Portraits littéraires, Tome I
Elle a vécu, Myrto, la jeune Tarentine, etc.,
me revient en mémoire et se met à chanter en moi153.
Note 153: (retour) M. de Barante, dans quelques pages élevées où il juge l'Éloge de La Bruyère par Fabre (Mélanges littéraires, tome II), a contesté cet artifice extrême du moraliste écrivain, que Fabro aussi avait présenté un peu fortement. Pour moi, en relisant les Caractères, la rhétorique m'échappe, si l'on veut, mais j'y sons déplus en plus la science de la Muse.
Si l'on s'étonne maintenant que, touchant et inclinant par tant de points au XVIIe siècle, La Bruyère n'y ait pas été plus invoqué et célébré, il y a une première réponse: C'est qu'il était trop sage, trop désintéressé et reposé pour cela; c'est qu'il s'était trop appliqué à l'homme pris en général ou dans ses variétés de toute espèce, et il parut un allié peu actif, peu spécial, à ce siècle d'hostilité et de passion. Et puis le piquant de certains portraits tout personnels avait disparu. La mode s'était mêlée dans la gloire du livre, et les modes passent. Fontenelle (Cyclias) ouvrit le XVIIIe siècle, en étant discret à bon droit sur La Bruyère qui l'avait blessé; Fontenelle, en demeurant dans le salon cinquante ans de plus que les autres, eut ainsi un long dernier mot sur bien des ennemis de sa jeunesse. Voltaire, à Sceaux, aurait pu questionner sur La Bruyère Malezieu, un des familiers de la maison de Condé, un peu le collègue de notre philosophe dans l'éducation de la duchesse du Maine et de ses frères, et qui avait lu le manuscrit des Caractères avant la publication; mais Voltaire ne paraît pas s'en être soucié. Il convenait à un esprit calme et fin comme l'était Suard, de réparer cette négligence injuste, avant qu'elle s'autorisât154. Aujourd'hui, La Bruyère n'est plus à remettre à son rang. On se révolte, il est vrai, de temps à autre, contre ces belles réputations simples et hautes, conquises à si peu de frais, ce semble; on en veut secouer le joug; mais, à chaque effort contre elles, de près, on retrouve cette multitude de pensées admirables, concises, éternelles, comme autant de chaînons indestructibles: on y est repris de toutes parts comme dans les divines mailles des filets de Vulcain.
La Bruyère fournirait à des choix piquants de mois et de pensées qui se rapprocheraient avec agrément de pensées presque pareilles de nos jours. Il en a sur le coeur et les passions surtout qui rencontrent à l'improviste les analyses intérieures de nos contemporains. J'avais noté un endroit où il parle des jeunes gens, lesquels, à cause des passions qui les amusent, dit-il, supportent mieux la solitude que les vieil» lards, et je rapprochais sa remarque d'un mot de Lélia sur les promenades solitaires de Sténio. J'avais noté aussi sa plainte sur l'infirmité du coeur humain trop tôt consolé, qui manque de sources inépuisables de douleur pour certaines pertes, et je la rapprochais d'une plainte pareille dans Atala. La rêverie, enfin, à côté des personnes qu'on aime, apparaît dans tout son charme chez La Bruyère. Mais, bien que, d'après la remarque de Fabre, La Bruyère ait dit que le choix des pensées est invention, il faut convenir que cette invention est trop facile et trop séduisante avec lui pour qu'on s'y livre sans réserve.—En politique, il a de simples traits qui percent les époques et nous arrivent comme des flèches: «Ne penser qu'à soi et au présent, source d'erreur en politique.»
Il est principalement un point sur lequel les écrivains de notre temps ne sauraient trop méditer La Bruyère, et sinon l'imiter, du moins l'honorer et l'envier. Il a joui d'un grand bonheur et a fait preuve d'une grande sagesse: avec un talent immense, il n'a écrit que pour dire ce qu'il pensait; le mieux dans le moins, c'est sa devise. En parlant une fois de madame Guizot, nous avons indiqué de combien de pensées mémorables elle avait parsemé ses nombreux et obscurs articles, d'où il avait fallu qu'une main pieuse, un oeil ami, les allât discerner et détacher. La Bruyère, né pour la perfection dans un siècle qui la favorisait, n'a pas été obligé de semer ainsi ses pensées dans des ouvrages de toutes les sortes et de tous les instants; mais plutôt il les a mises chacune à part, en saillie, sous la face apparente, et comme on piquerait sur une belle feuille blanche de riches papillons étendus. «L'homme du meilleur esprit, dit-il, est inégal...; il entre en verve, mais il en sort: alors, s'il est sage, il parle peu, il n'écrit point... Chante-t-on avec un rhume? Ne faut-il pas attendre que la voix revienne?» C'est de cette habitude, de cette nécessité de chanter avec toute espèce de voix, d'avoir de la verve à toute heure, que sont nés la plupart des défauts littéraires de notre temps. Sous tant de formes gentilles, sémillantes ou solennelles, allez au fond: la nécessité de remplir des feuilles d'impression, de pousser à la colonne ou au volume sans faire semblant, est là. Il s'ensuit un développement démesuré du détail qu'on saisit, qu'on brode, qu'on amplifie et qu'on effile au passage, ne sachant si pareille occasion se retrouvera. Je ne saurais dire combien il en résulte, à mon sens, jusqu'au sein des plus grands talents, dans les plus beaux poèmes, dans les plus belles pages en prose,—oh! beaucoup de savoir-faire, de facilité, de dextérité, de main-d'oeuvre savante, si l'on veut, mais aussi ce je ne sais quoi que le commun des lecteurs ne distingue pas du reste, que l'homme de goût lui-même peut laisser passer dans la quantité s'il ne prend garde, le simulacre et le faux semblant du talent, ce qu'on appelle chique en peinture et qui est l'affaire d'un pouce encore habile même alors que l'esprit demeure absent. Ce qu'il y a de chique dans les plus belles productions du jour est effrayant, et je ne l'ose dire ici que parce que, parlant au général, l'application ne saurait tomber sur aucun illustre en particulier. Il y a des endroits où, en marchant dans l'oeuvre, dans le poëme, dans le roman, l'homme qui a le pied fait s'aperçoit qu'il est sur le creux: ce creux ne rend pas l'écho le moins sonore pour le vulgaire. Mais qu'ai-je dit? C'est presque là un secret de procédé qu'il faudrait se garder entre artistes pour ne pas décréditer le métier. L'heureux et sage La Bruyère n'était point tel en son temps; il traduisait à son loisir Théophraste et produisait chaque pensée essentielle à son heure. Il est vrai que ses mille écus de pension comme homme de lettres de M. le Duc et le logement à l'hôtel de Condé lui procuraient une condition à l'aise qui n'a point d'analogue aujourd'hui. Quoi qu'il en soit, et sans faire injure à nos mérites laborieux, son premier petit in-12 devrait être à demeure sur notre table, à nous tous écrivains modernes, si abondants et si assujettis, pour nous rappeler un peu à l'amour de la sobriété, à la proportion de la pensée au langage. Ce serait beaucoup déjà que d'avoir regret de ne pouvoir faire ainsi.
Aujourd'hui que l'Art poétique de Boileau est véritablement abrogé et n'a plus d'usage, la lecture du chapitre des Ouvrages de l'Esprit serait encore chaque matin, pour les esprits critiques, ce que la lecture d'un chapitre de l'Imitation est pour les âmes tendres.
La Bruyère, après cela, a bien d'autres applications possibles par cette foule de pensées ingénieusement profondes sur l'homme et sur la vie. A qui voudrait se réformer et se prémunir contre les erreurs, les exagérations, les faux entraînements, il faudrait, comme au premier jour de 1688, conseiller le moraliste immortel. Par malheur on arrive à le goûter et on ne le découvre, pour ainsi dire, que lorsqu'on est déjà soi-même au retour, plus capable de voir le mal que de faire le bien, et ayant déjà épuisé à faux bien des ardeurs et des entreprises. C'est beaucoup néanmoins que de savoir se consoler ou même se chagriner avec lui.
1er Juillet 1836.
MILLEVOYE
Quand on cherche, dans la poésie de la fin du XVIIIe siècle et dans celle de l'Empire, des talents qui annoncent à quelque degré ceux de notre temps et qui y préparent, on trouve Le Brun et André Chénier, comme visant déjà, l'un à l'élévation et au grandiose lyrique, l'autre à l'exquis de l'art; on trouve aussi (pour ne parler que des poëtes en vers), dans les tons, encore timides, de l'élégie mélancolique et de la méditation rêveuse, Fontanes et Millevoye. Le poëte du Jour des Morts et celui de la Chute des Feuilles sont des précurseurs de Lamartine comme Le Brun l'est pour Victor Hugo dans l'ode, comme l'est André Chénier pour tout un côté de l'école de l'art. Ce rôle de précurseur, en relevant par la précocité ce que le talent peut avoir eu de hasardeux ou d'incomplet, offre toujours, dans l'histoire littéraire, quelque chose qui attache. S'il se rencontre surtout dans une nature aimable, facile, qui n'a en rien l'ambition de ce rôle et qui ignore absolument qu'elle le remplit; s'il se produit en oeuvres légères, courtes, inachevées, mais sorties et senties du coeur; s'il se termine en une brève jeunesse, il devient tout à fait intéressant. C'est là le sort de Millevoye; c'est la pensée que son nom harmonieux suggère. Entre Delille qui finit et Lamartine qui prélude, entre ces deux grands règnes de poëtes, dans l'intervalle, une pâle et douce étoile un moment a brillé; c'est lui.
Le Brun qui avait (il n'est pas besoin de le dire) bien autrement de force et de nerf que Millevoye, mais qui était, à quelques égards aussi, simple précurseur d'un art éclatant, Le Brun tente des voies ardues, heurte à toutes les portes de l'Olympe lyrique, et, après plus de bruit que de gloire, meurt, corrigeant et recorrigeant des odes qui n'ont à aucun temps triomphé. Il y a dans cette destinée quelque chose de toujours à côté, pour ainsi dire, et qui ne satisfait pas. Fontanes, connu par des débuts poétiques purs et touchants, s'en retire bientôt, s'endort dans la paresse, et s'éclipse dans les dignités: c'est là une fin non poétique, assez discordante, et que l'imagination n'admet pas. André Chénier, lui, nature gracieuse et studieuse, mais énergique pourtant et passionnée, vaincu violemment et intercepté avant l'heure, a son harmonie à la fois délicate et grande. Millevoye, en son moindre geste, a la sienne également. Chez lui, l'accord est parfait entre le moment de la venue, le talent et la vie. Il chante, il s'égaye, il soupire, et, dans son gémissement s'en va, un soir, au vent d'automne, comme une de ces feuilles dont la chute est l'objet de sa plus douce plainte; il incline la tête, comme fait la marguerite coupée par la charrue, ou le pavot surchargé par la pluie. De tous les jeunes poëtes qui ne meurent ni de désespoir, ni de fièvre chaude, ni par le couteau, mais doucement et par un simple effet de lassitude naturelle, comme des fleurs dont c'était le terme marqué, Millevoye nous semble le plus aimé, le plus en vue, et celui qui restera.
Il y a mieux. En nous tous, pour peu que nous soyons poëtes, et si nous ne le sommes pourtant pas décidément, il existe ou il a existé une certaine fleur de sentiments, de désirs, une certaine rêverie première, qui bientôt s'en va dans les travaux prosaïques, et qui expire dans l'occupation de la vie. Il se trouve, en un mot, dans les trois quarts des hommes, comme un poëte qui meurt jeune, tandis que l'homme survit. Millevoye est au dehors comme le type personnifié de ce poëte jeune qui ne devait pas vivre, et qui meurt, à trente ans plus ou moins, en chacun de nous155.
Sa vie, aussi simple que courte, n'offre qu'un petit nombre de traits sur lesquels nous courrons. Charles-Hubert Millevoye est né à Abbeville le 24 décembre 1782, et par conséquent, s'il vivait aujourd'hui, il aurait à peu près le même âge (un peu moins) que Béranger. Il reçut tous les soins affectueux et l'éducation de famille; son père était négociant; un oncle, frère de son père, qui logeait sous le même toit, donna à l'enfant les premières notions de latin, et on l'envoya bientôt suivre les classes au collège. Il en profita jusqu'en 94, où ce collège fut supprimé. Deux de ses maîtres, qui s'étaient fort attachés à lui, bons humanistes et hellénistes, lui continuèrent leurs soins. L'enfant avait annoncé sa vocation précoce par de petites fables en vers français, et les dignes professeurs, émerveillés, favorisèrent cette disposition plutôt que de la combattre. Le jeune Millevoye perdit son père à l'âge de treize ans; dix ans après, il célébrait cette douleur, encore sensible, dans l'élégie qui a pour titre l'Anniversaire. Il reporta sur sa mère une plus vive tendresse. Des sentiments de famille naturels et purs, une facilité de talent non combattue, bientôt l'émotion rapide, mobile, du plaisir et de la rêverie, c'est là le fonds entier de sa jeunesse, ce sont les caractères qui, en simples et légers délinéaments, pour ainsi dire, vont passer de l'âme de Millevoye dans sa poésie.
Il vint à Paris âgé de quinze ou seize ans, et suivit en 1795 le cours de belles-lettres professé à l'École centrale des Quatre-Nations par M. Dumas. Il trouva en ce nouveau maître, qui succédait cette année-là à M. de Fontanes, un élève affaibli, mais encore suffisant, de la môme école littéraire, un homme instruit et doux, qui s'attacha à lui et l'entoura de conseils, sinon bien vifs et bien neufs, du moins graves et sains. M. Dumas, dans une notice qu'il a écrite sur Millevoye, nous apprend lui-même qu'il eut à le ramener d'une admiration un peu excessive pour Florian à des modèles plus sérieux et plus solides. Ses études terminées, le jeune homme songea à prendre un état; il essaya du barreau et entra quelque temps dans une étude de procureur. Il sortit de là pour être commis libraire dans la maison Treuttel et Würtz, espérant concilier son goût d'étude avec ce commerce des livres. Le pastoral Gessner avait su faire ainsi. Mais, un jour que le jeune Millevoye était, au fond du magasin, absorbé dans une lecture, le chef passa et lui dit: «Jeune homme, vous lisez! vous ne serez jamais libraire.» Après deux ans de cette tentative infructueuse, Millevoye, en effet, y renonça. Il avait d'ailleurs amassé en portefeuille un certain nombre de pièces légères; il avait composé son Passage du mont Saint-Bernard, une Satire sur les Romans nouveaux, couronnée par l'Académie de Lyon, et sa pièce des Plaisirs du Poète. Il publia ces essais de 1801 à 1804156, et ne vécut plus que de la vie littéraire, et aussi de la vie du monde, tout entier au moment et au Caprice.
Parmi les nombreux essais que Millevoye a faits en presque tous les genres de poésie, il en est beaucoup que nous n'examinerons pas; ce sera assez les juger. On y trouverait de la facilité toujours, mais trop d'indécision et de pâleur. Talent naturel et vrai, mais trop docile, il ne s'est pas assez connu lui-même, et a sans cesse accordé aux conseils une grande part dans ses choix. Ayant commencé très-jeune à produire et à publier, dans un temps où le peu de concurrence des talents et un goût vif des Lettres renaissantes mettaient l'encouragement à la mode, il a subi l'inconvénient d'achever et de doubler, en quelque sorte, sa rhétorique, en public, dans les concours d'académie. Il y a nombre de ces prix ou de ces accessits sur lesquels la critique de nos jours, qui n'a plus le sentiment de ces fautes et de ces demi-fautes, est tout à fait incompétente à prononcer. On a pu trouver ingénieux, dans le temps, cet endroit de son poëme d'Austerlitz, où il parle noblement de la baïonnette en vers:
Là, menaçant de loin, le bronze éclate et tonne;
Ici frappe de près le poignard de Bayonne.
Tel passage du Voyageur, cité par M. Dumas, a pu exciter l'enthousiasme de Victorin Fabre, généreux émule, qui y voyait l'un des beaux morceaux de la langue. Il nous est impossible à nous autres, nés d'autre part et nourris, si l'on veut, d'autres défauts, d'avoir pour ces endroits, je ne dirai pas un pareil enthousiasme, mais même la moindre préférence. La faible couleur est si passée, que le discernement n'y prend plus. Les Discours en vers de Millevoye, ses Dialogues rimés d'après Lucien, ses tragédies, ses traductions de l'Iliade ou des Églogues selon la manière de l'abbé Delille, nous semblent, chez lui, des thèmes plus ou moins étrangers, que la circonstance académique ou le goût du temps lui imposa, et dont il s'occupait sans ennui, se laissant dire peut-être que la gloire sérieuse était de ce côté. Nous nous en tiendrons à sa gloire aimable, à ce que sa seule sensibilité lui inspira, à ce qui fait de lui le poëte de nos mélancolies et de nos romances.
