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Oeuvres Completes de Rollin Tome 1: Histoire Ancienne Tome 1

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Commencement de la seconde guerre punique.

Polyb. l. 3, pag. 187. Liv. lib. 21, n. 20 et 22. AN. M. 3787 CARTH. 629. ROM. 531. Av. J.C. 217. Quand la guerre fut résolue et déclarée de part et d'autre, Annibal, qui pour-lors était âgé de vingt-six ou vingt-sept ans, avant que de faire éclater son grand dessein, songea à pourvoir à la sûreté de l'Espagne et de l'Afrique; et, dans cette vue, il fit passer les troupes de l'une dans l'autre, en sorte que les Africains servaient en Espagne, et les Espagnols en Afrique. Il en usa ainsi, persuadé que ces soldats, éloignés chacun de leur patrie, seraient plus propres au service, et d'ailleurs lui demeureraient plus fidèlement attachés, se servant comme d'otages les uns aux autres. Les troupes qu'il laissa en Afrique montaient environ à quarante mille hommes, dont il y en avait douze cents de cavalerie; celles d'Espagne à un peu plus de quinze mille, parmi lesquels il y avait deux mille cinq cent cinquante chevaux. Il laissa à son frère Asdrubal le commandement des troupes d'Espagne, avec une flotte de près de soixante vaisseaux pour garder les côtes, et lui donna de sages conseils sur la manière dont il devait se conduire, soit par rapport aux Espagnols, soit par rapport aux Romains, s'ils venaient l'attaquer.

Avant qu'Annibal partît pour son expédition, Tite-Live remarque qu'il alla à Cadix pour s'acquitter des vœux qu'il avait faits à Hercule, et qu'il lui en fît de nouveaux pour obtenir un heureux succès dans la Lib. 3, p. 192 et 193. guerre où il allait s'engager. Polybe nous donne en peu de mots une idée fort nette de l'espace des lieux que devait traverser Annibal pour arriver en Italie. On compte depuis Carthagène, d'où il partit, jusqu'à l'Èbre, deux mille deux cents stades (110 lieues) 267; depuis l'Èbre jusqu'à Emporium, petite ville maritime qui sépare l'Espagne des Gaules, selon Strabon, seize cents Lib. 3, pag 199. stades (80 lieues); depuis Emporium jusqu'au passage du Rhône, pareil espace de seize cents stades (80 lieues); depuis le passage du Rhône jusqu'aux Alpes, quatorze cents stades (70 lieues); depuis les Alpes jusque dans les plaines de l'Italie, douze cents stades (60 lieues): ainsi, depuis Carthagène jusqu'en Italie, l'espace est de huit mille stades, c'est-à-dire, de quatre cents lieues.

Note 267: (retour) Polybe dit 2600 stades, ἑξακόσιοι στάδιοι προς διχιλίους, c'est-à-dire 260 milles géographiques, ou 86 lieues 2/3.
          Ci     2600 stades, ou 86 lieues 2/3.
          Plus   1600            53        1/3.
          Plus   1600            53        1/3.
          Plus   1400            46        2/3.
          Plus   1200            40         "

Total. 8400 stades, ou 280 lieues.

Polybe donne, en nombre rond, environ 9000 stades. Comme cet auteur a le soin de dire que la route était marquée de 8 en 8 stades par des bornes milliaires, on voit que les stades dont il est question sont des stades grecs, dits olympiques, dont 8 étaient compris dans un mille romain, et 600 dans un degré; conséquemment il en faut 10 pour un mille géographique, et 30 pour une lieue de 20 au degré.--L.

Polyb. l. 3, p. 188 et 189. Annibal avait long-temps auparavant pris de sages précautions pour connaître la nature et la situation des lieux par où il devait passer; pour pressentir la disposition des Gaulois à l'égard des Romains 268; pour gagner, par des présents, leurs chefs, qu'il savait être fort intéressés; et pour s'assurer de l'affection et de la fidélité d'une partie des peuples. Il n'ignorait pas que le passage des Alpes lui coûterait beaucoup de peine; mais il savait qu'il n'était pas impraticable, et cela lui suffisait.

Note 268: (retour) «Audierunt præoccupatos jam ab Annibale Gallorum animos esse: sed ne illi quidem ipsi salis mitem gentem fore, ni subindè auro, cujus avidissima gens est, principum animi concilieritur.» (LIV. lib. 21, n. 20.)

Polyb. p. 189 et 190. Liv. lib. 21, n. 22-24. Dès que le printemps fut venu, Annibal se mit en marche, et partit de Carthagène, où il avait passé le quartier d'hiver. Son armée, pour-lors, était composée de plus de cent mille hommes, dont il y en avait douze mille de cavalerie: il menait près de quarante éléphants. Ayant passé l'Èbre, il subjugua en peu de temps les peuples qui se rencontrèrent sur sa marche, et perdit assez de monde dans cette expédition. Il laissa Hannon pour commander dans tout le pays entre l'Èbre et les Pyrénées, avec onze mille hommes, et leur confia les bagages de ceux qui devaient le suivre. Il en renvoya autant, chacun dans son pays, s'assurant par là de leur bonne volonté quand il aurait besoin de recrues, et montrant aux autres une espérance certaine de retour quand ils le voudraient. Il passe donc les Pyrénées, et s'avance jusqu'au bord du Rhône avec cinquante mille hommes de pied et neuf mille chevaux: armée formidable, moins par le nombre que par la valeur des troupes, qui avaient servi plusieurs années en Espagne, et qui y avaient appris le métier de la guerre sous les plus habiles capitaines qu'eût jamais eus Carthage.

Passage du Rhône.

Polyb. l. 3, p. 195-200. Liv. lib. 21, n. 26-28. Annibal, arrivé 269 environ à quatre journées de l'embouchure du Rhône, entreprit de le passer, parce qu'en cet endroit le fleuve n'avait que la simple largeur de son lit. Il acheta des habitants du pays tous les canots et toutes les petites barques, qu'ils avaient en assez grand nombre à cause de leur commerce; il fit construire aussi à la hâte une quantité extraordinaire de bateaux, de nacelles, de radeaux. A son arrivée il avait trouvé les Gaulois postés sur l'autre bord, et bien disposés a lui disputer le passage. Il n'était pas possible de les attaquer de front. Il commanda un détachement considérable de ses troupes sous la conduite d'Hannon, fils de Bomilcar, pour aller passer le fleuve plus haut; et, afin de dérober sa marche et son dessein à la connaissance des ennemis, il le fit partir de nuit. La chose réussit comme il l'avait projetée 270: ils passèrent le fleuve le lendemain, sans trouver aucune résistance.

Note 269: (retour) Un peu au-dessus d'Avignon.
Note 270: (retour) On croit que ce fut entre Roquemaure et le Pont-Saint-Esprit.

= Un peu au-dessus de Roquemaure, à 9 ou 10,000 toises au N. d'Avignon. La date de ce passage est du 28 au 30 Septembre.--L.

Us se reposèrent le reste du jour, et pendant la nuit ils s'avancèrent à petit bruit vers l'ennemi. Le matin, quand ils eurent donné les signaux dont on était convenu, Annibal se mit en état de tenter le passage. Une partie des chevaux, tout équipés, était dans les bateaux, afin que les cavaliers pussent, à la descente, attaquer sur-le-champ les ennemis: les autres passaient à la nage aux deux côtés des bateaux, du haut desquels un homme seul tenait les brides de trois ou quatre chevaux. Les fantassins étaient ou sur des radeaux, ou dans de petites barques, et dans des espèces de petites gondoles, qui n'étaient autre chose que des troncs d'arbres qu'ils avaient eux-mêmes creusés. On avait rangé les grands bateaux sur une même ligne, au haut du courant, pour rompre la rapidité des flots, et rendre le passage plus aisé au reste de la petite flotte. Quand les Gaulois la virent s'avancer sur le fleuve, ils poussèrent, selon leur coutume, des cris et des hurlements épouvantables, heurtèrent leurs boucliers les uns contre les autres, en les élevant au-dessus de leurs têtes, et lancèrent force traits; mais ils furent bien étonnés quand ils entendirent derrière eux un grand bruit, qu'ils aperçurent le feu qu'on avait mis à leurs tentes, et qu'ils se sentirent attaqués vivement en tête et en queue. Ils ne trouvèrent de sûreté que dans la fuite, et se retirèrent dans leurs villages. Le reste des troupes passa ensuite fort tranquillement.

Il n'y eut que les éléphants qui causèrent beaucoup d'embarras. Voici comme on s'y prit pour les faire passer; ce ne fut que le jour suivant. On avança du bord du rivage dans le fleuve un radeau long de deux cents pieds, et large de cinquante, qui était fortement attaché au rivage par de gros câbles, et tout couvert de terre, en sorte que ces animaux, en y entrant, s'imaginaient marcher à l'ordinaire sur la terre. De ce premier radeau ils passaient dans un second, construit de la même sorte, mais qui n'avait que cent pieds de longueur, et qui tenait au premier par des liens faciles à délier. On faisait marcher à la tête les femelles: les autres éléphants les suivaient; et, quand ils étaient passés dans le second radeau, on le détachait du premier, et on le conduisait à l'autre bord en le remorquant par le secours des petites barques; puis il venait reprendre ceux qui étaient restés. Quelques-uns tombèrent dans l'eau, mais ils arrivèrent comme les autres sur le rivage, sans qu'il s'en noyât un seul.

Marche qui suivit le passage du Rhône.

Polyb. l. 3, p. 200-202. Liv. lib. 21, n. 31, 32. Les deux consuls romains étaient partis dès le commencement du printemps, chacun pour sa province: P. Scipion pour l'Espagne, avec soixante vaisseaux, deux légions romaines, quatorze mille fantassins, et douze cents chevaux des alliés; Tib. Sempronius pour la Sicile, avec cent soixante vaisseaux, deux légions, seize mille hommes d'infanterie et dix-huit cents chevaux des alliés. La légion pour-lors, chez les Romains, était de quatre mille hommes de pied et de trois cents chevaux. Sempronius avait fait des préparatifs extraordinaires à Lilybée, ville et port de Sicile, dans le dessein de passer tout d'un coup en Afrique. Scipion, pareillement, avait compté de trouver encore Annibal en Espagne, et d'y établir le théâtre de la guerre. Il fut bien étonné, quand, arrivant à Marseille, il apprit qu'Annibal était au bord du Rhône, et songeait à le passer. Il détacha trois cents cavaliers pour aller reconnaître l'ennemi; et Annibal, de son côté, dès qu'il eut appris que Scipion était à l'embouchure du Rhône, envoya, pour le même effet, cinq cents Numides, pendant qu'on était occupé à faire passer les éléphants.

Dans le même temps, ayant fait assembler l'armée, il donna une audience publique, par le moyen d'un truchement, à un des princes de la Gaule située vers le Pô, qui venait l'assurer, au nom de la nation, qu'on l'attendait avec impatience; que les Gaulois étaient prêts à se joindre à lui pour marcher contre les Romains: et il s'offrait à conduire l'armée par des endroits où elle trouverait des vivres en abondance. Quand le prince se fut retiré, Annibal parla aux troupes, fit valoir extrêmement cette députation d'une nation gauloise, releva par de justes louanges la bravoure qu'elles avaient montrée jusque-là, et les exhorta à soutenir dans la suite leur réputation et leur gloire. Les soldats, pleins d'ardeur et de courage, levèrent tous ensemble les mains, et témoignèrent qu'ils étaient prêts à le suivre par-tout où il les mènerait. Il marqua le départ pour le lendemain; et, après avoir fait des vœux et des supplications aux dieux pour le salut de tous les soldats, il les renvoya, en leur recommandant de prendre de la nourriture, et du repos.

Les Numides revinrent dans ce moment: ils avaient rencontré le détachement des Romains, et l'avaient attaqué. Le choc fut très-rude, et le carnage fort grand, eu égard au nombre. Il resta sur la place, du côté des Romains, cent soixante hommes, et de l'autre plus de deux cents; mais l'honneur de cette action demeura aux premiers, les Numides ayant cédé le champ de bataille, et s'étant retirés 271. Cette première action fut prise comme un présage du sort de cette guerre, et elle sembla promettre aux Romains un heureux succès, mais qui leur coûterait bien cher, et qui leur serait bien disputé. De part et d'autre, ceux qui étaient restés du combat, et qui avaient été à la découverte, retournèrent vers leurs chefs pour leur en porter des nouvelles.

Note 271: (retour) «Hoc principium simulque omen belli, ut summâ rerum prosperum eventum, ita haud sanè incruentam ancipitisque certaminis victorium Romanis portendit.» (LIV. lib. 21, n. 29.)

Annibal partit le lendemain, comme il l'avait déclaré, et traversa la Gaule par le milieu des terres, en s'avançant vers le septentrion; non que ce chemin fût le plus court pour arriver aux Alpes, mais parce qu'en l'éloignant de la mer il lui faisait éviter la rencontre de Scipion, et favorisait le dessein qu'il avait d'entrer en Italie avec toutes ses forces, sans les avoir affaiblies par aucun combat.

Quelque diligence que fît Scipion, il n'arriva à l'endroit où Annibal avait passé le Rhône que trois jours après qu'il en était parti. Désespérant de pouvoir l'atteindre, il retourna à sa flotte, et se rembarqua, résolu de l'aller attendre à la descente des Alpes; mais, afin de ne pas laisser l'Espagne sans défense, il y envoya son frère Cnéius avec la plus grande partie de ses troupes, pour faire tête à Asdrubal, et partit aussitôt pour Gênes, destinant l'armée qui était dans la Gaule vers le Pô, pour l'opposer à celle d'Annibal.

Celui-ci, après une marche de quatre jours, arriva à une espèce d'île formée par le confluent 272 de deux rivières qui se joignent en cet endroit 273. Là il fut pris pour arbitre entre deux frères qui se disputaient le royaume. Celui à qui il l'adjugea fournit à toute l'armée des vivres, des habits et des armes. C'était le pays des Allobroges: on appelait ainsi les peuples qui occupent maintenant les diocèses de Genève, de Vienne et de Grenoble. Sa marche fut assez tranquille jusqu'à ce qu'il fut arrivé à la Durance; et il s'avança de là au pied des Alpes sans trouver d'obstacle.

Note 272: (retour) Le texte de Polybe, tel que nous l'avons, et celui de Tite-Live, mettent cette île au confluent de la Saône et du Rhône, c'est-à-dire à l'endroit où Lyon a été bâti. C'est une faute visible. Il y avait dans le grec Σκώρας, et l'on a substitué à ce mot ό Ἅραρος. Jacq. Gronove dit avoir vu dans un manuscrit de Tite-Live, Bisarar, ce qui montre qu'il faut lire, Isara Rhodanusque amnes, au lieu de Arar Rhodanusque, et que l'île en question est formée par le confluent de l'Isère et du Rhône. La situation des Allobroges, dont il est parlé ici, en est une preuve évidente.

= Les variantes de Polybe sur cet important passage donnent τᾕ δὲ ΣΚΏΡΑΣ ΣΚΌΡΑΣ, et dans quatre manuscrits τᾕ δὲ ΣΚΆΡΑΣ. Lucas Holstenius a dit ingénieusement que ΣΚΆΡΑΣ ou CΚΆΡΑC est un mot mal lu, pour ΟΙCΑΡΑC, les copistes ayant confondu le C avec O, ce qui leur arrive souvent, et lié ensemble les deux IC, pour en former la lettre Κ: cette correction est d'autant plus certaine que l'article Ό manquait devant le mot ΣΚΆΡΑΣ; car on lisait: τᾕ µὲν γὰρ ό Ῥοδανὸς τᾕ δὲ ΣΚΆΡΑC; il est clair qu'il aurait fallu au moins τᾕ δὲ ό ΣΚΆΡΑC: or, la correction donne ΟΙCΑΡΑC ou ό Ἰσάρας: M. Schweighæuser a inséré cette correction dans le texte de Polybe.

Quant aux variantes de Tite-Live, elles donnent pervernit ibi Ara ou Ibique Arar ou ibi Arar, ou Pervenit Bisarar: de la comparaison de ces variantes il résulte évidemment pervenit: ibi Isarar ou Isara, qui est la vraie leçon.--L.

