Portraits littéraires, Tome I
Tous les jours sont à toi: que t'importe leur nombre?
Tu dis: le temps se hâte, ou revient sur ses pas.
Eh! n'es-tu pas Celui qui fis reculer l'ombre
Sur le cadran rempli d'un roi que tu sauvas?
Voilà comment on égale les prophètes sans les paraphraser; qu'on relise la quatorzième des secondes Méditations; qu'on relise en même temps dans les premières le dithyrambe intitulé Poésie sacrée, et qu'on le compare avec l'Épode du premier livre de Jean-Baptiste.
L'ode politique n'a aucun caractère dans Rousseau: il en partage la faute avec les événements et les hommes qu'il célèbre. La naissance du duc de Bretagne, la mort du prince de Conti, la guerre civile des Suisses en 1712, l'armement des Turcs contre Venise en 171533, la bataille même de Péterwaradin, tout cela eut dans le temps plus ou moins d'importance, mais n'en a presque aucune aux yeux de la postérité. Le poëte a beau se démener, se commander l'enthousiasme, se provoquer au délire, il en est pour ses frais, et l'on rit de l'entendre, à la mort du prince de Conti, s'écrier dans le pindarisme de ses regrets:
Peuples, dont la douleur aux larmes obstinée,
De ce prince chéri déplore le trépas,
Approchez, et voyez quelle est la destinée
Des grandeurs d'ici-bas.
Note 33: (retour) Il est juste pourtant de noter, dans l'ode aux princes chrétiens au sujet de cet armement, un écho retentissant et harmonieux des Croisades:
.....................................
Et des vents du midi la dévorante haleine
N'a consumé qu'à peine
Leurs ossements blanchis dans les champs d'Ascalon.
De nos jours, si féconds en grands événements et en grands hommes, il en est advenu tout autrement. De simples naissances, de simples morts de princes et de rois ont été d'éclatantes leçons, de merveilleux compléments de fortune, des chutes ou des résurrections d'antiques dynasties, de magnifiques symboles des destinées sociales. De telles choses ont suscité le poëte qui les devait célébrer; l'ode politique a été véritablement fondée en France; les Funérailles de Louis XVIII en sont le chef-d'oeuvre.
Rousseau ne s'est pas contenté de mettre du pindarisme extérieur et de l'enthousiasme à froid dans ses odes politiques, pour tâcher d'en réchauffer les sujets: il a porté ces habitudes d'écolier jusque dans les pièces les plus personnelles et, pour ainsi dire, les plus domestiques. Le comte du Luc, son patron, tombe malade; Rousseau en est touché; il veut le lui dire et lui souhaiter une prompte convalescence, rien de mieux; c'était matière à des vers sentis et touchants; mais Rousseau aime bien mieux déterrer dans Pindare une ode à Hiéron, roi de Syracuse, qui, vainqueur aux jeux Pythiques par son coursier Phérénicus, n'a pu recevoir le prix en personne pour cause de maladie. Là les digressions mythologiques sur Chiron, Esculape, sont longues, naturelles et à leur place. Rousseau calque le dessein de la pièce et tâche d'en reproduire le mouvement. Dès le début, il voudrait nous faire croire qu'il est en lutte avec le génie comme avec Protée; mais tout cet attirail convenu de regard furieux, de ministre terrible, de souffle invincible, de tête échevelée, de sainte manie, d'assaut victorieux, de joug impérieux, ne trompe pas le lecteur, et le soi-disant inspiré ressemble trop à ces faux braves qui, après s'être frotté le visage et ébouriffé la perruque, se prétendent échappés avec honneur d'une rencontre périlleuse. Puis vient la comparaison avec Orphée et la prière aux trois soeurs filandières pour le comte du Luc; on y trouve quelques strophes assez touchantes, que La Harpe, d'ordinaire peu favorable à Jean-Baptiste, mais attendri cette fois comme Pluton, a jugées tout à fait dignes d'Orphée. Par malheur, ce qui glace aussitôt, c'est que le moderne Orphée nous raconte que
... jamais sous les yeux de l'auguste Cybèle
La terre ne fit naître un plus parfait modèle
Entre les dieux mortels
que le comte du Luc. Une jolie comparaison du poëte avec l'abeille, vers la fin de la pièce, est empruntée et affaiblie d'Horace. Quant à l'harmonie tant vantée de ce simulacre d'ode, elle n'est que celle du mètre que Rousseau emploie, qu'il n'a pas inventé, et dont il ne tire jamais tout le parti possible. Rousseau n'invente rien: il s'en tient aux strophes de Malherbe; il n'a pas le génie de construction rythmique. S'il rime avec soin, c'est presque toujours aux dépens du sens et de la précision; la rime ne lui donne jamais l'image, comme il arrive aux vrais poëtes; mais elle l'induit en dépense d'épithètes et de périphrases. Félicitons-le pourtant d'avoir, avec Piron, La Faye, et quelques autres, protesté contre les déplorables violations de forme prêchées par La Motte et autorisées par Voltaire34.
Les cantates de Rousseau jouissent encore d'une certaine réputation; celle de Circé, en particulier, passe pour un beau morceau de poésie musicale. Elle nous paraît, à nous, exactement comparable pour l'harmonie à un choeur médiocre de libretto. Nul rhythme, nulle science même dans ces petits vers si célèbres, et où fourmillent les banalités de redoutable, formidable, effroyable, de terreur, fureur et horreur. Le caractère de la magicienne est aussi celui d'une Circé ou d'une Médée d'opéra; elle ne ressemble pas même à Calypso, et ne sort pas des fadaises et des frénésies dont Quinault a donné recette. Jean-Baptiste avait probablement oublié de relire le dixième livre de l'Odyssée, ou même, s'il l'avait relu, il y aurait saisi peu de chose; car il manquait du sentiment des époques et des poésies, et s'il mêlait sans scrupule Orphée et Protée avec le comte de Luc, Flore et Cérès avec le comte de Zinzindorf, il n'hésitait pas non plus à madrigaliser l'antiquité, et à marier Danchet et Homère. Depuis qu'on a le Mendiant et l'Aveugle d'André Chénier, on comprend ce que pourrait être une Circé, et il n'est plus permis de citer celle de Jean-Baptiste que comme un essai sans valeur.
Pour écrire avec génie, il faut penser avec génie; pour bien écrire, il suffit d'une certaine dose de sens, d'imagination et de goût. Boileau en est la preuve: il imite, il traduit, il arrange à chaque instant les idées et les expressions des anciens; mais tous ces larcins divers sont artistement reçus et disposés sur un fond commun qui lui est propre: son style a une couleur, une texture; Boileau est bon écrivain en vers. Le style de Rousseau, au contraire, ne se tient nullement et ne forme pas une seule et même trame. Cette strophe commence avec éclat, puis finit en détonnant; cette métaphore qui promettait avorte; cette image est brillante, mais jure au milieu de son entourage terne, comme de l'argent plaqué sur de l'étain. C'est que ce brillant et ce beau appartiennent tantôt à Platon, tantôt à Pindare, tantôt même à Boileau et à Racine: Rousseau s'en est emparé comme un rhétoricien fait d'une bonne expression qu'il place à toute force dans le prochain discours. Ce qui est bien de lui, c'est le prosaïque, le commun, la déclamation à vide, ou encore le mauvais goût, comme les livrées de Vertumne et les haleines qui fondent l'écorce des eaux. A vrai dire, le style de Rousseau n'existe pas.
Notre opinion sur Jean-Baptiste est dure, mais sincère; nous la préciserons davantage encore. Si, en juin 1829, un jeune homme de vingt ans, inconnu, nous arrivait un matin d'Auxerre ou de Rouen avec un manuscrit contenant le Cantique d'Ézéchias, l'Ode au comte du Luc et la Cantate de Circé, ou l'équivalent, après avoir jeté un coup d'oeil sur les trois chefs-d'oeuvre, on lui dirait, ce me semble, ou du moins on penserait à part soi: «Ce jeune homme n'est pas dénué d'habitude pour les vers; il a déjà dû en brûler beaucoup; il sent assez bien l'harmonie de détail, mais sa strophe est pesante et son vers symétrique. Son style a de la gravité, quelque noblesse, mais peu d'images, peu de consistance, nulle originalité; il y a de beaux traits, mais ils sont pris. Le pire, c'est que l'auteur manque d'idées et qu'il se traîne pour en ramasser de toutes parts. Il a besoin de travailler beaucoup, car, le génie n'y étant pas, il ne fera passablement qu'à force d'étude.» Et là-dessus, tout haut on l'encouragerait fort, et tout bas on n'en espérerait rien.
Que restera-t-il donc de J.-B. Rousseau? Il a aiguisé une trentaine d'épigrammes en style marotique, assez obscènes et laborieusement naïves; c'est à peu près ce qui reste aussi de Mellin de Saint-Gelais35.
Note 35: (retour) «... Mellin de Saint-Gelais dont les poésies sont fastidieuses à la mort, à dix ou douze épigrammes près, qui sont véritablement excellentes.» (Lettre de Rousseau à Brossette, du 25 janvier 1718). Mais Rousseau fait le bon apôtre quand il dit (29 janvier 1716): «Il y a des choses dont les libertins même un peu raisonnables ne sauroient rire, et la liberté de l'épigramme doit avoir des bornes. Marot et Saint-Gelais ne les ont point passées... S'ils ont badiné aux dépens des religieux, ils n'ont point ri aux dépens de la religion.» (Voir, si l'on veut s'édifier là-dessus, mon Tableau de la Poésie française au XVIe siècle, 1843, page 37.)
Mêlé toute sa vie aux querelles littéraires, salué, comme Crébillon, du nom de grand par Des Fontaines, Le Franc et la faction anti-voltairienne, Rousseau avait perdu sa réputation à mesure que la gloire de son rival s'était affermie et que les principes philosophiques avaient triomphé; il avait été même assez sévèrement apprécié par la Harpe et Le Brun. Mais, depuis qu'au commencement de ce siècle d'ardents et généreux athlètes ont rouvert l'arène lyrique et l'ont remplie de luttes encore inouïes, cet instinct bas et envieux, qui est de toutes les époques, a ramené Rousseau en avant sur la scène littéraire, comme adversaire de nos jeunes contemporains: on a redoré sa vieille gloire et recousu son drapeau. Gacon, de nos jours, se fût réconcilié avec lui, et l'eût appelé notre grand lyrique. C'est cette tactique peu digne, quoique éternelle, qui a provoqué dans cet article notre sévérité franche et sans réserve. Si nous avions trouvé le nom de Jean-Baptiste sommeillant dans un demi-jour paisible, nous nous serions gardé d'y porter si rudement la main; ses malheurs seuls nous eussent désarmé tout d'abord, et nous l'eussions laissé sans trouble à son rang, non loin de Piron, de Gresset et de tant d'autres, qui certes le valaient bien.
Juin 1829.
Cet article, dont le ton n'est pas celui des précédents ni des suivants, et dont l'auteur aujourd'hui désavoue entièrement l'amertume blessante, a été reproduit ici comme pamphlet propre à donner idée du paroxysme littéraire de 1829. Ajoutons seulement que, sans trop modifier le fond de notre jugement sur les odes, qui n'est guère après tout que celui qu'a porté Vauvenargues (Je ne sais si Rousseau a surpassé Horace et Pindare dans ses odes: s'il les a surpassés, j'en conclus que l'ode est un mauvais genre, etc., etc.), il nous semble injuste et dur, en y réfléchissant, de ne pas prendre en considération ces trente dernières années de sa vie, où Rousseau montra jusqu'au bout de la constance et une honorable fermeté à ne pas vouloir rentrer dans sa patrie par grâce, sans jugement et réhabilitation. Quels qu'aient été sa conduite secrète, ses nouveaux tracas à l'étranger, sa brouille avec le prince Eugène, etc., etc., il demeura digne à l'article du bannissement. Sa correspondance durant ce temps d'exil avec Rollin, Racine fils, Brossette, M. de Chauvelin et le baron de Breteuil, a des parties qui recommandent son goût et qui tendent à relever son caractère. Quelques-uns de ses vers religieux (en les supposant écrits depuis cette date fatale) semblent même s'inspirer du sentiment énergique qu'il a de sa propre innocence: «Mais de ces langues diffamantes Dieu saura venger l'innocent, etc.,» et plusieurs semblables endroits. Il est fâcheux que, non content de protester pour lui, il ait persisté à incriminer les autres, comme Rollin le lui fit sentir un jour (voir l'Éloge de Rollin par de Boze). A le juger impartialement, on conçoit que l'abbé d'Olivet et d'autres contemporains de mérite, sous l'influence et l'illusion de l'amitié, aient pu dire, en parlant de lui, l'illustre malheureux. On doit désirer (sans toutefois en être bien certain) qu'ils aient plus raison que Lenglet-Dufresnoy dans ses Pièces curieuses sur Rousseau.—Contradiction des jugements humains, même chez les plus compétents! la première fois que j'eus l'honneur d'être présenté à M. de Chateaubriand, il me reprit tout d'abord sur cet article; la première fois que j'eus l'honneur de voir M. Royer-Collard, tout d'abord il m'en félicita.
LE BRUN
Vers l'époque où J.-B. Rousseau banni adressait à ses protecteurs des odes composées au jour le jour, sans unité d'inspiration, et que n'animait ni l'esprit du siècle nouveau ni celui du siècle passé, en 1729, à l'hôtel de Conti, naissait d'un des serviteurs du prince un poëte qui devait bientôt consacrer aux idées d'avenir, à la philosophie, à la liberté, à la nature, une lyre incomplète, mais neuve et sonore, et que le temps ne brisera pas. C'est une remarque à faire qu'aux approches des grandes crises politiques et au milieu des sociétés en dissolution, sont souvent jetées d'avance, et comme par une ébauche anticipée, quelques âmes douées vivement des trois ou quatre idées qui ne tarderont pas à se dégager et qui prévaudront dans l'ordre nouveau. Mais en même temps, chez ces individus de nature fortement originale, ces idées précoces restent fixes, abstraites, isolées, déclamatoires. Si c'est dans l'art qu'elles se produisent et s'expriment, la forme en sera nue, sèche et aride, comme tout ce qui vient avant la saison. Ces hommes auront grand mépris de leur siècle, de sa mesquinerie, de sa corruption, de son mauvais goût. Ils aspireront à quelque chose de mieux, au simple, au grand, au vrai, et se dessécheront et s'aigriront à l'attendre; ils voudront le tirer d'eux-mêmes; ils le demanderont à l'avenir, au passé, et se feront antiques pour se rajeunir; puis les choses iront toujours, les temps s'accompliront, la société mûrira, et lorsque éclatera la crise, elle les trouvera déjà vieux, usés, presque en cendres; elle en tirera des étincelles, et achèvera de les dévorer. Ils auront été malheureux, âcres, moroses, peut-être violents et coupables. Il faudra les plaindre, et tenir compte, en les jugeant, de la nature des temps et de la leur. Ce sont des espèces de victimes publiques, des Prométhées dont le foie est rongé par une fatalité intestine; tout l'enfantement de la société retentit en eux, et les déchire; ils souffrent et meurent du mal dont l'humanité, qui ne meurt pas, guérit, et dont elle sort régénérée. Tels furent, ce me semble, au dernier siècle, Alfieri en Italie, et Le Brun en France.