Les poëtes particulièrement (notons ceci) sont très-sujets à rencontrer d'honnêtes personnes, d'ailleurs instruites et sensées, mais qui ne semblent occupées que de les détourner de leur vrai talent. Les trois quarts des prétendus juges, ne se formant idée de la valeur des oeuvres que d'après les genres, conseilleront toujours au poëte aimable, léger, sensible, quelque chose de grand, de sérieux, d'important; et ils seront très-disposés à attacher plus de considération à ce qui les aura convenablement ennuyés. La postérité n'est pas du tout ainsi; il lui est parfaitement indifférent, à elle, qu'on ait cultivé d'une manière estimable, et dans de justes dimensions, les genres en honneur. Elle vous prend et vous classe sans façon pour votre part originale et neuve, si petite que vous l'ayez apportée157. Que Millevoye, tenté par l'immense succès des Géorgiques de Delille et par l'espérance d'arriver, avec un grand ouvrage, à l'Académie, ait terminé un chant de plus ou de moins de sa traduction de l'Iliade, elle s'en soucie peu; et c'est de quoi sans doute, autour de lui, on se souciait beaucoup. Sans croire faire injure au tendre poëte, nous sommes déjà ici de la postérité dans nos indifférences, dans nos préférences.
Note 157: (retour) Il y a une piquante épigramme de Martial où ce qu'il dit de ses Épigrammes mêmes peut s'appliquer aux élégies, à toute cette poésie vivante et vraie: «Tu crois, dit-il à un de ces estimables conseillers, que mes épigrammes n'ont rien de sérieux; mais c'est le contraire; celui-là véritablement n'est pas sérieux qui nous vient chanter pour la centième fois avec emphase le festin de Térée ou de Thyeste... C'est pourtant là ce qu'on loue, ce qu'on estime, me diras-tu, ce qu'on honore sur parole.—Oui, on le loue, mais moi, on me lit.»Nescis, crede mihi, quid sint epigrammata, Flacce, etc.
Son premier recueil d'Élégies est de 1812; il en avait composé la plupart dans les années qui avaient précédé, et sa Chute des Feuilles, par où le recueil commence, avait, un peu auparavant, obtenu le prix aux Jeux Floraux. Dans un fort bon discours sur l'Élégie, qu'il a ajouté en tête, Millevoye, qui se plaît à suivre l'histoire de cette veine de poésie en notre littérature, marque assez sa prédilection et la trace où il a essayé de se placer. Chez Marot, chez La Fontaine, chez Racine, il cite les passages de sensibilité et de plainte qu'il rapporte à l'élégie; et, quels que soient les éloges sans réserve qu'il donne à Parny, le maître récent du genre, on prévoit qu'il pourra faire entendre, à son tour, quelque nouvel et mol accent. L'élégie chez Millevoye n'est pas comme chez Parny l'histoire d'une passion sensuelle, unique pourtant, énergique et intéressante, conduite dans ses incidents divers avec un art auquel il aurait fallu peu de chose de plus du côté de l'exécution et du style pour garder sa beauté. C'est une variété d'émotions et de sujets élégiaques, selon le sens grec du genre, une demeure abandonnée, un bois détruit, une feuille qui tombe, tout ce qui peut prêter à un petit chant aussi triste qu'une larme de Simonide158.
Note 158: (retour) Puisque j'ai eu occasion de nommer Parny et que probablement j'y reviendrai peu, qu'on me permette d'ajouter une note écrite sur lui en toute sincérité dans un livret de Pensées: «Le grand tort, le malheur de Parny est d'avoir fait son poëme de la Guerre des Dieux: il subit par là le sort de Piron à cause de son ode, de Laclos pour son roman, de Louvet jusque dans sa renommée politique pour son Faublas, le sort auquel Voltaire n'échappe, pour sa Pucelle, qu'à la faveur de ses cent autres volumes où elle se noie, le sort qu'un immortel chansonnier encourrait pour sa part, s'il avait multiplié le nombre de certains couplets sans aveu. On évite de s'occuper de Parny comme de Laclos. La mode ayant changé en poésie, les nouveaux venus le méprisent, les moraux le conspuent, personne ne le défend. Ceux qui ont assez de goût encore pour l'apprécier, ont aussi le bon goût de ne pas le dire. Cela d'ailleurs n'en vaut pas la peine, et l'injustice se consacrera. Et quelle vigueur pourtant par éclairs! quel plus beau mouvement, quel plus désolé délire que dans l'étincelante élégie:
J'ai cherché dans l'absence un remède à mes maux!....
«Il a de la passion; Millevoye n'en a pas.»
La perle du recueil, la pièce dont tous se souviennent, comme on se souvenait d'abord du Passereau de Lesbie dans le recueil de Catulle, est la première, la Chute des Feuilles. Millevoye l'a corrigée, on ne sait pourquoi, à diverses reprises, et en a donné jusqu'à deux variantes consécutives. Je me hâte de dire que la seule version que j'admette et que j'admire, c'est la première, celle qui a obtenu le prix aux Jeux Floraux, et qui est d'ordinaire reléguée parmi les notes. Cette pièce que chacun sait par coeur, et qui est l'expression délicieuse d'une mélancolie toujours sentie, suffit à sauver le nom poétique de Millevoye, comme la pièce de Fontenay suffit à Chaulieu, comme celle du Cimetière suffit à Gray.
Anacréon n'a laissé qu'une page
Qui flotte encor sur l'abîme des temps,
a dit M. Delavigne d'après Horace. Millevoye a laissé au courant du flot sa feuille qui surnage; son nom se lit dessus, c'en est assez pour ne plus mourir. On m'apprenait dernièrement que cette Chute des Feuilles, traduite par un poëte russe, avait été de là retraduite en anglais par le docteur Bowring, et de nouveau citée en français, comme preuve, je crois, du génie rêveur et mélancolique des poëtes du Nord. La pauvre feuille avait bien voyagé, et le nom de Millevoye s'était perdu en chemin. Une pareille inadvertance n'est fâcheuse que pour le critique qui y tombe. Le nom de Millevoye, si loin que sa feuille voyage, ne peut véritablement s'en séparer. Ce bonheur qu'ont certains poëtes d'atteindre, un matin, sans y viser, à quelque chose de bien venu, qui prend aussitôt place dans toutes les mémoires, mérite qu'on l'envie, et faisait dire dernièrement devant moi à l'un de nos chercheurs moins heureux: «Oh! rien qu'un petit roman, qu'un petit poëme, s'écriait-il; quelque chose d'art, si petit que ce fût de dimension, mais que la perfection ait couronné, et dont à jamais on se souvînt; voilà ce que je tente, ce à quoi j'aspire, et vainement! Oh! rien qu'un denier d'or marqué à mon nom, et qui s'ajouterait à cette richesse des âges, à ce trésor accumulé qui déjà comble la mesure!...» Et mon inquiet poëte ajoutait: «Oh! rien que le Cimetière de Gray, la Jeune Captive de Chénier, la Chute des Feuilles de Millevoye!»
Millevoye a surtout mérité ce bonheur, j'imagine, parce qu'il ne le cherchait pas avec intention et calcul. Il n'attachait point à ses élégies le même prix, je l'ai dit déjà, qu'à ses autres ouvrages académiques, et ce n'est que vers la fin qu'il parut comprendre que c'était là son principal talent. Facile, insouciant, tendre, vif, spirituel et non malicieux, il menait une vie de monde, de dissipation, ou d'étude par accès et de brusque retraite. Il s'abandonnait à ses amis; il ne s'irritait jamais des critiques du dehors; il cédait outre mesure aux conseils du dedans; dès qu'on lui disait de corriger, il le faisait. D'une physionomie aimable, d'une taille élevée, assez blond, il avait, sauf les lunettes qu'il portait sans cesse, toute l'élégance du jeune homme. Un rayon de soleil l'appelait, et il partait soudain pour une promenade de cheval; il écrivait ses vers au retour de là, ou en rentrant de quelque déjeuner folâtre. Aucune des histoires romanesques, que quelques biographes lui ont attribuées, n'est exacte; mais il dut en avoir réellement beaucoup qu'on n'a pas connues. La jolie pièce du Déjeuner nous raconte bien des matinées de ses printemps. Il essayait du luxe et de la simplicité tour à tour, et passait d'un entresol somptueux à quelque riante chambrette d'un village d'auprès de Paris. Il aimait beaucoup les chevaux, et les plus fringants159. Après chaque livre ou chaque prix, il achetait de jolis cabriolets, avec lesquels il courait de Paris à Abbeville, pour y voir sa mère, sa famille, ses vieux professeurs; il se remettait au grec près de ceux-ci. Il aimait tendrement sa mère; quand elle venait à Paris, elle l'avait tout entier. Un jour, l'Archi-Chancelier Cambacérès, chez qui il allait souvent, lui dit: «Vous viendrez dîner chez moi demain.»—«Je ne puis pas, Monseigneur, répondit-il, je suis invité.»—«Chez l'Empereur donc?» répliqua le second personnage de l'Empire.—«Chez ma mère,» repartit le poëte. Ce petit trait rappelle de loin la belle carpe que Racine, en réponse à une invitation de M. le Duc, montrait à l'écuyer du prince, et qu'il tenait absolument à manger en famille avec ses pauvres enfants, le grand Racine qu'il était.
Il reste plaisant toujours que le personnage qu'était là-bas M. le Duc, se trouve ici devenu le citoyen Cambacérès.
Millevoye, sans ambition, sans un ennemi, très-répandu, très-vif au plaisir, très-amoureux des vers, vivait ainsi. Il n'était pas encore malade et au lait d'ânesse, et certaines historiettes que des personnes, qui d'ailleurs l'ont connu, se sont plu à broder sur son compte, ne sont, je le répète, que des jeux d'imagination, et comme une sorte de légende romanesque qu'on a essayé de rattacher au nom de l'auteur de la Chute des Feuilles et du Poëte mourant. Il ne devint malade de la poitrine qu'un an avant sa mort; jusque-là il était seulement délicat et volontiers mélancolique, bien qu'enclin aussi à se dissiper. On doit croire qu'en avançant dans la jeunesse, et plus près du moment où sa santé allait s'altérer, sa mélancolie augmenta, et par conséquent son penchant à l'élégie. Le premier livre des poésies rangées sous ce titre porte l'empreinte de cette disposition croissante et de ces présages. C'est alors que les beautés attrayantes, volages, passaient et repassaient plus souvent devant ses yeux:
Elles me disaient: «Compose
De plus gracieux écrits,
Dont le baiser, dont la rose,
Soient le sujet et le prix.»
A cette voix adorée
Je ne pus me refuser,
Et de ma lyre effleurée
Le chant n'eut que la durée
De la rose ou du baiser.
Dans le Poëte mourant, admirable soupir, qui est toute son histoire, les pressentiments vont à la certitude et l'on dirait qu'il a écrit cette pièce d'adieux, à la veille suprême, comme Gilbert et André Chénier:
Compagnons dispersés de mon triste voyage,
O mes amis, ô vous qui me fûtes si chers!
De mes chants imparfaits recueillez l'héritage,
Et sauvez de l'oubli quelques-uns de mes vers.
Et vous par qui je meurs, vous à qui je pardonne.
Femmes! etc., etc....
Le poëte de Millevoye meurt pour avoir trop goûté de cet arbre où le plaisir habite avec la mort; l'extrême langueur s'exhale dans cette voix parfaitement distincte, mais affaiblie 160; il n'a pas su dire à temps comme un élégiaque plus récent, qui s'écrie sous une inspiration semblable:
Ôtez, ôtez bien loin toute grâce émouvante,
Tous regards où le coeur se reprend et s'enchante;
Ôtez l'objet funeste au guerrier trop meurtri!
Ces rencontres, toujours ma joie et mon alarme,
Ces airs, ces tours de tête, ô femmes, votre charme;
Doux charme par où j'ai péri!
Le service qu'il réclamait de ses amis, pour ses vers à sauver du naufrage, Millevoye le rendait alors même, autant qu'il était en lui, à ceux d'André Chénier. Le premier, il cita des fragments du poëme de l'Aveugle dans les notes de son second livre d'Élégies, de même que M. de Chateaubriand avait cité la Jeune Captive. Millevoye ignorait que ce morceau, par lui signalé, d'un poëte inconnu, et les autres reliques qui allaient suivre, effaceraient bientôt toutes ses propres tentatives d'élégie grecque, et, s'il l'avait su, il n'aurait pas moins cité dans sa candeur: toute jalousie, même celle de l'art, était loin de lui. Ce second livre des Élégies de Millevoye reste bien inférieur au premier, quoique l'intention en soit plus grande. Mais, chez Millevoye, l'art en lui-même est faible, et ce poëte charmant, mélodieux, correct, a besoin de la sensibilité toujours présente. Comme il a manqué, par exemple, ce beau sujet d'Eschyle désertant Athènes qui lui préfère un rival! Je cherche, j'attends quelque écho de ce grand vers résonnant d'Eschyle, et je ne trouve que notre alexandrin clair et flûté. Millevoye n'a pas l'invention du style, l'illumination, l'image perpétuelle et renouvelée; il a de l'oreille et de l'âme, et, quand il dit en poëte amoureux ce qu'il sent, il touche. Hors de là, il manque sa veine.
Nous avons comparé plus d'une fois la muse d'André Chénier au portrait qu'il fait lui-même d'une de ses idylles, à cette jeune fille, chère à Palès, qui sait se parer avec un art souverain dans ses grâces naïves:
De Pange, c'est vers toi qu'à l'heure du réveil
Court cette jeune fille au teint frais et vermeil:
Va trouver mon ami, va, ma fille nouvelle,
Lui disais-je. Aussitôt, pour te paraître belle,
L'eau pure a ranimé son front, ses yeux brillants:
D'une étroite ceinture elle a pressé ses flancs,
Et des fleurs sur son sein, et des fleurs sur sa tête,
Et sa flûte à la main.........
La muse de Millevoye est bergère aussi, mais sans cet art inné qui se met à tout, et par lequel la fille de Chénier, sous sa corbeille, s'égale aisément aux reines ou aux déesses. Elle, sensible bergère, pour emprunter à son poëte même des traits qui la peignent, elle est assez belle aux yeux de l'amant si, au sortir de la grotte bocagère où se sont oubliées les heures, elle rapporte
Un doux souvenir dans son âme,
Dans ses yeux une douce flamme,
Une feuille dans ses cheveux.
Le troisième livre d'Élégies de Millevoye se compose d'espèces de romances, auxquelles on en peut joindre quelques autres encadrées dans ses poëmes. J'avais lu la plupart de ces petits chants, j'avais lu ce Charlemagne, cet Alfred, où il en a inséré; je trouvais l'ensemble élégant, monotone et pâli, et, n'y sentant que peu, je passais, quand un contemporain de la jeunesse de Millevoye et de la nôtre encore, qui me voyait indifférent, se mit à me chanter d'une voix émue, et l'oeil humide, quelques-uns de ces refrains auxquels il rendit une vie d'enchantement; et j'appris combien, un moment du moins, pour les sensibles et les amants d'alors, tout cela avait vécu, combien pour de jeunes coeurs, aujourd'hui éteints ou refroidis, cette légère poésie avait été une fois la musique de l'âme, et comment on avait usé de ces chants aussi pour charmer et pour aimer. C'était le temps de la mode d'Ossian et d'un Charlemagne enjolivé, le temps de la fausse Gaule poétique bien avant Thierry, des Scandinaves bien avant les cours d'Ampère, de la ballade avant Victor Hugo; c'était le style de 1813 ou de la reine Hortense, le beau Dunois de M. Alexandre de Laborde, le Vous me quittez pour aller à la gloire de M. de Ségur. Millevoye paya tribut à ce genre, il en fut le poëte le plus orné, le plus mélodieux. Son fabliau d'Emma et d'Éginhard offre toute une allusion chevaleresque aux moeurs de 1812, sur ce ton. Il nous y montre la vierge au départ du chevalier,
Priant tout haut qu'il revienne vainqueur,
Priant tout bas qu'il revienne fidèle161.
Note 161: (retour) Tibulle avait dit, Élégie première, livre II:Vos celebrem cantate Deum, pecorique vocate
Voce, palam pecori, clam sibi quisque vocet.
Le premier et le plus grand exemple de ce genre d'arrière-pensée, de cette duplicité de sentiments, non plus seulement gracieuse, mais pathétique et touchante, se rencontre dans Homère au chant XIX de l'Iliade, quand les captives conduites par Briséis se lamentent autour du corps de Patrocle, «tout haut sur Patrocle, mais au fond chacune sur soi-même et sur son propre malheur.»