Note 273: (retour) Sorte de triangle, dit Polybe, borné d'un côté par le Rhône, de l'autre par l'Isère, assez semblable au Delta d'Égypte. Ce pays est maintenant occupé en très-grande partie par le département de l'Isère; le reste par celui de la Drôme, et une portion de la Savoie.--L.

Passage des Alpes.

Polyb. l. 3, p. 203-208. Liv. lib. 21, n. 32-37. La vue de ces montagnes, qui semblaient toucher au ciel, qui étaient couvertes par-tout de neige; où l'on ne découvrait que quelques cabanes informes, dispersées ça-et-là, et situées sur des pointes de rochers inaccessibles; que des troupeaux maigres et transis de froid; que des hommes chevelus, d'un aspect sauvage et féroce: cette vue, dis-je, renouvela la frayeur qu'on en avait déjà conçue de loin, et glaça de crainte tous les soldats. Quand on commença à y monter, on aperçut les montagnards, qui s'étaient emparés des hauteurs, et qui se préparaient à disputer le passage: il fallut s'arrêter. S'ils s'étaient cachés dans une embuscade, dit Polybe, et qu'après avoir laissé aux troupes le temps de s'engager dans quelque mauvais pas, ils fussent venus tout d'un coup fondre sur elles, l'armée était perdue sans ressource. Annibal apprit qu'ils ne gardaient ces hauteurs que de jour, après quoi ils se retiraient: il s'en empara de nuit. Quand les Gaulois revinrent de grand matin, ils furent fort surpris de voir leurs postes occupés par l'ennemi; mais ils ne perdirent pas courage. Accoutumé à grimper sur ces roches, ils attaquent les Carthaginois qui s'étaient mis en marche, et les harcèlent de tous côtés. Ceux-ci avaient en même temps à combattre contre l'ennemi, et à lutter contre la difficulté des lieux, où ils avaient peine à se soutenir; mais le grand désordre fut causé par les chevaux, et les bêtes de somme chargées du bagage, qui, effrayées des cris et des hurlements des Gaulois, que les montagnes faisaient retentir d'une manière horrible, et blessées quelquefois par les montagnards, se renversaient sur les soldats, et les entraînaient avec elles dans les précipices qui bordaient le chemin. Annibal, sentant bien que la perte seule de ses bagages pouvait faire périr son armée, vint au secours des troupes en cet endroit, et, ayant mis en fuite les ennemis, continua sa marche sans trouble et sans danger, et arriva à un château qui était la place la plus importante du pays. Il s'en rendit maître, aussi-bien que de tous les bourgs voisins, où il trouva de grands amas de blé et beaucoup de bestiaux, qui servirent à nourrir son armée pendant trois jours 274.

Note 274: (retour) Annibal côtoya la rive gauche de l'Isère, puis la rive gauche du Drac, jusqu'à S. Bonnet, à l'entrée du département des Hautes-Alpes; de là il gagna la Durance, qu'il remonta tantôt sur la rive droite, tantôt sur la rive gauche, jusqu'au-dessus de Briançon; et il atteignit le col du mont Genèvre, entre le 26 et le 30 octobre. On peut voir la discussion de cette route dans deux dissertations que j'ai insérées au journal des savants (année 1819, Janvier, p. 22-36; et Décembre, p. 733-762).--L.

Après une marche assez paisible, on eut un nouveau danger à essuyer. Les Gaulois, feignant de vouloir profiter du malheur de leurs voisins, qui s'étaient mal trouvés d'avoir entrepris de s'opposer au passage des troupes, vinrent saluer Annibal, lui apportèrent des vivres, s'offrirent à lui servir de guides, et lui laissèrent des ôtages pour assurance de leur fidélité. Annibal ne s'y fia que médiocrement. Les éléphants et les chevaux marchaient à la tête: il suivait avec le gros de son infanterie, attentif et prenant garde à tout. On arriva dans un défilé fort étroit et roide, commandé par une hauteur où les Gaulois avaient caché une embuscade. Elle en sortit tout-à-coup, attaqua les Carthaginois de tous côtés, roulant contre eux des pierres d'une grandeur énorme. Ils auraient mis l'armée entièrement en déroute, si Annibal n'eût fait des efforts extraordinaires pour la tirer de ce mauvais pas.

Enfin, le neuvième jour, il arriva sur le sommet des Alpes. L'armée y passa deux jours à se reposer et à se refaire de ses fatigues, après quoi elle se remit en marche. Comme on était déjà en automne, il était tombé récemment beaucoup de neige, qui couvrait tous les chemins, ce qui jeta le trouble et le découragement parmi les troupes. Annibal s'en aperçut; et, s'étant arrêté sur une hauteur d'où l'on découvrait toute l'Italie, il leur montra les campagnes fertiles 275 arrosées par le Pô, auxquelles il touchait presque, ajoutant qu'il ne fallait plus qu'un léger effort pour y arriver. Il leur représenta qu'une ou deux batailles allaient finir glorieusement leurs travaux, et les enrichir pour toujours en les rendant maîtres de la capitale de l'empire romain. Ce discours, plein d'une si flatteuse espérance, et soutenu de la vue de l'Italie, rendit l'allégresse et la vigueur aux troupes abattues. On continua donc de marcher; mais la route n'en était pas devenue plus aisée: au contraire, comme c'était en descendant, la difficulté et le danger augmentaient; car les chemins étaient presque par-tout escarpés, étroits, glissants, en sorte que les soldats ne pouvaient se soutenir en marchant, ni s'arrêter lorsqu'ils avaient fait un mauvais pas, mais tombaient les uns sur les autres, et se renversaient mutuellement.

On arriva en un endroit plus difficile que tout ce qu'on avait rencontré jusque-là: c'était un sentier déjà fort roide par lui-même, et qui, l'étant encore devenu davantage par un nouvel éboulement des terres, montrait un abyme qui avait plus de mille pieds de profondeur. La cavalerie s'y arrêta tout court. Annibal, étonné de ce retardement, y accourut, et vit qu'en effet il était impossible de passer outre. Il songea à prendre un long détour et à faire un grand circuit; mais la chose ne se trouva pas moins impossible. Comme, sur l'ancienne neige qui était durcie par le temps, il en était tombé depuis quelques jours une nouvelle qui n'avait pas beaucoup de profondeur, les pieds d'abord, y entrant facilement, s'y soutenaient; mais, quand celle-ci, par le passage des premières troupes et des bêtes de somme, fut fondue, on ne marchait que sur la glace, où tout était glissant, où les pieds ne trouvaient point de prise, et où, pour peu qu'on fît un faux pas et qu'on voulût s'aider des genoux ou des mains pour se retenir, on ne rencontrait plus ni branches ni racines pour s'y attacher. Outre cet inconvénient, les chevaux, frappant avec effort la glace pour se retenir, et y enfonçant leurs pieds, ne pouvaient plus les en retirer, et y demeuraient pris comme dans un piége. Il fallut donc chercher un autre expédient.

Annibal prit le parti de faire camper et reposer son armée pendant quelque temps sur le sommet de cette colline, qui avait assez de largeur, après en avoir fait nettoyer le terrain, et ôter toute la neige qui le couvrait, tant la nouvelle que l'ancienne, ce qui coûta des peines infinies. On creusa ensuite, par son ordre, un chemin dans le rocher même, et ce travail fut poussé avec une ardeur et une constance étonnantes. Pour ouvrir et élargir cette route, on abattit tous les arbres des environs; et, à mesure qu'on les coupait, le bois était rangé autour du roc, après quoi on y mettait le feu. Heureusement il faisait un grand vent, qui alluma bientôt une flamme ardente: de sorte que la pierre devint aussi rouge que le brasier même qui l'environnait. Alors Annibal, si l'on en croit Tite-Live (car Polybe n'en dit rien), fit verser dessus une grande quantité de vinaigre 276, qui, s'insinuant dans les veines du rocher entr'ouvert par la force du feu, le calcina et l'amollit. De cette sorte, en prenant un long circuit, afin que la pente fût plus douce, on pratiqua le long du rocher un chemin qui donna un libre passage aux troupes, aux bagages, et même aux éléphants. On employa quatre jours à cette opération. Les bêtes de somme mouraient de faim, car on ne trouvait rien pour elles dans ces montagnes toutes couvertes de neige. On arriva enfin dans des endroits cultivés et fertiles, qui fournirent abondamment du fourrage aux chevaux, et toutes sortes de nourritures aux soldats.

Note 276: (retour) Plusieurs rejettent ce fait comme supposé. Pline ne manque pas d'observer la force du vinaigre, pour rompre des pierres et des rochers. Saxa rumpit infusum, quæ non ruperit ignis antecedens (lib. 23, c. 1). C'est pourquoi il appelle le vinaigre succus rerum domitor (lib. 33, cap. 2). Dion, en parlant du siége de la ville d'Éleuthère, dit qu'on en fit tomber les murailles par la force du vinaigre (lib. 36, pag. 8). Apparemment ce qui arrête ici est la difficulté, où Annibal dut être, de trouver dans ces montagnes la quantité de vinaigre nécessaire pour cette opération.

=Évidemment c'est en cela que consiste la difficulté: car on ne nie pas que le vinaigre ne décompose la pierre calcaire lorsqu'elle est calcinée par le feu: mais cette difficulté est insoluble. On a cru que cette fable est de l'invention de Tite-Live; je ne le pense pas. C'est probablement une de ces traditions populaires qui durent leur origine à l'étonnement dont la marche merveilleuse d'Annibal avait frappé tous les esprits. Polybe en effet reproche aux historiens d'Annibal, d'accueillir de ces traditions mensongères pour rendre leur narration plus attachante et plus dramatique (POLYB. III, c. 47, § 6). Appien lui-même ne dédaigne pas de rapporter cette fable (Bell. Annib. § 4). Il n'est donc pas surprenant que Tite-Live l'ait insérée dans son histoire.--L.

Entrée dans l'Italie.

Polyb. l. 3, pag. 209 et 212-214. Liv. lib. 21, n. 39. L'armée d'Annibal, lorsqu'elle entra en Italie, était beaucoup inférieure en nombre à ce qu'elle était quand il partit de l'Espagne, où nous avons vu qu'elle montait à près de soixante mille hommes. Sur la route elle avait fait de grandes pertes, soit dans les combats qu'il fallut soutenir, soit au passage des rivières. En quittant le Rhône, elle était encore de trente-huit mille hommes de pied et de plus de huit mille chevaux: le passage des Alpes la diminua de près de la moitié. Il ne restait plus à Annibal que douze mille Africains, huit mille Espagnols d'infanterie, et six mille chevaux: c'est lui-même qui l'avait marqué sur une colonne près du promontoire Lacinien. Il y avait cinq mois et demi qu'il était parti de la Nouvelle-Carthage, en comptant les quinze jours que lui avait coûté le passage des Alpes, lorsqu'il planta ses étendards dans les plaines du Pô (à l'entrée du Piémont): on pouvait être alors dans le mois de septembre.

Son premier soin fut de donner quelque repos à ses troupes, qui en avaient un extrême besoin. Lorsqu'il les vit en bon état, les peuples du territoire de Turin 277 ayant refusé de faire alliance avec lui, il alla camper devant la principale de leurs villes, l'emporta en trois jours, et fit passer au fil de l'épée tous ceux qui lui avaient été opposés. Cette expédition jeta une si grande terreur parmi les barbares, qu'ils vinrent tous d'eux-mêmes se rendre à discrétion. Le reste des Gaulois en aurait fait autant, si la crainte de l'armée romaine qui approchait ne les eût retenus. Annibal alors jugea qu'il n'y avait point de temps à perdre, qu'il fallait avancer dans le pays, et hasarder quelque exploit qui pût établir la confiance parmi les peuples qui auraient envie de se déclarer pour lui.

Note 277: (retour) Les Taurins, qui habitaient au pied du Mont Genèvre, jusqu'aux bords du Pô.--L.

Cette rapidité extraordinaire d'Annibal étonna Rome, et y jeta une grande alarme. Sempronius reçut ordre de quitter la Sicile pour venir au secours de sa patrie; et P. Scipion, l'autre consul, s'avança à grandes journées vers l'ennemi, passa le Pô, et alla camper près du Tésin 278.

Note 278: (retour) C'est une petite rivière de l'Italie, dans la Lombardie.

= C'est une grande rivière qui sort du lac Majeur, et se jette dans le Pô.--L.

Combat de cavalerie près du Tésin.

Polyb. l. 3, p. 214-218. Liv. lib. 21, n. 39-47. Les armées étant en présence, les chefs de part et d'autre haranguent leurs soldats avant que d'en venir aux mains. Scipion 279, après avoir représenté à ses troupes la gloire de leur patrie et les exploits de leurs ancêtres, les avertit que la victoire est entre leurs mains, puisqu'ils n'auront affaire qu'à des Carthaginois, si souvent vaincus, réduits à être leurs tributaires pendant vingt ans, et accoutumés depuis long-temps à être presque leurs esclaves; que l'avantage qu'ils ont remporté contre l'élite de la cavalerie carthaginoise 280 est un gage assuré du succès du reste de toute la guerre; qu'Annibal, au passage des Alpes, vient de perdre la meilleure partie de son armée; que ce qui lui en reste est épuisé par la faim, le froid, les fatigues et la misère; qu'il leur suffira de se montrer pour mettre en fuite des troupes qui ressemblent plus à des spectres qu'à des hommes; qu'enfin la victoire est devenue nécessaire, non-seulement pour couvrir l'Italie, mais pour sauver Rome même, du sort de laquelle le combat va décider, et qui n'a point d'autre armée à opposer aux ennemis.

Note 279: (retour) Il avait débarqué à Pise, en Étrurie, ramenant ses troupes de Marseille (v. plus haut, p. 287).
Note 280: (retour) Scipion veut parler du succès des 300 cavaliers romains contre les 500 cavaliers numides, envoyés par Annibal en reconnaissance, lors du passage du Rhône (v. plus haut, p. 285).--L.

Annibal, pour se mieux faire entendre à des soldats d'un esprit grossier, parle à leurs yeux avant que de parler à leurs oreilles, et ne songe à les persuader par des raisons qu'après les avoir remués par le spectacle. Il offre des armes à plusieurs des prisonniers montagnards, les fait combattre deux à deux à la vue de son armée, promettant la liberté et des présents magnifiques à ceux qui sortiraient vainqueurs. La joie avec laquelle ces barbares courent au combat sur de pareils motifs donne occasion à Annibal de tracer plus vivement à ses gens, par ce qui vient de se passer à leurs yeux, une image sensible de leur situation présente, qui, en leur ôtant tous les moyens de reculer en arrière, leur impose une nécessité absolue de vaincre ou de mourir, pour éviter les maux infinis préparés à ceux qui seront assez lâches pour céder aux Romains. Il étale à leurs yeux la grandeur des récompenses, la conquête de toute l'Italie, le pillage de Rome, cette ville si riche et si opulente, une victoire illustre, une gloire immortelle. Il rabaisse la puissance romaine, dont le vain éclat ne doit point éblouir des guerriers comme eux, qui sont venus des colonnes d'Hercule jusque dans le cœur de l'Italie, au travers des nations les plus féroces. Pour ce qui le regarde personnellement, il ne daigne pas se comparer avec un Scipion, général de six mois, lui, presque né, du moins nourri, dans la tente d'Amilcar son père; vainqueur de l'Espagne, de la Gaule, des habitants des Alpes, et, ce qui est beaucoup plus, vainqueur des Alpes mêmes. Il excite leur indignation contre l'insolence des Romains, qui ont osé demander qu'on le leur livrât avec les soldats qui avaient pris Sagonte; et il pique leur jalousie contre l'orgueil insupportable de ces maîtres impérieux, qui croient que tout leur doit obéir, et qu'ils ont droit d'imposer des lois à toute la terre.

Après ces discours de part et d'autre, on se prépare au combat. Scipion, ayant jeté un pont sur le Tésin, fit passer ses troupes. Deux mauvais présages avaient jeté le trouble et l'alarme dans son armée. Les Carthaginois étaient pleins d'ardeur: Annibal leur fait de nouvelles promesses; et, ayant fendu avec une pierre la tête de l'agneau qu'il immolait, il prie Jupiter de l'écraser de même, s'il ne donnait à ses soldats les récompenses qu'il venait de leur promettre.

