Portraits littéraires, Tome I
Multa flagella peccatoris, sperantem autem in Domino misericordia
circumdabit.
Firmabo super te oculos meos et instruam te in via hac qua gradieris.
Amen.
C'est sous le coup menaçant de cette douleur, et à l'extrémité de toute espérance, que dut être écrite la prière suivante, où l'un des versets précédents se retrouve:
«Mon Dieu, je vous remercie de m'avoir créé, racheté, et éclairé de votre divine lumière en me faisant naître dans le sein de l'Église catholique. Je vous remercie de m'avoir rappelé à vous après mes égarements; je vous remercie de me les avoir pardonnés. Je sens que vous voulez que je ne vive que pour vous, que tous mes moments vous soient consacrés. M'ôterez-vous tout bonheur sur cette terre? Vous en êtes le maître, ô mon Dieu! mes crimes m'ont mérité ce châtiment. Mais peut-être écouterez-vous encore la voix de vos miséricordes: Multa flagella peccatoris, sperantem autem, etc. J'espère en vous, ô mon Dieu! mais je serai soumis à votre arrêt, quel qu'il soit. J'eusse préféré la mort; mais je ne méritais pas le ciel, et vous n'avez pas voulu me plonger dans l'enfer. Daignez me secourir pour qu'une vie passée dans la douleur me mérite une bonne mort dont je me suis rendu indigne. O Seigneur, Dieu de miséricorde, daignez me réunir dans le ciel à ce que vous m'aviez permis d'aimer sur la terre!»
Ce serait mentir à la mémoire de M. Ampère que d'omettre de telles pièces quand on les a sous les yeux, de même que c'eût été mentir à la mémoire de Pascal que de supprimer son petit parchemin. M. de Condorcet lui-même ne l'oserait pas.
Sur la recommandation de M. Delambre, M. Lacuée de Cessac, président de la section de la guerre, nomma en vendémiaire an XIII (1804) M. Ampère répétiteur d'analyse à l'École polytechnique. Celui-ci quitta Lyon qui ne lui offrait plus que des souvenirs déchirants, et arriva dans la capitale, où pour lui une nouvelle vie commence.
De même qu'en 93, après la mort de son père, il n'était parvenu à sortir de la stupeur où il était tombé que par une étude toute fraîche, la botanique et la poésie latine, dont le double attrait l'avait ranimé, de même, après la mort de sa femme, il ne put échapper à l'abattement extrême et s'en relever que par une nouvelle étude survenante, qui fît, en quelque sorte, révulsion sur son intelligence. En tête d'un des nombreux projets d'ouvrages de métaphysique qu'il a ébauchés, je trouve cette phrase qui ne laisse aucun doute: «C'est en 1803 que je commençai à m'occuper presque exclusivement de recherches sur les phénomènes aussi variés qu'intéressants que l'intelligence humaine offre à l'observateur qui sait se soustraire à l'influence des habitudes.» C'était s'y prendre d'une façon scabreuse pour tenir fidèlement cette promesse de soumission religieuse et de foi qu'il avait scellée sur la tombe d'une épouse. N'admirez-vous pas ici la contradiction inhérente à l'esprit humain, dans toute sa naïveté? La Religion, la Science, double besoin immortel! A peine l'une est-elle satisfaite dans un esprit puissant, et se croit-elle sûre de son objet et apaisée, que voilà l'autre qui se relève et qui demande pâture à son tour. Et si l'on n'y prend garde, c'est celle qui se croyait sûre qui va être ébranlée ou dévorée.
M. Ampère l'éprouva: en moins de deux ou trois années, il se trouva lancé bien loin de l'ordre d'idées où il croyait s'être réfugié pour toujours. L'idéologie alors était au plus haut point de faveur et d'éclat dans le monde savant: la persécution même l'avait rehaussée. La société d'Auteuil florissait encore. L'Institut ou, après lui, les Académies étrangères proposaient de graves sujets d'analyse intellectuelle aux élèves, aux émules, s'il s'en trouvait, des Cabanis et des Tracy. M. Ampère put aisément être présenté aux principaux de ce monde philosophique par son compatriote et ami, M. Degérando. Mais celui qui eut dès lors le plus de rapports avec lui et le plus d'action sur sa pensée, fut M. Maine de Biran, lequel, déjà connu par son Mémoire de l'Habitude, travaillait à se détacher arec originalité du point de vue de ses premiers maîtres.
Se savoir soi-même, pour une âme avide de savoir, c'est le plus attrayant des abîmes: M. Ampère n'y résista pas. Dès floréal an XIII (1805), un ami bien fidèle, M. Ballanche, lui adressait de Lyon ces avertissements, où se peignent les craintes de l'amitié redoublées par une imagination tendre:
«... Ce que vous me dites au sujet de vos succès en métaphysique me désole. Je vois avec peine qu'à trente ans vous entriez dans une nouvelle carrière. On ne va pas loin quand on change tous les jours de route. Songez bien qu'il n'y a que de très-grands succès qui puissent justifier votre abandon des mathématiques, où ceux que vous avez déjà eus présagent ceux que vous devez attendre. Mais je sais que vous ne pouvez mettre de frein à votre cerveau.
«Cette idéologie ne fera-t-elle point quelque tort à vos sentiments religieux? Prenez bien garde, mon cher et très-cher ami, vous êtes sur la pointe d'un précipice: pour peu que la tête vous tourne, je ne sais pas ce qui va arriver. Je ne puis m'empêcher d'être inquiet. Votre imagination est une bien cruelle puissance qui vous subjugue et vous tyrannise. Quelle différence il y a entre nous et Noël! J'ai retrouvé ici les jeunes gens qui appartiennent comme moi à la société que vous savez. Combien ils sont heureux! Combien je désirerais leur ressembler!...»
Mais une autre lettre un peu postérieure (mars 1806) achève de nous révéler l'intérieur de ces nobles âmes troublées et de les éclairer du dedans par un rayon trop direct, trop prolongé et trop admirable de nuance, pour que nous le dérobions. Nulle part l'auteur d'Orphée n'a été plus élégiaque et plus harmonieux, en même temps que la réalité s'y ajoute et que la souffrance y est présente:
«J'ai reçu, mon cher ami, votre énorme lettre; elle m'a horriblement fatigué. Le pis de cela, c'est que je n'ai absolument rien à vous dire, aucun conseil à vous donner. Nous sommes deux misérables créatures à qui les inconséquences ne coûtent rien. Un brasier est dans votre coeur, le néant s'est logé dans le mien. Vous tenez beaucoup trop à la vie, et j'y tiens trop peu. Vous êtes trop passionné, et j'ai trop d'indifférence. Mon pauvre ami, nous sommes tous les deux bien à plaindre. Vous avez été ces jours-ci l'objet de toutes mes pensées, et voilà ce que je crois à votre sujet. Il faut que vous quittiez Paris, que vous renonciez aux projets que vous aviez formés en y allant, parce que vous ne pourrez jamais trouver, je ne dis pas le bonheur, mais au moins le repos, dans cette solitude de tout ce qui tient à vos affections. L'air natal vous vaudra encore mieux, il sera peut-être un baume pour votre mal. Camille Jordan part pour Paris. Il a le projet de former à Lyon un Salon des Arts, qui serait organisé à peu près comme les Athénées de Paris. Il y aurait différents cours. Camille m'a consulté sur les professeurs dont on pourrait faire choix. Je lui ai parlé de vous, je lui ai dit que vous aviez le plan d'une espèce de cours qui serait bien fait pour réussir: ce serait d'embrasser toutes les sciences et d'en enseigner ce qui serait suffisant pour ne pas y être étranger, d'en saisir les faits généraux, d'en faire apercevoir les points de contact, et de donner ce qu'on pourrait appeler la philosophie ou la génération de toutes les connaissances humaines (toujours l'universalité, on le voit). Je m'explique sans doute mal, mais vous savez ce que je veux dire... Il est sûr qu'outre ce cours du Salon des Arts, vous pourriez avoir, comme autrefois, des cours particuliers, ou travailler à quelque ouvrage. Vous seriez ici avec vos amis, vous éviteriez les abîmes de la solitude, vous vous retrouveriez peut-être. Si une fois vous pouviez compter sur une existence agréable et honorable, vous pourriez vous associer une femme de votre choix, et qui parviendrait peut-être à combler le vide qu'a laissé dans votre coeur la perte de vos anciennes affections. Je sais, mon pauvre et cher ami, tout ce que vous pouvez me répondre; je sais qu'un second mariage dans cette ville vous répugnerait; mais, de bonne foi, cette répugnance n'est-elle pas un enfantillage? Eh! mon Dieu! dans le monde, où tous les sentiments s'affaiblissent, où toutes les douleurs morales finissent, on trouvera très-naturel votre second mariage; on croira qu'il est le fruit de l'inconstance de nos affections et de l'instabilité de nos sentiments, même les plus vils et les plus profonds. Mais ceux qui connaissent mieux le coeur humain, ceux qui auront étudié un peu le vôtre, ceux enfin dont l'opinion et l'amitié peuvent être quelque chose pour vous, sauront bien que votre âme expansive a besoin d'une âme qui réponde à chaque instant à la vôtre. Ainsi, dans tous les cas, vous serez justifié: les indifférents, comme vos connaissances et vos amis, trouveront cela très-naturel. Voyez, mon cher ami, à quoi vous êtes exposé. La solitude ne vous vaut rien, non plus qu'à moi. Revenez au milieu de vos amis, et mariez-vous dans votre patrie....
«... Au risque de vous fâcher, je dois vous dire ici la vérité. Vous ne savez pas encore ce que c'est que de résister à vos penchants, et c'est ainsi que vous vous exposez à les faire devenir de véritables passions. Croyez-vous donc que tout aille dans le monde au gré de chacun? Comptez-vous donc pour rien cette grande vassalité qui nous soumet et nous entraîne à chaque instant? Étudiez votre coeur, descendez dans votre âme, et lorsque vous apercevrez un sentiment nouveau, cherchez à savoir s'il est raisonnable. N'attendez pas pour éteindre un feu de cheminée que ce soit devenu un grand incendie. Il y a des malheurs sans remède, il faut nous consoler. Il y a des malheurs que notre faute a occasionnés ou empirés, il faut nous corriger. Les petites choses vous agitent, que doit-ce être des grandes?... Modérez-vous sur les choses indifférentes de la vie, et vous parviendrez à être modéré sur les choses importantes...»
Et pour conclusion finale:
«Ceux qui nous connaîtraient bien comprendraient la raison des inconséquences de Jean-Jacques Rousseau.»
M. Ampère ne retourna pas à Lyon: il resta à Paris, plus actif d'idées et de sentiments que jamais. Il se remaria au mois de juillet même de cette année: ce second mariage lui donna une fille. Cette lettre de M. Ballanche, au reste, sera la dernière pièce confidentielle que nous nous permettrons: elle termine pour nous la jeunesse de M. Ampère. En avançant dans le récit d'une vie, ces sortes de confidences, moins essentielles, moins gracieuses, nous semblent aussi moins permises. La pudeur de l'homme mûr a quelque chose de plus inviolable, et c'est le travail surtout qui marque le milieu de la journée. Dans le récit d'une vie comme dans la vie même, les sentiments émus, cette brise du matin, ne reparaissent convenablement qu'au soir.
Quoi qu'il en ait dit dans la note citée plus haut, M. Ampère, si fortement occupé de métaphysique, ne s'y livrait pas exclusivement. Les mathématiques et les sciences physiques ne cessaient de partager son zèle. Six mémoires sur différents sujets de mathématiques insérés tant dans le Journal de l'École polytechnique que dans le Recueil de l'Institut (des savants étrangers), déterminèrent le choix que fit de lui, en 1814, l'Académie des Sciences pour remplacer M. Bossut. Nommé secrétaire du Bureau consultatif des Arts et Manufactures (mars 1806), il suivait assidûment les travaux de ce comité, et ne devint secrétaire honoraire que lorsqu'il eût donné sa démission en faveur de M. Thénard, dont la position alors était moins établie que la sienne. Il fut de plus successivement nommé inspecteur général de l'Université (1808), et professeur d'analyse et de mécanique à l'École polytechnique (1809), où il n'avait été jusque-là qu'à titre de répétiteur, professant par intérim. En un mot, sa vie de savant s'étendait sur toutes les bases.
Dans l'histoire des sciences physico-mathématiques, comme va le faire connaître M. Littré, la mémoire de M. Ampère est à jamais sauvée de l'oubli, à cause de sa grande découverte sur l'électro-magnétisme en 1820. Dans l'histoire de la philosophie, pourquoi faut-il que ce grand esprit, qui s'est occupé de métaphysique pendant plus de trente ans, ne doive vraisemblablement laisser qu'une vague trace? M. Maine de Biran lui-même, le métaphysicien profond près de qui il se place, n'a laissé qu'un témoignage imparfait de sa pensée dans son ancien traité de l'Habitude et dans le récent volume publié par M. Cousin120. Après M. de Tracy, à côté de M. de Biran, M. Ampère venait pourtant à merveille pour réparer une lacune. M. Cousin a remarqué que ce qui manque à la philosophie de M. de Biran, où la volonté réhabilitée joue le principal rôle, c'est l'admission de l'intelligence, de la raison, distincte comme faculté, avec tout son cortége d'idées générales, de conceptions. Nul plus que M. Ampère n'était propre à introduire dans le point de vue, qu'il admettait, de M. de Biran, cette partie essentielle qui l'agrandissait. Lui en effet, si l'on considère sa tournure métaphysique, il n'était pas, comme M. de Biran, la volonté même, dans sa persistance et son unité progressive; il était surtout l'idée. Sans nier la sensation, trop grand physicien pour cela, sans la méconnaître dans toutes ses variétés et ses nuances, combien il était propre, ce semble, entre M. de Tracy et M. de Biran à intervenir avec l'intelligence121, et à remeubler ainsi l'âme de ses concepts les plus divers et les plus grands! il l'aurait fait, j'ose le dire, avec plus de richesse et de réalité que les philosophes éclectiques qui ont suivi, lesquels, n'étant ni physiciens, ni naturalistes, ni mathématiciens, ni autre chose que psychologues, sont toujours restés par rapport aux classes des idées dans une abstraction et dans un vague qui dépeuple l'âme et en mortifie, à mon gré, l'étude. Par malheur, si M. de Biran se tient trop étroitement à cette volonté retrouvée, à cette causalité interne ressaisie, comme à un axe sûr et à un sommet, d'où émane tout mouvement, M. Ampère, moins retenu et plus ouvert dans sa métaphysique, alla et dériva au flot de l'idée. A travers ce domaine infini de l'intelligence, dans la sphère de la raison et de la réflexion, comme dans une demeure à lui bien connue, il alla changeant, remuant, déplaçant sans cesse les objets; les classifications psychologiques se succédaient à son regard et se renversaient l'une par l'autre; et il est mort sans nous avoir suffisamment expliqué la dernière, nous laissant sur le fond de sa pensée dans une confusion qui n'était pas en lui.
Note 121: (retour) Nous pourrions citer, d'après les plus anciens papiers et projets d'ouvrages que nous avons sous les yeux, des preuves frappantes de cette large part faite à l'intelligence, qui corrigeait tout à fait le point de vue profond, mais restreint, de M. de Biran, et l'environnait d'une extrême étendue. Ainsi ce début qu'on trouve à un Plan d'une histoire de l'intelligence humaine: «L'homme, sous le point de vue intellectuel, a la faculté d'acquérir et celle de conserver. La faculté d'acquérir se subdivise en trois principales: il acquiert par ses sens, par le déploiement de l'activité motrice qui nous fait découvrir les causes, par la réflexion qu'on peut définir la faculté d'apercevoir des relations, qui s'applique également aux produits de la sensibilité et à ceux de l'activité. On aperçoit des relations entre les premiers par la comparaison, entre les seconds par l'observation des effets que produisent les causes. On doit donc diviser tous les phénomènes que présente l'intelligence en quatre systèmes: le système sensitif, le système actif, le système comparatif et le système étiologique.» Dans un résumé des idées psychologiques de M. Ampère, rédigé en 1811 par son ami M. Bredin, de Lyon, je trouve: «On peut rapporter tous les phénomènes psychologiques à trois systèmes: sensitif, cognitif, intellectuel.» Ce système cognitif et ce système intellectuel, qui semblent un double emploi, sont différents pour lui, en ce qu'il attribue seulement au système cognitif la distinction du moi et du non-moi, qui se tire de l'activité propre de l'être d'après M. de Biran: il réservait au système intellectuel, proprement dit, la perception de tous les autres rapports. Quoique cela manque un peu de rigueur, la lacune signalée par M. Cousin chez M. de Biran était au moins sentie et comblée, plutôt deux fois qu'une.