Né dans un rang inférieur, sans fortune et à la charge d'un grand seigneur, Le Brun dut se plier jeune aux nécessités de sa condition. Il mérita vite la faveur du prince de Conti par des éloges entremêlés de conseils et de maximes philosophiques. A la fois secrétaire des commandements et poëte lyrique, il releva le mieux qu'il put la dépendance de sa vie par l'audace de sa pensée, et il s'habitua de bonne heure à garder pour l'ode, ou même pour l'épigramme, cette verdeur franche et souvent acerbe qui ne pouvait se faire jour ailleurs. Aussi, plus tard, bien qu'il conservât au fond l'indépendance intérieure qu'il avait annoncée dès ses premières années, on le voit toujours au service de quelqu'un. Ses habitudes de domesticité trouvent moyen de se concilier avec sa nature énergique. Au prince de Conti succèdent le comte de Vaudreuil et M. de Calonne, puis Robespierre, puis Bonaparte; et pourtant, au milieu de ces servitudes diverses, Le Brun demeure ce qu'il a été tout d'abord, méprisant les bassesses du temps, vivant d'avenir, effréné de gloire, plein de sa mission de poëte, croyant en son génie, rachetant une action plate par une belle ode, ou se vengeant d'une ode contre son coeur par une épigramme sanglante. Sa vie littéraire présente aussi la même continuité de principes, avec beaucoup de taches et de mauvais endroits. Élève de Louis Racine, qui lui avait légué le culte du grand siècle et celui de l'antiquité, nourri dans l'admiration de Pindare et, pour ainsi dire, dans la religion lyrique, il était simple que Le Brun s'accommodât peu des moeurs et des goûts frivoles qui l'environnaient; qu'il se séparât de la cohue moqueuse et raisonneuse des beaux-esprits à la mode; qu'il enveloppât dans une égale aversion Saint-Lambert et d'Alembert, Linguet et La Harpe, Rulhière et Dorat, Lemierre et Colardeau, et que, forcé de vivre des bienfaits d'un prince, il se passât du moins d'un patron littéraire. Certes il y avait, pour un poëte comme Le Brun, un beau rôle à remplir au XVIIIe siècle. Lui-même en a compris toute la noblesse; il y a constamment visé, et en a plus d'une fois dessiné les principaux traits. C'eût été d'abord de vivre à part, loin des coteries et des salons patentés, dans le silence du cabinet ou des champs; de travailler là, peu soucieux des succès du jour, pour soi, pour quelques amis de coeur et pour une postérité indéfinie; c'eût été d'ignorer les tracasseries et les petites guerres jalouses qui fourmillaient aux pieds de trois ou quatre grands hommes, d'admirer sincèrement, et à leur prix, Montesquieu, Buffon, Jean-Jacques et Voltaire, sans épouser leurs arrière-pensées ni les antipathies de leurs sectateurs; et puis, d'accepter le bien, de quelque part qu'il vînt, de garder ses amis, dans quelques rangs qu'ils fussent, et s'appelassent-ils Clément, Marmontel ou Palissot. Voilà ce que concevait Le Brun, et ce qu'il se proposait en certains moments; mais il fut loin d'y atteindre. Caustique et irascible, il se montra souvent injuste par vengeance ou mauvaise humeur. Au lieu de négliger simplement les salons littéraires et philosophiques, pour vaquer avec plus de liberté à son génie et à sa gloire, il les attaqua en toute occasion, sans mesure et en masse. Il se délectait à la satire, et décochait ses traits à Gilbert ou à Beaumarchais aussi volontiers qu'à La Harpe lui-même. Une fois, par sa Wasprie, il compromit étrangement sa chasteté lyrique, en se prenant au collet avec Fréron. Reconnaissons pourtant que sa conduite ne fut souvent ni sans dignité ni sans courage. La noble façon dont il adressa mademoiselle Corneille à Voltaire, la respectueuse indépendance qu'il maintint en face de ce monarque du siècle, le soin qu'il mit toujours à se distinguer de ses plats courtisans, l'amitié pour Buffon, qu'il professait devant lui, ce sont là des traits qui honorent une vie d'homme de lettres. Le Brun aimait les grandes existences à part: celle de Buffon dut le séduire, et c'était encore un idéal qu'il eût probablement aimé à réaliser pour lui-même. Peut-être, si la fortune lui eût permis d'y arriver, s'il eût pu se fonder ainsi, loin d'un monde où il se sentait déplacé, une vie grande, simple, auguste; s'il avait eu sa tour solitaire au milieu de son parc, ses vastes et majestueuses allées, pour y déclamer en paix et y raturer à loisir son poëme de la Nature; si rien autour de lui n'avait froissé son âme hautaine et irritable, peut-être toutes ces boutades de conduite, toutes ces sorties colériques d'amour-propre eussent-elles complètement disparu: l'on n'eût pu lui reprocher, comme à Buffon, que beaucoup de morgue et une excessive plénitude de lui-même. Mais Le Brun fut longtemps aux prises avec la gêne et les chagrins domestiques. Son procès avec sa femme que le prince de Conti lui avait séduite36, la banqueroute du prince de Guémené, puis la Révolution, tout s'opposa à ce qu'il consolidât jamais son existence. Je me trompe: vieux, presque aveugle, au-dessus du besoin grâce aux bienfaits du Gouvernement37, il s'était logé dans les combles du Palais-Royal, pour y trouver le calme nécessaire à la correction de ses odes; c'était là sa tour de Montbar. Une servante mégère, qu'il avait épousée, lui en faisait souvent une prison. A une telle âme, dans une pareille vie, on doit pardonner un peu d'injustice et d'aigreur.
Note 36: (retour) On alla jusqu'à dire qu'il l'avait vendue au prince, et, chose fâcheuse pour le caractère de Le Brun, plusieurs ont pu le croire.—Voir son élégie infamante à Némésis, où il trouve moyen de flétrir d'un seul coup sa mère, sa soeur et sa femme! Une telle élégie est unique dans son genre.
Note 37: (retour) Le Brun dut ses bienfaits à son talent sans doute, à sa renommée lyrique, mais par malheur aussi à sa méchanceté satirique que le pouvoir achetait de sa servilité. On cite une épigramme contre Carnot, lors du vote de Carnot contre l'Empire; elle fut commandée à Le Brun et payée d'une pension.
Le talent lyrique de Le Brun est grand, quelquefois immense, presque partout incomplet. Quelques hautes pensées, qui n'ont jamais quitté le poëte depuis son enfance jusqu'à sa mort, dominent toutes ses belles odes, s'y reproduisent sans cesse, et, à travers la diversité des circonstances où il les composa, leur impriment un caractère marquant d'unité. Patriotisme, adoration de la nature, liberté républicaine, royauté du génie, telles sont les sources fécondes et retentissantes auxquelles Le Brun d'ordinaire s'abreuve. De bonne heure, et comme par un instinct de sa mission future, il s'est pénétré du rôle de Tyrtée, et il gourmande déjà nos défaites sous Contades, Soubise et Clermont, comme plus tard il célébrera le naufrage victorieux du Vengeur et Marengo. Au sortir des boudoirs, des toilettes et de tous ces bosquets de Cythère et d'Amathonte, dont il s'est tant moqué, mais dont il aurait dû se garder davantage, il se réfugie au sein de la nature, comme en un temple majestueux où il respire et se déploie plus à l'aise; il la voit peu et sait peu la retracer sous les couleurs aimables et fraîches dont elle se peint autour de lui; il préfère la contempler face à face dans ses soleils, ses volcans, ses tremblements de terre, ses comètes échevelées, et plonge avec Buffon à travers les déserts des temps. Quant à la liberté, elle eut toujours ses voeux, soit que dans les salons de l'hôtel de Conti, sous Louis XV, il s'écrie avec une douleur de citoyen:
Les Anténors vendent l'empire,
Thaïs l'achète d'un sourire;
L'or paie, absout les attentats.
Partout, à la cour, à l'armée,
Règne un dédain de renommée
Qui fait la chute des États;
soit qu'il prélude à ses hymnes républicains dans les soirées du ministère Calonne; soit même qu'en des temps horribles, auxquels ses chants furent trop mêlés38, et dont il n'eut pas le courage de se séparer hautement, il exhale dans le silence cette ode touchante, dont le début, imité d'un psaume, ressemble à quelque chanson de Béranger:
Prends les ailes de la colombe,
Prends, disais-je à mon âme, et fuis dans les déserts39.
Note 38: (retour) Il y a de vilains vers de lui sur Marie-Antoinette; on ne les a pas compris dans ses oeuvres. Ils parurent en brochure vers l'an III; on y lit:Oh! que Vienne aux Français fit un présent funeste!
Toi qui de la Discorde allumas le flambeau,
Reine que nous donna la colère céleste,
Que la foudre n'a-t-elle embrasé ton berceau!
Les suivants, pires encore, sont trop atroces pour que je les transcrive. Le jour où le roi lui avait accordé une pension, il avait pourtant fait un quatrain de remercîment qui finissait ainsi:
Larmes, que n'avait pu m'arracher le malheur,
Coulez pour la reconnaissance!
Une strophe de lui préluda à la violation des tombes de Saint-Denis et sembla directement la provoquer.
Purgeons le sol des patriotes,
Par les rois encore infecté:
La terre de la liberté
Rejette les os des despotes.
De ces monstres divinisés
Que tous les cercueils soient brisés!
Que leur mémoire soit flétrie!
Et qu'avec leurs mânes errants
Sortent du sein de la patrie
Les cadavres de ces tyrans!
Tandis que Le Brun écrivait ces horreurs en 93, David ne craignait pas de peindre Marat. Ces Rois de la lyre et du savant pinceau, qu'avait chantés André Chénier, étaient tous deux apostats de cette amitié sainte.
Note 39: (retour) De religion à proprement parler, et de rien qui y ressemble, Le Brun en avait même moins qu'il ne convenait à son temps. Il était là-dessus aussi sec et net que Volney. On lit en marge d'une édition de La Fontaine annotée par lui, à propos du poëme de la Captivité de saint Malc: «Ce petit poëme, quoique le sujet en soit pieux, est rempli d'intérêt, de vers heureux et de beautés neuves.»
Enfin, toutes les fois qu'il veut décrire l'enthousiasme lyrique et marquer les traits du vrai génie, Le Brun abonde en images éblouissantes et sublimes. Si Corneille en personne se fût adressé à Voltaire, il n'eût pas, certes, plus dignement parlé que Le Brun ne l'a fait en son nom. Il faut voir encore comme en toute occasion le poëte a conscience de lui-même, comme il a foi en sa gloire, et avec quelle sécurité sincère, du milieu de la tourbe qui l'importune, il se fonde sur la justice des âges:
Ceux dont le présent est l'idole
Ne laissent point de souvenir;
Dans un succès vain et frivole
Ils ont usé leur avenir.
Amants des roses passagères,
Ils ont les grâces mensongères
Et le sort des rapides fleurs.
Leur plus long règne est d'une aurore;
Mais le temps rajeunit encore
L'antique laurier des neuf Soeurs.
Après cet hommage rendu au talent de Le Brun, il nous sera permis d'insister sur ses défauts. Le principal, le plus grave selon nous, celui qui gâte jusqu'à ses plus belles pages, est un défaut tout systématique et calculé. Il avait beaucoup médité sur la langue poétique, et pensait qu'elle devait être radicalement distincte de la prose. En cela, il avait fort raison, et le procédé si vanté de Voltaire, d'écrire les vers sous forme de prose pour juger s'ils sont bons, ne mène qu'à faire des vers prosaïques, comme le sont, au reste, trop souvent ceux de Voltaire. Mais, à force de méditer sur les prérogatives de la poésie, Le Brun en était venu à envisager les hardiesses comme une qualité à part, indépendante du mouvement des idées et de la marche du style, une sorte de beauté mystique touchant à l'essence même de l'ode; de là, chez lui, un souci perpétuel des hardiesses, un accouplement forcé des termes les plus disparates, un placage extérieur de métaphores; de là, surtout vers la fin, un abus intolérable de la Majuscule, une minutieuse personnification de tous les substantifs, qui reporte involontairement le lecteur au culte de la déesse Raison et à ces temps d'apothéose pour toutes les vertus et pour tous les vices. C'est ce qui a fait dire à un poëte de nos jours singulièrement spirituel, que Le Brun était
Fougueux comme Pindare... et plus mythologique40.
Note 40: (retour) En fait de mythologie, rien n'égale chez Le Brun la strophe suivante, tirée de l'ode sur le triomphe de nos Paysages, et que Charles Nodier aime à citer avec sourire:
La colline qui vers le pôle
Borne nos fertiles marais,
Occupe les enfants d'Éole
A broyer les dons de Cérès.
Vanvres que chérit Galatée
Sait du lait d'Io, d'Amalthée
Épaissir les flots écumeux;
Et Sèvres, d'une pure argile,
Compose l'albâtre fragile
Où Moka nous verse ses feux.
Tout cela pour dire: Au nord de Paris, Montmartre et ses moulins à vent; de l'autre côté, Vanvres, son beurre et ses fromages; et la porcelaine de Sèvres! «Je ne crois pas, écrivait Ginguené au rédacteur du journal le Modérateur (22 janvier 1790), que nous ayons beaucoup de vers à mettre au-dessus de cette strophe.» Et Andrieux, l'Aristarque, n'en disconvenait pas; il avouait que si tout avait été aussi beau, il aurait fallu rendre les armes. Aujourd'hui il n'est pas un écolier qui n'en rie. On rencontre dans le goût, aux diverses époques, de ces veines bizarres.
A part ce défaut, qui chez Le Brun avait dégénéré en une espèce de tic, son style, son procédé et sa manière le rapprochent beaucoup d'Alfieri et du peintre David, auxquels il ne nous paraît nullement inférieur. C'est également quelque chose de fort, de noble, de nu, de roide, de sec et de décharné, de grec et d'académique, un retour laborieux vers le simple et le vrai. D'un côté comme de l'autre, c'est avant tout une protestation contre le mauvais goût régnant, une gageure d'échapper aux fades pastorales et aux opéras langoureux, aux Amours de Boucher et aux abbés de Watteau, aux descriptions de Saint-Lambert et aux vers musqués de Bernis. L'accent déclamatoire perce à tout moment dans le talent de Le Brun, lors même que ce talent s'abandonne le plus à sa pente. Ses odes républicaines, excepté celle du Vengeur, semblent à bon droit communes, sèches et glapissantes; elles ne lui furent peut-être pas pour cela moins énergiquement inspirées par les circonstances. C'est qu'avec beaucoup d'imagination il est naturellement peu coloriste, et qu'il a besoin, pour arriver à une expression vivante, d'évoquer, comme par un soubresaut galvanique, les êtres de l'ancienne mythologie. Son pinceau maigre, quoique étincelant, joue d'ordinaire sur un fond abstrait; il ne prend guère de splendeur large que lorsque le poëte songe à Buffon et retrace d'après lui la nature. Mais un mauvais exemple que Buffon donna à Le Brun, ce fut cette habitude de retoucher et de corriger à satiété, que l'illustre auteur des Époques possédait à un haut degré, en vertu de cette patience qu'il appelait génie. On rapporte qu'il recopia ses Époques jusqu'à dix-huit fois. Le Brun faisait ainsi de ses odes. Il passa une moitié de sa vie à les remanier la plume en main, à en trier les brouillons, à les remettre au net et à en préparer une édition qui ne vint pas. Une note, placée en tête de la première publication du Vengeur, nous avertit, comme motif d'excuse ou cas singulier, que le poëte a composé cette ode, de soixante-dix vers environ, en très-peu de jours et presque d'un seul jet. Si Le Brun avait eu plus de temps, il aurait peut-être trouvé moyen de la gâter.