Il y a loin de là à la Neige, qui est le même sujet traité par M. de Vigny dans un tout autre style, dans un goût rare et, je crois, plus durable, mais qui a aussi sa teinte particulière de 1824, c'est-à-dire le précieux.
Parmi les romances de Millevoye, les amateurs distinguent, pour la tendresse du coloris et de l'expression, celle de Morgane (dans le poëme de Charlemagne); la fée y rappelle au chevalier la bonheur du premier soir:
L'anneau d'azur du serment fut le gage:
Le jour tomba; l'astre mystérieux
Vint argenter les ombres du bocage,
Et l'univers disparut à nos yeux.
Je recommanderai encore, d'après mon ami qui la chantait à ravir, la romance intitulée le Tombeau du Poète persan, et ce dernier couplet où la fille du poëte expire sous le cyprès paternel:
Sa voix mourante a son luth solitaire
Confie encore un chant délicieux,
Mais ce doux chant, commencé sur la terre,
Devait, hélas! s'achever dans les cieux.
Il y a certes dans ces accents comme un écho avant-coureur des premiers chants de Lamartine, qui devait dire à son tour en son Invocation:
Après m'avoir aimé quelques jours sur la terre,
Souviens-loi de moi dans les cieux.
En général, beaucoup de ces romances de Millevoye, de ces élégies de son premier livre où il est tout entier, et j'oserai dire sa jolie pièce du Déjeuner même, me font l'effet de ce que pouvaient être plusieurs des premiers vers de Lamartine, de ces vers légers qu'à une certaine époque il a brûlés, dit-on. Mais Lamartine, en introduisant le sentiment chrétien dans l'élégie, remonta à des hauteurs inconnues depuis Pétrarque. Millevoye n'était qu'un épicurien poëte, qui avait eu Parny pour maître, quoique déjà plus rêveur.
Si l'on pouvait apporter de la précision dans de semblables aperçus, je m'exprimerais ainsi: Pour les sentiments naturels, pour la rêverie, pour l'amour filial, pour la mélodie, pour les instincts du goût, l'âme, le talent de Millevoye est comme la légère esquisse, encore épicurienne, dont le génie de Lamartine est l'exemplaire platonique et chrétien.
En refaisant le Poète mourant dans de grandes proportions lyriques et avec le souffle religieux de l'hymne, l'auteur des secondes Méditations semble avoir pris soin lui-même de manifester toute notre idée et de consommer la comparaison. Si glorieuse qu'elle soit pour lui, disons seulement que l'un n'y éteint pas entièrement l'autre. Le Poète mourant de Millevoye, à distance du chantre merveilleux, garde son accent, garde son timide et plus terrestre parfum; églantier de nos climats, venu avant l'oranger d'Italie162.
Note 162: (retour) Nous retrouvons ce rapport de Millevoye a Lamartine délicatement exprimé dans une page du roman de Madame de Mably, par M. Saint-Valry (1. I, 315). Il a de plus, par certaines de ses ballades ou romances, par sa dernière surtout, celle du Beffroi, donné le ton et la note aux premières de madame Desbordes-Valmore.
Millevoye a jeté, sous le titre de Dizains et de Huitains, une certaine quantité d'épigrammes d'un tour heureux, d'une pensée fine ou tendre. Le huitain du Phénix et de la Colombe est pour le sentiment une petite élégie. Il a fait quelques épigrammes proprement dites, sans fiel; de ce nombre une épitaphe qui pourrait bien avoir trait à Suard. C'aurait été, au reste, sa seule inimitié littéraire, et elle ne parait pas avoir été bien vive, pas plus vive que son objet.
Si Millevoye n'avait pas de passions littéraires, il en eut encore moins de politiques. Le bon M. Dumas, son biographe sous la Restauration, a essayé de faire de lui un pieux Français dévoué au trône légitime. Un autre biographe, après 1830 il est vrai, M. de Pongerville, a voulu nous le montrer comme un fidèle de l'Empire. Millevoye avait chanté l'un, et commençait à fêter l'autre. Il aimait la France, mais il n'avait, de bonne heure, ravi aucune des flammes de nos orages; le Dieu pour lui, comme dans l'Églogue, était le Dieu qui faisait des loisirs: en tout, un poète élégiaque.
Millevoye s'était marié dans son pays vers 1813; époux et père, sa vie semblait devoir se poser. Un jour qu'il avait à dîner quelques amis à Épagnette, près d'Abbeville, une discussion s'engagea pour savoir si le clocher qu'on apercevait dans le lointain était celui du Pont-Rémi ou de Long, deux prochains villages. Obéissant à l'une de ces promptes saillies comme il en avait, le poète se leva de table à l'instant, et dit de seller son cheval pour faire lui-même cette reconnaissance, cette espèce de course au clocher. Mais à peine était-il en route, que le cheval, qu'il n'avait pas monté depuis longtemps, le renversa. Il eut le col du fémur cassé, et le traitement, la fatigue qui s'ensuivit, déterminèrent la maladie de poitrine dont il mourut, le 12 août 1816. Il avait passé les six dernières semaines à Neuilly, et ne revint à Paris que tout à la fin; la veille de sa mort, il avait demandé et lu des pages de Fénelon.
Son souvenir est resté intéressant et cher; ce qui a suivi de brillant ne l'a pas effacé. Toutes les fois qu'on a à parler des derniers éclats harmonieux d'une voix puissante qui s'éteint, on rappelle le chant du cygne, a dit Buffon. Toutes les fois qu'on aura à parler des premiers accords doucement expirants, signal d'un chant plus mélodieux, et comme de la fauvette des bois ou du rouge-gorge au printemps avant le rossignol, le nom de Millevoye se présentera. Il est venu, il a fleuri aux premières brises; mais l'hiver recommençant l'a interrompu. Il a sa place assurée pourtant dans l'histoire de la poésie française, et sa Chute des Feuilles en marque un moment.
1er Juin 1837.
DES SOIRÉES LITTÉRAIRES
ou
LES POÈTES ENTRE EUX.
Les soirées littéraires, dans lesquelles les poëtes se réunissent pour se lire leurs vers et se faire part mutuellement de leurs plus fraîches prémices, ne sont pas du tout une singularité de notre temps. Cela s'est déjà passé de la sorte aux autres époques de civilisation raffinée; et du moment que la poésie, cessant d'être la voix naïve des races errantes, l'oracle de la jeunesse des peuples, a formé un art ingénieux et difficile, dont un goût particulier, un tour délicat et senti, une inspiration mêlée d'étude, ont fait quelque chose d'entièrement distinct, il a été bien naturel et presque inévitable que les hommes voués à ce rare et précieux métier se recherchassent, voulussent s'essayer entre eux et se dédommager d'avance d'une popularité lointaine, désormais fort douteuse à obtenir, par une appréciation réciproque, attentive et complaisante. En Grèce, en cette patrie longtemps sacrée des Homérides, lorsque l'âge des vrais grands hommes et de la beauté sévère dans l'art se fut par degrés évanoui, et qu'on en vint aux mille caprices de la grâce et d'une originalité combinée d'imitation, les poëtes se rassemblèrent à l'envi. Fuyant ces brutales révolutions militaires qui bouleversaient la Grèce après Alexandre, on les vit se blottir, en quelque sorte, sous l'aile pacifique des Ptolémées; et là ils fleurirent, ils brillèrent aux yeux les uns des autres; ils se composèrent en pléiade. Et qu'on ne dise pas qu'il n'en sortit rien que de maniéré et de faux; le charmant Théocrite en était. A Rome, sous Auguste et ses successeurs, ce fut de même. Ovide avait à regretter, du fond de sa Scythie, bien des succès littéraires dont il était si vain, et auxquels il avait sacrifié peut-être les confidences indiscrètes d'où la disgrâce lui était venue. Stace, Silius, et ces mille et un163 auteurs et poëtes de Rome dont on peut demander les noms à Juvénal, se nourrissaient de lectures, de réunions, et les tièdes atmosphères des soirées d'alors, qui soutenaient quelques talents timides en danger de mourir, en faisaient pulluler un bon nombre de médiocres qui n'aurait pas dû naître. Au Moyen-Age, les troubadours nous offrent tous les avantages et les inconvénients de ces petites sociétés directement organisées pour la poésie: éclat précoce, facile efflorescence, ivresse gracieuse, et puis débilité, monotonie et fadeur. En Italie, dès le XIVe siècle, sous Pétrarque et Boccace, et, plus tard, au XVe au XVIe, les poëtes se réunirent encore dans des cercles à demi poétiques, à demi galants, et l'usage du sonnet, cet instrument si compliqué à la fois et si portatif, y devint habituel. Remarquons toutefois qu'au XIVe siècle, du temps de Pétrarque et de Boccace, à cette époque de grande et sérieuse renaissance, lorsqu'il s'agissait tout ensemble de retrouver l'antiquité et de fonder le moderne avenir littéraire, le but des rapprochements était haut, varié, le moyen indispensable, et le résultat heureux, tandis qu'au XVIe siècle il n'était plus question que d'une flatteuse récréation du coeur et de l'esprit, propice sans doute encore au développement de certaines imaginations tendres et malades, comme celle du Tasse, mais touchant déjà de bien près aux abus des académies pédantes, à la corruption des Guarini et des Marini. Ce qui avait eu lieu en Italie se refléta par une imitation rapide dans toutes les autres littératures, en Espagne, en Angleterre, en France; partout des groupes de poëtes se formèrent, des écoles artificielles naquirent, et on complota entre soi pour des innovations chargées d'emprunts. En France, Ronsard, Du Bellay, Baïf, furent les chefs de cette ligue poétique, qui, bien qu'elle ait échoué dans son objet principal, a eu tant d'influence sur l'établissement de notre littérature classique. Les traditions de ce culte mutuel, de cet engouement idolâtre, de ces largesses d'admiration puisées dans un fonds d'enthousiasme et de candeur, se perpétuèrent jusqu'à mademoiselle de Scudery, et s'éteignirent à l'hôtel de Rambouillet. Le bon sens qui succéda, et qui, grâce aux poëtes de génie du XVIIe siècle, devint un des traits marquants et populaires de notre littérature, fit justice d'une mode si fatale au goût, ou du moins ne la laissa subsister que dans les rangs subalternes des rimeurs inconnus. Au XVIIIe siècle, la philosophie, en imprimant son cachet à tout, mit bon ordre à ces récidives de tendresse auxquelles les poëtes sont sujets si on les abandonne à eux-mêmes; elle confisqua d'ailleurs pour son propre compte toutes les activités, toutes les effervescences, et ne sut pas elle-même en séparer toutes les manies. En fait de ridicule, le pendant de l'hôtel de Rambouillet ou des poëtes à la suite de la Pléiade, ce serait au XVIIIe siècle La Mettrie, d'Argens et Naigeon, le petit ouragan Naigeon, comme Diderot l'appelle, dans une débauche d'athéisme entre eux.
Note 163: (retour) Cet article avait d'abord été écrit pour le Livre des Cent et Un. On y répondait indirectement et sans amertume à un article de la Camaraderie littéraire qui fit du bruit dans le temps, et que le très-spirituel auteur (M. de Latouche) me permettra de qualifier de partial et d'exagéré.
Pour être juste toutefois, n'oublions pas que cette époque fut le règne de ce qu'on appelait poésie légère, et que, depuis le quatrain du marquis de Sainte-Aulaire jusqu'à la Confession de Zulmé, il naquit une multitude de fadaises prodigieusement spirituelles, qui, avec les in-folio de l'Encyclopédie, faisaient l'ordinaire des toilettes et des soupers. Mais on ne vit rien alors de pareil à une poésie distincte ni à une secte isolée de poëtes. Ce genre léger était plutôt le rendez-vous commun de tous les gens d'esprit, du monde, de lettres, ou de cour, des mousquetaires, des philosophes, des géomètres et des abbés. Les lectures d'ouvrages en vers n'avaient pas lieu à petit bruit entre soi. Un auteur de tragédie ou comédie, Chabanon, Desmahis, Colardeau, je suppose, obtenait un salon à la mode, ouvert à tout ce qu'il y avait de mieux; c'était un sûr moyen, pour peu qu'on eût bonne mine et quelque débit, de se faire connaître; les femmes disaient du bien de la pièce; on en parlait à l'acteur influent, au gentilhomme de la Chambre, et le jeune auteur, ainsi poussé, arrivait s'il en était digne. Mais il fallait surtout assez d'intrépidité et ne pas sortir des formes reçues. Une fois, chez madame Necker, Bernardin de Saint-Pierre, alors inconnu, essaya de lire Paul et Virginie: l'histoire était simple et la voix du lecteur tremblait; tout le monde bâilla, et, au bout d'un demi-quart d'heure, M. de Buffon, qui avait le verbe haut, cria au laquais: Qu'on mette les chevaux à ma voiture!
De nos jours, la poésie, en reparaissant parmi nous, après une absence incontestable, sous des formes quelque peu étranges, avec un sentiment profond et nouveau, avait à vaincre bien des périls, à traverser bien des moqueries. On se rappelle encore comment fut accueilli le glorieux précurseur de cette poésie à la fois éclatante et intime, et ce qu'il lui fallut de génie opiniâtre pour croire en lui-même et persister. Mais lui, du moins, solitaire il a ouvert sa voie, solitaire il l'achève: il n'y a que les vigoureuses et invincibles natures qui soient dans ce cas. De plus faibles, de plus jeunes, de plus expansifs, après lui, ont senti le besoin de se rallier; de s'entendre à l'avance, et de préluder quelque temps à l'abri de cette société orageuse qui grondait alentour. Ces sortes d'intimités, on l'a vu, ne sont pas sans profit pour l'art aux époques de renaissance ou de dissolution. Elles consolent, elles soutiennent dans les commencements, et à une certaine saison de la vie des poëtes, contre l'indifférence du dehors; elles permettent à quelques parties du talent, craintives et tendres, de s'épanouir, avant que le souffle aride les ait séchées. Mais dès qu'elles se prolongent et se régularisent en cercles arrangés, leur inconvénient est de rapetisser, d'endormir le génie, de le soustraire aux chances humaines et à ces tempêtes qui enracinent, de le payer d'adulations minutieuses qu'il se croit obligé de rendre avec une prodigalité de roi. Il suit de là que le sentiment du vrai et du réel s'altère, qu'on adopte un monde de convention et qu'on ne s'adresse qu'à lui. On est insensiblement poussé à la forme, à l'apparence; de si près et entre gens si experts, nulle intention n'échappe, nul procédé technique ne passe inaperçu; on applaudit à tout: chaque mot qui scintille, chaque accident de la composition, chaque éclair d'image est remarqué, salué, accueilli. Les endroits qu'un ami équitable noterait d'un triple crayon, les faux brillants de verre que la sérieuse critique rayerait d'un trait de son diamant, ne font pas matière d'un doute en ces indulgentes cérémonies. Il suffit qu'il y ait prise sur un point du tissu, sur un détail hasardé, pour qu'il soit saisi, et toujours en bien; le silence semblerait une condamnation; on prend les devants par la louange. C'est étonnant devient synonyme de C'est beau; quand on dit Oh! il est bien entendu qu'on a dit Ah! tout comme dans le vocabulaire de M. de Talleyrand164. Au milieu de cette admiration haletante et morcelée, l'idée de l'ensemble, le mouvement du fond, l'effet général de l'oeuvre, ne saurait trouver place; rien de largement naïf ni de plein ne se réfléchit dans ce miroir grossissant, taillé à mille facettes. L'artiste, sur ces réunions, ne fait donc aucunement l'épreuve du public, même de ce public choisi, bienveillant à l'art, accessible aux vraies beautés, et dont il faut en définitive remporter le suffrage. Quant au génie pourtant, je ne saurais concevoir sur son compte de bien graves inquiétudes. Le jour où un sentiment profond et passionné le prend au coeur, où une douleur sublime l'aiguillonne, il se défait aisément de ces coquetteries frivoles, et brise, en se relevant, tous les fils de soie dans lesquels jouaient ses doigts nerveux. Le danger est plutôt pour ces timides et mélancoliques talents, comme il s'en trouve, qui se défient d'eux-mêmes, qui s'ouvrent amoureusement aux influences, qui s'imprègnent des odeurs qu'on leur infuse, et vivent de confiance crédule, d'illusions et de caresses. Pour ceux-là, ils peuvent avec le temps, et sous le coup des infatigables éloges, s'égarer en des voies fantastiques qui les éloignent de leur simplicité naturelle. Il leur importe donc beaucoup de ne se livrer que discrètement à la faveur, d'avoir toujours en eux, dans le silence et la solitude, une portion réservée où ils entendent leur propre conseil, et de se redresser aussi par le commerce d'amis éclairés qui ne soient pas poëtes.