En attendant que la seconde partie de sa classification, qui embrasse les sciences noologiques, soit publiée, et dans l'espérance surtout qu'un fils, seul capable de débrouiller ces précieux papiers, s'y appliquera un jour, nous ne dirons ici que très-peu, occupé surtout à ne pas être infidèle. M. Ampère, dans une note où nous puisons, nous indique lui-même la première marche de son esprit. Il voulait appliquer à la psychologie la méthode qui a si bien réussi aux sciences physiques depuis deux siècles: c'est ce que beaucoup ont voulu depuis Locke. Mais en quoi consistait l'appropriation du moyen à la science nouvelle? Ici M. Ampère parle d'une difficulté première qui lui semblait insurmontable, et dont M. le chevalier de Biran lui fournit la solution. Cette difficulté tenait sans doute à la connaissance originelle de l'idée de cause et à la distinction du moi d'avec le monde extérieur. Il nous apprend aussi que, dans sa recherche sur le fondement de nos connaissances, il a commencé par rejeter l'existence objective et qu'il a été disciple de Kant: «Mais repoussé bientôt, dit-il, par ce nouvel idéalisme comme Reid l'avait été par celui de Hume, je l'ai vu disparaître devant l'examen de la nature des connaissances objectives généralement admises.» Tout ceci, on le voit, n'est qu'indiqué par lui, et laisse à désirer bien des explications. Quoi qu'il en soit, en s'efforçant constamment de classer les faits de l'intelligence selon l'ordre naturel, M. Ampère en vint aux quatre points de vue et aux deux époques principales qui les embrassent, tels qu'il les a exposés dans la préface de son Essai sur la Philosophie des Sciences. Ceux qui ont fréquenté l'école des psychologues distingués de notre âge, et qui ont aussi entendu les leçons dans lesquelles M. Ampère, au Collège de France, aborda la psychologie, peuvent seuls dire combien, dans sa description et son dénombrement des divers groupes de faits, l'intelligence humaine leur semblait tout autrement riche et peuplée que dans les distinctions de facultés, justes sans doute, mais nues et un peu stériles, de nos autres maîtres. Dès l'abord, dans la psychologie de ceux-ci, on distingue sensibilité, raison, activité libre, et on suit chacune séparément, toujours occupé, en quelque sorte, de préserver l'une de ces facultés du contact des autres, de peur qu'on ne les croie mêlées en nature et qu'on ne les confonde. M. Ampère y allait plus librement et par une méthode plus vraiment naturelle. Si Bernard de Jussieu, dans ses promenades à travers la campagne, avait dit constamment en coupant la tige des plantes: «Prenons bien garde, ceci est du tissu cellulaire, ceci est de la fibre ligneuse; l'un n'est pas l'autre; ne confondons pas; le bois n'est pas la sève;» il aurait fait une anatomie, sans doute utile et qu'il faut faire, mais qui n'est pas tout, et les trois quarts des divers caractères qui président à la formation de ses groupes naturels lui auraient échappé dans leur vivant ensemble.—L'anatomie radicale psychologique, ce que M. Ampère appelle l'idéogénie, serait venue, dans sa méthode, plus tard à fond; mais elle ne serait venue qu'après le dénombrement et le classement complet, mais surtout la préoccupation des facultés distinctes ne scindait pas, dès l'abord, les groupes analogues, et ne les empêchait pas de se multiplier à ses regards dans leur diversité.
La quantité de remarques neuves et ingénieuses, de points profonds et piquants d'observation, qui remplissaient une leçon de M. Ampère, distrayaient aisément l'auditeur de l'ensemble du plan, que le maître oubliait aussi quelquefois, mais qu'il retrouvait tôt ou tard à travers ces détours. On se sentait bien avec lui en pleine intelligence humaine, en pleine et haute philosophie antérieure au XVIIIe siècle; on se serait cru, à cette ampleur de discussion, avec un contemporain des Leibniz, des Malebranche, des Arnauld; il les citait à propos, familièrement, même les secondaires et les plus oubliés de ce temps-là, M. de La Chambre, par exemple; et puis on se retrouvait tout aussitôt avec le contemporain très-présent de M. de Tracy et de M. de Laplace. On aurait fait un intéressant chapitre, indépendamment de tout système et de tout lien, des cas psychologiques singuliers et des véritables découvertes de détail dont il semait ses leçons. J'indique en ce genre le phénomène qu'il appelait de concrétion, sur lequel on peut lire l'analyse de M. Roulin insérée dans l'Essai de classification des Sciences. Je regrette que M. Roulin n'ait pas fait alors ce chapitre de miscellanées psychologiques, comme il en a fait un sur des singularités d'histoire naturelle.
A partir de 1816, la petite société philosophique qui se réunissait chez M., de Biran avait pris plus de suite, et l'émulation s'en mêlait. On y remarquait M. Stapfer, le docteur Bertrand, Loyson, M. Cousin. Animé par les discussions fréquentes, M. Ampère était près, vers 1820, de produire une exposition de son système de philosophie, lorsque l'annonce de la découverte physique de M. Oersted le vint ravir irrésistiblement dans un autre train de pensées, d'où est sortie sa gloire. En 1829, malade et réparant sa santé à Orange, à Hières, aux tiédeurs du Midi, il revint, dans les conversations avec son fils, à ses idées interrompues; mais ce ne fut plus la métaphysique seulement, ce fut l'ensemble des connaissances humaines et son ancien projet d'universalité qu'il se remit à embrasser avec ardeur. L'Épître en vers que lui a adressée son fils à ce sujet, et le volume de l'Essai de classification qui a paru, sont du moins ici de publics et permanents témoignages. M. Ampère, en même temps qu'il sentait la vie lui revenir encore, dut avoir, en cette saison, de pures jouissances. S'il lui fut jamais donné de ressentir un certain calme, ce dut être alors. En reportant son regard, du haut de la montagne de la vie, vers ces sciences qu'il comprenait toutes, et dont il avait agrandi l'une des plus belles, il put atteindre un moment au bonheur serein du sage et reconnaître en souriant ses domaines. Il n'est pas jusqu'aux vers latins, adressés à son fils en tête du tableau, qui n'aient dû lui retracer un peu ses souvenirs poétiques de 95, un temps plein de charme. Les anciens doutes et les combats religieux avaient cessé en lui: ses inquiétudes, du moins, étaient plus bas. Depuis des années, les chagrins intérieurs, les instincts infinis, une correspondance active avec son ancien ami le Père Barret, le souffle même de la Restauration, l'avaient ramené à cette foi et à cette soumission qu'il avait si bien exprimée en 1803, et dont il relut sans doute de nouveau la formule touchante. Jusqu'à la fin, et pendant les années qui suivirent, nous l'avons toujours vu allier et concilier sans plus d'effort, et de manière à frapper d'étonnement et de respect, la foi et la science, la croyance et l'espoir en la pensée humaine et l'adoration envers la parole révélée.
Outre cette vue supérieure par laquelle il saisissait le fond et le lien des sciences, M. Ampère n'a cessé, à aucun moment, de suivre en détail, et souvent de devancer et d'éclairer, dans ses aperçus, plusieurs de celles dont il aimait particulièrement le progrès. Dès 1809, au sortir de la séance de l'Institut du lundi 27 février (j'ai sous les yeux sa note écrite et développée), il n'hésitait pas, d'après les expériences rapportées par MM. Gay-Lussac et Thénard, et plus hardiment qu'eux, à considérer le chlore (alors appelé acide muriatique oxygéné) comme un corps simple. Mais ce n'était là qu'un point. En 1816, il publiait dans les Annales de Chimie et de Physique sa classification naturelle des corps simples, y donnant le premier essai de l'application à la chimie des méthodes qui ont tant profité aux sciences naturelles. Il établissait entre les propriétés des corps une multitude de rapprochements qu'on n'avait point faits; il expliquait des phénomènes encore sans lien, et la plupart de ces rapprochements et de ces explications ont été vérifiés depuis par les expériences. La classification elle-même a été admise par M. Chevreul dans le Dictionnaire des Sciences naturelles, et elle a servi de base à celle qu'a adoptée M. Beudant dans son Traité de Minéralogie. Toujours éclairé par la théorie, il lisait à l'Académie des Sciences, peu après sa réception, un mémoire sur la double réfraction, où il donnait la loi qu'elle suit dans les cristaux, avant que l'expérience eût fait connaître qu'il en existe de tels122. En 1824, le travail de M. Geoffroy Saint-Hilaire sur la présence et la transformation de la vertèbre dans les insectes attira la sagacité, toujours prête, de M. Ampère, et lui fit ajouter à ce sujet une foule de raisons et d'analogies curieuses, qui se trouvent consignées au tome second des Annales des Sciences naturelles123. Lorsque M. Ampère reproduisit cette vue en 1832, à son cours du Collége de France, M. Cuvier, contraire en général à cette manière raisonneuse d'envisager l'organisation, combattit au même Collége, dans sa chaire voisine, le collègue qui faisait incursion au coeur de son domaine; il le combattit avec ce ton excellent de discussion, que M. Ampère, en répondant, gardait de même, et auquel il ajoutait de plus une expression de respect, comme s'il eût été quelqu'un de moindre: noble contradiction de vues, ou plutôt noble échange, auquel nous avons assisté, entre deux grandes lumières trop tôt disparues! Si une observation de M. Geoffroy Saint-Hilaire avait suggéré à M. Ampère ses vues sur l'organisation des insectes, la découverte de M. Gay-Lussac sur les proportions simples que l'on observe entre les volumes d'un gaz composé et ceux des gaz composants, lui devenait un moyen de concevoir, sur la structure atomique et moléculaire des corps inorganiques, une théorie qui remplace celle de Wollaston124. De même, une idée de Herschel, se combinant en lui avec les résultats chimiques de Davy, lui suggérait une théorie nouvelle de la formation de la terre. Cette théorie a été lucidement exposée dans cette Revue même des Deux Mondes, en juillet 1833. On y peut prendre une idée de la manière de ce vaste et libre esprit: l'hypothèse antique retrouvée dans sa grandeur, l'hypothèse à la façon presque des Thalès et des Démocrite, mais portant sur des faits qui ont la rigueur moderne.
Note 122: (retour) Nous noterons encore, pour compléter ces indications de travaux, un Mémoire sur la loi de Mariotte, imprimé en 1814; un Mémoire sur des propriétés nouvelles des axes de rotation des corps, imprimé dans le Recueil de l'Académie des Sciences; un autre sur les équations générales du mouvement, dans le Journal de Mathématiques de M. Liouville (juin 1836).
Après avoir tant fait, tant pensé, sans parler des inquiétudes perpétuelles du dedans qu'il se suscitait, on conçoit qu'à soixante et un ans M. Ampère, dans toute la force et le zèle de l'intelligence, eût usé un corps trop faible. Parti pour sa tournée d'inspecteur général, il se trouva malade dès Roanne; sa poitrine, sept ans auparavant, apaisée par l'air du Midi, s'irritait cette fois davantage: il voulut continuer. Arrivé à Marseille, et ne pouvant plus aller absolument, il fut soigné dans le collége, et on espérait prolonger une amélioration légère, lorsqu'une fièvre subite au cerveau l'emporta le 10 juin 1836, à cinq heures du matin, entouré et soigné par tous avec un respect filial, mais en réalité loin des siens, loin d'un fils.
Il resterait peut-être à varier, à égayer décemment ce portrait, de quelques-unes de ces naïvetés nombreuses et bien connues qui composent, autour du nom de l'illustre savant, une sorte de légende courante, comme les bons mots malicieux autour du nom de M. de Talleyrand: M. Ampère, avec des différences d'originalité, irait naturellement s'asseoir entre La Condamine et La Fontaine. De peur de demeurer trop incomplet sur ce point, nous ne le risquerons pas. M. Ampère savait mieux les choses de la nature et de l'univers que celles des hommes et de la société. Il manquait essentiellement de calme, et n'avait pas la mesure et la proportion dans les rapports de la vie. Son coup d'oeil, si vaste et si pénétrant au delà, ne savait pas réduire les objets habituels. Son esprit immense était le plus souvent comme une mer agitée; la première vague soudaine y faisait montagne; le liège flottant ou le grain de sable y était aisément lancé jusqu'aux cieux.
Malgré le préjugé vulgaire sur les savants, ils ne sont pas toujours ainsi. Chez les esprits de cet ordre et pour les cerveaux de haut génie, la nature a, dans plus d'un cas, combiné et proportionné l'organisation. Quelques-uns, armés au complet, outre la pensée puissante intérieure, ont l'enveloppe extérieure endurcie, l'oeil vigilant et impérieux, la parole prompte, qui impose, et toutes les défenses. Qui a vu Dupuytren et Cuvier comprendra ce que je veux rendre. Chez d'autres, une sorte d'ironie douce, calme, insouciante et égoïste, comme chez Lagrange, compose un autre genre de défense. Ici, chez M, Ampère, toute la richesse de la pensée et de l'organisation est laissée, pour ainsi dire, plus à la merci des choses, et le bouillonnement intérieur reste à découvert. Il n'y a ni l'enveloppe sèche qui isole et garantit, ni le reste de l'organisation armée qui applique et fait valoir. C'est le pur savant au sein duquel on plonge.
Les hommes ont besoin qu'on leur impose. S'ils se sentent pénétrés et jugés par l'esprit supérieur auquel ils ne peuvent refuser une espèce de génie, les voilà maintenus, et volontiers ils lui accordent tout, même ce qu'il n'a pas. Autrement, s'ils s'aperçoivent qu'il hésite et croit dépendre, ils se sentent supérieurs à leur tour à lui par un point commode, et ils prennent vite leur revanche et leurs licences. M. Ampère aimait ou parfois craignait les hommes, il s'abandonnait à eux, il s'inquiétait d'eux; il ne les jugeait pas. Les hommes (et je ne parte pas du simple vulgaire) ont un faible pour ceux qui les savent mener, qui les savent contenir, quand ceux-ci même les blessent ou les exploitent. Le caractère, estimable ou non, mais doué de conduite et de persistance même intéressée, quand il se joint à un génie incontestable, les frappe et a gain de cause en définitive dans leur appréciation. Je ne dis pas qu'ils aient tout à fait tort, le caractère tel quel, la volonté froide et présente, étant déjà beaucoup. Mais je cherche à m'expliquer comment la perte de M. Ampère, à un âge encore peu avancé, n'a pas fait à l'instant aux yeux du monde, même savant, tout le vide qu'y laisse en effet son génie.
Et pourtant (et c'est ce qu'il faut redire encore en finissant) qui fut jamais meilleur, à la fois plus dévoué sans réserve à la science, et plus sincèrement croyant aux bons effets de la science pour les hommes? Combien il était vif sur la civilisation, sur les écoles, sur les lumières! Il y avait certains résultats réputés positifs, ceux de Malthus, par exemple, qui le mettaient en colère: il était tout sentimental à cet égard; sa philanthropie de coeur se révoltait de ce qui violait, selon lui, la moralité nécessaire, l'efficacité bienfaisante de la science. D'autres savants illustres ont donné avec mesure et prudence ce qu'ils savaient; lui, il ne pensait pas qu'on dût en ménager rien. Jamais esprit de cet ordre ne songea moins à ce qu'il y a de personnel dans la gloire. Pour ceux qui l'abordaient, c'était un puits ouvert. A toute heure, il disait tout. Étant un soir avec ses amis Camille Jordan et Degérando, il se mit à leur exposer le système du monde; il parla treize heures avec une lucidité continue; et comme le monde est infini, et que tout s'y enchaîne, et qu'il le savait de cercle en cercle en tous les sens, il ne cessait pas, et si la fatigue ne l'avait arrêté, il parlerait, je crois, encore. O Science! voilà bien à découvert ta pure source sacrée, bouillonnante!—Ceux qui l'ont entendu, à ses leçons, dans les dernières années au Collége de France, se promenant le long de sa longue table comme il eût fait dans l'allée de Polémieux, et discourant durant des heures, comprendront cette perpétuité de la veine savante. Ainsi en tout lieu, en toute rencontre, il était coutumier de faire, avec une attache à l'idée, avec un oubli de lui-même qui devenait merveille. Au sortir d'une charade ou de quelque longue et minutieuse bagatelle, il entrait dans les sphères. Virgile, en une sublime églogue, a peint le demi-dieu barbouillé de lie, que les bergers enchaînent: il ne fallait pas l'enchaîner, lui, le distrait et le simple, pour qu'il commençât:
Namque canebat, uti magnum per inane coacta
Semina terrarumque animaeque marisque fuissent,
Et liquidi simul ignis; ut his exordia primis
Omnia, etc., etc.
