus haut p. 40, n. 5.] dans ce travail, il fut obligé de l'abandonner. L'oracle, qu'il avait envoyé consulter, lui répondit que, par ce nouveau canal, il ouvrait une entrée aux barbares: c'est ainsi que les Égyptiens appelaient tous les autres peuples.
Néchao réussit mieux dans une autre entreprise. D'habiles mariniers de Phénicie, qu'il avait pris à son Herod. l. 4, cap. 42. service, étant partis de la mer Rouge, avec ordre de découvrir les côtes d'Afrique, en firent heureusement le tour, et retournèrent, la troisième année de leur navigation, en Égypte par le détroit de Gibraltar; voyage fort extraordinaire pour un temps où l'on n'avait pas encore l'usage de la boussole 161. Ce voyage fut fait vingt et un siècles avant que Vasquez de Gama, Portugais, eût trouvé, par la découverte du cap de Bonne-Espérance, l'an de notre Seigneur 1497, le même chemin pour aller aux Indes, par lequel ces Phéniciens étaient venus des Indes dans la mer Méditerranée.
Joseph. Antiq. lib. 10, cap. 6. 4 Reg. 23, 29, 30. 2. Paral. 35, 20-25. Les Babyloniens et les Mèdes, ayant détruit Ninive et avec elle l'empire des Assyriens, devinrent si redoutables, qu'ils s'attirèrent la jalousie de tous leurs voisins. Néchao en fut si alarmé, qu'il s'avança vers l'Euphrate à la tête d'une puissante armée pour arrêter leurs progrès. Josias, ce roi de Juda si recommandable par sa rare piété, voyant qu'il prenait son chemin au travers de la Judée, résolut de s'opposer à son passage. Il amassa dans ce dessein toutes les forces de son royaume, et se posta dans la vallée de Mageddo. (Cette ville était dans la tribu de Manassé, en-deçà du Jourdain; Hérodote l'appelle Magdole 162.) Néchao lui manda par un héraut que ce n'était pas à lui qu'il en voulait; qu'il avait d'autres ennemis en vue; qu'il entreprenait cette guerre de la part de Dieu, qui était avec lui; et qu'il lui conseillait de n'y prendre aucune part, de peur qu'elle ne tournât à son désavantage. Josias ne fut point touché de ces raisons. Il voyait qu'une si puissante armée ne manquerait pas de ruiner entièrement son pays par ses seules marches; et d'ailleurs il craignait qu'après la défaite des Babyloniens le vainqueur ne retombât sur lui, et ne lui enlevât une partie de ses états. Il marcha donc à sa rencontre. La bataille se donna; et Josias, non-seulement fut vaincu, mais reçut encore malheureusement une blessure dont il mourut à Jérusalem, où il s'était fait transporter.
Néchao, encouragé par cette victoire, continua sa marche et s'avança vers l'Euphrate. Il battit les Babyloniens; prit Charcamis, grande ville dans ces quartiers-là; et, s'en étant assuré la possession par une bonne garnison qu'il y laissa, il reprit au bout de trois mois le chemin de son royaume.
4. Reg. 23, 33-35. 2. Paral. 36, 1-4. Comme il apprit en chemin que Joachas s'était fait déclarer roi à Jérusalem sans lui demander son consentement, il lui ordonna de le venir trouver à Rébla en Syrie. Ce prince n'y fut pas plus tôt arrivé, que Néchao le fit mettre aux fers et l'envoya prisonnier en Égypte, où il mourut. De là, poursuivant son chemin, il arriva à Jérusalem, où il établit roi Joakim, un des autres fils de Josias, à la place de son frère, et imposa sur le pays un tribut annuel de cent talents d'argent et un talent d'or 163. Après quoi il retourna triomphant dans son royaume.
Lib. 2, cap. 159. Hérodote, faisant mention de l'expédition de ce roi d'Égypte et de la bataille qu'il gagna à Mageddo, à qui il donne le nom de Magdole, dit qu'après la victoire il prit la ville de Cadytis, qu'il représente comme située dans les montagnes de la Palestine, et de la grandeur de Sardes, qui était en ce temps-là, la capitale, non-seulement de la Lydie, mais encore de toute l'Asie mineure. Cette description ne peut convenir qu'à Jérusalem, qui était ainsi située, et qui alors était la seule ville de ces quartiers-là qui pût être comparée à Sardes. Il paraît d'ailleurs par l'Écriture que Néchao, après sa victoire, se rendit maître de cette capitale de Judée; car il y était en personne lorsqu'il donna la couronne à Joakim. Le nom même de Cadytis, qui en hébreu signifie la sainte 164, désigne clairement la ville de Jérusalem, comme le prouve le savant M. Prideaux.
L. 1. Part. I. 1,
p. 106, etc.
AN. M. 3397
AV. J.C. 607.
Nabopolassar, roi de Babylone, voyant que, depuis
la prise de Charcamis par Néchao, toute la Syrie et la
Palestine s'étaient détachées de son obéissance, son
âge d'ailleurs et ses infirmités ne lui permettant pas
d'aller en personne réduire ces rebelles, s'associa à l'empire
son fils Nabuchodonosor, et l'envoya à la tête d'une
armée dans ces quartiers-là. Ce jeune prince battit celle Jerem. 46.
2, etc.
de Néchao vers l'Euphrate, reprit Charcamis, et fit
rentrer dans son obéissance les provinces soulevées, 4. Reg. 24, 7.
A rivo Ægypti.
comme Jérémie l'avait prédit. Ainsi il enleva aux Égyptiens
tout ce qu'ils possédaient depuis ce qu'on appelait
le ruisseau d'Égypte
165 jusqu'à l'Euphrate, ce qui comprend
toute la Syrie et toute la Palestine.
Note 165: (retour) Ce ruisseau d'Égypte, dont il est si souvent parlé dans l'Écriture, comme servant de borne à la terre promise du côté d'Égypte, n'était pas le Nil, mais une petite rivière qui, coulant au travers du désert qui est entre ces deux pays, passait anciennement pour leur borne commune. C'est jusque-là que s'étendait le pays qui fut promis à la postérité d'Abraham, et qui lui fut ensuite divisé par sort.
Néchao, étant mort après avoir régné seize ans, laissa son royaume à son fils.
AN. M. 3404 AV. J.C. 600. Herod. l. 2, cap. 160. PSAMMIS. Son règne fut fort court, et ne dura que six ans. L'histoire ne nous en apprend rien de particulier, sinon que ce prince fit une expédition en Éthiopie.
Ibid. Ce fut vers lui que ceux d'Élide, après avoir établi les jeux olympiques 166, dont ils avaient concerté toutes les règles et toutes les circonstances avec tant d'attention, qu'ils ne croyaient pas qu'on y pût rien ajouter ni y trouver rien à redire, envoyèrent une célèbre ambassade pour savoir ce que penseraient de cet établissement les Égyptiens, qui passaient pour les hommes les plus sages et les plus sensés de tout l'univers. C'était plutôt une approbation qu'un conseil qu'ils venaient chercher. Le roi assembla les anciens du pays. Après qu'ils eurent entendu tout ce qu'on avait à leur dire sur l'institution de ces jeux, ils demandèrent aux Éléens s'ils y admettaient indifféremment citoyens et étrangers: et comme on leur eut répondu que l'entrée en était également ouverte à tous, ils ajoutèrent que les règles de la justice auraient été mieux observées si l'on n'avait admis à ces combats que les étrangers, parce qu'il était fort difficile que les juges, en adjugeant la victoire et le prix, ne fissent pencher la balance du côté de leurs concitoyens.
AN. M. 3410 AV. J.C. 594. Jerem. 44, 30. APRIÈS. Il est appelé dans l'Écriture Pharaon Éphrée, ou Ophra. Il succéda à son père Psammis, et régna vingt-cinq ans.
Herod. l. 2, cap. 161. Diod. lib. 1, pag. 62. Pendant les premières années de son règne, il fut aussi heureux qu'aucun de ses prédécesseurs. Il porta ses armes contre l'île de Cypre. Il attaqua par terre et par mer la ville de Sidon, la prit, et se rendit maître de toute la Phénicie et de toute la Palestine.
De si prompts succès lui enflèrent extrêmement le cœur. Hérodote rapporte de lui qu'il était devenu si orgueilleux, et tellement infatué de sa grandeur, qu'il se vantait qu'il n'était pas au pouvoir des dieux mêmes de le détrôner, tant il s'imaginait avoir établi solidement sa puissance. C'est par rapport à de tels sentiments qu'Ézéchiel lui met à la bouche ces paroles pleines d'une vanité folle et impie: La rivière est à moi, c'est Ezech. 29, 3. moi qui l'ai faite. Le vrai Dieu lui fit bien sentir dans la suite qu'il avait un maître, et qu'il n'était qu'un homme; et il fit prédire par ses prophètes, long-temps auparavant, tous les maux dont il avait résolu de punir son orgueil.
Ezech. 17, 15. Peu de temps après qu'Ophra fut monté sur le trône, Sédécias, roi de Juda, lui envoya des ambassadeurs, fit alliance avec lui; et l'année d'après, rompant le serment de fidélité qu'il avait fait au roi de Babylone, il se révolta ouvertement contre lui.
Quelques défenses que Dieu eût faites à son peuple d'avoir recours aux Égyptiens et de mettre en eux sa confiance, et quelque malheureux succès qu'eussent eu les différentes tentatives que les Israélites avaient faites de ce côté-là, l'Égypte leur paraissait toujours une ressource assurée dans leurs dangers, et ils ne pouvaient s'empêcher d'y recourir. C'est ce qui était déjà arrivé sous le saint roi Ézéchias. Isaïe leur disait de la part de Dieu: Is. cap. 31, v. 1 et 3. «Malheur à ceux qui vont en Égypte chercher du secours, qui mettent leur confiance dans sa cavalerie et dans ses chariots, et qui ne s'appuient point sur le Saint d'Israël, et ne cherchent point l'assistance du Seigneur!... L'Égyptien est un homme et non pas un Dieu: ses chevaux ne sont que chair, et non pas esprit. Le Seigneur étendra sa main, et celui qui donnait secours sera renversé par terre; celui qui espérait d'être secouru tombera avec lui, et une même ruine les enveloppera tous.» Ils n'écoutèrent ni le prophète ni le roi, et ne reconnurent la vérité des paroles de Dieu que par une funeste expérience.