Quand les soirées littéraires entre poëtes ont pris une tournure régulière, qu'on les renouvelle fréquemment, qu'on les dispose avec artifice, et qu'il n'est bruit de tous côtés que de ces intérieurs délicieux, beaucoup veulent en être; les visiteurs assidus, les auditeurs littéraires se glissent; les rimeurs qu'on tolère, parce qu'ils imitent et qu'ils admirent, récitent à leur tour et applaudissent d'autant plus. Et dans les salons, au milieu d'une assemblée non officiellement poétique, si deux ou trois poëtes se rencontrent par hasard, oh! la bonne fortune! vite un échantillon de ces fameuses soirées! le proverbe ne viendra que plus tard, la contredanse est suspendue, c'est la maîtresse de la maison qui vous prie, et déjà tout un cercle de femmes élégantes vous écoute; le moyen de s'y refuser?—Allons, poëte, exécutez-vous de bonne grâce! Si vous ne savez pas d'aventure quelque monologue de tragédie, fouillez dans vos souvenirs personnels; entre vos confidences d'amour, prenez la plus pudique; entre vos désespoirs, choisissez le plus profond; étalez-leur tout cela! et le lendemain, au réveil, demandez-vous ce que vous avez fait de votre chasteté d'émotion et de vos plus doux mystères.
André Chénier, que les poëtes de nos jours ont si justement apprécié, ne l'entendait pas ainsi. Il savait échapper aux ovations stériles et à ces curieux de société qui se sont toujours fait gloire d'honorer les neuf Soeurs. Il répondait aux importunités d'usage, qu'il n'avait rien, et que d'ailleurs il ne lisait guère. Ses soirées, à lui, se composaient de son jeune Abel, des frères Trudaine, de Le Brun, de Marie-Joseph:
C'est là le cercle entier qui, le soir, quelquefois,
A des vers, non sans peine obtenus de ma voix,
Prête une oreille amie et cependant sévère.
Cette sévérité, hors de mise en plus nombreuse compagnie, et qui a tant de prix quand elle se trouve mêlée à une sympathie affectueuse, ne doit jamais tourner trop exclusivement à la critique littéraire. Boileau, dans le cours de la touchante et grave amitié qu'il entretint avec Racine, eut sans doute le tort d'effaroucher souvent ce tendre génie. S'il avait exercé le même empire et la même direction sur La Fontaine, qu'on songe à ce qu'il lui aurait retranché! L'ami du poëte, le confident de ses jeunes mystères, comme a dit encore Chénier, a besoin d'entrer dans les ménagements d'une sensibilité qui ne se découvre à lui qu'avec pudeur et parce qu'elle espère au fond un complice. C'est un faible en ce monde que la poésie; c'est souvent une plaie secrète qui demande une main légère: le goût, on le sent, consiste quelquefois à se taire sur l'expression et à laisser passer. Pourtant, même dans ces cas d'une poésie tout intime et mouillée de larmes, il ne faudrait pas manquer à la franchise par fausse indulgence. Qu'on ne s'y trompe pas: les douleurs célébrées avec harmonie sont déjà des blessures à peu près cicatrisées, et la part de l'art s'étend bien avant jusque dans les plus réelles effusions d'un coeur qui chante. Et puis les vers, une fois faits, tendent d'eux-mêmes à se produire; ce sont des oiseaux longtemps couvés qui prennent des ailes et qui s'envoleront par le monde un matin. Lors donc qu'on les expose encore naissants au regard d'un ami, il doit être toujours sous-entendu qu'on le consulte, et qu'après votre première émotion passée et votre rougeur, il y a lieu pour lui à un jugement.
Quelques amitiés solides et variées, un petit nombre d'intimités au sein des êtres plus rapprochés de nous par le hasard ou la nature, intimités dont l'accord moral est la suprême convenance; des liaisons avec les maîtres de l'art, étroites s'il se peut, discrètes cependant, qui ne soient pas des chaînes, qu'on cultive à distance et qui honorent; beaucoup de retraite, de liberté dans la vie, de comparaison rassise et d'élan solitaire, c'est certainement, en une société dissoute ou factice comme la nôtre, pour le poëte qui n'est pas en proie à trop de gloire ni adonné au tumulte du drame, la meilleure condition d'existence heureuse, d'inspiration soutenue et d'originalité sans mélange. Je me figure que Manzoni en sa Lombardie, Wordsworth resté fidèle à ses lacs, tous deux profonds et purs génies intérieurs, réalisent à leur manière l'idéal de cette vie dont quelque image est assez belle pour de moindres qu'eux. Rêver plus, vouloir au delà, imaginer une réunion complète de ceux qu'on admire, souhaiter les embrasser d'un seul regard et les entendre sans cesse et à la fois, voilà ce que chaque poëte adolescent a dû croire possible; mais, du moment que ce n'est là qu'une scène d'Arcadie, un épisode futur des Champs-Elysées, les parodies imparfaites que la société réelle offre en échange ne sont pas dignes qu'on s'y arrête et qu'on sacrifie à leur vanité. Lors même que, fasciné par les plus gracieuses lueurs, on se flatte d'avoir rencontré autour de soi une portion de son rêve et qu'on s'abandonne à en jouir, les mécomptes ne tardent pas; le côté des amours-propres se fait bientôt jour, et corrompt les douceurs les mieux apprêtées; de toutes ces affections subtiles qui s'entrelacent les unes aux autres, il sort inévitablement quelque chose d'amer.
Un autre voeu moins chimérique, un désir moins vaste et bien légitime que forme l'âme en s'ouvrant à là poésie, c'est d'obtenir accès jusqu'à l'illustre poëte contemporain qu'elle préfère, dont les rayons l'ont d'abord touchée, et de gagner une secrète place dans son coeur. Ah! sans doute, s'il vit de nos jours et parmi nous, celui qui nous a engendré à la mélodie, dont les épanchements et les sources murmurantes ont éveillé les nôtres comme le bruit des eaux qui s'appellent, celui à qui nous pouvons dire, de vivant à vivant, et dans un aveu troublé, (con vergognosa fronte), ce que Dante adressait à l'ombre du doux Virgile:
Or se' lu quel Virgilio, e quella fonte
Che spande di parlar si largo tiume?
* * * * *
Vagliami 'l lungo studio e 'l grande amore
Che m' lian fatto cercar lo tuo volume;
Tu se' lo mio maestro, e 'l mio autore...,
sans doute il nous est trop charmant de le lui dire, et il ne doit pas lui être indifférent de l'entendre. Schiller et Goëthe, de nos jours, présentent le plus haut type de ces incomparables hyménées de génies, de ces adoptions sacrées et fécondes. Ici tout est simple, tout est vrai, tout élève. Heureuses de telles amitiés, quand la fatalité humaine, qui se glisse partout, les respecte jusqu'au terme; quand la mort seule les délie, et, consumant la plus jeune, la plus dévouée, la plus tendre au sein de la plus antique, l'y ensevelit dans son plus cher tombeau! A défaut de ces choix resserrés et éternels, il peut exister de poëte à poëte une mâle familiarité, à laquelle il est beau d'être admis, et dont l'impression franche dédommage sans peine des petits attroupements concertés. On se visite après l'absence, on se retrouve en des lieux divers, on se serre la main dans la vie; cela procure des jours rares, des heures de fête, qui ornent par intervalles les souvenirs. Le grand Byron en usait volontiers de la sorte dans ses liaisons si noblement menées; et c'est sur ce pied de cordialité libre que Moore, Rogers, Shelley, pratiquaient l'amitié avec lui. En général, moins les rencontres entre poètes qui s'aiment ont de but littéraire, plus elles donnent de vrai bonheur et laissent d'agréables pensées. Il y a bien des années déjà, Charles Nodier et Victor Hugo en voyage pour la Suisse, et Lamartine qui les avait reçus au passage dans son château de Saint-Point, gravissaient, tous les trois ensemble, par un beau soir d'été, une côte verdoyante d'où la vue planait sur cette riche contrée de Bourgogne; et, au milieu de l'exubérante nature et du spectacle immense que recueillait en lui-même le plus jeune, le plus ardent de ces trois grands poëtes, Lamartine et Nodier, par un retour facile, se racontaient un coin de leur vie dans un âge ignoré, leurs piquantes disgrâces, leurs molles erreurs, de ces choses oubliées qui revivent une dernière fois sous un certain reflet du jour mourant, et qui, l'éclair évanoui, retombent à jamais dans l'abîme du passé. Voilà sans doute une rencontre harmonieuse, et comme il en faut peu pour remplir à souhait et décorer la mémoire; mais il y a loin de ces hasards-là à une soirée priée à Paris, même quand nos trois poëtes y assisteraient.
Après tout, l'essentiel et durable entretien des poëtes, celui qui ne leur manque ni ne leur pèse jamais, qui ne perd rien, en se renouvelant, de sa sérénité idéale ni de sa suave autorité, ils ne doivent pas le chercher trop au dehors; il leur appartient à eux-mêmes de se le donner. Milton, vieux, aveugle et sans gloire, se faisant lire Homère ou la Bible par la douce voix de ses filles, ne se croyait pas seul, et conversait de longues heures avec les antiques génies. Machiavel nous a raconté, dans une lettre mémorable, comment après sa journée passée aux champs, à l'auberge, aux propos vulgaires, le soir tombant, il revenait à son cabinet, et, dépouillant à la porte son habit villageois couvert d'ordure et de boue, il s'apprêtait à entrer dignement dans les cours augustes des hommes de l'antiquité. Ce que le sévère historien a si hautement compris, le poëte surtout le doit faire; c'est dans ce recueillement des nuits, dans ce commerce salutaire avec les impérissables maîtres, qu'il peut retrouver tout ce que les frottements et la poussière du jour ont enlevé à sa foi native, à sa blancheur privilégiée. Là il rencontre, comme Dante au vestibule de son Enfer, les cinq ou six poëtes souverains dont il est épris; il les interroge, il les entend; il convoque leur noble et incorruptible école (la bella scuola), dont toutes les réponses le raffermissent contre les disputes ambiguës des écoles éphémères; il éclaircit, à leur flamme céleste, son observation des hommes et des choses; il y épure la réalité sentie dans laquelle il puise, la séparant avec soin de sa portion pesante, inégale et grossière; et, à force de s'envelopper de leurs saintes reliques, suivant l'expression de Chénier, à force d'être attentif et fidèle à la propre voix de son coeur, il arrive à créer comme eux selon sa mesure, et à mériter peut-être que d'autres conversent avec lui un jour.
1831.
CHARLES NODIER165
Note 165: (retour) Au moment où cette réimpression (1844) s'achève, la mort, qui se hâte, nous permet d'y faire entrer ces pages, qui ne sont plus consacrées à un vivant: inter Divos habitus.—(Seulement, pour éviter la disproportion entre les volumes, on a mis à la fin du tome premier ce que l'ordre naturel eût fait placer à la fin du second.)
Le titre de littérateur a quelque chose de vague, et c'est le seul pourtant qui définisse avec exactitude certains esprits, certains écrivains. On peut être littérateur, sans être du tout historien, sans être décidément poëte, sans être romancier par excellence. L'historien est comme un fonctionnaire officiel et grave, qui suit ou fraye les grandes routes et tient le centre du pays. Le poëte recherche les sentiers de traverse le plus souvent; le romancier s'oublie au cercle du foyer, ou sur le banc du seuil devant, lequel il raconte. Les livres et les belles-lettres peuvent n'être que fort secondaires pour eux, et l'historien lui-même, qui s'en passe moins aisément, y voit surtout l'usage positif et sévère. On peut être littérateur aussi, sans devenir un érudit critique à proprement parler; le métier et le talent d'érudit offrent quelque chose de distinct, de précis, de consécutif et de rigoureux. Un littérateur, dans le sens vague et flottant où je le laisse, serait au besoin et à plaisir un peu de tout cela, un peu ou beaucoup, mais par instants et sans rien d'exclusif et d'unique. Le pur littérateur aime les livres, il aime la poésie, il s'essaye aux romans, il s'égaye au pastiche, il effleure parfois l'histoire, il grapille sans cesse à l'érudition; il abonde surtout aux particularités, aux circonstances des auteurs et de leurs ouvrages; une note à la façon de Bayle est son triomphe. Il peut vivre au milieu de ces diversités, de ces trente rayons d'une petite bibliothèque choisie, sans faire un choix lui-même et en touchant à tout: voilà ses délices. Il y a plus: poëte, romancier, préfacier, commentateur, biographe, le littérateur est volontiers à la fois amateur et nécessiteux, libre et commandé; il obéira maintes fois au libraire, sans cesser d'être aux ordres de sa propre fantaisie. Cette nécessité qu'il maudit, il l'aime plus qu'il ne se l'avoue: dans son imprévu, souvent elle lui demande ce qu'il n'eût pas donné d'une autre manière; elle supplée par accès et fait émulation en quelque sorte à son imagination même. Sa vie intellectuelle ainsi, dans sa variété et son recommencement de tous les jours, est le contraire d'une spécialité, d'une voie droite, d'une chaussée régulière. Oh! combien je comprends que les parents sages d'autrefois ne voulussent pas de littérateurs parmi leurs enfants! Les historiens, les philosophes, les érudits, les linguistes, les spéciaux, tous tant qu'ils sont, encaissés dans leur rainure (en laquelle une fois entrés, notez-le bien, ils arrivent le plus souvent à l'autre bout par la force des choses, comme sur un chemin de fer les wagons), tous ces esprits justement établis sont d'abord assez de l'avis des parents, et professent eux-mêmes une sorte de dédain pour le littérateur, tel que je le laisse flotter, et pour ce peu de carrière régulièrement tracée, pour cette école buissonnière prolongée à travers toutes sortes de sujets et de livres; jusqu'à ce qu'enfin ce littérateur errant, par la multitude de ces excursions, l'amas de ses notions accessoires, la flexibilité de sa plume, la richesse et la fertilité de ses miscellanées, se fasse un nom, une position, je ne dis pas plus utile, mais plus considérable que celle des trois quarts des spéciaux; et alors il est une puissance à son tour, il a cours et crédit devant tous, il est reconnu.
Nul écrivain de nos jours ne saurait mieux prêter à nous définir d'une manière vivante le littérateur indéfini, comme je l'entends, que ce riche, aimable et presque insaisissable polygraphe,—Charles Nodier.
Ce qui caractérise précisément son personnage littéraire, c'est de n'avoir eu aucun parti spécial, de s'être essayé dans tout, de façon à montrer qu'il aurait pu réussir à tout, de s'être porté sur maints points à certains moments avec une vivacité extrême, avec une surexcitation passionnée, et d'avoir été vu presque aussitôt ailleurs, philologue ici, romanesque là, bibliographe et werthérien, académique cet autre jour avec effusion et solennité, et le lendemain ou la veille le plus excentrique ou le plus malicieux des novateurs: un mélange animé de Gabriel Naudé et de Cazotte, légèrement cadet de René et d'Oberman, représentant tout à fait en France un essai d'organisation dépaysée de Byron, de Lewis, d'Hoffmann, Français à travers tout, Comtois d'accent et de saveur de langage, comme La Monnoye était Bourguignon, mariant le Ménagiana à Lara, curieux à étudier surtout en ce que seul il semble lier au présent des arrière-fonds et des lointains fuyants de littérature, donnant la main de Bonneville à M. de Balzac, et de Diderot à M. Hugo. Bref, son talent, ses oeuvres, sa vie littéraire, c'est une riche, brillante et innombrable armée, où l'on trouve toutes les bannières, toutes les belles couleurs, toutes les hardiesses d'avant-garde et toutes les formes d'aventures;... tout, hormis le quartier-général.
C'est le quartier-général, en effet, la discipline seule qui de bonne heure a manqué à ces recrues généreuses et faciles, à ces ardentes levées de bande qui eurent leur coup de collier chacune, mais qui, trop vite, la plupart, ont plié. Je me figure une armée en bataille d'avant Louvois; chaque compagnie s'est déployée sous son chef à sa guise; chaque capitaine, chaque colonel a étalé son écharpe et sa casaque de fantaisie. En tout, Nodier a été un peu ainsi; s'il étudie la botanique ou les insectes,—ces brillants coléoptères à qui sa plume déroba leurs couleurs,—dans le pli de science où il se joue, c'est à un point de vue particulier toujours et sans tant s'inquiéter des classifications générales et des grands systèmes naturels: Jean-Jacques de même en était à la botanique d'avant Jussieu. Nodier, dans les genres divers qu'il cultive, s'en tient volontiers à la chimie d'avant Lavoisier, comme il reviendrait à l'alchimie ou aux vertus occultes d'avant Bacon; après l'Encyclopédie, il croit aux songes; en linguistique, il semble un contemporain de Court de Gébelin, non pas des Grimm ou des Humboldt. C'est toujours ce corps d'armée d'avant le grand ordonnateur Louvois.