En se déclarant contre le mauvais goût du temps par ses épigrammes et par ses oeuvres, Le Brun ne sut pas assez en rester pur lui-même. Sans aucune sensibilité, sans aucune disposition rêveuse et tendre, il aimait ardemment les femmes, probablement à la manière de Buffon, quoiqu'en seigneur moins suzerain et avec plus de galanterie. De là mille billets en vers à propos de rien, et, pêle-mêle avec ses odes, une prodigieuse quantité d'Eglés, de Zirphés, de Delphires, de Céphises, de Zélis, et de Zelmis. Tantôt c'est un persiflage doux et honnête à une jeune coquette très-aimable et très-vaine qui m'appelait son berger dans ses lettres, et qui prétendait à tous les talents et à tous les coeurs; tantôt ce sont des vers fugitifs sur ce que M. de Voltaire, bienfaiteur de mesdemoiselles Corneille et de Varicour, les a mariées toutes deux, après les avoir célébrées dans ses vers. Enfin, vers le temps d'Arcole et de Rivoli, il soutint, comme personne ne l'ignore, sa fameuse querelle avec Legouvé, sur la question de savoir si l'encre sied ou ne sied pas aux doigts de rose.
Nous dirons un mot des élégies de Le Brun, parce que c'est pour nous une occasion de parler d'André Chénier, dont le nom est sur nos lèvres depuis le commencement de cet article, et auquel nous aspirons, comme à une source vive et fraîche dans la brûlante aridité du désert. En 1763, Le Brun, âgé de trente-quatre ans, adressait à l'Académie de La Rochelle un discours sur Tibulle, où on lit ce passage: «Peut-être qu'au moment où j'écris, tel auteur, vraiment animé du désir de la gloire et dédaignant de se prêter à des succès frivoles, compose dans le silence de son cabinet un de ces ouvrages qui deviennent immortels, parce qu'ils ne sont pas assez ridiculement jolis pour faire le charme des toilettes et des alcôves, et dont tout l'avenir parlera, parce que les grands du jour n'en diront rien à leurs petits soupers.» André Chénier fut cet homme; il était né en 1762, un an précisément avant la prédiction de Le Brun. Vingt ans plus tard, on trouve les deux poëtes unis entre eux par l'amitié et même par les goûts, malgré la différence des âges. Les détails de cette société charmante, où vivaient ensemble, vers 1782, Lebrun, Chénier, le marquis de Brazais, le chevalier de Pange, MM. de Trudaine, cette vie de campagne, aux environs de Paris, avec des excursions fréquentes d'où l'on rapportait matière aux élégies du matin et aux confidences du soir, tout cela est resté couvert d'un voile mystérieux, grâce à l'insouciance et à la discrétion des éditeurs. On devine pourtant et l'on rêve à plaisir ce petit monde heureux, d'après quelques épîtres réciproques et quelques vers épars:
Abel, mon jeune Abel, et Trudaine et son frère,
Ces vieilles amitiés de l'enfance première,
Quand tous quatre muets, sous un maître inhumain,
Jadis au châtiment nous présentions la main;
Et mon frère, et Le Brun, les Muses elles-mêmes;
De Pange fugitif de ces neuf Soeurs qu'il aime:
Voilà le cercle entier qui, le soir quelquefois,
A des vers, non sans peine obtenus de ma voix,
Prête une oreille amie et cependant sévère.
Le Brun dut aimer dès l'abord, chez le jeune André, un sentiment exquis et profond de l'antique, une âme modeste, candide, indépendante, faite pour l'étude et la retraite; il n'avait vu en Gilbert que le corbeau du Pinde, il en vit dans Chénier le cygne. Un goût vif des plaisirs les unissait encore. Les amours de Le Brun avec la femme qu'il a célébrée sous le nom d'Adélaïde se rapportent précisément au temps dont nous parlons. Chénier, dans une délicieuse épître, dit à sa Muse qu'il envoie au logis de son ami:
... Là, ta course fidèle
Le trouvera peut-être aux genoux d'une belle;
S'il est ainsi, respecte un moment précieux;
Sinon, tu peux entrer...
Et il ajoute sur lui-même:
Les ruisseaux et les bois, et Vénus, et l'étude,
Adoucissent un peu ma triste solitude.
Tous deux ont chanté leurs plaisirs et leurs peines d'amour en des élégies qui sont, à coup sûr, les plus remarquables du temps41. Mais la victoire reste tout entière du côté d'André Chénier. L'élégie de Le Brun est sèche, nerveuse, vengeresse, déjà sur le retour, savante dans le goût de Properce et de Callimaque; l'imitation de l'antique n'en exclut pas toujours le fade et le commun moderne. L'élégie d'André Chénier est molle, fraîche, blonde, gracieusement éplorée, voluptueuse avec une teinte de tristesse, et chaste même dans sa sensualité. La nature de France, les bords de la Seine, les îles de la Marne, tout ce paysage riant et varié d'alentour se mire en sa poésie comme en un beau fleuve; on sent qu'il vient de Grèce, qu'il y est né, qu'il en est plein: mais ses souvenirs d'un autre ciel se lient harmonieusement avec son émotion présente, et ne font que l'éclairer, pour ainsi dire, d'un plus doux rayon. Cette charmante mythologie que le XVIIe siècle avait défigurée en l'adoptant, et dont le jargon courait les ruelles, il la recompose, il la rajeunit avec un art admirable; il la fond merveilleusement dans la couleur de ses tableaux, dans ses analyses de coeur, et autant qu'il le faut seulement pour élever les moeurs d'alors à la poésie et à l'idéal. Mais, par malheur, cette vie de loisir et de jeunesse dura peu. La Révolution, qui brisa tant de liens, dispersa tout d'abord la petite société choisie que nous aurions voulu peindre, et Le Brun, qui partageait les opinions ardentes de Marie-Joseph, se trouva emporté bien loin du sage André. On souffre à penser quel refroidissement, sans doute même quelle aigreur, dut succéder à l'amitié fraternelle des premiers temps. Ici tout renseignement nous manque. Mais Le Brun, qui survécut treize années à son jeune ami, n'en a parlé depuis en aucun endroit; il n'a pas daigné consacrer un seul vers à sa mémoire, tandis que chaque jour, à chaque heure, il aurait dû s'écrier avec larmes: «J'ai connu un poëte, et il est mort, et vous l'avez laissé tuer, et vous l'oubliez!» Il est à craindre pour Le Brun que les dissentiments politiques n'aient aigri son coeur, et que l'échafaud d'André ne soit venu ayant la réconciliation. Pour moi, j'ai peine à croire qu'il ne fût pas au nombre de ceux dont l'infortuné poëte a dit avec un reproche mêlé de tendresse:
Que pouvaient mes amis? Oui, de leur voix chérie
Un mot à travers ces barreaux
Eût versé quelque baume en mon âme flétrie;
De l'or peut-être à mes bourreaux...
Mais tout est précipice. Ils ont eu droit de vivre.
Vivez, amis; vivez contents.
En dépit de Bavus soyez lents à me suivre.
Peut-être en de plus heureux temps
J'ai moi-même, à l'aspect des pleurs de l'infortune,
Détourné mes regards distraits;
A mon tour aujourd'hui mon malheur importune:
Vivez, amis, vivez en paix42.
Note 41: (retour) Au livre second des odes de Le Brun, la quinzième A un jeune Ami s'adresse évidemment à André:
Souviens-toi des moeurs de Byzance;
Digne de ton berceau, maîtrise la beauté!...
Et les derniers vers de l'ode indiquent qu'elle fut composée au moment d'une rupture ou menace de rupture entre les Turcs et les Russes (1787 probablement).
Note 42: (retour) Il serait dur, mais pas trop invraisemblable, de conjecturer qu'en écrivant les vers suivants (voir l'édition d'Eugène Renduel), Chénier a pu songer au jour où il se sentit déçu et blessé dans son admiration première pour Le Brun:
Ah! j'atteste les Cieux que j'ai voulu le croire,
J'ai voulu démentir et mes yeux et l'histoire;
Mais non: il n'est pas vrai que les coeurs excellents
Soient les seuls en effet où germent les talents.
Un mortel peut toucher une lyre sublime,
Et n'avoir qu'un coeur faible, étroit, pusillanime,
Inhabile aux vertus qu'il sait si bien chanter,
Ne les imiter point et les faire imiter, etc., etc.
Quoi qu'il en soit, la gloire de Le Brun, dans l'avenir, ne sera pas séparée de celle d'André Chénier. On se souviendra qu'il l'aima longtemps, qu'il le prédit, qu'il le goûta en un siècle de peu de poésie, et qu'il sentit du premier coup que ce jeune homme faisait ce que lui-même aurait voulu faire. On lui tiendra compte de ses efforts, de ses veilles, de sa poursuite infatigable de la gloire, de la tradition lyrique qu'il soutint avec éclat, de cette flamme intérieure enfin, qui ne lui échappait que par accès, et qui minait sa vie. On verra en lui un de ces hommes d'essai que la nature lance un peu au hasard, un des précurseurs aventureux du siècle dont a déjà resplendi l'aurore.
Juillet 1829.
(Voir encore sur Le Brun un article essentiel dans le tome V des Causeries du Lundi)
MATHURIN REGNIER
ET
ANDRÉ CHÉNIER
Hâtons-nous de le dire, ce n'est pas ici un rapprochement à antithèses, un parallèle académique que nous prétendons faire. En accouplant deux hommes si éloignés par le temps où ils ont vécu, si différents par le genre et la nature de leurs oeuvres, nous ne nous soucions pas de tirer quelques étincelles plus ou moins vives, de faire jouer à l'oeil quelques reflets de surface plus ou moins capricieux. C'est une vue essentiellement logique qui nous mène à joindre ces noms, et parce que, des deux idées poétiques dont ils sont les types admirables, l'une, sitôt qu'on l'approfondit, appelle l'autre et en est le complément. Une voix pure, mélodieuse et savante, un front noble et triste, le génie rayonnant de jeunesse, et, parfois, l'oeil voilé de pleurs; la volupté dans toute sa fraîcheur et sa décence; la nature dans ses fontaines et ses ombrages; une flûte de buis, un archet d'or, une lyre d'ivoire; le beau pur, en un mot, voilà André Chénier. Une conversation brusque, franche et à saillies; nulle préoccupation d'art, nul quant-à-soi; une bouche de satyre aimant encore mieux rire que mordre; de la rondeur, du bon sens; une malice exquise, par instants une amère éloquence; des récits enfumés de cuisine, de taverne et de mauvais lieux; aux mains, en> guise de lyre, quelque instrument bouffon, mais non criard; en un mot, du laid et du grotesque à foison, c'est ainsi qu'on peut se figurer en gros Mathurin Regnier. Placé à l'entrée de nos deux principaux siècles littéraires, il leur tourne le dos et regarde le seizième; il y tend la main aux aïeux gaulois, à Montaigne, à Ronsard, à Rabelais, de même qu'André Chénier, jeté à l'issue de ces deux mêmes siècles classiques, tend déjà les bras au nôtre, et semble le frère aîné des poètes nouveaux. Depuis 1613, année où Regnier mourut, jusqu'en 1782, année ou commencèrent les premiers chants d'André Chénier, je ne vois, en exceptant les dramatiques, de poëte parent de ces deux grands hommes que La Fontaine, qui en est comme un mélange agréablement tempéré. Rien donc de plus piquant et de plus instructif que d'étudier dans leurs rapports ces deux figures originales, à physionomie presque contraire, qui se tiennent debout en sens inverse, chacune à un isthme de notre littérature centrale, et, comblant l'espace et la durée qui les séparent, de les adosser l'une à l'autre, de les joindre ensemble par la pensée, comme le Janus de notre poésie. Ce n'est pas d'ailleurs en différences et en contrastes que se passera toute cette comparaison: Regnier et Chénier ont cela de commun qu'ils sont un peu en dehors de leurs époques chronologiques, le premier plus en arrière, le second plus en avant, et qu'ils échappent par indépendance aux règles artificielles qu'on subit autour d'eux. Le caractère de leur style et l'allure de leurs vers sont les mêmes, et abondent en qualités pareilles; Chénier a retrouvé par instinct et étude ce que Regnier faisait de tradition et sans dessein; ils sont uniques en ce mérite, et notre jeune école chercherait vainement deux maîtres plus consommés dans l'art d'écrire en vers.
Mathurin était né à Chartres, en Beauce, André, à Byzance, en Grèce; tous deux se montrèrent poètes dès l'enfance. Tonsuré de bonne heure, élevé dans le jeu de paume et le tripot de son père qui aimait la table et le plaisir, Regnier dut au célèbre abbé de Tiron, son oncle, les premiers préceptes de versification, et, dès qu'il fut en âge, quelques bénéfices qui ne l'enrichirent pas. Puis il fut attaché en qualité de chapelain à l'ambassade de Rome, ne s'y amusa que médiocrement; mais, comme Rabelais avait fait, il y attaqua de préférence les choses par le côté de la raillerie. A son retour, il reprit, plus que jamais, son train de vie qu'il n'avait guère interrompu en terre papale, et mourut de débauche avant quarante ans. Né d'un savant ingénieux et d'une Grecque brillante, André quitta très-jeune Byzance, sa patrie; mais il y rêva souvent dans les délicieuses vallées du Languedoc, où il fut élevé; et lorsque plus tard, entré au collège de Navarre, il apprit la plus belle des langues, il semblait, comme a dit M. Villemain, se souvenir des jeux de son enfance et des chants de sa mère. Sous-lieutenant dans Angoumois, puis attaché à l'ambassade de Londres, il regretta amèrement sa chère indépendance, et n'eut pas de repos qu'il ne l'eût reconquise. Après plusieurs voyages, retiré aux environs de Paris, il commençait une vie heureuse dans laquelle l'étude et l'amitié empiétaient de plus en plus sur les plaisirs, quand la Révolution éclata. Il s'y lança avec candeur, s'y arrêta à propos, y fit la part équitable au peuple et au prince, et mourut sur l'échafaud en citoyen, se frappant le front en poëte. L'excellent Regnier, né et grandi pendant les guerres civiles, s'était endormi en bon bourgeois et en joyeux compagnon au sein de l'ordre rétabli par Henri IV.