Il enchaînait de tout les semences fécondes,
Les principes du feu, les eaux, la terre et l'air,
Les fleuves descendus du sein de Jupiter...
Et celui qui, tout à l'heure, était comme le plus petit, parlait incontinent comme les antiques aveugles,—comme ils auraient parlé, venus depuis Newton. C'est ainsi qu'il est resté et qu'il vit dans notre mémoire, dans notre coeur.
15 février 1837.
(On a fait à cette Notice l'honneur de la joindre à une publication posthume de M. Ampère; mais comme il ne nous a pas été donné de la revoir nous-même, c'est ici qu'on est plus assuré d'en lire le texte dans toute son exactitude.)
DU GÉNIE CRITIQUE
ET
DE BAYLE
La critique s'appliquant à tout, il y en a de diverses sortes selon les objets qu'elle embrasse et qu'elle poursuit; il y a la critique historique, littéraire, grammaticale et philologique, etc. Mais en la considérant moins dans la diversité des sujets que dans le procédé qu'elle y emploie, dans la disposition et l'allure qu'elle y apporte, on peut distinguer en gros deux espèces de critique, l'une reposée, concentrée, plus spéciale et plus lente, éclaircissant et quelquefois ranimant le passé, en déterrant et en discutant les débris, distribuant et classant toute une série d'auteurs ou de connaissances; les Casaubon, les Fabricius, les Mabillon, les Fréret, sont les maîtres en ce genre sévère et profond. Nous y rangerons aussi ceux des critiques littéraires, à proprement parler, qui, à tête reposée, s'exercent sur des sujets déjà fixés et établis, recherchent les caractères et les beautés particulières aux anciens auteurs, et construisent des Arts poétiques ou des Rhétoriques, à l'exemple d'Aristote et de Quintilien. Dans l'autre genre de critique, que le mot de journaliste exprime assez bien, je mets cette faculté plus diverse, mobile, empressée, pratique, qui ne s'est guère développée que depuis trois siècles, qui, des correspondances des savants où elle se trouvait à la gêne, a passé vite dans les journaux, les a multipliés sans relâche, et est devenue, grâce à l'imprimerie dont elle est une conséquence, l'un des plus actifs instruments modernes. Il est arrivé qu'il y a eu, pour les ouvrages de l'esprit, une critique alerte, quotidienne, publique, toujours présente, une clinique chaque matin au lit du malade, si l'on ose ainsi parler; tout ce qu'on peut dire pour ou contre l'utilité de la médecine se peut dire, à plus forte raison, pour ou contre l'utilité de cette critique pratique à laquelle les bien portants même, en littérature, n'échappent pas. Quoi qu'il en soit, le génie critique, dans tout ce qu'il a de mobile, de libre et de divers, y a grandi et s'est révélé. Il s'est mis en campagne pour son compte, comme un audacieux partisan; tous les hasards et les inégalités du métier lui ont souri, les bigarrures et les fatigues du chemin l'ont flatté. Toujours en haleine, aux écoutes, faisant de fausses pointes et revenant sur sa trace, sans système autre que son instinct et l'expérience, il a fait la guerre au jour le jour, selon le pays, la guerre à l'oeil, ainsi que s'exprime Bayle lui-même, qui est le génie personnifié de cette critique.
Bayle, obligé de sortir de France comme calviniste relaps, réfugié à Rotterdam, où ses écrits de tolérance aliénèrent bientôt de lui le violent Jurieu, persécuté alors et tracassé par les théologiens de sa communion, Bayle mort la plume à la main en les réfutant, a rempli un grand rôle philosophique dont le XVIIIe siècle interpréta le sens en le forçant un peu, et que M. Leroux a bien cherché à rétablir et à préciser dans un excellent article de son Encyclopédie. Ce n'est pas ce qui nous occupera chez Bayle; nous ne saisirons et ne relèverons en lui que les traits essentiels du génie critique qu'il représente à un degré merveilleux dans sa pureté et son plein, dans son empressement discursif, dans sa curiosité affamée, dans sa sagacité pénétrante, dans sa versatilité perpétuelle et son appropriation à chaque chose: ce génie, selon nous, domine même son rôle philosophique et cette mission morale qu'il a remplie; il peut servir du moins à en expliquer le plus naturellement les phases et les incertitudes.
Bayle, né au Carlat, dans le comté de Foix, en 1647, d'une famille patriarcale de ministres calvinistes, fut mis de bonne heure aux études, au latin, au grec, d'abord dans la maison paternelle, puis à l'académie de Puy-Laurens. A dix-neuf ans, il fit une maladie causée par ses lectures excessives; il lisait tout ce qui lui tombait sous la main, mais relisait Plutarque et Montaigne de préférence. Étant passé à vingt-deux ans à l'académie de Toulouse, il se laissa gagner à quelques livres de controverse et à des raisonnements qui lui parurent convaincants, et, ayant abjuré sa religion, il écrivit à son frère aîné une lettre très-ardente de prosélytisme pour l'engager à venir à Toulouse se faire instruire de la vérité. Quelques mois plus tard, ce zèle du jeune Bayle s'était refroidi; les doutes le travaillaient, et, dix-sept mois après sa conversion, sortant secrètement de Toulouse, il revint à sa famille et au calvinisme. Mais il y revint bien autre qu'il n'y était d'abord: «Un savant homme, a-t-il dit quelque part, qui essuie la censure d'un ennemi redoutable, ne tire jamais si bien son épingle du jeu qu'il n'y laisse quelque chose.» Bayle laissa dans cette première école qu'il fit tout son feu de croyance, tout son aiguillon de prosélytisme; à partir de ce moment, il ne lui en resta plus. Chacun apporte ainsi dans sa jeunesse sa dose de foi, d'amour, de passion, d'enthousiasme; chez quelques-uns, cette dose se renouvelle sans cesse; je ne parle que de la portion de foi, d'amour, d'enthousiasme, qui ne réside pas essentiellement dans l'âme, dans la pensée, et qui a son auxiliaire dans l'humeur et dans le sang; chez quelques-uns donc cette dose de chaleur de sang résiste au premier échec, au premier coup de tête, et se perpétue jusqu'à un âge plus ou moins avancé. Quand cela va trop loin et dure obstinément, c'est presque une infirmité de l'esprit sous l'apparence de la force, c'est une véritable incapacité de mûrir. Il y a des natures poétiques ou philosophiques qui restent jusqu'au bout, et à travers leurs diverses transformations, toujours opiniâtres, incandescentes, à la merci du tempérament. Bayle, autrement favorisé et pétri selon un plus doux mélange, se trouva, dès sa première flamme jetée, une nature tout aussitôt réduite et consommée, et à partir de là il ne perdit plus jamais son équilibre. Première disposition admirable pour exceller au génie critique, qui ne souffre pas qu'on soit fanatique ou même trop convaincu, ou épris d'une autre passion quelconque.
Bayle alla continuer ses études à Genève en 1670, et il y devint précepteur, d'abord chez M. de Normandie, syndic de la république, et ensuite chez le comte de Dhona, seigneur de Coppet. Il commence à connaître le monde, les savants, M. Minutoli, M. Fabri, M. Pictet, M. Tronchin, M. Burlamaqui, M. Constant, toutes ces figures protestantes sérieuses et appliquées. On établit des conférences de jeunes gens, pour lesquelles il s'essaie à déployer ses ressources de bel esprit, ses premiers lieux communs d'érudition, et où M. Basnage, autre illustre jeune homme, ne brille pas moins. Il assiste à des sermons, à des expériences de philosophie naturelle, et, à propos des expériences de M. Chouet sur le venin des vipères et sur la pesanteur de l'air, il remarque que c'est là le génie du siècle et des philosophes modernes. A l'occasion des controverses et querelles entre les théologiens de sa religion, il énonce déjà sa maxime de garder toujours une oreille pour l'accusé. A vingt-quatre ans, sa tolérance est fondée autant qu'elle le sera jamais. La philosophie péripatéticienne, qu'il avait apprise chez les jésuites de Toulouse, ne le retient pas le moins du monde en présence du système de Descartes auquel il s'applique; mais ne croyez pas qu'il s'y livre. Quand plus tard il s'agira pour lui d'aller s'établir en Hollande, il laissera échapper son secret: «Le cartésianisme, dit-il, ne sera pas une affaire (un obstacle); je le regarde simplement comme une hypothèse ingénieuse qui peut servir à expliquer certains effets naturels... Plus j'étudie la philosophie, «plus j'y trouve d'incertitude. La différence entre les sectes ne va qu'à quelque probabilité de plus ou de moins. Il n'y en a point encore qui ait frappé au but, et jamais on n'y frappera apparemment, tant sont grandes les profondeurs de Dieu dans les oeuvres de la nature, aussi bien que dans celles de la grâce. Ainsi vous pouvez dire à M. Gaillard (qui s'entremettait pour lui) que je suis un philosophe sans entêtement, et qui regarde Aristote, Épicure, Descartes, comme des inventeurs de conjectures que l'on suit ou que l'on quitte, selon que l'on veut chercher plutôt un tel qu'un tel amusement d'esprit.» C'est ainsi qu'on le voit engager ses cousins à prendre le plus qu'ils pourront de philosophie péripatéticienne, sauf à s'en défaire ensuite quand ils auront goûté la nouvelle: «Ils garderont de celle-là la méthode de pousser vivement et subtilement une objection et de répondre nettement et précisément aux difficultés.» Ce mot que Bayle a lâché, de prendre telle ou telle philosophie selon l'amusement d'esprit qu'on cherche pour le moment, est significatif et trahit une disposition chez lui instinctive, le fort, ou, si l'on veut, le faible de son génie. Ce mot lui revient souvent; le côté de l'amusement de l'esprit le frappe, le séduit en toute chose. Il prend plaisir à voir les petites Furies qui se logent dans les écrits des théologiens, dans les attaques de M. Spanheim et les réponses de M. Amyrault; il ajoute, il est vrai, par correctif: s'il n'y a pas plus sujet de pleurer que de se divertir, en voyant les faiblesses de l'homme. Mais l'amusement du curieux, on le sent, est chose essentielle pour lui. Il se met à la fenêtre et regarde passer chaque chose; les nouvelles mêmes l'amusent. Il est nouvelliste à toute outrance; sa curiosité est affamée par les victoires de Louis XIV. Il amuse son frère par le récit de la mort du comte de Saint-Pol. Plus loin, il exprime son grand plaisir de lire le Comte de Gabalis, quoique, au reste, plusieurs endroits profanes fassent beaucoup de peine aux consciences tendres. Ces consciences tendres ont-elles tort ou raison? N'est-ce pas bien, en certaines matières, d'avoir la conscience tendre? Bayle ne dit ni oui ni non; mais il note leur scrupule, de même qu'il exprime son plaisir. Cette indifférence du fond, il faut bien le dire, cette tolérance prompte, facile, aiguisée de plaisir, est une des conditions essentielles du génie critique, dont le propre, quand il est complet, consiste à courir au premier signe sur le terrain d'un chacun, à s'y trouver à l'aise, à s'y jouer en maître et à connaître de toutes choses. Il avertit en un endroit son frère cadet qu'il lui parle des livres sans aucun égard à la bonté ou à l'utilité qu'on en peut tirer: «Et ce qui me détermine à vous en faire mention est uniquement qu'ils sont nouveaux, ou que je les ai lus, ou que j'en ai ouï parler.»
Bayle ne peut s'empêcher de faire ainsi; il s'en plaint, il s'en blâme, et retombe toujours: «Le dernier livre que je vois, écrit-il de Genève à son frère, est celui que je préfère à tous les autres.» Langues, philosophie, histoire, antiquité, géographie, livres galants, il se jette à tout, selon que ces diverses matières lui sont offertes: «D'où que cela procède, il est certain que jamais amant volage n'a plus souvent changé de maîtresse, que moi de livres.» Il attribue ces échappées de son esprit à quelque manque de discipline dans son éducation: «Je ne songe jamais à la manière dont j'ai été conduit dans mes études, que les larmes ne m'en viennent aux yeux. C'est dans l'âge au-dessous de vingt ans que les meilleurs coups se ruent: c'est alors qu'il faut faire son emplette.» Il regrette le temps qu'il a perdu jeune à chasser les cailles et à hâter les vignerons (ce dut être pourtant un pauvre chasseur toujours et un compagnon peu rustique que Bayle, et il ne put guère jouir des champs que pendant la saison qu'il passa, affaibli de santé, aux bords de l'Ariége); il regrette môme le temps qu'il a employé à étudier six ou sept heures par jour, parce qu'il n'observait aucun ordre, et qu'il étudiait sans cesse par anticipation. Le journal, suivant lui, n'est, pour ainsi dire, qu'un dessert d'esprit; il faut faire provision de pain et de viande solide avant de se disperser aux friandises. «Je vous l'ai déjà dit, écrit-il encore à son frère, la démangeaison de savoir en gros et en général diverses choses est une maladie flatteuse (amabilis insania), qui ne laisse pas de faire beaucoup de mal. J'ai été autrefois touché de cette même avidité, et je puis dire qu'elle m'a été fort préjudiciable.» Mais voilà, au moment même du reproche, qu'il l'encourt de plus belle; il voudrait tout savoir, même les détails rustiques, lui qui tout à l'heure regrettait le temps perdu à la chasse; il demande mainte observation à son frère sur les verreries de Gabre, sur le pastel du Lauraguais. Il le presse de questions sur les nobles de sa province, sur les tenants et aboutissants de chaque famille: «Je sais bien que la généalogie ne fait pas votre étude, comme elle aurait été ma marotte si j'eusse été d'une fortune à étudier selon ma fantaisie.» Il complimente son frère et se réjouit de le voir touché de la même passion que lui, de connoître jusqu'aux moindres particularités des grands hommes. A propos de ses migraines fréquentes, ce n'est pas l'étude qui en est cause, suivant lui, parce qu'il ne s'applique pas beaucoup à ce qu'il lit: «Je ne sais jamais, quand je commence une composition, ce que je dirai dans la seconde période. Ainsi, je ne me fatigue pas excessivement l'esprit.... Aussi pressens-je que, quand même je pourrois rencontrer dans la suite quelque emploi à grand loisir, je ne deviendrais jamais profond. Je lirois beaucoup, je retiendrois diverses choses vago more, et puis c'est tout.» Ces passages et bien d'autres encore témoignent à quel degré Bayle possédait l'instinct, la vocation critique dans le sens où nous la définissons.
Ce génie, dans son idéal complet (et Bayle réalise cet idéal plus qu'aucun autre écrivain), est au revers du génie créateur et poétique, du génie philosophique avec système; il prend tout en considération, fait tout valoir, et se laisse d'abord aller, sauf à revenir bientôt. Tout esprit qui a en soi une part d'art ou de système n'admet volontiers que ce qui est analogue à son point de vue, à sa prédilection. Le génie critique n'a rien de trop digne, ni de prude, ni de préoccupé, aucun quant à soi. Il ne reste pas dans son centre ou à peu de distance; il ne se retranche pas dans sa cour, ni dans sa citadelle, ni dans son académie; il ne craint pas de se mésallier; il va partout, le long des rues, s'informant, accostant; la curiosité l'allèche, et il ne s'épargne pas les régals qui se présentent. Il est, jusqu'à un certain point, tout à tous, comme l'Apôtre, et en ce sens il y a toujours de l'optimisme dans le critique véritablement doué. Mais gare aux retours! que Jurieu se méfie125! l'infidélité est un trait de ces esprits divers et intelligents; ils reviennent sur leurs pas, ils prennent tous les côtés d'une question, ils ne se font pas faute de se réfuter eux-mêmes et de retourner la tablature. Combien de fois Bayle n'a-t-il pas changé de rôle, se déguisant tantôt en nouveau converti, tantôt en vieux catholique romain, heureux de cacher son nom et de voir sa pensée faire route nouvelle en croisant l'ancienne! Un seul personnage ne pouvait suffire à la célérité et aux revirements toujours justes de son esprit mobile, empressé, accueillant. Quelque vastes que soient les espaces et le champ défini, il ne peut promettre de s'y renfermer, ni s'empêcher, comme il le dit admirablement, de faire des courses sur toutes sortes d'auteurs. Le voilà peint d'un mot.