Il en fut de même en cette occasion. Sédécias, malgré les remontrances de Jérémie, voulut faire alliance avec l'Égyptien. Celui-ci, fier de l'heureux succès de ses armes, et ne croyant pas que rien pût résister à sa puissance, se déclara le protecteur d'Israël, et lui promit de le délivrer des mains de Nabuchodonosor. Dieu, irrité qu'un mortel eût osé prendre sa place, s'en expliqua ainsi à un autre prophète: Ezech. 24, 1-12. «Fils de l'homme, tournez le visage contre Pharaon, roi d'Égypte, et prophétisez tout ce qui lui doit arriver, à lui et à l'Égypte. Parlez-lui, et dites-lui: Voici ce que dit le Seigneur notre Dieu: Je viens à vous, Pharaon, roi d'Égypte, grand dragon, qui vous couchez au milieu de vos fleuves, et qui dites: Le fleuve est à moi, et c'est moi-même qui me suis créé. Je mettrai un frein à vos mâchoires, etc.» Après l'avoir comparé à un roseau qui se brise sous celui qui s'y appuie, et qui lui perce la main, Dieu ajoute: «Je vais faire tomber la guerre sur vous, et je tuerai parmi vous les hommes avec les bêtes. Le pays d'Égypte sera réduit en un désert et en une solitude; et ils sauront que c'est moi qui suis le Seigneur, parce que vous avez dit: Le fleuve est à moi, et c'est moi Cap. 29, 30, 31, 32. qui l'ai fait.» Le même prophète continue, dans plusieurs chapitres de suite, à prédire les maux dont l'Égypte allait être accablée.
Sédécias était bien éloigné d'ajouter foi à ces prédictions. Quand il apprit que l'armée des Égyptiens approchait, et qu'il vit Nabuchodonosor lever le siège de Jérusalem, il se crut délivré, et triomphait déjà. Sa joie fut courte. Les Égyptiens, voyant approcher les Chaldéens, n'osèrent en venir aux mains avec une armée si nombreuse et si aguerrie. Ils reprirent le AN. M. 3416 AV. J.C. 588. Jerem. 37, 6, 7. chemin de leur pays, et abandonnèrent Sédécias à tous les périls de la guerre où ils l'avaient eux-mêmes engagé. Nabuchodonosor revint devant Jérusalem, y remit le siège, la prit et la brûla, comme Jérémie l'avait prédit.
AN. M. 3430 AV. J.C. 574. Herod. l. 2, cap. 161, etc. Diod. lib. 1, pag. 62. Plusieurs années après, les châtiments dont Dieu avait menacé Apriès, roi d'Égypte, commencèrent à tomber sur lui; car les Cyrénéens, colonie des Grecs qui s'était établie en Afrique, entre la Libye et l'Égypte, ayant pris et partagé entre eux une grande partie du pays des Libyens, forcèrent ces peuples dépouillés à se jeter entre les bras de ce prince et à implorer sa protection. Aussitôt Apriès envoya une grande armée dans la Libye pour faire la guerre aux Cyrénéens; mais, cette armée ayant été défaite et presque toute taillée en pièces, les Égyptiens s'imaginèrent qu'il ne l'avait envoyée dans la Libye que pour l'y faire périr, afin que, quand il en serait défait, il pût régner plus despotiquement sur ses sujets. Dans cette pensée, ils crurent devoir secouer le joug d'un prince qu'ils regardaient comme leur ennemi. Apriès, ayant appris cette révolte, leur envoya Amasis, un de ses officiers, pour les apaiser et pour les faire rentrer dans leur devoir. Mais, lorsque Amasis eut commencé à parler, ils lui mirent sur la tête un casque pour marque de la royauté, et le proclamèrent roi. Amasis, ayant accepté la couronne qu'ils lui offrirent, demeura avec eux, et les confirma dans leur révolte.
Apriès, à cette nouvelle, encore plus enflammé de colère, envoya Patarbémis, un autre de ses officiers et l'un des principaux seigneurs de sa cour, pour arrêter Amasis et le lui amener. Mais Patarbémis, ne s'étant pas trouvé en état d'enlever Amasis au milieu de cette armée de révoltés dont il était entouré, fut traité à son retour, par Apriès, de la manière la plus indigne et la plus cruelle; car ce prince, sans considérer que ce n'était que faute de pouvoir qu'il n'avait pas exécuté sa commission, lui fit couper le nez et les oreilles. Un outrage si sanglant fait à un homme de ce rang irrita si fort les Égyptiens, que la plupart allèrent se joindre aux mécontents et que la révolte devint générale. Ce soulèvement de ses sujets obligea Apriès de se sauver dans la haute Égypte, où il se maintint pendant quelques années, tandis qu'Amasis occupa tout le reste de ses états.
Les troubles qui agitaient l'Égypte furent une occasion favorable à Nabuchodonosor pour l'attaquer, et ce fut Dieu lui-même qui lui en inspira le dessein. Ce prince, qui, sans le savoir, était l'instrument de la colère de Dieu contre les peuples qu'il voulait châtier, venait de prendre la ville de Tyr, où lui et son armée avaient essuyé des fatigues incroyables. Pour les en récompenser, Dieu leur abandonna l'Égypte. Il est beau de l'entendre lui-même s'expliquer sur ce sujet: il y a peu d'endroits dans l'Écriture plus remarquables que celui-ci, et qui fassent mieux comprendre la souveraine autorité de Dieu sur tous les princes et sur tous les royaumes de la terre. «Fils de l'homme (c'est ainsi Ezech. 29, 20. qu'il parle au prophète Ézéchiel), Nabuchodonosor, roi de Babylone, m'a rendu, avec son armée, un grand service au siége de Tyr. Toutes les têtes de ses gens en ont perdu les cheveux, et toutes les épaules en sont écorchées; et néanmoins ni lui ni son armée 167 n'ont point reçu de récompense pour le service qu'ils m'ont rendu à la prise de Tyr. C'est pourquoi (continue Dieu) je vais donner à Nabuchodonosor, roi de Babylone, le pays d'Égypte. Il en prendra tout le peuple, il en fera son butin, et il en partagera les dépouilles. Son armée recevra ainsi sa récompense, et il sera payé du service qu'il m'a rendu dans le siége de cette ville. Je lui ai abandonné l'Égypte, parce qu'il a travaillé pour moi, dit le Seigneur notre Dieu.» Il enlèvera tout, dit-il par un autre prophète, avec la même facilité qu'un berger se couvre de son manteau. Il se chargera ainsi de tout le butin: il mettra ainsi sur ses épaules, et sur celles de ses soldats, toute la dépouille de l'Égypte. Jerem. 43, 12. Amicietur terra Ægypti, sicut amicitur pastor pallio suo; et egredietur indè in pace: nobles expressions, qui montrent avec quelle facilité toute la puissance et toutes les richesses d'un état sont enlevées, quand Dieu le veut, et passent comme un manteau à un nouveau maître, qui n'a qu'à le prendre et à s'en couvrir.
Note 167: (retour) Pour bien entendre ce qui est dit ici, il faut savoir que Nabuchodonosor essuya des fatigues incroyables dans le siége de Tyr, et que, lorsque les Tyriens se virent pressés, les plus nobles de la ville montèrent sur des vaisseaux avec tout ce qu'ils avaient de plus précieux, et se retirèrent en d'autres îles. Ainsi Nabuchodonosor, ayant pris la ville, n'y trouva rien qui fût digne de récompenser les grands travaux qu'il avait soufferts dans ce siége. (S. HIERON.)
Le roi de Babylone, profitant donc des divisions intestines où la révolte d'Amasis avait jeté ce royaume, marcha de ce côté-là à la tête de son armée. Il subjugua l'Égypte depuis Migdol ou Magdole, qui est à l'entrée du royaume, jusqu'à Syène, qui est à l'autre extrémité, vers les frontières d'Éthiopie. Il y fit par-tout d'horribles ravages, tua un grand nombre d'habitants, et réduisit le pays dans une si grande désolation, qu'il ne put se rétablir de quarante ans. Nabuchodonosor, ayant chargé son armée de dépouilles et soumis tout le royaume, en vint à un accommodement avec Amasis; et, l'ayant confirmé dans la possession du royaume comme son vice-roi, il reprit le chemin de Babylone.
Herod. l. 2, c. 163 et 169. Diod. lib. 1, pag. 62. Alors Apriès, sortant du lieu de sa retraite, s'avança vers les côtes de la mer, apparemment du côté de la Libye; et, y ayant pris à sa solde une armée de Cariens, d'Ioniens et d'autres étrangers, il marcha contre Amasis, et lui livra bataille près de la ville de Memphis 168. Mais, ayant été battu et fait prisonnier, il fut mené à la ville de Saïs, et y fut étranglé dans son propre palais 169.
Dieu avait annoncé par ses prophètes, dans un détail étonnant, toutes les circonstances de ce grand événement. C'était lui qui avait brisé la puissance d'Apriès, d'abord si formidable, et qui avait mis l'épée à la main de Nabuchodonosor pour aller punir et humilier cet orgueilleux. «Je viens à Pharaon, roi d'Égypte, dit-il, Ezech. 30, 22-25. et j'achèverai de briser son bras, qui a été fort, mais qui est rompu, et je lui ferai tomber l'épée de la main.... Je fortifierai en même temps le bras du roi de Babylone, et je mettrai mon épée entre ses mains.... Et ils sauront que c'est moi qui suis le Seigneur.»
Id. v. 14-17. Il fait le dénombrement de toutes les villes qui doivent être la proie du vainqueur: Taphnis, Péluse, No, appelée dans la Vulgate Alexandrie, Memphis, Héliopolis, Bubaste, etc.
Jerem. 44, 30. Il marque en particulier la fin malheureuse du roi, qui doit être livré à ses ennemis. «Je vais livrer, dit-il, Pharaon Éphrée, roi d'Égypte, entre les mains de ses ennemis, entre les mains de ceux qui cherchent à lui ôter la vie.»
En fin il déclare que pendant quarante ans les Égyptiens seront accablés de toutes sortes de maux, et réduits à un état si déplorable, qu'ils n'auront plus à l'avenir aucun prince de leur nation: Ezech. 30, 13. et dux de terrâ Ægypti non erit ampliùs. L'événement a justifié cette prédiction, qui a été accomplie par degrés et en différents temps. Peu de temps après l'expiration de ces quarante années, ils devinrent une province des Perses, auxquels leurs rois, quoique originaires du pays, étaient soumis; et la prédiction commença ainsi à s'accomplir. Elle eut son entière exécution à la mort AN. M. 3654. de Nectanébus, dernier roi de race égyptienne. Depuis ce temps-là, les Égyptiens ont toujours été gouvernés par des étrangers: car, après l'extinction du royaume des Perses, ils ont été successivement assujettis aux Macédoniens, aux Romains, aux Sarrasins, aux Mamelucs, et enfin aux Turcs; qui en sont aujourd'hui les maîtres.
Jerem. c. 43 et 44. Dieu ne fut pas moins fidèle à accomplir ses prédictions à l'égard de ceux de son peuple qui, après la prise de Jérusalem, s'étaient retirés en Égypte contre sa défense, et qui y avaient entraîné Jérémie malgré lui. Dès qu'ils y furent entrés, et qu'ils furent arrivés à Taphnis (c'est la même que Tanis), le prophète, après avoir caché en leur présence, par l'ordre de Dieu, des pierres dans une grotte qui était près du palais du roi, leur déclara que Nabuchodonosor entrerait bientôt en Égypte, et que Dieu établirait son trône dans cet endroit-là même; que ce prince ravagerait tout le pays, et porterait par-tout le fer et le feu; qu'eux-mêmes tomberaient entre les mains de ces cruels ennemis, qui en massacreraient une partie, et traîneraient le reste captif à Babylone; qu'un très-petit nombre seulement échapperait à la désolation commune, et serait enfin rétabli dans sa patrie. Toutes ces prédictions eurent leur accomplissement dans les temps marqués.