Prenant successivement les quatre ou cinq grandes idées auxquelles d'ordinaire puisent les poëtes, Dieu, la nature, le génie, l'art, l'amour, la vie proprement dite, nous verrons comme elles se sont révélées aux deux hommes que nous étudions en ce moment, et sous quelle face ils ont tenté de les reproduire. Et d'abord, à commencer par Dieu, ab Jove principium, nous trouvons, et avec regret, que cette magnifique et féconde idée est trop absente de leur poésie, et qu'elle la laisse déserte du côté du ciel. Chez eux, elle n'apparaît même pas pour être contestée; ils n'y pensent jamais, et s'en passent, voilà tout. Ils n'ont assez longtemps vécu, ni l'un ni l'autre, pour arriver, au sortir des plaisirs, à cette philosophie supérieure qui relève et console. La corde de Lamartine ne vibrait pas en eux. Épicuriens et sensuels, ils me font l'effet, Regnier, d'un abbé romain, Chénier, d'un Grec d'autrefois. Chénier était un païen aimable, croyant à Palès, à Vénus, aux Muses43; un Alcibiade candide et modeste, nourri de poésie, d'amitié et d'amour. Sa sensibilité est vive et tendre; mais, tout en s'attristant à l'aspect de la mort, il ne s'élève pas au-dessus des croyances de Tibulle et d'Horace:
Aujourd'hui qu'au tombeau je suis prêt à descendre,
Mes amis, dans vos mains je dépose ma cendre.
Je ne veux point, couvert d'un funèbre linceuil,
Que les pontifes saints autour de mon cercueil,
Appelés aux accents de l'airain lent et sombre,
De leur chant lamentable accompagnent mon ombre,
Et sous des murs sacrés aillent ensevelir
Ma vie et ma dépouille, et tout mon souvenir.
Note 43: (retour) Je lis dans les notes d'un voyage d'Italie: «Vers le même temps où se retrouvaient à Pompéi toute une ville antique et tout l'art grec et romain qui en sortait graduellement, piquante coïncidence! André Chénier, un poëte grec vivant, se retrouvait aussi. En parcourant cet admirable musée de statuaire antique à Naples, je songeais à lui; la place de sa poésie est entre toutes ces Vénus, ces Ganymèdes et ces Bacchus; c'est là son monde. Sa jeune Tarentine y appartient exactement, et je ne cessais de l'y voir en figure.—La poésie d'André Chénier est l'accompagnement sur la flûte et sur la lyre de tout cet art de marbre retrouvé.»
Il aime la nature, il l'adore, et non-seulement dans ses variétés riantes, dans ses sentiers et ses buissons, mais dans sa majesté éternelle et sublime, aux Alpes, au Rhône, aux grèves de l'Océan. Pourtant l'émotion religieuse que ces grands spectacles excitent en son âme ne la fait jamais se fondre en prière sous le poids de l'infini. C'est une émotion religieuse et philosophique à la fois, comme Lucrèce et Buffon pouvaient en avoir, comme son ami Le Brun était capable d'en ressentir. Ce qu'il admire le plus au ciel, c'est tout ce qu'une physique savante lui en a dévoilé; ce sont les mondes roulant dans les fleuves d'éther, les astres et leurs poids, leurs formes, leurs distances:
Je voyage avec eux dans leurs cercles immenses;
Comme eux, astre, soudain je m'entoure de feux.
Dans l'éternel concert je me place avec eux;
En moi leurs doubles lois agissent et respirent;
Je sens tendre vers eux mon globe qu'ils attirent:
Sur moi qui les attire ils pèsent à leur tour.
On dirait, chose singulière! que l'esprit du poète se condense et se matérialise à mesure qu'il s'agrandit et s'élève. Il ne lui arrive jamais, aux heures de rêverie, de voir, dans les étoiles, des fleurs divines qui jonchent les parvis du saint lieu, des âmes heureuses qui respirent un air plus pur, et qui parlent, durant les nuits, un mystérieux langage aux âmes humaines. Je lis, à ce propos, dans un ouvrage inédit, le passage suivant, qui revient à ma pensée et la complète:
«Lamartine, assure-t-on, aime peu et n'estime guère André Chénier: cela se conçoit. André Chénier, s'il vivait, devrait comprendre bien mieux Lamartine qu'il n'est compris de lui. La poésie d'André Chénier n'a point de religion ni de mysticisme; c'est, en quelque sorte, le paysage dont Lamartine a fait le ciel, paysage d'une infinie variété et d'une immortelle jeunesse, avec ses forêts verdoyantes, ses blés, ses vignes, ses monts, ses prairies et ses fleuves; mais le ciel est au-dessus, avec son azur qui change à chaque heure du jour, avec ses horizons indécis, ses ondoyantes lueurs du matin et du soir, et la nuit, avec ses fleurs d'or, dont le lis est jaloux. Il est vrai que du milieu du paysage, tout en s'y promenant ou couché à la renverse sur le gazon, on jouit du ciel et de ses merveilleuses beautés, tandis que l'oeil humain, du haut des nuages, l'oeil d'Élie sur son char, ne verrait en bas la terre que comme une masse un peu confuse. Il est vrai encore que le paysage réfléchit le ciel dans ses eaux, dans la goutte de rosée, aussi bien que dans le lac immense, tandis que le dôme du ciel ne réfléchit pas les images projetées de la terre. Mais, après tout, le ciel est toujours le ciel, et rien n'en peut abaisser la hauteur.» Ajoutez, pour être juste, que le ciel qu'on voit du milieu du paysage d'André Chénier, ou qui s'y réfléchit, est un ciel pur, serein, étoilé, mais physique, et que la terre aperçue par le poète sacré, de dessus son char de feu, toute confuse qu'elle paraît, est déjà une terre plus que terrestre pour ainsi dire, harmonieuse, ondoyante, baignée de vapeurs, et idéalisée par la distance.
Au premier abord, Regnier semble encore moins religieux que Chénier. Sa profession ecclésiastique donne aux écarts de sa conduite un caractère plus sérieux, et en apparence plus significatif. On peut se demander si son libertinage ne s'appuyait pas d'une impiété systématique, et s'il n'avait pas appris de quelque abbé romain l'athéisme, assez en vogue en Italie vers ce temps-là. De plus, Regnier, qui avait vu dans ses voyages de grands spectacles naturels, ne paraît guère s'en être ému. La campagne, le silence, la solitude et tout ce qui ramène plus aisément l'âme à elle-même et à Dieu, font place, en ses vers, au fracas des rues de Paris, à l'odeur des tavernes et des cuisines, aux allées infectes des plus misérables taudis. Pourtant Regnier, tout épicurien et débauché qu'on le connaît, est revenu, vers la fin et par accès, à des sentiments pieux et à des repentirs pleins de larmes. Quelques sonnets, un fragment de poème sacré et des stances en font témoignage. Il est vrai que c'est par ses douleurs physiques et par les aiguillons de ses maux qu'il semble surtout amené à la contrition morale. Regnier, dans le cours de sa vie, n'eut qu'une grande et seule affaire: ce fut d'aimer les femmes, toutes et sans choix. Ses aveux là-dessus ne laissent rien à désirer:
Or moy qui suis tout flame et de nuict et de jour,
Qui n'haleine que feu, ne respire qu'amour,
Je me laisse emporter à mes flames communes,
Et cours souz divers vents de diverses fortunes.
Ravy de tous objects, j'ayme si vivement
Que je n'ay pour l'amour ny choix ny jugement.
De toute eslection mon ame est despourveue,
Et nul object certain ne limite ma veue.
Toute femme m'agrée...
Ennemi déclaré de ce qu'il appelle l'honneur, c'est-à-dire de la délicatesse, préférant comme d'Aubigné l'estre au parestre, il se contente d'un amour facile et de peu de défense:
Aymer en trop haut lieu une dame hautaine,
C'est aymer en souci le travail et la peine,
C'est nourrir son amour de respect et de soin.
La Fontaine était du même avis quand il préférait ingénument les Jeannetons aux Climènes. Regnier pense que le même feu qui anime le grand poëte échauffe aussi l'ardeur amoureuse, et il ne serait nullement fâché que, chez lui, la poésie laissât tout à l'amour. On dirait qu'il ne fait des vers qu'à son corps défendant; sa verve l'importune, et il ne cède au génie qu'à la dernière extrémité. Si c'était en hiver du moins, en décembre, au coin du feu, que ce maudit génie vînt le lutiner! on n'a rien de mieux à faire alors que de lui donner audience:
Mais aux jours les plus beaux de la saison nouvelle,
Que Zéphire en ses rets surprend Flore la belle,
Que dans l'air les oiseaux, les poissons en la mer,
Se plaignent doucement du mal qui vient d'aymer,
Ou bien lorsque Cérès de fourment se couronne,
Ou que Bacchus soupire amoureux de Pomone,
Ou lorsque le safran, la dernière des fleurs,
Dore le Scorpion de ses belles couleurs;
C'est alors que la verve insolemment m'outrage,
Que la raison forcée obéit à la rage.
Et que, sans nul respect des hommes ou du lieu,
Il faut que j'obéisse aux fureurs de ce dieu.
Oh! qu'il aimerait bien mieux, en honnête compagnon qu'il est,
S'égayer au repos que la campagne donne,
Et, sans parler curé, doyen, chantre ou Sorbonne,
D'un bon mot fait rire, en si belle saison,
Vous, vos chiens et vos chats, et toute la maison!
On le voit, l'art, à le prendre isolément, tenait peu de place dans les idées de Regnier; il le pratiquait pourtant, et si quelque grammairien chicaneur le poussait sur ce terrain, il savait s'y défendre en maître, témoin sa belle satire neuvième contre Malherbe et les puristes. Il y flétrit avec une colère étincelante de poésie ces réformateurs mesquins, ces regratteurs de mots, qui prisent un style plutôt pour ce qui lui manque que pour ce qu'il a, et, leur opposant le portrait d'un génie véritable qui ne doit ses grâces qu'à la nature, il se peint tout entier dans ce vers d'inspiration:
Les nonchalances sont ses plus grands artifices.
Déjà il avait dit:
La verve quelquefois s'égaye en la licence.
Mais là où Regnier surtout excelle, c'est dans la connaissance de la vie, dans l'expression des moeurs et des personnages, dans la peinture des intérieurs; ses satires sont une galerie d'admirables portraits flamands. Son poëte, son pédant, son fat, son docteur, ont trop de saillie pour s'oublier jamais, une fois connus. Sa fameuse Macette, qui est la petite-fille de Patelin et l'aïeule de Tartufe, montre jusqu'où le génie de Regnier eût pu atteindre sans sa fin prématurée. Dans ce chef-d'oeuvre, une ironie amère, une vertueuse indignation, les plus hautes qualités de poésie, ressortent du cadre étroit et des circonstances les plus minutieusement décrites de la vie réelle. Et comme si l'aspect de l'hypocrisie libertine avait rendu Regnier à de plus chastes délicatesses d'amour, il nous y parle, en vers dignes de Chénier, de
... la belle en qui j'ai la pensée
D'un doux imaginer si doucement blessée,
Qu'aymants et bien aymés, en nos doux passe-temps,
Nous rendons en amour jaloux les plus contents.
Regnier avait le coeur honnête et bien placé; à part ce que Chénier appelle les douces faiblesses, il ne composait pas avec les vices. Indépendant de caractère et de parler franc, il vécut à la cour et avec les grands seigneurs, sans ramper ni flatter.
André de Chénier aima les femmes non moins vivement que Regnier, et d'un amour non moins sensuel, mais avec des différences qui tiennent à son siècle et à sa nature. Ce sont des Phrynés sans doute, du moins pour la plupart, mais galantes et de haut ton; non plus des Alizons ou des Jeannes vulgaires en de fétides réduits. Il nous introduit au boudoir de Glycère; et la belle Amélie, et Rose à la danse nonchalante, et Julie au rire étincelant, arrivent à la fête; l'orgie est complète et durera jusqu'au matin. O Dieu! si Camille le savait! Qu'est-ce donc que cette Camille si sévère? Mais, dans l'une des nuits précédentes, son amant ne l'a-t-il pas surprise elle-même aux bras d'un rival? Telles sont les femmes d'André Chénier, des Ioniennes de Milet, de belles courtisanes grecques, et rien de plus. Il le sentait bien, et ne se livrait à elles que par instants, pour revenir ensuite avec plus d'ardeur à l'étude, à la poésie, à l'amitié. «Choqué, dit-il quelque part dans une prose énergique trop peu connue44, choqué de voir les lettres si prosternées et le genre humain ne pas songer à relever sa tête, je me livrai souvent aux distractions et aux égarements d'une jeunesse forte et fougueuse: mais, toujours dominé par l'amour de la poésie, des lettres et de l'étude, souvent chagrin et découragé par la fortune ou par moi-même, toujours soutenu par mes amis, je sentis que mes vers et ma prose, goûtés ou non, seraient mis au rang du petit nombre d'ouvrages qu'aucune bassesse n'a flétris. Ainsi, même dans les chaleurs de l'âge et des passions, et même dans les instants où la dure nécessité a interrompu mon indépendance, toujours occupé de ces idées favorites, et chez moi, en voyage, le long des rues dans les promenades, méditant toujours sur l'espoir, peut-être insensé, de voir renaître les bonnes disciplines, et cherchant à la fois dans les histoires et dans la nature des choses les causes et les effets de la perfection et de la décadence des lettres, j'ai cru qu'il serait bien de resserrer en un livre simple et persuasif ce que nombre d'années m'ont fait mûrir de réflexions sur ces matières.» André Chénier nous a dit le secret de son âme: sa vie ne fut pas une vie de plaisir, mais d'art, et tendait à se purifier de plus en plus. Il avait bien pu, dans un moment d'amoureuse ivresse et de découragement moral, écrire à de Pange:
Sans les dons de Vénus quelle serait la vie?
Dès l'instant où Vénus me doit être ravie,
Que je meure! Sans elle ici-bas rien n'est doux45.
Mais bientôt il pensait sérieusement au temps prochain où fuiraient loin de lui les jours couronnés de rose; il rêvait, aux bords de la Marne, quelque retraite indépendante et pure, quelque saint loisir, où les beaux-arts, la poésie, la peinture (car il peignait volontiers), le consoleraient des voluptés perdues, et où l'entoureraient un petit nombre d'amis de son choix. André Chénier avait beaucoup réfléchi sur l'amitié et y portait des idées sages, des principes sûrs, applicables en tous les temps de dissidences littéraires: «J'ai évité, dit-il, de me lier avec quantité de gens de bien et de mérite, dont il est honorable d'être l'ami et utile d'être l'auditeur, mais que d'autres circonstances ou d'autres idées ont fait agir et penser autrement que moi. L'amitié et la conversation familière exigent au moins une conformité de principes: sans cela, les disputes interminables dégénèrent en querelles, et produisent l'aigreur et l'antipathie. De plus, prévoir que mes amis auraient lu avec déplaisir ce que j'ai toujours eu dessein d'écrire m'eût été amer...»
Suivant André Chénier, l'art ne fait que des vers, le coeur seul est poète; mais cette pensée si vraie ne le détournait pas, aux heures de calme et de paresse, d'amasser par des études exquises l'or et la soie qui devaient passer en ses vers. Lui-même nous a dévoilé tous les ingénieux secrets de sa manière dans son poème de l'Invention, et dans la seconde de ses épîtres, qui est, à la bien prendre, une admirable satire. L'analyse la plus fine, les préceptes de composition les plus intimes, s'y transforment sous ses doigts, s'y couronnent de grâce, y reluisent d'images, et s'y modulent comme un chant. Sur ce terrain critique et didactique, il laisse bien loin derrière lui Boileau et le prosaïsme ordinaire de ses axiomes. Nous n'insisterons ici que sur un point. Chénier se rattache de préférence aux Grecs, de même que Regnier aux Latins et aux satiriques italiens modernes. Or chez les Grecs, on le sait, la division des genres existait, bien qu'avec moins de rigueur qu'on ne l'a voulu établir depuis:
La nature dicta vingt genres opposés,
D'un fil léger entre eux, chez les Grecs, divisés.