Scipion fait marcher à la première ligne les gens de trait avec la cavalerie gauloise, forme la seconde ligne de l'élite de la cavalerie des alliés, et avance au petit pas. Annibal marche au-devant de lui avec toute sa cavalerie, plaçant au centre la cavalerie à frein, et la numide 281 sur les ailes, pour envelopper l'ennemi. Les chefs et la cavalerie ne demandant qu'à combattre, on commence à charger. Au premier choc, les soldats de Scipion, armés à la légère, eurent à peine lancé leurs premiers traits, qu'épouvantés par la cavalerie carthaginoise, qui venait sur eux, et craignant d'être foulés aux pieds par les chevaux, ils plièrent, et s'enfuirent par les intervalles qui séparaient les escadrons. Le combat se soutint long-temps à forces égales: de part et d'autre beaucoup de cavaliers mirent pied à terre, de sorte que l'action devint d'infanterie comme de cavalerie. Pendant ce temps-là les Numides enveloppent l'ennemi, et fondent par les derrières sur ces gens de trait qui d'abord avaient échappé à la cavalerie, et les écrasent sous les pieds de leurs chevaux. Les troupes qui étaient au centre des Romains avaient combattu jusque-là avec beaucoup de valeur: de part et d'autre il était resté sur la place bien du monde, et plus même du côté des Carthaginois; mais les troupes romaines furent mises en désordre par l'attaque des Numides, qui les prirent en queue, et sur-tout par la blessure du consul, qui le mit hors d'état de combattre: ce général fut tiré des mains des ennemis par le courage de son fils, qui n'avait pour-lors que dix-sept ans, et qui mérita ensuite le surnom d'Africain, pour avoir terminé glorieusement cette guerre.

Note 281: (retour) Les Numides ne mettaient à leurs chevaux ni frein, ni bride, ni selle.

= Il paraît que leurs chevaux n'avaient qu'une muserolle, à laquelle était attachée une bride. C'est là ce que Virgile a entendu par Numidæ infreni (Æneid. IV, 41).--L.

Le consul, blessé dangereusement, se retira en bon ordre, et fut conduit dans son camp par un gros de cavaliers qui le couvraient de leurs armes et de leurs corps: le reste des troupes l'y suivit. Il se hâta d'arriver au Pô, le fit passer à son armée, et rompit le pont: ce qui empêcha Annibal de l'atteindre.

On convient qu'Annibal dut cette première victoire à sa cavalerie, et on jugea dès-lors qu'elle faisait la principale force de son armée, et que pour cette raison les Romains devaient éviter les plaines larges et découvertes, telles que sont celles qui se trouvent entre le Pô et les Alpes.

Aussitôt après la journée du Tésin, tous les Gaulois du voisinage s'empressèrent à l'envi de venir se rendre à Annibal, de le fournir de munitions, et de prendre parti dans ses troupes; et ce fut là, comme Polybe l'a déjà fait remarquer, la principale raison qui obligea ce sage et habile général, malgré le petit nombre et la faiblesse de ses troupes, de hasarder une bataille, qui était devenue pour lui d'une absolue nécessité, dans l'impuissance où il était de retourner en arrière quand il l'aurait voulu, parce qu'il n'y avait qu'une bataille qui pût faire déclarer en sa faveur les Gaulois, dont le secours était l'unique ressource qui lui restât dans la conjoncture présente.

Bataille de la Trébie.

Polyb. l. 3, p. 220-227. Liv. lib. 21, n. 51-56. Le consul Sempronius, sur les ordres du sénat, était revenu de Sicile à Rimini 282. De là il marcha vers la Trébie, petite rivière de la Lombardie, qui se jette dans le Pô un peu au-dessus de Plaisance, où il joignit ses troupes avec celles de Scipion. Annibal s'approcha du camp des Romains, dont il n'était plus séparé que par la petite rivière. La proximité des armées donnait lieu à de fréquentes escarmouches, dans l'une desquelles Sempronius, à la tête d'un corps de cavalerie, remporta contre un parti de Carthaginois un avantage assez peu considérable, mais qui augmenta beaucoup la bonne opinion que ce général avait naturellement de son mérite.

Note 282: (retour) Appelée alors Ariminium.--L.

Ce léger succès lui paraissait une victoire complète. Il se vantait d'avoir vaincu l'ennemi dans un genre de combat où son collègue avait été défait, et d'avoir par là relevé le courage abattu des Romains. Déterminé à en venir au plus tôt à une action décisive, il crut, pour la bienséance, devoir consulter Scipion, qu'il trouva d'un avis entièrement contraire au sien. Celui-ci représentait que, si l'on donnait aux nouvelles levées le temps de s'exercer pendant l'hiver, on en tirerait plus de service la campagne suivante; que les Gaulois, naturellement légers et inconstants, se détacheraient peu à peu d'Annibal; que, sa blessure étant guérie, sa présence pourrait être de quelque utilité dans une affaire générale: enfin il le priait instamment de ne point passer outre.

Quelque solides que fussent ces raisons, Sempronius ne put les goûter: il voyait sous ses ordres seize mille Romains et vingt mille alliés, sans compter la cavalerie; c'était le nombre où montait en ce temps-là une armée complète, lorsque les deux consuls se trouvaient joints ensemble: l'armée ennemie était à peu près de pareil nombre. La conjoncture lui paraissait tout-à-fait favorable. Il disait hautement que tous demandaient la bataille, excepté son collègue, qui, devenu par sa blessure plus malade de l'esprit que du corps, ne pouvait souffrir qu'on parlât de combat. Mais enfin, était-il juste de laisser languir tout le monde avec lui? Qu'attendait-il davantage? Espérait-il qu'un troisième consul et qu'une nouvelle armée viendraient à son secours? Il tenait de pareils discours, et parmi les soldats, et jusque dans la tente de Scipion. Le temps de l'élection des nouveaux généraux, qui approchait, lui faisait craindre qu'on ne lui envoyât un successeur avant qu'il eût pu terminer la guerre, et il croyait devoir profiter de la maladie de son collègue pour s'assurer à lui seul tout l'honneur de la victoire. Comme il ne cherchait pas le temps des affaires, dit Polybe, mais le sien, il ne pouvait manquer de prendre de mauvaises mesures. Il donna donc ordre aux soldats de se tenir prêts à combattre.

C'était tout ce que desirait Annibal, qui avait pour maxime qu'un général qui s'est avancé dans un pays ennemi ou étranger, et qui a formé une entreprise extraordinaire, n'a de ressource qu'en soutenant toujours les espérances des alliés par quelque nouvel exploit: d'ailleurs, sachant qu'il n'aurait affaire qu'à des troupes de nouvelle levée, qui étaient sans expérience, il desirait profiter de l'ardeur des Gaulois, qui demandaient le combat, et de l'absence de Scipion, à qui sa blessure ne permettait pas d'y assister. Il ordonna donc à Magon de se mettre en embuscade avec deux mille hommes, tant cavalerie qu'infanterie, sur les bords escarpés du petit ruisseau 283 qui séparait les deux camps, et de se tenir caché parmi les arbrisseaux, qui y étaient en grande quantité. Souvent une embuscade est plus sûre dans un terrain plat et uni, mais fourré comme était celui-là, que dans des bois, parce qu'on s'en défie moins. Il fit ensuite passer la Trébie aux cavaliers numides, avec ordre de s'avancer dès le point du jour jusqu'aux portes du camp des ennemis pour les attirer au combat, et de repasser la rivière en se retirant, pour engager les Romains à la passer aussi. Ce qu'il avait prévu ne manqua pas d'arriver. Le bouillant Sempronius envoya d'abord contre les Numides toute sa cavalerie, puis six mille hommes de trait, qui furent bientôt suivis de tout le reste de l'armée. Les Numides lâchèrent le pied à dessein: les Romains les poursuivirent avec chaleur, et passèrent la Trébie sans résistance, mais non sans beaucoup souffrir, ayant de l'eau jusque sous les aisselles, parce qu'ils trouvèrent le ruisseau 284 enflé par les torrents qui y étaient tombés des montagnes voisines pendant la nuit. On était pour-lors vers le solstice d'hiver, c'est-à-dire en décembre; il neigeait ce jour-là même, et faisait un froid glaçant. Les Romains étaient sortis à jeun, et sans avoir pris aucune précaution; au lieu que les Carthaginois, par l'ordre d'Annibal, avaient bu et mangé sous leurs tentes, avaient mis leurs chevaux en état, s'étaient frottés d'huile, et revêtus de leurs armes auprès du feu.

Note 283: (retour) Il paraît que par le mot Ῥεῖθρον, Polybe entend un ravin; c'est dans le lit de ce ravin, dont les bords étaient élevés, qu'Annibal plaça son embuscade.--L.
Note 284: (retour) Il s'agit de la Trébie, et non du ruisseau. Il semble que Rollin n'a pas bien entendu Polybe en cet endroit.--L.

On en vint aux mains en cet état. Les Romains se défendirent assez long-temps et avec assez de courage; mais la faim, le froid, la fatigue, leur avaient ôté la moitié de leurs forces. La cavalerie carthaginoise, qui surpassait de beaucoup la romaine en nombre et en vigueur, l'enfonça et la mit en fuite. Le désordre se mit bientôt aussi dans l'infanterie. L'embuscade, étant sortie à propos, vint fondre tout-à-coup sur elle par les derrières, et acheva la déroute. Un gros de troupes, au nombre de plus de dix mille hommes, eut le courage de se faire jour à travers les Gaulois et les Africains, dont ils firent un grand carnage; et, ne pouvant ni secourir les leurs, ni retourner au camp, dont la cavalerie numide, la rivière et la pluie ne leur permettaient pas de reprendre le chemin, ils se retirèrent en bon ordre à Plaisance: la plupart des autres qui restèrent périrent sur les bords de la rivière, écrasés par les éléphants et par la cavalerie. Ceux qui purent échapper allèrent joindre le gros dont nous avons parlé. Scipion se rendit aussi à Plaisance la nuit suivante. La victoire fut complète du côté des Carthaginois, et la perte peu considérable, si ce n'est que le froid, la pluie, la neige, leur firent périr beaucoup de chevaux, et de tous les éléphants on n'en put sauver qu'un seul.

Polyb. l. 5, p. 228-229. Liv. lib. 21, n. 60-61. Cette campagne et la suivante furent plus heureuses pour les Romains en Espagne. Cn. Scipion la subjugua jusqu'à l'Èbre, défit Hannon, et le fit prisonnier.

Polyb. pag. 229. Annibal profita des quartiers d'hiver pour faire reposer ses troupes, et pour gagner les habitants du pays. Dans cette vue, après avoir déclaré aux prisonniers qu'il avait faits sur les alliés des Romains qu'il n'était pas venu pour leur faire la guerre, mais pour remettre les Italiens en liberté, et pour les défendre contre les Romains, il les renvoya tous sans rançon dans leur patrie.

Liv. lib. 21, n. 58. A peine l'hiver était-il fini, qu'il prit le chemin de la Toscane, où il se hâtait de passer pour deux grandes raisons; la première était pour éviter les effets de la mauvaise volonté des Gaulois, qui se lassaient du long séjour de l'armée carthaginoise sur leurs terres, et qui souffraient avec impatience de porter tout le poids d'une guerre dans laquelle ils n'étaient entrés que pour la faire chez leurs ennemis communs; la seconde, pour augmenter, par une démarche hardie, la réputation de ses armes parmi tous les peuples d'Italie, en portant la guerre jusque dans le voisinage de Rome, et pour ranimer l'ardeur de ses troupes et des Gaulois ses alliés par le pillage des terres ennemies. Mais il fut attaqué au passage de l'Apennin d'une horrible tempête, qui lui fit perdre beaucoup de monde. Le froid, la pluie, les vents, la grêle, semblaient avoir conjuré sa ruine, en sorte que ce que les Carthaginois avaient souffert au passage des Alpes leur paraissait moins affreux. De là il retourna à Plaisance, où il donna contre Sempronius, qui était aussi revenu de Rome, un second combat: la perte fut à peu près égale de part et d'autre.

Polyb. Ibid. Liv. lib. 22, n. 1. Appian. in bell. Annib. pag. 316. Ce fut dans ce même quartier d'hiver qu'il s'avisa d'un stratagème vraiment carthaginois. Il était environné de peuples légers et inconstants; la liaison qu'il avait contractée avec eux était encore toute récente; il avait à craindre que, changeant à son égard de dispositions, ils ne lui dressassent des piéges, et n'attentassent sur sa vie. Pour la mettre en sûreté, il fit faire des perruques et des habits pour toutes les différentes sortes d'âge: il prenait tantôt l'un, tantôt l'autre, et se déguisait si souvent, que non-seulement ceux qui ne le voyaient qu'en passant, mais ses amis même, avaient peine à le reconnaître.

Polyb. l. 3, p. 230-231. Liv. lib. 22, n. 2. On avait nommé à Rome pour consuls Cn. Servilius et C. Flaminius. Annibal ayant appris que celui-ci était déjà arrivé à Arretium, Ville de la Toscane, crut devoir AN. M. 3788 ROM. 552. hâter sa marche pour l'atteindre au plus tôt. De deux chemins qu'on lui indiqua, il prit le plus court, quoiqu'il fût très-difficile et presque impraticable, parce qu'il fallait passer à travers un marais. L'armée y souffrit des fatigues incroyables. Pendant quatre jours et trois nuits, elle eut le pied dans l'eau, sans pouvoir prendre un moment de sommeil. Annibal lui-même, monté sur le seul éléphant qui lui restait, eut bien de la peine à en sortir. Les veilles continuelles, jointes aux vapeurs grossières qui s'exhalaient de ce lieu marécageux, et à l'intempérie de la saison, lui firent perdre un œil. 285

Note 285: (retour) Cette partie de la marche d'Annibal a offert aux critiques de grandes difficultés: ils ont fait errer ce général dans les Apennins, depuis Bologne jusqu'à Fesulæ, de la manière la plus invraisemblable. Je pense qu'Annibal se rendit directement de Plaisance, à travers l'Apennin, par Pontremoli, Sarzani, Lucques; et que les marais dans lesquels il fut forcé de s'engager, sont ceux que l'Arno formait dans toute la partie inférieure de son cours. Ceux qui se sont autorisés des ossements d'éléphants fossiles qu'on a trouvés dans certains lieux des Apennins, pour établir qu'Annibal y avait passé, n'ont pas songé que, selon Polybe, un seul de ses éléphants put échapper au froid, lors de la bataille de la Trébie.--L.

Bataille de Trasimène.

Polyb. l. 3, p. 231-238. Liv. lib. 22. n. 3-8. Annibal, après être sorti, presque contre toute espérance, de ce pas dangereux, et avoir fait prendre quelque repos à ses troupes, alla camper entre Arretium et Fésule, dans le territoire le plus riche et le plus fertile de la Toscane. Il s'attacha d'abord à connaître le caractère de Flaminius, pour tirer avantage de son faible; ce qui, selon Polybe, doit faire la principale étude d'un général d'armée. Il apprit que c'était un homme entêté de son mérite, entreprenant, hardi, impétueux, avide de gloire. Pour 286 le précipiter de plus en plus dans ces vices, qui lui étaient naturels, il commença à irriter sa témérité par le dégât et les incendies qu'il fit faire à sa vue dans toute la campagne.

Note 286: (retour) «Apparebat ferociter omnia ac præproperè acturum. Quòque pronior esset in sua vitia, agitare eum atque irritare Pœnus parat.» (LIV. lib. 22, n. 3.)

Flaminius n'était pas d'humeur à rester tranquille dans son camp, quand même Annibal serait demeuré en repos; mais, quand il vit qu'on ravageait à ses yeux les terres des alliés, il crut que c'était une honte pour lui qu'Annibal pillât impunément l'Italie, et s'avançât sans trouver de résistance vers les murailles mêmes de Rome. Il rejeta avec mépris les sages avis de ceux qui lui conseillaient d'attendre son collègue, et de se contenter pour le présent d'arrêter les ravages de l'ennemi.