AN M. 3435
AV. J.C. 569.
In Timæo.
[p. 21, E.]
AMASIS. Après la mort d'Apriès, Amasis devint possesseur
paisible de toute l'Égypte, dont il occupa le
trône pendant quarante ans. Il était, selon Platon, de
la ville de Saïs
170.
Herod. l. 2, cap. 172. Comme il était de basse naissance, les peuples, dans le commencement de son règne, en faisaient peu de cas, et n'avaient que du mépris pour lui. Il n'y fut pas insensible; mais il crut devoir ménager les esprits avec adresse, et les rappeler à leur devoir par la douceur et par la raison. Il avait une cuvette d'or, où lui et tous ceux qui mangeaient à sa table se lavaient les pieds. Il la fit fondre, et en fit faire une statue, qu'il exposa à la vénération publique. Les peuples accoururent en foule, et rendirent à la nouvelle statue toutes sortes d'hommages. Le roi, les ayant assemblés, leur exposa à quel vil usage cette statue avait d'abord servi; ce qui ne les empêchait pas de se prosterner devant elle par un culte religieux. L'application de cette parabole était aisée à faire: elle eut tout le succès qu'il en pouvait attendre; et les peuples, depuis ce jour, eurent pour lui tout le respect qui est dû à la majesté royale.
Ibid. c. 173. Il donnait régulièrement tout le matin aux affaires, pour recevoir les placets, donner ses audiences, prononcer des jugements, et tenir ses conseils: le reste du temps était accordé au plaisir; et comme, dans les repas et dans les conversations, il était d'une humeur extrêmement enjouée, et qu'il poussait, ce semble, la gaîté au-delà des justes bornes, les courtisans ayant pris la liberté de le lui représenter, il leur répondit que l'esprit ne pouvait pas être toujours sérieux et appliqué aux affaires, non plus qu'un arc demeurer toujours tendu.
Ce fut lui qui obligea les particuliers, dans chaque ville, d'inscrire leur nom chez le magistrat, et de marquer de quelle profession ou de quel métier ils vivaient. Solon inséra cette loi dans les siennes.
Il bâtit plusieurs temples magnifiques, principalement à Saïs, qui était le lieu de sa naissance. Hérodote y admirait sur-tout une chapelle faite d'une seule pierre, qui avait au dehors vingt et une coudées de longueur sur quatorze de largeur et huit de hauteur, et un peu moins en dedans. On l'avait apportée d'Éléphantine; et deux mille hommes avaient été occupés pendant trois ans à la voiturer sur le Nil 171.
Amasis considérait fort les Grecs. Il leur accorda de grands priviléges, et permit à ceux qui voudraient s'établir en Égypte d'habiter dans la ville de Naucratis, très-renommée pour son port 172. Lorsqu'il s'agit de rebâtir le fameux temple de Delphes qui avait été brûlé, réparation qui devait monter à trois cents talents, c'est-à-dire à trois cent mille écus 173, il fournit à ceux de Delphes une somme fort considérable pour les aider à payer leur quote-part, qui était le quart de toute la dépense.
Note 171: (retour) Ce temple monolithe (HEROD. II. c. 175) avait en dehors 21 coudées de long (11 met. 87 mill.), 14 de large (7 met. 378 mill.) et 8 de haut (4 met. 216 mill.): ainsi sa solidité était de 344 mètres cubes (9990 pieds cubes) environ, dont le poids (en supposant à la matière la pesanteur spécifique du marbre) était de 965,720 kilogrammes (1,972,000 livres): Hérodote en ayant donné les dimensions intérieures, savoir 18 coudées 20 doigts de long, 12 de large et 5 de haut, on voit, par le calcul, que la partie évidée était égale à 165 mètres cubes, pesant 463,092 kilogrammes; ainsi le poids du temple monolithe, probablement travaillé dans la carrière même, était égal à 502,600 kilogrammes ou plus d'un million de livres. Voyez ce que j'ai dit plus haut, p. 15, n. 2, des moyens de transport.--L.
Il fit alliance avec les Cyrénéens, et prit chez eux une femme.
Il est le seul des rois égyptiens qui ait conquis l'île de Cypre, et qui l'ait rendue tributaire.
Ce fut sous son règne que Pythagore vint en Égypte: il lui était recommandé par le célèbre Polycrate, tyran de Samos, dont il sera parlé ailleurs, et qui était lié d'amitié avec Amasis. Dans le séjour que ce philosophe fit en Égypte, il fut initié dans tous les mystères du pays, et apprit des prêtres tout ce qu'il y avait de plus secret et de plus important dans leur religion. C'est là qu'il puisa sa doctrine de la métempsycose.
Dans l'expédition où Cyrus s'était rendu maître d'une grande partie de la terre, l'Égypte sans doute avait subi le joug comme toutes les autres provinces, et Xénophon le dit formellement au commencement de la Cyropédie. Apparemment qu'après que les quarante années de désolation prédites par le prophète furent expirées, l'Égypte commençant un peu à se rétablir, Amasis secoua le joug et se remit en liberté.
Aussi voyons-nous qu'un des premiers soins de Cambyse, fils de Cyrus, dès qu'il fut monté sur le trône, fut de porter la guerre contre l'Égypte. Quand il y arriva, Amasis venait de mourir, et avait eu pour successeur son fils Psamménit.
AN. M. 3479 AV. J.C. 525. PSAMMÉNIT. Cambyse, après le gain d'une bataille, poursuivit les vaincus jusque dans Memphis, assiégea la place, et la prit en fort peu de temps. Il traita le roi avec douceur, lui laissa la vie, et lui assigna un entretien honorable; mais, ayant appris qu'il prenait des mesures secrètes pour remonter sur le trône, il le fit mourir. Le règne de Psamménit ne fut que de six mois. Alors toute l'Égypte se soumit au vainqueur. Je rapporterai plus en détail cette histoire lorsque j'exposerai celle de Cambyse.
Ici finit la suite des rois d'Égypte. L'histoire de ce pays, comme je l'ai déjà remarqué, sera confondue avec celle des Perses et des Grecs jusqu'à la mort d'Alexandre. Alors s'élèvera une nouvelle monarchie d'Égypte, fondée par Ptolémée, fils de Lagus, qui sera continuée jusqu'à Cléopatre; et ce dernier espace sera environ de 300 ans. Je traiterai chacune de ces matières dans son temps.
LIVRE SECOND.
HISTOIRE ANCIENNE DES CARTHAGINOIS.
Je diviserai en deux parties ce que j'ai à dire sur les Carthaginois. Dans la première, je donnerai une idée générale des mœurs de ce peuple, de son caractère, de son gouvernement, de sa religion, de sa puissance et de ses richesses. Dans la seconde, après avoir indiqué en peu de mots la manière dont Carthage s'établit et s'accrut, je rapporterai les guerres qui l'ont rendue si célèbre.
PREMIÈRE PARTIE.
CARACTÈRE, MŒURS, RELIGION ET GOUVERNEMENT
DES CARTHAGINOIS.
§ Ier. Carthage formée sur le modèle de Tyr, dont
elle était une colonie.
Les Carthaginois ont reçu des Tyriens, non-seulement leur origine, mais leurs mœurs, leur langage, leurs usages, leurs lois, leur religion, leur goût et leur industrie pour le commerce, comme toute la suite le fera connaître. Ils parlaient le même langage que les Bochard, Part. 2, l. 2, cap. 16. Tyriens, et ceux-ci le même que les Cananéens et les Israélites, c'est-à-dire la langue hébraïque, ou du moins une langue qui en était entièrement dérivée. Leurs noms avaient pour l'ordinaire une signification particulière. Hannon signifie gracieux, bienfaisant; Didon, aimable ou bien-aimée; Sophonisbe, elle gardera bien le secret de son mari. Ils se plaisaient aussi, par esprit de religion, à faire entrer le nom de Dieu dans les noms qu'ils portaient, selon le génie des Hébreux. Annibal, qui répond à Ananias, signifie: Baal (ou le Seigneur) m'a fait grace; Asdrubal, qui répond à Azarias, signifie: le Seigneur sera notre secours. Il en est ainsi des autres noms, Adherbal, Maharbal, Mastanabal, etc. Le mot Pœni, d'où vient punique, est le même que Phœni ou Phéniciens, parce qu'ils tiraient leur origine de la Phénicie 174. On a dans le Pœnulus de Plaute une scène en langue punique qui a fort exercé les savants.
Note 174: (retour) Dans beaucoup de mots, les Latins ont changé la diphthongue œ en u. Ils disaient originairement pœnire pour punire, ce qui s'est conservé dans pœna; mœrus pour murus comme on le voit par le mot pomœrium; mœnire pour munire, ce qui s'est conservé dans mœnia. Sur les anciennes inscriptions, on lit œti, lœdos, cœira, pour uti, ludos, cura, etc.: de même, ils ont dit Puni au lieu de Pœni.--L.
Mais ce qu'il y a de plus remarquable ici, c'est l'union étroite qui a toujours subsisté entré les Phéniciens et Herod. l. 3, c. 17 et 19. les Carthaginois 175. Lorsque Cambyse voulut porter la guerre contre ces derniers, les Phéniciens, qui faisaient la principale force de son armée navale, lui déclarèrent nettement qu'ils ne pouvaient pas le servir contre leurs compatriotes; et ce prince fut obligé de renoncer à son dessein. Les Carthaginois, de leur côté, n'oublièrent jamais d'où ils étaient sortis et à qui ils devaient leur origine. Ils envoyaient régulièrement à Tyr, tous les Polyb. pag. 944. Q. Curt. l. 4, c. 2 et 3. ans, un vaisseau chargé de présents, qui étaient comme un cens et une redevance qu'ils payaient à leur ancienne patrie; et ils faisaient offrir un sacrifice annuel aux dieux tutélaires du pays, qu'ils regardaient aussi comme leurs protecteurs. Ils ne manquaient jamais à y envoyer les prémices de leurs revenus, aussi-bien que la dîme des dépouilles et du butin qu'ils faisaient sur les ennemis, pour les offrir à Hercule, une des principales divinités de Tyr et de Carthage. Lorsque Tyr fut assiégée par Alexandre, les Tyriens, pour mettre en sûreté ce qu'ils avaient de plus cher, envoyèrent à Carthage leurs femmes et leurs enfants, qui y furent reçus et entretenus, quoique dans le temps d'une guerre fort pressante; avec une bonté et une générosité telles qu'on aurait pu les attendre des pères et des mères les plus tendres et les plus opulents. Ces marques constantes d'une vive et sincère reconnaissance font plus d'honneur à une nation que les plus grandes conquêtes et les plus glorieuses victoires.
§ II. Religion des Carthaginois.
Il paraît, par plusieurs traits de l'histoire de Carthage, que ses généraux regardaient comme un devoir essentiel de commencer et de finir leurs entreprises Liv. lib. 21, n. 1. Ibid. n. 21. par le culte des dieux. Amilcar, père du grand Annibal, avant que d'entrer en Espagne pour y faire la guerre, eut soin d'offrir des sacrifices aux dieux. Son fils, marchant sur ses traces, avant que de partir de l'Espagne et de marcher contre les Romains, se transporte jusqu'à Cadix pour s'acquitter des vœux qu'il avait faits à Hercule, et il lui en fait de nouveaux si ce dieu favorise son entreprise. Après la bataille de Lib. 23, n. 11. Cannes, lorsqu'il fit savoir cette heureuse nouvelle à Carthage, il recommanda sur-tout qu'on eût soin de rendre aux dieux immortels de solennelles actions de graces pour toutes les victoires qu'il avait remportées: pro his tantis totque victoriis verum esse grates diis immortalibus agi haberique.
Ce n'étaient pas seulement les particuliers qui se piquaient ainsi de faire paraître en toute occasion un soin religieux d'honorer la Divinité; on voit que c'était le génie et le goût de la nation entière.
Lib. 7, pag. 502. Polybe nous a conservé un traité de paix entre Philippe, fils de Démétrius, roi de Macédoine, et les Carthaginois, où l'on voit d'une manière bien sensible le respect de ceux-ci pour la Divinité, et leur intime persuasion que les dieux assistaient et présidaient aux actions humaines, et sur-tout aux traités solennels qui se faisaient en leur nom, sous leurs yeux et en leur présence. Il y est fait mention de cinq ou six ordres différents de divinités; et ce dénombrement paraît bien extraordinaire dans un acte public comme est un traité de paix entre deux empires. J'en rapporterai les termes mêmes, qui peuvent servir à nous donner quelque idée de la théologie des Carthaginois: Ce traité a été conclu en présence de Jupiter, de Junon et d'Apollon; en présence du démon ou du génie des Carthaginois (δαίµονοσ), d'Hercule et d'Iolaüs; en présence de Mars, de Neptune, de Triton; en présence des dieux qui accompagnent l'armée des Carthaginois, et du Soleil, de la Lune et de la Terre; en présence des rivières, des prairies et des eaux; en présence de tous les dieux qui possèdent Carthage. Que dirions-nous maintenant d'un pareil acte, où l'on ferait intervenir les anges et les saints, protecteurs d'un royaume?
Il y avait chez les Carthaginois deux divinités qui y étaient particulièrement adorées, et dont il est à propos de dire ici un mot.
La première était la déesse Céleste, appelée aussi Uranie, qui est la lune, dont on implorait le secours dans les grandes calamités, sur-tout dans les sécheresses, pour obtenir de la pluie ista ipsa virgo cœlestis, dit Tertullien, Tertul. Apolog. cap. 23. pluviarum polliciatrix. C'est en parlant de cette déesse et d'Esculape que Tertullien fait aux païens de son temps un défi bien hardi, mais bien glorieux au christianisme, en déclarant que le premier venu des chrétiens obligera ces faux dieux d'avouer hautement qu'ils ne sont que des démons; et en consentant qu'on fasse mourir sur-le-champ ce chrétien, s'il ne vient à bout de tirer cet aveu de la bouche même de leurs dieux: nisi se dæmones confessi fuerint christiano mentiri non audentes, ibidem illius christiani procacissimi sanguinem fundite. Saint Augustin parle souvent aussi de cette divinité. «Céleste, dit-il, autrefois régnait souverainement à Carthage. Qu'est devenu son règne depuis Jésus-Christ?» S. August. in psalm. 98. Regnum Cœlestis quale erat Carthagini! ubi nunc est regnum Cœlestis? C'est sans doute la même divinité que Jérémie appelle Jerem. c. 7, v. 18; etc. 44 v. 17-25. la reine du ciel, à laquelle les femmes juives avaient grande dévotion, lui adressant des vœux, lui faisant des libations, lui offrant des sacrifices, et lui préparant de leurs propres mains des gâteaux, ut faciant placentas reginæ cœli, et dont elles se vantaient d'avoir reçu toutes sortes de biens, pendant qu'elles étaient exactes à lui rendre ce culte; au lieu que, depuis qu'il avait cessé, elles s'étaient vues accablées de toutes sortes de malheurs.
La seconde divinité honorée particulièrement chez les Carthaginois, et à qui l'on offrait des victimes humaines, c'est Saturne, connu sous le nom de Moloch dans l'Écriture; et ce culte avait passé de Tyr à Carthage. Philon cite un passage de Sanchoniaton, où l'on voit que c'était une coutume à Tyr que, dans les grandes calamités, les rois immolassent leurs fils pour apaiser la colère des dieux, et que l'un d'eux, qui l'avait fait, fut depuis honoré comme un dieu sous le nom de la constellation appelée Saturne: ce qui a sans doute donné occasion à la fable qui dit que Saturne avait dévoré ses enfants. Les particuliers, quand ils voulaient détourner quelque grand malheur, en usaient de même, et n'étaient pas moins superstitieux que leurs princes; en sorte que ceux qui n'avaient point d'enfants en achetaient des pauvres, pour n'être pas privés du mérite d'un tel sacrifice. Cette coutume se conserva long-temps chez les Phéniciens et les Cananéens, de qui les Israélites l'empruntèrent, quoique Dieu le leur eût défendu bien expressément. On brûlait d'abord inhumainement ces enfants, soit en les jetant au milieu d'un brasier ardent, tel qu'étaient ceux de la vallée d'Ennon, dont il est si souvent parlé dans l'Écriture; soit en les enfermant dans une statue de Saturne, qui était tout enflammée. Plut. de superst. p. 171. Pour étouffer les cris que poussaient ces malheureuses victimes, on faisait retentir pendant cette barbare cérémonie le bruit des tambours et des trompettes. Les mères se faisaient un honneur et un point de religion d'assister à ce cruel spectacle, l'œil sec et sans pousser aucun gémissement; et, s'il leur échappait quelque larme ou quelque soupir, le sacrifice en était moins agréable à la divinité, et elles en perdaient le fruit. Tertul. in Apolog. Elles portaient la fermeté d'ame, ou plutôt la dureté et l'inhumanité, jusqu'à caresser elles-mêmes et baiser leurs enfants pour apaiser leurs cris, de peur qu'une victime offerte de mauvaise grâce et au milieu des pleurs ne déplût à Saturne: Minuc. Fel. Blanditiis et osculis comprimebant vagitum, ne flebilis hostia immolaretur. Dans la suite, on se contenta de faire passer les enfants à travers le feu, comme cela paraît par plusieurs endroits de l'Écriture, et très-souvent ils y périssaient.
Q. Curt. lib. 4, cap. 3. Les Carthaginois retinrent jusqu'à la ruine de leur ville cette coutume barbare d'offrir à leurs dieux des victimes humaines; action qui méritait bien plus le nom de sacrilége que de sacrifice: sacrilegium veriùs quàm sacrum. Ils la suspendirent seulement pendant quelques années, pour ne pas s'attirer la colère et les armes de Darius Ier, roi de Perse, qui leur fit défendre d'immoler des victimes humaines, et de manger de la chair de chien. Plut. de serâ vindicatione deor. pag. 552. [Id. Apopht. p. 174-175.] Mais ils revinrent bientôt à leur génie, puisque, du temps de Xerxès, qui succéda à Darius, Gélon, tyran de Syracuse, ayant remporté en Sicile une victoire considérable sur les Carthaginois, parmi les conditions de paix qu'il leur prescrivit, y inséra celle-ci, qu'ils n'immoleraient plus de victimes humaines à Saturne; et sans doute que ce qui l'obligea à prendre Herod. l. 7, cap. 167. cette précaution fut ce qui avait été mis en pratique dans cette occasion-là même par les Carthaginois; car pendant tout le combat, qui dura depuis le matin jusqu'au soir, Amilcar, fils d'Hannon leur général, ne cessa point de sacrifier aux dieux des hommes tout vivants, et en grand nombre, en les faisant jeter dans un bûcher ardent 176; et, voyant que ses troupes étaient mises en fuite et en déroute, il s'y précipita lui-même pour ne pas survivre à sa honte, et, comme le dit saint Ambroise en rapportant cette action, pour éteindre par son propre sang ce feu sacrilège qu'il voyait ne lui avoir servi de rien.
Dans des temps de peste 177 ils sacrifiaient à leurs dieux un grand nombre d'enfants, sans pitié pour un âge qui excite la compassion des ennemis les plus cruels, cherchant un remède à leurs maux dans le crime, et usant de barbarie pour attendrir les dieux.
Note 177: (retour) «Quum peste laborarent, cruentâ sacrorum religione et scelere pro remedio usi sunt. Quippe homines ut victimas immolabant, et impuberes (quæ ætas etiam hostium misericordiam provocat) aris admovebant, pacem deorum sanguine eorum exposcentes, pro quorum vità dii maximè rogari solent.» (JUSTIN. lib. 18, cap. 6.)
Lib. 20, pag. 756. [Lactant. Institut. 1, 21.] Diodore rapporte un exemple de cette cruauté, qui fait frémir. Dans le temps qu'Agathocle était près de mettre le siége devant Carthage, les habitants de cette ville, se voyant réduits à la dernière extrémité, imputèrent leur malheur à la juste colère de Saturne contre eux, parce qu'au lieu des enfants de la première qualité qu'on avait coutume de lui sacrifier, on avait mis frauduleusement à leur place des enfants d'esclaves et d'étrangers. Pour réparer cette faute, ils immolèrent à Saturne deux cents enfants des meilleures maisons de Carthage; et, outre cela, plus de trois cents citoyens, qui se sentaient coupables de ce prétendu crime, s'offrirent volontairement en sacrifice. Diodore ajoute qu'il y avait une statue d'airain de Saturne, dont les mains étaient penchées vers la terre, de telle sorte que l'enfant qu'on posait sur ces mains tombait aussitôt dans une ouverture et une fournaise pleine de feu.
Plut. de superst. pag. 169-171. Est-ce là, dit Plutarque, adorer les dieux? Est-ce avoir d'eux une idée qui leur fasse beaucoup d'honneur, que de les supposer avides de carnage, altérés du sang humain, et capables d'exiger et d'agréer de telles victimes? Id. in Camil. pag. 132. La religion, dit cet auteur sensé, est environnée de deux écueils également dangereux à l'homme, également injurieux à la Divinité: savoir, de l'impiété et de la superstition. L'une, par affectation d'esprit fort, ne croit rien; l'autre, par une aveugle faiblesse, croit tout. L'impiété, pour secouer un joug et une crainte qui la gêne, nie qu'il y ait des dieux; la superstition, pour calmer aussi ses frayeurs, se forge des dieux selon son caprice, non-seulement amis, mais protecteurs et modèles du crime. Ne valait-il pas mieux, dit-il encore, De superstit. [pag. 171.] que Carthage, dès le commencement, prît pour législateurs un Critias, un Diagoras, athées reconnus et se donnant pour tels, que d'adopter une si étrange et si perverse religion? Les Typhons, les géants, ennemis déclarés des dieux, s'ils avaient triomphé du ciel, auraient-ils pu établir sur la terre des sacrifices plus abominables?