Note 125: (retour) Bayle a-t-il été l'amant de madame Jurieu, comme l'ont dit les malins, et comme on le peut lire page 334, t. 1er des Nouveaux Mémoires d'Histoire, de Critique et de Littérature, par l'abbé d'Arligny? Grande question sur laquelle les avis sont partagés. (Voir les mêmes Mémoires, t. VII, page 47.)
Bayle s'ennuya beaucoup durant son séjour à Coppet, où il était précepteur des fils du comte de Dhona. Le précurseur de Voltaire pressentait-il, dans ce château depuis si célèbre, l'influence contraire du génie futur du lieu? Le fait est que Bayle aimait peu les champs, qu'il n'avait aucun tour rêveur dans l'esprit, rien qui le consolât dans le commerce avec la nature. Plus mélancolique que gai de tempérament, mais parce qu'il était de petite complexion, avec de l'agrément et du badinage dans l'esprit, il n'aimait que les livres, l'étude, la conversation des lettrés et philosophes. Son désir de Paris et de tout ce qui l'en pourrait rapprocher était grand. Il a maintes fois exprimé le regret de n'être pas né dans une ville capitale, et il confesse dans sa Réponse aux Questions d'un Provincial qu'il a été éclairé sur les ressources de Paris pour avoir senti le préjudice de la privation. Il quitta donc Coppet pour Rouen dans cette idée de se rapprocher à tout prix du centre des belles-lettres et de la politesse, et du foyer des bibliothèques: «J'ai fait comme toutes les grandes armées qui sont sur pied, pour ou contre la France, elles décampent de partout où elles ne trouvent point de fourrages ni de vivres.» Précepteur à Rouen et mécontent encore, précepteur à Paris enfin, mais sans liberté, sans loisir, introduit aux conférences qui se tenaient chez M. Ménage, et connaissant M. Conrart et quelques autres, mais avec le regret de ses liens, Bayle accepta, en 1675, une chaire de philosophie à Sedan, et dut se remettre aux exercices dialectiques qu'il avait un peu négligés pour les lettres. Pendant toutes ces années, sa faculté critique ne se fait jour que par sa correspondance, qui est abondante. Il ne devint véritablement auteur que par sa Lettre sur les Comètes (1682). Un an auparavant, sa chaire de philosophie à Sedan avait été supprimée, et après quelque séjour à Paris il s'était décidé à accepter une chaire de philosophie et d'histoire qu'on fondait pour lui à Rotterdam. Sa Critique générale de l'Histoire du Calvinisme du Père Maimbourg parut cette même année 1682, et jusqu'en décembre 1706, époque de sa mort, sa carrière, à l'ombre de la statue d'Érasme, ne fut plus marquée que par des écrits, des controverses littéraires ou philosophiques; après ses disputes de plume avec Jurieu, Le Clerc, Bernard et Jaquelot, après son petit démêlé avec le domestique chatouilleux de la reine Christine, les plus graves événements pour lui furent ses déménagements (en 1688 et en 1692), qui lui brouillaient ses livres et ses papiers. La perte de sa chaire, en 1693, lui fut moins fâcheuse à supporter qu'il n'aurait semblé, et, dans la modération de ses goûts, il y vit surtout l'occasion de loisir et d'étude libre qui lui en revenait; il se félicite presque d'échapper aux conflits, cabales et entremangeries professorales qui règnent dans toutes les académies.
En tête d'une des lettres de sa Critique générale, Bayle nous dit avoir remarqué, dès ses jeunes ans, une chose qui lui parut bien jolie et bien imitable, dans l'Histoire de l'Académie française de Pelisson: c'est que celui-ci avait toujours plus cherché, en lisant un livre, l'esprit et le génie de l'auteur que le sujet même qu'on y traitait. Bayle applique cette méthode au Père Maimbourg; et nous, au milieu de tous ces ouvrages si bigarrés de pensées, de ces ouvrages pareils à des rivières qui serpentent, nous appliquerons la méthode à Bayle lui-même, nous occupant de sa personne plus que des objets nombreux où il se disperse126.
Bayle, d'après ce qu'on vient de voir, a toujours très-peu résidé à Paris, malgré son vif désir. Il y passa quelques mois comme précepteur, en 1675; il y vint quelquefois pendant ses vacances de Sedan; il y resta dans l'intervalle de son retour de Sedan à son départ pour Rotterdam: mais on peut dire qu'il ne connut pas le monde de Paris, la belle société de ces années brillantes; son langage et ses habitudes s'en ressentent d'abord. Cette absence de Paris est sans doute cause que Bayle paraît à la fois en avance et en retard sur son siècle, en retard d'au moins cinquante ans par son langage, sa façon de parler, sinon provinciale, du moins gauloise, par plus d'une phrase longue, interminable, à la latine, à la manière du XVIe siècle, à peu près impossible à bien ponctuer127; en avance par son dégagement d'esprit et son peu de préoccupation pour les formes régulières et les doctrines que le XVIIe siècle remit en honneur après la grande anarchie du XVIe. De Toulouse à Genève, de Genève à Sedan, de Sedan à Rotterdam, Bayle contourne, en quelque sorte, la France du pur XVIIe siècle sans y entrer. Il y a de ces existences pareilles à des arches de pont qui, sans entrer dans le plein de la rivière, l'embrassent et unissent, les deux rives. Si Bayle eût vécu au centre de la société lettrée de son âge, de cette société polie que M. Roederer vient d'étudier avec une minutie qui n'est pas sans agrément, et avec une prédilection qui ne nuit pas à l'exactitude; si Bayle, qui entra dans le monde vers 1675, c'est-à-dire au moment de la culture la plus châtiée de la littérature de Louis XIV, avait passé ses heures de loisir dans quelques-uns des salons d'alors, chez madame de La Sablière, chez le président Lamoignon, ou seulement chez Boileau à Auteuil, il se fût fait malgré lui une grande révolution en son style. Eût-ce été un bien? y aurait-il gagné? Je ne le crois pas. Il se serait défait sans doute de ses vieux termes ruer, bailler, de ses proverbes un peu rustiques. Il n'aurait pas dit qu'il voudrait bien aller de temps en temps à Paris se ravictuailler en esprit et en connoissances; il n'aurait pas parlé de madame de La Sablière comme d'une femme de grand esprit qui a toujours à ses trousses La Fontaine, Racine (ce qui est inexact pour ce dernier), et les philosophes du plus grand nom; il aurait redoublé de scrupules pour éviter dans son style les équivoques, les vers, et l'emploi dans la même période d'un on pour il, etc., toutes choses auxquelles, dans la préface de son Dictionnaire critique, il assure bien gratuitement qu'il fait beaucoup d'attention; en un mot, il n'aurait plus tant osé écrire à toute bride (madame de Sévigné disait à bride abattue) ce qui lui venait dans l'esprit. Mais, pour mon compte, je serais fâché de cette perte; je l'aime mieux avec ses images franches, imprévues, pittoresques, malgré leur mélange. Il me rappelle le vieux Pasquier avec un tour plus dégagé, ou Montaigne avec moins de soin à aiguiser l'expression. Écoutez-le disant à son frère cadet qui le consulte: «Ce qui est propre à l'un ne l'est pas à l'autre; il faut donc faire la guerre à l'oeil et se gouverner selon la portée de chaque génie... il faut exercer contre son esprit le personnage d'un questionneur fâcheux, se faire expliquer sans rémission tout ce qu'il plaît de demander.» Comme cela est joli et mouvant! Le mot vif, qui chez Bayle ne se fait jamais longtemps attendre, rachète de reste cette phrase longue que Voltaire reprochait aux jansénistes, qu'avait en effet le grand Arnauld, mais que le Père Maimbourg n'avait pas moins. Bayle lui-même remarque, à ce sujet des périodes du Père Maimbourg, que ceux qui s'inquiètent si fort des règles de grammaire, dont on admire l'observance chez l'abbé Fléchier ou le Père Bouhours, se dépouillent de tant de grâces vives et animées, qu'ils perdent plus d'un côté qu'ils ne gagnent de l'autre. Montesquieu, qui conseillait plaisamment aux asthmatiques les périodes du Père Maimbourg, n'a pas échappé à son tour au défaut de trop écourter la phrase; ou plutôt Montesquieu fait bien ce qu'il fait; mais ne regrettons pas de retrouver chez Bayle la phrase au hasard et étendue, cette liberté de façon à la Montaigne, qui est, il l'avoue ingénument, de savoir quelquefois ce qu'il dit, mais non jamais ce qu'il va dire. Bayle garda son tour intact dans sa vie de province et de cabinet, il ne l'eût pas fait à Paris; il eût pris garde davantage, il eût voulu se polir; cela eût bridé et ralenti sa critique.
Note 127: (retour) J'ai surtout en vue certaines phrases de Bayle à son point de départ. On en peut prendre un échantillon dans une de ses lettres (Oeuvres diverses, t. 1, page 9, au bas de la seconde colonne. C'est à tort qu'il y a un point avant les mots: par cette lecture, il n'y fallait qu'une virgule). Bayle partit donc en style de la façon du XVIe siècle, ou du moins de celle du XVIIe libre et non académique; il ne s'en défit jamais. En avançant pourtant et à force d'écrire, sa phrase, si riche d'ailleurs de gallicismes, ne laissa pas de se former; elle s'épura, s'allégea beaucoup, et souvent même se troussa fort lestement.
Une des conditions du génie critique dans la plénitude où Bayle nous le représente, c'est de n'avoir pas d'art à soi, de style: hâtons-nous d'expliquer notre pensée. Quand on a un style à soi, comme Montaigne, par exemple, qui certes est un grand esprit critique, on est plus soucieux de la pensée qu'on exprime et de la manière aiguisée dont on l'exprime, que de la pensée de l'auteur qu'on explique, qu'on développe, qu'on critique; on a une préoccupation bien légitime de sa propre oeuvre, qui se fait à travers l'oeuvre de l'autre, et quelquefois à ses dépens. Cette distraction limite le génie critique. Si Bayle l'avait eue, il aurait fait durant toute sa vie un ou deux ouvrages dans le goût des Essais, et n'eût pas écrit ses Nouvelles de la République des Lettres, et toute sa critique usuelle, pratique, incessante. De plus, quand on a un art à soi, une poésie, comme Voltaire, par exemple, qui certes est aussi un grand esprit critique, le plus grand, à coup sûr, depuis Bayle, on a un goût décidé, qui, quelque souple qu'il soit, atteint vite ses restrictions. On a son oeuvre propre derrière soi à l'horizon; on ne perd jamais de vue ce clocher-là. On en fait involontairement le centre de ses mesures. Voltaire avait de plus son fanatisme philosophique, sa passion, qui faussait sa critique. Le bon Bayle n'avait rien de semblable. De passion aucune: l'équilibre même; une parfaite idée de la profonde bizarrerie du coeur et de l'esprit humain, et que tout est possible, et que rien n'est sûr. De style, il en avait sans s'en douter, sans y viser, sans se tourmenter à la lutte comme Courier, La Bruyère ou Montaigne lui-même; il en avait suffisamment, malgré ses longueurs et ses parenthèses, grâce à ses expressions charmantes et de source. Il n'avait besoin de se relire que pour la clarté et la netteté du sens: heureux critique! Enfin il n'avait pas d'art, de poésie, par-devers lui. L'excellent Bayle n'a, je crois, jamais fait un vers français en sa jeunesse, de même qu'il n'a jamais rêvé aux champs, ce qui n'était guère de son temps encore, ou qu'il n'a jamais été amoureux, passionnément amoureux d'une femme, ce qui est davantage de tous les temps. Tout son art est critique, et consiste, pour les ouvrages où il se déguise, à dispenser mille petites circonstances, à assortir mille petites adresses afin de mieux divertir le lecteur et de lui colorer la fiction: il prévient lui-même son frère de ces artifices ingénieux, à propos de la Lettre des Comètes.
Je veux énumérer encore d'autres manques de talents, ou de passions, ou de dons supérieurs, qui ont fait de Bayle le plus accompli critique qui se soit rencontré dans son genre, rien n'étant venu à la traverse pour limiter ou troubler le rare développement de sa faculté principale, de sa passion unique. Quant à la religion d'abord, il faut bien avouer qu'il est difficile, pour ne pas dire impossible, d'être religieux avec ferveur et zèle en cultivant chez soi cette faculté critique et discursive, relâchée et accommodante. Le métier de critique est comme un voyage perpétuel avec toutes sortes de personnes et en toutes sortes de pays, par curiosité. Or, comme on sait,
Rarement à courir le monde
On devient plus homme de bien;
rarement du moins, on devient plus croyant, plus occupé du but invisible. Il faut dans la piété un grand jeûne d'esprit, un retranchement fréquent, même à l'égard des commerces innocents et purement agréables, le contraire enfin de se répandre. La façon dont Bayle était religieux (et nous croyons qu'il l'était à un certain degré) cadrait à merveille avec le génie critique qu'il avait en partage. Bayle était religieux, disons-nous, et nous tirons cette conclusion moins de ce qu'il communiait quatre fois l'an, de ce qu'il assistait aux prières publiques et aux sermons, que de plusieurs sentiments de résignation et de confiance en Dieu, qu'il manifeste dans ses lettres. Quoiqu'il avertisse quelque part128 de ne pas trop se fier aux lettres d'un auteur comme à de bons témoins de ses pensées, plusieurs de celles où il parle de la perte de sa place respirent un ton de modération qui ne semble pas tenir seulement à une humeur calme, à une philosophie modeste, mais bien à une soumission mieux fondée et à un véritable esprit de christianisme. En d'autres endroits voisins des précédents, nous le savons, l'expression est toute philosophique; mais avec Bayle, pour rester dans le vrai, il ne convient pas de presser les choses; il faut laisser coexister à son heure et à son lieu ce qui pour lui ne s'entre-choquait pas 129. Nous aimons donc à trouver que le mot de bon Dieu revient souvent dans ses lettres d'un accent de naïveté sincère. Après cela, la religion inquiète médiocrement Bayle; il ne se retranche par scrupule aucun raisonnement qui lui semble juste, aucune lecture qui lui paraît divertissante. Dans une lettre, tout à côté d'une belle phrase sincère sur la Providence, il mentionnera Hexameron rustique de La Mothe-Le-Vayer avec ses obscénités: «Sed omnia sana sanis.» ajoute-t-il tout aussitôt, et le voilà satisfait. Si, par impossible, quelque bel esprit janséniste avait entretenu une correspondance littéraire, y rencontrerait-on jamais des lignes comme celles qui suivent? «M. Hermant, docteur de Sorbonne, qui a composé en françois les Vies de quatre Pères de l'Église grecque, vient de publier celle de saint Ambroise, l'un des Pères de l'Église latine. M. Ferrier, bon poëte françois, vient de faire imprimer les Préceptes galants: c'est une espèce de traité semblable à l'Art d'aimer d'Ovide.» Et quelques lignes plus bas: «On fait beaucoup de cas de la Princesse de Clèves. Vous avez ouï parler sans doute de deux décrets du pape, etc.» Plus ou moins de religion qu'il n'en avait aurait altéré la candeur et l'expansion critique de Bayle.
Note 129: (retour) Voir une lettre intéressante (Oeuv. div., I, 184) où il explique pourquoi il n'était pas en bonne odeur de religion.—L'illustre Joseph de Maistre, si acharné aux athées, ne s'est pas montré trop rigoureux à l'endroit de Bayle: «Bayle même, le père de l'incrédulité moderne, ne ressemble point à ses successeurs. Dans ses écarts les plus condamnables on ne lui trouve point une grande envie de persuader, encore moins le ton de l'irritation ou de l'esprit de parti; il nie moins qu'il ne doute; il dit le pour et le contre; souvent même il est plus disert pour la bonne cause que pour la mauvaise (comme dans l'article Leucippe de son Dictionnaire).» Principe générateur des Constitutions politiques, LXII.—Rappelons encore ce mot sur Bayle, qui a son application en divers sens: «Tout est dans Bayle, mais il faut l'en tirer.» (Ce mot n'est pas de M. de Maistre, comme M. Sayous l'a cru.)