On dirait que dans sa destinée prodigue, dans cette vocation mobile qui aime à s'épandre hors du centre, il se reflète quelque chose de la destinée de sa province elle-même, si tard réunie. Il y a en lui, littérairement parlant, du Comtois d'avant la réunion, du fédéraliste girondin.
A qui la faute? et est-ce une faute en ces temps de révolution et de coupures si fréquentes? Qu'on songe à la date de sa naissance. Nous aurons à rappeler tout à l'heure les impressions de son enfance précoce, les orages de son adolescence émancipée, cette vie de frontière aux lisières des monts, aux années d'émigration et d'anarchie, entre le Directoire expirant et l'Empire qui n'était pas né; car c'est bien alors que son imagination a pris son pli ineffaçable, et que l'idéal en lui à grands traits hasardeux, s'est formé. L'honneur de Nodier dans l'avenir consistera, quoi qu'il en soit, à représenter à merveille cette époque convulsive où il fut jeté, cette génération littéraire, adolescente au Consulat, coupée par l'Empire, assez jeune encore au début de la Restauration, mais qui eut toujours pour devise une sorte de contre-temps historique: ou trop tôt ou trop tard!
Trop tôt; car si elle eût tardé jusqu'à la Restauration, si elle eût débuté fraîchement à l'origine, elle aurait eu quinze années de pleine liberté et d'ouverte carrière à courir tout d'une haleine.—Trop tard; car si elle se fût produite aussi bien vers 1780, si elle fût entrée en scène le lendemain de Jean-Jacques, elle aurait eu chance de se faire virile en ces dix années, de prendre rang et consistance avant les orages de 89.
Mais, dans l'un ou dans l'autre cas, elle n'aurait plus été elle-même, c'est-à-dire une génération poétique jetée de côté et interceptée par un char de guerre, une génération vouée à des instincts qu'exaltèrent et réprimèrent à l'instant les choses, et dont les rares individus parurent d'abord marqués au front d'un pâle éclair égaré. Hélas! nous aurions pu être! a dit l'aimable miss Landon dans un refrain mélancolique, récemment cité par M. Chasles. C'est la devise de presque toutes les existences. Seulement ici, de ces existences littéraires d'alors qui ont manqué et qui auraient pu être, il en est une qui a surgi, qui, malgré tout, a brillé, qui, sans y songer, a hérité à la longue de ces infortunes des autres et des siennes propres, qui les résume en soi avec éclat et charme, qui en est aujourd'hui en un mot le type visible et subsistant. Cela fait aussi une gloire.
J'insiste encore, car, pour le littérateur, c'est tout si on le peut rattacher à un vrai moment social, si on peut sceller à jamais son nom à un anneau quelconque de cette grande chaîne de l'histoire. Quelle fut, à les prendre dans leur ensemble, la direction principale et historique des générations qui arrivaient à la virilité en 89, et de celles qui y atteignaient vers 1803? Pour les unes, la politique, la liberté, la tribune; pour les autres, l'administration ou la guerre. De sorte qu'on peut dire, en abrégeant, que les générations politiques et révolutionnaires de 89 eurent pour mot d'ordre le droit, et que les générations obéissantes et militaires de l'Empire eurent pour mot d'ordre le devoir. Or, nos générations, à nous, romanesques et poétiques, n'ont guère eu pour mot d'ordre que la fantaisie.
Mais que devinrent les éclaireurs avancés, les enfants perdus de nos générations encore lointaines, lorsque, s'ébattant aux dernières soirées du Directoire, essayant leur premier essor aux jeunes soleils du Consulat, et croyant déjà à la plénitude de leur printemps, ils furent pris par l'Empire, séparés par lui de leur avenir espéré, et enfermés de toutes parts un matin en un horizon de fer comme dans le cercle de Popilius? Ce fut un vrai cri de rage166.
Deux seuls grands esprits souvent cités résistèrent à cet Empire et lui tinrent tête, M. de Chateaubriand et madame de Staël. Mais remarquez bien qu'ils étaient très au complet, et comme en armes, quand il survint. M. de Chateaubriand se faisait déjà homme en 89; dix ans d'exil, d'émigration et de solitude achevèrent de le tremper. Madame de Staël, de même, ne put être supprimée par l'Empire, auquel elle était antérieure de position prise et de renommée fondée. Nés dix ou quinze ans plus tard, et s'ils n'avaient eu que dix-sept ans en 1800, ces deux chefs de la pensée eussent-ils fait tête aussi fermement à l'assaut? Du moins, on l'avouera, les difficultés pour eux eussent été tout autres.
Il faut en tenir compte au brillant, aimable et intermédiaire génie dont nous parlons. Charles-Emmanuel Nodier doit être né à Besançon le 29 avril 1780, si tant est qu'il s'en souvienne rigoureusement lui-même; le contrariant Quérard le fait naître en 1783 seulement; Weiss, son ami d'enfance, le suppose né en 1781. Ce point initial n'est donc pas encore parfaitement éclairci, et je le livre aux élucubrations des Mathanasius futurs. Son père, avocat distingué, avait été de l'Oratoire et avait professé la rhétorique à Lyon. Il fut le premier et longtemps l'unique maître de ce fils adoré (fils naturel, je le crois), dont l'éducation ainsi resta presque entièrement privée et qui ne parut au collège que dans les classes supérieures. Le jeune Nodier suivit pourtant à Besançon les cours de l'École centrale et fut élève de M. Ordinaire, de M. Droz. Ses relations avec le moine Schneider, telles qu'il s'est plu à nous les peindre, ne sont-elles pas une réflexion fort élargie, une pure réfraction du souvenir à distance au sein d'une vaste et mobile imagination? Nous nous garderions bien, quand nous le pourrions, de chercher à suivre le réel biographique dans ce qui est surtout vrai comme impression et comme peinture, et d'y décolorer à plaisir ce que le charmant auteur a si richement fondu et déployé. Ce que nous demandons à l'enfance et à la jeunesse de Nodier, c'est moins une suite de faits positifs et d'incidents sans importance que ses émotions mêmes et ses songes; or, de sa part, les souvenirs légèrement romancés nous les rendent d'autant mieux.
Les premiers sentiments du jeune Nodier le poussèrent tout à fait dans le sens de la Révolution. Son père fut le second maire constitutionnel de Besançon; M. Ordinaire avait été le premier. L'enfant, dès onze ou douze ans, prononçait des discours au club. Une députation de ce club de Besançon alla rendre visite au général Pichegru qui avait repoussé les Autrichiens, du côté de Strasbourg: l'enfant fut de la partie; deux commissaires le demandèrent à son père: «Donnez-nous-le, nous le ferons voyager!» Pichegru lui fit accueil et l'assit même sur ses genoux, car l'enfant, très-jeune, était de plus très-mince et petit, il n'a grandi que tard. Il passa ainsi trois ou quatre jours au quartier-général et partagea le lit d'un aide de camp. Cette excursion fut féconde pour sa jeune âme; mille tableaux s'y gravèrent, mille couleurs la remplirent. Il put dire avec orgueil: Pichegru m'a aimé. Mais lorsqu'ensuite, dans son culte enthousiaste, il s'obstina jusqu'au bout à parler de Pichegru comme d'une pure victime, comme d'un bon Français et d'un loyal défenseur du sol, il fut moins fidèle à l'information de l'histoire qu'à la reconnaissance et au pieux désir.
Pendant la Terreur probablement, un M. Girod de Chantrans, ancien officier du génie, forcé de quitter Besançon par suite du décret qui interdisait aux ci-devant nobles le séjour dans les places de guerre, alla habiter Novilars, château à deux lieues de là; il emmena le jeune Nodier avec lui. C'était un savant, un sage, une espèce de Linné bisontin. Il donna à l'enfant des leçons de mathématiques et d'histoire naturelle, mais l'élève ne mordit qu'à cette dernière. C'est là qu'il commença ses études entomologiques, ses collections, s'attachant aux coléoptères particulièrement: il y acquit des connaissances réelles, découvrit l'organe de l'ouïe chez les insectes: une dissertation publiée à Besançon en l'an VI (1798) en fait foi. M. Duméril confirma depuis cette opinion, ou même, selon son jeune et jaloux devancier, s'en empara: il y eut réclamation dans les journaux167. Dès ce temps, Nodier avait commencé un poëme sur les charmants objets de ses études; on en citait de jolis vers que quelques mémoires, en le voulant bien, retrouveraient peut-être encore. Je n'ai pu saisir que les deux premiers:
Hôtes légers des bois, compagnons des beaux jours,
Je dirai vos travaux, vos plaisirs, vos amours...
Note 167: (retour) On peut voir dans la Décade, 3e trimestre de l'an XII, p. 377, une lettre de Charles Nodier, de laquelle il résulte cependant que M. Duméril, loin de s'emparer de l'observation de son devancier, l'avait négligée et n'en avait pas tenu compte. L'exactitude est bien difficile à obtenir, en tout ce qui concerne Charles Nodier,—surtout si l'on a causé avec lui.
Mais qu'est-il besoin de poëme? ne l'avons-nous pas dans Séraphine, aussi vif, aussi frais, aussi matinal et diapré que les ailes de ces papillons sans nombre que l'auteur décrit amoureusement et qu'il étale? Quand on est poëte, quand la lumière se joue dans l'atmosphère sereine de l'esprit ou en colore à son gré les transparentes vapeurs, il n'est que mieux d'attendre pour peindre, de laisser la distance se faire, les rayons et les ombres s'incliner, les horizons se dorer et s'amollir. Tous ces Souvenirs enchanteurs de Nodier, qui commencent par Séraphine, ont pour muse et pour fée, non pas le Souvenir même, beaucoup trop précis et trop distinct, mais l'adorable Réminiscence. C'est bien important, à propos de Nodier, de poser dès l'abord en quoi la réminiscence diffère du souvenir. Un amant disait à sa maîtresse qui brûlait chaque fois les lettres reçues, et qui pourtant s'en ressouvenait mieux:
Au lieu d'un froid tiroir où dort le souvenir,
J'aime bien mieux ce coeur qui veut tout retenir,
Qui dans sa vigilance à lui seul se confie,
Recueille, en me lisant, des mots qu'il vivifie,
Les mêle à son désir, les plie en mille tours,
Incessamment les change et s'en souvient toujours.
Abus délicieux! confusion charmante!
Passé qui s'embellit de lui-même et s'augmente!
Forêt dont le mystère invite et fait songer,
Où la Réminiscence, ainsi qu'un faon léger,
T'attire sur sa trace au milieu d'avenues
Nouvelles a tes yeux et non pas inconnues!
C'est ce faon léger des lointains mystérieux, ce daim à demi fuyant de l'Égérie secrète, que dans ses inspirations les plus heureuses Nodier vieillissant a suivi.
Au retour de Novilars, il fréquenta à Besançon les cours de l'École centrale; dès 1797, il était adjoint au bibliothécaire de la ville, avec de petits appointements qui lui permirent quelque indépendance. Jusqu'alors il avait été plutôt timide et d'une allure toute poétique; il commença de s'émanciper, et ces vives années de son adolescence purent paraître très-dissipées et très-oisives. Son père l'aurait voulu avocat; il suivit le droit à Besançon, mais inexactement et sans fruit. A cette époque il en était déjà aux romans, soit à les pratiquer, soit à les écrire. L'influence de Werther fut très-grande sur lui et l'exalta singulièrement. La mode y poussait; le plus flatteur triomphe d'un jeune-France en ce temps-là consistait à obtenir des parents de porter l'habit bleu de ciel et la culotte jaune de Werther. Dans ces premiers accès d'enthousiasme germanique, Nodier ne savait que fort peu l'allemand; il lisait plus directement Shakspeare; mais il avait pour ainsi dire le don des langues; il les déchiffrait très-vite et d'instinct, et en général il sait tout comme par réminiscence. Rien d'étonnant que, comme toutes les réminiscences, ses connaissances, d'autant plus ingénieuses, soient parfois un peu hasardées.
Il se trouva impliqué en 1799 (an vu) dans quelque petite échauffourée politique. Il s'agissait d'un complot contre la sûreté de l'État. Condamné d'abord par contumace, il fut ensuite acquitté à la majorité d'une voix, le 10 fructidor an VII. Il avait perdu sa place de bibliothécaire-adjoint; son père l'envoya à Paris (vers 1800) pour y continuer ses études interrompues; il y porta des romans déjà faits, et y contracta de nouvelles liaisons politiques. Après un premier séjour à Paris, il fut rappelé à Besançon; c'était l'époque où les émigrés commençaient à rentrer; il se lia avec ceux d'entre eux qui étaient encore jeunes, et tourna au royalisme en combinant ses nouvelles affections avec les anciennes. Revenu à Paris à l'époque où Bonaparte consul visait de près à l'empire, il y fit la Napoléone (1802), encore plus républicaine que royaliste: le dernier vers y salue l'échafaud de Sidney. Il publia presque en même temps le petit roman des Proscrits, et, dans un genre fort différent, une Bibliographie entomologique; il avait écrit des articles dans un journal d'opposition intitulé le Citoyen français, qui paraissait pendant la première année du Consulat. Il avait déjà fait imprimer à Besançon, en 1801, et tirer à vingt-cinq exemplaires Quelques Pensées de Shakspeare, avec cette épigraphe de Bonneville:
Génie agreste et pur qu'ils traitent de barbare.
En quittant chaque fois Besançon, Nodier y laissait un ami qu'il revoyait toujours ensuite avec bonheur, qu'il émerveillait de ses nouveaux récits, au coeur de qui il gravait comme sur l'écorce du hêtre les chiffres du moment, et que quarante années écoulées depuis lors n'ont pas arraché du même lieu. Weiss, cet ami d'enfance, bibliographe comme Nodier, et, qui plus est, homme d'imagination comme lui, l'un des derniers de cette franche et docte race provinciale à la façon du XVIe siècle, héritier direct des Grosley et des Boisot, l'excellent Weiss est resté dans sa ville natale comme un exemplaire déposé de la vie première et de l'âme de son ami, un exemplaire sans les arabesques et les dorures, mais avec les corrections à la main, avec les marges entières précieuses, et ce qu'on appelle en bibliographie les témoins. Qui donc n'a pas ainsi quelqu'un de ces amis purs et fidèles qui est resté au toit quand nous l'avons déserté, le pigeon casanier qui garde la tourelle? mais l'autre souvent ne revient pas. C'est le tome premier de nous-même, et celui presque toujours qui nous représente le mieux. Pour savoir le Nodier d'alors, c'est bien moins le Nodier d'aujourd'hui, trop lassé de s'entendre, qu'il eût fallu interroger, que le témoin mémoratif et glorieux d'un tel ami, lorsque dans la belle promenade de Chamars, si pleine de souvenirs (avant que le Génie militaire eût gâté Chamars), il s'épanchait en abondants et naïfs récits, et faisait revivre sous les grands feuillages d'automne les confidences des printemps d'autrefois, désespoirs ardents, philtres mortels, consolations promptes, complots, terreurs crédules, fuites errantes, une fenêtre escaladée, les années légères.
Je me représente Nodier à ces heures de jeunesse, lorsque, superbe et puissant d'espérance, ou, ce qui revient au même, prodigue de désespoir, il partit pour Paris du pied de sa montagne comme pour une conquête. Il n'était pas tel que nous le voyons aujourd'hui lorsqu'à pas lents, un peu voûté et comme affaissé, il s'achemine tous les jours régulièrement par les quais jusque chez Crozet et Techener, ou devers l'Académie les jours de séance, afin que cela l'amuse, comme dirait La Fontaine. «Vous l'avez rencontré cent fois, vous l'avez coudoyé, dit un spirituel critique, qui en cette occasion est peintre168, et sans savoir pourquoi vous avez remarqué sa figure anguleuse et grave, son pas incertain et aventureux, son oeil vif et las, sa démarche fantasque et pensive.» Prenez garde pourtant, attendez: il y a de la vigueur encore sommeillante sous cette immense lassitude, il survient de singuliers réveils dans cette langueur. Un jour que je le rencontrais ainsi dans une de ces cours de l'Institut que les profanes traversent irrévérencieusement pour raccourcir leur chemin, comme on traverse une église,—un jour que je le rencontrais donc, et qu'arrivé tout fraîchement moi-même de sa Franche-Comté et de son Jura, je lui en rappelais avec feu quelques grands sites, il m'écoutait en souriant; mais j'avais cherché vainement le nom de Cerdon pour le rattacher à cette haute et austère entrée dans la montagne après Pont-d'Ain: ce nom de Cerdon, que je ne retrouvais pas et que je balbutiais inexactement, avait dérouté à lui-même sa mémoire, et nous avions tourné autour, sachant au juste de quel lieu il s'agissait, mais sans le bien dénommer. Il m'avait quitté, il était loin, lorsque du fond de la seconde cour, et du seuil même de l'illustre portique, un cri, un accent net et vibrant, le mot de Cerdon, qui lui était revenu, et qu'il me lançait avec une joie fière en se retournant, m'arriva comme un rappel sonore du pâtre matinal aux échos de la montagne: le Nodier jeune et puissant était retrouvé!