Cependant Annibal avançait toujours vers Rome, ayant Cortone à sa gauche, et le lac de Trasimène à sa droite. Quand il vit que le consul le suivait de près, dans le dessein de le combattre, pour l'arrêter dans sa marche, ayant reconnu que le terrain était propre à donner bataille, il ne songea aussi, de son côté, qu'aux moyens de la donner. Le lac de Trasimène et les montagnes de Cortone forment un défilé fort serré, au-delà duquel on entre dans un vallon assez spacieux, bordé des deux côtés, dans sa longueur, par des hauteurs assez grandes, et fermé dans le débouché, qui est à l'autre extrémité, par une colline escarpée, et de difficile accès. C'est sur cette colline qu'Annibal alla camper avec le gros de son armée, après avoir traversé tout le vallon, et avoir posté l'infanterie légère en embuscade sur les collines à droite, et fait couler une partie de sa cavalerie derrière les éminences, jusque vers l'entrée du défilé par où Flaminius devait nécessairement passer. En effet, ce général, qui suivait l'ennemi avec chaleur pour le combattre, étant arrivé à la vue du défilé près du lac, fut obligé de s'y arrêter, parce que la nuit approchait; mais il y entra le lendemain dès la pointe du jour.

Annibal l'ayant laissé avancer avec toutes ses troupes plus de la moitié du vallon, et voyant l'avant-garde des Romains assez près de lui, donna le signal du combat, et envoya ordre à ses troupes de sortir de leur embuscade pour fondre en même temps sur l'ennemi de tous côtés. On peut juger du trouble des Romains.

Ils n'étaient pas encore rangés en bataille, et n'avaient pas préparé leurs armes, lorsqu'ils se virent pressés par-devant, par-derrière, et par les flancs. Le désordre se met en un moment dans tous les rangs. Flaminius, seul intrépide dans une consternation si universelle, ranime ses soldats de la main et de la voix, et les exhorte à se faire un passage par le fer à travers les ennemis; mais le tumulte qui règne par-tout, les cris affreux des ennemis, et le brouillard qui s'était élevé, empêchent qu'on ne puisse ni le voir ni l'entendre. Cependant, lorsqu'ils aperçurent qu'ils étaient enfermés de tous côtés, ou par les ennemis, ou par le lac, l'impossibilité de se sauver par la fuite rappela leur courage, et l'on commença à combattre de tous côtés avec une animosité étonnante. L'acharnement fut si grand dans les deux armées, que personne ne sentit un tremblement de terre qui arriva dans cette contrée, et qui renversa des villes entières. Dans cette confusion, Flaminius ayant été tué par un Gaulois insubrien, les Romains commencèrent à plier, et prirent ensuite ouvertement la fuite. Un grand nombre, cherchant à se sauver, se précipita dans le lac: d'autres, ayant pris le chemin des montagnes, se jetèrent eux-mêmes au milieu des ennemis qu'ils voulaient éviter. Six mille seulement s'ouvrirent un passage à travers les vainqueurs, et se retirèrent en un lieu de sûreté; mais ils furent arrêtés et faits prisonniers le lendemain. Il y eut quinze mille Romains de tués dans cette bataille. Environ dix mille se rendirent à Rome par différents chemins. Annibal renvoya les Latins, alliés des Romains, sans rançon. Il fit chercher inutilement le corps de Flaminius pour lui donner la sépulture. Il mit ensuite ses troupes en quartier de rafraîchissement, et rendit les derniers devoirs aux principaux de son armée qui étaient restés sur le champ de bataille au nombre de trente. De son côté, la perte ne fut en tout que de quinze cents hommes, la plupart Gaulois.

Annibal dépêcha alors un courrier à Carthage, pour y porter la nouvelle des heureux succès qu'il avait eus jusque-là en Italie. Elle y causa une joie infinie pour le présent, fit concevoir de merveilleuses espérances pour l'avenir, et ranima le courage de tous les citoyens. Ils s'appliquèrent avec une ardeur incroyable à prendre des mesures pour envoyer en Italie et en Espagne tous les secours capables d'y soutenir les affaires.

A Rome, au contraire, la douleur et l'alarme furent universelles, quand le préteur, du haut de la tribune aux harangues, eut prononcé ces mots en présence du peuple: Nous avons perdu une grande bataille. Le sénat, uniquement occupé du bien public, crut que, dans un si grand malheur et dans un danger si pressant, il fallait avoir recours à des remèdes extraordinaires. On nomma pour dictateur Quintus Fabius, personnage aussi distingué par sa sagesse que par sa naissance. A Rome, dès qu'on avait nommé un dictateur, toute autorité cessait, excepté celle des tribuns du peuple. On lui donna pour général de la cavalerie Marcus Minucius. C'était la seconde année de la guerre.

Conduite d'Annibal par rapport à Fabius.

Polyb. l. 3, p. 239-255. Liv. lib. 22, n. 9-30. Annibal, après la bataille de Trasimène, ne jugeant pas encore à propos de s'approcher de Rome, se contenta de battre la campagne et de ravager le pays. Il traversa l'Ombrie et le Picénum, et arriva dans le territoire d'Adria 287, après dix jours de marche. Il fit dans cette route un riche butin. Ennemi implacable des Romains, il avait ordonné que l'on fit main-basse sur tout ce qui s'en rencontrerait en âge de porter les armes; et, ne trouvant d'obstacle nulle part, il s'avança jusque dans la Pouille, en abandonnant au pillage les pays qui se trouvaient sur sa route, et faisant par-tout le dégât, pour forcer les peuples à quitter l'alliance des Romains, et pour apprendre à toute l'Italie que Rome découragée lui cédait la victoire.

Note 287: (retour) Petite ville qui a donné son nom à la mer Adriatique.

Fabius, suivi de Minucius et de quatre légions, était parti de Rome pour aller chercher l'ennemi, mais dans la ferme résolution de ne lui donner aucune prise sur lui, de ne pas faire un seul mouvement sans avoir bien reconnu les lieux, et de ne point hasarder de bataille qu'il ne fût assuré du succès.

Dès que les deux armées furent en présence, Annibal, pour jeter l'épouvante dans les troupes romaines, ne manqua pas de leur présenter la bataille en s'avançant jusque auprès des retranchements de leur camp; mais, quand il vit que tout y était calme, il se retira, blâmant en apparence la lâcheté de ses ennemis, à qui il reprochait d'avoir enfin perdu cette valeur martiale si naturelle à leurs pères, mais outré au fond de voir qu'il avait affaire à un général si différent de Sempronius et de Flaminius, et que les Romains, instruits par leur défaite, avaient enfin trouvé un chef capable de tenir tête à Annibal.

Dès ce moment il comprit qu'il n'aurait point à craindre d'attaques vives et hardies de la part du dictateur, mais une conduite prudente et mesurée, qui pourrait le jeter dans de très-grands embarras. Restait à savoir si le nouveau général aurait assez de fermeté pour suivre constamment le plan qu'il paraissait s'être tracé. Il essaya donc de l'ébranler par les divers mouvements qu'il faisait, par le ravage des terres, par le pillage des villes, par l'incendie des bourgs et des villages. Tantôt il décampait avec précipitation, tantôt il s'arrêtait tout d'un coup dans quelque vallon détourné pour voir s'il ne pourrait point le surprendre en rase campagne: mais Fabius conduisait ses troupes par des hauteurs, sans perdre de vue Annibal; ne s'approchant jamais assez de l'ennemi pour en venir aux mains, mais ne s'en éloignant pas non plus tellement, qu'il pût lui échapper. Il tenait exactement ses soldats dans son camp, ne les laissant jamais sortir que pour les fourrages, où il ne les envoyait qu'avec de fortes escortes. Il n'engageait que de légères escarmouches, et avec tant de précaution, que ses troupes y avaient toujours l'avantage. Par ce moyen il rendait insensiblement au soldat la confiance que la perte de trois batailles lui avait ôtée, et il le mettait en état de compter comme autrefois sur son courage et sur son bonheur.

Annibal, après avoir fait un butin immense dans la Campanie, où il était demeuré assez long-temps, décampa pour ne point consumer les provisions qu'il avait amassées, et dont il se réservait l'usage pour la saison où la terre n'en fournit plus. D'ailleurs, il ne pouvait plus demeurer dans un pays de vignobles et de vergers, plus agréable pour le spectacle qu'utile pour la subsistance d'une armée, où il se serait vu réduit à passer ses quartiers d'hiver entre des marais, des rochers et des sables, pendant que les Romains auraient tiré abondamment leurs convois de Capoue et des plus riches contrées de l'Italie: il prit donc le parti d'aller s'établir ailleurs.

Fabius jugea bien qu'Annibal serait obligé de prendre pour son retour le même chemin par lequel il était venu, et qu'il serait facile de l'inquiéter dans sa marche. Il commence par s'assurer de Casilin, petite ville située sur le Vulturne, qui séparait les terres de Falerne de celles de Capoue, en y jetant un corps de troupes assez considérable: il détache quatre milles hommes pour s'emparer du seul défilé par lequel Annibal pouvait sortir; puis, selon sa coutume ordinaire, il va se poster avec le reste de l'armée sur les hauteurs qui bordaient le chemin.

Les Carthaginois arrivent, et campent dans la plaine au pied des montagnes. Pour ce coup, le rusé Carthaginois tomba dans le même piège qu'il avait tendu à Flaminius au défilé de Trasimène; et il semblait ne pouvoir jamais se tirer de ce mauvais pas, n'y ayant qu'une seule issue, dont les Romains étaient les maîtres. Fabius, comptant que sa proie ne pouvait point lui échapper, ne délibérait plus que sur la manière de s'en saisir. Il se flattait, avec assez d'apparence, de terminer la guerre par cette seule action; cependant il jugea à propos de remettre l'attaque au lendemain.

Annibal reconnut qu'on employait contre lui ses propres artifices 288. C'est dans de pareilles conjonctures qu'un commandant a besoin d'une présence d'esprit et d'une fermeté d'ame non communes pour envisager le péril dans toute son étendue sans s'effrayer, et pour imaginer de sûres et de promptes ressources sans délibérer. Le général carthaginois sur-le-champ fait assembler une grande quantité de bœufs, jusqu'au nombre de deux mille, et commande qu'on attache à leurs cornes de petits faisceaux de sarment. Vers le milieu de la nuit, y ayant fait mettre le feu, il fait pousser ces animaux à grands coups vers le sommet des montagnes sur lesquelles étaient campés les Romains. Lorsque la flamme eut pénétré jusqu'au vif, ces animaux, que la douleur rendait furieux, se dispersèrent de tous côtés, communiquant le feu aux buissons et aux arbrisseaux qu'ils rencontraient. Cet escadron d'une nouvelle espèce était soutenu par un bon nombre de soldats armés à la légère, qui avaient ordre de s'emparer du sommet de la montagne, et de charger les ennemis en cas qu'ils les y rencontrassent. Tout réussit comme Annibal l'avait prévu. Les Romains qui gardaient le défilé, voyant que les feux gagnaient les collines qui les commandaient, et croyant que c'était Annibal qui marchait de ce côté-là à la faveur des flambeaux pour se sauver, quittent leur poste, et accourent vers les hauteurs pour lui en disputer le passage. Le gros de l'armée, qui ne savait que penser de tout ce tumulte, et Fabius lui-même, n'osant faire aucun mouvement dans les ténèbres de la nuit de peur de surprise, attendent le retour du jour. Annibal saisit ce moment, fait traverser à ses troupes et au butin le défilé qui était sans garde, et sauve son armée d'un piége où un peu plus de vivacité de la part de Fabius aurait pu le faire périr, ou du moins l'affaiblir considérablement. Il est beau de savoir tirer avantage de ses fautes mêmes, et de les faire servir à sa propre gloire.

Note 288: (retour) «Nec Annibalem fefellit suis se artibus peti.» (LIV.)

L'armée carthaginoise reprit le chemin de la Pouille, toujours poursuivie et harcelée par celle des Romains. Le dictateur, obligé de faire un voyage à Rome pour quelque cérémonie de religion, conjura, avant que de partir, le général de la cavalerie de ne faire aucune entreprise pendant son absence. Minucius ne fit aucun cas ni de ses avis ni de ses prières, et, à la première occasion qui se présenta, pendant qu'une partie des troupes d'Annibal était allée au fourrage, il attaqua le reste, et remporta quelque avantage. Il en écrivit aussitôt à Rome comme d'une victoire considérable. Cette nouvelle, jointe à ce qui était arrivé tout récemment au passage des défilés, excita des plaintes et des murmures contre la lente et timide circonspection de Fabius. Enfin la chose en vint à ce point, que le peuple lui égala en pouvoir son général de cavalerie; ce qui était sans exemple. Il apprit cette nouvelle en chemin; car il était parti de Rome, pour ne point être témoin oculaire de ce qui se tramait contre lui: sa constance n'en fut point ébranlée 289. Il savait bien qu'en partageant l'autorité dans le commandement on n'avait pas partagé l'habileté dans le métier de la guerre: cela parut bientôt.

Note 289: (retour) «Satis fidens haudquaquàm cum imperii jure artem imperandi æquatam.» (LIV. lib. 22, n. 26.)

Minucius, tout fier de l'avantage qu'il venait de remporter sur son collègue, proposa qu'ils commandassent chacun leur jour, ou même un plus long espace de temps. Fabius rejeta ce parti, qui aurait exposé toute l'armée au danger pendant le temps qu'elle aurait été commandée par Minucius; il aima mieux partager les troupes, pour être en état de conserver au moins la partie qui lui serait échue.

Annibal, parfaitement instruit de tout ce qui se passait dans le camp romain, eut une grande joie d'apprendre la division des deux chefs. Il eut soin de présenter un appât et de tendre un piége à la témérité de Minucius; celui-ci ne manqua pas d'y donner tête baissée, et engagea la bataille sur une colline où l'on avait caché une embuscade. Ses troupes furent mises en désordre, et allaient être taillées en pièces, lorsque Fabius, averti par les premiers cris des blessés: «Courons, dit-il à ses soldats, au secours de Minucius; allons arracher aux ennemis la victoire, et à nos citoyens l'aveu de leur faute.» Il arriva fort à propos, et obligea Annibal de sonner la retraite. Ce dernier, en se retirant, disait «que cette nuée qui depuis longtemps paraissait sur le haut des montagnes avait enfin crevé avec un grand fracas, et causé un grand orage.» Un service si important, et placé dans une telle conjoncture, ouvrit les yeux à Minucius; il reconnut son tort, rentra sur-le-champ dans le devoir et l'obéissance, et montra qu'il est quelquefois plus glorieux de savoir réparer ses fautes que de n'en point commettre.

État des affaires en Espagne.

Polyb. l. 3, p. 245-250. Liv. lib. 22, n. 19-22. Au commencement de cette même campagne, Cn. Scipion, étant venu fondre tout d'un coup sur la flotte des Carthaginois, commandée, par Amilcar, la défit, prit vingt-cinq vaisseaux, et remporta un grand butin. Cette victoire fit comprendre aux Romains qu'ils devaient donner une attention particulière aux affaires d'Espagne, d'où Annibal pouvait tirer des secours considérables et d'argent et de troupes. Ils y envoyèrent une flotte, et en donnèrent le commandement à P. Scipion, qui, s'étant joint à son frère après son arrivée en Espagne, rendit de très-grands services à la république. Jusqu'alors les Romains n'avaient osé passer l'Èbre: ils avaient cru assez faire de gagner l'amitié des peuples d'en-deçà, et de la fortifier par des alliances. Mais sous Publius ils traversèrent ce fleuve, et portèrent leurs armes bien au-delà.

Ce qui contribua le plus à avancer leurs affaires, fut la trahison d'un Espagnol qui était à Sagonte. Annibal y avait laissé en dépôt les otages des peuples de l'Espagne: c'étaient les enfants des familles les plus distinguées du pays. Abélox, c'était le nom de cet Espagnol, persuada à Bostar, qui commandait dans la place, de renvoyer ces jeunes gens dans leur patrie, pour attacher par là plus fortement les peuples au parti des Carthaginois: il fut chargé lui-même de cette commission. Il les conduisit aux Romains, qui les remirent ensuite entre les mains de leurs parents, et gagnèrent leur amitié par un présent si agréable.

Bataille de Cannes.