Nul genre, s'échappant de ses bornes prescrites,
N'aurait osé d'un autre envahir les limites;
Et Pindare à sa lyre, en un couplet bouffon,
N'aurait point de Marot associé le ton.
Chénier tenait donc pour la division des genres et pour l'intégrité de leurs limites; il trouvait dans Shakspeare de belles scènes, non pas une belle pièce. Il ne croyait point, par exemple, qu'on pût, dans une même élégie, débuter dans le ton de Regnier, monter par degrés, passer par nuances à l'accent de la douleur plaintive ou de la méditation amère, pour se reprendre ensuite à la vie réelle et aux choses d'alentour. Son talent, il est vrai, ne réclamait pas d'ordinaire, dans la durée d'une même rêverie, plus d'une corde et plus d'un ton. Ses émotions rapides, qui toutes sont diverses, et toutes furent vraies un moment, rident tour à tour la surface de son âme, mais sans la bouleverser, sans lancer les vagues au ciel et montrer à nu le sable du fond. Il compare sa muse jeune et légère à l'harmonieuse cigale, amante des buissons, qui,
De rameaux en rameaux tour à tour reposée,
D'un peu de fleur nourrie et d'un peu de rosée,
S'égaie...
et s'il est triste, si sa main imprudente a tari son trésor, si sa maîtresse lui a fermé, ce soir-là, le seuil inexorable, une visite d'ami, un sourire de blanche voisine, un livre entr'ouvert, un rien le distrait, l'arrache à sa peine, et, comme il l'a dit avec une légèreté négligente:
On pleure; mais bientôt la tristesse s'envole.
Oh! quand viendront les jours de massacre, d'ingratitude et de délaissement, qu'il n'en sera plus ainsi! Comme la douleur alors percera avant dans son âme et en armera toutes les puissances! Comme son ïambe vengeur nous montrera d'un vers à l'autre les enfants, les vierges aux belles couleurs qui venaient de parer et de baiser l'agneau, le mangeant s'il est tendre, et passera des fleurs et des rubans de la fête aux crocs sanglants du charnier populaire! Comme alors surtout il aurait besoin de lie et de fange pour y pétrir tous ces bourreaux barbouilleurs de lois! Mais, avant cette formidable époque46, Chénier ne sentit guère tout le parti qu'on peut tirer du laid dans l'art, ou du moins il répugnait à s'en salir. Nous citerons un remarquable exemple où évidemment ce scrupule nuisit à son génie, et où la touche de Regnier lui fit faute. Notre poète, cédant à des considérations de fortune et de famille, s'était laissé attacher à l'ambassade de Londres, et il passa dans cette ville l'hiver de 1782. Mille ennuis, mille dégoûts l'y assaillirent; seul, à vingt ans, sans amis, perdu au milieu d'une société aristocratique, il regrettait la France et les coeurs qu'il y avait laissés, et sa pauvreté honnête et indépendante47. C'est alors qu'un soir, après avoir assez mal dîné à Covent-Garden, dans Hood's tavern, comme il était de trop bonne heure pour se présenter en aucune société, il se mit, au milieu du fracas, à écrire, dans une prose forte et simple, tout ce qui se passait en son âme: qu'il s'ennuyait, qu'il souffrait, et d'une souffrance pleine d'amertume et d'humiliation; que la solitude, si chère aux malheureux, est pour eux un grand mal encore plus qu'un grand plaisir; car ils s'y exaspèrent, ils y ruminent leur fiel, ou, s'ils finissent par se résigner, c'est découragement et faiblesse, c'est impuissance d'en appeler des injustes institutions humaines à la sainte nature primitive; c'est, en un mot, à la façon des morts qui s'accoutument à porter la pierre de leur tombe, parce qu'ils ne peuvent la soulever;—que cette fatale résignation rend dur, farouche, sourd aux consolations des amis, et qu'il prie le Ciel de l'en préserver. Puis il en vient aux ridicules et aux politesses hautaines de la noble société qui daigne l'admettre, à la dureté de ces grands pour leurs inférieurs, à leur excessif attendrissement pour leurs pareils; il raille en eux cette sensibilité distinctive que Gilbert avait déjà flétrie, et il termine en ces mots cette confidence de lui-même à lui-même: «Allons, voilà une heure et demie de tuée; je m'en vais. Je ne sais plus ce que j'ai écrit, mais je ne l'ai écrit que pour moi. Il n'y a ni apprêt ni élégance. Cela ne sera vu que de moi, et je suis sûr que j'aurai un jour quelque plaisir à relire ce morceau de ma triste et pensive jeunesse.» Oui, certes, Chénier relut plus d'une fois ces pages touchantes, et lui qui refeuilletait sans cesse et son âme et sa vie, il dut, à des heures plus heureuses, se reporter avec larmes aux ennuis passés de son exil. Or j'ai soigneusement recherché dans ses oeuvres les traces de ces premières et profondes souffrances; je n'y ai trouvé d'abord que dix vers datés également de Londres, et du même temps que le morceau de prose; puis, en regardant de plus près, l'idylle intitulée Liberté m'est revenue à la pensée, et j'ai compris que ce berger aux noirs cheveux épars, à l'oeil farouche sous d'épais sourcils, qui traîne après lui, dans les âpres sentiers et aux bords des torrents pierreux, ses brebis maigres et affamées; qui brise sa flûte, abhorre les chants, les danses et les sacrifices; qui repousse la plainte du blond chevrier et maudit toute consolation, parce qu'il est esclave; j'ai compris que ce berger-là n'était autre que la poétique et idéale personnification du souvenir de Londres, et de l'espèce de servitude qu'y avait subie André; et je me suis demandé alors, tout en admirant du profond de mon coeur cette idylle énergique et sublime, s'il n'eût pas encore mieux valu que le poète se fût mis franchement en scène; qu'il eût osé en vers ce qui ne l'avait pas effrayé dans sa prose naïve; qu'il se fût montré à nous dans cette taverne enfumée, entouré de mangeurs et d'indifférents, accoudé sur sa table, et rêvant,—rêvant à la patrie absente, aux parents, aux amis, aux amantes, à ce qu'il y a de plus jeune et de plus frais dans les sentiments humains; rêvant aux maux de la solitude, à l'aigreur qu'elle engendre, à l'abattement où elle nous prosterne, à toute cette haute métaphysique de la souffrance;—pourquoi non?—puis, revenu à terre et rentré dans la vie réelle, qu'il eût buriné en traits d'une empreinte ineffaçable ces grands qui l'écrasaient et croyaient l'honorer de leurs insolentes faveurs; et, cela fait, l'heure de sortir arrivée, qu'il eût fini par son coup d'oeil d'espoir vers l'avenir, et son forsan et hoec olim? Ou, s'il lui déplaisait de remanier en vers ce qui était jeté en prose, il avait en son souvenir dix autres journées plus ou moins pareilles à celle-là, dix autres scènes du même genre qu'il pouvait choisir et retracer48.
Note 46: (retour) Pour juger André Chénier comme homme politique, il faut parcourir le Journal de Paris de 90 et 91; sa signature s'y retrouve fréquemment, et d'ailleurs sa marque est assez sensible.—Relire aussi comme témoignage de ses pensées intimes et combattues, vers le même temps, l'admirable ode: O Versailles, ô bois, ô portiques! etc., etc.
Note 47: (retour) La fierté délicate d'André Chénier était telle que, durant ce séjour à Londres, comme les fonctions d'attaché n'avaient rien de bien actif et que le premier secrétaire faisait tout, il s'abstint d'abord de toucher ses appointements, et qu'il fallut qu'un jour M. de La Luzerne trouvât cela mauvais et le dît un peu haut pour l'y décider.
Note 48: (retour) Dans tout ce qui précède, j'avais supposé, d'après la Notice et l'Édition de M. de Latouche, qu'André Chénier devait être à Londres en décembre 1782, et que les vers et la prose où il en maudissait le séjour étaient du même temps et de sa première jeunesse. J'avais supposé aussi (page 161) qu'il n'était plus attaché à l'ambassade d'Angleterre aux approches de la Révolution et dès 1788. Mais les indications données par M. de Latouche, à cet égard, paraissent peu exactes: une Biographie d'André Chénier reste à faire (1852).
Les styles d'André Chénier et de Regnier, avons-nous déjà dit, sont un parfait modèle de ce que notre langue permet au génie s'exprimant en vers, et ici nous n'avons plus besoin de séparer nos éloges. Chez l'un comme chez l'autre, même procédé chaud, vigoureux et libre; même luxe et même aisance de pensée, qui pousse en tous sens et se développe en pleine végétation, avec tous ses embranchements de relatifs et d'incidences entre-croisées ou pendantes; même profusion d'irrégularités heureuses et familières, d'idiotismes qui sentent leur fruit, grâces et ornements inexplicables qu'ont sottement émondés les grammairiens, les rhéteurs et les analystes; même promptitude et sagacité de coup d'oeil à suivre l'idée courante sous la transparence des images, et à ne pas la laisser fuir, dans son court trajet de telle figure à telle autre; même art prodigieux enfin à mener à extrémité une métaphore, à la pousser de tranchée en tranchée, et à la forcer de rendre, sans capitulation, tout ce qu'elle contient; à la prendre à l'état de filet d'eau, à l'épandre, à la chasser devant soi, à la grossir de toutes les affluences d'alentour, jusqu'à ce qu'elle s'enfle et roule comme un grand fleuve. Quant à la forme, à l'allure du vers dans Regnier et dans Chénier, elle nous semble, à peu de chose près, la meilleure possible, à savoir, curieuse sans recherche et facile sans relâchement, tour à tour oublieuse et attentive, et tempérant les agréments sévères par les grâces négligeantes. Sur ce point, ils sont l'un et l'autre bien supérieurs à La Fontaine, chez qui la forme rythmique manque presque entièrement et qui n'a pour charme, de ce côté-là, que sa négligence.
Que si l'on nous demande maintenant ce que nous prétendons conclure de ce long parallèle que nous aurions pu prolonger encore; lequel d'André Chénier ou de Regnier nous préférons, lequel mérite la palme, à notre gré; nous laisserons au lecteur le soin de décider ces questions et autres pareilles, si bon lui semble. Voici seulement une réflexion pratique qui découle naturellement de ce qui précède, et que nous lui soumettons: Regnier clôt une époque; Chénier en ouvre une autre. Regnier résume en lui bon nombre de nos trouvères, Villon, Marot, Rabelais; il y a dans son génie toute une partie d'épaisse gaieté et de bouffonnerie joviale, qui tient aux moeurs de ces temps, et qui ne saurait être reproduite de nos jours. Chénier est le révélateur d'une poésie d'avenir, et il apporte au monde une lyre nouvelle; mais il y a chez lui des cordes qui manquent encore, et que ses successeurs ont ajoutées ou ajouteront. Tous deux, complets en eux-mêmes et en leur lieu, nous laissent aujourd'hui quelque chose à désirer. Or il arrive que chacun d'eux possède précisément une des principales qualités qu'on regrette chez l'autre: celui-ci, la tournure d'esprit rêveuse et les extases choisies; celui-là, le sentiment profond et l'expression vivante de la réalité: comparés avec intelligence, rapprochés avec art, ils tendent ainsi à se compléter réciproquement. Sans doute, s'il fallait se décider entre leurs deux points de vue pris à part, et opter pour l'un à l'exclusion de l'autre, le type d'André Chénier pur se concevrait encore mieux maintenant que le type pur de Regnier; il est même tel esprit noble et délicat auquel tout accommodement, fût-il le mieux ménagé, entre les deux genres, répugnerait comme une mésalliance, et qui aurait difficilement bonne grâce à le tenter. Pourtant, et sans vouloir ériger notre opinion en précepte, il nous semble que comme en ce bas monde, même pour les rêveries les plus idéales, les plus fraîches et les plus dorées, toujours le point de départ est sur terre, comme, quoi qu'on fasse et où qu'on aille, la vie réelle est toujours là, avec ses entraves et ses misères, qui nous enveloppe, nous importune, nous excite à mieux, nous ramène à elle, ou nous refoule ailleurs, il est bon de ne pas l'omettre tout à fait, et de lui donner quelque trace en nos oeuvres comme elle a trace en nos âmes. Il nous semble, en un mot, et pour revenir à l'objet de cet article, que la touche de Regnier, par exemple, ne serait point, en beaucoup de cas, inutile pour accompagner, encadrer et faire saillir certaines analyses de coeurs ou certains poèmes de sentiment, à la manière d'André Chénier.
Août 1829.
Dans le morceau suivant et en mainte autre occasion j'ai été ramené à m'occuper de Chénier: j'avais déjà parlé de Regnier dans le Tableau de la Poésie française au XVIe siècle; j'en ai reparlé, non sans complaisance et après une nouvelle lecture, dans l'Introduction au recueil des Poètes français (Gide, 1861), tome 1, page XXXI.
QUELQUES DOCUMENTS
INÉDITS
SUR ANDRÉ CHÉNIER49
Voilà tout à l'heure vingt ans que la première édition d'André Chénier a paru; depuis ce temps, il semble que tout a été dit sur lui; sa réputation est faite; ses oeuvres, lues et relues, n'ont pas seulement charmé, elles ont servi de base à des théories plus ou moins ingénieuses ou subtiles, qui elles-mêmes ont déjà subi leur épreuve, qui ont triomphé par un côté vrai et ont été rabattues aux endroits contestables. En fait de raisonnement et d'esthétique, nous ne recommencerions donc pas à parler de lui, à ajouter à ce que nous avons dit ailleurs, à ce que d'autres ont dit mieux que nous. Mais il se trouve qu'une circonstance favorable nous met à même d'introduire sur son compte la seule nouveauté possible, c'est-à-dire quelque chose de positif.
L'obligeante complaisance et la confiance de son neveu, M. Gabriel de Chénier, nous ont permis de rechercher et de transcrire ce qui nous a paru convenable dans le précieux résidu de manuscrits qu'il possède; c'est à lui donc que nous devons d'avoir pénétré à fond dans le cabinet de travail d'André, d'être entré dans cet atelier du fondeur dont il nous parle, d'avoir exploré les ébauches du peintre, et d'en pouvoir sauver quelques pages de plus, moins inachevées qu'il n'avait semblé jusqu'ici; heureux d'apporter à notre tour aujourd'hui un nouveau petit affluent à cette pure gloire!
Et d'abord rendons, réservons au premier éditeur l'honneur et la reconnaissance qui lui sont dus. M. de Latouche, dans son édition de 1819, a fait des manuscrits tout l'usage qui était possible et désirable alors; en choisissant, en élaguant avec goût, en étant sobre surtout de fragments et d'ébauches, il a agi dans l'intérêt du poète et comme dans son intention, il a servi sa gloire. Depuis lors, dans l'édition de 1833, il a été jugé possible d'introduire de nouvelles petites pièces, de simples restes qui avaient été négligés d'abord: c'est ce genre de travail que nous venons poursuivre, sans croire encore l'épuiser. Il en est un peu avec les manuscrits d'André Chénier comme avec le panier de cerises de madame de Sévigné: on prend d'abord les plus belles, puis les meilleures restantes, puis les meilleures encore, puis toutes.
La partie la plus riche et la plus originale des manuscrits porte sur les poèmes inachevés: Suzanne, Hermès, l'Amérique. On a publié dans l'édition de 1833 les morceaux en vers et les canevas en prose du poème de Suzanne. Je m'attacherai ici particulièrement au poème d'Hermès, le plus philosophique de ceux que méditait André, et celui par lequel il se rattache le plus directement à l'idée de son siècle.
André, par l'ensemble de ses poésies connues, nous apparaît, avant 89, comme le poète surtout de l'art pur et des plaisirs, comme l'homme de la Grèce antique et de l'élégie. Il semblerait qu'avant ce moment d'explosion publique et de danger où il se jeta si généreusement à la lutte, il vécût un peu en dehors des idées, des prédications favorites de son temps, et que, tout en les partageant peut-être pour les résultats et les habitudes, il ne s'en occupât point avec ardeur et préméditation. Ce serait pourtant se tromper beaucoup que de le juger un artiste si désintéressé; et l'Hermès nous le montre aussi pleinement et aussi chaudement de son siècle, à sa manière, que pouvaient l'être Haynal ou Diderot.
La doctrine du XVIIIe siècle était, au fond, le matérialisme, ou le panthéisme, ou encore le naturalisme, comme on voudra l'appeler; elle a eu ses philosophes, et même ses poëtes en prose, Boulanger, Buffon; elle devait provoquer son Lucrèce. Cela est si vrai, et c'était tellement le mouvement et la pente d'alors de solliciter un tel poète, que, vers 1780 et dans les années qui suivent, nous trouvons trois talents occupés du même sujet et visant chacun à la gloire difficile d'un poëme sur la nature des choses. Le Brun tentait l'oeuvre d'après Buffon; Fontanes, dans sa première jeunesse, s'y essayait sérieusement, comme l'attestent deux fragments, dont l'un surtout (tome I de ses Oeuvres, p. 381) est d'une réelle beauté. André Chénier s'y poussa plus avant qu'aucun, et, par la vigueur des idées comme par celle du pinceau, il était bien digne de produire un vrai poëme didactique dans le grand sens.
Mais la Révolution vint; dix années, fin de l'époque, s'écoulèrent brusquement avec ce qu'elles promettaient, et abîmèrent les projets ou les hommes; les trois Hermès manquèrent: la poésie du XVIIIe siècle n'eut pas son Buffon. Delille ne fit que rimer gentiment les trois Règnes.
Toutes les notes et tous les papiers d'André Chénier, relatifs à son Hermès, sont marqués en marge d'un delta; un chiffre, ou l'une des trois premières lettres de l'alphabet grec, indique celui des trois chants auquel se rapporte la note ou le fragment. Le poëme devait avoir trois chants, à ce qu'il semble: le premier sur l'origine de la terre, la formation des animaux, de l'homme; le second sur l'homme en particulier, le mécanisme de ses sens et de son intelligence, ses erreurs depuis l'état sauvage jusqu'à la naissance des sociétés, l'origine des religions; le troisième sur la société politique, la constitution de la morale et l'invention des sciences. Le tout devait se clore par un exposé du système du monde selon la science la plus avancée.
Voici quelques notes qui se rapportent au projet du premier chant et le caractérisent:
«Il faut magnifiquement représenter la terre sous l'emblème métaphorique d'un grand animal qui vit, se meut et est sujet à des changements, des révolutions, des fièvres, des dérangements dans la circulation de son sang.»
«Il faut finir le chant Ier par une magnifique description de toutes les espèces animales et végétales naissant; et, au printemps, la terre proegnans; et, dans les chaleurs de l'été, toutes les espèces animales et végétales se livrant aux feux de l'amour et transmettant à leur postérité les semences de vie confiées à leurs entrailles.»
Ce magnifique et fécond printemps, alors, dit-il,
Que la terre est nubile et brûle d'être mère,
devait être imité de celui de Virgile au livre II des Géorgiques: Tum Pater omnipotens, etc., etc., quand Jupiter
De sa puissante épouse emplit les vastes flancs.
Ces notes d'André sont toutes semées ainsi de beaux vers tout faits, qui attendent leur place.
C'est là, sans doute, qu'il se proposait de peindre «toutes les espèces à qui la nature ou les plaisirs (per Veneris res) ont ouvert les portes de la vie.»
«Traduire quelque part, se dit-il, le magnum crescendi immissis certamen habenis.»
Il revient, en plus d'un endroit, sur ce système naturel des atomes, ou, comme il les appelle, des organes secrets vivants, dont l'infinité constitue
L'Océan éternel où bouillonne la vie.
«Ces atomes de vie, ces semences premières, sont toujours en égale quantité sur la terre et toujours en mouvement. Ils passent de corps en corps, s'alambiquent, s'élaborent, se travaillent, fermentent, se subtilisent dans leur rapport avec le vase où ils sont actuellement contenus. Ils entrent dans un végétal: ils en sont la sève, la force, les sucs nourriciers. Ce végétal est mangé par quelque animal; alors ils se transforment en sang et en cette substance qui produira un autre animal et qui fait vivre les espèces... Ou, dans un chêne, ce qu'il y a de plus subtil se rassemble dans le gland.
«Quand la terre forma les espèces animales, plusieurs périrent par plusieurs causes à développer. Alors d'autres corps organisés (car les organes vivants secrets meuvent les végétaux, minéraux50 et tout) héritèrent de la quantité d'atomes de vie qui étaient entrés dans la composition de celles qui s'étaient détruites, et se formèrent de leurs débris.»
Qu'une élégie à Camille ou l'ode à la Jeune Captive soient plus flatteuses que ces plans de poésie physique, je le crois bien; mais il ne faut pas moins en reconnaître et en constater la profondeur, la portée poétique aussi. En retournant à Empédocle, André est de plus ici le contemporain et comme le disciple de Lamarck et de Cabanis51.
Note 51: (retour) Qu'on ne s'étonne pas trop de voir le nom d'André ainsi mêlé à des idées physiologiques. Parmi les physiologistes, il en est un qui, par le brillant de son génie et la rapidité de son destin, fut comme l'André Chénier de la science; et, dans la liste des jeunes illustres diversement ravis avant l'âge, je dis volontiers: Vauvenargues, Barnave, André, Hoche et Bichat.
Il ne l'est pas moins de Boulanger et de tout son siècle par l'explication qu'il tente de l'origine des religions, au second chant. Il n'en distingue pas même le nom de celui de la superstition pure, et ce qui se rapporte à cette partie du poème, dans ses papiers, est volontiers marqué en marge du mot flétrissant ([Greek: deisidaimonia]). Ici l'on a peu à regretter qu'André n'ait pas mené plus loin ses projets; il n'aurait en rien échappé, malgré toute sa nouveauté de style, au lieu commun d'alentour, et il aurait reproduit, sans trop de variante, le fond de d'Holbach ou de l'Essai sur les Préjugés:
«Tout accident naturel dont la cause était inconnue, un ouragan, une inondation, une éruption de volcan, étaient regardés comme une vengeance céleste...
«L'homme égaré de la voie, effrayé de quelques phénomènes terribles, se jeta dans toutes les superstitions, le feu, les démons... Ainsi le voyageur, dans les terreurs de la nuit, regarde et voit dans les nuages des centaures, des lions, des dragons, et mille autres formes fantastiques. Les superstitions prirent la teinture de l'esprit des peuples, c'est-à-dire des climats. Rapide multitude d'exemples. Mais l'imitation et l'autorité changent le caractère. De là souvent un peuple qui aime à rire ne voit que diable et qu'enfer.»
Il se réservait pourtant de grands et sombres tableaux à retracer: «Lorsqu'il sera question des sacrifices humains, ne pas oublier ce que partout on a appelé les jugements de Dieu, les fers rouges, l'eau bouillante, les combats particuliers. Que d'hommes dans tous les pays ont été immolés pour un éclat de tonnerre ou telle autre cause!...
Partout sur des autels j'entends mugir Apis,
Bêler le dieu d'Ammon, aboyer Anubis.»
Mais voici le génie d'expression qui se retrouve: «Des opinions puissantes, un vaste échafaudage politique ou religieux, ont souvent été produits par une idée sans fondement, une rêverie, un vain fantôme,
Comme on feint qu'au printemps, d'amoureux aiguillons
La cavale agitée erre dans les vallons,
Et, n'ayant d'autre époux que l'air qu'elle respire,
Devient épouse et mère au souffle du Zéphire.»
J'abrège les indications sur cette portion de son sujet qu'il aurait aimé à étendre plus qu'il ne convient à nos directions d'idées et à nos désirs d'aujourd'hui; on a peine pourtant, du moment qu'on le peut, à ne pas vouloir pénétrer familièrement dans sa secrète pensée:
«La plupart des fables furent sans doute des emblèmes et des apologues des sages (expliquer cela comme Lucrèce au livre III). C'est ainsi que l'on fit tels et tels dogmes, tels et tels dieux... mystères... initiations. Le peuple prit au propre ce qui était dit au figuré. C'est ici qu'il faut traduire une belle comparaison du poëte Lucile, conservée par Lactance (Inst. div., liv. I, ch. xxii):
Ut pueri infantes credunt signa omnia ahena
Vivere et esse homines, sic istic (pour isti) omnia ficta
Vera putant52...
Sur quoi le bon Lactance, qui ne pensait pas se faire son procès à lui-même, ajoute avec beaucoup de sens, que les enfants sont plus excusables que les hommes faits: Illi enim simulacra homines putant esse, hi Deos53.»
Note 53: (retour) «Car ils ne prennent ces images que pour des hommes, et les autres les prennent pour des Dieux.»—L'opposition entre ces pensées d'André et celles que nous ont laissées Vauvenargues ou Pascal, s'offre naturellement à l'esprit; lui-même il n'est pas sans y avoir songé, et sans s'être posé l'objection. Je trouve cette note encore: «Mais quoi? tant de grands hommes ont cru tout cela... Avez-vous plus d'esprit, de sens, de savoir?... Non; mais voici une source d'erreur bien ordinaire: beaucoup d'hommes, invinciblement attachés aux préjugés de leur enfance, mettent leur gloire, leur piété, à prouver aux autres un système avant de se le prouver à eux-mêmes. Ils disent: Ce système, je ne veux point l'examiner pour moi. Il est vrai, il est incontestable, et, de manière ou d'autre, il faut que je le démontre.—Alors, plus ils ont d'esprit, de pénétration, de savoir, plus ils sont habiles à se faire illusion, à inventer, à unir, à colorer les sophismes, à tordre et défigurer tous les faits pour en étayer leur échafaudage... Et pour ne citer qu'un exemple et un grand exemple, il est bien clair que, dans tout ce qui regarde la métaphysique et la religion, Pascal n'a jamais suivi une autre méthode.» Cela est beaucoup moins clair pour nous aujourd'hui que pour André, qui ne voyait Pascal que dans l'atmosphère d'alors, et, pour ainsi dire, à travers Condorcet.—Dans les fragments de mémoires manuscrits de Chênedollé, qui avait beaucoup vécu avec des amis de notre poète, je trouve cette note isolée et sans autre explication: «André Chénier était athée avec délices.»
Ce second chant devait renfermer, du ton lugubre d'un Pline l'Ancien, le tableau des premières misères, des égarements et des anarchies de l'humanité commençante. Les déluges, qu'il s'était d'abord proposé de mettre dans le premier chant, auraient sans doute mieux trouvé leur cadre dans celui-ci:
«Peindre les différents déluges qui détruisirent tout... La mer Caspienne, lac Aral et mer Noire réunis... l'éruption par l'Hellespont... Les hommes se sauvèrent au sommet des montagnes:
Et velus inventa est in montibus anchora summis.
(Ovide, Mét., liv. XV.)
La ville d'Ancyre fut fondée sur une montagne où l'on trouva une ancre.» Il voulait peindre les autels de pierre, alors posés au bord de la mer, et qui se trouvent aujourd'hui au-dessus de son niveau, les membres des grands animaux primitifs errant au gré des ondes, et leurs os, déposés en amas immenses sur les côtes des continents. Il ne voyait dans les pagodes souterraines, d'après le voyageur Sonnerat, que les habitacles des Septentrionaux qui arrivaient dans le midi et fuyaient, sous terre, les fureurs du soleil. Il eût expliqué, par quelque chose d'analogue peut-être, la base impie de la religion des Éthiopiens et le voeu présumé de son fondateur:
Il croit (aveugle erreur!) que de l'ingratitude
Un peuple tout entier peut se faire une étude,
L'établir pour son culte, et de Dieux bienfaisants
Blasphémer de concert les augustes présents.
A ces époques de tâtonnements et de délires, avant la vraie civilisation trouvée, que de vies humaines en pure perte dépensées! «Que de générations, l'une sur l'autre entassées, dont l'amas
Sur les temps écoulés invisible et flottant
A tracé dans celle onde un sillon d'un instant!»
Mais le poëte veut sortir de ces ténèbres, il en veut tirer l'humanité. Et ici se serait placée probablement son étude de l'homme, l'analyse des sens et des passions, la connaissance approfondie de notre être, tout le parti enfin qu'en pourront tirer bientôt les habiles et les sages. Dans l'explication du mécanisme de l'esprit humain, gît l'esprit des lois.
André, pour l'analyse des sens, rivalisant avec le livre IV de Lucrèce, eût été le disciple exact de Locke, de Condillac et de Bonnet: ses notes, à cet égard, ne laissent aucun doute. Il eût insisté sur les langues, sur les mots: «rapides Protées, dit-il, ils revêtent la teinture de tous nos sentiments. Ils dissèquent et étalent toutes les moindres de nos pensées, comme un prisme fait les couleurs.»
Mais les beautés d'idées ici se multiplient; le moraliste profond se déclare et se termine souvent en poëte:
«Les mêmes passions générales forment la constitution générale des hommes. Mais les passions, modifiées par la constitution particulière des individus, et prenant le cours que leur indique une éducation vicieuse ou autre, produisent le crime ou la vertu, la lumière ou la nuit. Ce sont mêmes plantes qui nourrissent l'abeille ou la vipère; dans l'une elles font du miel, dans l'autre du poison. Un vase corrompu aigrit la plus douce liqueur.»
«L'étude du coeur de l'homme est notre plus digne étude:
Assis au centre obscur de cette forêt sombre
Qui fuit et se partage en des routes sans nombre,
Chacune autour de nous s'ouvre: et de toute part
Nous y pouvons au loin plonger un long regard.»
Belle image que celle du philosophe ainsi dans l'ombre, au carrefour du labyrinthe, comprenant tout, immobile! Mais le poète n'est pas immobile longtemps:
«En poursuivant dans toutes les actions humaines les causes que j'y ai assignées, souvent je perds le fil, mais je le retrouve:
Ainsi dans les sentiers d'une forêt naissante,
A grands cris élancée, une meute pressante,
Aux vestiges connus dans les zéphyrs errants,
D'un agile chevreuil suit les pas odorants.
L'animal, pour tromper leur course suspendue,
Bondit, s'écarte, fuit, et la trace est perdue.
Furieux, de ses pas cachés dans ces déserts
Leur narine inquiète interroge les airs,
Par qui bientôt frappés de sa trace nouvelle,
Ils volent à grands cris sur sa route fidèle.»
La pensée suivante, pour le ton, fait songer à Pascal; la brusquerie du début nous représente assez bien André en personne, causant:
«L'homme juge toujours les choses par les rapports qu'elles ont avec lui. C'est bête. Le jeune homme se perd dans un tas de projets comme s'il devait vivre mille ans. Le vieillard qui a usé la vie est inquiet et triste. Son importune envie ne voudrait pas que la jeunesse l'usât à son tour. Il crie: Tout est vanité!—Oui, tout est vain sans doute, et cette manie, cette inquiétude, cette fausse philosophie, venue malgré toi lorsque tu ne peux plus remuer, est plus vaine encore que tout le reste.»
«La terre est éternellement en mouvement. Chaque chose naît, meurt et se dissout. Cette particule de terre a été du fumier, elle devient un trône, et, qui plus est, un roi. Le monde est une branloire perpétuelle, dit Montaigne (à cette occasion, les conquérants, les bouleversements successifs des invasions, des conquêtes, d'ici, de là...). Les hommes ne font attention à ce roulis perpétuel que quand ils en sont les victimes: il est pourtant toujours. L'homme ne juge les choses que dans le rapport qu'elles ont avec lui. Affecté d'une telle manière, il appelle un accident un bien; affecté de telle autre manière, il l'appellera un mal. La chose est pourtant la même, et rien n'a changé que lui.
Et si le bien existe, il doit seul exister!»
Je livre ces pensées hardies à la méditation et à la sentence de chacun, sans commentaire. André Chénier rentrerait ici dans le système de l'optimisme de Pope, s'il faisait intervenir Dieu; mais comme il s'en abstient absolument, il faut convenir que cette morale va plutôt à l'éthique de Spinosa, de même que sa physiologie corpusculaire allait à la philosophie zoologique de Lamarck.
Le poëte se proposait de clore le morceau des sens par le développement de cette idée: «Si quelques individus, quelques générations, quelques peuples, donnent dans un vice ou dans une erreur, cela n'empêche que l'âme et le jugement du genre humain tout entier ne soient portés à la vertu et à la vérité, comme le bois d'un arc, quoique courbé et plié un moment, n'en a pas moins un désir invincible d'être droit et ne s'en redresse pas moins dès qu'il le peut. Pourtant, quand une longue habitude l'a tenu courbé, il ne se redresse plus; cela fournit un autre emblème:
. . . . Trahitur pars longa catenae (Perse)54.
. . . . . . . .Et traîne
Encore après ses pas la moitié de sa chaîne.»
Le troisième chant devait embrasser la politique et la religion utile qui en dépend, la constitution des sociétés, la civilisation enfin, sous l'influence des illustres sages, des Orphée, des Numa, auxquels le poëte assimilait Moïse. Les fragments, déjà imprimés, de l'Hermès, se rapportent plus particulièrement à ce chant final: aussi je n'ai que peu à en dire.
«Chaque individu dans l'état sauvage, écrit Chénier, est un tout indépendant; dans l'état de société, il est partie du tout; il vit de la vie commune. Ainsi, dans le chaos des poëtes chaque germe, chaque élément est seul et n'obéit qu'à son poids; mais quand tout cela est arrangé, chacun est un tout à part, et en même temps une partie du grand tout. Chaque monde roule sur lui-même et roule aussi autour du centre. Tous ont leurs lois à part, et toutes ces lois diverses tendent à une loi commune et forment l'univers...
Mais ces soleils assis dans leur centre brûlant,
Et chacun roi d'un monde autour de lui roulant,
Ne gardent point eux-même une immobile place:
Chacun avec son monde emporté dans l'espace,
Ils cheminent eux-même: un invincible poids
Les courbe sous le joug d'infatigables lois,
Dont le pouvoir sacré, nécessaire, inflexible,
Leur fait poursuivre à tous un centre irrésistible.»
C'était une bien grande idée à André que de consacrer ainsi ce troisième chant à la description de l'ordre dans la société d'abord, puis à l'exposé de l'ordre dans le système du monde, qui devenait l'idéal réfléchissant et suprême.
Il établit volontiers ses comparaisons d'un ordre à l'autre: «On peut comparer, se dit-il, les âges instruits et savants, qui éclairent ceux qui viennent après, à la queue étincelante des comètes.»
Il se promettait encore de «comparer les premiers hommes civilisés, qui vont civiliser leurs frères sauvages, aux éléphants privés qu'on envoie apprivoiser les farouches; et par quels moyens ces derniers.»—Hasard charmant! l'auteur du Génie du Christianisme, celui même à qui l'on a dû de connaître d'abord l'étoile poétique d'André et la Jeune Captive55, a rempli comme à plaisir la comparaison désirée, lorsqu'il nous a montré les missionnaires du Paraguay remontant les fleuves en pirogues, avec les nouveaux catéchumènes qui chantaient de saints cantiques: «Les néophytes répétaient les airs, dit-il, comme des oiseaux privés chantent pour attirer dans les rets de l'oiseleur les oiseaux sauvages.»
Note 55: (retour) M. de Chateaubriand tenait cette pièce de madame de Beaumont, soeur de M. de La Luzerne, sous qui André avait été attaché à l'ambassade d'Angleterre: elle-même avait directement connu le poëte.—La pièce de la Jeune Captive avait été déjà publiée dans la Décade le 20 nivôse an III, moins de six mois après la mort du poëte; mais elle y était restée comme enfouie.
Le poëte, pour compléter ses tableaux, aurait parlé prophétiquement de la découverte du Nouveau-Monde: «O Destins, hâtez-vous d'amener ce grand jour qui... qui...; mais non, Destins, éloignez ce jour funeste, et, s'il se peut, qu'il n'arrive jamais!» Et il aurait flétri les horreurs qui suivirent la conquête. Il n'aurait pas moins présagé Gama et triomphé avec lui des périls amoncelés que lui opposa en vain
Des derniers Africains le Cap noir des Tempêtes!
On a l'épilogue de l'Hermès presque achevé: toute la pensée philosophique d'André s'y résume et s'y exhale avec ferveur:
O mon fils, mon Hermès, ma plus belle espérance;
O fruit des longs travaux de ma persévérance,
Toi, l'objet le plus cher des veilles de dix ans,
Qui m'as coûté des soins et si doux et si lents;
Confident de ma joie et remède à mes peines;
Sur les lointaines mers, sur les terres lointaines,
Compagnon bien-aimé de mes pas incertains,
O mon fils, aujourd'hui quels seront tes destins?
Une mère longtemps se cache ses alarmes;
Elle-même à son fils veut attacher ses armes:
Mais quand il faut partir, ses bras, ses faibles bras
Ne peuvent sans terreur l'envoyer aux combats.
Dans la France, pour toi, que faut-il que j'espère?
Jadis, enfant chéri, dans la maison d'un père
Qui te regardait naître et grandir sous ses yeux,
Tu pouvais sans péril, disciple curieux,
Sur tout ce qui frappait ton enfance attentive
Donner un libre essor à ta langue naïve.
Plus de père aujourd'hui! Le mensonge est puissant,
Il règne: dans ses mains luit un fer menaçant.
De la vérité sainte il déteste l'approche;
Il craint que son regard ne lui fasse un reproche,
Que ses traits, sa candeur, sa voix, son souvenir,
Tout mensonge qu'il est, ne le fasse pâlir.
Mais la vérité seule est une, est éternelle;
Le mensonge varie, et l'homme trop fidèle
Change avec lui: pour lui les humains sont constants,
Et roulent de mensonge en mensonge flottants...
Ici, il y a lacune; le canevas en prose y supplée: «Mais quand le temps aura précipité dans l'abîme ce qui est aujourd'hui sur le faîte, et que plusieurs siècles se seront écoulés l'un sur l'autre dans l'oubli, avec tout l'attirail des préjugés qui appartiennent à chacun d'eux, pour faire place à des siècles nouveaux et à des erreurs nouvelles...
Le français ne sera dans ce monde nouveau
Qu'une écriture antique et non plus un langage;
Oh! si tu vis encore, alors peut-être un sage,
Près d'une lampe assis, dans l'étude plongé,
Te retrouvant poudreux, obscur, demi rongé,
Voudra creuser le sens de tes lignes pensantes:
Il verra si du moins tes feuilles innocentes
Méritaient ces rumeurs, ces tempêtes, ces cris
Qui vont sur toi, sans doute, éclater dans Paris;...
alors, peut-être... on verra si... et si, en écrivant, j'ai connu d'autre passion
Que l'amour des humains et de la vérité!»
Ce vers final, qui est toute la devise, un peu fastueuse, de la philosophie du XVIIIe siècle, exprime aussi l'entière inspiration de l'Hermès. En somme, on y découvre André sous un jour assez nouveau, ce me semble, et à un degré de passion philosophique et de prosélytisme sérieux auquel rien n'avait dû faire croire, de sa part, jusqu'ici. Mais j'ai hâte d'en revenir à de plus riantes ébauches, et de m'ébattre avec lui, avec le lecteur, comme par le passé, dans sa renommée gracieuse.
Les petits dossiers restants, qui comprennent des plans et des esquisses d'idylles ou d'élégies, pourraient fournir matière à un triage complet; j'y ai glané rapidement, mais non sans fruit. Ce qu'on y gagne surtout, c'est de ne conserver aucun doute sur la manière de travailler d'André; c'est d'assister à la suite de ses projets, de ses lectures, et de saisir les moindres fils de la riche trame qu'en tous sens il préparait. Il voulait introduire le génie antique, le génie grec, dans la poésie française, sur des idées ou des sentiments modernes: tel fut son voeu constant, son but réfléchi; tout l'atteste. Je veux qu'on imite les anciens, a-t-il écrit en tête d'un petit fragment du poème d'Oppien sur la Chasse56; il ne fait pas autre chose; il se reprend aux anciens de plus haut qu'on n'avait fait sous Racine et Boileau; il y revient comme un jet d'eau à sa source, et par delà le Louis XIV: sans trop s'en douter, et avec plus de goût, il tente de nouveau l'oeuvre de Ronsard57. Les Analecta de Brunck, qui avaient paru en 1776, et qui contiennent toute la fleur grecque en ce qu'elle a d'exquis, de simple, même de mignard ou de sauvage, devinrent la lecture la plus habituelle d'André; c'était son livre de chevet et son bréviaire. C'est de là qu'il a tiré sa jolie épigramme traduite d'Évenus de Paros:
Fille de Pandion, ô jeune Athénienne, etc.58;
et cette autre épigramme d'Anyté:
O Sauterelle, à toi, rossignol des fougères, etc.59,
qu'il imite en même temps d'Argentarius. La petite épitaphe qui commence par ce vers:
Bergers, vous dont ici la chèvre vagabonde, etc.60,
est traduite (ce qu'on n'a pas dit) de Léonidas de Tarente. En comparant et en suivant de près ce qu'il rend avec fidélité, ce qu'il élude, ce qu'il rachète, on voit combien il était pénétré de ces grâces. Ses papiers sont couverts de projets d'imitations semblables. En lisant une épigramme de Platon sur Pan qui joue de la flûte, il en remarque le dernier vers où il est question des Nymphes hydriades; je ne connaissais pas encore ces nymphes, se dit-il; et on sent qu'il se propose de ne pas s'en tenir là avec elles. Il copie de sa main une épigramme de Myro la Byzantine qu'il trouve charmante, adressée aux Nymphes hamadryades par un certain Cléonyme qui leur dédie des statues dans un lieu planté de pins. Ainsi il va quêtant partout son butin choisi. Tantôt, ce sont deux vers d'une petite idylle de Méléagre sur le printemps:
L'alcyon sur les mers, près des toits l'hirondelle,
Le cygne au bord du lac, sous le bois Philomèle;
tantôt, c'est un seul vers de Bion (Épithalame d'Achille et de Déidamie):
Et les baisers secrets et les lits clandestins;
il les traduit exactement et se promet bien de les enchâsser quelque part un jour61. Il guettait de l'oeil, comme une tendre proie, les excellents vers de Denys le géographe, où celui-ci peint les femmes de Lydie dans leurs danses en l'honneur de Bacchus, et les jeunes filles qui sautent et bondissent comme des faons nouvellement allaités,
... Lacte mero mentes perculsa novellas;
et les vents, frémissant autour d'elles, agitent sur leurs poitrines leurs tuniques élégantes. Il voulait imiter l'idylle de Théocrite dans laquelle la courtisane Eunica se raille des hommages d'un pâtre; chez André, c'eût été une contre-partie probablement; on aurait vu une fille des champs raillant un beau de la ville, et lui disant: Allez, vous préférez
Aux belles de nos champs vos belles citadines.
La troisième élégie du livre IV de Tibulle, dans laquelle le poète suppose Sulpice éplorée, s'adressant à son amant Cérinthe et le rappelant de la chasse, tentait aussi André et il en devait mettre une imitation dans la bouche d'une femme. Mais voici quelques projets plus esquissés sur lesquels nous l'entendrons lui-même:
«Il ne sera pas impossible de parler quelque part de ces mendiants charlatans qui demandaient pour la Mère des Dieux, et aussi de ceux qui, à Rhodes, mendiaient pour la corneille et pour l'hirondelle; et traduire les deux jolies chansons qu'ils disaient en demandant cette aumône et qu'Athénée a conservées.»
Il était si en quête de ces gracieuses chansons, de ces noëls de l'antiquité, qu'il en allait chercher d'analogues jusque dans la poésie chinoise, à peine connue de son temps; il regrette qu'un missionnaire habile n'ait pas traduit en entier le Chi-King, le livre des vers, ou du moins ce qui en reste. Deux pièces, citées dans le treizième volume de la grande Histoire de la Chine qui venait de paraître, l'avaient surtout charmé. Dans une ode sur l'amitié fraternelle, il relève les paroles suivantes: «Un frère pleure son frère avec des larmes véritables. Son cadavre fût-il suspendu sur un abîme à la pointe d'un rocher ou enfoncé dans l'eau infecte d'un gouffre, il lui procurera un tombeau.»
«Voici, ajoute-t-il, une chanson écrite sous le règne d'Yao, 2,350 ans avant Jésus-Christ. C'est une de ces petites chansons que les Grecs appellent scholies: Quand le soleil commence sa course, je me mets au travail; et quand il descend sous l'horizon, je me laisse tomber dans les bras du sommeil. Je bois l'eau de mon puits, je me nourris des fruits de mon champ. Qu'ai-je à gagner ou à perdre à la puissance de l'Empereur?»
Et il se promet bien de la traduire dans ses Bucoliques. Ainsi tout lui servait à ses fins ingénieuses; il extrayait de partout la Grèce.
Est-ce un emprunt, est-ce une idée originale que ces lignes riantes que je trouve parmi les autres et sans plus d'indication? «O ver luisant lumineux,... petite étoile terrestre,... ne te retire point encore.... prête-moi la clarté de ta lampe pour aller trouver ma mie qui m'attend dans le bois!»
Pindare, cité par Plutarque au Traité de l'Adresse et de l'Instinct des Animaux, s'est comparé aux dauphins qui sont sensibles à la musique; André voulait encadrer l'image ainsi: «On peut faire un petit quadro d'un jeune enfant assis sur le bord de la mer, sous un joli paysage. Il jouera sur deux flûtes:
Deux flûtes sur sa bouche, aux antres, aux Naïades,
Aux Faunes, aux Sylvains, aux belles Oréades,
Répètent des amours. . . . . . . . . . . . .
Et les dauphins accourent vers lui.» En attendant, il avait traduit, ou plutôt développé, les vers de Pindare:
Comme, aux jours de l'été, quand d'un ciel calme et pur
Sur la vague aplanie étincelle l'azur,
Le dauphin sur les flots sort et bondit et nage,
S'empressant d'accourir vers l'aimable rivage
Où, sous des doigts légers, une flûte aux doux sons
Vient égayer les mers de ses vives chansons;
Ainsi. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
André, dans ses notes, emploie, à diverses reprises, cette expression: j'en pourrai faire un QUADRO; cela paraît vouloir dire un petit tableau peint; car il était peintre aussi, comme il nous l'a appris dans une élégie:
Tantôt de mon pinceau les timides essais
Avec d'autres couleurs cherchent d'autres succès.
Et quel plus charmant motif de tableau que cet enfant nu, sous l'ombrage, au bord d'une mer étincelante, et les dauphins arrivant aux sons de sa double flûte divine! En l'indiquant, j'y vois comme un défi que quelqu'un de nos jeunes peintres relèvera62.
Ailleurs, ce n'est plus le gracieux enfant, c'est Andromède exposée au bord des flots, qui appelle la muse d'André: il cite et transcrit les admirables vers de Manilius à ce sujet, au Ve livre des Astronomiques; ce supplice d'où la grâce et la pudeur n'ont pas disparu, ce charmant visage confus, allant chercher une blanche épaule qui le dérobe:
Supplicia ipsa decent; nivea cervice reclinis
Molliter ipsa suae custos est sola figurae.
Defluxere sinus humeris, fugitque lacertos
Vestis, et effusi scopulis lusere capilli.
Te circum alcyones pennis planxere volantes, etc.
André remarque que c'est en racontant l'histoire d'Andromède à la troisième personne que le poëte lui adresse brusquement ces vers: Te circum, etc., sans la nommer en aucune façon. «C'est tout cela, ajoute-t-il, qu'il faut imiter. Le traducteur met les alcyons volants autour de vous, infortunée Princesse. Cela ôte de la grâce.» Je ne crois pas abuser du lecteur en l'initiant ainsi à la rhétorique secrète d'André63.
Note 63: (retour) Il disait encore dans ce même exquis sentiment de la diction poétique: «La huitième épigramme de Théocrite est belle (Épitaphe de Cléonice); elle finit ainsi: Malheureux Cléonice, sous le propre coucher des Pléiades, cum Pleiadibus, occidisti. Il faut la traduire et rendre l'opposition de paroles... la mer t'a reçu avec elles (les Pléiades).»
Nina, ou la Folle par amour, ce touchant drame de Marsollier, fut représentée, pour la première fois, en 1786; André Chénier put y assister; il dut être ému aux tendres sons de la romance de Dalayrac:
Quand le bien-aimé reviendra
Près de sa languissante amie, etc.
Ceci n'est qu'une conjecture, mais que semble confirmer et justifier le canevas suivant qui n'est autre que le sujet de Nina, transporté en Grèce, et où se retrouve jusqu'à l'écho des rimes de la romance:
«La jeune fille qu'on appelait la Belle de Scio... Son amant mourut... elle devint folle... Elle courait les montagnes (la peindre d'une manière antique).—(J'en pourrai, un jour, faire un tableau, un quadro)... et, longtemps après elle, on chantait cette chanson faite par elle dans sa folie:
Ne reviendra-t-il pas? Il reviendra sans doute.
Non, il est sous la tombe: il attend, il écoute.
Va, Belle de Scio, meurs! il te tend les bras;
Va trouver ton amant: il ne reviendra pas!»
Et, comme post-scriptum, il indique en anglais la chanson du quatrième acte d'Hamlet que chante Ophélia dans sa folie: avide et pure abeille, il se réserve de pétrir tout cela ensemble64!
Note 64: (retour) André était comme La Fontaine, qui disait:J'en lis qui sont du Nord et qui sont du Midi.
Il lisait tout. M. Piscatori père, qui l'a connu avant la Révolution, m'a raconté qu'un jour, particulièrement, il l'avait entendu causer avec feu et se développer sur Rabelais. Ce qu'il en disait a laissé dans l'esprit de M. Piscatori une impression singulière de nouveauté et d'éloquence. Cette étude qu'il avait faite de Rabelais me justifierait, s'il en était besoin, de l'avoir autrefois rapproché longuement de Regnier.
Fidèle à l'antique, il ne l'était pas moins à la nature; si, en imitant les anciens, il a l'air souvent d'avoir senti avant eux, souvent, lorsqu'il n'a l'air que de les imiter, il a réellement observé lui-même. On sait le joli fragment:
Fille du vieux pasteur, qui, d'une main agile,
Le soir remplis de lait trente vases d'argile.
Crains la génisse pourpre, au farouche regard...
Eh bien! au bas de ces huit vers bucoliques, on lit sur le manuscrit: vu et fait à Catillon près Forges le 4 août 1792 et écrit à Gournay le lendemain. Ainsi le poète se rafraîchissait aux images de la nature, à la veille du 10 août65.
Note 65: (retour) On se plaît à ces moindres détails sur les grands poëtes aimés. A la fin de l'idylle intitulée la Liberté, entre le chevrier et le berger, on lit sur le manuscrit: Commencée le vendredi au soir 10, et finie le dimanche au soir 12 mars 1787. La pièce a un peu plus de cent cinquante vers. On a là une juste mesure de la verve d'exécution d'André: elle tient le milieu, pour la rapidité, entre la lenteur un peu avare des poëtes sous Louis XIV et le train de Mazeppa d'aujourd'hui.
Deux fragments d'idylles, publiés dans l'édition de 1833, se peuvent compléter heureusement, à l'aide de quelques lignes de prose qu'on avait négligées; je les rétablis ici dans leur ensemble.
LES COLOMBES.
Deux belles s'étaient baisées.... Le poëte berger, témoin jaloux de leurs caresses, chante ainsi:
«Que les deux beaux oiseaux, les colombes fidèles,
Se baisent. Pour s'aimer les Dieux les firent belles.
Sous leur tête mobile, un cou blanc, délicat,
Se plie, et de la neige effacerait l'éclat.
Leur voix est pure et tendre, et leur âme innocente,
Leurs yeux doux et sereins, leur bouche caressante.
L'une a dit à sa soeur:—Ma soeur...
(Ma soeur, en un tel lieu croissent l'orge et le millet...)
L'autour et l'oiseleur, ennemis de nos jours,
De ce réduit peut-être ignorent les détours;
Viens...
(Je te choisirai moi-même les graines que tu aimes, et mon bec s'entrelacera dans le tien.)
...
L'autre a dit à sa soeur: Ma soeur, une fontaine
Coule dans ce bosquet...
(L'oie ni le canard n'en ont jamais souillé les eaux, ni leurs cris... Viens, nous y trouverons une boisson pure, et nous y baignerons notre tête et nos ailes, et mon bec ira polir ton plumage.—Elles vont, elles se promènent en roucoulant au bord de l'eau; elles boivent, se baignent, mangent; puis, sur un rameau, leurs becs s'entrelacent: elles se polissent leur plumage l'une à l'autre).
Le voyageur, passant en ces fraîches campagnes,
Dit66: O les beaux oiseaux! ô les belles compagnes!
Il s'arrêta longtemps à contempler leurs jeux;
Puis, reprenant sa route et les suivant des yeux,
Dit: Baisez, baisez-vous, colombes innocentes,
Vos coeurs sont doux et purs, et vos voix caressantes;
Sous votre aimable tête, un cou blanc, délicat,
Se plie, et de la neige effacerait l'éclat.»
L'édition de 1833 (tome II, page 339) donne également cette épitaphe d'un amant ou d'un époux, que je reproduis, en y ajoutant les lignes de prose qui éclairent le dessein du poëte:
Mes mânes à Clytie.—Adieu, Clytie, adieu.
Est-ce toi dont les pas ont visité ce lieu?
Parle, est-ce toi, Clytie, ou dois-je attendre encore?
Ah! si tu ne viens pas seule ici, chaque aurore,
Rêver au peu de jours où j'ai vécu pour toi,
Voir cette ombre qui t'aime et parler avec moi,
D'Élysée à mon coeur la paix devient amère,
Et la terre à mes os ne sera plus légère.
Chaque fois qu'en ces lieux un air frais du matin
Vient caresser ta bouche et voler sur ton sein,
Pleure, pleure, c'est moi; pleure, fille adorée;
C'est mon âme qui fuit sa demeure sacrée,
Et sur ta bouche encore aime à se reposer.
Pleure, ouvre-lui tes bras et rends-lui son baiser.
Entre autres manières dont cela peut être placé, écrit Chénier, en voici une: Un voyageur, en passant sur un chemin, entend des pleurs et des gémissements. Il s'avance, il voit au bord d'un ruisseau une jeune femme échevelée, tout en pleurs, assise sur un tombeau, une main appuyée sur la pierre, l'autre sur ses yeux. Elle s'enfuit à l'approche du voyageur qui lit sur la tombe cette épitaphe. Alors il prend des fleurs et de jeunes rameaux, et les répand sur cette tombe en disant: O jeune infortunée... (quelque chose de tendre et d'antique); puis il remonte à cheval, et s'en va la tête penchée et mélancoliquement, il s'en va
Pensant à son épouse et craignant de mourir.
Ce pourrait être le voyageur qui conte lui-même à sa famille ce qu'il a vu le matin.)
Mais c'est assez de fragments: donnons une pièce inédite entière, une perle retrouvée, la jeune Locrienne, vrai pendant de la jeune Tarentine. A son brusque début, on l'a pu prendre pour un fragment, et c'est ce qui l'aura fait négliger; mais André aime ces entrées en matière imprévues, dramatiques; c'est la jeune Locrienne qui achève de chanter:
«Fuis, ne me livre point. Pars avant son retour;
Lève-toi; pars, adieu; qu'il n'entre, et que ta vue
Ne cause un grand malheur, et je serais perdue!
Tiens, regarde, adieu, pars: ne vois-tu pas le jour?»
Nous aimions sa naïve et riante folie.
Quand soudain, se levant, un sage d'Italie,
Maigre, pâle, pensif, qui n'avait point parlé,
Pieds nus, la barbe noire, un sectateur zélé
Du muet de Samos qu'admire Métaponte,
Dit: «Locriens perdus, n'avez-vous pas de honte?
Des moeurs saintes jadis furent votre trésor.
Vos vierges, aujourd'hui riches de pourpre et d'or,
Ouvrent leur jeune bouche à des chants adultères.
Hélas! qu'avez-vous fait des maximes austères
De ce berger sacré que Minerve autrefois
Daignait former en songe à vous donner des lois?»
Disant ces mots, il sort... Elle était interdite;
Son oeil noir s'est mouillé d'une larme subite;
Nous l'avons consolée, et ses ris ingénus,
Ses chansons, sa gaieté, sont bientôt revenus.
Un jeune Thurien67, aussi beau qu'elle est belle
(Son nom m'est inconnu), sortit presque avec elle:
Je crois qu'il la suivit et lui fit oublier
Le grave Pythagore et son grave écolier.
Parmi les ïambes inédits, j'en trouve un dont le début rappelle, pour la forme, celui de la gracieuse élégie; c'est un brusque reproche que le poëte se suppose adressé par la bouche de ses adversaires, et auquel il répond soudain en l'interrompant:
«Sa langue est un fer chaud; dans ses veines brûlées
Serpentent des fleuves de fiel.»
J'ai douze ans, en secret, dans les doctes vallées,
Cueilli le poétique miel:
Je veux un jour ouvrir ma ruche tout entière;
Dans tous mes vers on pourra voir
Si ma muse naquit haineuse et meurtrière.
Frustré d'un amoureux espoir,
Archiloque aux fureurs du belliqueux ïambe
Immole un beau-père menteur;
Moi, ce n'est point au col d'un perfide Lycambe
Que j'apprête un lacet vengeur.
Ma foudre n'a jamais tonné pour mes injures.
La patrie allume ma voix;
La paix seule aguerrit mes pieuses morsures,
Et mes fureurs servent les lois.
Contre les noirs Pythons et les Hydres fangeuses,
Le feu, le fer, arment mes mains;
Extirper sans pitié ces bêtes vénéneuses,
C'est donner la vie aux humains.
Sur un petit feuillet, à travers une quantité d'abréviations et de mots grecs substitués aux mots français correspondants, mais que la rime rend possibles à retrouver, on arrive à lire cet autre ïambe écrit pendant les fêtes théâtrales de la Révolution après le 10 août; l'excès des précautions indique déjà l'approche de la Terreur:
Un vulgaire assassin va chercher les ténèbres,
Il nie, il jure sur l'autel;
Mais, nous, grands, libres, fiers, à nos exploits funèbres,
A nos turpitudes célèbres,
Nous voulons attacher un éclat immortel.
De l'oubli taciturne et de son onde noire
Nous savons détourner le cours.
Nous appelons sur nous l'éternelle mémoire;
Nos forfaits, notre unique histoire,
Parent de nos cités les brillants carrefours.
O gardes de Louis, sous les voûtes royales
Par nos ménades déchirés,
Vos têtes sur un fer ont, pour nos bacchanales,
Orné nos portes triomphales,
Et ces bronzes hideux, nos monuments sacrés.
Tout ce peuple hébété que nul remords ne touche,
Cruel même dans son repos,
Vient sourire aux succès de sa rage farouche,
Et, la soif encore à la bouche,
Ruminer tout le sang dont il a bu les flots.
Arts dignes de nos yeux! pompe et magnificence
Dignes de notre liberté,
Dignes des vils tyrans qui dévorent la France,
Dignes de l'atroce démence
Du stupide David qu'autrefois j'ai chanté!
Depuis l'aimable enfant au bord des mers, qui joue de la double flûte aux dauphins accourus, nous avons touché tous les tons. C'est peut-être au lendemain même de ce dernier ïambe rutilant, que le poëte, en quelque secret voyage à Versailles, adressait cette ode heureuse à Fanny:
Mai de moins de roses, l'automne
De moins de pampres se couronne,
Moins d'épis flottent en moissons,
Que sur mes lèvres, sur ma lyre,
Fanny, tes regards, ton sourire,
Ne font éclore de chansons.
Les secrets pensers de mon âme
Sortent en paroles de flamme,
A ton nom doucement émus:
Ainsi la nacre industrieuse
Jette sa perle précieuse,
Honneur des sultanes d'Ormuz.
Ainsi, sur son mûrier fertile,
Le ver du Cathay mêle et file
Sa trame étincelante d'or.
Viens, mes Muses pour ta parure
De leur soie immortelle et pure
Versent un plus riche trésor.
Les perles de la poésie
Forment, sous leurs doigts d'ambroisie,
D'un collier le brillant contour.
Viens, Fanny: que ma main suspende
Sur ton sein cette noble offrande...
La pièce reste ici interrompue; pourtant je m'imagine qu'il n'y manque qu'un seul vers, et possible à deviner; je me figure qu'à cet appel flatteur et tendre, au son de cette voix qui lui dit Viens, Fanny s'est approchée en effet, que la main du poëte va poser sur son sein nu le collier de poésie, mais que tout d'un coup les regards se troublent, se confondent, que la poésie s'oublie, et que le poëte comblé s'écrie, ou plutôt murmure en finissant: