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Portraits littéraires, Tome I

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The Project Gutenberg eBook of Portraits littéraires, Tome I

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Title: Portraits littéraires, Tome I

Author: Charles Augustin Sainte-Beuve

Release date: October 4, 2004 [eBook #13594]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Tonya Allen, Renald Levesque and the Online Distributed
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at http://gallica.bnf.fr

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PORTRAITS LITTÉRAIRES, TOME I ***

PORTRAITS LITTÉRAIRES

TOME I




PAR

C.-A. SAINTE-BEUVE

DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE.


Nouvelle Édition revue et corrigée.

1862




I

BOILEAU, PIERRE CORNEILLE, LA FONTAINE, RACINE, JEAN-BAPT. ROUSSEAU, LE BRUN, MATHURIN REGNIER, ANDRÉ CHÉNIER, GEORGE FARCY, DIDEROT, L'ABBÉ PRÉVOST, M. ANDRIEUX, M. JOUFFROY, M. AMPÈRE, BAYLE, LA BRUYÈRE, MILLEVOYE, CHARLES NODIER.

«Chaque publication de ces volumes de critique est une manière pour moi de liquider en quelque sorte le passé, de mettre ordre à mes affaires littéraires.» C'est ce que je disais dans une dernière édition de ces portraits, et j'ai tâché de m'en souvenir ici. Bien que ce ne soit qu'une édition nouvelle à laquelle un choix sévère a présidé, j'ai fait en sorte qu'elle parût à certains égards véritablement augmentée. En parlant ainsi, j'entends bien n'en pas séparer le volume intitulé: Portraits de Femmes, qu'on a jugé plus commode d'isoler et d'assortir en une même suite, mais qui fait partie intégrante de ce que j'appelle ma présente liquidation. Les portraits des morts seuls ont trouvé place dans ces volumes; ç'a été un moyen de rendre la ressemblance de plus en plus fidèle. J'ai ajouté çà et là bien des petites notes et corrigé quelques erreurs. C'est à quoi les réimpressions surtout sont bonnes; les auteurs en devraient mieux profiter qu'ils ne font. L'histoire littéraire prête tant aux inadvertances par les particularités dont elle abonde! Le docteur Boileau, frère du satirique, a écrit en latin un petit traité sur les bévues des auteurs illustres; et, en les relevant, on assure qu'il en a commis à son tour. J'ai fait de plus en plus mon possible pour éviter de trop grossir cette liste fatale, où les grands noms qui y figurent ne peuvent servir d'excuse qu'à eux-mêmes. «L'histoire littéraire est une mer sans rivage,» avait coutume de dire M. Daunou, qui en parlait en vieux nocher; elle a par conséquent ses écueils, ses ennuis. Mais il faut vite ajouter qu'au milieu même des soins infinis et minutieux qu'elle suppose, elle porte avec elle sa douceur et sa récompense.

Septembre 1843.

BOILEAU1

Note 1: (retour) Cet article fut le premier du premier numéro de la Revue de Paris qui naissait (avril 1829); il parut sous la rubrique assez légère de Littérature ancienne, que le spirituel directeur (M. Véron) avait pris sur lui d'ajouter. Grand scandale dans un certain camp! Quoi? ces modèles toujours présents, venir les ranger parmi les anciens! Quinze ans après, M. Cousin, à propos de Pascal, posait en principe, au sein de l'Académie, qu'il était temps de traiter les auteurs du siècle de Louis XIV comme des anciens; et l'Académie applaudissait.—Il est vrai que dans ce second temps et depuis qu'on est entré méthodiquement dans cette voie, on s'est mis à appliquer aux oeuvres du XVIIe siècle tous les procédés de la critique comme l'entendaient les anciens grammairiens. On s'est attaché à fixer le texte de chaque auteur; on en a dressé des lexiques. Je ne blâme pas ces soins; bien loin de là, je les honore, et j'en profite; le moment en était venu sans doute; mais l'opiniâtreté du labeur, chez ceux qui s'y livrent, remplace trop souvent la vivacité de l'impression littéraire, et tient lieu du goût. On creuse, on pioche à fond chaque coin et recoin du XVIIe siècle. Est-on arrivé, pour cela, à le sentir, à le goûter avec plus de justesse ou de délicatesse qu'auparavant?

Depuis plus d'un siècle que Boileau est mort, de longues et continuelles querelles se sont élevées à son sujet. Tandis que la postérité acceptait, avec des acclamations unanimes, la gloire des Corneille, des Molière, des Racine, des La Fontaine, on discutait sans cesse, on revisait avec une singulière rigueur les titres de Boileau au génie poétique; et il n'a guère tenu à Fontenelle, à d'Alembert, à Helvétius, à Condillac, à Marmontel, et par instants à Voltaire lui-même, que cette grande renommée classique ne fût entamée. On sait le motif de presque toutes les hostilités et les antipathies d'alors: c'est que Boileau n'était pas sensible; on invoquait là-dessus certaine anecdote, plus que suspecte, insérée à l'Année littéraire, et reproduite par Helvétius; et comme au dix-huitième siècle le sentiment se mêlait à tout, à une description de Saint-Lambert, à un conte de Crébillon fils, ou à l'histoire philosophique des Deux-Indes, les belles dames, les philosophes et les géomètres avaient pris Boileau en grande aversion2. Pourtant, malgré leurs épigrammes et leurs demi-sourires, sa renommée littéraire résista et se consolida de jour en jour. Le Poète du bon sens, le législateur de notre Parnasse garda son rang suprême. Le mot de Voltaire, Ne disons pas de mal de Nicolas, cela porte malheur, fit fortune et passa en proverbe; les idées positives du XVIIIe siècle et la philosophie condillacienne, en triomphant, semblèrent marquer d'un sceau plus durable la renommée du plus sensé, du plus logique et du plus correct des poëtes. Mais ce fut surtout lorsqu'une école nouvelle s'éleva en littérature, lorsque certains esprits, bien peu nombreux d'abord, commencèrent de mettre en avant des théories inusitées et les appliquèrent dans des oeuvres, ce fut alors qu'en haine des innovations on revint de toutes parts à Boileau comme à un ancêtre illustre et qu'on se rallia à son nom dans chaque mêlée. Les académies proposèrent à l'envi son éloge: les éditions de ses oeuvres se multiplièrent; des commentateurs distingués, MM. Viollet-le-Duc, Amar, de Saint-Surin, l'environnèrent des assortiments de leur goût et de leur érudition; M. Daunou en particulier, ce vénérable représentant de la littérature et de la philosophie du XVIIIe siècle, rangea autour de Boileau, avec une sorte de piété, tous les faits, tous les jugements, toutes les apologies qui se rattachent à cette grande cause littéraire et philosophique. Mais, cette fois, le concert de si dignes efforts n'a pas suffisamment protégé Boileau contre ces idées nouvelles, d'abord obscures et décriées, mais croissant et grandissant sous les clameurs. Ce ne sont plus en effet, comme au XVIIIe siècle, de piquantes épigrammes et des personnalités moqueuses; c'est une forte et sérieuse attaque contre les principes et le fond même de la poétique de Boileau; c'est un examen tout littéraire de ses inventions et de son style, un interrogatoire sévère sur les qualités de poëte qui étaient ou n'étaient pas en lui. Les épigrammes même ne sont plus ici de saison; on en a tant fait contre lui en ces derniers temps, qu'il devient presque de mauvais goût de les répéter. Nous n'aurons pas de peine à nous les interdire dans le petit nombre de pages que nous allons lui consacrer. Nous ne chercherons pas non plus à instruire un procès régulier et à prononcer des conclusions définitives. Ce sera assez pour nous de causer librement de Boileau avec nos lecteurs, de l'étudier dans son intimité, de l'envisager en détail selon notre point de vue et les idées de notre siècle, passant tour à tour de l'homme à l'auteur, du bourgeois d'Auteuil au poëte de Louis le Grand, n'éludant pas à la rencontre les graves questions d'art et de style, les éclaircissant peut-être quelquefois sans prétendre jamais les résoudre. Il est bon, à chaque époque littéraire nouvelle, de repasser en son esprit et de revivifier les idées qui sont représentées par certains noms devenus sacramentels, dût-on n'y rien changer, à peu près comme à chaque nouveau règne on refrappe monnaie et on rajeunit l'effigie sans altérer le poids.

Note 2: (retour) Rien ne saurait mieux donner idée du degré de défaveur que la réputation de Boileau encourait à un certain moment, que de voir dans l'excellent recueil intitulé l'Esprit des Journaux (mars 1785, page 243) le passage suivant d'un article sur l'Épître en vers, adressé de Montpellier aux rédacteurs du journal; ce passage, à mon sens, par son incidence même et son hasard tout naturel, exprime mieux l'état de l'opinion courante que ne le ferait un jugement formel: «Boileau, est-il dit, qui vint ensuite (après Regnier), mit dans ce qu'il écrivit en ce genre la raison en vers harmonieux et pleins d'images: c'est du plus célèbre poëte de ce siècle que nous avons emprunté ce jugement sur les Épîtres de Boileau, parce qu'une infinité de personnes dont l'autorité n'est point à mépriser, affectant aujourd'hui d'en juger plus défavorablement, nous avons craint, en nous élevant contre leur opinion, de mettre nos erreurs à la place des leurs.» Que de précautions pour oser louer!

De nos jours, une haute et philosophique méthode s'est introduite dans toutes les branches de l'histoire. Quand il s'agit de juger la vie, les actions, les écrits d'un homme célèbre, on commence par bien examiner et décrire l'époque qui précéda sa venue, la société qui le reçut dans son sein, le mouvement général imprimé aux esprits; on reconnaît et l'on dispose, par avance, la grande scène où le personnage doit jouer son rôle; du moment qu'il intervient, tous les développements de sa force, tous les obstacles, tous les contrecoups sont prévus, expliqués, justifiés; et de ce spectacle harmonieux il résulte par degrés, dans l'âme du lecteur, une satisfaction pacifique où se repose l'intelligence. Cette méthode ne triomphe jamais avec une évidence plus entière et plus éclatante que lorsqu'elle ressuscite les hommes d'état, les conquérants, les théologiens, les philosophes; mais quand elle s'applique aux poètes et aux artistes, qui sont souvent des gens de retraite et de solitude, les exceptions deviennent plus fréquentes et il est besoin de prendre garde. Tandis que dans les ordres d'idées différents, en politique, en religion, en philosophie, chaque homme, chaque oeuvre tient son rang, et que tout fait bruit et nombre, le médiocre à côté du passable, et le passable à côté de l'excellent, dans l'art il n'y a que l'excellent qui compte; et notez que l'excellent ici peut toujours être une exception, un jeu de la nature, un caprice du ciel, un don de Dieu. Vous aurez fait de beaux et légitimes raisonnements sur les races ou les époques prosaïques; mais il plaira à Dieu que Pindare sorte un jour de Béotie, ou qu'un autre jour André Chénier naisse et meure au XVIIIe siècle. Sans doute ces aptitudes singulières, ces facultés merveilleuses reçues en naissant se coordonnent toujours tôt ou tard avec le siècle dans lequel elles sont jetées et en subissent dès inflexions durables. Mais pourtant ici l'initiative humaine est en première ligne et moins sujette aux causes générales; l'énergie individuelle modifie, et, pour ainsi dire, s'assimile les choses; et d'ailleurs, ne suffit-il pas à l'artiste, pour accomplir sa destinée, de se créer un asile obscur dans ce grand mouvement d'alentour, de trouver quelque part un coin oublié, où il puisse en paix tisser sa toile ou faire son miel? Il me semble donc que lorsqu'on parle d'un artiste et d'un poëte, surtout d'un poëte qui ne représente pas toute une époque, il est mieux de ne pas compliquer dès l'abord son histoire d'un trop vaste appareil philosophique, de s'en tenir, en commençant, au caractère privé, aux liaisons domestiques, et de suivre l'individu de près dans sa destinée intérieure, sauf ensuite, quand on le connaîtra bien, à le traduire au grand jour, et à le confronter avec son siècle. C'est ce que nous ferons simplement pour Boileau.

Fils d'un père greffier, né d'aïeux avocats (1636), comme il le dit lui-même dans sa dixième épître, Boileau passa son enfance et sa première jeunesse rue de Harlay (ou peut-être rue de Jérusalem), dans une maison du temps d'Henri IV, et eut à loisir sous les yeux le spectacle de la vie bourgeoise et de la vie de palais. Il perdit sa mère en bas âge; la famille était nombreuse et son père très-occupé; le jeune enfant se trouva livré à lui-même, logé dans une guérite au grenier. Sa santé en souffrit, son talent d'observation dut y gagner; il remarquait tout, maladif et taciturne; et comme il n'avait pas la tournure d'esprit rêveuse et que son jeune âge n'était pas environné de tendresse, il s'accoutuma de bonne heure à voir les choses avec sens, sévérité et brusquerie mordante. On le mit bientôt au collège, où il achevait sa quatrième, lorsqu'il fut attaqué de la pierre; il fallut le tailler, et l'opération faite en apparence avec succès lui laissa cependant pour le reste de sa vie une très-grande incommodité. Au collège, Boileau lisait, outre les auteurs classiques, beaucoup de poëmes modernes, de romans, et, bien qu'il composât lui-même, selon l'usage des rhétoriciens, d'assez mauvaises tragédies, son goût et son talent pour les vers étaient déjà reconnus de ses maîtres. En sortant de philosophie, il fut mis au droit; son père mort, il continua de demeurer chez son frère Jérôme qui avait hérité de la charge de greffier, se fit recevoir avocat, et bientôt, las de la chicane, il s'essaya à la théologie sans plus de goût ni de succès. Il n'y obtint qu'un bénéfice de 800 livres qu'il résigna après quelques années de jouissance, au profit, dit-on, de la demoiselle Marie Poncher de Bretouville qu'il avait aimée et qui se faisait religieuse. A part cet attachement, qu'on a même révoqué en doute, il ne semble pas que la jeunesse de Despréaux ait été fort passionnée, et lui-même convient qu'il est très-peu voluptueux. Ce petit nombre de faits connus sur les vingt-quatre premières années de sa vie nous mènent jusqu'en 1660, époque où il débute dans le monde littéraire par la publication de ses premières satires.

Les circonstances extérieures étant données, l'état politique et social étant connu, on conçoit quelle dut être sur une nature comme celle de Boileau l'influence de cette première éducation, de ces habitudes domestiques et de tout cet intérieur. Rien de tendre, rien de maternel autour de cette enfance infirme et stérile; rien pour elle de bien inspirant ni de bien sympathique dans toutes ces conversations de chicane auprès du fauteuil du vieux greffier, rien qui touche, qui enlève et fasse qu'on s'écrie avec Ducis: «Oh! que toutes ces pauvres maisons bourgeoises rient à mon coeur!» Sans doute à une époque d'analyse et de retour sur soi-même, une âme d'enfant rêveur eût tiré parti de cette gêne et de ce refoulement; mais il n'y fallait pas songer alors, et d'ailleurs l'âme de Boileau n'y eût jamais été propre. Il y avait bien, il est vrai, la ressource de la moquerie et du grotesque; déjà Villon et Regnier avaient fait jaillir une abondante poésie de ces moeurs bourgeoises, de cette vie de cité et de basoche; mais Boileau avait une retenue dans sa moquerie, une sobriété dans son sourire, qui lui interdisait les débauches d'esprit de ses devanciers. Et puis les moeurs avaient perdu en saillie depuis que la régularité d'Henri IV avait passé dessus: Louis XIV allait imposer le décorum. Quant à l'effet hautement poétique et religieux des monuments d'alentour sur une jeune vie commencée entre Notre-Dame et la Sainte-Chapelle, comment y penser en ce temps-là? Le sens du moyen-âge était complètement perdu; l'âme seule d'un Milton pouvait en retrouver quelque chose, et Boileau ne voyait guère dans une cathédrale que de gras chanoines et un lutrin. Aussi que sort-il tout à coup, et pour premier essai, de cette verve de vingt-quatre ans, de cette existence de poëte si longtemps misérable et comprimée? Ce n'est ni la pieuse et sublime mélancolie du Penseroso s'égarant de nuit, tout en larmes, sous les cloîtres gothiques et les arceaux solitaires; ni une charge vigoureuse dans le ton de Regnier sur les orgies nocturnes, les allées obscures et les escaliers en limaçon de la Cité; ni une douce et onctueuse poésie de famille et de coin du feu, comme en ont su faire La Fontaine et Ducis; c'est Damon, ce grand auteur, qui fait ses adieux à la ville, d'après Juvénal; c'est une autre satire sur les embarras des rues de Paris; c'est encore une raillerie fine et saine des mauvais rimeurs qui fourmillaient alors et avaient usurpé une grande réputation à la ville et à la cour. Le frère de Gilles Boileau débutait, comme son caustique aîné, par prendre à partie les Cotin et les Ménage. Pour verve unique, il avait la haine des sots livres.

Nous venons de dire que le sens du moyen-âge était déjà perdu depuis longtemps; il n'avait pas survécu en France au XVIe siècle; l'invasion grecque et romaine de la Renaissance l'avait étouffé. Toutefois, en attendant que cette grande et longue décadence du moyen-âge fût menée à terme, ce qui n'arriva qu'à la fin du XVIIIe siècle, en attendant que l'ère véritablement moderne commençât pour la société et pour l'art en particulier, la France, à peine reposée des agitations de la Ligue et de la Fronde, se créait lentement une littérature, une poésie, tardive sans doute et quelque peu artificielle, mais d'un mélange habilement fondu, originale dans son imitation, et belle encore au déclin de la société dont elle décorait la ruine. Le drame mis à part, on peut considérer Malherbe et Boileau comme les auteurs officiels et en titre du mouvement poétique qui se produisit durant les deux derniers siècles, aux sommités et à la surface de la société française. Ils se distinguent tous les deux par une forte dose d'esprit critique et par une opposition sans pitié contre leurs devanciers immédiats. Malherbe est inexorable pour Ronsard, Des Portes et leurs disciples, comme Boileau le fut pour Colletet, Ménage, Chapelain, Benserade, Scudery. Cette rigueur, surtout celle de Boileau, peut souvent s'appeler du nom d'équité; pourtant, même quand ils ont raison, Malherbe et Boileau ne l'ont jamais qu'à la manière un peu vulgaire du bon sens, c'est-à-dire sans portée, sans principes, avec des vues incomplètes, insuffisantes. Ce sont des médecins empiriques; ils s'attaquent à des vices réels, mais extérieurs, à des symptômes d'une poésie déjà corrompue au fond; et, pour la régénérer, ils ne remontent pas au coeur du mal. Parce que Ronsard et Des Portes, Scudery et Chapelain leur paraissent détestables, ils en concluent qu'il n'y a de vrai goût, de poésie véritable, que chez les anciens; ils négligent, ils ignorent, ils suppriment tout net les grands rénovateurs de l'art au moyen-âge; ils en jugent à l'aveugle par quelques pointes de Pétrarque, par quelques concetti du Tasse auxquels s'étaient attachés les beaux esprits du temps d'Henri III et de Louis XIII. Et lorsque dans leurs idées de réforme, ils ont décidé de revenir à l'antiquité grecque et romaine, toujours fidèles à cette logique incomplète du bon sens qui n'ose pousser au bout des choses, ils se tiennent aux Romains de préférence aux Grecs; et le siècle d'Auguste leur présente au premier aspect le type absolu du beau. Au reste, ces incertitudes et ces inconséquences étaient inévitables en un siècle épisodique, sous un règne en quelque sorte accidentel, et qui ne plongeait profondément ni dans le passé ni dans l'avenir. Alors les arts, au lieu de vivre et de cohabiter au sein de la même sphère et d'être ramenés sans cesse au centre commun de leurs rayons, se tenaient isolés chacun à son extrémité et n'agissaient qu'à la surface. Perrault, Mansart, Lulli, Le Brun, Boileau, Vauban, bien qu'ils eussent entre eux, dans la manière et le procédé, des traits généraux de ressemblance, ne s'entendaient nullement et ne sympathisaient pas, emprisonnés qu'ils étaient dans le technique et le métier. Aux époques vraiment palingénésiques, c'est tout le contraire; Phidias qu'Homère inspire suppléerait Sophocle avec son ciseau; Orcagna commente Pétrarque ou Dante avec son crayon; Chateaubriand comprend Bonaparte. Revenons à Boileau. Il eût été trop dur d'appliquer à lui seul des observations qui tombent sur tout son siècle, mais auxquelles il a nécessairement grande part en qualité de poëte critique et de législateur littéraire.

C'est là en effet le rôle et la position que prend Boileau par ses premiers essais. Dès 1664, c'est-à-dire à l'âge de vingt-huit ans, nous le voyons intimement lié avec tout ce que la littérature du temps a de plus illustre, avec La Fontaine et Molière déjà célèbres, avec Racine dont il devient le guide et le conseiller. Les dîners de la rue du Vieux-Colombier s'arrangent pour chaque semaine, et Boileau y tient le dé de la critique. Il fréquente les meilleures compagnies, celles de M. de La Rochefoucauld, de mesdames de La Fayette et de Sévigné, connaît les Lamoignon, les Vivonne, les Pomponne, et partout ses décisions en matière de goût font loi. Présenté à la cour en 1669, il est nommé historiographe en 1677; à cette époque, par la publication de presque toutes ses satires et ses épîtres, de son Art poétique et des quatre premiers chants du Lutrin, il avait atteint le plus haut degré de sa réputation.

Boileau avait quarante-un ans, lorsqu'il fut nommé historiographe; on peut dire que sa carrière littéraire se termine à cet âge. En effet, durant les quinze années qui suivent, jusqu'en 1693, il ne publia que les deux derniers chants du Lutrin; et jusqu'à la fin de sa vie (1711), c'est-à-dire pendant dix-huit autres années, il ne fit plus que la satire sur les Femmes, l'Ode à Namur, les épîtres à ses Vers, à Antoine, et sur l'Amour de Dieu, les satires sur l'Homme et sur l'Équivoque. Cherchons dans la vie privée de Boileau l'explication de ces irrégularités, et tirons-en quelques conséquences sur la qualité de son talent.

Pendant le temps de sa renommée croissante, Boileau avait continué de loger chez son frère le greffier Jérôme. Cet intérieur devait être assez peu agréable au poëte, car la femme de Jérôme était, à ce qu'il paraît, grondeuse et revêche. Mais les distractions du monde ne permettaient guère alors à Boileau de se ressentir des chicanes domestiques qui troublaient le ménage de son frère. En 1679, à la mort de Jérôme, il logea quelques années chez son neveu Dongois, aussi greffier; mais bientôt, après avoir fait en carrosse les campagnes de Flandre et d'Alsace, il put acheter avec les libéralités du roi une petite maison à Auteuil, et on l'y trouve installé dès 1687. Sa santé d'ailleurs, toujours si délicate, s'était dérangée de nouveau; il éprouvait une extinction de voix et une surdité qui lui interdisaient le monde et la cour. C'est en suivant Boileau dans sa solitude d'Auteuil qu'on apprend à le mieux connaître; c'est en remarquant ce qu'il fit ou ne fit pas alors, durant près de trente ans, livré à lui-même, faible de corps, mais sain d'esprit, au milieu d'une campagne riante, qu'on peut juger avec plus de vérité et de certitude ses productions antérieures et assigner les limites de ses facultés. Eh bien! le dirons-nous? chose étrange, inouïe! pendant ce long séjour aux champs, en proie aux infirmités du corps qui, laissant l'âme entière, la disposent à la tristesse et à la rêverie, pas un mot de conversation, pas une ligne de correspondance, pas un vers qui trahisse chez Boileau une émotion tendre, un sentiment naïf et vrai de la nature et de la campagne3.

Note 3: (retour) Afin d'être juste, il ne faut pourtant pas oublier que quelques années auparavant (1677), dans l'Épître à M. de Lamoignon, le poëte avait fait une description charmante de la campagne d'Hautile près La Roche-Guyon, où il était allé passer l'été chez son neveu Dongois. Il y peignait, en homme qui en sait jouir, les fraîches délices des champs, les divers détails du paysage; c'est là qu'il est question de gaules non plantés,

Et de noyers souvent du passant insultés.

Mais ces accidents champêtres, et toujours et avant tout ingénieux, sont rares chez Boileau, et ils le devinrent de plus en plus avec l'Age.—Puisque nous en sommes à ce détail, ne laissons pas de remarquer encore que la fontaine Polycrècne, dont il est question dans la même épître et qui arrose la vallée de Saint-Chéron, près de Bàville, fontaine chantée en latin par tous les doctes et les beaux-esprits du temps, Rapin, Huet, etc., est restée connue dans le pays sous le nom de fontaine de Boileau. Le beau bouquet d'arbres qui en couronnait le bassin a été abattu il y a peu d'années. Était-ce un présage? (Voir ci-après l'épître en vers sur ce sujet.)

Non, il n'est pas indispensable, pour provoquer en nous cette vive et profonde intelligence des choses naturelles, de s'en aller bien loin, au delà des mers, parcourant les contrées aimées du soleil et la patrie des citronniers, se balançant tout le soir dans une gondole, à Venise ou à Baïa, aux pieds d'une Elvire ou d'une Guiccioli. Non, bien moins suffit: voyez Horace, comme il s'accommode, pour rêver, d'un petit champ, d'une petite source d'eau vive, et d'un peu de bois au-dessus, et paulùm sylvae super his foret; voyez La Fontaine, comme il aime s'asseoir et s'oublier de longues heures sous un chêne; comme il entend à merveille les bois, les eaux, les prés, les garennes et les lapins broutant le thym et la rosée, les fermes avec leurs fumées, leurs colombiers et leurs basses-cours. Et le bon Ducis, qui demeura lui-même à Auteuil, comme il aime aussi et comme il peint les petits fonds riants et les revers de coteaux! «J'ai fait une lieue ce matin, écrit-il à l'un de ses amis, dans les plaines de bruyères, et quelquefois entre des buissons qui sont couverts de fleurs et qui chantent.» Rien de tout cela chez Boileau. Que fait-il donc à Auteuil? Il y soigne sa santé, il y traite ses amis Rapin, Bourdaloue, Bouhonrs; il y joue aux quilles; il y cause, après boire, nouvelles de cour, Académie, abbé Cotin, Charpentier ou Perrault, comme Nicole causait théologie sous les admirables ombrages de Port-Royal; il écrit à Racine de vouloir bien le rappeler au souvenir du roi et de madame de Maintenon; il lui annonce qu'il compose une ode, qu'il y hasarde des choses fort neuves, jusqu'à parler de la plume blanche que le roi a sur son chapeau; les jours de verve, il rêve et récite aux échos de ses bois cette terrible Ode sur la prise de Namùr. Ce qu'il fait de mieux, c'est assurément une ingénieuse épître à Antoine: encore ce bon jardinier y est-il transformé en gouverneur du jardin; il ne plante pas, mais dirige l'if et le chèvre-feuil, et exerce sur les espaliers l'art de la Quintinie; il y avait même à Auteuil du Versailles. Cependant Boileau vieillit, ses infirmités augmentent, ses amis meurent: La Fontaine et Racine lui sont enlevés. Disons, à la louange de l'homme bon, dont en ce moment nous jugeons le talent avec une attention sévère, disons qu'il fut sensible à l'amitié plus qu'à toute autre affection. Dans une lettre, datée de 1695 et adressée à M. de Maucroix au sujet de la mort de La Fontaine, on lit ce passage, le seul touchant peut-être que présente la correspondance de Boileau: «Il me semble, monsieur, que voilà une longue lettre. Mais quoi? le loisir que je me suis trouvé aujourd'hui à Auteuil m'a comme transporté à Reims, où je me suis imaginé que je vous entretenois dans votre jardin, et que je vous revoyois encore comme autrefois, avec tous ces chers amis que nous avons perdus, et qui ont disparu velut somnium surgentis.» Aux infirmités de l'âge se joignirent encore un procès désagréable à soutenir, et le sentiment des malheurs publics. Boileau, depuis la mort de Racine, ne remit pas les pieds à Versailles; il jugeait tristement les choses et les hommes; et même, en matière de goût, la décadence lui paraissait si rapide, qu'il allait jusqu'à regretter le temps des Bonnecorse et des Pradon. Ce qu'on a peine à concevoir, c'est qu'il vendit sur ses derniers jours sa maison d'Auteuil et qu'il vint mourir, en 1711, au cloître Notre-Dame, chez le chanoine Lenoir, son confesseur. Le principal motif fut la piété sans doute, comme le dit le Nécrologe de Port-Royal; mais l'économie y entra aussi pour quelque chose, car il ne haïssait pas l'argent4. La vieillesse du poëte historiographe ne fut pas moins triste et morose que celle du Monarque.

Note 4: (retour) Cizeron-Rival, d'après Brossette, Récréations littéraires.

On doit maintenant, ce nous semble, comprendre notre opinion sur Boileau. Ce n'est pas du tout un poëte, si l'on réserve ce titre aux êtres fortement doués d'imagination et d'âme: son Lutrin toutefois nous révèle un talent capable d'invention, et surtout des beautés pittoresques de détail. Boileau, selon nous, est un esprit sensé et fin, poli et mordant, peu fécond; d'une agréable brusquerie; religieux observateur du vrai goût; bon écrivain en vers; d'une correction savante, d'un enjouement ingénieux; l'oracle de la cour et des lettrés d'alors; tel qu'il fallait pour plaire à la fois à Patru et à M. de Bussy, à M. Daguesseau et à madame de Sévigné, à M. Arnauld et à madame de Maintenon, pour imposer aux jeunes courtisans, pour agréer aux vieux, pour être estimé de tous honnête homme et d'un mérite solide. C'est le poète-auteur, sachant converser et vivre5, mais véridique, irascible à l'idée du faux, prenant feu pour le juste, et arrivant quelquefois par sentiment d'équité littéraire à une sorte d'attendrissement moral et de rayonnement lumineux, comme dans son Épître à Racine6. Celui-ci représente très-bien le côté tendre et passionné de Louis XIV et de sa cour; Boileau en représente non moins parfaitement la gravité soutenue, le bon sens probe relevé de noblesse, l'ordre décent. La littérature et la poétique de Boileau sont merveilleusement d'accord avec la religion, la philosophie, l'économie politique, la stratégie et tous les arts du temps: c'est le même mélange de sens droit et d'insuffisance, de vues provisoirement justes, mais peu décisives.

Note 5: (retour) Voir l'agréable conversation entre Despréaux, Racine, M. Daguesseau, l'abbé Renaudot, etc., etc., écrite par Valincour et publiée par Adry, à la fin de son édition de la Princesse de Clèves (1807).—Le fait est que Boileau, de bonne heure en possession du sceptre, passa la très-grande moitié de sa vie à converser et à tenir tête à tout venant: «Il est heureux comme un roi (écrivait Racine, 1698), dans sa solitude ou plutôt son hôtellerie d'Auteuil. Je l'appelle ainsi, parce qu'il n'y a point de jour où il n'y ait quelque nouvel écot, et souvent deux ou trois qui ne se connoissent pas trop les uns les autres. Il est heureux de s'accommoder ainsi de tout le monde; pour moi, j'aurois cent fois vendu la maison.» Ce qui pourtant explique qu'à la fin Boileau, devenu morose, l'ait vendue.
Note 6: (retour) «La raison, dit Vauvenargues, n'était pas en Boileau distincte du sentiment.» Mademoiselle de Meulan (depuis madame Guizot) ajoute: «C'était, en effet, jusqu'au fond du coeur que Boileau se sentait saisi de la raison et de la vérité. La raison fut son génie; c'était en lui un organe délicat, prompt, irritable, blessé d'un mauvais sens comme une oreille sensible l'est d'un mauvais son, et se soulevant comme une partie offensée sitôt que quelque chose venait à la choquer.» Cette même raison si sensible, qui lui inspirait, nous dit-il, dès quinze ans, la haine d'un sot livre, lui faisait bénir son siècle après Phèdre.