Si nous osions nous égayer tant soit peu à quelqu'un de ces badinages chez lui si fréquents, nous pourrions soutenir que la faculté critique de Bayle a été merveilleusement servie par son manque de désir amoureux et de passion galante130. Il est fâcheux sans doute qu'il se soit laissé aller à quelque licence de propos et de citations. L'obscénité de Bayle (on l'a dit avec raison) n'est que celle même des savants qui s'émancipent sans bien savoir, et ne gardent pas de nuances. Certains dévots n'en gardent pas non plus dans l'expression, dès qu'il s'agit de ces choses, et l'on a remarqué qu'ils aiment à salir la volupté, pour en dégoûter sans doute. Bayle n'a pas d'intention si profonde. Il n'aime guère la femme; il ne songe pas à se marier: «Je ne sais si un certain fonds de paresse et un trop grand amour du repos et d'une vie exempte de soins, un goût excessif pour l'étude et une humeur un peu portée au chagrin, ne me feront toujours préférer l'état de garçon à celui d'homme marié.» Il n'éprouve pas même au sujet de la femme et contre elle cette espèce d'émotion d'un savant une fois trompé, de l'antiquaire dans Scott, contre le genre-femme. Un jour à Coppet, en 1672, c'est-à-dire à vingt-cinq ans, dans son moment de plus grande galanterie, il prêta à une demoiselle le roman de Zayde; mais celle-ci ne le lui rendait pas: «Fâché de voir lire si lentement un livre, «je lui ai dit cent fois le tardigrada, domiporta et ce qui s'ensuit, avec quoi on se moque de la tortue. Certes, voilà bien «des gens propres à dévorer les bibliothèques!» Dans un autre moment de galanterie, en 1675, il écrit à mademoiselle Minutoli; et, à cet effet, il se pavoise de bel esprit, se raille de son incapacité à déchiffrer les modes, lui cite, pour être léger, deux vers de Ronsard sur les cornes du bélier, et les applique à un mari: «Au reste, mademoiselle, dit-il à un «endroit, le coup de dent que vous baillez à celui qui vous «a louée, etc.» L'état naturel et convenable de Bayle à l'égard du sexe est un état d'indifférence et de quiétisme. Il ne faut pas qu'il en sorte; il ne faut pas qu'il se ressouvienne de Ronsard ou de Brantôme pour tâcher de se faire un ton à la mode. S'il a perdu à ce manque d'émotions tendres quelque délicatesse et finesse de jugement, il y a gagné du temps pour l'étude 131, une plus grande capacité pour ces impressions moyennes qui sont l'ordinaire du critique, et l'ignorance de ces dégoûts qui ont fait dire à La Fontaine: Les délicats sont malheureux. Si Bayle en demeura exempt, l'abbé Prévost, critique comme lui, mais de plus romancier et amoureux, ne fut pas sans en souffrir.
Note 130: (retour) Ce qu'on a dit sur les amours de Bayle et de madame Jurieu n'est pas une objection à ce qu'on remarque ici. En supposant (ce qui me paraît fort possible) que l'abbé d'Olivet ait été bien informé, et que son récit, consigné dans les Mémoires de D'Artigny, mérite quelque attention, il en résulterait que Bayle, âgé de vingt-huit ans alors, dérogea un moment, auprès de la femme avenante du ministre, aux habitudes de son humeur et au régime de toute sa vie. L'occasion aidant, il n'était pas besoin de grande passion pour cela.
Note 131: (retour) Dans une note de son article Érasme du Dictionnaire critique, parlant des transgressions avec les personnes qui sont obligées de sauver les apparences, il dit de ce ton de naïveté un peu narquoise qui lui va si bien: «Elles exigent des préliminaires, elles se font assiéger «dans toutes les formes. Se sont-elles rendues, c'est un bénéfice qui «demande résidence... Il est rare qu'on ne tombe qu'une fois dans «cette espèce d'engagement; on ne s'en retire qu'avec un morceau de chaîne qui forme bientôt une nouvelle captivité. Aussi on m'avouera qu'un homme qui a presque toujours la plume et les livres à la main ne sauroit trouver assez de temps pour toutes ces choses.
On lit dans la préface du Dictionnaire critique: «Divertissements, parties de plaisir, jeux, collations, voyages à la campagne, visites et telles autres récréations nécessaires à quantité de gens d'étude, à ce qu'ils disent, ne sont pas mon fait; je n'y perds point de temps.» Il était donc utile à Bayle de ne point aimer la campagne; il lui était utile même d'avoir cette santé frêle, ennemie de la bonne chère, ne sollicitant jamais aux distractions. Ses migraines, il nous l'apprend, l'obligeaient souvent à des jeûnes de trente et quarante heures continues. Son sérieux habituel, plus voisin de la mélancolie que de la gaieté, n'avait rien de songeur, et n'allait pas au chagrin ni à la bizarrerie. Une conversation gaie lui revenait fort par moments, et on aurait été près alors de le loger dans la classe des rieurs. Il se sentit toujours peu porté aux mathématiques; ce fut la seule science qu'il n'aborda pas et ne désira pas posséder. Elle absorbe en effet, détourne un esprit critique, chercheur et à la piste des particularités; elle dispense des livres, ce qui n'était pas du tout le fait de Bayle. La dialectique, qu'il pratiqua d'abord à demi par goût et à demi par métier (étant professeur de philosophie), finit par le passionner et par empiéter un peu sur sa faculté littéraire. Il a dit de Nicole et l'on peut dire de lui que «sa coutume de pousser les raisonnements jusqu'aux derniers recoins de la dialectique le rendoit mal propre à composer des pièces d'éloquence.» Ce désintéressement où il était pour son propre compte dans l'éloquence et la poésie le rendait d'autre part plus complet, plus fidèle dans son office de rapporteur de la république des lettres. Il est curieux surtout à entendre parler des poètes et pousseurs de beaux sentiments, qu'il considère assez volontiers comme une espèce à part, sans en faire une classe supérieure. Pour nous qui en introduisant l'art, comme on dit, dans la critique, en avons retranché tant d'autres qualités, non moins essentielles, qu'on n'a plus, nous ne pouvons nous empêcher de sourire des mélanges et associations bizarres que fait Bayle, bizarres pour nous à cause de la perspective, mais prompts et naïfs reflets de son impression contemporaine: le ballet de Psyché au niveau des Femmes savantes; l'Hippolyte de M. Racine et celui de M. Pradon, qui sont deux tragédies très-achevées; Bossuet côte à côte avec le Comte de Gabalis, l'Iphigénie et sa préface qu'il aime presque autant que la pièce, à côté de Circé, opéra à machines. En rendant compte de la réception de Boileau à l'Académie, il trouve que «M. Boileau est d'un mérite si distingué qu'il eût été difficile à messieurs de l'Académie de remplir aussi avantageusement qu'ils ont fait la place de M. de Bezons.» On le voit, Bayle est un véritable républicain en littérature. Cet idéal de tolérance universelle, d'anarchie paisible et en quelque sorte harmonieuse, dans un État divisé en dix religions comme dans une cité partagée en diverses classes d'artisans, cette belle page de son Commentaire philosophique, il la réalise dans sa république des livres, et, quoiqu'il soit plus aisé de faire s'entre-supporter mutuellement les livres que les hommes, c'est une belle gloire pour lui, comme critique, d'en avoir su tant concilier et tant goûter.
Un des écueils de ce goût si vif pour les livres eût été l'engouement et une certaine idée exagérée de la supériorité des auteurs, quelque chose de ce que n'évitent pas les subalternes et caudataires en ce genre, comme Brossette. Bayle, sous quelque dehors de naïveté, n'a rien de cela. On lui reprochait d'abord d'être trop prodigue de louanges; mais il s'en corrigea, et d'ailleurs ses louanges et ses respects dans l'expression envers les auteurs ne lui dérobèrent jamais le fond. Son bon sens le sauva, tout jeune, de la superstition littéraire pour les illustres: «J'ai assez de vanité, écrit-il à son frère, pour souhaiter qu'on ne connoisse pas de moi ce que j'en connois, et pour être bien aise qu'à la faveur d'un livre qui fait souvent le plus beau côté d'un auteur, on me croie un grand personnage..... Quand vous aurez connu personnellement plus de personnes célèbres par leurs écrits, vous verrez que ce n'est pas si grand'chose que de composer un bon livre...» C'est dans une lettre suivante à ce même frère cadet qui se mêlait de le vouloir pousser à je ne sais quelle cour, qu'on lit ce propos charmant: «Si vous me demandez pourquoi j'aime l'obscurité et un état médiocre et tranquille, je vous assure que je n'en sais rien.... Je n'ai jamais pu souffrir le miel, mais pour le sucre je l'ai toujours trouvé agréable: voilà deux choses douces que bien des gens aiment.» Toute la délicatesse, toute la sagacité de Bayle, se peuvent apprécier dans ce trait et dans le précédent.
L'équilibre et la prudence que nous avons notés en lui, cette humeur de tranquillité et de paresse dont il fait souvent profession, ne l'induisirent jamais à aucun de ces ménagements pour lui-même, à rien de cet égoïsme discret dont son contemporain Fontenelle offre, pour ainsi dire, le chef-d'oeuvre. La parcimonie, le méticuleux propre à certaines natures analytiques et sceptiques, est chose étrangère à sa veine. Cet esprit infatigable produit sans cesse, et, qualité grandement distinctive, il se montre abondant, prodigue et généreux, comme tous les génies.
Le moment le plus actif et le plus fécond de cette vie si égale fut vers l'année 1686. Bayle, âgé de trente-neuf ans, poursuivait ses Nouvelles de la République des Lettres, publiait sa France toute catholique, contre les persécutions de Louis XIV, préparait son Commentaire philosophique, et en même temps, dans une note qu'il rédigeait Nouv. de la Rép. des Lett., mars 1686, sur son écrit anonyme de la France toute catholique, note plus modérée et plus avouable assurément que celle que l'abbé Prévost insérait dans son Pour et Contre sur son chevalier des Grieux, dans cette note parfaitement mesurée et spirituelle, Bayle faisait pressentir que l'auteur, après avoir tancé les catholiques sur l'article des violences, pourrait bientôt toucher cette corde des violences avec les protestants eux-mêmes qui n'en étaient pas exempts, et qu'alors il y aurait lieu à des représailles. La Réponse d'un nouveau Converti et le fameux Avis aux Protestants, toute cette contre-partie de la question, qui remplit la seconde moitié de la carrière de Bayle, était ainsi présagée. La maladie qui lui survint l'année suivante (1687), par excès de travail, le força de se dédoubler, en quelque sorte, dans ce rôle à la fois littéraire et philosophique; il dut interrompre ses Nouvelles de la République des Lettres. Peu auparavant, il écrivait à l'un de ses amis, en réponse à certains bruits qui avaient couru, qu'il n'avait nul dessein de quitter sa fonction de journaliste, qu'il n'en était point las du tout, qu'il n'y avait pas d'apparence qu'il le fût de longtemps, et que c'était l'occupation qui convenait le mieux à son humeur. Il disait cela après trois années de pratique, au contraire de la plupart des journalistes qui se dégoûtent si vite du métier. C'était chez lui force de vocation. Au temps qu'il était encore professeur de philosophie, il éprouvait un grand ennui à l'arrivée de tous les livres de la foire de Francfort, si peu choisis qu'ils fussent, et se plaignait que ses fonctions lui ôtassent le loisir de cette pâture. Il s'était pris d'admiration et d'émulation pour la belle invention des journaux par M. de Sallo, pour ceux que continuait de donner à Paris M. l'abbé de La Roque, pour les Actes des Érudits de Leipsick. Lorsqu'il entreprit de les imiter, il se plaça tout d'abord au premier rang par sa critique savante, nourrie, modérée, pénétrante, par ses analyses exactes, ingénieuses, et même par les petites notes qui, bien faites, ont du prix, et dont la tradition et la manière seraient perdues depuis longtemps, si on n'en retrouvait des traces encore à la fin du Journal actuel des Savants132; petites notes où chaque mot est pesé dans la balance de l'ancienne et scrupuleuse critique, comme dans celle d'un honnête joaillier d'Amsterdam. Cette critique modeste de Bayle, qui est républicaine de Hollande, qui va à pied, qui s'excuse de ses défauts auprès du public sur ce qu'elle a peine à se procurer les livres, qui prie les auteurs de s'empresser un peu de faire venir les exemplaires, ou du moins les curieux de les prêter pour quelques jours, cette critique n'est-elle pas en effet (si surtout on la compare à la nôtre et à son éclat que je ne veux pas lui contester) comme ces millionnaires solides, rivaux et vainqueurs du grand roi, et si simples au port et dans leur comptoir? D'elle à nous, c'est toute la différence de l'ancien au nouveau notaire, si bien marquée l'autre jour par M. de Balzac dans sa Fleur des Pois133.
Après qu'il eut renoncé à ses Nouvelles de la République des Lettres, la faculté critique de Bayle se rejeta sur son Dictionnaire, dont la confection et la révision l'occupèrent durant dix années, depuis 1694 jusqu'en 1704. Il publia encore par délassement (1704) la Réponse aux Questions d'un Provincial, dont le commencement n'est autre chose qu'un assemblage d'aménités littéraires. Mais ses disputes avec Le Clerc, Bernard et Jaquelot, envahirent toute la suite de l'ouvrage. Bien que ces disputes de dialectique fussent encore pour Bayle une manière d'amusement, elles achevèrent d'user sa santé si frêle et sa petite complexion. La poitrine, qu'il avait toujours eue délicate, se prit; il tomba dans l'indifférence et le dégoût de la vie à cinquante-neuf ans. Un symptôme grave, c'est ce qu'il écrivait à un ami en novembre 1706, un mois environ avant sa mort: «Quand même ma santé me permettroit de «travailler à un supplément du Dictionnaire, je n'y travaillerois «pas; je me suis dégoûté de tout ce qui n'est point «matière de raisonnement...» Bayle dégoûté de son Dictionnaire, de sa critique, de son amour des faits et des particularités de personnes, est tout à fait comme Chaulieu sans amabilité, tel que mademoiselle De Launay nous dit l'avoir vu aux approches de sa fin. Nous ne rappellerons pas plus de détails sur ce grand esprit: sa vie par Desimaizeaux et ses oeuvres diverses sont là pour qui le voudra bien connaître. Comme qualité qui tient encore à l'essence de son génie critique, il faut noter sa parfaite indépendance, indépendance par rapport à l'or et par rapport aux honneurs. Il est touchant de voir quelles précautions et quelles ruses il fallut à milord Shaftsbury pour lui faire accepter une montre: «Un tel meuble, dit Bayle, me paroissoit alors très-inutile; mais présentement il m'est devenu si nécessaire, que je ne saurois plus m'en passer...» Reconnaissant d'un tel cadeau, il resta sourd à toute autre insinuation du grand seigneur son ami. On n'était pourtant pas loin du temps où certains grands offraient au spirituel railleur Guy Patin un louis d'or sous son assiette, chaque fois qu'il voudrait venir dîner chez eux; On se serait arraché Bayle s'il avait voulu, car il était devenu, du fond de son cabinet, une espèce de roi des beaux esprits. Le plus triste endroit de la vie de Bayle est l'affaire assez tortueuse de l'Avis aux Protestants, soit qu'il l'ait réellement composé, soit qu'il l'ait simplement revu et fait imprimer. Il y poussa l'anonyme jusqu'à avoir besoin d'être clandestin. Sa sincérité dut souffrir d'être si à la gêne et réduite à tant de faux-fuyants.
Bayle restera-t-il? est-il resté? demandera quelqu'un; relit-on Bayle? Oui, à la gloire du génie critique, Bayle est resté et restera autant et plus que les trois quarts des poëtes et orateurs, excepté les très-grands. Il dure, sinon par telle ou telle composition particulière, du moins par l'ensemble de ses travaux. Les neuf volumes in-folio que cela forme en tout, les quatre volumes principalement de ses oeuvres diverses, préférables au Dictionnaire134, bien que moins connues, sont une des lectures les plus agréables et commodes. Quand on veut se dire que rien n'est bien nouveau sous le soleil, que chaque génération s'évertue à découvrir ou à refaire ce que ses pères ont souvent mieux vu, qu'il est presque aussi aisé en effet de découvrir de nouveau les choses que de les déterrer de dessous les monceaux croissants de livres et de souvenirs; quand on veut réfléchir sans fatigue sur bien des suites de pensées vieillies ou qui seraient neuves encore, oh! qu'on prenne alors un des volumes de Bayle et qu'on se laisse aller. Le bon et savant Dugas-Montbel, dans les derniers mois de sa vie, avouait ne plus supporter que cette lecture d'érudition digérée et facile. La lecture de Bayle, pour parler un moment son style, est comme la collation légère des après-disnées reposées et déclinantes, la nourriture ou plutôt le dessert de ces heures médiocrement animées que l'étude désintéressée colore, et qui, si l'on mesurait le bonheur moins par l'intensité et l'éclat que par la durée, l'innocence et la sûreté des sensations, pourraient se dire les meilleures de la vie135.
Décembre 1835.
Note 134: (retour) Dans une note du Journal des Savants (juin 1836), M. Daunou, en jugeant avec une indulgence qui nous honore cet article sur Bayle, a trouvé que son Dictionnaire, principal titre de sa renommée, n'avait pas obtenu ici l'attention qu'il méritait. Ce n'est pas en effet en lisant ce Dictionnaire qu'on apprend à l'apprécier, c'est en s'en servant. Un homme d'esprit a comparé drôlement le Dictionnaire de Bayle, où end of footnote from the previous page: le texte disparaît sous les notes, à ces petites boutiques ambulantes lentement traînées par un petit âne qui disparaît sous la multitude de jouets et de marchandises de toutes sortes étalées sur chaque point aux regards des passants: ce petit âne, c'est le texte.
Note 135: (retour) On ne sera pas fâché de lire ici l'opinion de La Fontaine sur Bayle; elle est digne de tous deux. On la trouve à la fin d'une lettre à M. Simon de Troyes, dans laquelle il décrit à cet ami un dîner et la conversation qu'on y tint (février 1686):
Aux journaux de Hollande il nous fallut passer;
Je ne sais plus sur quoi; mais on fit leur critique.
Bayle est, dit-on, fort vif; et, s'il peut embrasser
L'occasion d'un trait piquant et satirique,
Il la saisit, Dieu sait, en homme adroit et fin:
Il trancheroit sur tout, comme enfant de Calvin,
S'il osoit; car il a le goût avec l'étude.
Le Clerc pour la satire a bien moins d'habitude;
Il paroît circonspect; mais attendons la fin.
Tout faiseur de journaux doit tribut au malin.
Le Clerc prétend du sien tirer d'autres usages;
Il est savant, exact, il voit clair aux ouvrages;
Bayle aussi. Je fais cas de l'une et l'autre main: Tous deux ont un bon style et le langage sain. Le jugement en gros sur ces deux personnages,
Et ce fut de moi qu'il partit,
C'est que l'un cherche à plaire aux sages,
L'autre veut plaire aux gens d'esprit.
Il leur plaît. Vous aurez peut-être peine à croire Qu'on ait dans un repas de tels discours tenus:
On tint ces discours; on fit plus,
On fut au sermon après boire...
Et cet autre jugement aussi, de Voltaire, n'est pas indifférent à rappeler; Voltaire a très-bien parlé de Bayle en maint endroit, mais jamais mieux qu'à la fin d'une lettre au Père Tournemine (1735): «M. Newton, dit-il, a été aussi vertueux qu'il a été grand philosophe: tels sont pour la plupart ceux qui sont bien pénétrés de l'amour des sciences, qui n'en font point un indigne métier, et qui ne les font point servir aux misérables fureurs de l'esprit de parti. Tel a été le docteur Clarke; tel était le fameux archevèque Tillotson; tel était le grand Galilée; tel notre Descartes; tel a été Bayle, cet esprit si étendu, si sage et si pénétrant, dont les livres, tout diffus qu'ils peuvent être, seront à jamais la bibliothèque des nations. Ses moeurs n'étaient pas moins respectables que son génie. Le désintéressement et l'amour de la paix comme de la vérité étaient son caractère; c'était une âme divine.»
LA BRUYÈRE
Vers 1687, année où parut le livre des Caractères, le siècle de Louis XIV arrivait à ce qu'on peut appeler sa troisième période; les grandes oeuvres qui avaient illustré son début et sa plus brillante moitié étaient accomplies; les grands auteurs vivaient encore la plupart, mais se reposaient. On peut distinguer, en effet, comme trois parts dans cette littérature glorieuse. La première, à laquelle Louis XIV ne fit que donner son nom et que prêter plus ou moins sa faveur, lui vint toute formée de l'époque précédente; j'y range les poëtes et les écrivains nés de 1620 à 1626, ou même avant 1620, La Rochefoucauld, Pascal, Molière, La Fontaine, madame de Sévigné. La maturité de ces écrivains répond ou au commencement ou aux plus belles années du règne auquel on les rapporte, mais elle se produisait en vertu d'une force et d'une nourriture antérieures. Une seconde génération très-distincte et propre au règne même de Louis XIV, est celle en tête de laquelle on voit Boileau et Racine, et qui peut nommer encore Fléchier, Bourdaloue, etc., etc., tous écrivains ou poëtes, nés à dater de 1632, et qui débutèrent dans le monde au plus tôt vers le temps du mariage du jeune roi. Boileau et Racine avaient à peu près terminé leur oeuvre à cette date de 1687; ils étaient tout occupés de leurs fonctions d'historiographes. Heureusement, Racine allait être tiré de son silence de dix années par madame de Maintenon. Bossuet régnait pleinement par son génie en ce milieu du grand règne, et sa vieillesse commençante en devait longtemps encore soutenir et rehausser la majesté. C'était donc un admirable moment que cette fin d'été radieuse, pour une production nouvelle de mûrs et brillants esprits. La Bruyère et Fénelon parurent et achevèrent, par des grâces imprévues, la beauté d'un tableau qui se calmait sensiblement et auquel il devenait d'autant plus difficile de rien ajouter. L'air qui circulait dans les esprits, si l'on peut ainsi dire, était alors d'une merveilleuse sérénité. La chaleur modérée de tant de nobles oeuvres, l'épuration continue qui s'en était suivie, la constance enfin des astres et de la saison, avaient amené l'atmosphère des esprits à un état tellement limpide et lumineux, que du prochain beau livre qui saurait naître, pas un mot immanquablement ne serait perdu, pas une pensée ne resterait dans l'ombre, et que tout naîtrait dans son vrai jour. Conjoncture unique! éclaircissement favorable en même temps que redoutable à toute pensée! car combien il faudra de netteté et de justesse dans la nouveauté et la profondeur! La Bruyère en triompha. Vers les mêmes années, ce qui devait nourrir à sa naissance et composer l'aimable génie de Fénelon était également disposé et comme pétri de toutes parts; mais la fortune et le caractère de La Bruyère ont quelque chose de plus singulier.
On ne sait rien ou presque rien de la vie de La Bruyère, et cette obscurité ajoute, comme on l'a remarqué, à l'effet de son oeuvre, et, on peut dire, au bonheur piquant de sa destinée. S'il n'y a pas une seule ligne de son livre unique qui, depuis le premier instant de la publication, ne soit venue et restée en lumière, il n'y a pas, en revanche, un détail particulier de l'auteur qui soit bien connu. Tout le rayon du siècle est tombé juste sur chaque page du livre, et le visage de l'homme qui le tenait ouvert à la main s'est dérobé.
Jean de La Bruyère était né dans un village proche Dourdan, en 1639, disent les uns; en 1644, disent les autres et D'Olivet le premier, qui le fait mourir à cinquante-deux ans (1696). En adoptant cette date de 1644136, La Bruyère aurait eu vingt ans quand parut Andromaque; ainsi tous les fruits successifs de ces riches années mûrirent pour lui et furent le mets de sa jeunesse; il essuyait, sans se hâter, la chaleur féconde de ces soleils. Nul tourment, nulle envie. Que d'années d'étude ou de loisir durant lesquelles il dut se borner à lire avec douceur et réflexion, allant au fond des choses et attendant! Il résulte d'une note écrite vers 1720 par le Père Bougerel ou par le Père Le Long, dans des mémoires particuliers qui se trouvaient à la bibliothèque de l'Oratoire, que La Bruyère a été de cette congrégation137. Cela veut-il dire qu'il y fut simplement élevé ou qu'il y fut engagé quelque temps? Sa première relation avec Bossuet se rattache peut-être à cette circonstance. Quoi qu'il en soit, il venait d'acheter une charge de trésorier de France à Caen lorsque Bossuet, qu'il connaissait on ne sait d'où, l'appela près de M. le Duc pour lui enseigner l'histoire. La Bruyère passa le reste de ses jours à l'hôtel de Condé à Versailles, attaché au prince en qualité d'homme de lettres avec mille écus de Pension.
D'Olivet, qui est malheureusement trop bref sur le célèbre auteur, mais dont la parole a de l'autorité, nous dit en des termes excellents: «On me l'a dépeint comme un philosophe, qui ne songeoit qu'à vivre tranquille avec des amis et des livres, faisant un bon choix des uns et des autres; ne cherchant ni ne fuyant le plaisir; toujours disposé à une joie modeste, et ingénieux à la faire naître; poli dans ses «manières et sage dans ses discours; craignant toute sorte d'ambition, même celle de montrer de l'esprit138.» Le témoignage de l'académicien se trouve confirmé d'une manière frappante par celui de Saint-Simon, qui insiste, avec l'autorité d'un témoin non suspect d'indulgence, précisément sur ces mêmes qualités de bon goût et de sagesse: «Le public, dit-il, perdit bientôt après (1696) un homme illustre par son esprit, par son style et par la connoissance des hommes; mes; je veux dire La Bruyère, qui mourut d'apoplexie à Versailles, après avoir surpassé Théophraste en travaillant d'après lui et avoir peint les hommes de notre temps dans ses nouveaux Caractères d'une manière inimitable. C'étoit d'ailleurs un fort honnête homme, de très-bonne compagnie, simple, sans rien de pédant et fort désintéressé. Je l'avois assez connu pour le regretter et les ouvrages que son âge et sa santé pouvoient faire espérer de lui.» Boileau se montrait un peu plus difficile en fait de ton et de manières que le duc de Saint-Simon, quand il écrivait à Racine, 19 mai 1687: «Maximilien (pourquoi ce sobriquet de Maximilien?) «m'est venu voir à Auteuil et m'a lu quelque chose de son Théophraste. C'est un fort honnête homme à qui il ne manquerait rien, si la nature l'avoit fait aussi agréable qu'il a envie de l'être. Du reste, il a de l'esprit, du savoir et du mérite.» Nous reviendrons sur ce jugement de Boileau. La Bruyère était déjà, un peu à ses yeux un homme des générations nouvelles, un de ceux en qui volontiers l'on trouve que l'envie d'avoir de l'esprit après nous, et autrement que nous, est plus grande qu'il ne faudrait.
Note 138: (retour) J'hésite presque à glisser cette parole de Ménage, moins bon juge: elle concorde pourtant: «Il n'y a pas longtemps que M. de La «Bruyère m'a fait l'honneur de me venir voir, mais je ne l'ai pas vu «assez de temps pour le bien connoître. «Il m'a paru que ce n'étoit pas un grand parleur.» (Menagiana, tome III.)—On a opposé depuis à cette idée qu'on se faisait jusqu'ici de La Bruyère quelques mots tirés de lettres et billets de M. de Pontchartrain. et desquels il résulterait que La Bruyère était sujet à des accès de joie extravagante; c'est peu probable. Dans la disette des documents, on tire les moindres mots par les cheveux. Mais enfin il paraît bien qu'il était très-gai par moments.
Ce même Saint-Simon, qui regrettait La Bruyère et qui avait plus d'une fois causé avec lui139, nous peint la maison de Condé et M. le Duc en particulier, l'élève du philosophe, en des traits qui réfléchissent sur l'existence intérieure de celui-ci. A propos de la mort de M. le Duc (1710), il nous dit avec ce feu qui mêle tout, et qui fait tout voir à la fois: «Il étoit d'un jaune livide, l'air presque toujours furieux, mais en tout temps si fier, si audacieux, qu'on avoit peine à s'accoutumer à lui. Il avoit de l'esprit, de la lecture, des restes d'une excellente éducation (je le crois bien), de la politesse et des grâces même quand il vouloit, mais il vouloit très-rarement... Sa férocité étoit extrême, et se montroit en tout. C'étoit une meule toujours en l'air, qui faisoit fuir devant elle, et dont ses amis n'étoient jamais en sûreté, tantôt par des insultes extrêmes, tantôt par des plaisanteries cruelles en face, etc.» A l'année 1697, il raconte comment, tenant les États de Bourgogne à Dijon à la place de M. le Prince son père, M. le Duc y donna un grand exemple de l'amitié des princes et une bonne leçon à ceux qui la recherchent. Ayant un soir, en effet, poussé Santeul de vin de Champagne, il trouva plaisant de verser sa tabatière de tabac d'Espagne dans un grand verre de vin et le lui offrit à boire; le pauvre Théodas si naïf, si ingénu, si bon convive et plein de verve et de bons mots, mourut dans d'affreux vomissements140. Tel était le petit-fils du grand Condé et l'élève de La Bruyère. Déjà le poëte Sarasin était mort autrefois sous le bâton d'un Conti dont il était secrétaire. A la manière énergique dont Saint-Simon nous parle de cette race des Condés, on voit comment par degrés en elle le héros en viendra à n'être plus que quelque chose tenant du chasseur ou du sanglier. Du temps de La Bruyère, l'esprit y conservait une grande part; car, comme dit encore Saint-Simon de Santeul, «M. le Prince l'avoit presque toujours à Chantilly quand il y alloit; M. le Duc le mettoit de toutes ses parties, c'étoit de toute la maison de Condé à qui l'aimoit le mieux, et des assauts continuels avec lui de pièces d'esprit en prose et en vers, et de toutes sortes d'amusements, de badinages et de plaisanteries.» La Bruyère dut tirer un fruit inappréciable, comme observateur, d'être initié de près à cette famille si remarquable alors par ce mélange d'heureux dons, d'urbanité brillante, de férocité et de débauche141. Toutes ses remarques sur les héros et les enfants des Dieux naissent de là: il y a toujours dissimulé l'amertume: «Les enfants des Dieux, pour ainsi dire, se tirent des règles de la nature et en sont comme l'exception. Ils n'attendent presque rien du temps et des années. Le mérite chez eus devance l'âge. Ils naissent instruits, et ils sont plus tôt des hommes parfaits que le commun des hommes ne sort de l'enfance.» Au chapitre des Grands, il s'est échappé à dire ce qu'il avait dû penser si souvent: «L'avantage des Grands sur les autres hommes est immense par un endroit: je leur cède leur bonne chère, leurs riches ameublements, leurs chiens, leurs chevaux, leurs singes, leurs nains, leurs fous et leurs flatteurs; mais je leur envie le bonheur d'avoir à leur service des gens qui les égalent par le coeur et par l'esprit, et qui les passent quelquefois.» Les réflexions inévitables que le scandale, des moeurs princières lui inspirait n'étaient pas perdues, on peut le croire, et ressortaient moyennant détour: «Il y a des misères sur la terre qui saisissent le coeur: il manque à quelques-uns jusqu'aux aliments; ils redoutent l'hiver; ils appréhendent de vivre. L'on mange ailleurs des fruits précoces: l'on force la terre et les saisons pour fournir à sa délicatesse. De simples bourgeois, seulement à cause qu'ils étaient riches, ont eu l'audace d'avaler en un seul morceau la nourriture de cent familles. Tienne qui voudra contre de si grandes extrémités, je me jette et me réfugie dans la médiocrité.» Les simples bourgeois viennent là bien à propos pour endosser le reproche, mais je ne répondrais pas que la pensée ne fût écrite un soir en rentrant d'un de ces soupers de demi-dieux, où M. le Duc poussait de Champagne Santeul142.
Note 139: (retour) Une pensée inévitable naît, de ce rapprochement: Quand La Bruyère et le duc de Saint-Simon causaient ensemble à Versailles dans l'embrasure d'une croisée, lequel des deux était le peintre de son siècle? Ils l'étaient, certes, tous les deux; mais l'un, le peintre alors avoué, et dont les portraits aujourd'hui sont devenus un peu voilés et mystérieux; l'autre, le peintre inconnu alors et clandestin, et dont les portraits aujourd'hui manifestes trahissent leurs originaux à nu.
Note 140: (retour) Au tome second des Oeuvres choisies de La Monnoye (page 296), on lit un récit détaillé de cette mort de Santeul par La Monnoye; témoin presque oculaire; rien n'y vient ouvertement à l'appui du dire de Saint-Simon: Santeul s'était levé le 4 août, encore gai et bien portant; il ne fut pris de ses atroces douleurs d'entrailles que sur les onze heures du matin; il expira dans la nuit, vers une heure et demie. La Monnoye, qui devait dîner avec lui ce jour-là, le vint voir dans l'après-midi et le trouva moribond; il causa même du malade avec M. le Duc, qui témoigna s'y intéresser beaucoup. Après cela, les symptômes extraordinaires rapportés par La Monnoye, et les réponses peu nettes des médecins, aussi bien que le traitement employé, s'accorderaient assez avec le récit de Saint-Simon; on conçoit que la chose ait été étouffée le plus possible. On se demande seulement si les effets de la tabatière avalée au souper de la veille ont bien pu retarder jusqu'au lendemain onze heures du matin; c'est un cas de médecine légale que je laisse aux experts.
Note 141: (retour) La Bruyère descendait d'un ancien ligueur, très-fameux dans les Mémoires du temps, et qui joua à Paris un des grands rôles municipaux dans cette faction anti-bourbonienne; il est piquant que le petit-fils, précepteur d'un Bourbon, ait pu étudier de si près la race. Notre moraliste dut songer, en souriant, à cet aïeul qu'il ne nomme pas, un peu plus souvent qu'au Geoffroy de La Bruyère des Croisades dont il plaisante. Voir dans la Satyre Ménippée de Le Duchat les nombreux passages où il est question de ces La Bruyère, père et fils (car ils étaient deux), notamment au tome second, pages 67 et 339. Je me trompe fort, ou de tels souvenirs domestiques furent un fait capital dans l'expérience secrète et la maturité du penseur.
Note 142: (retour) Bien des passages de Mme de Staël (De Launay) viennent à l'appui de ce qu'a dû sentir La Bruyère; ainsi dans une lettre à Mme Du Deffand (17 septembre 1747): «Les Grands, à force de s'étendre, deviennent si minces qu'on voit le jour au travers: c'est une belle étude de les contempler, je ne sais rien qui ramène plus à la philosophie.» Et dans le portrait de cette duchesse du Maine qui contenait en elle tout l'esprit et le caprice de cette race des Condés: «Elle, a fait dire à une personne de beaucoup d'esprit que les Princes étoient en morale ce que les monstres sont dans la physique: on voit en eux à découvert la plupart des vices qui sont imperceptibles dans les autres hommes.»
La Bruyère, qui aimait la lecture des anciens, eut un jour l'idée de traduire Théophraste, et il pensa à glisser à la suite et à la faveur de sa traduction quelques-unes de ses propres réflexions sur les moeurs modernes. Cette traduction de Théophraste n'était-elle pour lui qu'un prétexte, ou fut-elle vraiment l'occasion déterminante et le premier dessein principal? On pencherait plutôt pour cette supposition moindre, en voyant la forme de l'édition dans laquelle parurent d'abord les Caractères, et combien Théophraste y occupe une grande place. La Bruyère était très-pénétré de cette idée, par laquelle il ouvre son premier chapitre, que tout est dit, et que l'on vient trop tard après plus de sept mille ans qu'il y a des hommes, et qui pensent. Il se déclare de l'avis que nous avons vu de nos jours partagé par Courier, lire et relire sans cesse les anciens, les traduire si l'on peut, et les imiter quelquefois: «On ne sauroit en écrivant rencontrer le parfait, et, s'il se peut, surpasser les anciens, que par leur imitation.» Aux anciens, La Bruyère ajoute les habiles d'entre les modernes comme ayant enlevé à leurs successeurs tardifs le meilleur et le plus beau. C'est dans cette disposition qu'il commence à glaner, et chaque épi, chaque grain qu'il croit digne, il le range devant nous. La pensée du difficile, du mûr et du parfait l'occupe visiblement, et atteste avec gravité, dans chacune de ses paroles, l'heure solennelle du siècle où il écrit. Ce n'était plus l'heure des coups d'essai. Presque tous ceux qui avaient porté les grands coups vivaient. Molière était mort; longtemps après Pascal, La Rochefoucauld avait disparu; mais tous les autres restaient là rangés. Quels noms! quel auditoire auguste, consommé, déjà un peu sombre de front, et un peu silencieux! Dans son discours à l'Académie, La Bruyère lui-même les a énumérés en face; il les avait passés en revue dans ses veilles bien des fois auparavant. Et ces Grands, rapides connaisseurs de l'esprit! et Chantilly, écueil des mauvais ouvrages! et ce Roi retiré dans son balustre, qui les domine tous! quels juges pour qui, sur la fin du grand tournoi, s'en vient aussi demander la gloire! La Bruyère a tout prévu, et il ose. Il sait la mesure qu'il faut tenir et le point où il faut frapper. Modeste et sûr, il s'avance; pas un effort en vain, pas un mot de perdu! du premier coup, sa place qui ne le cède à aucune autre est gagnée. Ceux qui, par une certaine disposition trop rare de l'esprit et du coeur, sont en état, comme il dit, de se livrer au plaisir que donne la perfection d'un ouvrage, ceux-là éprouvent une émotion, d'eux seuls concevable, en ouvrant la petite édition in-12, d'un seul volume, année 1688, de trois cent soixante pages, en fort gros caractères, desquelles Théophraste, avec le discours préliminaire, occupe cent quarante-neuf, et en songeant que, sauf les perfectionnements réels et nombreux que reçurent les éditions suivantes, tout La Bruyère est déjà là.
Plus tard, à partir de la troisième édition, La Bruyère ajouta successivement et beaucoup à chacun de ses seize chapitres. Des pensées qu'il avait peut-être gardées en portefeuille dans sa première circonspection, des ridicules que son livre même fit lever devant lui, des originaux qui d'eux-mêmes se livrèrent, enrichirent et accomplirent de mille façons le chef-d'oeuvre. La première édition renferme surtout incomparablement moins de portraits que les suivantes. L'excitation et l'irritation de la publicité les firent naître sous la plume de l'auteur, qui avait principalement songé d'abord à des réflexions et remarques morales, s'appuyant même à ce sujet du titre de Proverbes donné au livre de Salomon. Les Caractères ont singulièrement gagné aux additions; mais on voit mieux quel fut le dessein naturel, l'origine simple du livre et, si j'ose dire, son accident heureux, dans cette première et plus courte forme 143.
Note 143: (retour) M. Walckenaer, dans son Étude sur La Bruyère, a rappelé une agréable anecdote tirée des Mémoires de l'Académie de Berlin et qui s'était conservée par tradition: «M. de La Bruyère, a dit Formey, qui le tenait de Maupertuis, venait presque journellement s'asseoir chez un libraire nommé Michallet, où il feuilletait les nouveautés, et s'amusait avec un enfant fort gentil, fille du libraire, qu'il avait pris en amitié. Un jour il tire un manuscrit de sa poche, et dit à Michallet: «Voulez-vous imprimer ceci (c'était les Caractères)? Je ne sais si vous y trouverez votre compte; mais, en cas de succès, le produit sera pour ma petite amie.» Le libraire, plus incertain de la réussite que l'auteur, entreprit l'édition; mais à peine l'eut-il exposée en vente qu'elle fut enlevée, et qu'il fut obligé de réimprimer plusieurs fois ce livre, qui lui valut deux ou trois cent mille francs. Telle fut la dot imprévue de sa fille, qui fit dans la suite le mariage le plus avantageux et que M. de Maupertuis avait connue.» On sait le nom du mari; M. Édouard Fournier, dans ses recherches sur La Bruyère, l'a retrouvé. Elle épousa Juli ou Juilly, un honnête homme de la finance, qui devint fermier général et qui garda une réputation sans tache. Il eut de la petite Michallet, en se mariant, plus de cent mille livres argent comptant. Ce livre, d'une expérience amère et presque misanthropique, devenu la dot d'une jeune fille: singulier contraste!
En le faisant naître en 1644, La Bruyère avait quarante-trois ans en 87. Ses habitudes étaient prises, sa vie réglée; il n'y changea rien. La gloire soudaine qui lui vint ne l'éblouit pas; il y avait songé de longue main, l'avait retournée en tous sens, et savait fort bien qu'il aurait pu ne point l'avoir et ne pas valoir moins pour cela. Il avait dit dès sa première édition: «Combien d'hommes admirables et qui avoient de très-beaux génies sont morts sans qu'on en ait parlé! Combien vivent encore dont on ne parle point et dont on ne parlera jamais!» Loué, attaqué, recherché, il se trouva seulement peut-être un peu moins heureux après qu'avant son succès, et regretta sans doute à certains jours d'avoir livré au public une si grande part de son secret. Les imitateurs qui lui survinrent de tous côtés, les abbés de Villiers, les abbés de Bellegarde, en attendant les Brillon, Alléaume et autres, qu'il ne connut pas et que les Hollandais ne surent jamais bien distinguer de lui144, ces auteurs nés copistes qui s'attachent à tout succès comme les mouches aux mets délicats, ces Trublets d'alors, durent par moments lui causer de l'impatience: on a cru que son conseil à un auteur né copiste (chap. des Ouvrages de l'Esprit), qui ne se trouvait pas dans les premières éditions, s'adressait à cet honnête abbé de Villiers. Reçu à l'Académie le 15 juin 1693, époque où il y avait déjà eu en France sept éditions des Caractères, La Bruyère mourut subitement d'apoplexie en 1696 et disparut ainsi en pleine gloire, avant que les biographes et commentateurs eussent avisé encore à l'approcher, à le saisir dans sa condition modeste et à noter ses réponses145. On lit dans la note manuscrite de la bibliothèque de l'Oratoire, citée par Adry, «que madame la marquise de Belleforière, de qui il était «fort l'ami, pourroit donner quelques mémoires sur sa vie «et son caractère.» Cette madame de Belleforière n'a rien dit et n'a probablement pas été interrogée. Vieille en 1720, date de la note manuscrite, était-elle une de ces personnes dont La Bruyère, au chapitre du Coeur, devait avoir l'idée présente quand il disait: «Il y a quelquefois dans le cours de la vie de si chers plaisirs et de si tendres engagements que l'on nous défend, qu'il est naturel de désirer du moins qu'ils fussent permis: de si grands charmes ne peuvent être surpassés que par celui de savoir y renoncer par vertu.» Était-elle celle-là même qui lui faisait penser ce mot d'une délicatesse qui va à la grandeur? «L'on peut être touché de certaines beautés si parfaites et d'un mérite si éclatant, que l'on se borne à les voir et à leur parler146.»
Note 144: (retour) On lit dans les Mémoires de Trévoux (mars et avril 1701), à propos des Sentiments critiques sur les Caractères de M. de La Bruyère (1701):«Depuis que les Caractères de M. de La Bruyère ont été donnés «au public, outre les traductions en diverses langues et les dix «éditions qu'on en a faites en douze ans, il a paru plus de trente «volumes à peu près dans ce style: Ouvrage dans le goût des Caractères; «Théophraste moderne, ou nouveaux Caractères des Moeurs; «Suite des Caractères de Théophraste ut des Moeurs de ce siècle; les «différents Caractères des Femmes du siècle; Caractères tirés de l'Écriture «sainte, et appliqués aux Moeurs du siècle; Caractères naturels «des hommes, en forme de dialogue; Portraits sérieux et critiques; «Caractères des Vertus et des Vices. Enfin tout le pays des Lettres a «été inondé de Caractères...»
Note 145: (retour) Il paraît qu'une première fois, en 1691, et sans le solliciter, La Bruyère avait obtenu sept voix pour l'Académie par le bon office de Bussy, dont ainsi la chatouilleuse prudence (il est permis de le croire) prenait les devants et se mettait en mesure avec l'auteur des Caractères. On a le mot de remercîment que lui adressa La Bruyère (Nouvelles Lettres de Bussy-Rabutin, t. VIII). C'est même la seule lettre qu'on ait de lui, avec un autre petit billet agréablement grondeur à Santeul, imprimé sans aucun soin dans le Santoliana.
Il y a moyen, avec un peu de complaisance, de reconstruire et de rêver plus d'une sorte de vie cachée pour La Bruyère, d'après quelques-unes de ses pensées qui recèlent toute une destinée, et, comme il semble, tout un roman enseveli. A la manière dont il parle de l'amitié, de ce goût qu'elle a et auquel ne peuvent atteindre ceux qui sont nés médiocres, on croirait qu'il a renoncé pour elle à l'amour; et, à la façon dont il pose certaines questions ravissantes, on jurerait qu'il a eu assez l'expérience d'un grand amour pour devoir négliger l'amitié. Cette diversité de pensées accomplies, desquelles on pourrait tirer tour à tour plusieurs manières d'existences charmantes ou profondes, et qu'une seule personne n'a pu directement former de sa seule et propre expérience, s'explique d'un mot: Molière, sans être Alceste, ni Philinte, ni Orgon, ni Argan, est successivement tout cela; La Bruyère, dans le cercle du moraliste, a ce don assez pareil, d'être successivement chaque coeur; il est du petit nombre de ces hommes qui ont tout su.
Molière, à l'étudier de près, ne fait pas ce qu'il prêche. Il représente les inconvénients, les passions, les ridicules, et dans sa vie il y tombe; La Bruyère jamais. Les petites inconséquences du Tartufe, il les a saisies, et son Onuphre est irréprochable147: de même pour sa conduite, il pense à tout et se conforme à ses maximes, à son expérience. Molière est poëte, entraîné, irrégulier, mélange de naïveté et de feu, et plus grand, plus aimable peut-être par ses contradictions mêmes: La Bruyère est sage. Il ne se maria jamais: «Un homme libre, avait-il observé, et qui n'a point de femme, s'il a quelque esprit, peut s'élever au-dessus de sa fortune, se mêler dans le monde et aller de pair avec les plus honnêtes gens. Cela est moins facile à celui qui est engagé; il semble que le mariage met tout le monde dans son ordre.» Ceux à qui ce calcul de célibat déplairait pour La Bruyère, peuvent supposer qu'il aima en lieu impossible et qu'il resta fidèle à un souvenir dans le renoncement.
On a remarqué souvent combien la beauté humaine de son coeur se déclare énergiquement à travers la science inexorable de son esprit: «Il faut des saisies de terre, des enlèvements de meubles, des prisons et des supplices, je l'avoue; mais, justice, lois et besoins à part, ce m'est une chose toujours nouvelle de contempler avec quelle férocité les hommes traitent les autres hommes.» Que de réformes, poursuivies depuis lors et non encore menées à fin, contient cette parole! le coeur d'un Fénelon y palpite sous un accent plus contenu. La Bruyère s'étonne, comme d'une chose toujours nouvelle, de ce que madame de Sévigné trouvait tout simple, ou seulement un peu drôle: le XVIIIe siècle, qui s'étonnera de tant de choses, s'avance. Je ne fais que rappeler la page sublime sur les paysans: «Certains animaux farouches, etc. (chap. de l'Homme).» On s'est accordé à reconnaître La Bruyère dans le portrait du philosophe qui, assis dans son cabinet et toujours accessible malgré ses études profondes, vous dit d'entrer, et que vous lui apportez quelque chose de plus précieux que l'or et l'argent, si c'est une occasion de vous obliger.
Il était religieux, et d'un spiritualisme fermement raisonné, comme en fait foi son chapitre des Esprits forts; qui, venu le dernier, répond tout ensemble à une beauté secrète de composition, à une précaution ménagée d'avance contre des attaques qui n'ont pas manqué, et à une conviction profonde. La dialectique de ce chapitre est forte et sincère; mais l'auteur en avait besoin pour racheter plus d'un mot qui dénote le philosophe aisément dégagé du temps où il vit, pour appuyer surtout et couvrir ses attaques contre la fausse dévotion alors régnante. La Bruyère n'a pas déserté sur ce point l'héritage de Molière: il a continué cette guerre courageuse sur une scène bien plus resserrée (l'autre scène, d'ailleurs, n'eût plus été permise), mais avec des armes non moins vengeresses. Il a fait plus que de montrer au doigt le courtisan, qui autrefois portait ses cheveux, en perruque désormais, l'habit serré et le bas uni, parce qu'il est dévot; il a fait plus que de dénoncer à l'avance les représailles impies de la Régence, par le trait ineffaçable: Un dévot est celui qui sous un roi athée serait athée; il a adressé à Louis XIV même ce conseil direct, à peine voilé en éloge: «C'est une chose délicate à un prince religieux de réformer la cour et de la rendre pieuse; instruit jusques où le courtisan veut lui plaire et aux dépens de quoi il feroit sa fortune, il le ménage avec prudence; il tolère, il dissimule, de peur de le jeter dans l'hypocrisie ou le sacrilége; il attend plus de Dieu et du temps que de son zèle et de son industrie.»
Malgré ses dialogues sur le quiétisme, malgré quelques mots qu'on regrette de lire sur la révocation de l'édit de Nantes, et quelque endroit favorable à la magie, je serais tenté plutôt de soupçonner La Bruyère de liberté d'esprit que du contraire. Né chrétien et Français, il se trouva plus d'une fois, comme il dit, contraint dans la satire; car, s'il songeait surtout à Boileau en parlant ainsi, il devait par contre-coup songer un peu à lui-même, et à ces grands sujets qui lui étaient défendus. Il les sonde d'un mot, mais il faut qu'aussitôt il s'en retire. Il est de ces esprits qui auraient eu peu à faire (s'ils ne l'ont pas fait) pour sortir sans effort et sans étonnement de toutes les circonstances accidentelles qui restreignent la vue. C'est bien moins d'après tel ou tel mot détaché, que d'après l'habitude entière de son jugement, qu'il se laisse voir ainsi. En beaucoup d'opinions comme en style, il se rejoint assez aisément à Montaigne.
On doit lire sur La Bruyère trois morceaux essentiels, dont ce que je dis ici n'a nullement la prétention de dispenser. Le premier morceau en date est celui de l'abbé D'Olivet dans son Histoire de l'Académie. On y voit trace d'une manière de juger littéralement l'illustre auteur, qui devait âtre partagée de plus d'un esprit classique à la fin du XVIIe et au commencement du XVIIIe siècle: c'est le développement et, selon moi, l'éclaircissement du mot un peu obscur de Boileau à Racine. D'Olivet trouve à La Bruyère trop d'art, trop d'esprit, quelque abus de métaphores: «Quant au style précisément, M. de La Bruyère «ne doit pas être lu sans défiance, parce qu'il a donné, mais «pourtant avec une modération qui, de nos jours, tiendroit «lieu de mérite, dans ce style affecté, guindé, entortillé, etc.» Nicole, dont La Bruyère a paru dire en un endroit qu'il ne pensoit pas assez 148, devait trouver, en revanche, que le nouveau moraliste pensait trop, et se piquait trop vivement de raffiner la tâche. Nous reviendrons sur cela tout à l'heure. On regrette qu'à côté de ces jugements, qui, partant d'un homme de goût et d'autorité, ont leur prix, D'Olivet n'ait pas procuré plus de détails, au moins académiques, sur La Bruyère. La réception de La Bruyère à l'Académie donna lieu à des querelles, dont lui-même nous a entretenus dans la préface de son Discours et qui laissent à désirer quelques explications149. Si heureux d'emblée qu'eût été La Bruyère, il lui fallut, on le voit, soutenir sa lutte à son tour comme Corneille, comme Molière en leur temps, comme tous les vrais grands. Il est obligé d'alléguer son chapitre des Esprits forts et de supposer à l'ordre de ses matières un dessein religieux un peu subtil, pour mettre à couvert sa foi. Il est obligé de nier la réalité de ses portraits, de rejeter au visage des fabricateurs ces insolentes clefs comme il les appelle: Martial avait déjà dit excellemment: Improbe facit qui in alieno libro ingeniosus est. «En vérité, je ne doute point, s'écrie La Bruyère avec un «accent d'orgueil auquel l'outrage a forcé sa modestie, que «le public ne soit enfin étourdi et fatigué d'entendre depuis «quelques années de vieux corbeaux croasser autour de ceux «qui, d'un vol libre et d'une plume légère, se sont élevés à «quelque gloire par leurs écrits.» Quel est ce corbeau qui croassa, ce Théobalde qui bâilla si fort et si haut à la harangue de La Bruyère, et qui, avec quelques académiciens, faux confrères, ameuta les coteries et le Mercure Galant, lequel se vengeait (c'est tout simple) d'avoir été mis immédiatement au-dessous de rien150? Benserade, à qui le signalement de Théobalde sied assez, était mort; était-ce Boursault qui, sans appartenir à l'Académie, avait pu se coaliser avec quelques-uns du dedans? Était-ce le vieux Boyer 151 ou quelque autre de même force? D'Olivet montre trop de discrétion là-dessus. Les deux autres morceaux essentiels à lire sur La Bruyère sont une Notice exquise de Suard, écrite en 1782, et un Éloge approfondi par Victorin Fabre (1810). On apprend d'un morceau qui se trouve dans l'Esprit des Journaux (févr. 1782), et où l'auteur anonyme apprécie fort délicatement lui-même la Notice de Suard, que La Bruyère, déjà moins lu et moins recherché au dire de D'Olivet, n'avait pas été complétement mis à sa place par le XVIIIe siècle; Voltaire en avait parlé légèrement dans le Siècle de Louis XIV: «Le marquis de Vauvenargues, dit l'auteur anonyme (qui serait digne d'être Fontanes ou Garat), est presque le seul, de tous ceux qui ont parlé de La Bruyère, qui ait bien senti ce talent vraiment grand et original. Mais Vauvenargues lui-même n'a pas l'estime et l'autorité qui devraient appartenir à un écrivain qui participe à la fois de la sage étendue d'esprit de Locke, de la pensée originale de Montesquieu, de la verve de style de Pascal, mêlée au goût de la prose de Voltaire; il n'a pu faire ni la réputation de La Bruyère ni la sienne.» Cinquante ans de plus, en achevant de consacrer La Bruyère comme génie, ont donné à Vauvenargues lui-même le vernis des maîtres. La Bruyère, que le XVIIIe siècle était ainsi lent à apprécier, avait avec ce siècle plus d'un point de ressemblance qu'il faut suivre de plus près encore.
Note 148: (retour) Toutes les anciennes clefs nomment en effet Nicole comme étant celui que désigne ce trait: Des Ouvrages de l'Esprit: Deux écrivains dans leurs ouvrages, etc., etc.; mais il faut convenir qu'il se rapporterait beaucoup mieux à Balzac.—J'ai discuté ce point ailleurs; Port-Royal, tome II, p. 390).
Note 149: (retour) Il fut reçu le même jour que l'abbé Bignon et par M. Charpentier, qui, en sa qualité de partisan des anciens, le mit lourdement au-dessous de Théophraste; la phrase, dite en face, est assez peu aimable: «Vos portraits ressemblent à de certaines personnes, et souvent «on les devine; les siens ne ressemblent qu'à l'homme. Cela est cause «que ses portraits ressembleront toujours; mais il est à craindre que «les vôtres ne perdent quelque chose de ce vif et de ce brillant qu'on «y remarque, quand on ne pourra plus les comparer avec ceux sur «qui vous les avez tirés.» On voit que si La Bruyère tirait ses portraits, M. Charpentier tirait ses phrases, mais un peu différemment.
Note 150: (retour) Voici un échantillon des aménités que le Mercure prodiguait à La Bruyère (juin 1693): «M. de La Bruyère a fait une traduction «des Caractères de Théophraste, et il y a joint un recueil de Portraits «satyriques, dont la plupart sont faux et les autres tellement ou très, etc., etc. Ceux qui s'attachent a ce genre d'écrire devroient être persuadés que la satyre fait souffrir la piété du Roi, et faire réflexion que l'on n'a jamais ouï ce Monarque rien dire de désobligeant à personne. (Tout ceci et ce qui suit sent quelque peu la dénonciation.) La satyre n'étoit pas du goût de Madame la Dauphine, et j'avois commencé une réponse aux Caractères du vivant de cette princesse qu'elle avoit fort approuvée et qu'elle devoit prendre sous sa protection, parce qu'elle repoussoit la médisance. L'ouvrage de M. de La Bruyère ne peut être appelé livre que parce qu'il a une couverture et qu'il est relié comme les autres livres. Ce n'est qu'un amas de pièces détachées... Rien n'est plus aisé que de faire trois ou quatre pages d'un portrait qui ne demande point d'ordre... Il n'y a pas lieu de croire qu'un pareil recueil qui choque les bonnes moeurs ait fait obtenir à M. de La Bruyère la place qu'il a dans l'Académie. Il a peint les autres dans son amas d'invectives, et dans le discours qu'il a prononcé il s'est peint lui-même... Fier de sept éditions que ses Portraits satyriques ont fait faire de son merveilleux ouvrage, il exagère son mérite...» Et le Mercure conclut, en remuant sottement sa propre injure, que tout le monde a jugé du discours qu'il était directement au-dessous de rien. Certes, l'exemple de telles injustices appliquées aux plus délicats et aux plus fins modèles serait capable de consoler ceux qui ont du moins le culte du passé, de toutes les grossièretés qu'eux-mêmes ils ont souvent à essuyer dans le présent.
Note 151: (retour) Ce serait plutôt Boursault que Boyer; car je me rappelle que Segrais a dit à propos des épigrammes de Boileau contre Boyer: «Le pauvre M. Boyer n'a jamais offensé personne.»—Je m'étais mis, comme on voit, fort en frais de conjectures, lorsque Trublet, dans ses Mémoires sur Fontenelle, page 225, m'est venu donner la clef de l'énigme et le nom des masques. Il paraît bien qu'il s'agit en effet de Thomas Corneille et de Fontenelle, ligués avec De Visé: Fontenelle était de l'Académie à cette date; lui et son oncle Thomas faisaient volontiers au dehors de la littérature de feuilletons et écrivaient, comme on dirait, dans les petits journaux. On sait le mot de Boileau à propos de la Motte: «C'est dommage qu'il ait été s'encanailler de «ce petit Fontenelle.»
Dans ces diverses études charmantes ou fortes sur La Bruyère, comme celles de Suard et de Fabre, au milieu de mille sortes d'ingénieux éloges, un mot est lâché qui étonne, appliqué à un aussi grand écrivain du XVIIe siècle. Suard dit en propres termes que La Bruyère avait plus d'imagination que de goût. Fabre, après une analyse complète de ses mérites, conclut à le placer dans le si petit nombre des parfaits modèles de l'art d'écrire, s'il montrait toujours autant de goût qu'il prodigue d'esprit et de talent152. C'est la première fois qu'à propos d'un des maîtres du grand siècle on entend toucher cette corde délicate, et ceci tient à ce que La Bruyère, venu tard et innovant véritablement dans le style, penche déjà vers l'âge suivant. Il nous a tracé une courte histoire de la prose française en ces termes: «L'on écrit régulièrement depuis vingt années; l'on est esclave de la construction; l'on a enrichi la langue de nouveaux tours, secoué le joug du latinisme, et réduit le style à la phrase purement françoise; l'on a presque retrouvé le nombre que Malherbe et Balzac avoient les premiers rencontré, et que tant d'auteurs depuis eux ont laissé perdre; l'on a mis enfin dans le discours tout l'ordre et toute la netteté dont il est capable: cela conduit insensiblement à y mettre de l'esprit.» Cet esprit, que La Bruyère ne trouvait pas assez avant lui dans le style, dont Bussy, Pellisson, Fléchier, Bouhours, lui offraient bien des exemples, mais sans assez de continuité, de consistance ou d'originalité, il l'y voulut donc introduire. Après Pascal et La Rochefoucauld, il s'agissait pour lui d'avoir une grande, une délicate manière, et de ne pas leur ressembler. Boileau, comme moraliste et comme critique, avait exprimé bien des vérités en vers avec une certaine perfection. La Bruyère voulut faire dans la prose quelque chose d'analogue, et, comme il se le disait peut-être tout bas, quelque chose de mieux et de plus fin. Il y a nombre de pensées droites, justes, proverbiales, mais trop aisément communes, dans Boileau, que La Bruyère n'écrirait jamais et n'admettrait pas dans son élite. Il devait trouver au fond de son âme que c'était un peu trop de pur bon sens, et, sauf le vers qui relève, aussi peu rare que bien des lignes de Nicole. Chez lui tout devient plus détourné et plus neuf; c'est un repli de plus qu'il pénètre. Par exemple, au lieu de ce genre de sentences familières à l'auteur de l'Art poétique:
Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement, etc.,
il nous dit, dans cet admirable chapitre des Ouvrages de l'Esprit, qui est son Art poétique à lui et sa Rhétorique: «Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n'y en a qu'une qui soit la bonne: on ne la rencontre pas toujours en parlant ou en écrivant; il est vrai néanmoins qu'elle existe, que tout ce qui ne l'est point est foible et ne satisfait point un homme d'esprit qui veut se faire entendre.» On sent combien la sagacité si vraie, si judicieuse encore, du second critique, enchérit pourtant sur la raison saine du premier. A l'appui de cette opinion, qui n'est pas récente, sur le caractère de novateur entrevu chez La Bruyère, je pourrais faire usage du jugement de Vigneul-Marville et de la querelle qu'il soutint avec Coste et Brillon à ce sujet: mais, le sentiment de ces hommes en matière de style ne signifiant rien, je m'en tiens à la phrase précédemment citée de D'Olivet. Le goût changeait donc, et La Bruyère y aidait insensiblement. Il était bientôt temps que le siècle finît: la pensée de dire autrement, de varier et de rajeunir la forme, a pu naître dans un grand esprit; elle deviendra bientôt chez d'autres un tourment plein de saillies et d'étincelles. Les Lettres Persanes, si bien annoncées et préparées par La Bruyère, ne tarderont pas à marquer la seconde époque. La Bruyère n'a nul tourment encore et n'éclate pas, mais il est déjà en quête d'un agrément neuf et du trait. Sur ce point il confine au XVIIIe siècle plus qu'aucun grand écrivain de son âge; Vauvenargues, à quelques égards, est plus du XVIIe siècle que lui. Mais non...; La Bruyère en est encore pleinement, de son siècle incomparable, en ce qu'au milieu de tout ce travail contenu de nouveauté et de rajeunissement, il ne manque jamais, au fond, d'un certain goût Simple.
Note 152: (retour) Et. M. de Feletz, bon juge et vif interprète des traditions pures, a écrit: «La Bruyère qui possède si bien sa langue, qui la maîtrise, qui l'orne, qui l'enrichit, l'altère aussi quelquefois et en viole les règles.» (Jugements historiques et littéraires sur quelques Écrivains... 1840, page 250.)
Quoique ce soit l'homme et la société qu'il exprime surtout, le pittoresque, chez La Bruyère, s'applique déjà aux choses de la nature plus qu'il n'était ordinaire de son temps. Comme il nous dessine dans un jour favorable la petite ville qui lui paraît peinte sur le penchant de la colline! Comme il nous montre gracieusement, dans sa comparaison du prince et du pasteur, le troupeau, répandu par la prairie, qui broute l'herbe menue et tendre! Mais il n'appartient qu'à lui d'avoir eu l'idée d'insérer au chapitre du Coeur les deux pensées que voici: «Il y a des lieux que l'on admire; il y en a d'autres qui touchent et où l'on aimerait à vivre.»—«Il me semble que l'on dépend des lieux pour l'esprit, l'humeur, la passion, le goût et les sentiments.» Jean-Jacques et Bernardin de Saint-Pierre, avec leur amour des lieux, se chargeront de développer un jour toutes les nuances, closes et sommeillantes, pour ainsi dire, dans ce propos discret et charmant. Lamartine ne fera que traduire poétiquement le mot de La Bruyère, quand il s'écriera:
Objets inanimés, avez-vous donc une âme
Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer?
La Bruyère est plein de ces germes brillants.
Il a déjà l'art (bien supérieur à celui des transitions qu'exigeait trop directement Boileau) de composer un livre, sans en avoir l'air, par une sorte de lien caché, mais qui reparaît, d'endroits en endroits, inattendu. On croit au premier coup d'oeil n'avoir affaire qu'à des fragments rangés les uns après les autres, et l'on marche dans un savant dédale où le fil ne cesse pas. Chaque pensée se corrige, se développe, s'éclaire, par les environnantes. Puis l'imprévu s'en mêle à tout moment, et, dans ce jeu continuel d'entrées en matière et de sorties, on est plus d'une fois enlevé à de soudaines hauteurs que le discours continu ne permettrait pas: Ni les troubles, Zénobie, qui agitent votre empire, etc. Un fragment de lettre ou de conversation; imaginé ou simplement encadré au chapitre des Jugements: Il disoit que l'esprit dans cette belle personne étroit un diamant bien mis en oeuvre, etc., est lui-même un adorable joyau que tout le goût d'un André Chénier n'aurait pas mis en oeuvre et en valeur plus artistement. Je dis André Chénier à dessein, malgré la disparate des genres et des noms; et, chaque fois que j'en viens à ce passage de La Bruyère, le motif aimable