Les soirs même de dimanche, en cet Arsenal toujours gracieux et embelli, s'il s'oublie quelquefois, comme par mégarde, à causer et à rajeunir, si, debout à la cheminée, il s'engage en un attachant récit qui ne va plus cesser, à mesure que sa parole élégante et flexible se déroule, écoutez, assistez! Voyez-vous cette organisation puissante qui a faibli, comme elle se rehausse aux souvenirs! l'oeil s'éclaire, la voix monte, le geste lui-même, à peine sorti de sa longue indolence, est éloquent. Je me figure un Vergniaud qui cause.
Dans le Nodier d'aujourd'hui, à travers la fatigue, il y a encore, par accès, du montagnard élancé à haute et large poitrine, de même que dans celui d'autrefois et jusqu'en sa pleine force, on dut entrevoir toujours quelque chose de ce qui a promptement fléchi. Les Francs-Comtois transplantés ne sont-ils pas volontiers comme cela169?
Quoi qu'il en soit, lui, il était tel lorsque ses premiers séjours à Paris agrandirent sous ses pas bondissants le cercle des aventures. J'ajourne pour un instant les échappées politiques: littérairement on le possède dès ce moment-là, d'une manière complète et circonstanciée, dans quelques petits ouvrages de lui qui furent conçus sous ces coups de soleil ardents, sous ces premières lunes sanglantes et bizarres.
Le Peintre de Saltzbourg, journal des émotions d'un coeur souffrant, suivi des Méditations du Cloître, 1803.
Le dernier Chapitre de mon Roman, 1803.
Essais d'un jeune Barde, 1804.
Les Tristes, ou Mélanges tirés des tablettes d'un Suicide, 1806. J'y ajouterais le roman intitulé les Proscrits, si on pouvait se le procurer170; mais j'y joins celui d'Adèle, qui, publié beaucoup plus tard, remonte pour la première idée et l'ébauche de la composition à ces années de prélude. En relisant ces divers écrits, en tâchant, s'il se peut, pour les Essais d'un jeune Barde et pour les Tristes, de ressaisir l'édition originale (car dans les volumes des oeuvres complètes la physionomie particulière de ces petits recueils s'est perdue et comme fondue), on surprend à merveille les affinités sentimentales et poétiques de Nodier dans leurs origines.
Il est d'avant René, bien qu'il n'éclate qu'un peu après et à côté. Il n'a pas non plus besoin d'Oberman pour naître, bien qu'il le lise de bonne heure et qu'il l'admire aussitôt; mais si Oberman et René sont pour lui des frères aînés et plus mûris, ce ne sont pas ses parents directs, ses pères. Nodier, au début, se rattache plus directement à Saint-Preux, mais à Saint-Preux germanisé, vaporisé, werthérisé. Il a lu aussi les dernières Aventures du jeune d'Olban, publiées en 1777, et il s'en ressent d'une manière sensible. Mais qu'est-ce, me dira-t-on, que les Aventures du jeune d'Olban? Avant 89, il y avait en France un très-réel commencement de romantisme, une veine assez grossissante dont on est tout surpris à l'examiner de près: les drames de Diderot, de Mercier, les traductions et les préfaces de Le Tourneur, celles de Bonneville. Tout un jeune public, contre lequel tonnait La Harpe, y répondait: on a vu ailleurs que M. Joubert, l'ami de Fontanes, en était. Or Ramond, depuis membre grave des assemblées politiques, de l'Académie des Sciences, et historien si éminent des Pyrénées, Ramond jeune, nourri dans Strasbourg, sa patrie, des premiers sucs de la littérature allemande mûrissante, en fut légèrement enivré. Séjournant en Suisse et dans une sorte d'exil commandé, à ce qu'il semble, par quelque passion malheureuse, il publia à Verdun, en 1777, les Aventures du jeune d'Olban qui finissent à la Werther par un coup de pistolet, et l'année suivante il publia encore, dans la même ville, un volume d'Élégies alsaciennes de plus de sentiment et d'exaltation que d'harmonie et de facture; on y lit cette rustique approbation signée du bailli du lieu: Permis d'imprimer les Élégies ci-devant. Nodier, à la veille du Peintre de Saltzbourg, se ressouvenait du roman de Ramond 171, il ajouta même à son Peintre, par manière d'épilogue, une pièce intitulée le Suicide et les Pèlerins, qui n'est qu'une mise en vers du dernier chapitre en prose de d'Olban. Comme talent d'écrire (bien que Ramond en ait montré dans ses autres ouvrages), il n'y a pas de comparaison à faire entre le Peintre de Saltzbourg et le roman alsacien; mais c'est le même fonds de sentimentalité.
Les Essais d'un jeune Barde sont dédiés par Nodier à Nicolas Bonneville; c'est à lui surtout, à ses âpres et sauvages, mais fières et vigoureuses traductions, comme il les appelle, qu'il avait dû d'être initié au théâtre allemand. Bonneville avait débuté jeune par des poésies originales où l'on remarque de la verve; ensuite il s'était livré au travail de traducteur. Vers 1786, en tête d'un Choix de petits romans imités de l'allemand, il avait mis pour son compte une préface où il pousse le cri famélique et orgueilleux des génies méconnus. Il n'y manque pas l'exemple de Chatterton, qu'il raconte et étale avec vigueur. Il est l'un des premiers qui aient commencé d'entonner cette lugubre et emphatique complainte qui n'a fait que grossir depuis, et dont l'opiniâtre refrain revient à redire: Admire-moi, ou je me tue! La Révolution le dispersa violemment hors de la littérature172. Voilà bien quelques-uns des précurseurs parmi cette génération werthérienne d'avant 89, dont fut encore Granville, aussi décousu, plus malheureux que Bonneville, et qui semble lui disputer un pan de ce manteau superbe et quelque peu troué qui se déchira tout à fait entre ses mains. Granville, auteur du Dernier Homme, poëme en prose dont Nodier s'est fait depuis l'éditeur, et que M. Creusé de Lesser a rimé, Granville, atteint comme Gilbert d'une fièvre chaude, se noya le 1er février 1805 à Amiens, dans le canal de la Somme, qui coulait au pied de son jardin.
Je demande pardon de remuer de si tristes frénésies; mais il le faut, puisque c'est de la généalogie littéraire. Remarquez que le secret du malheur de ces écrivains tourmentés est en grande partie dans la disproportion de l'effort avec le talent. Car de talent, à proprement parler, c'est-à-dire de pouvoir créateur, de faculté expressive, de mise en oeuvre heureuse, ils n'en avaient que peu; ils n'ont laissé que des lambeaux aussi déchirés que leur vie, des canevas informes que les imaginations enthousiastes ont eu besoin de revêtir de couleurs complaisantes, de leurs propres couleurs à elles, pour les admirer.
Ce fut sans doute un malheur de Nodier au début, que de Se prendre de ce côté, et de se trouver engagé par je ne sais quelle fascination irrésistible vers ces faux et troublants modèles. Je conçois et j'admets qu'à l'entrée de la vie, les premières affections, même littéraires, ne soient pas dans chacun celles de tous. Dans sa jolie nouvelle de la Neuvaine de la Chandeleur, Nodier en commençant explique très-bien comme quoi il n'y a de véritable enfance qu'au village, ou du moins en province, dans des coins à part, bien loin des rendez-vous des capitales et de la rue Saint-Honoré. De même en littérature, en poésie, les premières impressions, et souvent les plus vraies et les plus tendres, s'attachent à des oeuvres de peu de renom et de contestable valeur, mais qui nous ont touché un matin par quelque coin pénétrant, comme le son d'une certaine cloche, comme un nid imprévu au rebord d'un buisson, comme le jeu d'un rayon de soleil sur la ferblanterie d'un petit toit solitaire. Ainsi l'Estelle de Florian ou la Lina de Droz, les Fragments de Ballanche ou les Nuits Élyséennes de Gleizes, peuvent toucher un coeur adolescent autant et bien plus qu'une Iliade. Même plus tard, on pourrait, comme faible secret, et en ne l'avouant jamais, préférer Valérie à Sophocle; on peut, et en l'avouant, préférer le Lac des Méditations à Phèdre elle-même. Dans l'enfance donc et dans l'adolescence encore, rien de mieux littérairement, poétiquement, que de se plaire, durant les récréations du coeur, à quelques sentiers favoris, hors des grands chemins, auxquels il faut bien pourtant, tôt ou tard, se rallier et aboutir. Mais ces grands chemins, c'est-à-dire les admirations légitimes et consacrées, à mesure qu'on avance, on ne les évite pas impunément; tout ce qui compte y a passé, et l'on y doit passer à son tour: ce sont les voies sacrées qui mènent à la Ville éternelle, au rendez-vous universel de la gloire et de l'estime humaine. Nodier, si fait pour pratiquer ces voies et pour les suivre, et qui, jeune, en savait mieux que les noms, ne les hanta, pour ainsi parler, qu'à la traverse, et ne s'y enfonça à aucun moment en droiture. Je ne sais quelle fatalité de destinée ou quel tourbillon romanesque, du Peintre de Saltzbourg à Jean Sbogar, le jeta toujours par les précipices ou sur les lisières, à droite ou à gauche de ces grandes lignes où convergent en définitive les seules et vraies figures du poëme humain comme de l'histoire. Par un généreux mais décevant instinct, il s'en alla accoster d'emblée, en littérature comme en politique, ceux surtout qui étaient dehors et qui lui parurent immolés, Bonneville ou Granville, comme Oudet et Pichegru.
Et plus tard, tout à fait mûr et le plus ingénieux des sceptiques, ne voudra-t-il pas réhabiliter Cyrano? il appellera Perrault un autre Homère.
Jeune, deux choses entre autres le sauvèrent et permirent qu'à la fin, arrivé à son tour, reposé ou du moins assis, et comptant devant lui les débris amassés, il se fît une richesse. Et d'abord, si sincère qu'il se montrât dans le transport d'expression de ses douleurs juvéniles, il était trop poëte pour que son imagination, à certains moments, ne les lui exagérât point beaucoup, et, à d'autres moments aussi, ne les vint pas distraire et presque guérir. Sa sensibilité, tempérée par la fantaisie, ne prenait pas le malheur dans un sérieux aussi continu que de loin on pourrait le croire. Et par exemple, en ce temps même du Peintre de Saltzbourg, il écrivait le dernier Chapitre de mon Roman, réminiscence très-égayée d'une génération légère qui avait eu, comme il l'a très-bien dit, Faublas pour Télémaque. J'aime peu à tous égards ce dernier Chapitre, si spirituel qu'il soit; il rappelle trop son modèle par des côtés non-seulement scabreux, mais un peu vulgaires. Je ne sais en ce genre-là de vraiment délicat que le petit conte: Point de Lendemain, de Denon, qu'on peut citer sans danger, puisqu'on ne trouvera nulle part à le lire173. Mais dans ce dernier Chapitre, la mélancolie était raillée, et il y était fait justice des Werthers à la mode, de façon à rassurer contre les autres écrits de l'auteur lui-même. Il ne manque souvent à l'ardeur fiévreuse de la jeunesse et à ces fumeuses exaltations de tête, qu'une soupape de sûreté qui empêche l'explosion et rétablisse de temps en temps l'équilibre: le dernier Chapitre de mon Roman prouverait qu'ici, dès l'origine, cette espèce de garantie était trouvée.
Mais ce qui sauva surtout Nodier et le lira hors de pair d'entre tous ces faux modèles secondaires auxquels il faisait trop d'honneur en s'y attachant, et qui ne devaient bientôt plus vivre que par lui, c'est tout simplement le talent, le don, le jeu d'écrire, la faculté et le bonheur d'exprimer et de peindre, une plume riche, facile, gracieuse et vraiment charmante, et le plaisir qu'il y a, quand on en est maître, à laisser courir tout cela.
On peut se donner l'agrément, et j'y invite, de lire dans Trilby, dès la troisième ou quatrième page, une certaine phrase infinie qui commence par ces mots: «Quand Jeannie, de retour du lac...» Jamais ruban soyeux fut-il plus flexueusement dévidé, jamais soupir de lutin plus amoureusement filé, jamais fil blanc de bonne Vierge plus incroyablement affiné et allongé sous les doigts d'une reine Mab? Eh bien! quand on est destiné à écrire cette phrase-là, ou celles encore de la magique danse des castagnettes dans Inès de las Sierras, on éprouve trop de dédommagement secret à décrire même ses erreurs, même ses désespoirs, pour ne pas devoir leur échapper bientôt et leur survivre.
Nodier écrivain, s'il faut le définir, c'est proprement un Arioste de la phrase. Or, si Werther qu'on semble au début, quand je ne sais quel Arioste est dessous, j'ai bon espoir, on en revient.
Ces fines qualités de style se présageaient déjà vivement dans le Peintre de Saltzbourg, qui n'a plus guère conservé d'intérêt que par là. A travers le chimérique de l'action, le vague et l'exalté des caractères, on y peut relever quelques tableaux de nature qui rappelaient alors les touches encore récentes de Bernardin de Saint-Pierre, et qui supposaient le voisinage prochain de Chateaubriand et d'Oberman. Nodier, grand styliste prédestiné, a de bonne heure excellé à revêtir les formes et les teintes d'alentour: une de ses images favorites est celle de la pierre de Bologne, qui garde, dit-on, quelque temps les rayons dont elle a été pénétrée. Le Peintre de Saltzbourg avait de plus, sur quelques points de sa palette, ses rayons à lui. On distinguera cette belle page sur l'hiver, datée du 10 octobre: «Oui, je le répète, l'hiver dans toute son indigence, l'hiver avec ses astres pâles et ses phénomènes désastreux, me promet plus de ravissements que l'orgueilleuse profusion des beaux jours...» Si cette page se fût trouvée aussi bien dans l'Émile ou dans le Génie du Christianisme, elle aurait été mainte fois citée. Je note encore une admirable description du matin (14 septembre), qui se termine par ces traits de maître: «... Chaque heure qui s'approche amène d'autres scènes. Quelquefois, un seul coup de vent suffit pour tout changer. Toutes les forêts s'inclinent, tous les saules blanchissent, tous les ruisseaux se rident, et tous les échos soupirent.»
De plus en plus, en avançant, le style de Nodier, avec une grâce et une souplesse qui ne seront qu'à lui et qui composeront son caractère, atteindra à peindre de la sorte les mouvements prompts, les reflets soudains, les chatoiements infinis de la verdure et des eaux, moins sans doute, dans toute scène, les grands traits saillants et simples qu'une multitude de surfaces nuancées et d'intervalles qui semblaient indéfinissables et qu'il exprime. Ainsi, dans Jean Sbogar, sa plume saisira le vol des goëlands qui s'élèvent à perte de vue et redescendent en roulant sur eux-mêmes, comme le fuseau d'une bergère échappé à sa main174. Ainsi, à un autre endroit, il prolongera dans le sable fin et mobile de la plage les ondulations vagues qui bercent la voiture et le rêve d'Antonia175. Son mouvement de style, aux places heureuses, est tout à fait tel, parfois rapide et plus souvent bercé.
Le roman d'Adèle, que je rapporte à cette première époque de Nodier, s'ouvre avec intérêt et vie: il y a du soleil. Le monde rentrant des émigrés en province y est assez fidèlement rendu. Les déclamations même sur la noblesse, sur les inégalités sociales, sur les sciences, ces traces présentes de Jean-Jacques, deviennent des traits assez vrais du moment. Bien des pages y sont délicieuses de simplicité et de fraîcheur: celle, par exemple, à la date du 17 avril, sur les fleurs préférées et les souvenirs qui s'y rattachent, On y voit déjà ce choix de l'ancolie qui en fait la fleur de Nodier, comme la pervenche est celle de Rousseau176. A la date du 8 juin, je note un doux projet d'Éden, un rêve adolescent de chaumière; et puis (8 mai) l'ascension à la Dôle, le Chalet des Faucilles, ce joli nid à romans qu'on appelle pays de Vaud, et l'éblouissante splendeur des monts d'au delà, de laquelle on peut rapprocher encore, dans la nouvelle d'Amélie, la plus flottante description de brume automnale et matinale au bord du lac de Neuchâtel; car c'est le triomphe de cette plume amusée d'avoir à dérouler ainsi des réseaux tour à tour scintillants ou Vaporeux.
Note 176: (retour) Aimé De Loy, poëte franc-comtois des plus errants et des plus naufragés, mais dont l'amitié vient de recueillir les débris sous le titre de Feuilles aux Vents, a dit quelque part, en célébrant une de ses riantes stations passagères:
J'y cultive, au pied d'un coteau,
La fleur de Nodier, l'ancolie,
Si chère à la mélancolie,
Et la pervenche de Rousseau.