Il réforma les vers, mais comme Colbert les finances, comme Pussort le code, avec des idées de détail. Brossette le comparait à M. Domat qui restaura la raison dans la jurisprudence. Racine lui écrivait du camp près de Namur: «La vérité est que notre tranchée est quelque chose de prodigieux, embrassant à la fois plusieurs montagnes et plusieurs vallées avec une infinité de tours et de retours, autant presque qu'il y a de rues à Paris.» Boileau répondait d'Auteuil, en parlant de la Satire des Femmes qui l'occupait alors: «C'est un ouvrage qui me tue par la multitude des transitions, qui sont, à mon sens, le plus difficile chef-d'oeuvre de la poésie.» Boileau faisait le vers à la Vauban; les transitions valent les circonvallations; la grande guerre n'était pas encore inventée. Son Épître sur le passage du Rhin est tout à fait un tableau de Van der Meulen. On a appelé Boileau le janséniste de notre poésie; janséniste est un peu fort, gallican serait plus vrai. En effet, la théorie poétique de Boileau ressemble souvent à la théorie religieuse des évêques de 1682; sage en application, peu conséquente aux principes. C'est surtout dans la querelle des anciens et des modernes et dans la polémique avec Perrault, que se trahit cette infirmité propre à la logique du sens commun. Perrault avait reproché à Homère une multitude de mots bas, et les mots bas, selon Longin et Boileau, sont autant de marques honteuses qui flétrissent l'expression. Jaloux de défendre Homère, Boileau, au lieu d'accueillir bravement la critique de Perrault et d'en décorer son poëte à titre d'éloge, au lieu d'oser admettre que la cour d'Agamemnon n'était pas tenue à la même étiquette de langage que celle de Louis le Grand, Boileau se rejette sur ce que Longin, qui reproche des termes bas à plusieurs auteurs et à Hérodote en particulier, ne parle pas d'Homère: preuve évidente que les oeuvres de ce poëte ne renferment point un seul terme bas, et que toutes ses expressions sont nobles. Mais voilà que, dans un petit traité, Denis d'Halicarnasse, pour montrer que la beauté du style consiste principalement dans l'arrangement des mots, a cité l'endroit de l'Odyssée où, à l'arrivée de Télémaque, les chiens d'Eumée n'aboient pas et remuent la queue; sur quoi le rhéteur ajoute que c'est bien ici l'arrangement et non le choix des mots qui fait l'agrément; car, dit-il, la plupart des mots employés sont très-vils et très-bas. Racine lit, un jour, cette observation de Denis d'Halicarnasse, et vite il la communique à Boileau qui niait les termes prétendus vils et bas, reprochés par Perrault à Homère: «J'ai fait réflexion, lui écrit Racine, qu'au lieu de dire que le mot d'âne est en grec un mot très-noble, vous pourriez vous contenter de dire que c'est un mot qui n'a rien de bas, et qui est comme celui de cerf, de cheval, de brebis, etc. Ce très-noble me paraît un peu trop fort.» C'est là qu'en étaient ces grands hommes en fait de théorie et de critique littéraire. Un autre jour, il y eut devant Louis XIV une vive discussion à propos de l'expression rebrousser chemin, que le roi désapprouvait comme basse, et que condamnaient à l'envi tous les courtisans, et Racine le premier. Boileau seul, conseillé de son bon sens, osa défendre l'expression; mais il la défendit bien moins comme nette et franche en elle-même que comme reçue dans le style noble et poli, depuis que Vaugelas et d'Ablancourt l'avaient employée.

Si de la théorie poétique de Boileau nous passons à l'application qu'il en fait en écrivant, il ne nous faudra, pour le juger, que pousser sur ce point l'idée générale tant de fois énoncée dans cet article. Le style de Boileau, en effet, est sensé, soutenu, élégant et grave; mais cette gravité va quelquefois jusqu'à la pesanteur, cette élégance jusqu'à la fatigue, ce bon sens jusqu'à la vulgarité. Boileau, l'un des premiers et plus instamment que tout autre, introduisit dans les vers la manie des périphrases, dont nous avons vu sous Delille le grotesque triomphe; car quel misérable progrès de versification, comme dit M. Émile Deschamps, qu'un logogriphe en huit alexandrins, dont le mot est chiendent ou carotte? «Je me souviens, écrit Boileau à M. de Maucroix, que M. de La Fontaine m'a dit plus d'une fois que les deux vers de mes ouvrages qu'il estimait davantage, c'étaient ceux où je loue le roi d'avoir établi la manufacture des points de France à la place des points de Venise. Les voici: c'est dans la première épître à Sa Majesté:

Et nos voisins frustrés de ces tributs serviles

Que payoit à leur art le luxe de nos villes.»

Assurément, La Fontaine était bien humble de préférer ces vers laborieusement élégants de Boileau à tous les autres; à ce prix, les siens propres, si francs et si naïfs d'expression, n'eussent guère rien valu. «Croiriez-vous, dit encore Boileau dans la môme lettre en parlant de sa dixième Épître, croiriez-vous qu'un des endroits où tous ceux à qui je l'ai récitée se récrient le plus, c'est un endroit qui ne dit autre chose sinon qu'aujourd'hui que j'ai cinquante-sept ans, je ne dois plus prétendre à l'approbation publique? cela est dit en quatre vers, que je veux bien vous écrire ici, afin que vous me mandiez si vous les approuvez:

Mais aujourd'hui qu'enfin la vieillesse venue,

Sous mes faux cheveux blonds déjà toute chenue,

A jeté sur ma tête avec ses doigts pesants

Onze lustres complets surchargés de deux ans.

«Il me semble que la perruque est assez heureusement frondée dans ces vers.» Cela rappelle cette autre hardiesse avec laquelle dans l'Ode à Namur, Boileau parle de la plume blanche que le roi a sur son chapeau7. En général, Boileau, en écrivant, attachait trop de prix aux petites choses: sa théorie du style, celle de Racine lui-même, n'était guère supérieure aux idées que professait le bon Rollin. «On ne m'a pas fort accablé d'éloges sur le sonnet de ma parente, écrit Boileau à Brossette; cependant, monsieur, oserai-je vous dire que c'est une des choses de ma façon dont je m'applaudis le plus, et que je ne crois pas avoir rien dit de plus gracieux que:

A ses jeux innocents enfant associé,

et

Rompit de ses beaux jours le fil trop délié,

et

Fut le premier démon qui m'inspira des vers.

Note 7: (retour) «Il ne s'est jamais vanté, comme il est dit dans le Boloeana, d'avoir le premier parlé en vers de notre artillerie, et son dernier commentateur prend une peine fort inutile en rappelant plusieurs vers d'anciens poëtes pour prouver le contraire. La gloire d'avoir parlé le premier du fusil et du canon n'est pas grande. Il se vantoit d'en avoir le premier parlé poétiquement, et par de nobles périphrases.» (RACINE fils, Mémoires sur la vie de son père.)

«C'est à vous à en juger.» Nous estimons ces vers fort bons sans doute, mais non pas si merveilleux que Boileau semble le croire. Dans une lettre à Brossette, on lit encore ce curieux passage: «L'autre objection que vous me faites est sur ce vers de ma Poétique:

De Styx et d'Achéron peindre les noirs torrents.

Vous croyez que

Du Styx, de l'Achéron peindre les noirs torrents,

seroit mieux. Permettez-moi de vous dire que vous avez en cela l'oreille un peu prosaïque, et qu'un homme vraiment poëte ne me fera jamais cette difficulté, parce que de Styx et d'Achéron est beaucoup plus soutenu que du Styx, de l'Achéron. Sur les bords fameux de Seine et de Loire seroit bien plus noble dans un vers, que sur les bords fameux de la Seine et de la Loire. Mais ces agréments sont des mystères qu'Apollon n'enseigne qu'à ceux qui sont véritablement initiés dans son art.» La remarque est juste, mais l'expression est bien forte. Où en serions-nous, bon Dieu! si en ces sortes de choses gisait la poésie avec tous ses mystères? Chez Boileau, cette timidité du bon sens, déjà signalée, fait que la métaphore est bien souvent douteuse, incohérente, trop tôt arrêtée et tarie, non pas hardiment logique, tout d'une venue et comme à pleins bords.

Le François, né malin, forma le vaudeville,

Agréable indiscret, qui, conduit par le chant,

Passe de bouche en bouche et s'accroît en marchant.

Qu'est-ce, je le demande, qu'un indiscret qui passe de bouche en bouche et s'accroît en marchant? Ailleurs Boileau dira:

Inventez des ressorts qui puissent m'attacher,

comme si l'on attachait avec des ressorts; des ressorts poussent, mettent en jeu, mais n'attachent pas. Il appellera Alexandre ce fougueux l'Angeli, comme si l'Angeli, fou de roi, était réellement un fou privé de raison; il fera monter la trop courte beauté sur des patins, comme si une beauté pouvait être longue ou courte. Encore un coup, chez Boileau la métaphore évidemment ne surgit presque jamais une, entière, indivisible et tout armée: il la compose, il l'achève à plusieurs reprises; il la fabrique avec labeur, et l'on aperçoit la trace des soudures8. A cela près, et nos réserves une fois posées, personne plus que nous ne rend hommage à cette multitude de traits fins et solides, de descriptions artistement faites, à cette moquerie tempérée, à ce mordant sans fiel, à cette causerie mêlée d'agrément et de sérieux, qu'on trouve dans les bonnes pages de Boileau9. Il nous est impossible pourtant de ne pas préférer le style de Regnier ou de Molière.

Note 8: (retour) Plus d'une fois, dans la suite de ces volumes, on trouvera des modifications apportées à cette théorie trop absolue que je donnais ici de la métaphore. La métaphore, je suis venu à le reconnaître, n'a pas besoin, pour être légitime et belle, d'être si complètement armée de pied en cap; elle n'a pas besoin d'une rigueur matérielle si soutenue jusque dans le moindre détail. S'adressant à l'esprit et faite avant tout pour lui figurer l'idée, elle peut sur quelques points laisser l'idée elle-même apparaître dans les intervalles de l'image. Ce défaut de cuirasse, en fait de métaphore, n'est pas d'un grand inconvénient; il suffit qu'il n'y ait pas contradiction ni disparate. Quelle que soit la beauté de l'image employée, l'esprit sait bien que ce n'est qu'une image, et que c'est à l'idée surtout qu'il a affaire. Il en est de la perfection métaphorique un peu comme de l'illusion scénique à laquelle il ne faut pas trop sacrifier dans le sens matériel, puisque l'esprit n'en est jamais dupe. Il y a même de l'élégance vraie et du gallicisme dans l'incomplet de certaines métaphores.
Note 9: (retour) Dans son éloge de Despréaux (Hist. de l'Acad. des Inscript.), M. de Boze a dit très-judicieusement: «Nous croyons qu'il est inutile de vouloir donner au public une idée plus particulière des Satires de M. Despréaux. Qu'ajouterions-nous à l'idée qu'il en a déjà? Devenues l'appui ou la ressource de la plupart des conversations, combien de maximes, de proverbes ou de bons mots ont-elles fait naître dans notre langue! et de la nôtre, combien en ont-elles fait passer dans celle des étrangers! Il y a peu de livres qui aient plus agréablement exercé la mémoire des hommes, et il n'y en a certainement point qu'il fût aujourd'hui plus aisé de restituer, si toutes les copies et toutes les éditions en étoient perdues.»

Que si maintenant on nous oppose qu'il n'était pas besoin de tant de détours pour énoncer sur Boileau une opinion si peu neuve et que bien des gens partagent au fond, nous rappellerons qu'en tout ceci nous n'avons prétendu rien inventer; que nous avons seulement voulu rafraîchir en notre esprit les idées que le nom de Boileau réveille, remettre ce célèbre personnage en place, dans son siècle, avec ses mérites et ses imperfections, et revoir sans préjugés, de près à la fois et à distance, le correct, l'élégant, l'ingénieux rédacteur d'un code poétique abrogé.

Avril 1829.


Comme correctif à cet article critique, on demande la permission d'insérer ici la pièce de vers suivante, qui est postérieure de près de quinze ans. A ceux qui l'accuseraient encore d'avoir jeté la pierre aux statues de Racine et de Boileau, l'auteur, pour toute réponse, a droit maintenant de faire remarquer qu'en écrivant les Larmes de Racine et la Fontaine de Boileau, il a témoigné, très-incomplètement sans doute, de son admiration sincère pour ces deux poëtes, mais qu'en cela même il a donné bien autant de gages peut-être que ne l'ont fait certains de ses accusateurs.




LA FONTAINE DE BOILEAU10

Note 10: (retour) Il est indispensable, en lisant la pièce qui suit, d'avoir présente à la mémoire l'Épître VI de Boileau à M. de Lamoignon, dans laquelle il parle de Bâville et de la vie qu'on y mène.

ÉPÎTRE
A MADAME LA COMTESSE MOLÉ.

Dans les jours d'autrefois qui n'a chanté Bâville?

Quand septembre apparu délivrait de la ville

Le grave Parlement assis depuis dix mois,

Bâville se peuplait des hôtes de son choix,

Et, pour mieux animer son illustre retraite,

Lamoignon conviait et savant et poëte.

Guy Patin accourait, et d'un éclat soudain

Faisait rire l'écho jusqu'au bout du jardin,

Soit que, du vieux Sénat l'âme tout occupée,

Il poignardât César en proclamant Pompée,

Soit que de l'antimoine il contât quelque tour.

Huet, d'un ton discret et plus fait à la cour,

Sans zèle et passion causait de toute chose,

Des enfants de Japhet, ou même d'une rose.

Déjà plein du sujet qu'il allait méditant,

Rapin11 vantait le parc et célébrait l'étang.

Mais voici Despréaux, amenant sur ses traces

L'agrément sérieux, l'à-propos et les grâces.

O toi dont, un seul jour, j'osai nier la loi,

Veux-tu bien, Despréaux, que je parle de toi,

Que j'en parle avec goût, avec respect suprême,

Et comme t'ayant vu dans ce cadre qui t'aime!

Fier de suivre à mon tour des hôtes dont le nom

N'a rien qui cède en gloire au nom de Lamoignon,

J'ai visité les lieux, et la tour, et l'allée

Où des fâcheux ta muse épiait la volée;

Le berceau plus couvert qui recueillait tes pas;

La fontaine surtout, chère au vallon d'en bas,

La fontaine en tes vers Polycrène épanchée,

Que le vieux villageois nomme aussi la Rachée12,

Mais que plus volontiers, pour ennoblir son eau,

Chacun salue encor Fontaine de Boileau.

Par un des beaux matins des premiers jours d'automne,

Le long de ces coteaux qu'un bois léger couronne,

Nous allions, repassant par ton même chemin

Et le reconnaissant, ton Épître à la main.

Moi, comme un converti, plus dévot à ta gloire.

Épris du flot sacré, je me disais d'y boire:

Mais, hélas! ce jour-là, les simples gens du lieu

Avaient fait un lavoir de la source du dieu,

Et de femmes, d'enfants, tout un cercle à la ronde

Occupaient la naïade et m'en altéraient l'onde.

Mes guides cependant, d'une commune voix,

Regrettaient le bouquet des ormes d'autrefois,

Hautes cimes longtemps à l'entour respectées,

Qu'un dernier possesseur à terre avait jetées.

Malheur à qui, docile au cupide intérêt,

Déshonore le front d'une antique forêt,

Ou dépouille à plaisir la colline prochaine!

Trois fois malheur, si c'est au bord d'une fontaine!

Était-ce donc présage, ô noble Despréaux,

Que la hache tombant sur ces arbres si beaux

Et ravageant l'ombrage où s'égaya ta muse?

Est-ce que des talents aussi la gloire s'use,

Et que, reverdissant en plus d'une saison,

On finit, à son tour, par joncher le gazon,

Par tomber de vieillesse, ou de chute plus rude,

Sous les coups des neveux dans leur ingratitude?

Ceux surtout dont le lot, moins fait pour l'avenir.

Fut d'enseigner leur siècle et de le maintenir,

De lui marquer du doigt la limite tracée,

De lui dire où le goût modérait la pensée,

Où s'arrêtait à point l'art dans le naturel,

Et la dose de sens, d'agrément et de sel,

Ces talents-là, si vrais, pourtant plus que les autres

Sont sujets aux rebuts des temps comme les nôtres,

Bruyants, émancipés, prompts aux neuves douceurs,

Grands écoliers riant de leurs vieux professeurs.

Si le même conseil préside aux beaux ouvrages,

La forme du talent varie avec les âges,

Et c'est un nouvel art que dans le goût présent

D'offrir l'éternel fond antique et renaissant.

Tu l'aurais su, Boileau! Toi dont la ferme idée

Fut toujours de justesse et d'à-propos guidée,

Qui d'abord épuras le beau règne où tu vins,

Comment aurais-tu fait dans nos jours incertains?

J'aime ces questions, cette vue inquiète,

Audace du critique et presque du poëte.

Prudent roi des rimeurs, il t'aurait bien fallu

Sortir chez nous du cercle où ta raison s'est plu.

Tout poëte aujourd'hui vise au parlementaire;

Après qu'il a chanté, nul ne saura se taire:

Il parlera sur tout, sur vingt sujets au choix;

Son gosier le chatouille et veut lancer sa voix.

Il faudrait bien les suivre, ô Boileau, pour leur dire

Qu'ils égarent le souffle où leur doux chant s'inspire,

Et qui diffère tant, même en plein carrefour,

Du son rauque et menteur des trompettes du jour.

Dans l'époque, à la fois magnifique et décente,

Qui comprit et qu'aida ta parole puissante,

Le vrai goût dominant, sur quelques points borné,

Chassait du moins le faux autre part confiné;

Celui-ci hors du centre usait ses représailles;

Il n'aurait affronté Chantilly ni Versailles,

Et, s'il l'avait osé, son impudent essor

Se fût brisé du coup sur le balustre d'or.

Pour nous, c'est autrement: par un confus mélange

Le bien s'allie au faux, et le tribun à l'ange.

Les Pradons seuls d'alors visaient au Scudery:

Lequel de nos meilleurs peut s'en croire à l'abri?