Voilà ce que pensait un païen, du culte carthaginois tel que nous l'avons rapporté. En effet on ne croirait pas le genre humain susceptible d'un tel excès de fureur et de frénésie. Les hommes ne portent point communément dans leur propre fonds un renversement si universel de tout ce que la nature a de plus sacré. Immoler, égorger soi-même ses propres enfants, et les jeter de sang-froid dans un brasier ardent! Des sentiments si dénaturés, si barbares, adoptés cependant par des nations entières, et des nations très-policées, par les Phéniciens, les Carthaginois, les Gaulois, les Scythes, les Grecs même et les Romains, et consacrés par une pratique constante de plusieurs siècles, ne peuvent avoir été inspirés que par celui qui a été homicide dès le commencement, et qui ne prend plaisir qu'à la dégradation, à la misère et à la perte de l'homme.
§ III. Forme du Gouvernement de Carthage.
Le gouvernement de Carthage était fondé sur des principes d'une profonde sagesse; et ce n'est point sans Arist. lib. 2, de Rep. c. 11. raison qu'Aristote met cette république au nombre de celles qui étaient les plus estimées dans l'antiquité, et qui pouvaient servir de modèles aux autres. Il appuie d'abord ce sentiment sur une réflexion qui fait beaucoup d'honneur à Carthage, en marquant que, jusqu'à son temps, c'est-à-dire depuis plus de cinq cents ans, il n'y avait eu ni aucune sédition considérable qui en eût troublé le repos, ni aucun tyran qui en eût opprimé la liberté. En effet c'est un double inconvénient des gouvernements mixtes, tels qu'était celui de Carthage, où le pouvoir est partagé entre le peuple et les grands, de dégénérer ou en abus de la liberté par les séditions du côté du peuple, comme cela était ordinaire à Athènes et dans toutes les républiques grecques; ou en oppression de la liberté publique du côté des grands, par la tyrannie, comme cela arriva à Athènes, à Syracuse, à Corinthe, à Thèbes, à Rome même du temps de Sylla et de César. C'est donc un grand éloge pour Carthage d'avoir su, par la sagesse de ses lois, et par l'heureux concert des différentes parties qui composaient son gouvernement, éviter pendant un si long espace d'années deux écueils si dangereux et si communs.
Il serait à souhaiter que quelque auteur ancien nous eût laissé une description exacte et suivie des coutumes et des lois de cette fameuse république. Faute de ce secours, on n'en peut avoir qu'une idée assez confuse et imparfaite, en ramassant différents traits qu'on trouve épars dans les auteurs. C'est un service qu'a rendu à la république des lettres Christophe Hendreich 178. Son ouvrage m'a été d'un grand secours.
Polyb. lib. 6, pag. 493. Le gouvernement de Carthage réunissait, comme celui de Sparte et de Rome, trois autorités différentes qui se balançaient l'une l'autre et se prêtaient un mutuel secours: celle des deux magistrats suprêmes, appelés suffètes 179; celle du sénat, et celle du peuple. On y ajouta ensuite le tribunal des cent, qui eurent beaucoup de crédit dans la république.
Note 179: (retour) Ce nom est dérivé d'un mot qui, chez les Hébreux et les Phéniciens, signifie juges: shophetim.= C'est l'opinion de Bochart (Chanan I. 24) et de Selden (de Diis Syriis. Proleg. c. 2); bien plus naturelle que celle de Scaliger, qui faisait venir ce nom de Tzazaph, il regarde d'en haut, dans le même sens que ἔφορος έπίσκοπος ἐποπτής. (SCALIGER, in Fest. voce Suffet.)--L.
Suffètes.
Le pouvoir des suffètes ne durait qu'un an 180, et ils étaient à Carthage ce que les consuls étaient à Rome 181.
Souvent même les auteurs leur donnent les noms de rois, de dictateurs, de consuls, parce qu'ils en remplissaient l'emploi. L'histoire ne nous apprend point par qui ils étaient choisis. Ils avaient droit et étaient chargés du soin d'assembler le sénat 182: ils en étaient les présidents et les chefs: ils y proposaient les affaires et recueillaient les suffrages. Ils présidaient 183 aussi aux jugements qui se rendaient sur les affaires importantes. Leur autorité n'était pas renfermée dans la ville, ni bornée aux affaires civiles; on leur confiait quelquefois le commandement des armées. Il paraît qu'au sortir de la dignité de suffètes on les nommait préteurs, qui était une charge considérable, puisque, outre le droit de présidence dans certains jugements, elle leur donnait celui de proposer et de porter de nouvelles lois, et de faire rendre compte à ceux qui étaient chargés du recouvrement Liv. lib. 33, n. 46 et 47. des deniers publics, comme on le voit dans ce que Tite-Live nous raconte d'Annibal à ce sujet, et que je rapporterai dans la suite 184.
Le sénat.
Le sénat, composé de personnes que leur âge, leur expérience, leur naissance, leurs richesses, et sur-tout leur mérite, rendaient respectables, formait le conseil de l'état, et était comme l'ame de toutes les délibérations publiques. On ne sait point précisément quel était le nombre des sénateurs; il devait être fort grand, puisqu'on voit qu'on en tira cent pour former une compagnie particulière, dont j'aurai bientôt lieu de parler. C'était dans le sénat que se traitaient les grandes affaires, qu'on lisait les lettres des généraux, qu'on recevait les plaintes des provinces, qu'on donnait audience aux ambassadeurs, qu'on décidait de la paix ou de la guerre, comme on le voit en plusieurs occasions.
Arist. loc. cit. Quand les sentiments étaient uniformes et que tous les suffrages se réunissaient, alors le sénat décidait souverainement et en dernier ressort. Lorsqu'il y avait partage et qu'on ne convenait point, les affaires étaient portées devant le peuple, et dans ce cas le pouvoir de décider lui était dévolu 185. Il est aisé de comprendre quelle sagesse il y avait dans ce règlement, et combien il était propre à arrêter les cabales, à concilier les esprits, à appuyer et à faire dominer les bons conseils, une compagnie comme celle-là étant extrêmement jalouse de son autorité, et ne consentant pas aisément à la faire passer à une autre. On en voit un exemple mémorable dans Polybe. Lorsque, après la perte de la Polyb. l. 15, p. 706 et 707 bataille donnée en Afrique à la fin de la seconde guerre punique, on fit dans le sénat la lecture des conditions de paix qu'offrait le vainqueur, Annibal, voyant qu'un des sénateurs s'y opposait, représenta vivement que, s'agissant du salut de la république, il était de la dernière importance de se réunir, et de ne point renvoyer une telle délibération à l'assemblée du peuple; et il en vint à bout. Voilà sans doute ce qui, dans les commencements de la république, rendit le sénat si puissant, et ce qui porta son autorité à un si haut point; Polyb. l. 6, pag. 494. et le même auteur remarque, dans un autre endroit, que, tant que le sénat fut le maître des affaires, l'état fut gouverné avec beaucoup de sagesse, et que toutes les entreprises eurent un grand succès.
Note 185: (retour) Aristote est plus précis: «Les rois avec les sénateurs sont maîtres de porter une affaire au peuple, ou de ne la point porter, s'ils sont tous d'accord [sur cette affaire]; sinon, le peuple est aussi appelé à en décider.» Τοῦ µὲν γὰρ τὸ µὲν προςάγειν, τὸ δὲ µὴ προςάγειν πρὸς τὸν δῆµον οἱ ßασιλεἴς κύριοι ΜΕΤẢ τῶν γερόντων ἄν ὁµογνοµονῶσι ΠẢΝΤΕΣ εἰ δὲ µὴ καὶ τούτων ὀ δῆµος. (Polit. II, 8, § 3, éd. Schn.)--L.
Le peuple.
Il paraît, par tout ce que nous avons dit jusqu'ici, que jusqu'au temps d'Aristote, qui fait une si belle peinture et un si magnifique éloge du gouvernement de Carthage, le peuple se reposait volontiers sur le sénat du soin des affaires publiques, et lui en laissait la principale administration: et c'est par là que la république devint si puissante. Il n'en fut pas ainsi dans la suite. Le peuple, devenu insolent par ses richesses et par ses conquêtes, et ne faisant pas réflexion qu'il en était redevable à la prudente conduite du sénat, voulut se mêler aussi du gouvernement, et s'arrogea presque tout le pouvoir. Tout se conduisit alors par cabales et par factions; ce qui fut, selon Polybe, une des principales causes de la ruine de l'état.
Le tribunal des cent.
C'était une compagnie composée de cent quatre personnes, quoique souvent, pour abréger, il ne soit fait mention que de cent. Elle tenait lieu à Carthage, selon Aristote, de ce qu'étaient les éphores à Sparte; par où il paraît qu'elle fut établie pour balancer le pouvoir des grands et du sénat; mais avec cette différence, que les éphores n'étaient qu'au nombre de cinq et qu'ils ne demeuraient qu'un an en charge, au lieu que ceux-ci étaient perpétuels et passaient le nombre de cent. On croit que ces centumvirs sont les mêmes que les cent juges dont parle Justin, qui furent tirés du sénat, Lib. 19, c. 2. et établis pour faire rendre compte aux généraux de leur conduite. Le pouvoir exorbitant de ceux de la famille de Magon, An. M. 3609. De Carthage, 487. qui, occupant les premières places et se trouvant à la tête des armées, s'étaient rendus maîtres de toutes les affaires, donna lieu à cet établissement. On voulut par là mettre un frein à l'autorité des généraux, laquelle, pendant qu'ils commandaient les troupes, était presque sans bornes et souveraine; et on la rendit soumise aux lois par la nécessité qu'on leur imposa de rendre compte de leur administration à ces juges, au retour de leurs campagnes: Justin. Ibid. ut hoc metu ita in bello imperia cogitarent, ut domi judicia legesque respicerent. Parmi ces cent quatre juges, il y en avait cinq qui avaient une juridiction particulière et supérieure à celle des autres: on ne sait pas combien elle durait de temps. Ce conseil des cinq était comme le conseil des dix dans le sénat de Venise. Quand il y vaquait quelque place, c'étaient eux seuls qui avaient le droit de la remplir. Ils avaient droit aussi de choisir ceux qui entraient dans le conseil des cent. Leur autorité était fort grande; et c'est pour cela qu'on avait soin de ne mettre dans cette place que des hommes d'un rare mérite; et l'on ne crut point devoir attacher à leur emploi aucune rétribution ni aucune récompense, le motif seul du bien public devant être assez fort dans l'esprit des gens de bien pour les engager à remplir leurs devoirs avec zèle et fidélité. Polybe, en rapportant Lib. 10, pag. 592. la prise de Carthagène par Scipion, distingue nettement deux compagnies de magistrats établies à Carthage. Il dit que, parmi les prisonniers qu'on fit dans Carthagène, il se trouva deux magistrats du corps des vieillards, ἐκ τῆς γερουσίας (on appelait ainsi la compagnie des cent), et quinze du sénat, ἐκ τῆς συγκλήτου. Lib. 26, n. 15. Lib. 30, n. 16. Tite-Live ne fait mention que de ces quinze derniers sénateurs. Mais dans un autre endroit il nomme les vieillards, et marque qu'ils composaient le conseil le plus respectable de l'état, et qu'ils avaient une grande autorité dans le sénat: Carthaginienses... oratores ad pacem petendam mittunt triginta seniorum principes. Id erat sanctius apud illos concilium, maximaque ad ipsum senatum regendum vis.
Les établissements les plus sages et les mieux concertés dégénèrent peu-à-peu, et font place enfin au désordre et à la licence, qui percent et pénètrent partout. Ces juges, qui devaient être la terreur du crime et le soutien de la justice, abusant de leur pouvoir, qui était presque sans bornes, devinrent autant de petits tyrans, comme nous le verrons dans l'histoire du grand Annibal, qui, pendant sa préture, lorsqu'il fut retourné AN. M. 3802. DE CARTHAGE 682. en Afrique, employa tout son crédit pour réformer un abus si criant; et de perpétuelle qu'était l'autorité de ces juges, la rendit annuelle, environ deux cents ans depuis que la compagnie des cent avait été formée.
Défauts du gouvernement de Carthage.
Aristote, entre quelques autres observations qu'il fait sur le gouvernement de Carthage, y remarque deux grands défauts, fort contraires, selon lui, aux vues d'un sage législateur et aux règles d'une bonne et saine politique.
Le premier de ces défauts consiste en ce qu'on mettait sur la tête d'un même homme plusieurs charges; ce qui était considéré à Carthage comme la preuve d'un mérite non commun. Aristote regarde cette coutume comme très-préjudiciable au bien public. En effet, dit-il, lorsqu'un homme n'est chargé que d'un seul emploi, il est beaucoup plus en état de s'en bien acquitter, les affaires pour-lors étant examinées avec plus de soin et expédiées avec plus de promptitude. On ne voit pas, ajoute-t-il, que, ni dans les troupes, ni dans la marine, on en use de la sorte: un même officier ne commande pas deux corps différents; un même pilote ne conduit pas deux vaisseaux. D'ailleurs le bien de l'état demande que, pour exciter de l'émulation parmi les gens de mérite, les charges et les faveurs soient partagées; au lieu que, lorsqu'on les accumule sur un même sujet, souvent elles produisent en lui une sorte d'éblouissement par une distinction si marquée, et excitent toujours dans les autres la jalousie, les mécontentements, les murmures.
Le second défaut qu'Aristote trouve dans le gouvernement de Carthage, c'est que, pour parvenir aux premiers postes, il fallait, avec du mérite et de la naissance, avoir encore un certain revenu; et qu'ainsi la pauvreté pouvait en exclure les plus gens de bien, ce qu'il regarde comme un grand mal dans un état: car alors, dit-il, la vertu n'étant comptée pour rien, et l'argent pour tout, parce qu'il conduit à tout, l'admiration et la soif des richesses saisit toute une ville et la corrompt; outre que les magistrats et les juges, qui ne le deviennent qu'à grands frais, semblent être en droit de s'en dédommager ensuite par leurs propres mains.
On ne voit, je crois, dans l'antiquité aucune trace qui marque que les dignités, soit de l'état, soit de la judicature, y aient jamais été vénales; et ce que dit ici Aristote des dépenses qui se faisaient à Carthage pour y parvenir tombe sans doute sur les présents par lesquels on achetait les suffrages de ceux qui conféraient les charges 186; ce qui, comme le remarque aussi Polybe, était fort ordinaire parmi les Carthaginois 187, chez qui nul gain n'était honteux. Il n'est donc pas étonnant qu'Aristote condamne un usage dont il est aisé de voir combien les suites peuvent être funestes.
Mais, s'il prétendait qu'on dût mettre également dans les premières dignités les riches et les pauvres, comme il semble l'insinuer 188, son sentiment serait réfuté par la pratique générale des républiques les plus sages, qui, sans avilir ni déshonorer la pauvreté, ont cru devoir sur ce point donner la préférence aux richesses, parce qu'on a lieu de présumer que ceux qui ont du bien ont reçu une meilleure éducation, pensent plus noblement, sont moins exposés à se laisser corrompre et à faire des bassesses; et que la situation même de leurs affaires les rend plus affectionnés à l'état, plus disposés à y maintenir la paix et le bon ordre, plus intéressés à en écarter toute sédition et toute révolte.
Aristote, en finissant ses réflexions sur la république de Carthage, approuve fort la coutume 189 qui y régnait d'envoyer de temps en temps des colonies en différents endroits, et de procurer ainsi aux citoyens des établissements honnêtes. Par là on avait soin de pourvoir aux nécessités des pauvres, qui sont, aussi-bien que les riches, membres de l'état; on déchargeait la capitale d'une multitude de gens oisifs et fainéants, qui la déshonorent et souvent lui deviennent dangereux; on prévenait les mouvements et les troubles en éloignant ceux qui y donnent lieu pour l'ordinaire, parce que, mécontents de leur fortune présente, ils sont toujours prêts à remuer et à innover.
§ IV. Commerce de Carthage, première source de
ses richesses et de sa puissance.
Le commerce était, à proprement parler, l'occupation de Carthage, l'objet particulier de son industrie, son caractère propre et dominant; c'en était la plus grande force et le principal soutien: en un mot, le commerce peut être regardé comme la source de la puissance, des conquêtes, du crédit et de la gloire des Carthaginois. Situés au centre de la Méditerranée, et prêtant une main à l'orient et l'autre à l'occident, ils embrassaient, par l'étendue de leur commerce, toutes les régions connues, et le portaient sur les côtes d'Espagne, de la Mauritanie, des Gaules, au-delà du détroit et des colonnes d'Hercule. Ils allaient par-tout acheter à bon marché le superflu de chaque nation, pour le convertir à l'égard des autres en un nécessaire qu'ils leur vendaient fort chèrement. Ils tiraient de l'Égypte le fin lin, le papier, le blé, les voiles et les câbles pour les vaisseaux; des côtes de la mer Rouge, les épiceries, l'encens, les aromates, les parfums, l'or, les perles et les pierres précieuses; de Tyr et de la Phénicie, la pourpre et l'écarlate, les riches étoffes, les meubles somptueux, les tapisseries, et les différents ouvrages curieux et d'un travail recherché: en un mot, ils allaient chercher en diverses contrées tout ce qui peut fournir aux nécessités, et contribuer aux commodités, au luxe, aux délices de la vie. A leur retour ils rapportaient en échange le fer, l'étain, le plomb, et le cuivre des côtes occidentales; et par la vente de toutes ces marchandises ils s'enrichissaient aux dépens de toutes les nations, et les mettaient à une espèce de contribution d'autant plus sûre, qu'elle était plus volontaire.
En se rendant ainsi les facteurs et les négociants de tous les peuples, ils étaient devenus les princes de la mer, le lien de l'orient, de l'occident et du midi, et le canal nécessaire de leur communication; et avaient rendu Carthage la ville commune de toutes les nations que la mer avait séparées, et le centre de leur commerce.
Les plus considérables de la ville ne dédaignaient pas de faire le négoce; ils s'y appliquaient avec le même soin que les moindres citoyens; et leurs grandes richesses ne les dégoûtaient jamais de l'assiduité, de la patience et du travail nécessaires pour les augmenter. C'est ce qui leur a donné l'empire de la mer, ce qui a fait fleurir leur république, ce qui l'a mise en état de le disputer à Rome même, et qui l'a portée à un si haut degré de puissance, qu'il fallut aux Romains plus de quarante années d'une guerre cruelle et douteuse pour dompter cette fière rivale. Enfin, Rome triomphante ne crut pouvoir l'assujettir et la subjuguer entièrement qu'en lui ôtant les ressources qu'elle eût encore pu trouver dans le négoce, qui, pendant un si long temps, l'avait soutenue contre toutes les forces de la république.
Au reste, il n'est pas étonnant que Carthage, sortie de la première école du monde pour le commerce, je veux dire de Tyr, y ait eu un succès si prompt et si constant. Les mêmes vaisseaux qui conduisirent ses fondateurs en Afrique, après le transport, leur servirent pour le négoce. Ils commencèrent à s'établir sur les côtes d'Espagne, dans quelques ports qui leur furent ouverts pour y débarquer leurs marchandises. Les commodités et les facilités qu'ils y trouvèrent leur firent naître la pensée de conquérir ces vastes régions; et dans la suite Carthage la Neuve, ou Carthagène, donna aux Carthaginois en ce pays-là un empire presque égal à celui que l'ancienne possédait en Afrique.
§ V. Mines d'Espagne, seconde source des richesses
et de la puissance de Carthage.
Lib. 4, pag. 312, etc. Diodore remarque avec raison que les mines d'or et d'argent que les Carthaginois trouvèrent en Espagne furent pour eux une source inépuisable de richesses qui les mirent en état de soutenir de si longues guerres contre les Romains. Les naturels du pays avaient longtemps ignoré ces trésors cachés dans le sein de la terre, ou du moins ils en connaissaient peu l'usage et le prix. Les Phéniciens, par l'échange qu'ils faisaient de marchandises de peu de valeur avec ces précieux métaux, profitèrent de l'ignorance de ces peuples, et amassèrent des richesses immenses. Quand les Carthaginois se furent rendus maîtres du pays, ils creusèrent la terre plus avant que n'avaient fait les anciens Espagnols, qui d'abord apparemment s'étaient contentés de ce qu'ils trouvaient sur la superficie; et les Romains, quand ils eurent enlevé l'Espagne aux Carthaginois, ne manquèrent pas de profiter de leur exemple, et tirèrent de ces mines d'or et d'argent de fort grands revenus.
Diod. lib. 4, p. 312, etc. Le travail pour parvenir à ces mines et pour en tirer l'or et l'argent était incroyable; car les veines de ces métaux paraissent rarement sur la superficie: il fallait les chercher et les suivre dans des profondeurs affreuses, où souvent l'on trouvait de l'eau en quantité, qui arrêtait tout court les ouvriers, et semblait devoir les rebuter pour toujours. Mais la cupidité n'est pas moins patiente pour soutenir les fatigues qu'ingénieuse pour trouver des ressources. Dans la suite, par le moyen des [plus haut, p. 35.] pompes qu'Archimède avait inventées dans son voyage en Égypte, les Romains venaient à bout d'élever en haut toute l'eau de ces espèces de puits, et de les mettre à sec. Pour enrichir les maîtres de ces mines, il en coûta la vie à une infinité d'esclaves, qui étaient traités avec la dernière dureté, que l'on faisait travailler malgré eux à coups de bâton, et à qui on ne donnait de repos ni Strab. l. 3, pag. 147. jour ni nuit. Polybe, cité par Strabon, dit que de son temps il y avait quarante mille hommes occupés aux mines qui étaient dans le voisinage de Carthagène, et qu'ils fournissaient chaque jour au peuple romain vingt-cinq mille drachmes 190, c'est-à-dire douze mille cinq cents livres.
On ne doit pas être surpris de voir les Carthaginois, après les plus grandes défaites, mettre en peu de temps sur pied de nombreuses armées, équiper de grosses flottes, et soutenir pendant plusieurs années des dépenses considérables pour les guerres qu'ils faisaient au loin. Mais il doit paraître bien surprenant que les Romains fissent la même chose, eux dont les revenus étaient fort modiques avant ces grandes conquêtes qui leur assujettirent les peuples les plus puissants, et qui n'avaient aucune ressource ni du côté du trafic, absolument inconnu à Rome, ni du côté des mines d'or et d'argent, fort rares en Italie 191, supposé qu'il y en eût, et dont les frais, par cette raison, auraient absorbé tout le profit. Ils trouvaient dans leur vie simple et frugale, dans leur zèle pour le bien public, et dans l'amour du peuple pour la patrie, des fonds non moins prompts ni moins assurés que ceux de Carthage, mais plus honorables à la nation.
Note 191: (retour) Selon Pline, aucun pays ne l'emporte sur l'Italie par l'abondance des mines de tous métaux (III, 20, p. 177). Mais son assertion paraît hasardée: il faut se souvenir, comme d'un fait capital, que Rome n'a eu que de la monnaie de cuivre, jusqu'en l'année 247 avant J.C. (Voyez mes Considérations générales sur l'évaluation des monnaies grecques et romaines, pag. 108.)--L.
§ VI. La guerre.
Carthage doit être considérée comme une république marchande tout ensemble et guerrière. Elle était marchande par inclination et par état; elle devint guerrière, d'abord par la nécessité de se défendre contre les peuples voisins, et ensuite par le désir d'étendre son commerce et d'agrandir son empire. Cette double idée nous donne, ce me semble, le vrai plan et le vrai caractère de la république carthaginoise. Nous avons parlé du commerce.
La puissance militaire de Carthage consistait en rois alliés, en peuples tributaires dont elle tirait des milices et de l'argent, en quelques troupes composées de ses propres citoyens, et en soldats mercenaires qu'elle achetait dans les états voisins, sans être obligée ni de les lever, ni de les exercer, parce qu'elle les trouvait tout formés et tout aguerris, choisissant dans chaque pays les troupes qui avaient le plus de mérite et de réputation. Elle tirait de la Numidie une cavalerie légère, hardie, impétueuse, infatigable, qui faisait la principale force de ses armées; des îles Baléares, les plus adroits frondeurs de l'univers; de l'Espagne, une infanterie ferme et invincible; des côtes de Gênes et des Gaules, des troupes d'une valeur reconnue; et de la Grèce même, des soldats également bons pour toutes les opérations de la guerre, propres à servir en campagne ou dans les villes, à faire des sièges ou à les soutenir.
Elle mettait ainsi tout d'un coup sur pied une puissante armée, composée de tout ce qu'il y avait de troupes d'élite dans l'univers, sans dépeupler ses campagnes ni ses villes par de nouvelles levées, sans suspendre les manufactures ni troubler les travaux paisibles des artisans, sans interrompre son commerce, sans affaiblir sa marine. Par un sang vénal elle s'acquérait la possession des provinces et des royaumes, et convertissait les autres nations en instruments de sa grandeur et de sa gloire, sans y rien mettre du sien que de l'argent, que même les peuples étrangers lui fournissaient par son négoce.
Si dans le cours d'une guerre elle recevait quelque échec, ces pertes étaient comme des accidents étrangers qui ne faisaient qu'effleurer extérieurement le corps de l'état sans porter de plaies profondes dans les entrailles mêmes ni dans le cœur de la république. Ces pertes étaient promptement réparées par les sommes qu'un commerce florissant fournissait comme un nerf perpétuel de la guerre, et comme un restaurant de l'état toujours nouveau pour acheter des troupes toujours prêtes à se vendre; et, par l'étendue immense des côtes dont ils étaient les maîtres, il leur était aisé de lever en peu de temps tous les matelots et les rameurs dont ils avaient besoin pour les manœuvres et le service de la flotte, et de trouver d'habiles pilotes et des capitaines expérimentés pour la conduire.
Mais toutes ces parties fortuitement assorties ne tenaient ensemble par aucun lien naturel, intime, nécessaire; aucun intérêt commun et réciproque ne les unissait pour en former un corps solide et inaltérable; aucune ne s'affectionnait sincèrement au succès des affaires et à la prospérité de l'état. On n'agissait pas avec le même zèle et on ne s'exposait pas aux dangers avec le même courage pour une république qu'on regardait comme étrangère, et par là comme indifférente, que l'on aurait fait pour sa propre patrie, dont le bonheur fait celui des citoyens qui la composent.
Dans les grands revers, les rois alliés 192 pouvaient être aisément détachés de Carthage, ou par la jalousie que cause naturellement la grandeur d'un voisin plus puissant que soi, ou par l'espérance de tirer des avantages plus considérables d'un nouvel ami, ou par la crainte d'être enveloppés dans le malheur d'un ancien allié.
Les peuples tributaires, dégoûtés par le poids et la honte d'un joug qu'ils portaient impatiemment, se flattaient pour l'ordinaire d'en trouver un plus doux en changeant de maître: ou, si la servitude était inévitable, ils étaient fort indifférents pour le choix, comme on le verra par plusieurs exemples que cette histoire nous fournira.
Les troupes mercenaires, accoutumées à mesurer leur fidélité sur la grandeur ou sur la durée du salaire, étaient toujours prêtes, au moindre mécontentement ou sur les plus légères promesses d'une plus grosse solde, à passer du côté de l'ennemi qu'elles venaient de combattre, et à tourner leurs armes contre ceux qui les avaient appelées à leur secours.
Ainsi la grandeur de Carthage, qui ne se soutenait que par ces appuis extérieurs, se voyait ébranlée jusque dans ses fondements aussitôt qu'ils lui étaient ôtés; et, si par-dessus cela son commerce, qui faisait son unique ressource, venait à être interrompu par la perte de quelque bataille navale, elle croyait toucher à sa ruine et se livrait au découragement et au désespoir, comme il parut clairement à la fin de la première guerre punique.
Aristote, dans le livre où il marque les avantages et les inconvénients du gouvernement de Carthage, ne la reprend point de n'avoir que des milices étrangères; et il est à croire qu'elle n'est tombée que long-temps après dans ce défaut. Les révoltes arrivées dans les derniers temps dûrent lui apprendre qu'il n'y a rien de plus malheureux qu'un état qui ne se soutient que par les étrangers, où il ne trouve ni zèle, ni sûreté, ni obéissance.
Il n'en était pas ainsi dans la république romaine. Comme elle était sans commerce et sans argent, elle ne pouvait acheter des secours capables de l'aider à pousser ses conquêtes aussi rapidement que Carthage; mais aussi, comme elle tirait tout d'elle-même et que toutes les parties de l'état étaient intimement unies ensemble, elle avait des ressources plus sûres dans ses grands malheurs que n'en avait Carthage dans les siens: et de là vient qu'elle ne songea point du tout à demander la paix après la bataille de Cannes, comme celle-ci l'avait demandée dans un danger moins pressant.
Carthage avait de plus un corps de troupes composé seulement de ses propres citoyens, mais peu nombreux. C'était l'école où la principale noblesse et ceux qui se sentaient plus d'élévation, de talents et d'ambition pour aspirer aux premières dignités, faisaient l'apprentissage de la profession des armes. C'était de leur sein qu'on tirait tous les officiers-généraux qui commandaient les différents corps de troupes, et qui avaient la principale autorité dans les armées. Cette nation était trop jalouse et trop soupçonneuse pour en confier le commandement à des capitaines étrangers. Mais elle ne portait pas si loin que Rome et Athènes sa défiance contre ses citoyens, à qui elle donnait un grand pouvoir, ni ses précautions contre l'abus qu'ils en pouvaient faire pour opprimer leur patrie. Le commandement des armées n'y était point annuel ni fixé à un temps limité comme dans ces deux autres républiques. Plusieurs généraux l'ont conservé pendant un long cours d'années, et jusqu'à la fin de la guerre ou de leur vie, quoiqu'ils demeurassent toujours comptables de leurs actions à la république, et sujets à être révoqués quand, ou une véritable faute, ou un malheur, ou le crédit d'une cabale opposée, y donnait occasion.
§ VII. Les sciences et les arts.
On ne peut pas dire que Carthage eût entièrement
renoncé à la gloire de l'étude et du savoir. Masinissa,
fils d'un roi
193 puissant, qui y fut envoyé pour y être
instruit et élevé, fait croire qu'il y avait dans cette ville
quelque école propre à donner une bonne éducation. Corn. Nep.
in vit. Annib.
cap. 13.
Cic. lib. 1
de Orat. n.
249.
Plin. lib. 18,
cap. 3.
Le grand Annibal, qui en a fait l'honneur en tout genre,
n'était pas ignorant dans les belles-lettres, comme on
le verra dans la suite. Magon, autre général fort célèbre,
n'a pas moins illustré Carthage par ses ouvrages que
par ses victoires. Il avait écrit vingt-huit volumes sur
l'agriculture; et le sénat romain en fit tant de cas,
qu'après la prise de Carthage, lorsqu'il distribuait aux
princes d'Afrique les bibliothèques qui s'y trouvèrent
(nouvelle preuve que l'érudition n'en était pas absolument
bannie), il donna ordre qu'on traduisît en latin
ces livres sur l'agriculture, quoique l'on eût déjà ceux
que Caton avait composés sur la même matière.
Voss. de
hist. græc.
lib. 4.
[p. 513.] Nous
avons encore une version grecque d'un traité composé
en langue punique
194, par Hannon, sur le voyage qu'il
avait fait par ordre du sénat, avec une flotte considérable,
autour de l'Afrique, pour y établir différentes
colonies. On croit cet Hannon plus ancien que celui
dont il est parlé du temps d'Agathocle.
Note 194: (retour) Ce qui nous reste d'Hannon est moins un traité qu'une espèce d'inscription (traduite du punique par un auteur inconnu), contenant les principaux faits du voyage, et qu'Hannon aura fait déposer dans un temple à son retour.Les savants s'accordent assez généralement à placer l'époque du Périple d'Hannon, vers le temps d'Hérodote.--L.
Plut. de fortun. Alex. pag. 328. Diog. Laert. in Clitom. [IV, §67.] Tuscul. Quæst. l. 3, n. 54. Clitomaque, appelé en langue punique Asdrubal, tient un rang considérable parmi les philosophes. Il succéda au fameux Carnéade, qui avait été son maître, et soutint à Athènes l'honneur de la secte académique. Cicéron 195 lui trouve assez d'esprit pour un Carthaginois, et beaucoup d'ardeur pour l'étude. Il composa plusieurs livres, dans l'un desquels il consolait les malheureux citoyens de Carthage, qui, après la ruine de cette ville, se trouvaient réduits au triste état de captivité.
Je pourrais mettre au nombre, ou plutôt à la tête des écrivains qui ont illustré l'Afrique, le célèbre Térence, capable de lui faire seul un honneur infini par l'éclat de sa réputation, s'il n'était évident que, par rapport à ses écrits, Carthage, où il naquit, doit moins être regardée comme sa patrie que Rome, où il fut élevé, et où il puisa cette pureté de style, cette délicatesse, cette élégance, qui l'ont rendu l'admiration de tous les siècles. On conjecture qu'il fut enlevé encore enfant, ou du moins fort jeune, par les Numides, dans Suet. in vit. Terent. les courses qu'ils faisaient sur les terres des Carthaginois, pendant la guerre qu'eurent ensemble ces deux peuples depuis la fin de la seconde guerre punique jusqu'au commencement de la troisième. On le vendit comme esclave à Térentius Lucanus, sénateur romain, qui, après l'avoir fait élever avec beaucoup de soin, l'affranchit, et lui fit porter son nom comme c'était alors la coutume. Il fut uni d'une amitié très-étroite avec Scipion l'Africain le second, et avec Lélius; et c'était un bruit public à Rome, que ces deux grands hommes lui aidaient à composer ses pièces. Le poëte, loin de se défendre d'un bruit qui lui était si avantageux, s'en fit honneur. Il ne nous reste de lui que six comédies. Quelques auteurs, au rapport de Suétone, qui a écrit sa vie, disent qu'à son retour de Grèce, où il avait fait un voyage, il perdit cent huit pièces qu'il avait traduites de Ménandre, et qu'il ne put survivre à un accident qui devait lui causer une douleur très-sensible. Mais on ne trouve pas que cette particularité de la vie de Térence ait un fondement fort solide. Quoi qu'il en soit, il mourut l'an de Rome 594, sous le consulat de Cn. Cornelius Dolabella et de M. Fulvius, à l'âge de trente-cinq ans; et par conséquent il était né l'an 560.
Il faut pourtant avouer, malgré tout ce que je viens de dire, que la disette d'hommes savants a toujours été grande à Carthage, puisque dans le cours de plus de sept siècles cette puissante république fournit à peine trois ou quatre auteurs connus. Quoiqu'elle eût des liaisons avec la Grèce et avec les nations les plus policées, elle ne s'était pas mise en peine d'en emprunter les belles connaissances, dont l'acquisition n'entrait point dans les vues de son commerce. L'éloquence, la poésie, l'histoire, semblent y avoir été peu connues. Un philosophe carthaginois, parmi les savants, passe presque pour un prodige. Que croirait-on d'un géomètre ou d'un astronome? Je ne sais s'ils faisaient quelque cas de la médecine, si utile à la vie; et de la jurisprudence, si nécessaire à la société.
Au milieu d'une indifférence si marquée pour tous les ouvrages de l'esprit, l'éducation de la jeunesse ne pouvait être que fort imparfaite et fort grossière. A Carthage toute l'étude, toute la science des jeunes gens se bornait, pour le grand nombre, à écrire et chiffrer, à dresser un registre, à tenir un comptoir, en un mot à ce qui regarde le trafic. Belles-lettres, histoire, philosophie, c'étaient toutes choses peu estimées à Carthage. Elles furent même, dans la suite des temps, interdites par les lois 196, qui défendaient expressément à tout Carthaginois d'apprendre la langue grecque, de peur que par là il ne se mît en état d'entretenir commerce, ou par lettres, ou de vive voix, avec les ennemis.
Que pouvait-on attendre d'une telle disposition? Aussi ne vit-on jamais parmi eux cette douceur dans la conduite, cette facilité de mœurs, ces sentiments de vertu, que l'éducation a coutume d'inspirer aux nations où elle est cultivée. Il faut que le petit nombre des grands hommes que celle-ci a portés n'aient dû leur mérite qu'à un heureux naturel, qu'à des talents singuliers et à une longue expérience, sans que la culture et l'instruction y aient beaucoup contribué. De là vient que chez ce peuple le mérite des plus grands hommes est terni par de grands défauts, par des vices bas, par des passions cruelles; et il est rare d'y voir briller une vertu sans tache et sans reproche, noble, généreuse, aimable, et soutenue par des principes constants et éclairés, telle qu'on en voit en foule parmi les Grecs et les Romains. On sent bien que je ne parle ici que des vertus païennes, et selon l'idée qu'en avaient les païens. Je ne trouve pas plus de monuments de leur habileté dans les arts moins élevés et moins nécessaires, comme sont la peinture et la sculpture. Je lis qu'ils avaient beaucoup pillé de ces sortes d'ouvrages sur les nations vaincues: mais je n'apprends nulle part qu'ils en eussent beaucoup fait eux-mêmes.
De tout ce que je viens de dire on ne peut s'empêcher de conclure, que le commerce était le goût dominant et le caractère propre de la nation; qu'il faisait comme le fonds de l'état; qu'il était l'ame de la république, et le grand mobile de toutes ses entreprises. Les Carthaginois étaient la plupart de bons négociants, uniquement occupés de leur trafic, poussés par le désir du gain, n'estimant que les richesses, et mettant tous leurs talents aussi-bien que leur principale gloire à en amasser beaucoup, sans en connaître trop la véritable destination, et sans savoir en faire un noble et digne usage.
§ VIII. Caractères, mœurs, qualités des Carthaginois.
Dans le dénombrement 197 des différentes qualités que Cicéron attribue aux différentes nations, et par lesquelles il les caractérise, il donne aux Carthaginois, pour caractère dominant, la finesse, l'habileté, l'adresse, l'industrie, la ruse, calliditas, qui avait lieu sans doute dans la guerre, mais qui paraissait encore davantage dans tout le reste de leur conduite, et qui était jointe à une autre qualité fort voisine, qui leur était encore moins honorable. La ruse et la finesse conduisent naturellement au mensonge, à la duplicité, à la mauvaise foi; et en accoutumant insensiblement l'esprit à devenir moins délicat sur le choix des moyens pour parvenir à ses fins, elles le préparent à la fourberie et à la perfidie. C'était 198 encore un des caractères des Carthaginois, et il était si marqué et si connu, qu'il avait passé en proverbe, et que, pour désigner une mauvaise foi, on disait une foi carthaginoise, fides punica; et que, pour marquer un esprit fourbe, on n'avait point d'expression ni plus propre ni plus énergique que de l'appeler un esprit carthaginois, punicum ingenium.
Note 197: (retour) «Quam volumus licet ipsi nos amemus; tamen nec numero Hispanos, nec robore Gallos, nec calliditate Pœnos, nec artibus Græcos, nec denique hoc ipso hujus gentis ac terræ domestico nativoque sensu Italos ipsos ac Latinos, sed pietate ac religione, atque hâc unâ sapientiâ quòd deorum immortalium numine omnia regi gubernarique perspeximus, omnes gentes nationesque superavimus.» (De Arusp. resp. n. 19.)
Le désir excessif d'amasser et l'amour désordonné du gain étaient parmi eux une source ordinaire d'injustices et de mauvais procédés. Un seul exemple en sera la preuve 199. Pendant une trève que Scipion avait accordée à leurs instantes prières, des vaisseaux romains battus par la tempête, étant arrivés à la vue de Carthage, furent arrêtés et saisis par ordre du sénat et du peuple, qui ne purent laisser échapper une si belle proie. Ils voulaient gagner à quelque prix que ce fût 200. Les habitants de Carthage reconnurent, au rapport de saint Augustin, dans une occasion assez particulière, qu'ils conservaient encore quelque chose de ce caractère.
Note 200: (retour) Un charlatan avait promis aux habitants de Carthage de leur découvrir à tous leurs plus secrètes pensées, s'ils venaient un certain jour l'écouter. Lorqu'ils furent tous assemblés, il leur dit qu'ils pensaient tous, quand ils vendaient, à vendre cher; et, quand ils achetaient, à le faire à bon marché. Ils convinrent tous en riant que cela était vrai; et par conséquent ils reconnurent, dit saint Augustin, qu'ils étaient injustes. Vili vultis emere et carè vendere. In quo dicto levissimi scenici omnes tamen conscientias invenerunt suas, eique vera et tamen improvisa dicenti admirabili favore plauserunt. (S. AUGUST. lib. 13, de Trinit. cap. 3.)
Plut. deger. rep. p. 799. Ce n'étaient pas là les seuls défauts des Carthaginois. Ils avaient dans l'humeur et dans le génie quelque chose d'austère et de sauvage, un air hautain et impérieux, une sorte de férocité qui, dans le premier feu de la colère, n'écoutant ni raison, ni remontrance, se portait brutalement aux derniers excès et aux dernières violences. Le peuple, timide et rampant dans la crainte, fier et cruel dans ses emportements, en même temps qu'il tremblait sous ses magistrats, faisait trembler à son tour tous ceux qui étaient dans sa dépendance. On voit ici quelle différence l'éducation met entre une nation et une nation. Le peuple d'Athènes, ville qui a toujours été regardée comme le centre de l'érudition, était naturellement jaloux de son autorité et difficile à manier, mais cependant avait un fonds de bonté et d'humanité qui le rendait compatissant au malheur des autres, et lui faisait souffrir avec douceur et patience les fautes de ses conducteurs. Cléon demanda un jour qu'on rompît l'assemblée où il présidait, parce qu'il avait un sacrifice à offrir et des amis à traiter. Le peuple ne fit que rire, et se leva. A Carthage, dit Plutarque, une telle liberté aurait coûté la vie.
Lib. 22, n. 61. Tite-Live fait une pareille réflexion au sujet de Terentius Varro, lorsque, revenant à Rome après la bataille de Cannes, qui avait été perdue par sa faute, il fut reçu par tous les ordres de l'état, qui allèrent au-devant de lui et le remercièrent de ce qu'il n'avait pas désespéré de la république, lui, dit l'historien, qui aurait dû s'attendre aux derniers supplices s'il avait été général à Carthage, cui, si Carthaginiensium ductor fuisset, nihil recusandum supplicii foret. En effet, chez eux il y avait un tribunal établi exprès pour faire rendre compte aux généraux de leur conduite, et on les rendait responsables des événements de la guerre. A Carthage, un mauvais succès était puni comme un crime d'état, et un commandant qui avait perdu une bataille était presque sûr à son retour de perdre la vie à une potence: tant ses habitants étaient d'un caractère dur, violent, cruel, barbare, et toujours prêts à répandre le sang des citoyens, comme celui des étrangers. Les supplices inouïs qu'ils firent souffrir à Régulus en sont une bonne preuve, et leur histoire nous en fournira des exemples qui font frémir.