Polyb. l. 3, p. 255-268. Liv. lib. 22, n. 34-54. AN. M. 3789 ROM. 533. Au printemps suivant on élut à Rome pour consuls C. Térentius Varron et L. Émilius Paulus. On fit dans cette campagne (c'était la troisième de la seconde guerre punique) ce qui ne s'était jamais pratiqué jusqu'alors, qui fut de composer l'armée de huit légions, chacune de cinq mille hommes, sans les alliés; car, comme nous l'avons déjà dit, les Romains ne levaient jamais que quatre légions, dont chacune était environ de quatre mille hommes et de trois cents 290 chevaux: ce n'était que dans les conjonctures les plus importantes qu'ils y mettaient cinq mille des uns et quatre cents des autres. Pour les troupes des alliés, leur infanterie était égale à celle des légions, mais il y avait trois fois plus de cavalerie. On donnait ordinairement à chaque consul la moitié des troupes des alliés, et deux légions, pour agir séparément; et il était rare que l'on se servît de toutes ces forces en même temps pour la même expédition. Ici les Romains emploient non-seulement quatre, mais huit légions; tant l'affaire leur paraît importante. Le sénat voulut même que les deux consuls de l'année précédente, Servilius et Atilius, servissent dans l'armée en qualité de proconsuls; mais le dernier ne le put faire à cause de son grand âge.

Note 290: (retour) Polybe ne met que deux cents chevaux dans chaque légion; mais Juste-Lipse croit que c'est ou une erreur de l'historien, ou une faute du copiste.

Varron, en partant de Rome, avait déclaré hautement que, dès le premier jour qu'il rencontrerait l'ennemi, il donnerait le combat, et terminerait la guerre, ajoutant qu'elle ne finirait point tant qu'on mettrait des Fabius à la tête des armées. Un avantage assez considérable qu'il remporta sur les Carthaginois, dont près de dix-sept cents demeurèrent sur la place, augmenta encore sa fierté et sa hardiesse. Annibal regarda cette perte comme un véritable gain pour lui, persuadé qu'elle servirait d'appât pour amorcer la témérité du consul, et pour l'engager dans une action: il en avait un besoin extrême. On sut depuis qu'il était réduit à une telle disette de vivres, qu'il ne lui était pas possible de subsister encore dix jours. Les Espagnols songeaient déjà à l'abandonner. C'en était fait de lui et de son armée, si sa bonne fortune ne lui eût envoyé Varron.

Les armées, après plusieurs mouvements, se trouvèrent en présence près de Cannes, petite ville située dans l'Apulie, sur le fleuve Aufide. Comme Annibal était campé dans une plaine fort unie et toute découverte, et que sa cavalerie était de beaucoup supérieure à celle des Romains, Émilius ne jugea pas à propos d'engager le combat dans cet endroit: il voulait qu'on attirât l'ennemi dans un terrain où l'infanterie pût avoir le plus de part à l'action. Son collègue, général sans expérience, fut d'un avis contraire; et c'est le grand inconvénient d'un commandement partagé par deux généraux, entre lesquels la jalousie, ou l'antipathie d'humeur, ou la diversité de vues, ne manquent guère de mettre la division.

Les troupes, de part et d'autre, s'étaient contentées pendant quelque temps de faire de légères escarmouches. Enfin, un jour que Varron commandait, car le commandement roulait de jour à autre entre les deux consuls, tout se prépara au combat des deux côtés. Émilius n'avait point été consulté; mais, quoiqu'il désapprouvât extrêmement la conduite de son collègue, comme il ne pouvait l'empêcher, il le seconda du mieux qu'il lui fut possible.

Annibal, après avoir fait convenir ses troupes que, quand on leur aurait donné le choix d'un terrain propre pour combattre, supérieures comme elles étaient en cavalerie, elles n'en pouvaient pas choisir de plus favorable: «Rendez donc grâces aux dieux, leur dit-il, d'avoir amené ici les ennemis pour vous en faire triompher; et sachez-moi gré aussi d'avoir réduit les Romains à la nécessité de combattre. Après trois grandes victoires consécutives, que faut-il pour vous inspirer de la confiance, que le souvenir de vos propres exploits? Les combats précédents vous ont rendus maîtres du plat pays: par celui-ci, vous le deviendrez de toutes les villes, et, j'ose le dire, de toutes les richesses et de la puissance des Romains. Il n'est plus question de parler, il faut agir. J'espère de la protection des dieux que vous verrez dans peu l'effet de mes promesses.»

Les deux armées étaient bien inégales en nombre. Il y avait dans celle des Romains, en comptant les alliés, quatre-vingt mille hommes de pied, et un peu plus de six mille chevaux; et dans celle des Carthaginois quarante mille hommes de pied, tous fort aguerris, et dix mille chevaux. Émilius commandait à la droite des Romains, Varron à la gauche; Servilius, l'un des deux consuls de l'année précédente, était au centre. Annibal, qui savait profiter de tout, s'était posté de manière que le vent vulturne, qui se lève dans un certain temps réglé, devait souffler directement contre le visage des Romains pendant le combat, et les couvrir de poussière; et, ayant appuyé sa gauche sur la rivière d'Aufide et distribué sa cavalerie sur les ailes, il forma son corps de bataille, en plaçant l'infanterie espagnole et gauloise au centre, et l'infanterie africaine, pesamment armée, moitié à leur droite et moitié à leur gauche, sur une même ligne avec la cavalerie. Après cette disposition, il se mit à la tête de ce corps d'infanterie espagnole et gauloise, et, l'ayant tiré de la ligne, il marcha en avant pour commencer le combat, en arrondissant son front à mesure qu'il approchait de l'ennemi, et en allongeant ses flancs en espèce de demi-cercle, afin de ne point laisser d'intervalle entre son corps et le reste de la ligne composée de l'infanterie pesante, qui ne s'était point ébranlée.

On en vint bientôt aux mains; et les légions romaines qui étaient aux deux ailes, voyant leur centre vivement attaqué, s'avancèrent pour prendre l'ennemi en flanc. Le corps d'Annibal, après une vigoureuse résistance, se voyant pressé de toutes parts, céda au nombre, et se retira par l'intervalle qu'il avait laissé dans le centre de la ligne. Les Romains l'y ayant suivi pêle-mêle avec chaleur, les deux ailes de l'infanterie africaine, qui était fraîche, bien armée et en bon ordre, s'étant tout d'un coup, par une demi-conversion, tournées vers ce vide dans lequel les Romains, déjà fatigués, s'étaient jetés en désordre et en confusion, les chargèrent des deux côtés avec vigueur, sans leur donner le temps de se reconnaître ni leur laisser de terrain pour se former. Cependant les deux ailes de la cavalerie venaient de battre celles des Romains, qui leur étaient fort inférieures; et, n'ayant laissé à la poursuite des escadrons rompus et défaits que ce qu'il fallait pour en empêcher le ralliement, elles vinrent fondre par-derrière sur l'infanterie romaine, qui, étant en même temps enveloppée de toutes parts par la cavalerie et l'infanterie des ennemis, fut toute taillée en pièces, après avoir fait des prodiges de valeur. Émilius, qui avait été couvert de blessures dans le combat, fut tué ensuite par un gros d'ennemis qui ne le reconnurent point, et avec lui deux questeurs, vingt-un tribuns militaires, plusieurs hommes consulaires ou qui avaient été préteurs, Servilius, consul de l'année précédente, et Minucius, qui avait été maître de la cavalerie sous Fabius, et quatre-vingts sénateurs. Il demeura sur la place plus de soixante-dix mille hommes 291; et les Carthaginois, acharnés contre l'ennemi, ne cessèrent de tuer, jusqu'à ce qu'Annibal, dans la plus grande ardeur du carnage, se fut écrié plusieurs fois: Arrête, soldat; épargne le vaincu 292. Dix mille hommes, qui avaient été laissés à la garde du camp, se rendirent prisonniers de guerre après la bataille. Le consul Varron se retira à Venouse, accompagné seulement de soixante-dix cavaliers; et quatre mille hommes 293 environ se sauvèrent dans les villes voisines. Du côté d'Annibal, la victoire fut complète; et il la dut principalement, aussi-bien que les précédentes, à la supériorité de sa cavalerie.

Note 291: (retour) Tite-Live diminue beaucoup le nombre des morts, qu'il ne fait monter qu'à quarante-trois mille environ; mais Polybe est plus digne de foi.
Note 292: (retour) «Duo maximi exercitus cæsi ad hostium satietatem, donec Annibal diceret militi suo: Parce ferro.» (FLOR. lib. 1, cap. 6.)
Note 293: (retour) Le texte de Polybe porte 3000.--L.

Il y perdit quatre mille Gaulois, quinze cents tant Espagnols qu'Africains, et deux cents chevaux.

Maharbal, l'un des généraux carthaginois, voulait que, sans perdre de temps, l'on marchât droit à Rome, promettant à Annibal de le faire souper, à cinq jours de là, dans le Capitale. Et sur ce que celui-ci répliqua qu'il fallait prendre du temps pour délibérer sur cette proposition 294, «Je vois bien, dit Maharbal, que les dieux n'ont pas donné au même homme tous les talents à-la-fois. Vous savez vaincre, Annibal; mais vous ne savez pas profiter de la victoire.»

Note 294: (retour) «Tum Maharbal: Non omnia nimirum eidem dii dedêre. Vincere scis, Annibal; victoriâ uti nescis.» (LIV. lib. 22, n. 51.)

On prétend que ce délai sauva Rome et l'empire. Plusieurs, et Tite-Live entre autres, le reprochent à Annibal comme une faute capitale. Quelques-uns sont plus réservés, et ne peuvent se résoudre à condamner, sans des preuves bien claires, un si grand capitaine, qui, dans tout le reste, n'a jamais manqué ni de prudence pour prendre le bon parti, ni de vivacité et de promptitude pour exécuter. Ils sont encore retenus par l'autorité, ou du moins par le silence de Polybe, qui, en parlant des grandes suites qu'eut cette mémorable journée, convient que, parmi les Carthaginois, on conçut de grandes espérances d'emporter Rome d'emblée; mais, pour lui, il ne s'explique point sur ce qu'il eût fallu faire à l'égard d'une ville fort peuplée, extrêmement aguerrie, bien fortifiée, et défendue par une garnison de deux légions; et il ne laisse nulle part entrevoir qu'un tel projet fût praticable, ni qu'Annibal eût tort de ne l'avoir point tenté.

En effet, en examinant les choses de plus près, on ne voit pas que les règles communes de la guerre permissent de l'entreprendre. Il est constant que toute l'infanterie d'Annibal avant la bataille ne montait qu'à quarante mille hommes; qu'étant diminuée de six mille hommes qui avaient été tués dans l'action, et d'un plus grand nombre sans doute qui avait été blessé et mis hors de combat, il ne lui restait que vingt-six ou vingt-sept mille hommes de pied en état d'agir, et que ce nombre ne pouvait suffire pour faire la circonvallation d'une ville aussi étendue que Rome, et coupée par une rivière, ni pour l'attaquer dans les formes, n'ayant ni machines, ni munitions, ni aucune des choses nécessaires pour un siége. Par la même raison, Annibal, Liv. lib. 22, n. 9. Liv. lib. 23, n. 18. après le succès de Trasimène, tout victorieux qu'il était, avait attaqué inutilement Spolette: et, un peu après la bataille de Cannes, il avait été contraint de lever le siége d'une petite ville sans nom et sans force. On ne peut disconvenir que, si, dans l'occasion dont il s'agit, il avait échoué, comme il devait s'y attendre, il aurait ruiné sans ressource toutes ses affaires 295. Mais il faudrait être du métier, et peut-être du temps même de l'action, pour juger sainement de ce fait. C'est un ancien procès sur lequel il ne sied bien qu'aux connaisseurs de prononcer.

Note 295: (retour) Ces réflexions, pleines de justesse, rappellent le jugement de Montesquieu, qui justifie également Annibal des reproches qu'on avait faits à sa conduite. (Grand. et décad. des Romains, ch. IV.)--L.

Liv. 23, n. 11-14. Annibal, aussitôt après la bataille de Cannes, avait dépêché son frère Magon pour porter à Carthage la nouvelle de sa victoire, et pour demander du secours afin de terminer la guerre. Lorsque Magon fut arrivé, il fit en plein sénat un discours magnifique sur les exploits de son frère et sur les grands avantages qu'il avait remportés contre les Romains; et, pour faire juger de la grandeur de la victoire par quelque chose de sensible, en parlant en quelque sorte aux yeux, il fit répandre au milieu du sénat un boisseau d'anneaux d'or qu'on avait tirés des doigts des nobles romains qui avaient été tués à la bataille de Cannes. Il termina sa harangue par demander de l'argent, des vivres et de nouvelles troupes. Tous les assistants ressentirent une joie extraordinaire; et Imilcon, partisan d'Annibal, croyant que c'était là une belle occasion d'insulter Hannon, chef de la faction contraire, lui demanda s'il était encore mécontent de la guerre qu'on avait entreprise contre les Romains, et s'il croyait qu'on leur dût livrer Annibal. Hannon, sans s'émouvoir, lui répondit qu'il était toujours dans les mêmes sentiments, et que les victoires dont on parlait, supposé qu'elles fussent véritables, ne lui pouvaient donner de joie qu'autant qu'on s'en servirait pour faire une paix avantageuse: puis il entreprit de prouver que ces grands exploits que l'on faisait sonner si haut n'étaient que chimériques et imaginaires. «J'ai taillé en pièces, disait-il, en reprenant le discours de Magon, les armées romaines: envoyez-moi des soldats. Que demanderiez-vous autre chose si vous aviez été vaincu? Je me suis deux fois rendu maître du camp ennemi, plein apparemment de toutes sortes de provisions: envoyez-moi des vivres et de l'argent. Tiendriez-vous un autre langage, si vous-même aviez perdu votre camp?» Ensuite il demanda à Magon si quelqu'un des peuples latins s'était venu rendre à Annibal, si les Romains lui avaient fait quelques propositions de paix. Magon ayant été forcé d'avouer qu'il n'en était rien: «Nous avons donc, reprit Hannon, la guerre dans l'Italie aussi forte que jamais.» Sa conclusion fut qu'il ne fallait leur envoyer ni hommes ni argent. Comme la faction d'Annibal était la plus puissante, on n'eut aucun égard aux remontrances d'Hannon, qui furent regardées comme l'effet de sa jalousie et de sa prévention: il fut ordonné qu'on ferait incessamment des levées d'hommes et d'argent pour envoyer à Annibal les secours qu'il demandait. Magon partit sur-le-champ pour lever en Espagne vingt-quatre mille hommes d'infanterie et quatre mille chevaux; mais ce secours fut arrêté dans la suite, et envoyé d'un autre côté: tant la faction contraire était appliquée à traverser les desseins d'un général qu'elle ne pouvait souffrir 296. Pendant qu'à Rome on remerciait un consul qui avait fui de n'avoir pas désespéré de la république, à Carthage on savait presque mauvais gré à Annibal de la victoire qu'il venait de remporter. Hannon ne lui pouvait pardonner les avantages d'une guerre entreprise contre son avis. Plus jaloux de l'honneur de ses sentiments que du bien de l'état, plus ennemi du général des Carthaginois que des Romains, il n'oubliait rien pour empêcher les succès qu'on pouvait avoir, ou pour ruiner ceux qu'on avait eus.

Note 296: (retour) De Saint-Évremond.

Quartier d'hiver passé à Capoue par Annibal.

Liv. lib. 23, n. 4 et 18. La journée de Cannes soumit à Annibal les plus puissants peuples d'Italie, attira dans son parti ceux de la grande Grèce avec la ville de Tarente, et détacha des Romains leurs plus anciens alliés, entre lesquels Capoue tenait le premier rang. C'était une ville que la bonté de son terroir, sa situation avantageuse et la longue paix dont elle jouissait, avaient rendue fort riche et fort puissante. Le luxe et les délices, qui sont une suite ordinaire de l'opulence, avaient corrompu l'esprit de tous ses citoyens, déjà portés par leur inclination naturelle au plaisir et à la débauche.

297Annibal choisit cette ville pour y passer son quartier d'hiver. Ce fut là que cette armée, qui avait essuyé les plus grands travaux et bravé les périls les plus affreux sans y succomber, fut vaincue par l'abondance et les délices, dans lesquelles elle se plongea avec d'autant plus d'avidité, qu'elle n'y était point accoutumée. Leurs courages s'amollirent si fort pendant ce séjour, que, s'ils se soutinrent encore quelque temps, ce fut plutôt par l'éclat de leurs victoires passées que par leurs forces présentes. Quand Annibal tira ses soldats de cette ville, on eût dit que c'étaient d'autres hommes, tout différents de ce qu'ils avaient été jusque-là. Accoutumés à demeurer dans des maisons commodes, à vivre dans l'abondance et dans l'oisiveté, ils ne pouvaient plus souffrir la faim, la soif, les longues marches, les veilles, ni les autres travaux de la guerre: outre qu'ils ne savaient plus ce que c'était que d'obéir aux officiers, ni de garder aucune discipline.

Note 297: (retour) «Ibi partem majorem hiemis exercitum in tectis habuit, adversùs omnia humana mala, sæpè ae diù durantem, bonis inexpertum atque insuetum. Itaque quos nulla mali vicerat vis, perdidêre nimia bona ac voluptates immodicæ: et eò impensiùs, quô avidiùs ex insolentiâ in eas se merserant.» (LIV. lib. 23, n. 18.)

Je ne fais ici que copier Tite-Live. Si on l'en croit, le séjour de Capoue est, dans la vie d'Annibal, une grande tache, et il prétend que ce général fit en cela une faute incomparablement plus grande que quand, après le gain de la bataille, il manqua d'aller à Rome 298; car ce délai, dit Tite-Live, pouvait paraître avoir seulement différé sa victoire, au lieu que cette dernière faute le mit absolument hors d'état de vaincre. En un mot, comme Marcellus sut bien le dire dans la suite 299, ce que Cannes avait été aux Romains, Capoue le fut aux Carthaginois et à leur général. Là se perdit leur vertu guerrière et leur attachement à la discipline; là disparut et leur gloire passée, et l'espérance presque sûre que leur montrait l'avenir. En effet, depuis ce jour, les affaires d'Annibal allèrent toujours en décadence, la fortune se rangea du côté de la prudence, et la victoire sembla s'être réconciliée avec les Romains.

Note 298: (retour) «Illa enim cunctatio distulisse modò victoriam videri potuit, hic error vires ademisse ad vincendum.» (LIV. lib. 23, n. 18.)
Note 299: (retour) «Capuam Annibali Cannas fuisse. Ibi virtutem bellicam, ibi militarem disciplinam, ibi præteriti temporis famam, ibi spem futuri extinctam.» (LIV. lib. 23, n. 45.)

Je ne sais si tout ce que dit ici Tite-Live des suites funestes qu'eurent les quartiers d'hiver passés par l'armée carthaginoise dans cette ville délicieuse est bien juste et bien fondé. Quand on examine avec soin toutes les circonstances de cette histoire, on a de la peine à se persuader qu'il faille attribuer le peu de progrès qu'eurent les armes d'Annibal dans la suite au séjour de Capoue: c'en est bien une cause, mais la moins considérable; et la bravoure avec laquelle ses troupes battirent depuis ce temps-là des consuls et des préteurs, prirent des villes à la vue des Romains, maintinrent leurs conquêtes et restèrent encore quatorze ans en Italie sans en pouvoir être chassées, tout cela porte assez à croire que Tite-Live exagère les pernicieux effets des délices de Capoue.

Liv. lib. 23, n. 23. La véritable cause de la chute des affaires d'Annibal, c'est le défaut de recrues et de secours de la part de sa patrie. Après l'exposé de Magon, le sénat de Carthage avait jugé nécessaire, pour pousser les conquêtes d'Italie, d'y envoyer d'Afrique un renfort considérable de cavalerie numide, quarante éléphants, mille talents 300, qui font trois millions, et d'acheter en Espagne vingt mille hommes de pied et quatre mille chevaux pour en Ibid. n. 32. renforcer leurs armées d'Espagne et d'Italie; néanmoins Magon n'en put obtenir que douze mille fantassins, avec deux mille cinq cents chevaux; et même, quand il fut près de partir pour l'Italie avec cette troupe, si fort au-dessous de celle qu'on lui avait promise, il fut contre-mandé pour passer en Espagne. Annibal, après de si grandes promesses, ne reçut donc ni infanterie, ni cavalerie, ni éléphants, ni argent, et il fut absolument abandonné à ses ressources personnelles: son armée se trouvait réduite à vingt-six mille hommes de pied et à neuf mille chevaux. Comment, avec une armée si affaiblie, pouvoir occuper dans un pays étranger tous les postes nécessaires, contenir les nouveaux alliés, maintenir les conquêtes, en faire de nouvelles, et tenir la campagne avec avantage contre deux armées des Romains qui se renouvelaient tous les ans? Voilà la véritable cause de la décadence des affaires d'Annibal et de la ruine de celles de Carthage. Si nous avions l'endroit où Polybe avait parlé sur cette matière, nous verrions sans doute qu'il avait plus insisté sur cette cause que sur les délices de Capoue.

Note 300: (retour) 5,500,000 francs.--L.

Affaires d'Espagne et de Sardaigne.

Liv. lib. 23, n. 26-30 et n. 32-40, 41. AN. M. 3790 ROM. 534. Les deux Scipions avaient toujours le commandement de l'Espagne, et y faisaient d'assez grands progrès, lorsque Asdrubal, qui seul paraissait capable de leur résister, reçut ordre de Carthage de passer en Italie au secours de son frère. Avant que de quitter la province, il écrivit au sénat pour lui faire connaître la nécessité qu'il y avait d'envoyer en sa place un général qui pût tenir tête aux Romains. On y envoya Imilcon avec une armée, et Asdrubal se mit en chemin avec la sienne pour aller joindre son frère. La première nouvelle de son départ avait rangé la plus grande partie des Espagnols sous le pouvoir des Scipions. Ces deux généraux, animés par un si grand succès, se mirent en devoir de lui fermer la sortie de la province. Ils considéraient le danger auquel seraient exposés les Romains, si, ayant déjà bien de la peine à résister au seul Annibal, les deux frères venaient à leur tomber sur les bras avec deux puissantes armées: ils le poursuivirent donc dans sa marche, et l'obligèrent, malgré lui, à combattre. Asdrubal fut vaincu; et, loin de pouvoir passer dans l'Italie, il ne se vit pas même en état de demeurer en sûreté dans l'Espagne.

Les Carthaginois ne réussirent pas mieux dans la Sardaigne. Prétendant profiter de quelques révoltes qu'ils y avaient excitées, il y perdirent douze mille hommes dans une bataille contre les Romains, qui firent encore un grand nombre de prisonniers, parmi lesquels furent Asdrubal, surnommé Calvus; Hannon et Magon 301, distingués par leur naissance et par leurs emplois militaires.

Note 301: (retour) Ce n'était pas le frère d'Annibal.

Mauvais succès d'Annibal. Siéges de Capoue
et de Rome
302.

Note 302: (retour) Rollin passe sous silence plusieurs faits qu'il raconte avec détail dans une autre partie de son histoire ancienne, et dans l'histoire Romaine (livre quinzième).--L.

AN. M. 3791 ROM. 535. Liv. lib. 23, n. 41-46; lib. 25, n. 22; lib. 26, n. 5-16. Depuis le séjour d'Annibal à Capoue, les affaires des Carthaginois en Italie ne se soutinrent plus avec le même éclat. M. Marcellus, d'abord comme préteur, ensuite comme consul, eut beaucoup de part à ce changement. Il harcelait Annibal en toute occasion, il lui enlevait des quartiers, il lui faisait lever des siéges; il le battit même en plusieurs rencontres, en sorte qu'il fut appelé l'épée de Rome, comme Fabius en avait été nommé le bouclier.

AN. M. 3793 ROM. 537. Ce qui fut le plus sensible au général carthaginois, fut de voir Capoue assiégée par les Romains. Pour ne point perdre son crédit parmi ses alliés, en négligeant de soutenir ceux qui y tenaient le premier rang, il vola au secours de cette ville, en fit approcher ses troupes, AN. M. 3794 ROM. 538. attaqua les Romains, leur donna plusieurs combats pour leur faire lever le siége. Enfin, voyant que toutes ses tentatives étaient inutiles, pour faire une puissante diversion il marcha brusquement vers Rome. Il ne désespérait pas que, s'il pouvait, dans la première surprise, s'emparer de quelque quartier de la ville, le danger où serait la capitale n'obligeât les généraux romains de lever le siège de Capoue pour accourir avec toutes leurs troupes au secours de leur patrie: du moins il se flattait que, si, pour continuer le siége, ils partageaient leurs forces, leur affaiblissement pourrait faire naître aux assiégés ou à lui quelque occasion de les battre. Rome fut étonnée, mais non déconcertée. Sur ce que l'un des sénateurs proposa de rappeler toutes les armées au secours de Rome, Fabius 303 remontra qu'il serait honteux de se laisser effrayer et de changer de dessein aux moindres mouvements d'Annibal. On se contenta de faire revenir, avec une partie de l'armée, l'un des deux commandants qui étaient au siége: ce fut Q. Fulvius, proconsul. Annibal, après avoir fait quelques ravages, rangea son armée en bataille devant la ville, et les consuls en firent autant. Chacun se disposait à bien faire son devoir dans un combat dont Rome devait être le prix, lorsqu'une tempête violente obligea les deux partis de se retirer. Ils ne furent pas plutôt rentrés dans leur camp, que le temps devint calme et serein. La même chose arriva plusieurs fois de suite; en sorte qu'Annibal, croyant qu'il y avait dans cet événement quelque chose de surnaturel 304, dit, au rapport de Tite-Live, que tantôt la fortune, et tantôt la volonté lui manquait pour se rendre maître de Rome.

Note 303: (retour) «Flagitiosum esse terreri ac circumagi ad omnes Annibalis comminationes.» (LIV. lib. 26, n. 8.)
Note 304: (retour) «Audita vox Annibalis fertur, Potiundæ sibi urbis Romæ, modò mentem non dari, modò fortunam.» (LIV. lib. 26, n. 11.)

Mais ce qui le surprit étrangement et l'effraya le plus, c'est qu'il apprit que, pendant qu'il était campé à une des portes de Rome, les Romains avaient fait sortir par une autre des recrues pour l'armée d'Espagne, et que le champ dans lequel il s'était campé avait été vendu dans le même temps, sans que cette circonstance eût rien diminué de son prix. Un mépris si marqué le piqua vivement: il fit mettre aussi à l'encan les boutiques d'orfèvres qui étaient autour de la place publique à Rome. Après cette bravade, il se retira, et pilla en passant le riche temple de la déesse Féronie.

Capoue, ainsi abandonnée à elle-même, ne tint pas long-temps. Après que ceux de ses sénateurs qui avaient eu le plus de part à la révolte, et qui, par cette raison, n'attendaient aucun quartier de la part des Romains, se furent donné à eux-mêmes la mort d'une manière tout-à-fait tragique, la ville se rendit à discrétion 305. Le succès de ce siége, qui fut décisif par les suites heureuses qu'il eut, et qui rendit pleinement aux Romains la supériorité sur les Carthaginois, montra en même temps combien la puissance romaine était formidable quand elle entreprenait de punir des alliés infidèles, et combien peu il fallait compter sur Annibal pour la défense de ceux qu'il avait reçus sous sa protection.

Note 305: (retour) «Confessio expressa hosti, quanta vis in Romanis ad expetendas pœnas ab infidelibus sociis, et quàm nihil in Annibale auxilii ad receptos in fidem tuendos esset.» (LIV. lib. 26, n. 16.)

Défaite et mort des deux Scipions en Espagne.

Liv. lib 23, n. 32-39. AN. M. 3793 ROM. 537. La face des affaires était bien changée en Espagne. Les Carthaginois y avaient trois armées: l'une était commandée par Asdrubal, fils de Giscon; l'autre par Asdrubal, fils d'Amilcar; la troisième, sous la conduite de Magon, s'était jointe au premier Asdrubal. Les deux Scipions, Cnéus et Publius, crurent devoir diviser leurs troupes pour attaquer les ennemis séparément; et c'est ce qui fut la cause de leur perte. Ils convinrent que Cnéus, avec un petit nombre de Romains et trente mille Celtibériens, irait contre Asdrubal, fils d'Amilcar, pendant que Publius, avec le reste des troupes, composées de Romains et d'alliés d'Italie, marcherait contre les deux autres généraux.

Publius fut accablé le premier. Aux deux chefs qu'il avait en tête s'était joint Masinissa, fier des victoires qu'il venait de remporter contre Syphax, et il devait bientôt être suivi par Indibilis, prince puissant en Espagne. On en vint aux mains. Les Romains, attaqués en même temps de tous côtés, se défendirent courageusement, tant qu'ils eurent leur général à leur tête: mais, lorsqu'il eut été tué, le peu qui avait échappé au carnage prit la fuite.

Les trois armées victorieuses partirent aussitôt pour aller contre Cnéus, et pour terminer la guerre par sa défaite. Il était déjà plus qu'à demi vaincu par la désertion de ses alliés, qui avaient tous abandonné son parti 306, et qui laissèrent aux chefs romains cette importante instruction, de ne souffrir jamais que dans leur armée le nombre de leurs propres troupes fût inférieur à celui des troupes étrangères. Il eut quelque pressentiment de la mort et de la défaite de son frère en voyant les ennemis arriver en si grand nombre. Il ne lui survécut pas long-temps, et fut tué dans le combat. Ces deux grands hommes furent également pleurés par leurs citoyens et par leurs alliés, et les Espagnes les regrettèrent à cause de leur justice et de leur modération.

Note 306: (retour) «Id quidem cavendum semper romanis ducibus erit, exemplaque hæc verè pro documentis habenda: ne ità externis credant auxiliis, ut non plus sui roboris suarumque propriè virium in castris habeant.» (LIV. n. 33.)

La perte de ces vastes pays paraissait inévitable pour les Romains; mais la valeur d'un simple officier, nommé L. Marcius, chevalier romain, les leur conserva. Bientôt après on y envoya le jeune Scipion, qui vengea bien la mort de son père et de son oncle, et y rétablit entièrement les affaires des Romains.

Défaite et mort d'Asdrubal.

Polyb. l. 11, p. 622-625. Liv. lib. 27, n. 35-39-51. AN. M. 3798 ROM. 542. Un échec inopiné acheva de ruiner en Italie toutes les mesures et toutes les espérances d'Annibal. Les consuls de cette année, la onzième de la seconde guerre punique (car je passe beaucoup d'événements pour abréger), étaient C. Claudius Néron et M. Livius. Celui-ci avait pour département la Gaule cisalpine, où il devait s'opposer à Asdrubal, qu'on disait être près de passer les Alpes: l'autre commandait dans le pays des Brutiens et dans la Lucanie, c'est-à-dire dans l'extrémité opposée de l'Italie, et là il tenait tête à Annibal.

Le passage des Alpes ne coûta presque point de peine à Asdrubal, parce qu'il trouva le chemin frayé par son frère, et tous les peuples disposés à le recevoir. Quelque temps après il dépêcha des courriers vers Annibal: ils furent arrêtés. Néron apprit par les lettres dont ils étaient chargés qu'Asdrubal devait se joindre à son frère dans l'Ombrie: il jugea que, dans une conjoncture aussi importante qu'était celle-là, d'où dépendait le salut de l'état, il était permis de se mettre au-dessus 307 des règles ordinaires pour le service et le bien même de la république; et il crut devoir faire un coup hardi et imprévu, capable de jeter la terreur dans l'esprit des ennemis, en se hâtant d'aller joindre son collègue pour attaquer brusquement Asdrubal avec leurs forces réunies. Ce dessein, à bien examiner toutes les circonstances, ne doit pas être facilement taxé d'imprudence: c'était sauver l'état que d'empêcher la jonction des deux frères. On ne hasardait pas beaucoup, en supposant même qu'Annibal dût être informé de l'absence du consul. Sur son armée de quarante-deux mille hommes, il n'en avait pris que sept mille pour son détachement, qui étaient à là vérité l'élite des troupes, mais qui n'en faisaient qu'une très-petite partie; le reste était demeuré dans le camp bien fortifié et bien retranché: était-il à craindre qu'Annibal attaquât et forçât un bon camp défendu par trente-cinq mille hommes?

Note 307: (retour) Il était défendu à un général de sortir de la province qui lui était assignée, et de passer dans celle d'un autre.

Néron partit sans avertir ses soldats de son dessein. Lorsqu'il eut fait assez de chemin pour le leur découvrir sans danger, il leur dit qu'il les menait à une victoire certaine: que dans la guerre tout dépendait de la renommée: que le bruit seul de leur arrivée déconcerterait les Carthaginois: qu'au reste ils auraient tout l'honneur de cette action.

Ils marchèrent avec une diligence extraordinaire. La jonction se fit de nuit et sans multiplier les camps, pour mieux tromper l'ennemi. Les troupes nouvellement arrivées se joignirent à celles de Livius. L'armée du préteur Porcius était campée tout près de celle du consul. Dès le matin du lendemain on tint conseil. Livius était d'avis de donner quelques jours de repos aux troupes; Néron le pria de ne point rendre téméraire par le délai une entreprise que la promptitude seule pouvait faire réussir, et de profiter de l'erreur de leurs ennemis, tant absents que présents: on donna donc le signal pour la bataille. Asdrubal, s'étant avancé aux premiers rangs, reconnut à plusieurs marques qu'il était arrivé de nouvelles troupes, et il ne douta point que ce ne fussent celles de l'autre consul: d'où il conjectura qu'il fallait que son frère eût reçu quelque perte considérable, et craignit fort d'être venu trop tard à son secours.

Après ces réflexions il fit sonner la retraite. Son armée se mit en marche avec assez de désordre. La nuit survint; et, ses guides l'ayant abandonné, il ne sut quelle route tenir. Il suivait au hasard les bords du fleuve Métaure, et il se mettait en devoir de le passer, lorsqu'il fut joint par les trois armées ennemies: il jugea, dans cette extrémité, qu'il lui était impossible d'éviter le combat, et il fit tout ce qu'on pouvait attendre de la présence d'esprit et du courage d'un grand capitaine. Il prit tout d'un coup un poste avantageux, et rangea ses troupes dans un terrain étroit, qui lui donnait lieu de placer sa gauche, composée des troupes les plus faibles, de manière qu'elle ne pouvait être ni attaquée de front, ni prise en flanc, et de donner à son corps de bataille et à sa droite plus de profondeur que de front. Après cette disposition faite à la hâte, il se mit au centre, et marcha le premier pour attaquer la gauche des ennemis, bien convaincu qu'il s'agissait de tout, et qu'il fallait ou vaincre, ou mourir. L'action dura long-temps, et on combattit de part et d'autre avec beaucoup d'opiniâtreté. Asdrubal sur-tout mit dans cette journée le comble à la gloire qu'il s'était déjà acquise par un grand nombre de belles actions. Il mena ses soldats épouvantés et tremblants au combat, contre un ennemi qui les surpassait en nombre et en confiance; il les anima par ses paroles, il les soutint par son exemple, il employa les prières et les menaces pour ramener les fuyards, jusqu'à ce qu'enfin, voyant que la victoire se déclarait pour les Romains, et ne pouvant survivre à tant de milliers d'hommes qui avaient quitté leur patrie pour le suivre, il se jeta au milieu d'une cohorte romaine, où il périt en digne fils d'Amilcar, et en digne frère d'Annibal.

Ce combat fut pour les Carthaginois le plus sanglant de toute cette guerre; et, soit par la mort du chef, soit par le carnage qui fut fait des troupes carthaginoises, il servit comme de représailles pour la journée de Cannes. Il fut tué du côté des Carthaginois cinquante-cinq mille hommes 308, et il y en eut six mille de pris. Les Romains perdirent huit mille hommes. Ils étaient si las de tuer, que, quelqu'un étant venu avertir Livius qu'il était aisé de tailler en pièces un gros d'ennemis qui s'enfuyait «Il est bon, dit-il, qu'il en reste quelques-uns pour porter aux Carthaginois la nouvelle de leur défaite.»

Note 308: (retour) La perte, selon Polybe, fut beaucoup moindre, et ne monta qu'à dix mille hommes.

= Il ajoute que la perte des Romains fut de 2000 hommes (XI, c. 3, §3).--L.

Néron se mit en marche dès la nuit même qui suivit le combat. Par-tout où il passait, les cris de joie et les applaudissements prirent la place de l'inquiétude et de la frayeur qu'il y avait laissées en venant. Il arriva à son camp le sixième jour. La tête d'Asdrubal jetée dans le camp des Carthaginois apprit à leur chef le funeste sort de son frère. Annibal reconnut à ce cruel coup la fortune de Carthage. «C'en est fait, dit-il 309, je ne lui enverrai plus de superbes courriers. En perdant Asdrubal, je perds toute mon espérance et tout mon bonheur.» Il se retira ensuite dans l'extrémité du pays des Brutiens, où il ramassa toutes ses troupes, qui eurent beaucoup de peine à y subsister, parce qu'il ne ne recevait aucun convoi de Carthage.

Note 309: (retour) Horace le fait parler ainsi dans la belle ode où il décrit cette défaite:

Carthagini jam non ego nuncios

Mittam superbos. Occidit, occidit

Spes omnis et fortuna nostri

Nominis, Asdrubale interempto.

(HOR. lib. 4. Od. 4.) [V. 69.

Scipion se rend maître de toute l'Espagne. Il est
nommé consul, et passe en Afrique. Annibal y
est rappelé.

Polyb. l. 11, p. 650; et l. 14, p. 677-687; et l. 15, p. 689-694. Liv. lib. 28, n. 1-4, 16, 38, 40-46; l. 29, n. 24-36; l. 30, n. 20-28. AN. M. 3799 ROM. 543. Le sort des armes ne fut pas plus heureux pour les Carthaginois en Espagne. La sage vivacité du jeune Scipion y avait rétabli entièrement les affaires des Romains, comme la courageuse lenteur de Fabius l'avait fait auparavant en Italie. Les trois chefs des Carthaginois, qui y commandaient de nombreuses armées, savoir Asdrubal, fils de Giscon, Hannon et Magon, ayant été défaits en plusieurs rencontres par les troupes romaines, Scipion enfin se rendit maître de l'Espagne, et la soumit tout entière aux Romains. Ce fut pour-lors que Masinissa, prince très-puissant en Afrique, se rangea de leur côté: Syphax, au contraire, embrassa le parti des Carthaginois.

AN. M. 3800 ROM. 544. Scipion, étant retourné à Rome, y fut nommé consul; il avait pour-lors trente ans. On lui donna pour collègue P. Licinius Crassus. Le département du premier fut la Sicile, avec permission de passer en Afrique, s'il le jugeait à propos: il partit le plus promptement qu'il put pour sa province. L'autre devait commander dans le pays où Annibal s'était retiré.

La prise de Carthagène, où Scipion avait fait paraître toute la prudence, tout le courage, toute l'habileté qu'on peut attendre des plus grands capitaines, et la conquête de l'Espagne entière, étaient plus que suffisantes pour immortaliser son nom: mais il ne les avait regardées que comme des degrés et des préparatifs qui devaient le conduire à une plus grande entreprise; c'était la conquête de l'Afrique. Il y passa en effet, et y établit le théâtre de la guerre.

Le ravage des terres, le siège d'Utique, une des plus fortes places de l'Afrique, la défaite entière des deux armées de Syphax et d'Asdrubal, dont Scipion brûla le camp, et ensuite la prise de Syphax même, qui était la plus puissante ressource des Carthaginois, tout cela les obligea à songer enfin à la paix. Ils députèrent pour cet effet trente des principaux sénateurs, choisis dans cette compagnie qui était si puissante à Carthage, et qu'on nommait le conseil des cent. Dès qu'ils furent admis dans la tente du général romain, ils se prosternèrent tous par terre (c'était la coutume du pays), lui parlèrent avec beaucoup de soumission, rejetant la cause de tous leurs malheurs sur Annibal, et promirent de la part du sénat une aveugle obéissance à tout ce qu'ordonnerait le peuple romain. Scipion leur répondit que, quoiqu'il fût venu dans l'Afrique pour vaincre et non pour faire la paix, il la leur accorderait cependant, à condition qu'ils rendraient aux Romains leurs prisonniers et leurs transfuges; qu'ils feraient sortir leurs armées de l'Italie et des Gaules; qu'ils n'entreraient plus en Espagne; qu'ils se retireraient de toutes les îles qui sont entre l'Italie et l'Afrique; qu'ils livreraient aux vainqueurs tous leurs vaisseaux, excepté vingt; qu'ils donneraient cinq cent mille boisseaux 310 de froment, et trois cent mille boisseaux d'orge; et qu'ils paieraient la somme de cinq mille talents 311, c'est-à-dire quinze millions. Que, si ces conditions les accommodaient, ils pourraient envoyer des ambassadeurs au sénat. Ils feignirent d'y donner les mains; mais en effet ils ne cherchaient qu'à gagner du temps jusqu'au retour d'Annibal. On accorda une trêve aux Carthaginois, qui firent partir sur-le-champ leurs députés pour Rome, et qui envoyèrent en même temps vers Annibal pour lui ordonner de revenir en Afrique.

Note 310: (retour) Boisseaux romains, c. à. d. modius. Le modius vaut le quinzième de notre setier (v. mes Considérations sur les Monnaies, p. 118): il s'agit donc ici de 33,333 setiers (52,000 hectolitres) de froment; et de 20,000 setiers (31,200 hectolitres) d'orge.--L.
Note 311: (retour) Environ 27,500,000 francs: selon d'autres, dit Tite-Live, on leur imposa 5,000 livres d'argent, et non 5,000 talents. La somme est bien différente car la livre romaine était la 80e partie du talent: il ne s'agirait donc que de 331,250 francs. Cette somme paraît trop faible.--L.

AN. M. 3802 ROM. 546. Il était pour lors retiré dans les extrémités de l'Italie, comme nous l'avons déjà dit. C'est là que lui furent portés les ordres de Carthage, qu'il ne put entendre sans pousser des soupirs, et sans presque verser des larmes, frémissant de colère de se voir ainsi forcé d'abandonner sa proie. Jamais exilé ne témoigna plus de regret en quittant son pays natal, qu'Annibal en sortant d'une terre ennemie. Il tourna souvent les yeux vers les côtes de l'Italie, accusant les dieux et les hommes de son malheur, en prononçant contre lui-même, dit Tite-Live 312, mille exécrations de ce qu'au sortir de la bataille de Cannes, il n'avait pas conduit à Rome ses soldats encore tout fumants du sang des Romains.

Note 312: (retour) Tite-Live suppose toujours que ce délai était une faute essentielle pour Annibal, dont lui-même se repentit dans la suite.

A Rome, le sénat, fort mécontent des mauvaises excuses qu'employaient les députés de Carthage pour justifier leur république, et de l'offre absurde qu'ils faisaient en son nom de s'en tenir au traité de Lutatius, crut devoir renvoyer la décision du tout à Scipion, qui, étant sur les lieux, pouvait mieux juger de ce que demandait le bien de l'état.

Vers ce même temps, le préteur Octavius, passant de Sicile en Afrique avec deux cents vaisseaux de charge, fut attaqué près de Carthage par une furieuse tempête qui dissipa toute sa flotte. Le peuple de la ville, ne pouvant se résoudre à laisser échapper de ses mains une si riche proie, demande à grands cris qu'on fasse sortir la flotte carthaginoise pour s'en emparer. Le sénat, après une faible résistance, y consent. Asdrubal, étant sorti du port, se saisit de la plupart des vaisseaux romains, et les amena à Carthage, malgré la trêve qui subsistait encore.

Scipion envoya des députés au sénat de Carthage pour en faire ses plaintes: on y eut peu d'égard. L'approche d'Annibal leur avait rendu le courage, et leur avait fait concevoir de grandes espérances; il s'en fallut peu même que le peuple ne maltraitât les députés. Ils demandèrent une escorte pour s'en retourner en sûreté; elle leur fut accordée, et deux vaisseaux de la république les accompagnèrent. Mais les magistrats, qui ne voulaient point de paix, et qui étaient déterminés à recommencer la guerre, firent dire sous main à Asdrubal, qui était avec sa flotte près d'Utique, de faire attaquer la galère romaine lorsqu'elle serait arrivée au fleuve Bagrada, tout près du camp des Romains, où l'escorte avait ordre de les laisser. Il le fit, et détacha contre les ambassadeurs deux galères. Ils se sauvèrent pourtant, non sans peine ni sans danger.

Ce fut un nouveau sujet de guerre entre les deux peuples, plus animés, ou plutôt plus acharnés que jamais l'un contre l'autre: les Romains, par le désir de venger une si noire perfidie; les Carthaginois, par la persuasion où ils étaient qu'il n'y avait plus de paix à attendre pour eux.

Dans ce temps-là même, Lélius et Fulvius, chargés des pleins pouvoirs que le sénat et le peuple romain envoyaient à Scipion, arrivent au camp, et avec eux les députés carthaginois. Carthage ayant non-seulement rompu la trêve, mais violé le droit des gens dans la personne des ambassadeurs romains, il était naturel d'user de représailles contre les députés carthaginois. Mais Scipion 313, considérant plus ce que demandait la générosité romaine que ce que méritait la perfidie carthaginoise, pour ne point s'éloigner des principes de sa nation ni de son propre caractère, renvoya les députés sans leur faire aucun mal. Une modération si étonnante dans de telles conjonctures effraya et fit rougir Carthage même, et donna à Annibal une nouvelle estime pour un chef qui n'opposait à la mauvaise foi de ses ennemis qu'une droiture et une noblesse d'ame encore plus dignes d'admiration que toutes ses vertus guerrières.

Note 313: (retour) Ἐσκοπεῖτο παρ' αủτῷ συλλογιζόµενος, οὐχ οὕτω τὶ δέον παθεῖν Καρχηδονίους, ὡς τὶ δέον ἦν πράξαι Ῥωµαίους. (POLYB. lib. 15, p. 693.)

«Dixit Scipio se nihil nec institutis populi romani nec suis moribus indignum in iis facturum.» (LIV. lib. 30, n. 25.)

Cependant Annibal, pressé par ses citoyens, avançait dans le pays. Il arriva à Zama, qui est à cinq journées de Carthage, et il y fit camper ses troupes: il envoya de là des espions pour observer la contenance des Romains. Scipion, les ayant surpris, loin de les punir, les fit promener par tout son camp; et, après leur en avoir fait remarquer soigneusement toute la disposition, il les renvoya à Annibal. Celui-ci sentait bien d'où partait une si noble assurance; après tout ce qui lui était arrivé, il ne comptait plus sur le retour de sa fortune. Pendant que tout, le monde l'exhortait à donner la bataille, il était le seul qui songeât à la paix; il espérait la faire à des conditions plus raisonnables, se trouvant à la tête d'une armée, et le sort des armes pouvant encore paraître incertain. Il envoya donc demander une entrevue à Scipion: on convint du temps et du lieu.

Entrevue d'Annibal et de Scipion en Afrique,
suivie du combat.

Polyb. l. 15, p. 694-703. Liv. lib. 30, p. 29-35. AN. M. 3803 ROM. 547. Ces deux capitaines, non-seulement les plus illustres de leur temps, mais dignes d'être mis en parallèle avec ce qu'il y avait jamais eu de plus grands princes et de plus fameux généraux, s'étant rendus au lieu marqué, demeurèrent quelque temps en silence, comme étonnés à la vue l'un de l'autre, et comme saisis d'une mutuelle admiration. Enfin Annibal prit le premier la parole, et, après avoir loué Scipion d'une manière fine et délicate, il lui fit une vive peinture des désordres de la guerre, et des maux qu'elle avait causés tant aux victorieux qu'aux vaincus: il l'exhorta à ne pas se laisser éblouir par l'éclat de ses victoires. Il lui représenta que, quelque heureux qu'il eût été jusque-là, il devait appréhender l'inconstance de la fortune; que, sans en chercher bien loin des exemples, il en était lui-même, qui lui parlait, une preuve éclatante; que Scipion était alors ce qu'Annibal avait été à Trasimène et à Cannes; qu'il profitât de l'occasion mieux qu'il n'avait fait lui-même, en faisant la paix dans un temps où il était maître des conditions. Il finit en déclarant que les Carthaginois voulaient bien céder aux Romains la Sicile, la Sardaigne, l'Espagne, et toutes les îles qui sont entre l'Afrique et l'Italie; qu'il fallait bien se résoudre, puisque les dieux en ordonnaient ainsi, à se renfermer dans les bords de l'Afrique, tandis qu'ils verraient les Romains faire respecter leurs lois jusque dans les régions les plus éloignées.

Scipion répondit en moins de paroles, mais avec non moins de dignité. Il reprocha aux Carthaginois la perfidie avec laquelle ils venaient de piller quelques galères romaines avant que la trêve fût expirée: il rejeta sur eux seuls et sur leur injustice tous les maux qu'avaient entraînés les deux guerres. Après avoir remercié Annibal des conseils qu'il lui donnait sur l'incertitude des événements humains, il finit en l'avertissant de se préparer au combat, s'il n'aimait mieux accepter les conditions qu'il avait déjà proposées, auxquelles néanmoins on en ajouterait encore quelques-unes pour punir les Carthaginois d'avoir rompu la trêve.

Annibal ne put se résoudre à accepter ces conditions, et on se sépara dans le dessein de décider du sort de Carthage par une action générale. Chacun des généraux exhorta donc ses troupes à combattre vaillamment. Annibal faisait le dénombrement des victoires qu'il avait remportées sur les Romains, des chefs qu'il avait tués, des armées qu'il avait taillées en pièces. Scipion représentait aux siens la conquête des Espagnes, les succès qu'il avait eus en Afrique, et l'aveu que les ennemis faisaient de leur faiblesse en venant demander la paix; 314 et il disait tout cela d'un air et d'un ton de vainqueur. Jamais motifs ne furent plus puissants pour porter des troupes à bien combattre. Ce jour allait mettre le comble à la gloire de l'un ou de l'autre des chefs, et décider qui de Rome ou de Carthage donnerait la loi aux nations.

Note 314: (retour) «Celsus hæc corpore, vultuque ita læto, ut vicisse jam crederes, dicebat.» (LIV. lib. 30, n. 32.)

Je n'entreprends point de décrire l'ordre de la bataille ni la valeur des deux armées. Il est aisé d'imaginer que deux capitaines si expérimentés n'oublièrent rien de ce qui pouvait contribuer à la victoire. Les Carthaginois, après un combat fort opiniâtre, furent enfin obligés de prendre la fuite, laissant vingt mille des leurs sur le champ de bataille; et les Romains firent un pareil nombre de prisonniers. Annibal se sauva pendant le tumulte; et, étant entré dans Carthage, il avoua qu'il était vaincu sans ressource, et que la ville n'avait plus d'autre parti à prendre que de demander la paix, à quelques conditions que ce fût. Scipion lui donna de grands éloges, principalement sur son habileté à prendre les avantages, à disposer son armée, à donner ses ordres dans le combat; et il assura qu'Annibal s'était surpassé lui-même dans cette journée, quoique le succès n'eût pas répondu à son courage ni à sa prudence.

Pour lui, il sut bien profiter de sa victoire et de la consternation des ennemis. Il ordonna à un de ses lieutenants de mener son armée de terre à Carthage, pendant que lui-même allait y conduire la flotte.

Il n'en était pas éloigné, lorsqu'il rencontra un vaisseau couvert de banderoles et de branches d'olivier, qui portait dix ambassadeurs, choisis d'entre les plus considérables de la ville, et chargés d'aller implorer sa clémence. Il les renvoya sans réponse, avec ordre de le venir trouver à Tunis, où il devait s'arrêter. Les députés de Carthage vinrent au nombre de trente trouver Scipion au lieu marqué, et lui demandèrent la paix en des termes très-soumis. Il assembla son conseil: la plupart étaient assez d'avis qu'il prît et rasât Carthage, et qu'il en traitât les habitants avec la dernière sévérité; mais la vue du temps que durerait le siége d'une ville si bien fortifiée, et la crainte qu'avait Scipion qu'on ne lui envoyât un successeur pendant qu'il serait occupé à ce siége, le firent pencher vers la douceur.

Paix conclue entre les Carthaginois et les Romains.
Fin de la seconde guerre punique.

Polyb. l. 15, p. 704-707. Liv. lib. 30, n. 36-44. Les conditions de paix qu'il leur dicta furent, que les Carthaginois vivraient libres en conservant leurs lois, aussi-bien que les villes et les terres qu'ils possédaient en Afrique avant cette guerre; qu'ils rendraient aux Romains tous les transfuges, les esclaves et les prisonniers qu'ils avaient à eux; qu'ils leur livreraient tous leurs vaisseaux, à l'exception de dix à trois rangs de rames; qu'ils livreraient aussi tous les éléphants qu'ils avaient alors, et qu'ils n'en dresseraient plus dorénavant pour la guerre; que toute guerre hors de l'Afrique leur serait absolument interdite, et que, dans l'Afrique même, ils ne pourraient la faire sans la permission du peuple romain; qu'ils restitueraient à Masinissa tout ce qu'ils avaient pris sur lui ou sur ses ancêtres; qu'ils fourniraient des vivres et paieraient la solde aux troupes auxiliaires des Romains, jusqu'à ce que leurs députés fussent de retour de Rome; qu'ils paieraient aux Romains dix mille talents euboïques 315 d'argent, en cinquante paiements d'année en année; qu'ils donneraient cent ôtages 316 au choix de Scipion. Pour leur donner le temps d'envoyer à Rome, il convint de leur accorder une trêve, à condition qu'ils rendraient les vaisseaux qu'ils avaient pris à l'occasion de la première, sans quoi ils ne devaient espérer ni trêve ni paix.

Note 315: (retour) Dix mille talents attiques feraient trente millions. Dix mille talents euboïques font un peu plus de vingt-huit millions trente-trois mille livres; parce que, selon Budée, le talent euboïque ne vaut que cinquante-six mines, et quelque chose de plus; au lieu que le talent attique vaut soixante mines.

= 10,000 talents euboïques valent 55,000,000 francs. Le cinquantième, que les Carthaginois s'engageaient à payer annuellement, est de 1,100,000 francs.--L.

Note 316: (retour) Ils ne devaient pas avoir moins de 14 ans, ni plus de 30: on trouve une circonstance analogue dans le traité des Romains avec les Étoliens. (POLYB. XXII, 15, 10.)--L.

Quand les députés furent de retour à Carthage, ils exposèrent au sénat les conditions que Scipion leur avait dictées. Alors Giscon, qui les trouvait insupportables, se leva, et fit un discours pour détourner ses citoyens d'une paix si honteuse. Annibal, indigné qu'on écoutât tranquillement un tel harangueur, prit Giscon par le bras, et le jeta en bas de son siége. Une démarche si violente, et bien éloignée du goût d'une ville libre comme était Carthage, excita un murmure universel. Annibal en fut troublé, et sur-le-champ s'excusa. «Sorti de cette ville à l'âge de neuf ans, leur dit-il, et n'y étant revenu qu'après trente-six ans d'absence, j'ai eu tout le temps de m'instruire dans l'art militaire, et je me flatte d'y avoir assez bien réussi. Pour vos lois et vos coutumes, on ne doit pas être surpris que je les ignore; et c'est de vous que je veux les apprendre.» Il s'étendit ensuite sur la nécessité indispensable où ils étaient de faire la paix. Il ajouta qu'on devait remercier les dieux de ce que les Romains voulaient bien l'accorder, même à ces conditions; et il leur montra de quelle importance il était de se réunir dans le sénat, et de ne point donner lieu, par le partage des sentiments, à porter devant le peuple une affaire de cette nature. Tout le monde revint à son avis, et la paix fut acceptée. Le sénat satisfit Scipion sur les vaisseaux qu'il avait redemandés; et, après avoir obtenu de lui une trêve de trois mois, il fit partir des ambassadeurs pour Rome.

Quand ils y furent arrivés, le sénat leur donna audience; ils étaient tous recommandables par leur âge et leur dignité. Asdrubal, surnommé Hœdus, toujours ennemi d'Annibal et de sa faction, parla le premier; et, après avoir excusé autant qu'il put le peuple de Carthage, en rejetant la rupture du traité sur l'ambition de quelques particuliers, il ajouta, que si les Carthaginois eussent voulu suivre ses conseils et ceux d'Hannon, ils auraient donné aux Romains la paix qu'ils étaient obligés de leur demander. «Mais, ajouta-t-il, il est bien rare que la prospérité et la modération se rencontrent ensemble, et qu'il soit donné aux hommes d'être en même temps heureux et sages. Le peuple romain est invincible, parce qu'il ne se laisse point aveugler par la bonne fortune; et il faudrait s'étonner s'il agissait autrement: car la prospérité ne transporte de joie et n'éblouit que ceux pour qui elle est nouvelle; au lieu que les Romains sont si accoutumés à vaincre, qu'ils ne sont presque plus sensibles au plaisir que cause la victoire, et qu'on peut dire, à leur honneur, qu'ils ont en un sens plus augmenté leur empire en traitant les vaincus avec bonté qu'en remportant des victoires 317.» Les autres députés parlèrent d'un ton plus plaintif, en représentant le triste état où Carthage allait être réduite, après s'être vue au comble de la grandeur et de la puissance.

Note 317: (retour) «Rarò simul hominibus bonam fortunam bonamque mentem dari. Populum romanum eo invictum esse, quòd in secundis rebus sapere et consulere menunerit. Et herculè mirandum fuisse, si aliter facerent. Ex insolentiâ, quibus nova bona fortuna sit, impotentes lætiliæ insanire: populo romano usitata ac propè obsoleta ex victoria gaudia esse; ac plus penè parcendo victis, quàm vincendo, imperium auxisse.» (LIV. lib. 30, n. 42.)

Le sénat et le peuple, qui étaient également portés à la paix, donnèrent un plein pouvoir à Scipion pour en traiter, le laissèrent maître des conditions, et lui permirent de ramener son armée après la conclusion du traité.

Les ambassadeurs demandèrent la permission d'entrer dans la ville, et de racheter quelques-uns de leurs prisonniers. Il s'en trouva environ deux cents qu'ils souhaitaient recouvrer: le sénat les envoya à Scipion pour les rendre sans rançon, en cas que la paix se conclût. Les Carthaginois, après le retour de leurs ambassadeurs, firent la paix avec Scipion aux conditions qu'il leur avait imposées. Ils lui remirent plus de cinq cents vaisseaux, qu'il fit brûler à la vue de Carthage: spectacle bien triste pour les habitants de cette malheureuse ville! Il fit trancher la tête aux alliés du nom latin, et pendre 318 les citoyens romains, qui lui furent rendus comme transfuges.

Note 318: (retour) Mettre en croix.--L.

Quand on procéda au premier paiement de la taxe imposée par le traité, comme les fonds de l'état étaient épuisés par les dépenses d'une si longue guerre, la difficulté de ramasser cette somme causa une grande tristesse dans le sénat, et plusieurs ne purent retenir leurs larmes: on dit qu'Annibal alors se mit à rire. Asdrubal Hœdus lui faisant de vifs reproches de ce qu'il insultait ainsi à l'affliction publique, dont il était la cause: «Si l'on pouvait, dit-il, pénétrer dans le fond de mon cœur et en démêler les dispositions comme on voit ce qui se passe sur mon visage, on reconnaîtrait bientôt que ce ris qu'on me reproche n'est pas un ris de joie, mais l'effet du trouble et du transport que me causent les maux publics; et ce ris, après tout, est-il plus hors de saison que ces larmes que je vous vois répandre? C'était lorsqu'on nous a ôté nos armes, qu'on a brûlé nos vaisseaux, qu'on nous a interdit toute guerre contre les étrangers; c'était alors qu'il fallait pleurer, car voilà le coup et la plaie mortelle qui nous a abattus: mais nous ne sentons les maux publics qu'autant qu'ils nous intéressent personnellement; et ce qu'ils ont pour nous de plus affligeant et de plus douloureux, est la perte de notre argent. C'est pourquoi, lorsqu'on enlevait à Carthage vaincue ses dépouilles, lorsqu'on la laissait sans armes et sans défense au milieu de tant de peuples d'Afrique puissants et armés, personne de vous n'a poussé un soupir; et maintenant, parce qu'il faut contribuer par tête à la taxe publique, vous vous désolez comme si tout était perdu. Ah! que j'ai lieu de craindre que ce qui vous arrache aujourd'hui tant de larmes ne vous paraisse bientôt le moindre de vos malheurs!»

Scipion, après que tout fut terminé, s'embarqua pour repasser en Italie. Il arriva à Rome à travers une multitude infinie de peuples que la curiosité attirait sur son passage. On lui décerna le triomphe le plus magnifique AN. M. 3804 CARTH. 646. ROM. 548. AV. J.-C. 200. qu'on eût encore vu, et on lui donna le surnom d'Africain, honneur inouï jusque-là, personne avant lui n'ayant pris le nom d'une nation vaincue. Ainsi fut terminée la seconde guerre punique, après avoir duré dix-sept ans.

Courte réflexion sur le gouvernement de Carthage
au temps de la seconde guerre punique.

Lib. 6, p. 493, 494. Je finirai ce qui regarde la seconde guerre punique par une réflexion de Polybe, qui peut beaucoup servir à faire connaître la différence des deux républiques dont nous parlons. Au commencement de la seconde guerre punique, et du temps d'Annibal, on peut dire en quelque sorte que Carthage était sur le retour: sa jeunesse, sa fleur, sa vigueur, étaient déjà flétries: elle avait commencé à déchoir de sa première élévation; et elle penchait vers sa ruine; au lieu que Rome alors était, Liv. lib. 24, n. 8 et 9. pour ainsi dire, dans la force et la vigueur de l'âge, et s'avançait à grands pas vers la conquête de l'univers. La raison que Polybe rend de la décadence de l'une et de l'accroissement de l'autre est tirée de la différente manière dont étaient gouvernées ces deux républiques dans le temps dont nous parlons. Chez les Carthaginois, le peuple s'était emparé de la principale autorité dans les affaires publiques; on n'écoutait plus les avis des vieillards et des magistrats; tout se conduisait par cabales et par intrigues. Sans parler de ce que la faction contraire à Annibal fit contre lui pendant tout le temps de son commandement, le seul fait des vaisseaux romains pillés pendant un temps de trève, perfidie à laquelle le peuple força le sénat de prendre part et de prêter son nom, est une preuve bien claire de ce que dit ici Polybe. Au contraire, à Rome c'était le temps où le sénat, c'est-à-dire cette compagnie composée d'hommes si sages, avait plus de crédit que jamais, et où les anciens étaient écoutés et respectés comme des oracles. On sait combien le peuple romain était jaloux de son autorité, sur-tout dans ce qui regarde l'élection Liv. lib. 24, n. 8 et 9. des magistrats. Une centurie, composée des jeunes, à qui il était échu par le sort de donner la première son suffrage, qui entraînait ordinairement celui de toutes les autres, avait nommé deux consuls: sur la simple remontrance de Fabius 319, qui représenta au peuple que, dans un temps de tempête et d'orage comme était celui où l'on se trouvait pour lors, on ne pouvait choisir de trop habiles pilotes pour conduire le vaisseau de la république, la centurie retourna aux suffrages, et nomma d'autres consuls. De cette différence de gouvernement, Polybe conclut qu'il était nécessaire qu'un peuple conduit par la prudence des anciens l'emportât sur un état gouverné par les avis téméraires de la multitude. Rome en effet, guidée par les sages conseils du sénat, eut enfin le dessus dans le gros de la guerre, quoi qu'en détail elle eût eu du désavantage dans plusieurs combats; et elle établit sa puissance et sa grandeur sur les ruines de sa rivale.

Note 319: (retour) «Quilibet nautarum rectorumque tranquillo mari gubernare potest: ubi sæva orta tempestas est, ac turbato mari rapitur vento navis, tum viro et gubernatore opus est. Non tranquillo navigamus, sed jam aliquot procellis submersi penè sumus. Itaque quis ad gubernacula sedeat, summâ curâ providendum ac præcavendum nobis est.»

Intervalle entre la seconde et la troisième
guerre punique.

Cet intervalle, quoique assez considérable pour la durée, puisqu'il est de plus de cinquante ans, l'est fort peu par rapport aux événements qui regardent Carthage. On peut les réduire à deux chefs, dont l'un concerne la personne d'Annibal, l'autre regarde quelques différents particuliers entre les Carthaginois et Masinissa, roi des Numides. Nous les traiterons séparément, mais sans leur donner beaucoup d'étendue.

§ I. Suite de l'histoire d'Annibal.

Lorsque la seconde guerre punique fut terminée par le traité de paix conclu avec Scipion, Annibal avait quarante-cinq ans, comme il le dit lui-même en plein sénat. Ce qui nous reste à dire de ce grand homme comprend un espace de vingt-cinq ans.

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