Tous cadres sont rompus; plus d'obstacle qui compte;

L'esprit descend, dit-on:—la sottise remonte;

Tel même qu'on admire en a sa goutte au front,

Tel autre en a sa douche, et l'autre nage au fond.

Comment tout démêler, tout dénoncer, tout suivre,

Aller droit à l'auteur sous le masque du livre,

Dire la clef secrète, et, sans rien diffamer,

Piquer pourtant le vice et bien haut le nommer?

Voilà, cher Despréaux, voilà sur toute chose

Ce qu'en songeant à toi souvent je me propose,

Et j'en espère un peu mes doutes éclaircis

En m'asseyant moi-même aux bords où tu t'assis.

Sous ces noms de Cotins que ta malice fronde,

J'aime à te voir d'ici parlant de notre monde

A quelque Lamoignon qui garde encor ta loi:

Qu'auriez-vous dit de nous, Royer-Collard et toi?

Mais aujourd'hui laissons tout sujet de satire;

A Bâville aussi bien on t'en eût vu sourire,

Et tu tâchais plutôt d'en détourner le cours,

Avide d'ennoblir tes tranquilles discours,

De chercher, tu l'as dit, sous quelque frais ombrage,

Comme en un Tusculum, les entretiens du sage,

Un concert de vertu, d'éloquence et d'honneur,

Et quel vrai but conduit l'honnête homme au bonheur.

Ainsi donc, ce jour-là, venant de ta fontaine,

Nous suivions au retour les coteaux et la plaine,

Nous foulions lentement ces doux prés arrosés,

Nous perdions le sentier dans les endroits boisés,

Puis sa trace fuyait sous l'herbe épaisse et vive:

Est-ce bien ce côté? n'est-ce pas l'autre rive?

A trop presser son doute, on se trompe souvent;

Le plus simple est d'aller. Ce moulin par devant

Nous barre le chemin; un vieux pont nous invite,

Et sa planche en ployant nous dit de passer vite:

On s'effraie et l'on passe, on rit de ses terreurs;

Ce ruisseau sinueux a d'aimables erreurs.

Et riant, conversant de rien, de toute chose,

Retenant la pensée au calme qui repose,

On voyait le soleil vers le couchant rougir,

Des saules non plantés les ombres s'élargir,

Et sous les longs rayons de cette heure plus sûre

S'éclairer les vergers en salles de verdure,

Jusqu'à ce que, tournant par un dernier coteau,

Nous eûmes retrouvé la route du château,

Où d'abord, en entrant, la pelouse apparue

Nous offrit du plus loin une enfant accourue13,

Jeune fille demain en sa tendre saison,

Orgueil et cher appui de l'antique maison,

Fleur de tout un passé majestueux et grave,

Rejeton précieux où plus d'un nom se grave,

Qui refait l'espérance et les fraîches couleurs,

Qui sait les souvenirs et non pas les douleurs,

Et dont, chaque matin, l'heureuse et blonde tête,

Après les jours chargés de gloire et de tempête,

Porte légèrement tout ce poids des aïeux,

Et court sur le gazon, le vent dans ses cheveux.

Au château du Marais, ce 22 août 1843.

Note 11: (retour) Auteur du poème latin des Jardins: voir au livre III un morceau sur Bâville, et deux odes latines du même. Voir aussi Huet, Poésies latines et Mémoires.
Note 12: (retour) Une rachée: on appelle ainsi les rejetons nés de la racine après qu'on a coupé le tronc. Les ormes qui ombrageaient autrefois la fontaine avaient probablement été coupés pour repousser en rachée: de là le nom.
Note 13: (retour) Mademoiselle de Champlâtreux, depuis duchesse d'Ayen.

Pour compléter enfin la série de mes rétractations ou retouches sur Despréaux, je me permettrai d'indiquer ce que j'en ai dit au tome VI des Causeries du Lundi et qui a été reproduit en tête d'une édition même de Boileau; et puis encore le chapitre à lui consacré au tome V de Port-Royal. Êtes-vous content? et pour le coup en est-ce assez?




PIERRE CORNEILLE

En fait de critique et d'histoire littéraire, il n'est point, ce me semble, de lecture plus récréante, plus délectable, et à la fois plus féconde en enseignements de toute espèce, que les biographies bien faites des grands hommes: non pas ces biographies minces et sèches, ces notices exiguës et précieuses, où l'écrivain a la pensée de briller, et dont chaque paragraphe est effilé en épigramme; mais de larges, copieuses, et parfois même diffuses histoires de l'homme et de ses oeuvres: entrer en son auteur, s'y installer, le produire sous ses aspects divers; le faire vivre, se mouvoir et parler, comme il a dû faire; le suivre en son intérieur et dans ses moeurs domestiques aussi avant que l'on peut; le rattacher par tous les côtés à cette terre, à cette existence réelle, à ces habitudes de chaque jour, dont les grands hommes ne dépendent pas moins que nous autres, fond véritable sur lequel ils ont pied, d'où ils partent pour s'élever quelque temps, et où ils retombent sans cesse. Les Allemands et les Anglais, avec leur caractère complexe d'analyse et de poésie, s'entendent et se plaisent fort à ces excellents livres. Walter Scott déclare, pour son compte, qu'il ne sait point de plus intéressant ouvrage en toute la littérature anglaise que l'histoire du docteur Johnson par Boswell. En France, nous commençons aussi à estimer et à réclamer ces sortes d'études. De nos jours, les grands hommes dans les lettres, quand bien même, par leurs mémoires ou leurs confessions poétiques, ils seraient moins empressés d'aller au-devant des révélations personnelles, pourraient encore mourir, fort certains de ne point manquer après eux de démonstrateurs, d'analystes et de biographes. Il n'en a pas été toujours ainsi; et lorsque nous venons à nous enquérir de la vie, surtout de l'enfance et des débuts de nos grands écrivains et poëtes du dix-septième siècle, c'est à grand'peine que nous découvrons quelques traditions peu authentiques, quelques anecdotes douteuses, dispersées dans les Ana. La littérature et la poésie d'alors étaient peu personnelles; les auteurs n'entretenaient guère le public de leurs propres sentiments ni de leurs propres affaires; les biographes s'étaient imaginé, je ne sais pourquoi, que l'histoire d'un écrivain était tout entière dans ses écrits, et leur critique superficielle ne poussait pas jusqu'à l'homme au fond du poëte. D'ailleurs, comme en ce temps les réputations étaient lentes à se faire, et qu'on n'arrivait que tard à la célébrité, ce n'était que bien plus tard encore, et dans la vieillesse du grand homme, que quelque admirateur empressé de son génie, un Brossette, un Monchesnay, s'avisait de penser à sa biographie; ou encore cet historien était quelque parent pieux et dévoué, mais trop jeune pour avoir bien connu la jeunesse de son auteur, comme Fontenelle pour Corneille, et Louis Racine pour son père. De là, dans l'histoire de Corneille par son neveu, dans celle de Racine par son fils, mille ignorances, mille inexactitudes qui sautent aux yeux, et en particulier une légèreté courante sur les premières années littéraires, qui sont pourtant les plus décisives.

Lorsqu'on ne commence à connaître un grand homme que dans le fort de sa gloire, on ne s'imagine pas qu'il ait jamais pu s'en passer, et la chose nous paraît si simple, que souvent on ne s'inquiète pas le moins du monde de s'expliquer comment cela est advenu; de même que, lorsqu'on le connaît dès l'abord et avant son éclat, on ne soupçonne pas d'ordinaire ce qu'il devra être un jour: on vit auprès de lui sans songer à le regarder, et l'on néglige sur son compte ce qu'il importerait le plus d'en savoir. Les grands hommes eux-mêmes contribuent souvent à fortifier cette double illusion par leur façon d'agir: jeunes, inconnus, obscurs, ils s'effacent, se taisent, éludent l'attention et n'affectent aucun rang, parce qu'ils n'en veulent qu'un, et que, pour y mettre la main, le temps n'est pas mûr encore; plus tard, salués de tous et glorieux, ils rejettent dans l'ombre leurs commencements, d'ordinaire rudes et amers; ils ne racontent pas volontiers leur propre formation, pas plus que le Nil n'étale ses sources. Or, cependant, le point essentiel dans une vie de grand écrivain, de grand poëte, est celui-ci: saisir, embrasser et analyser tout l'homme au moment où, par un concours plus ou moins lent ou facile, son génie, son éducation et les circonstances se sont accordés de telle sorte, qu'il ait enfanté son premier chef-d'oeuvre. Si vous comprenez le poëte à ce moment critique, si vous dénouez ce noeud auquel tout en lui se liera désormais, si vous trouvez, pour ainsi dire, la clef de cet anneau mystérieux, moitié de fer, moitié de diamant, qui rattache sa seconde existence, radieuse, éblouissante et solennelle, à son existence première, obscure, refoulée, solitaire, et dont plus d'une fois il voudrait dévorer la mémoire, alors on peut dire de vous que vous possédez à fond et que vous savez votre poëte; vous avez franchi avec lui les régions ténébreuses, comme Dante avec Virgile; vous êtes dignes de l'accompagner sans fatigue et comme de plain-pied à travers ses autres merveilles. De René au dernier ouvrage de M. de Chateaubriand, des premières Méditations à tout ce que pourra créer jamais M. de Lamartine, d'Andromaque à Athalie, du Cid à Nicomède, l'initiation est facile: on tient à la main le fil conducteur, il ne s'agit plus que de le dérouler. C'est un beau moment pour le critique comme pour le poëte que celui où l'un et l'autre peuvent, chacun dans un juste sens, s'écrier avec cet ancien: Je l'ai trouvé! Le poëte trouve la région où son génie peut vivre et se déployer désormais; le critique trouve l'instinct et la loi de ce génie. Si le statuaire, qui est aussi à sa façon un magnifique biographe, et qui fixe en marbre aux yeux l'idée du poëte, pouvait toujours choisir l'instant où le poëte se ressemble le plus à lui-même, nul doute qu'il ne le saisît au jour et à l'heure où le premier rayon de gloire vient illuminer ce front puissant et sombre. A cette époque unique dans la vie, le génie, qui, depuis quelque temps adulte et viril, habitait avec inquiétude, avec tristesse, en sa conscience, et qui avait peine à s'empêcher d'éclater, est tout d'un coup tiré de lui-même au bruit des acclamations, et s'épanouit à l'aurore d'un triomphe. Avec les années, il deviendra peut-être plus calme, plus reposé, plus mûr; mais aussi il perdra en naïveté d'expression, et se fera un voile qu'on devra percer pour arriver à lui: la fraîcheur du sentiment intime se sera effacée de son front; l'âme prendra garde de s'y trahir: une contenance plus étudiée ou du moins plus machinale aura remplacé la première attitude si libre et si vive. Or, ce que le statuaire ferait s'il le pouvait, le critique biographe, qui a sous la main toute la vie et tous les instants de son auteur, doit à plus forte raison le faire; il doit réaliser par son analyse sagace et pénétrante ce que l'artiste figurerait divinement sous forme de symbole. La statue une fois debout, le type une fois découvert et exprimé, il n'aura plus qu'à le reproduire avec de légères modifications dans les développements successifs de la vie du poëte, comme en une série de bas-reliefs. Je ne sais si toute cette théorie, mi-partie poétique et mi-partie critique, est fort claire; mais je la crois fort vraie, et tant que les biographes des grands poëtes ne l'auront pas présente à l'esprit, ils feront des livres utiles, exacts, estimables sans doute, mais non des oeuvres de haute critique et d'art; ils rassembleront des anecdotes, détermineront des dates, exposeront des querelles littéraires: ce sera l'affaire du lecteur d'en faire jaillir le sens et d'y souffler la vie; ils seront des chroniqueurs, non des statuaires; ils tiendront les registres du temple, et ne seront pas les prêtres du dieu.

Cela posé, nous nous garderons d'en faire une sévère application à l'ouvrage plein de recherches et de faits que vient de publier M. Taschereau sur Pierre Corneille14. Dans cette histoire, aussi bien que dans celle de Molière, M. Taschereau a eu pour but de recueillir et de lier tout ce qui nous est resté de traditions sur la vie de ces illustres auteurs, de fixer la chronologie de leurs pièces, et de raconter les débats dont elles furent l'occasion et le sujet. Il renonce assez volontiers à la prétention littéraire de juger les oeuvres, de caractériser le talent, et s'en tient d'ordinaire là-dessus aux conclusions que le temps et le goût ont consacrées. Quand les faits sont clair-semés ou manquent, ce qui arrive quelquefois, il ne s'efforce point d'y suppléer par les suppositions circonspectes et les inductions légitimes d'une critique sagement conjecturale; mais il passe outre, et s'empresse d'arriver à des faits nouveaux: de là chez lui des intervalles et des lacunes que l'esprit du lecteur est involontairement provoqué à combler. Les vies complètes, poétiques, pittoresques, vivantes en un mot, de Corneille et de Molière, restent à faire; mais à M. Taschereau appartient l'honneur solide d'en avoir, avec une scrupuleuse érudition, amassé, préparé, numéroté en quelque sorte, les matériaux longtemps épars. Pour nous, dans le petit nombre d'idées que nous essaierons d'avancer sur Corneille, nous confessons devoir beaucoup au travail de son biographe; c'est bien souvent la lecture de son livre qui nous les a suggérées.

Note 14: (retour) Ce morceau a été écrit à l'occasion de l'Histoire de la Vie et des Ouvrages de Pierre Corneille, par M. Jules Taschereau.

L'état général de la littérature au moment où un nouvel auteur y débute, l'éducation particulière qu'a reçue cet auteur, et le génie propre que lui a départi la nature, voilà trois influences qu'il importe de démêler dans son premier chef-d'oeuvre pour faire à chacune sa part, et déterminer nettement ce qui revient de droit au pur génie. Or, quand Corneille, né en 1606, parvint à l'âge où la poésie et le théâtre durent commencer à l'occuper, vers 1624, à voir les choses en gros, d'un peu loin, et comme il les vit d'abord du fond de sa province, trois grands noms de poëtes, aujourd'hui fort inégalement célèbres, lui apparurent avant tous les autres, savoir: Ronsard, Malherbe et Théophile. Ronsard, mort depuis longtemps, mais encore en possession d'une renommée immense, et représentant la poésie du siècle expiré; Malherbe vivant, mais déjà vieux, ouvrant la poésie du nouveau siècle, et placé à côté de Ronsard par ceux qui ne regardaient pas de si près aux détails des querelles littéraires; Théophile enfin, jeune, aventureux, ardent, et par l'éclat de ses débuts semblant promettre d'égaler ses devanciers dans un prochain avenir. Quant au théâtre, il était occupé depuis vingt ans par un seul homme, Alexandre Hardy, auteur de troupe, qui ne signait même pas ses pièces sur l'affiche, tant il était notoirement le poëte dramatique par excellence. Sa dictature allait cesser, il est vrai; Théophile, par sa tragédie de Pyrame et Thisbé, y avait déjà porté coup; Mairet, Rotrou, Scudery, étaient près d'arriver à la scène. Mais toutes ces réputations à peine naissantes, qui faisaient l'entretien précieux des ruelles à la mode, cette foule de beaux esprits de second et de troisième ordre, qui fourmillaient autour de Malherbe, au-dessous de Maynard et de Racan, étaient perdus pour le jeune Corneille, qui vivait à Rouen, et de là n'entendait que les grands éclats de la rumeur publique. Ronsard, Malherbe, Théophile et Hardy, composaient donc à peu près sa littérature moderne. Élevé d'ailleurs au collége des jésuites, il y avait puisé une connaissance suffisante de l'antiquité; mais les études du barreau, auquel on le destinait, et qui le menèrent jusqu'à sa vingt et unième année, en 1627, durent retarder le développement de ses goûts poétiques. Pourtant il devint amoureux; et, sans admettre ici l'anecdote invraisemblable racontée par Fontenelle, et surtout sa conclusion spirituellement ridicule, que c'est à cet amour qu'on doit le grand Corneille, il est certain, de l'aveu même de notre auteur, que cette première passion lui donna l'éveil et lui apprit à rimer. Il ne nous semble même pas impossible que quelque circonstance particulière de son aventure l'ait excité à composer Mélite, quoiqu'on ait peine à voir quel rôle il y pourrait jouer. L'objet de sa passion était, à ce qu'on rapporte, une demoiselle de Rouen, qui devint madame Du Pont en épousant un maître des comptes de cette ville. Parfaitement belle et spirituelle, connue de Corneille depuis l'enfance, il ne paraît pas qu'elle ait jamais répondu à son amour respectueux autrement que par une indulgente amitié. Elle recevait ses vers, lui en demandait quelquefois; mais le génie croissant du poëte se contenait mal dans les madrigaux, les sonnets et les pièces galantes par lesquels il avait commencé. Il s'y trouvait en prison, et sentait que pour produire il avait besoin de la clef des champs. Cent vers lui coûtaient moins, disait-il, que deux mots de chanson. Le théâtre le tentait; les conseils de sa dame contribuèrent sans doute à l'y encourager. Il fit Mélite, qu'il envoya au vieux dramaturge Hardy. Celui-ci la trouva une assez jolie farce, et le jeune avocat de vingt-trois ans partit de Rouen pour Paris, en 1629, pour assister au succès de sa pièce.

Le fait principal de ces premières années de la vie de Corneille est sans contredit sa passion, et le caractère original de l'homme s'y révèle déjà. Simple, candide, embarrassé et timide en paroles; assez gauche, mais fort sincère et respectueux en amour, Corneille adore une femme auprès de laquelle il échoue, et qui, après lui avoir donné quelque espoir, en épouse un autre. Il nous parle lui-même d'un malheur qui a rompu le cours de leurs affections; mais le mauvais succès ne l'aigrit pas contre sa belle inhumaine, comme il l'appelle:

Je me trouve toujours en état de l'aimer;

Je me sens tout ému quand je l'entends nommer;

. . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . .

Et, toute mon amour en elle consommée,

Je ne vois rien d'aimable après l'avoir aimée.

Aussi n'aimé-je rien; et nul objet vainqueur

N'a possédé depuis ma veine ni mon coeur.

Ce n'est que quinze ans après, que ce triste et doux souvenir, gardien de sa jeunesse, s'affaiblit assez chez lui pour lui permettre d'épouser une autre femme; et alors il commence une vie bourgeoise et de ménage, dont nul écart ne le distraira au milieu des licences du monde comique auquel il se trouve forcément mêlé. Je ne sais si je m'abuse, mais je crois déjà voir en cette nature sensible, résignée et sobre, une naïveté attendrissante qui me rappelle le bon Ducis et ses amours, une vertueuse gaucherie pleine de droiture et de candeur comme je l'aime dans le vicaire de Wakefield; et je me plais d'autant plus à y voir ou, si l'on veut, à y rêver tout cela, que j'aperçois le génie là-dessous, et qu'il s'agit du grand Corneille15.

Note 15: (retour) On ne s'avise guère d'aller chercher dans les poésies diverses de Corneille les stances suivantes que M. Lebrun, l'auteur de Marie Stuart, sait réciter et faire valoir à merveille. On y surprend le vieux Corneille, un peu amoureux, mais encore plus glorieux et grondeur:

STANCES.

Marquise, si mon visage

A quelques traits un peu vieux,

Souvenez-vous qu'à mon âge

Vous ne vaudrez guère mieux.

Le temps aux plus belles choses

Se plaît à faire un affront,

Et saura faner vos roses

Comme il a ridé mon front.

Le même cours des planètes

Règle nos jours et nos nuits:

On m'a vu ce que vous êtes,

Vous serez ce que je suis.

Cependant j'ai quelques charmes

Qui sont assez éclatants

Pour n'avoir pas trop d'alarmes

De ces ravages du temps.

Vous en avez qu'on adore;

Mais ceux que vous méprisez

Pourroient bien durer encore

Quand ceux-là seront usés.

Ils pourroient sauver la gloire

Des yeux qui me semblent doux,

Et dans mille ans faire croire

Ce qu'il me plaira de vous.

Chez cette race nouvelle

Où j'aurai quelque crédit

Vous ne passerez pour belle

Qu'autant que je l'aurai dit.

Pensez-y, belle marquise,

Quoiqu'un grison fasse effroi,

Il vaut bien qu'on le courtise,

Quand il est fait comme moi.

Que dites-vous de ce ton? comme il est héroïque encore! Malherbe seul et Corneille peuvent s'en permettre un pareil. Don Diègue, s'il avait affaire à une coquette, ne parlerait pas autrement.

Depuis 1620, époque où Corneille vint pour la première fois à Paris, jusqu'en 1636, où il fit représenter le Cid, il acheva réellement son éducation littéraire, qui n'avait été qu'ébauchée en province. Il se mit en relation avec les beaux esprits et les poëtes du temps, surtout avec ceux de son âge, Mairet, Scudery, Rotrou: il apprit ce qu'il avait ignoré jusque-là, que Ronsard était un peu passé de mode, et que Malherbe, mort depuis un an, l'avait détrôné dans l'opinion; que Théophile, mort aussi, ne laissait qu'une mémoire équivoque et avait déçu les espérances, que le théâtre s'ennoblissait et s'épurait par les soins du cardinal-duc; que Hardy n'en était plus à beaucoup près l'unique soutien, et qu'à son grand déplaisir une troupe de jeunes rivaux le jugeaient assez lestement et se disputaient son héritage. Corneille apprit surtout qu'il y avait des règles dont il ne s'était pas douté à Rouen, et qui agitaient vivement les cervelles à Paris: de rester durant les cinq actes au même lieu ou d'en sortir, d'être ou de n'être pas dans les vingt-quatre heures, etc. Les savants et les réguliers faisaient à ce sujet la guerre aux déréglés et aux ignorants. Mairet tenait pour; Claveret se déclarait contre: Rotrou s'en souciait peu; Scudery en discourait emphatiquement. Dans les diverses pièces qu'il composa en cet espace de cinq années, Corneille s'attacha à connaître à fond les habitudes du théâtre et à consulter le goût du public; nous n'essaierons pas de le suivre dans ces tâtonnements. Il fut vite agréé de la ville et de la cour; le cardinal le remarqua et se l'attacha comme un des cinq auteurs; ses camarades le chérissaient et l'exaltaient à l'envi. Mais il contracta en particulier avec Rotrou une de ces amitiés si rares dans les lettres, et que nul esprit de rivalité ne put jamais refroidir. Moins âgé que Corneille, Rotrou l'avait pourtant précédé au théâtre, et, au début, l'avait aidé de quelques conseils. Corneille s'en montra reconnaissant au point de donner à son jeune ami le nom touchant de père; et certes s'il nous fallait indiquer, dans cette période de sa vie, le trait le plus caractéristique de son génie et de son âme, nous dirions que ce fut cette amitié tendrement filiale pour l'honnête Rotrou, comme, dans la période précédente, ç'avait été son pur et respectueux amour pour la femme dont nous avons parlé. Il y avait là-dedans, selon nous, plus de présage de grandeur sublime que dans Mélite, Clitandre, la Veuve, la Galerie du Palais, la Suivante, la Place Royale, l'Illusion, et pour le moins autant que dans Médée.

Cependant Corneille faisait de fréquentes excursions à Rouen. Dans l'un de ces voyages, il visita un M. de Châlons, ancien secrétaire des commandements de la reine-mère, qui s'y était retiré dans sa vieillesse: «Monsieur, lui dit le vieillard après les premières félicitations, le genre de comique que vous embrassez ne peut vous procurer qu'une gloire passagère. Vous trouverez dans les Espagnols des sujets qui, traités dans notre goût par des mains comme les vôtres, produiraient de grands effets. Apprenez leur langue, elle est aisée; je m'offre de vous montrer ce que j'en sais, et, jusqu'à ce que vous soyez en état de lire par vous-même, de vous traduire quelques endroits de Guillen de Castro.» Ce fut une bonne fortune pour Corneille que cette rencontre; et dès qu'il eut mis le pied sur cette noble poésie d'Espagne, il s'y sentit à l'aise comme en une patrie. Génie loyal, plein d'honneur et de moralité, marchant la tête haute, il devait se prendre d'une affection soudaine et profonde pour les héros chevaleresques de cette brave nation. Son impétueuse chaleur de coeur, sa sincérité d'enfant, son dévouement inviolable en amitié, sa mélancolique résignation en amour, sa religion du devoir, son caractère tout en dehors, naïvement grave et sentencieux, beau de fierté et de prud'homie, tout le disposait fortement au genre espagnol; il l'embrassa avec ferveur, l'accommoda, sans trop s'en rendre compte, au goût de sa nation et de son siècle, et s'y créa une originalité unique au milieu de toutes les imitations banales qu'on en faisait autour de lui. Ici, plus de tâtonnements ni de marche lentement progressive, comme dans ses précédentes comédies. Aveugle et rapide en son instinct, il porte du premier coup la main au sublime, au glorieux, au pathétique, comme à des choses familières, et les produit en un langage superbe et simple que tout le monde comprend, et qui n'appartient qu'à lui16. Au sortir de la première représentation du Cid, notre théâtre est véritablement fondé; la France possède tout entier le grand Corneille; et le poëte triomphant, qui, à l'exemple de ses héros, parle hautement de lui-même comme il en pense, a droit de s'écrier, sans peur de démenti, aux applaudissements de ses admirateurs et au désespoir de ses envieux:

Je sais ce que je vaux, et crois ce qu'on m'en dit.

Pour me faire admirer je ne fais point de ligue;

J'ai peu de voix pour moi, mais je les ai sans brigue;

Et mon ambition, pour faire un peu de bruit,

Ne les va point quêter de réduit en réduit.

Mon travail, sans appui, monte sur le théâtre;

Chacun en liberté l'y blâme ou l'idolâtre.

Là, sans que mes amis prêchent leurs sentiments,

J'arrache quelquefois des applaudissements;

Là, content du succès que le mérite donne,

Par d'illustres avis je n'éblouis personne.

Je satisfais ensemble et peuple et courtisans,

Et mes vers en tous lieux sont mes seuls partisans;

Par leur seule beauté ma plume est estimée;

Je ne dois qu'à moi seul toute ma renommée,

Et pense toutefois n'avoir point de rival

A qui je fasse tort en le traitant d'égal17.

Note 16: (retour) J'insiste sur le style; le fond du Cid est tout pris à l'espagnol. M. Fauriel, dans une leçon, comparant les deux Cids, remarquait, comme différence, l'abrégé fréquent, rapide, que Corneille avait fait des scènes plus développées de l'original: «Chez Corneille, ajoutait-il, on dirait que tous les personnages travaillent à l'heure, tant ils sont pressés de faire le plus de choses dans le moins de temps!» Corneille sentait son public français.
Note 17: (retour) Il sent bien qu'il va un peu loin et s'en excuse:

Nous nous aimons un peu, c'est notre faible à tous.

Le prix que nous valons, qui le sait mieux que nous?

Ceci devient malin; on croirait que c'est du La Fontaine.

L'éclatant succès du Cid et l'orgueil bien légitime qu'en ressentit et qu'en témoigna Corneille soulevèrent contre lui tous ses rivaux de la veille et tous les auteurs de tragédies, depuis Claveret jusqu'à Richelieu. Nous n'insisterons pas ici sur les détails de cette querelle, qui est un des endroits les mieux éclaircis de notre histoire littéraire. L'effet que produisit sur le poëte ce déchaînement de la critique fut tel qu'on peut le conclure d'après le caractère de son talent et de son esprit. Corneille, avons-nous dit, était un génie pur, instinctif, aveugle, de propre et libre mouvement, et presque dénué des qualités moyennes qui accompagnent et secondent si efficacement dans le poëte le don supérieur et divin. Il n'était ni adroit, ni habile aux détails, avait le jugement peu délicat, le goût peu sûr, le tact assez obtus, et se rendait mal compte de ses procédés d'artiste; il se piquait pourtant d'y entendre finesse, et de ne pas tout dire. Entre son génie et son bon sens, il n'y avait rien ou à peu près, et ce bon sens, qui ne manquait ni de subtilité ni de dialectique, devait faire mille efforts, surtout s'il y était provoqué, pour se guinder jusqu'à ce génie, pour l'embrasser, le comprendre et le régenter. Si Corneille était venu plus tôt, avant l'Académie et Richelieu, à la place d'Alexandre Hardy par exemple, sans doute il n'eût été exempt ni de chutes, ni d'écarts, ni de méprises; peut-être même trouverait-on chez lui bien d'autres énormités que celles dont notre goût se révolte en quelques-uns de ses plus mauvais passages; mais du moins ses chutes alors eussent été uniquement selon la nature et la pente de son génie; et quand il se serait relevé, quand il aurait entrevu le beau, le grand, le sublime, et s'y serait précipité comme en sa région propre, il n'y eût pas traîné après lui le bagage des règles, mille scrupules lourds et puérils, mille petits empêchements à un plus large et vaste essor. La querelle du Cid, en l'arrêtant dès son premier pas, en le forçant de revenir sur lui-même et de confronter son oeuvre avec les règles, lui dérangea pour l'avenir cette croissance prolongée et pleine de hasards, cette sorte de végétation sourde et puissante à laquelle la nature semblait l'avoir destiné. Il s'effaroucha, il s'indigna d'abord des chicanes de la critique; mais il réfléchit beaucoup intérieurement aux règles et préceptes qu'on lui imposait, et il finit par s'y accommoder et par y croire. Les dégoûts qui suivirent pour lui le triomphe du Cid le ramenèrent à Rouen dans sa famille, d'où il ne sortit de nouveau qu'en 1639, Horace et Cinna en main. Quitter l'Espagne dès l'instant qu'il y avait mis pied, ne pas pousser plus loin cette glorieuse victoire du Cid, et renoncer de gaieté de coeur à tant de héros magnanimes qui lui tendaient les bras, mais tourner à côté et s'attaquer à une Rome castillane, sur la foi de Lucain et de Sénèque, ces Espagnols, bourgeois sous Néron, c'était pour Corneille ne pas profiter de tous ses avantages et mal interpréter la voix de son génie au moment où elle venait de parler si clairement. Mais alors la mode ne portait pas moins les esprits vers Rome antique que vers l'Espagne. Outre les galanteries amoureuses et les beaux sentiments de rigueur qu'on prêtait à ces vieux républicains, on avait une occasion, en les produisant sur la scène, d'appliquer les maximes d'état et tout ce jargon politique et diplomatique qu'on retrouve dans Balzac; Gabriel Naudé, et auquel Richelieu avait donné cours. Corneille se laissa probablement séduire à ces raisons du moment; l'essentiel, c'est que de son erreur même il sortit des chefs-d'oeuvre. Nous ne le suivrons pas dans les divers succès qui marquèrent sa carrière durant ses quinze plus belles années. Polyeucte, Pompée, le Menteur, Rodogune, Héraclius, Don Sanche et Nicomède en sont les signes durables. Il rentra dans l'imitation espagnole par le Menteur, comédie dont il faut admirer bien moins le comique (Corneille n'y entendait rien) que l'imbroglio, le mouvement et la fantaisie; il rentra encore dans le génie castillan par Héraclius, surtout par Nicomède et Don Sanche, ces deux admirables créations, uniques sur notre théâtre, et qui, venues en pleine Fronde, et par leur singulier mélange d'héroïsme romanesque et d'ironie familière, soulevaient mille allusions malignes ou généreuses, et arrachaient d'universels applaudissements. Ce fut pourtant peu après ces triomphes, qu'en 1653, affligé du mauvais succès de Pertharite, et touché peut-être de sentiments et de remords chrétiens, Corneille résolut de renoncer au théâtre. Il avait quarante-sept ans; il venait de traduire en vers les premiers chapitres de l'Imitation de Jésus-Christ, et voulait consacrer désormais son reste de verve à des sujets pieux.

Corneille s'était marié dès 1640; et, malgré ses fréquents voyages à Paris, il vivait habituellement à Rouen en famille. Son frère Thomas et lui avaient épousé les deux soeurs, et logeaient dans deux maisons contiguës. Tous deux soignaient leur mère veuve. Pierre avait six enfants; et comme alors les pièces de théâtre rapportaient plus aux comédiens qu'aux auteurs, et que d'ailleurs il n'était pas sur les lieux pour surveiller ses intérêts, il gagnait à peine de quoi soutenir sa nombreuse famille. Sa nomination à l'Académie française n'est que de 1647. Il avait promis, avant d'être nommé, de s'arranger de manière à passer à Paris la plus grande partie de l'année; mais il ne paraît pas qu'il l'ait fait. Il ne vint s'établir dans la capitale qu'en 1662, et jusque-là il ne retira guère les avantages que procure aux académiciens l'assiduité aux séances. Les moeurs littéraires du temps ne ressemblaient pas aux nôtres: les auteurs ne se faisaient aucun scrupule d'implorer et de recevoir les libéralités des princes et seigneurs. Corneille, en tête d'Horace, dit qu'il a l'honneur d'être à Son Éminence; c'est ainsi que M. de Ballesdens de l'Académie avait l'honneur d'être à M. le Chancelier; c'est ainsi qu'Attale dit à la reine Laodice, en parlant de Nicomède qu'il ne connaît pas: Cet homme est-il à vous? Les gentilshommes alors se vantaient d'être les domestiques d'un prince ou d'un seigneur. Tout ceci nous mène à expliquer et à excuser dans notre illustre poëte ces singulières dédicaces à Richelieu, à Montauron, à Mazarin, à Fouquet, qui ont si mal à propos scandalisé Voltaire, et que M. Taschereau a réduites fort judicieusement à leur véritable valeur. Vers la même époque, en Angleterre, les auteurs n'étaient pas en condition meilleure et on trouve là-dessus de curieux détails dans les Vies des poëtes par Johnson et les Mémoires de Samuel Pepys. Dans la correspondance de Malherbe avec Peiresc, il n'est presque pas une seule lettre où le célèbre lyrique ne se plaigne de recevoir du roi Henri plus de compliments que d'écus. Ces moeurs subsistaient encore du temps de Corneille; et quand même elles auraient commencé à passer d'usage, sa pauvreté et ses charges de famille l'eussent empêché de s'en affranchir. Sans doute il en souffrait par moments, et il déplore lui-même quelque part ce je ne sais quoi d'abaissement secret, auquel un noble coeur a peine à descendre; mais, chez lui, la nécessité était plus forte que les délicatesses. Disons-le encore: Corneille, hors de son sublime et de son pathétique, avait peu d'adresse et de tact. Il portait dans les relations de la vie quelque chose de gauche et de provincial; son discours de réception à l'Académie, par exemple, est un chef-d'oeuvre de mauvais goût, de plate louange et d'emphase commune. Eh bien! il faut juger de la sorte sa dédicace à Montauron, la plus attaquée de toutes, et ridicule même lorsqu'elle parut. Le bon Corneille y manqua de mesure et de convenance; il insista lourdement là où il devait glisser; lui, pareil au fond à ses héros, entier par l'âme, mais brisé par le sort, il se baissa trop cette fois pour saluer, et frappa la terre de son noble front. Qu'y faire? Il y avait en lui, mêlée à l'inflexible nature du vieil Horace, quelque partie de la nature débonnaire de Pertharite et de Prusias; lui aussi, il se fût écrié en certains moments, et sans songer à la plaisanterie:

Ah! ne me brouillez pas avec le Cardinal!

On peut en sourire, on doit l'en plaindre; ce serait injure que de l'en blâmer.

Corneille s'était imaginé, en 1653, qu'il renonçait à la scène. Pure illusion! Cette retraite, si elle avait été possible, aurait sans doute mieux valu pour son repos, et peut-être aussi pour sa gloire; mais il n'avait pas un de ces tempéraments poétiques qui s'imposent à volonté une continence de quinze ans, comme fit plus tard Racine. Il suffit donc d'un encouragement et d'une libéralité de Fouquet, pour le rentraîner sur la scène où il demeura vingt années encore, jusqu'en 1674, déclinant de jour en jour au milieu de mécomptes sans nombre et de cruelles amertumes. Avant de dire un mot de sa vieillesse et de sa fin, nous nous arrêterons pour résumer les principaux traits de son génie et de son oeuvre.

La forme dramatique de Corneille n'a point la liberté de fantaisie que se sont donnée Lope de Vega et Shakspeare, ni la sévérité exactement régulière à laquelle Racine s'est assujetti. S'il avait osé, s'il était venu avant d'Aubignac, Mairet, Chapelain, il se serait, je pense, fort peu soucié de graduer et d'étager ses actes, de lier ses scènes, de concentrer ses effets sur un même point de l'espace et de la durée; il aurait procédé au hasard, brouillant et débrouillant les fils de son intrigue, changeant de lieu selon sa commodité, s'attardant en chemin, et poussant devant lui ses personnages pêle-mêle jusqu'au mariage ou à la mort. Au milieu de cette confusion se seraient détachées çà et là de belles scènes, d'admirables groupes; car Corneille entend fort bien le groupe, et, aux moments essentiels, pose fort dramatiquement ses personnages. Il les balance l'un par l'autre, les dessine vigoureusement par une parole mâle et brève, les contraste par des reparties tranchées, et présente à l'oeil du spectateur des masses d'une savante structure. Mais il n'avait pas le génie assez artiste pour étendre au drame entier cette configuration concentrique qu'il a réalisée par places; et, d'autre part, sa fantaisie n'était pas assez libre et alerte pour se créer une forme mouvante, diffuse, ondoyante et multiple, mais non moins réelle, non moins belle que l'autre, et comme nous l'admirons dans quelques pièces de Shakspeare, comme les Schlegel l'admirent dans Calderon. Ajoutez à ces imperfections naturelles l'influence d'une poétique superficielle et méticuleuse, dont Corneille s'inquiétait outre mesure, et vous aurez le secret de tout ce qu'il y a de louche, d'indécis et d'incomplètement calculé dans l'ordonnance de ses tragédies. Ses Discours et ses Examens nous donnent sur ce sujet mille détails, où se révèlent les coins les plus cachés de l'esprit du grand Corneille. On y voit combien l'impitoyable unité de lieu le tracasse, combien il lui dirait de grand coeur: Oh! que vous me gênez! et avec quel soin il cherche à la réconcilier avec la bienséance. Il n'y parvient pas toujours. Pauline vient jusque dans une antichambre pour trouver Sévère dont elle devrait attendre la visite dans son cabinet. Pompée semble s'écarter un peu de la prudence d'un général d'armée, lorsque, sur la foi de Sertorius, il vient conférer avec lui jusqu'au sein d'une ville où celui-ci est le maître; mais il était impossible de garder l'unité de lieu sans lui faire faire cette échappée. Quand il y avait pourtant nécessité absolue que l'action se passât en deux lieux différents, voici l'expédient qu'imaginait Corneille pour éluder la règle: «C'étoit que ces deux lieux n'eussent point besoin de diverses décorations, et qu'aucun des deux ne fût jamais nommé, mais seulement le lieu général où tous les deux sont compris, comme Paris, Rome; Lyon, Constantinople, etc. Cela aideroit à tromper l'auditeur qui, ne voyant rien qui lui marquât la diversité des lieux, ne s'en apercevroit pas, à moins d'une réflexion malicieuse et critique, dont il y a peu qui soient capables, la plupart s'attachant avec chaleur à l'action qu'ils voient représenter.» Il se félicite presque comme un enfant de la complexité d'Héraclius, et que ce poëme soit si embarrassé qu'il demande une merveilleuse attention. Ce qu'il nous fait surtout remarquer dans Othon, c'est qu'on n'a point encore vu de pièce où il se propose tant de mariages pour n'en conclure aucun.

Les personnages de Corneille sont grands, généreux, vaillants, tout en dehors, hauts de tête et nobles de coeur. Nourris la plupart dans une discipline austère, ils ont sans cesse à la bouche des maximes auxquelles ils rangent leur vie; et comme ils ne s'en écartent jamais, on n'a pas de peine à les saisir; un coup d'oeil suffit: ce qui est presque le contraire des personnages de Shakspeare et des caractères humains en cette vie. La moralité de ses héros est sans tache: comme pères, comme amants, comme amis ou ennemis, on les admire et on les honore; aux endroits pathétiques, ils ont des accents sublimes qui enlèvent et font pleurer; mais ses rivaux et ses maris ont quelquefois une teinte de ridicule: ainsi don Sanche dans le Cid, ainsi Prusias et Pertharite. Ses tyrans et ses marâtres sont tout d'une pièce comme ses héros, méchants d'un bout à l'autre; et encore, à l'aspect d'une belle action, il leur arrive quelquefois de faire volte-face, de se retourner subitement à la vertu: tels Grimoald et Arsinoé. Les hommes de Corneille ont l'esprit formaliste et pointilleux: ils se querellent sur l'étiquette; ils raisonnent longuement et ergotent à haute voix avec eux-mêmes jusque dans leur passion. Il y a du Normand. Auguste, Pompée et autres ont dû étudier la dialectique à Salamanque, et lire Aristote d'après les Arabes. Ses héroïnes, ses adorables furies, se ressemblent presque toutes: leur amour est subtil, combiné, alambiqué, et sort plus de la tête que du coeur. On sent que Corneille connaissait peu les femmes. Il a pourtant réussi à exprimer dans Chimène et dans Pauline cette vertueuse puissance de sacrifice, que lui-même avait pratiquée en sa jeunesse. Chose singulière! depuis sa rentrée au théâtre en 1659, et dans les pièces nombreuses de sa décadence, Attila, Bérénice, Pulchérie, Suréna, Corneille eut la manie de mêler l'amour à tout, comme La Fontaine Platon. Il semblait que les succès de Quinault et de Racine l'entraînassent sur ce terrain, et qu'il voulût en remontrer à ces doucereux, comme il les appelait. Il avait fini par se figurer qu'il avait été en son temps bien autrement galant et amoureux que ces jeunes perruques blondes, et il ne parlait d'autrefois qu'en hochant la tête comme un vieux berger.

Le style de Corneille est le mérite par où il excelle à mon gré. Voltaire, dans son commentaire, a montré sur ce point comme sur d'autres une souveraine injustice et une assez grande ignorance des vraies origines de notre langue. Il reproche à tout moment à son auteur de n'avoir ni grâce, ni élégance, ni clarté: il mesure, plume en main, la hauteur des métaphores, et quand elles dépassent, il les trouve gigantesques. Il retourne et déguise en prose ces phrases altières et sonores qui vont si bien à l'allure des héros, et il se demande si c'est là écrire et parler français. Il appelle grossièrement solécisme ce qu'il devrait qualifier d'idiotisme, et qui manque si complètement à la langue étroite, symétrique, écourtée, et à la française, du XVIIIe siècle. On se souvient des magnifiques vers de l'Épître à Ariste, dans lesquels Corneille se glorifie lui-même après le triomphe du Cid:

Je sais ce que je vaux, et crois ce qu'on m'en dit.

Voltaire a osé dire de cette belle épître: «Elle paraît écrite entièrement dans le style de Régnier, sans grâce, sans finesse, sans élégance, sans imagination; mais on y voit de la facilité et de la naïveté.» Prusias, en parlant de son fils Nicomède que les victoires ont exalté, s'écrie:

Il ne veut plus dépendre, et croit que ses conquêtes

Au-dessus de son bras ne laissent point de têtes.

Voltaire met en note: «Des têtes au-dessus des bras, il n'était plus permis d'écrire ainsi en 1657.» Il serait certes piquant de lire quelques pages de Saint-Simon qu'aurait commentées Voltaire. Pour nous, le style de Corneille nous semble avec ses négligences une des plus grandes manières du siècle qui eut Molière et Bossuet. La touche du poëte est rude, sévère et vigoureuse. Je le comparerais volontiers à un statuaire qui, travaillant sur l'argile pour y exprimer d'héroïques portraits, n'emploie d'autre instrument que le pouce, et qui, pétrissant ainsi son oeuvre, lui donne un suprême caractère de vie avec mille accidents heurtés qui l'accompagnent et l'achèvent; mais cela est incorrect, cela n'est pas lisse ni propre, comme on dit. Il y a peu de peinture et de couleur dans le style de Corneille; il est chaud plutôt qu'éclatant; il tourne volontiers à l'abstrait, et l'imagination y cède à la pensée et au raisonnement. Il doit plaire surtout aux hommes d'état, aux géomètres, aux militaires, à ceux qui goûtent les styles de Démosthène, de Pascal et de César.

En somme, Corneille, génie pur, incomplet, avec ses hautes parties et ses défauts, me fait l'effet de ces grands arbres, nus, rugueux, tristes et monotones par le tronc, et garnis de rameaux et de sombre verdure seulement à leur sommet. Ils sont forts, puissants, gigantesques, peu touffus; une sève abondante y monte: mais n'en attendez ni abri, ni ombrage, ni fleurs. Ils feuillissent tard, se dépouillent tôt, et vivent longtemps à demi dépouillés. Même après que leur front chauve a livré ses feuilles au vent d'automne, leur nature vivace jette encore par endroits des rameaux perdus et de vertes poussées. Quand ils vont mourir, ils ressemblent par leurs craquements et leurs gémissements à ce tronc chargé d'armures, auquel Lucain a comparé le grand Pompée.

Telle fut la vieillesse du grand Corneille, une de ces vieillesses ruineuses, sillonnées et chenues, qui tombent pièce à pièce et dont le coeur est long à mourir. Il avait mis toute sa vie et toute son âme au théâtre. Hors de là il valait peu: brusque, lourd, taciturne et mélancolique, son grand front ridé ne s'illuminait, son oeil terne et voilé n'étincelait, sa voix sèche et sans grâce ne prenait de l'accent, que lorsqu'il parlait du théâtre, et surtout du sien. Il ne savait pas causer, tenait mal son rang dans le monde, et ne voyait guère MM. de La Rochefoucauld et de Retz, et madame de Sévigné que pour leur lire ses pièces. Il devint de plus en plus chagrin et morose avec les ans. Les succès de ses jeunes rivaux l'importunaient; il s'en montrait affligé et noblement jaloux, comme un taureau vaincu ou un vieil athlète. Quand Racine eut parodié par la bouche de l'Intimé ce vers du Cid:

Ses rides sur son front ont gravé ses exploits,

Corneille, qui n'entendait pas raillerie, s'écria naïvement: «Ne tient-il donc qu'à un jeune homme de venir ainsi tourner en ridicule les vers des gens?» Une fois il s'adresse à Louis XIV qui a fait représenter à Versailles Sertorius, Oedipe et Rodogune; il implore la même faveur pour Othon, Pulchérie, Suréna, et croit qu'un seul regard du maître les tirerait du tombeau; il se compare au vieux Sophocle accusé de démence et lisant Oedipe pour réponse; puis il ajoute:

Je n'irai pas si loin, et si mes quinze lustres

Font encor quelque peine aux modernes illustres,

S'il en est de fâcheux jusqu'à s'en chagriner,

Je n'aurai pas longtemps à les importuner.

Quoi que je m'en promette, ils n'en ont rien à craindre:

C'est le dernier éclat d'un feu prêt à s'éteindre;

Sur le point d'expirer, il tâche d'éblouir,

Et ne frappe les yeux que pour s'évanouir.

Une autre fois, il disait à Chevreau: «J'ai pris congé du théâtre, et ma poésie s'en est allée avec mes dents.» Corneille avait perdu deux de ses enfants, deux fils, et sa pauvreté avait peine à produire les autres. Un retard dans le payement de sa pension le laissa presque en détresse à son lit de mort: on sait la noble conduite de Boileau. Le grand vieillard expira dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre 1684, rue d'Argenteuil, où il logeait. Charlotte Corday était arrière-petite-fille d'une des filles de Pierre Corneille18.

Note 18: (retour) D'autres font d'elle seulement une arrière-petite-nièce du grand tragique; il y a des doutes et même il y a eu des procès sur cette généalogie. J'ai suivi M. Taschereau.—Voir, comme développement particulier sur Corneille et sur Polyeucte, mon Port-Royal, tome I, liv. I, chap. VI.



LA FONTAINE

Dans ces rapides essais, par lesquels nous tâchons de ramener l'attention de nos lecteurs et la nôtre à des souvenirs pacifiques de littérature et de poésie, nous ne nous sommes nullement imposé la loi, comme certaines gens peu charitables ou mal instruits voudraient le faire croire, de mettre en avant à toute force des idées soi-disant nouvelles, de contrarier sans relâche les opinions reçues, de réformer, de casser les jugements consacrés, d'exhumer coup sur coup des réputations et d'en démolir. En supposant qu'un tel rôle convînt jamais à quelqu'un, qui serions-nous, bon Dieu! pour l'entreprendre? Le nôtre est plus simple: nous avons quelques principes d'art et de critique littéraire, que nous essayons d'appliquer, sans violence toutefois et à l'amiable, aux auteurs illustres des deux siècles précédents. D'ailleurs, l'impression qu'une dernière et plus fraîche lecture a laissée en nous, impression pure, franche, aussi prompte et naïve que possible, voilà surtout ce qui décide du ton et de la couleur de notre causerie; voilà ce qui nous a poussé à la sévérité contre Jean-Baptiste, à l'estime pour Boileau, à l'admiration pour madame de Sévigné, Mathurin Régnier et d'autres encore; aujourd'hui, c'est le tour de La Fontaine19. En revenant sur lui après tant de panégyristes et de biographes, après les travaux de M. Walckenaer en particulier, nous nous condamnons à n'en rien dire de bien nouveau pour le fond, et à ne faire au plus que retraduire à notre guise et motiver un peu différemment parfois les mêmes conclusions de louanges, les mêmes hommages d'une critique désarmée et pleine d'amour. Mais ces redites pourtant, dût la forme seule les rajeunir, ne nous ont pas semblé inutiles, ne serait-ce que pour montrer que nous aussi, le dernier venu et le plus obscur, nous savons au besoin et par conviction nous ranger à la suite de nos devanciers dans la carrière.

Note 19: (retour) Dans l'ordre premier où parurent successivement plusieurs de ces articles en 1829, ceux de J.-B. Rousseau et de Régnier avaient précédé en date celui de La Fontaine. Quant à l'article sur madame de Sévigné, il appartient de droit à celui de nos volumes qui, dans la présente collection, est particulièrement consacré aux femmes; il en fait le début.

Et puis, si La Harpe et Chamfort ont loué La Fontaine avec une ingénieuse sagacité, ils l'ont beaucoup trop détaché de son siècle, qui était bien moins connu d'eux que de nous. Le XVIIIe siècle, en effet, n'a su naturellement de l'époque de Louis XIV que la partie qui s'est continuée et qui a prévalu sous Louis XV. Il en a ignoré ou dédaigné tout un autre côté, par lequel le dernier règne regardait les précédents, côté qui certes n'est pas le moins original, et que Saint-Simon nous dévoile aujourd'hui. Aussi ces admirables Mémoires, qui jusqu'ici ont été envisagés surtout comme ruinant le prestige glorieux et la grandeur factice de Louis XIV, nous semblent-ils bien plutôt restituer à cette mémorable époque un caractère de grandeur et de puissance qu'on ne soupçonnait pas, et devoir la réhabiliter hautement dans l'opinion, par les endroits mêmes qui détruisent les préjugés d'une admiration superficielle. Il en sera, selon nous, des variations de nos jugements sur le siècle de Louis XIV, comme il en a été de nos diverses façons de voir touchant les choses de la Grèce et du moyen âge. D'abord, par exemple, on étudiait peu ou du moins on entendait mal le théâtre grec; on l'admirait pour des qualités qu'il n'avait pas; puis, quand, y jetant un coup d'oeil rapide, on s'est aperçu que ces qualités qu'on estimait indispensables manquaient souvent, on l'a traité assez à la légère: témoin Voltaire et La Harpe. Enfin, en l'étudiant mieux, comme a fait M. Villemain, on est revenu à l'admirer précisément pour n'avoir pas ces qualités de fausse noblesse et de continuelle dignité qu'on avait cru y voir d'abord, et que plus tard on avait été désappointé de n'y pas trouver. C'est aussi la marche qu'ont suivie les opinions sur le moyen âge, la chevalerie et le gothique. A l'âge d'or de fantaisie et d'opéra rêvé par La Curne de Sainte-Palaye et Tressan20, ont succédé des études plus sévères, qui ont jeté quelque trouble dans le premier arrangement romanesque; puis ces études, de plus en plus fortes et intelligentes, ont rencontré au fond un âge non plus d'or, mais de fer, et pourtant merveilleux encore: de simples prêtres et des moines plus hauts et plus puissants que les rois, des barons gigantesques dont les grands ossements et les armures énormes nous effraient; un art de granit et de pierre, savant, délicat, aérien, majestueux et mystique. Ainsi la monarchie de Louis XIV, d'abord admirée pour l'apparente et fastueuse régularité qu'y afficha le monarque et que célébra Voltaire, puis trahie dans son infirmité réelle par les Mémoires de Dangeau, de la princesse Palatine, et rapetissée à dessein par Lemontey, nous reparaît chez Saint-Simon vaste, encombrée et flottante, dans une confusion qui n'est pas sans grandeur et sans beauté, avec tous les rouages de plus en plus inutiles de l'antique constitution abolie, avec tout ce que l'habitude conserve de formes et de mouvements, même après que l'esprit et le sens des choses ont disparu; déjà sujette au bon plaisir despotique, mais mal disciplinée encore à l'étiquette suprême qui finira par triompher. Or, ceci bien posé, il est aisé de rétablir en leur vraie place et de voir en leur vrai jour les hommes originaux du temps, qui, dans leur conduite ou dans leurs oeuvres, ont fait autre chose que remplir le programme du maître. Sans cette connaissance générale, on court risque de les considérer trop à part, et comme des êtres étranges et accidentels. C'est ce que les critiques du dernier siècle n'ont pas évité en parlant de La Fontaine: ils l'ont trop isolé et chargé dans leurs portraits; ils lui ont supposé une personnalité beaucoup plus entière qu'il n'était besoin, eu égard à ses oeuvres, et l'ont imaginé bonhomme et fablier outre mesure. Il leur était bien plus facile de s'expliquer Racine et Boileau, qui appartiennent à la partie régulière et apparente de l'époque, et en sont la plus pure expression Littéraire.

Note 20: (retour) Il ne faudrait pourtant pas mettre sur la même ligne, pour l'ensemble des travaux, La Curne de Sainte-Palaye, qui en a fait D'immenses, et Tressan qui n'en a fait que de fort légers.

Il y a des hommes qui, tout en suivant le mouvement général de leur siècle, n'en conservent pas moins une individualité profonde et indélébile: Molière en est le plus éclatant exemple. Il en est d'autres qui, sans aller dans le sens de ce mouvement général, et en montrant par conséquent une certaine originalité propre, en ont moins pourtant qu'ils ne paraissent, bien qu'il puisse leur en rester beaucoup. Il entre dans la manière qui les distingue de leurs contemporains une grande part d'imitation de l'âge précédent; et, dans ce frappant contraste qu'ils nous offrent avec ce qui les entoure, il faut savoir reconnaître et rabattre ce qui revient de droit à leurs devanciers. C'est parmi les hommes de cet ordre que nous rangeons La Fontaine: nous l'avons déjà dit ailleurs21, il a été, sous Louis XIV, le dernier et le plus grand des poëtes du XVIe siècle.

Note 21: (retour) Voir à la fin de ce volume un article du Globe, 15 septembre 1827, on cette idée sur La Fontaine est développée. J'en ai aussi parlé en ce sens dans le Tableau de la Poésie française au XVIe siècle.

Né, en 1621, à Château-Thierry en Champagne, il reçut une éducation fort négligée, et donna de bonne heure des preuves de son extrême facilité à se laisser aller dans la vie et à obéir aux impressions du moment. Un chanoine de Soissons lui ayant prêté un jour quelques livres de piété, le jeune La Fontaine se crut du penchant pour l'état ecclésiastique, et entra au séminaire. Il ne tarda pas à en sortir; et son père, en le mariant, lui transmit sa charge de maître des eaux et forêts. Mais La Fontaine, avec son caractère naturel d'oubliance et de paresse, s'accoutuma insensiblement à vivre comme s'il n'avait eu ni charge ni femme. Il n'était pourtant pas encore poète, ou du moins il ignorait qu'il le fût. Le hasard le mit sur la voie. Un officier qui se trouvait en quartier d'hiver à Château-Thierry lut un jour devant lui l'ode de Malherbe dont le sujet est un des attentats sur la personne de Henri IV:

Que direz-vous, races futures, etc.,

et La Fontaine, dès ce moment, se crut appelé à composer des odes: il en fit, dit-on, plusieurs, et de mauvaises; mais un de ses parents, nommé Pintrel, et son camarade de collége, Maucroix, le détournèrent de ce genre et l'engagèrent à étudier les anciens. C'est aussi vers ce temps qu'il dut se mettre à la lecture de Rabelais, de Marot, et des poëtes du XVIe siècle, véritable fonds d'une bibliothèque de province à cette époque. Il publia, en 1654, une traduction en vers de l'Eunuque de Térence; et l'un des parents de sa femme, Jannart, ami et substitut de Fouquet, emmena le poëte à Paris pour le présenter au surintendant.

Ce voyage et cette présentation décidèrent du sort de La Fontaine. Fouquet le prit en amitié, se l'attacha, et lui fit une pension de mille francs, à condition qu'il en acquitterait chaque quartier par une pièce de vers, ballade ou madrigal, dizain ou sixain. Ces petites pièces, avec le Songe de Vaux, sont les premières productions originales que nous ayons de La Fontaine: elles se rapportent tout à fait au goût d'alors, à celui de Saint-Évremond et de Benserade, au marotisme de Sarasin et de Voiture, et le je ne sais quoi de mollesse et de rêverie voluptueuse qui n'appartient qu'à notre délicieux auteur, y perce bien déjà, mais y est encore trop chargé de fadeurs et de bel esprit. Le poëte de Fouquet fut accueilli, dès son début, comme un des ornements les plus délicats de cette société polie et galante de Saint-Mandé et de Vaux. Il était fort aimable dans le monde, quoi qu'on en ait dit, et particulièrement dans un monde privé; sa conversation, abandonnée et naïve, s'assaisonnait au besoin de finesse malicieuse, et ses distractions savaient fort bien s'arrêter à temps pour n'être qu'un charme de plus: il était certainement moins bonhomme en société que le grand Corneille. Les femmes, le rien-faire et le sommeil se partageaient tour à tour ses hommages et ses voeux. Il en convenait agréablement; il s'en vantait même parfois, et causait volontiers de lui-même et de ses goûts avec les autres sans jamais les lasser, et en les faisant seulement sourire. L'intimité surtout avait mille grâces avec lui: il y portait un tour affectueux et de bon ton familier; il s'y livrait en homme qui oublie tout le reste, et en prenait au sérieux ou en déroulait avec badinage les moindres caprices. Son goût déclaré pour le beau sexe ne rendait son commerce dangereux aux femmes que lorsqu'elles le voulaient bien. La Fontaine, en effet, comme Regnier son prédécesseur, aimait avant tout les amours faciles et de peu de défense. Tandis qu'il adressait à genoux, aux Iris, aux Climènes et aux déesses, de respectueux soupirs, et qu'il pratiquait de son mieux ce qu'il avait cru lire dans Platon, il cherchait ailleurs et plus bas des plaisirs moins mystiques qui l'aidaient à prendre son martyre en patience. Parmi ses bonnes fortunes à son arrivée dans la capitale, on cite la célèbre Claudine, troisième femme de Guillaume Colletet, et d'abord sa servante; Colletet épousait toujours ses servantes. Notre poëte visitait souvent le bon vieux rimeur en sa maison du faubourg Saint-Marceau, et courtisait Claudine tout en devisant, à souper, des auteurs du XVIe siècle avec le mari, qui put lui donner là-dessus d'utiles conseils et lui révéler des richesses dont il profita. Pendant les six premières années de son séjour à Paris, et jusqu'à la chute de Fouquet, La Fontaine produisit peu; il s'abandonna tout entier au bonheur de cette vie d'enchantement et de fête, aux délices d'une société choisie qui goûtait son commerce ingénieux et appréciait ses galantes bagatelles; mais ce songe s'évanouit par la captivité de l'enchanteur. Sur ces entrefaites, la duchesse de Bouillon, nièce de Mazarin, ayant demandé au poëte des contes en vers, il s'empressa de la satisfaire, et le premier recueil des Contes parut en 1664: La Fontaine avait quarante-trois ans. On a cherché à expliquer un début si tardif dans un génie si facile, et certains critiques sont allés jusqu'à attribuer ce long silence à des études secrètes, à une éducation laborieuse et prolongée. En vérité, bien que La Fontaine n'ait pas cessé d'essayer et de cultiver à ses moments de loisir son talent, depuis le jour où l'ode de Malherbe le lui révéla, j'aime beaucoup mieux croire à sa paresse, à son sommeil, à ses distractions, à tout ce qu'on voudra de naïf et d'oublieux en lui, qu'admettre cet ennuyeux noviciat auquel il se serait condamné. Génie instinctif, insouciant, volage et toujours livré au courant des circonstances, on n'a qu'à rapprocher quelques traits de sa vie pour le connaître et le comprendre. Au sortir du collège, un chanoine de Soissons lui prête des livres pieux, et le voilà au séminaire; un officier lui lit une ode de Malherbe, et le voilà poëte; Pintrel et Maucroix lui conseillent l'antiquité, et le voilà qui rêve Quintilien et raffole de Platon en attendant Baruch. Fouquet lui commande dizains et ballades, il en fait; madame de Bouillon, des contes, et il est conteur; un autre jour ce seront des fables pour monseigneur le Dauphin, un poëme du Quinquina pour madame de Bouillon encore, un opéra de Daphné pour Lulli, la Captivité de saint Malc à la requête de MM. de Port-Royal; ou bien ce seront des lettres, de longues lettres négligées et fleuries, mêlées de vers et de prose, à sa femme, à M. de Maucroix, à Saint-Évremond, aux Conti, aux Vendôme, à tous ceux enfin qui lui en demanderont. La Fontaine dépensait son génie, comme son temps, comme sa fortune, sans savoir comment, et au service de tous. Si jusqu'à l'âge de quarante ans il en parut moins prodigue que plus tard, c'est que les occasions lui manquaient en province, et que sa paresse avait besoin d'être surmontée par une douce violence. Une fois d'ailleurs qu'il eut rencontré le genre qui lui convenait le mieux, celui du conte et de la fable, il était tout simple qu'il s'y adonnât avec une sorte d'effusion, et qu'il y revînt de lui-même à plusieurs reprises, par penchant comme par habitude. La Fontaine, il est vrai, se méprenait un peu sur lui-même; il se piquait de beaucoup de correction et de labeur, et sa poétique qu'il tenait en gros de Maucroix, et que Boileau et Racine lui achevèrent, s'accordait assez mal avec la tournure de ses oeuvres. Mais cette légère inconséquence, qui lui est commune avec d'autres grands esprits naïfs de son temps, n'a pas lieu d'étonner chez lui, et elle confirme bien plus qu'elle ne contrarie notre opinion sur la nature facile et accommodante de son génie. Un célèbre poëte de nos jours, qu'on a souvent comparé à La Fontaine pour sa bonhomie aiguisée de malice, et qui a, comme lui, la gloire d'être créateur inimitable dans un genre qu'on croyait usé, le même poëte populaire qui, dans ce moment d'émotion politique, est rendu, après une trop longue captivité, a ses amis et à la France, Béranger, n'a commencé aussi que vers quarante ans à concevoir et à composer ses immortelles chansons. Mais, pour lui, les causes du retard nous semblent différentes, et les jours du silence ont été tout autrement employés. Jeté jeune et sans éducation régulière au milieu d'une littérature compassée et d'une poésie sans âme, il a dû hésiter longtemps, s'essayer en secret, se décourager maintes fois et se reprendre, tenter du nouveau dans bien des voies, et, en un mot, brûler bien des vers avant d'entrer en plein dans le genre unique que les circonstances ouvrirent à son coeur de citoyen. Béranger, comme tous les grands poëtes de ce temps, même les plus instinctifs, a su parfaitement ce qu'il faisait et pourquoi il le faisait: un art délicat et savant se cache sous ses rêveries les plus épicuriennes, sous ses inspirations les plus ferventes; honneur en soit à lui! mais cela n'était ni du temps ni du génie de La Fontaine.

Ce qu'est La Fontaine dans le conte, tout le monde le sait; ce qu'il est dans la fable, on le sait aussi, on le sent; mais il est moins aisé de s'en rendre compte. Des auteurs d'esprit s'y sont trompés; ils ont mis en action, selon le précepte, des animaux, des arbres, des hommes, ont caché un sens fin, une morale saine sous ces petits drames, et se sont étonnés ensuite d'être jugés si inférieurs à leur illustre devancier: c'est que La Fontaine entendait autrement la fable. J'excepte les premiers livres, dans lesquels il montre plus de timidité, se tient davantage à son petit récit, et n'est pas encore tout à fait à l'aise dans cette forme qui s'adaptait moins immédiatement à son esprit que l'élégie ou le conte. Lorsque le second recueil parut, contenant cinq livres, depuis le sixième jusqu'au onzième inclusivement, les contemporains se récrièrent comme ils font toujours, et le mirent fort au-dessous du premier. C'est pourtant dans ce recueil que se trouve au complet la fable, telle que l'a inventée La Fontaine. Il avait fini évidemment par y voir surtout un cadre commode à pensées, à sentiments, à causerie; le petit drame qui en fait le fond n'y est plus toujours l'essentiel comme auparavant; la moralité de quatrain y vient au bout par un reste d'habitude; mais la fable, plus libre en son cours, tourne et dérive, tantôt à l'élégie et à l'idylle, tantôt à l'épître et au conte: c'est une anecdote, une conversation, une lecture, élevées à la poésie, un mélange d'aveux charmants, de douce philosophie et de plainte rêveuse. La Fontaine est notre seul grand poëte personnel et rêveur avant André Chénier. Il se met volontiers dans ses vers, et nous entretient de lui, de son âme, de ses caprices et de ses faiblesses. Son accent respire d'ordinaire la malice, la gaieté, et le conteur grivois nous rit du coin de l'oeil, en branlant la tête. Mais souvent aussi il a des tons qui viennent du coeur et une tendresse mélancolique qui le rapproche des poëtes de notre âge. Ceux du XVIe siècle avaient bien eu déjà quelque avant-goût de rêverie; mais elle manquait chez eux d'inspiration individuelle, et ressemblait trop à un lieu-commun uniforme, d'après Pétrarque et Bembe. La Fontaine lui rendit un caractère primitif d'expression vive et discrète; il la débarrassa de tout ce qu'elle pouvait avoir contracté de banal ou de sensuel; Platon, par ce côté, lui fut bon à quelque chose comme il l'avait été à Pétrarque; et quand le poëte s'écrie dans une de ses fables délicieuses:

Ne sentirai-je plus de charme qui m'arrête?

Ai-je passé le temps d'aimer?

ce mot charme, ainsi employé en un sens indéfini et tout métaphysique, marque en poésie française un progrès nouveau qu'ont relevé et poursuivi plus tard André Chénier et ses successeurs. Ami de la retraite, de la solitude, et peintre des champs, La Fontaine a encore sur ses devanciers du XVIe siècle l'avantage d'avoir donné à ses tableaux des couleurs fidèles qui sentent, pour ainsi dire, le pays et le terroir. Ces plaines immenses de blés où se promène de grand matin le maître, et où l'allouette cache son nid; ces bruyères et ces buissons où fourmille tout un petit monde; ces jolies garennes, dont les hôtes étourdis font la cour à l'aurore dans la rosée et parfument de thym leur banquet, c'est la Beauce, la Sologne, la Champagne, la Picardie; j'en reconnais les fermes avec leurs mares, avec les basses-cours et les colombiers; La Fontaine avait bien observé ces pays, sinon en maître des eaux-et-forêts, du moins en poëte; il y était né, il y avait vécu longtemps, et, même après qu'il se fut fixé dans la capitale, il retournait chaque année vers l'automne à Château-Thierry, pour y visiter son bien et le vendre en détail; car Jean, comme on sait, mangeait le fonds avec le revenu.

Lorsque tout le bien de La Fontaine fut dissipé et que la mort soudaine de Madame l'eut privé de la charge de gentilhomme qu'il remplissait auprès d'elle, madame de La Sablière le recueillit dans sa maison et l'y soigna pendant plus de vingt ans. Abandonné dans ses moeurs, perdu de fortune, n'ayant plus ni feu, ni lieu, ce fut pour lui et pour son talent une inestimable ressource que de se trouver maintenu, sous les auspices d'une femme aimable, au sein d'une société spirituelle et de bon goût, avec toutes les douceurs de l'aisance. Il sentit vivement le prix de ce bienfait; et cette inviolable amitié, familière à la fois et respectueuse, que la mort seule put rompre, est un des sentiments naturels qu'il réussit le mieux à exprimer. Aux pieds de madame de La Sablière et des autres femmes distinguées qu'il célébrait en les respectant, sa muse, parfois souillée, reprenait une sorte de pureté et de fraîcheur, que ses goûts un peu vulgaires, et de moins en moins scrupuleux avec l'âge, ne tendaient que trop à affaiblir. Sa vie, ainsi ordonnée dans son désordre, devint double, et il en fit deux parts: l'une, élégante, animée, spirituelle, au grand jour, bercée entre les jeux de la poésie, et les illusions du coeur; l'autre, obscure et honteuse, il faut le dire, et livrée à ces égarements prolongés des sens que la jeunesse embellit du nom de volupté, mais qui sont comme un vice au front du vieillard. Madame de La Sablière elle-même, qui reprenait La Fontaine, n'avait pas été toujours exempte de passions humaines et de faiblesses selon le monde; mais lorsque l'infidélité du marquis de La Fare lui eut laissé le coeur libre et vide, elle sentit que nul autre que Dieu ne pouvait désormais le remplir, et elle consacra ses dernières années aux pratiques les plus actives de la charité chrétienne. Cette conversion, aussi sincère qu'éclatante, eut lieu en 1683. La Fontaine en fut touché comme d'un exemple à suivre; sa fragilité et d'autres liaisons qu'il contracta vers cette époque le détournèrent, et ce ne fut que dix ans après, quand la mort de madame de La Sablière lui eut donné un second et solennel avertissement, que cette bonne pensée germa en lui pour n'en plus sortir. Mais, dès 1684, nous avons de lui un admirable Discours en vers, qu'il lut le jour de sa réception à l'Académie française, et dans lequel, s'adressant à sa bienfaitrice, il lui expose avec candeur l'état de son âme:

Des solides plaisirs je n'ai suivi que l'ombre,

J'ai toujours abusé du plus cher de nos biens:

Les pensers amusants, les vagues entretiens,

Vains enfants du loisir, délices chimériques,

Les romans et le jeu, peste des républiques,

Par qui sont dévoyés les esprits les plus droits,

Ridicule fureur qui se moque des lois,

Cent autres passions des sages condamnées,

Ont pris comme à l'envi la fleur de mes années.

L'usage des vrais biens réparerait ces maux;

Je le sais, et je cours encore à des biens faux.

. . . . . . . . . . . .

Si faut-il qu'à la fin de tels pensers nous quittent;

Je ne vois plus d'instants qui ne m'en sollicitent:

Je recule, et peut-être attendrai-je trop tard;

Car qui sait les moments prescrits à son départ?

Quels qu'ils soient, ils sont courts...

C'est, on le voit, une confession grave, ingénue, où l'onction religieuse et une haute moralité n'empêchent pas un reste de coup d'oeil amoureux vers ces chimériques délices dont on est mal détaché. Et puis une simplicité d'exagération s'y mêle: les romans et le jeu qui ont égaré le pécheur sont la peste des républiques, une fureur qui se moque des lois. Et plus loin:

Que me servent ces vers avec soin composés?

N'en attends-je autre fruit que de les voir prisés?

C'est peu que leurs conseils, si je ne sais les suivre,

Et qu'au moins vers ma fin je ne commence à vivre;

Car je n'ai pas vécu, j'ai servi deux tyrans:

Un vain bruit et l'amour ont partagé mes ans.

Qu'est-ce que vivre, Iris? vous pouvez nous l'apprendre;

Votre réponse est prête, il me semble l'entendre:

C'est jouir des vrais biens avec tranquillité,

Faire usage du temps et de l'oisiveté,

S'acquitter des honneurs dus à l'Être suprême,

Renoncer aux Phyllis en faveur de soi-même,

Bannir le fol amour et les voeux impuissants,

Comme Hydres dans nos coeurs sans cesse renaissants.

Sincère, éloquente, sublime poésie, d'un tour singulier, où la vertu trouve moyen de s'accommoder avec l'oisiveté, où les Phyllis se placent à côté de l'Être suprême, et qui fait naître un sourire dans une larme? Que La Fontaine n'a-t-il connu le Dieu des bonnes gens? il lui en aurait moins coûté pour se convertir.

Au premier abord, et à ne juger que par les oeuvres, l'art et le travail paraissent tenir peu de place chez La Fontaine, et si l'attention de la critique n'avait été éveillée sur ce point par quelques mots de ses préfaces et par quelques témoignages contemporains, on n'eût jamais songé probablement à en faire l'objet d'une question. Mais le poëte confesse, en tête de Psyché, que la prose lui coûte autant que les vers. Dans une de ses dernières fables au duc de Bourgogne, il se plaint de fabriquer à force de temps des vers moins sensés que la prose du jeune prince. Ses manuscrits présentent beaucoup de ratures et de changements; les mêmes morceaux y sont recopiés plusieurs fois, et souvent avec des corrections heureuses. Par exemple, on a retrouvé, tout entière de sa main, une première ébauche de la fable intitulée le Renard, les Mouches et le Hérisson; et, en la comparant à celle qu'il a fait imprimer, on voit que les deux versions n'ont de commun que deux vers. Il est même plaisant de voir quel soin religieux il apporte aux errata: «Il s'est glissé, dit-il en tête de son second recueil, quelques fautes dans l'impression. J'en ai fait faire un errata; mais ce sont de légers remèdes pour un défaut considérable. Si on veut avoir quelque plaisir de la lecture de cet ouvrage, il faut que chacun fasse corriger ces fautes à la main dans son exemplaire, ainsi qu'elles sont marquées par chaque errata, aussi bien pour les deux premières parties que pour les dernières.» Que conclure de toutes ces preuves? Que La Fontaine était de l'école de Boileau et de Racine en poésie; qu'il suivait les mêmes procédés de composition studieuse, et qu'il faisait difficilement ses vers faciles? pas le moins du monde: La Fontaine me l'affirmerait en face, que je le renverrais à Baruch, et que je ne le croirais pas. Mais il avait, comme tout poëte, ses secrets, ses finesses, sa correction relative; il s'en souciait peu ou point dans ses lettres en vers; peu encore, mais davantage, dans ses contes; il y visait tout à fait dans ses fables. Sa paresse lui grossissait la peine, et il aimait à s'en plaindre par manie. La Fontaine lisait beaucoup, non-seulement les modernes Italiens et Gaulois, mais les anciens, dans les textes ou en traduction: il s'en glorifie à tout propos:

Térence est dans mes mains, je m'instruis dans Horace;

Homère et son rival sont mes dieux du Parnasse;

Je le dis aux rochers, etc...

Je chéris l'Arioste et j'estime le Tasse;

Plein de Machiavel, entêté de Bocace,

J'en parle si souvent qu'on en est étourdi;

J'en lis qui sont du nord et qui sont du midi.

Fera-t-on de lui un savant? Son érudition a pour cela de trop singulières méprises, et se permet des confusions trop charmantes. Il a écrit dans sa Vie d'Ésope: «Comme Planudes vivoit dans un siècle où la mémoire des choses arrivées à Ésope ne devoit pas être encore éteinte, j'ai cru qu'il savoit par tradition ce qu'il a laissé.» En écrivant ceci, il oubliait que dix-neuf siècles s'étaient écoulés entre le Phrygien et celui qu'on lui donne pour biographe, et que le moine grec ne vivait guère plus de deux siècles avant le règne de Louis-le-Grand. Dans une épître à Huet en faveur des anciens contre les modernes, et à l'honneur de Quintilien en particulier, il en revient à Platon, son thème favori, et déclare qu'on ne pourrait trouver entre les sages modernes un seul approchant de ce grand philosophe, tandis que

La Grèce en fourmillait dans son moindre canton.

Il attribue la décadence de l'ode en France à une cause qu'on n'imaginerait jamais:

... l'ode, qui baisse un peu,

Veut de la patience, et nos gens ont du feu.

D'ailleurs, en cette remarquable épître, il proteste contre l'imitation servile des anciens, et cherche à exposer de quelle nature est la sienne. Nous conseillons aux curieux de comparer ce passage avec la fin de la deuxième épître d'André Chénier; l'idée au fond est la même, mais on verra, en comparant l'une et l'autre expression, toute la différence profonde qui sépare un poëte artiste comme Chénier, d'avec un poëte d'instinct comme La Fontaine.

Ce qui est vrai jusqu'ici de presque tous nos poëtes, excepté Molière et peut-être Corneille, ce qui est vrai de Marot, de Ronsard, de Régnier, de Malherbe, de Boileau, de Racine et d'André Chénier, l'est aussi de La Fontaine: lorsqu'on a parcouru ses divers mérites, il faut ajouter que c'est encore par le style qu'il vaut le mieux. Chez Molière au contraire, chez Dante, Shakspeare et Milton, le style égale l'invention sans doute, mais ne la dépasse pas; la manière de dire y réfléchit le fond, sans l'éclipser. Quant à la façon de La Fontaine, elle est trop connue et trop bien analysée ailleurs pour que j'essaye d'y revenir. Qu'il me suffise de faire remarquer qu'il y entre une proportion assez grande de fadeurs galantes et de faux goût pastoral, que nous blâmerions dans Saint-Évremond et Voiture, mais que nous aimons ici. C'est qu'en effet ces fadeurs et ce faux goût n'en sont plus, du moment qu'ils ont passé sous cette plume enchanteresse, et qu'ils se sont rajeunis de tout le charme d'alentour. La Fontaine manque un peu de souffle et de suite dans ses compositions; il a, chemin faisant, des distractions fréquentes qui font fuir son style et dévier sa pensée; ses vers délicieux, en découlant comme un ruisseau, sommeillent parfois, ou s'égarent et ne se tiennent plus; mais cela même constitue une manière, et il en est de cette manière comme de toutes celles des hommes de génie: ce qui autre part serait indifférent ou mauvais, y devient un trait de caractère ou une grâce piquante.

La conversion de madame de La Sablière, que La Fontaine n'eut pas le courage d'imiter, avait laissé notre poëte assez désoeuvré et solitaire. Il continuait de loger chez cette dame; mais elle ne réunissait plus la même compagnie qu'autrefois, et elle s'absentait fréquemment pour visiter des pauvres ou des malades. C'est alors surtout qu'il se livra, pour se désennuyer, à la société du prince de Conti et de MM. de Vendôme dont on sait les moeurs, et que, sans rien perdre au fond du côté de l'esprit, il exposa aux regards de tous une vieillesse cynique et dissolue, mal déguisée sous les roses d'Anacréon. Maucroix, Racine et ses vrais amis s'affligeaient de ces déréglements sans excuse; l'austère Boileau avait cessé de le voir. Saint-Évremond, qui cherchait à l'attirer en Angleterre auprès de la duchesse de Mazarin, reçut de la courtisane Ninon une lettre où elle lui disait: «J'ai su que vous souhaitiez La Fontaine en Angleterre; on n'en jouit guère à Paris; sa tête est bien affoiblie. C'est le destin des poëtes: le Tasse et Lucrèce l'ont éprouvé. Je doute qu'il y ait du philtre amoureux pour La Fontaine, il n'a guère aimé de femmes qui en eussent pu faire la dépense.» La tête de La Fontaine ne baissait pas comme le croyait Ninon; mais ce qu'elle dit du philtre amoureux et des sales amours n'est que trop vrai: il touchait souvent de l'abbé de Chaulieu des gratifications dont il faisait un singulier et triste usage. Par bonheur, une jeune femme riche et belle, madame d'Hervart, s'attacha au poëte, lui offrit l'attrait de sa maison, et devint pour lui, à force de soins et de prévenances, une autre La Sablière. A la mort de cette dame, elle recueillit le vieillard, et l'environna d'amitié jusqu'au dernier moment. C'est chez elle que l'auteur de Joconde, touché enfin de repentir, revêtit le cilice qui ne le quitta plus. Les détails de cette pénitence sont touchants; La Fontaine la consacra publiquement par une traduction du Dies irae, qu'il lut à l'Académie, et il avait formé le dessein de paraphraser les Psaumes avant de mourir. Mais, à part le refroidissement de la maladie et de l'âge, on peut douter que cette tâche, tant de fois essayée par des poëtes repentants, eût été possible à La Fontaine ou même à tout autre d'alors. A cette époque de croyances régnantes et traditionnelles, c'étaient les sens d'ordinaire, et non la raison, qui égaraient; on avait été libertin, on se faisait dévot; on n'avait point passé par l'orgueil philosophique ni par l'impiété sèche; on ne s'était pas attardé longuement dans les régions du doute; on ne s'était pas senti maintes fois défaillir à la poursuite de la vérité. Les sens charmaient l'âme pour eux-mêmes, et non comme une distraction étourdissante et fougueuse, non par ennui et désespoir. Puis, quand on avait épuisé les désordres, les erreurs, et qu'on revenait à la vérité suprême, on trouvait un asile tout préparé, un confessionnal, un oratoire, un cilice qui matait la chair; et l'on n'était pas, comme de nos jours, poursuivi encore, jusqu'au sein d'une foi vaguement renaissante, par des doutes effrayants, d'éternelles obscurités et un abîme sans cesse ouvert:—je me trompe; il y eut un homme alors qui éprouva tout cela, et il manqua en devenir fou: cet homme, c'était Pascal.

Septembre 1829.


J'écrivais ceci la même année, la même saison où je composais le recueil de Poésies, les Consolations, c'est-à-dire dans une veine prononcée de sensibilité religieuse. Depuis j'ai encore écrit sur La Fontaine quelques pages qui se trouvent au tome VII des Causeries du Lundi, et j'ai essayé d'y répondre aux dédains que M. de Lamartine avait prodigués à ce charmant poëte. Au reste, si La Fontaine, dans ces dernières années, a été bien légèrement traité par un grand poëte qui s'est lui-même jugé par là, il a été étudié, approfondi par de savants critiques, et si approfondi même qu'il est sorti d'entre leurs mains comme transformé. J'en reviens volontiers et je m'en tiens sur lui à ce jugement de La Bruyère dans son Discours de réception à l'Académie: «Un autre, plus égal que Marot et plus poëte que Voiture, a le jeu, le tour et la naïveté de tous les deux; il instruit en badinant, persuade aux hommes la vertu par l'organe des bêtes, élève les petits sujets jusqu'au sublime: homme unique dans son genre d'écrire, toujours original, soit qu'il invente, soit qu'il traduise; qui a été au delà de ses modèles, modèle lui-même difficile à imiter.»—Voir aussi le joli thème latin de Fénelon à l'usage du duc de Bourgogne sur la mort de La Fontaine, in Fontani mortem. Tout y est indiqué, même le molle atque facetum, qui n'est autre que notre chère rêverie.

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