Après cela, malgré les grâces courantes, les longs rubans flexibles et les méandres de mots, les caractères, dans ce petit roman d'Adèle, laissent fortement à désirer. Adèle n'est pas une vraie femme de chambre, ce qu'il faudrait pour que la donnée eût toute sa hardiesse originale; elle n'est qu'une demoiselle déclassée et méconnue. Maugis ne diffère en rien du pur traître des vieux romans de chevalerie ou de ceux de l'éternel mélodrame. La conduite de Gaston et des autres manque tout à fait d'une certaine faculté de justesse et de raisonnement qui n'est jamais tellement absente dans la vie. Ce ne sont que personnages qui croient, se détrompent, s'exaltent encore, ne vérifient rien, et se jettent par une fenêtre ou se cassent d'autre façon la tête, un peu comme dans les romans de l'abbé Prévost, mais d'un abbé Prévost piqué de Werther. Chez l'abbé Prévost ils s'évanouissaient simplement, ici ils se tuent.
Les Tristes, écrits dans des quarts d'heure de vie errante, ne sont qu'un recueil de différentes petites pièces (prose ou vers), originales ou imitées de l'allemand, de l'anglais, et qui sentent le lecteur familier d'Ossian et d'Young, le mélancolique glaneur dans tous les champs de la tombe. Toujours mêmes couleurs éparses, mêmes complaintes égarées, même affreuse catastrophe, L'inconnu, auteur supposé des Tristes, se tue d'un coup de lime au coeur, comme Charles Munster (le peintre de Saltzbourg) se noyait dans le Danube, comme Gaston dans Adéle se fait, je crois, sauter la tête. Ce qui a manqué à ces personnages infortunés de Nodier, si souvent reproduits par lui, ç'a été de se résumer à temps en un type unique, distinct, et qui prit rang à son tour, du droit de l'art, entre ces hautes figures de Werther, de René et de Manfred, illustre postérité d'Hamlet. Au lieu de cela, il n'a fait que fournir les plus intéressants et, sans comparaison, les plus regrettables dans cette suite de cadets trop pâlissants, qui ont tant fait couler de pleurs d'un jour, de d'Olban à Antony.
Plus tard, pour les figures de femmes, surtout de jeunes filles, il a mieux atteint à l'idéal voulu, et, dans le charme de les peindre, son pinceau gracieux et amolli n'a pas eu besoin de plus d'effort. Remarquez pourtant comme le premier pli se garde toujours, comme le trait marquant qui s'est prononcé à nu dans la jeunesse se transforme, se déguise, s'arrange, mais se reproduit inévitable au fond et ne se corrige jamais. Même dans les plus expansives et sereines réminiscences des soirs d'automne de la maturité, même quand il semble le plus loin de Charles Munster et de Gaston de Germancé, quand il n'est plus que Maxime Odin, le doux railleur légèrement attendri, quand près de sa Séraphine, en d'aimables gronderies, il est assis sur le banc de l'allée des marronniers, le lendemain de sa nocturne enjambée au bassin des Salamandres; quand se multiplient et se diversifient à ravir sous son récit les plus rougissantes scènes adolescentes et (idéal du premier désir!) ce bouquet de cerises malicieusement promené sur les lèvres de celui qu'on croit endormi; lorsque véritablement il paraît ne plus vouloir emprunter de ses précédents romans trop ensanglantés que les souriantes prémices ou les douleurs embellies, comme étaient dans Thérèse Aubert les adieux à la Butte des Rosiers et ce baiser à travers les feuilles d'une rose; quand donc on se croit assuré qu'il en est là, tout d'un coup... qu'est-ce? méfiez-vous, attendez!... le procédé final n'a pas changé; l'adorable idylle, la pastorale enchantée, tout amoureusement tressée qu'elle semble, va se trancher net encore à la Werther ou à la Werthérie, sinon par un coup de pistolet, au moins par une petite vérole qui tue, par un anévrisme qui rompt, par une convulsion délirante; Séraphine, Thérèse, Clémentine, Amélie, Cécile, Adèle, toutes ces amantes qu'il a touchées au front, elles en sont là; il a comme résumé leur destin en un seul dans ces Stances mélodieuses, où du moins le rhythme et l'image ont tout revêtu et adouci:
Elle était bien jolie, au matin, sans atours,
De son jardin naissant visitant les merveilles,
Dans leur nid d'ambroisie épiant les abeilles,
Et du parterre en fleurs suivant les longs détours.
Elle était bien jolie, au bal de la soirée,
Quand l'éclat des flambeaux illuminait son front,
Et que, de bleus saphirs ou de roses parée,
De la danse folâtre elle menait le rond.
Elle était bien jolie, à l'abri de son voile
Qu'elle livrait flottant au souffle de la nuit,
Quand pour la voir, de loin, nous étions là, sans bruit,
Heureux de la connaître au reflet d'une étoile.
Elle était bien jolie; et de pensers touchants,
D'un espoir vague et doux chaque jour embellie,
L'amour lui manquait seul pour être plus jolie!...
«Paix! voilà son convoi qui passe dans les champs!...»
Idylle et catastrophe, une vive et brillante promesse interceptée, son imagination avait pris de bonne heure ce tour dans le sentiment de sa propre destinée et dans l'expérience des malheurs particuliers, réels, auxquels il est temps de venir.
Nous serons bref dans un détail que lui-même nous a orné de couleurs si vivantes en mainte page de ses Souvenirs. Il suffira de nous rabattre à quelques points précis et moins illustrés. En 1802, la Napoléone, dont les copies se multiplièrent à l'infini, et une foule de petits écrits séditieux qui s'imprimaient clandestinement chez le républicain Dabin et se distribuaient sous le manteau, attirèrent les recherches de la police. Dabin fut arrêté. On m'assure que Nodier, dans un moment d'exaltation généreuse, écrivit à Fouché et se dénonça lui-même comme auteur de la Napoléone177. Quoi qu'il en soit, Fouché avait pour bibliothécaire le Père Oudet, ancien ami du père de Nodier dans l'Oratoire. Cette circonstance ne laissa pas de tempérer les premières sévérités politiques contre l'imprudent jeune homme. Il fut renvoyé à son père à Besançon; mais d'actives liaisons avec les émigrés rentrants et avec les ennemis du Gouvernement en général le compromirent de nouveau. Accusé d'avoir pris part à l'évasion de Bourmont, il s'évada lui-même de la ville, et n'y revint qu'après qu'un jugement rendu l'eut mis à l'abri. Il dut fuir encore, comme plus ou moins enveloppé dans la grande machination dénoncée par Méhée sous le nom d'alliance des jacobins et des royalistes: il était en danger de passer pour un trait-d'union des deux partis. Prévenu à temps, il gagna la campagne et resta errant jusque vers le commencement de 1806, soit dans le Jura français, soit en Suisse178. C'est dans cet intervalle qu'il produisit les Tristes, et même le Dictionnaire des Onomatopées, singulière inspiration chez un proscrit romanesque, et bien notable indice d'un instinct philologique qui grandira.
Note 177: (retour)Depuis que cette notice est écrite, je suis arrivé à recueillir des informations tout à fait exactes et singulières sur ce point de la vie de Nodier. Ce fut lui qui se dénonça en effet par une lettre, dont voici le texte dans toute son excentricité, et qui sent son Werther au premier chef:
«Parvenu au comble de l'infortune et du désespoir; abandonné de tout ce que j'aimais; veuf de toutes mes affections; à vingt-cinq ans j'ai survécu à tout amour et à toute amitié.
«Un ouvrage intitulé la Napoléone et dirigé contre le Premier Consul a paru il y a deux ans. La police en a recherché l'auteur. C'est moi.
«Il me reste du moins le bonheur d'être coupable, et de pouvoir vous demander la prison, l'exil ou l'échafaud.
«Sans attendre des hommes et de vous ni égards ni pitié, je vous apporte ma liberté. Demain l'usage en serait peut-être terrible. Quiconque a pu beaucoup aimer, peut haïr avec excès, et mon temps est venu.
«Je m'appelle Charles Nodier.
«Je loge hôtel Berlin, rue des Frondeurs.»
L'adresse, digne de la lettre, est: «Au Premier Consul, et, en son lieu, à l'un des préfets du Palais.» La date est du 25 frimaire an XII (décembre 1803); ce qui fait remonter la date de la Napoléone à 1801.
On conçoit que, sur le vu de cette lettre, il ait été donné un ordre du Grand-Juge «de faire rechercher l'auteur qui prend le nom de Nodier, de l'interroger sur ses motifs pour écrire et sur les projets qu'il pourrait avoir.»
Je reviendrai peut-être un jour sur ce fol épisode, si j'en viens à traiter le Nodier réel et à le suivre de plus près.
Note 178: (retour) M. Mérimée, successeur de Nodier à l'Académie, et qui, ayant à prononcer son Éloge, s'en est acquitté un peu ironiquement, a dit en parlant de cette époque de sa vie où il était peut-être moins persécuté qu'il ne se l'imaginait: «Il croyait fuir les gendarmes et poursuivait les papillons.»
En 1806, son mandat d'arrêt fut levé et converti en un permis de séjour à Dôle, sous la surveillance du sous-préfet, M. de Roujoux, homme aimable, instruit, qui préparait dès lors son estimable essai des Révolutions des Arts et des Sciences. Nodier y connut beaucoup Benjamin Constant, qui avait à Dôle une partie de sa famille: leurs esprits souples et brillants, leurs sensibilités promptes et à demi brisées devaient du premier coup s'enlacer et se convenir. Il ouvrit un cours de littérature qui fut très-suivi, et s'il avait laissé le temps aux préventions politiques de s'effacer, l'Université aurait probablement fini par l'accueillir. Le préfet Jean de Bry lui portait intérêt; le ministre Fouché associait son nom à des souvenirs oratoriens. Ces années ne furent donc pas absolument malheureuses, les sentiments consolants de la jeunesse les embellissaient, et de fréquentes tournées au village de Quintigny, qui recélait pour son coeur une espérance charmante, lui décoraient l'avenir. Il rêvait de faire une Flore du Jura; il rêvait mieux, une vie heureuse, domestique, studieuse, sous l'humble toit verdoyant. Il a exprimé lui-même ces poétiques douceurs d'alors à quelques années de là, lorsque dans son exil d'Illyrie il se reportait avec une plainte mélodieuse vers les saisons déjà regrettables:
Qui me rendra l'aspect des plantes familières,
Mes antiques forêts aux coupoles altières,
Des bouquets du printemps mon parterre épaissi,
Le houx aux lances meurtrières,
L'ancolie au front obscurci
Qui se penche sur les bruyères,
Le jonc qui des étangs protège les lisières,
Et la pâle anémone et l'éclatant souci?
Les arbres que j'aimais ne croissent point ici.
O riant Quintigny, vallon rempli de grâces,
Temple de mes amours, trône de mon printemps,
Séjour que l'espérance offrait à mes vieux ans,
Tes sentiers mal frayés ont-ils gardé mes traces?
Le hasard a-t-il respecté
Ce bocage si frais que mes mains ont planté,
Mon tapis de pervenche, et la sombre avenue
Où je plaignais Werther que j'aurais imité?...
Rien n'est doux et brillant comme de regarder à distance nos jeunes années malheureuses à travers ce prisme qu'on appelle une larme.
Le poëte, chez Nodier, est déjà bien avancé, bien en train de mûrir: une circonstance particulière vint développer en lui le philologue, le lexicographe, et lui permit dès lors de pousser de front ce goût vif à côté de ses autres prédilections un peu contrastantes. Le chevalier Herbert Croft, baronnet anglais, prisonnier de guerre à Amiens, où il s'occupait de travaux importants sur les classiques grecs, latins et français, eut besoin d'un secrétaire et d'un collaborateur: Nodier lui fut indiqué et fut agréé; il obtint l'autorisation d'aller près de lui. Il nous a peint plus tard son vieil ami sous le nom légèrement adouci de sir Robert Grove, dans son attachante nouvelle d'Amélie. Il était impossible de toucher un tel portrait à la Sterne avec une plus gracieuse et, pour ainsi dire, affectueuse ironie: «Ce qui faisait sourire l'esprit, conclut-il, dans les innocentes manies du chevalier, faisait en même temps pleurer l'âme. On se disait: Voilà pourtant ce que nous sommes, quand nous sommes tout ce qu'il nous est permis d'être au-dessus de notre espèce!»
Sans plus recourir au portrait un peu flatté du vieux savant dans Amélie et en m'en tenant aux notices critiques de Nodier même, du vivant ou peu après la mort du chevalier179, il en résulte que sir Herbert Croft, ancien élève de l'évêque Lowth qui a écrit l'Essai sur la Poésie des Hébreux, l'élève aussi et le collaborateur du docteur Johnson soit pour la Vie d'Young, soit pour les travaux du Dictionnaire, avait de plus en plus creusé et raffiné dans les recherches littéraires et dans l'étude singulière des mots. Doué par la nature de l'organe le plus exquis des commentateurs, il l'avait encore armé d'une loupe grossissante qui ne se fixait plus décidément que sur les infiniment petits de la grammaire. «M. le chevalier Croft, écrivait de lui Nodier émancipé dans un article un peu railleur, peut se dire hautement l'Épicure de la syntaxe et le Leibnitz du rudiment; il a trouvé l'atome, la monade grammaticale....» Quand il s'appliquait à un classique, sous prétexte de l'éclaircir, il y piquait de tous points ses vrilles imperceptibles et petit à petit destructives, presque comme celles des insectes rongeurs particuliers aux bibliothèques. Son analyse pointilleuse prétendait mettre à nu, par exemple, dans telle période de Massillon (car sir Herbert travaillait beaucoup sur nos auteurs français), une quantité déterminée de consonnances et d'assonnances qu'une éloquence harmonieuse sait trouver d'elle-même, mais qu'elle dérobe à la critique et qu'à ce degré de rigueur elle ne calcule jamais. Ce fut durant la participation de Nodier, comme secrétaire, aux travaux du chevalier, que celui-ci fit paraître son Horace éclairci par la ponctuation, ouvrage curieux et subtil, dont le titre seul promet, parmi les hasards de la conjecture, bien des aperçus piquants. A ses profondes préoccupations érudites, sir Herbert joignait par accident certaines vues libres, romantiques, comme des ressouvenirs du biographe d'Young. Il fut le premier à tirer d'un entier oubli le dernier Homme de Granville, cette admirable ébauche d'épopée, s'écriait Nodier, et qui fera la gloire d'un plagiaire heureux. On voit par combien de points vifs devaient se toucher d'abord le jeune secrétaire et le vieux maître.
L'association ne dura pas aussi longtemps qu'on aurait pu croire. Après une année environ, l'amour de l'indépendance et la passion de l'histoire naturelle ramenèrent Nodier dans son village de Quintigny. Il s'était marié, il allait être père: de nouveaux projets commençaient. Pourtant les relations avec le chevalier portèrent leur fruit; cette veine d'études philologiques aboutit en 1811 au livre ingénieux des Questions de Littérature légale. Il faut tout dire: le bon chevalier Croft, qui n'était pas tout à fait sir Grove, se montra un peu jaloux de son élève et du succès de cette brochure populaire, comme il la qualifia non sans quelque intention de dédain: sur deux ou trois points de textes comparés, il revendiqua même, à mots couverts, la priorité de la note. Nodier, en rendant compte dans les Débats de l'ouvrage où perçait cette petite aigreur, la releva avec une vivacité spirituelle et polie, mais assez aiguisée à son tour. A la mort du chevalier, il ne se ressouvint plus que de ses mérites dans un article nécrologique détaillé et touchant. J'ai souri toutefois en saisissant l'instant même où l'élève philologue s'est émancipé: comme dans toute émancipation, il y a eu un brin de révolte.
Ce livre des Questions de Littérature légale, fort augmenté depuis l'édition de 1812, et qui, sous son titre à la Bartole, contient une quantité de particularités et d'aménités littéraires des plus curieuses relativement au plagiat, à l'imitation, aux pastiches, etc., etc., est d'une lecture fort agréable, fort diverse, et représente à merveille le genre de mérite et de piquant qui recommande tout ce côté considérable des travaux de Nodier. Dans ses Onomatopées, dans sa Linguistique, dans ses Mélanges tirés d'une petite Bibliothèque, dans cette foule de petites dissertations fines, annexées comme des cachets précieux au Bulletin du Bibliophile180, on le retrouve le même de manière et de méthode, si méthode il y a, d'érudition courante, rompue, variée, excursive. Ne lui demandez pas une discussion suivie et rigoureuse, armée de précautions, appuyée aux lignes établies de l'histoire, aux grands résultats acquis et aux jugements généraux de la littérature. Il s'échappe à tout moment par la tangente, il ne vise qu'à des points spéciaux, à des trouvailles imprévues, à des raretés d'exception où il se porte tout entier et où son scepticisme déguisé agite l'hyperbole. Sa critique, c'est bien souvent une vraie guerre de guérillas, une Fronde qui fait échec aux grands corps réguliers de la littérature et de l'histoire. Ou encore, sans but aucun, c'est un assaisonnement perpétuel, le hors-d'oeuvre à la fin d'un grand banquet, après une littérature finie. Athénée, en son temps, n'a guère fait autre chose. Bayle parle quelque part de ces lectures mélangées qui sont comme le dessert de l'esprit. Nodier accommode par goût l'érudition pour les estomacs rassasiés et dédaigneux. Son livre des Questions légales, par exemple, c'est proprement un quatre-mendiants de la littérature; on passe des heures musardes à y grappiller sans besoin, à y ronger avec délices. Il a poussé en ce sens le Bayle et le Montaigne à leurs extrêmes conséquences; ce ne sont plus que miettes friandes.
Les esprits fermes, à régime sain, qui n'ont jamais eu de dégoût indolent ni de caprice, les esprits applicables, d'appétit judicieux, empressés de mordre d'abord à quelque pièce de bonne digestion, pourront se demander souvent à quoi bon ces raffinements de coup d'oeil sur des riens, ces jeux de l'ongle sur des écorces, ces dégustations exquises sur le plus rare des Ana; à quoi bon de savoir si la sphère au frontispice est un insigne tout spécial des Elzevirs, et si leur large guirlande de roses trémières ne leur a pas été en maint cas dérobée. Les esprits même les plus en délicatesse de littérature pourront désirer quelquefois plus de circonspection et de sévérité dans certains jugements qui atteignent des noms connus: ainsi, M. de La Rochefoucauld n'est pas formellement accusé, à l'article IV des Questions, d'être un plagiaire de Corbinelli; mais cette singulière accusation, une fois soulevée, n'est pas non plus réfutée et réduite à néant, comme il l'aurait fallu. Pascal, à l'article V, demeure hautement accusé d'avoir pillé Montaigne; son plagiat est même proclamé le plus évident et le plus manifestement intentionnel que l'on connaisse, et l'on oublie que Pascal, mort depuis plusieurs années lorsqu'on recueillit et qu'on publia ses Pensées, ne peut répondre des petits papiers qu'on y inséra et qui, pour lui, n'étaient que des notes dont il se réservait l'usage. Ses pieux amis, les éditeurs, plus versés dans saint Augustin que dans Montaigne, ne s'aperçurent pas qu'ils avaient affaire par endroits à des extraits de ce dernier, et négligèrent naturellement d'en avertir. On aurait à multiplier les remarques de ce genre à propos de la critique de notre ingénieux et poétique érudit. Un jour, dans un article sur le cardinal de Retz, il lui appliquera je ne sais quel mot de celui qu'il appelle tout à coup le sage et vertueux Balzac, oubliant trop que cet estimable écrivain n'était pas le moins du monde un philosophe ni un sage, mais bien un utile pédant doué de nombre, sous qui notre prose a fait et doublé une excellente rhétorique: voilà tout.
Dans le plus suivi et le plus philosophique de ses jeux érudits, dans ses Éléments de Linguistique, Nodier a développé un système entier de formation des langues, l'histoire imagée du mot depuis sa première éclosion sur les lèvres de l'homme jusqu'à l'invention de l'écriture et à l'achèvement des idiomes. Ces sortes de questions dépassent de beaucoup le cercle des conjectures sur lesquelles nous nous permettons d'exprimer et même d'avoir un avis. Un savant article du baron d'Eckstein181 vint protester au nom des résultats et des procédés de l'école historique: il fut sévère. En revanche, de consolants et affectueux articles de M. Vinet182 exprimèrent l'admiration sans réserve et bien flatteuse d'un lecteur sérieux, complétement séduit.
A des endroits un peu moins antédiluviens, et où nous nous sentirions plus à même de prendre parti, il nous semble que Nodier, érudit, ne triomphe jamais plus sûrement, ne s'ébat jamais avec une plus heureuse licence qu'en plein XVIe siècle, en cette époque de liberté, de fantaisie aussi et de vaste bigarrure, et de style français déjà excellent. Il est de son mieux quand il disserte à fond sur le Cymbalum mundi, et la réhabilitation de Bonaventure des Periers peut en ce genre passer pour son chef-d'oeuvre, à moins qu'on ne le préfère discourant, après Naudé, sur les Mazarinades, et épuisant la théorie des deux éditions du Mascurat.
Pour revenir, est-ce aller trop loin que de croire de Nodier bibliographe, lexicographe et philologue, qu'après tout, l'élève du chevalier Croft garda toujours quelque chose de lui, et que même pour les doctes excentricités qu'il jugeait en souriant et que depuis il nous a peintes, il s'en inocula dès lors quelques-unes avec originalité? En attendant, il est curieux de voir comme, dès 1812, son butin se grossit, comme sa pacotille encyclopédique se bigarre et s'amasse. Encore un moment, encore le voyage d'Illyrie, et nous posséderons Nodier au complet, avec tous ses piquants romantismes et dilettantismes.
Comptons un peu et récapitulons, comme par le trou du kaléidoscope, quelques points au hasard dans l'étincelant pêle-mêle d'idéal qui survivra. Il aime, il caresse d'imagination les proscrits, les brigands héroïques, les grands destins avortés, les lutins invisibles, les livres anonymes qui ont besoin d'une clef, les auteurs illustres cachés sous l'anagramme, les patois persistants à l'encontre des langues souveraines, tous les recoins poudreux ou sanglants de raretés et de mystères, bien des rogatons de prix, bien des paradoxes ingénieux et qui sont des échancrures de vérités, la liberté de la presse d'avant Louis XIV, la publicité littéraire d'avant l'imprimerie, l'orthographe surtout d'avant Voltaire: il fera une guerre à mort aux a des imparfaits.
Vers 1811, l'ennui de ses facultés mobiles, bientôt à l'étroit dans le riant Quintigny, et l'espérance de trouver des ressources à l'étranger, le poussèrent en Italie, et de là en Carniole: il fut nommé bibliothécaire à Laybach. Son caractère aimable et la douceur de ses moeurs lui ayant procuré, comme partout, des protecteurs et des amis, il fut chargé de la direction de la librairie et devint, à ce titre, propriétaire et rédacteur en chef d'un journal intitulé le Télégraphe, qu'il publia d'abord en trois langues, français, allemand et italien, puis en quatre, en y ajoutant le slave vindique. Il y inséra, sur la langue et la littérature du pays, de nombreux articles dont on peut prendre idée par ceux qu'il mit plus tard dans le Journal des Débats 183. Jean Sbogar et Smarra, et Mademoiselle de Marsan, furent, dès cette époque, ses secrètes et poétiques Conquêtes.
L'arrivée de Fouché comme gouverneur semblait devoir donner à sa fortune une face nouvelle; la place de secrétaire-général de l'intendance d'Illyrie lui fut proposée; il négligea ces avantages, et l'occasion rapide ne revint pas. L'abandon des provinces illyriennes le ramena en France, à Paris, ce centre final d'où jusque-là il avait toujours été repoussé. Il entra dans la rédaction des Débats, alors Journal de l'Empire, et que dirigeait encore M. Étienne. On assure que quand Geoffroy sur les derniers temps fut malade, Nodier le suppléa dans les feuilletons en conservant l'ancienne signature et en imitant sa manière; si bien que le recueil qu'on fit ensuite de Geoffroy contient plusieurs morceaux de lui. On court risque, avec Nodier, comme avec Diderot, de le retrouver ainsi souvent dans ce que des voisins ont signé; il faut prendre garde, en retour, de lui trop rapporter bien des écrits plus apparents on ne le retrouve pas.
Nodier, revenu en France, avait trente ans passés; il doit être mûr; le voilà au centre; une nouvelle vie mieux assise et plus en vue de l'avenir pourrait-elle commencer? Par malheur, l'atmosphère est bien fiévreuse, et les temps plus que jamais sont dissipants. Je n'essayerai pas de le deviner et de le suivre à travers ces enthousiastes chaleurs de la première et de la seconde Restauration. Les Cent-Jours le rejetèrent à douze années en arrière, aux fougues politiques du Consulat: le 18 mars, il écrivit dans le Journal des Débats une autre Napoléone, une philippique à l'envi de celle que Benjamin Constant y lançait vers le même moment. Il résista mieux à l'épreuve du lendemain. Non pas tout à fait Napoléon, il est vrai, mais Fouché le fit venir, et lui demanda ce qu'il voulait.—«Eh bien! donnez-moi cinq cents francs... pour aller à Gand.» Il est l'auteur de la pièce intitulée Bonaparte au 4 mai, qui parut dans le Nain jaune et dans le Moniteur de Gand; il est l'auteur du vote attribué à divers royalistes, et qui circula au Champ-de-Mai: «Puisqu'on veut absolument pour la France un souverain qui monte à cheval, je vote pour Franconi.» Au reste, il se déroba de Paris durant la plus grande partie des Cent-Jours, et les passa à la campagne dans un château ami.
Les années qui suivent, et où se rassemble avec redoublement son reste de jeunesse, suffisent à peine, ce semble, à tant d'emplois divers d'une verve continuelle et en tous sens exhalée: journaliste, romancier, bibliophile toujours, dramaturge quelque peu et très-assidu au théâtre, témoin aux cartels, tout aux amis dans tous les camps, improvisateur dès le matin comme le neveu de Rameau. Avec cela des retours par accès vers les champs, des reprises de tendresse pour l'histoire naturelle et l'entomologie: un jour, ou plutôt une nuit, qu'il errait au bois de Boulogne pour sa docte recherche, une lanterne à la main, il se vit arrêté comme malfaiteur.
Il demeura jusqu'en 1820 dans la rédaction des Débats, et ne passa qu'alors à celle de la Quotidienne, sans préjudice des journaux de rencontre. Il publia Jean Sbogar en 1818, Thérèse Aubert en 1819, Adèle en 1820, Smarra en 1821, Trilby en 1822: je ne touche qu'aux productions bien visibles. Chacun de ces rapides écrits était comme un écho français, et bien à nous, qui répondait aux enthousiasmes qui commençaient à nous venir de Walter Scott et de Byron. La valeur définitive de chaque ouvrage se peut plus ou moins discuter; mais leur ensemble, leur multiplicité dénonçait un talent bien fertile, une incontestable richesse, et il reste à citer de tous de ravissantes pages d'écrivain. A dater de 1820, la position littéraire de Nodier prit manifestement de la consistance.
Pour mettre un peu d'ordre à notre sujet et éviter (ce qui en est l'écueil) la dispersion des points de vue, nous ne tenterons ni l'analyse des principaux ouvrages en particulier, ni encore moins le dénombrement, impossible peut-être à l'auteur lui-même, de tous les écrits qui lui sont échappés. Deux questions, qui dominent l'étendue de son talent, nous semblent à poser: 1° la nature et surtout le degré d'influence des grands modèles étrangers sur Nodier, qui, au premier aspect, les réfléchit; 2° sa propre influence sur l'école moderne qu'il devança, qu'il présageait dès 1802, qu'il vit surgir et qu'il applaudit le premier en 1820.
L'influence des modèles étrangers sur Nodier (on peut déjà le conclure de notre étude suivie) est encore plus apparente que réelle. On a vu à ses débuts sa vocation marquée, on a saisi ses inclinations à l'origine. Il procède de Werther sans doute; mais on ne se compromet pas en affirmant que si Werther n'eût pas existé, il l'aurait inventé. Il ne connut longtemps de la littérature allemande que ce qui nous en arrivait par madame de Staël après Bonneville; mais l'esprit lui en arrivait surtout: la ballade de Lénore, le Roi des Aulnes, la Fiancée de Corinthe, le Songe de Jean-Paul, faisaient le plus vibrer ses fibres secrètes de fantaisie et de terreur. Jean Sbogar, conçu en 1812 sur les lieux mêmes de la scène, était autre chose certainement que le Charles Moor de Schiller, et n'avait pas besoin de Rob-Roy. Ces neuves et vivantes descriptions du paysage, la scène dramatique d'Antonia au piano devant cette glace qui lui réfléchit brusquement, au-dessus des plis de son cachemire rouge, la tête pâle et immobile de l'amant inconnu, ce sont là des marques aussi de franche possession et d'indépendante investiture. Trilby, le frais lutin, put naître sans l'Ondine de La Motte-Fouqué; Smarra se réclamait surtout d'Apulée. Il serait chimérique de prétendre ressaisir et désigner, au sein d'un talent aussi complexe et aussi mobile, le reflet et le croisement de tous les rayons étrangers qui y rencontraient, y éveillaient une lumière vive et mille jets naturels. La venue d'Hoffmann et son heureuse naturalisation en France durent imprimer à l'imagination de Nodier un nouvel ébranlement, une toute récente émulation de fantaisie; la lecture du Majorat le provoqua peut-être ou ne nuisit pas du moins à Inès ou à Lydie; le Songe d'or, ou la Fée aux Miettes, purent également se ressentir de contes plus ou moins analogues; mais n'avait-il pas, sans tant de provocations du dehors, cette autre lignée bien directe au coin du feu, cette facile descendance du bon Perrault et de M. Galand? En somme, il m'est évident que Nodier se trouve originellement en France de cette famille poétique d'Hoffmann et des autres, et que s'il répond si vite sur ce ton au moindre appel, c'est qu'il a l'accent en lui. Ce qu'ils traduisent en chants ou en récits, il se ressouvient tout aussitôt de l'avoir pensé, de l'avoir rêvé. Nodier peut être dit un frère cadet (bien Français d'ailleurs) des grands poëtes romantiques étrangers, et il le faut maintenir en même temps original: il était en grand train d'ébaucher de son côté ce qui éclatait du leur.
A l'égard de l'école française moderne, ce fut un frère aîné des plus empressés et des plus influents. On l'a vu, vingt ans auparavant, le plus matinal au téméraire assaut et séparé tout d'un coup de ceux-là, à jamais inconnus, qui probablement eussent aidé et succédé. Nulle aigreur ne suivit en lui ces mécomptes du talent et de la gloire. Les jeunes essais, qui désormais rejoignent ses espérances brisées, le retrouvent souriant, et il bat des mains avec transport aux premiers triomphes. Il avait connu et aimé Millevoye faiblissant; il enhardissait De Latouche, éditeur d'André Chénier; il n'eut qu'un cri d'admiration et de tendresse pour le chant inouï de Lamartine. Il connut Victor Hugo de bonne heure, à la suite d'un article qui n'était pas sans réserve, si je ne me trompe, sur Han d'Islande; il découvrit vite, au langage vibrant du jeune lyrique, les dons les plus royaux du rhythme et de la couleur. Un voyage en Suisse qu'ils firent tous deux ensemble et en famille, vers 1825, acheva et fleurit le lien. Dans le même temps, par ses publications avec son ami M. Taylor, par les descriptions de provinces auxquelles il prit une part effective au moins au début, il poussait à l'intelligence du gothique, au respect des monuments de la vieille France. Ses préfaces spirituelles, qu'en toute circonstance il ne haïssait pas de redoubler, harcelaient les classiques, et, en vrai père de Trilby, il sut piquer plus d'un de ses vieux amis sans amertume. Les savantes expériences de sa prose cadencée, les artifices de déroulement de sa plume en de certaines pages merveilleuses eussent été plus appréciés encore et eussent mieux servi la cause de l'art, si on ne les avait pu confondre par endroits avec les alanguissements inévitables dus à la fatigue d'écrire beaucoup, à la nécessité d'écrire toujours. Nombre de ses images, qui expriment des nuances, des éclairs, des mouvements presque inexprimables (comme celle du goëland qui tombe, citée plus haut), étaient faites pour illustrer et couronner l'audace; et, dans une Poétique de l'école moderne, si on avait pris soin de la dresser, nul peut-être n'aurait apporté un plus riche contingent d'exemples. Le petit volume de Poésies qu'il publia en 1827 vint montrer tout ce qu'il aurait pu, s'il avait concentré ses facultés de grâce et d'harmonie en un seul genre, et combien cette admiration fraternelle qu'il prodiguait autour de lui était négligente d'elle-même et de ses propres trésors par trop dissipés. Deux ou trois tendres élégies, quelques chansonnettes nées d'une larme, surtout des contes délicieux datés d'époques déjà anciennes, firent comprendre avec regret que, si elle y avait plus tôt songé, il y aurait eu là en vers une nouvelle muse. Mais, avant tout, un dégoût bien vrai de la gloire, un pur amour du rêve y respiraient: