Portraits littéraires, Tome I
Loué soit Dieu! puisque dans ma misère,
De tous les biens qu'il voulut m'enlever,
Il m'a laissé le bien que je préfère:
O mes amis, quel plaisir de rêver,
De se livrer au cours de ses pensées,
Par le hasard l'une à l'autre enlacées,
Non par dessein: le dessein y nuirait!
L'heureux loisir qui délasse ma vie
Perd de son charme en perdant son secret;
Il est volage, irrégulier, distrait;
Le nonchaloir ajoute à son attrait,
Et sa douceur est dans sa fantaisie.
On se néglige, il semble qu'on s'oublie,
Et cependant on se possède mieux.
On doit alors à la bonté des Dieux
Deux attributs de leur grandeur suprême;
Car on existe, on est tout par soi-même,
Et l'on embrasse et les temps et les lieux.
En fait de biens chacun a son système,
Desquels le moindre a du prix à mon gré:
Si l'un pourtant doit être préféré,
Jouir est bon, mais c'est rêver que j'aime184.
La clarté facile et la grâce mélodieuse distinguent ce petit nombre de vers de Nodier; et il s'étend même assez souvent avec complaisance sur ce chapitre des qualités naturelles, pour qu'on y puisse voir sans malice une leçon insinuante à ses jeunes amis. En homme revenu et sage, il se faisait toutes les objections; en ami chaud, il ne les disait pas. Voici une pièce de lui peu connue, et qui n'a pas été insérée dans son volume de vers: c'est une petite Poétique, telle, ce me semble, qu'à deux ou trois mots près l'aurait pu signer La Fontaine.
DU STYLE.
«Tout bon habitant du Marais
Fait des vers qui ne coûtent guère,
Moi c'est ainsi que je les fais,
Et, si je voulois les mieux faire,
Je les ferois bien plus mauvais.»
C'est ainsi que parlait Chapelle,
Et moi je pense comme lui.
Le vers qui vient sans qu'on l'appelle,
Voilà le vers qu'on se rappelle.
Rimer autrement, c'est ennui.
Peu m'importe que la pensée
Qui s'égare en objets divers,
Dans une phrase cadencée
Soumette sa marche pressée
Aux règles faciles des vers;
Ou que la prose journalière,
Avec moins d'étude et d'apprêts,
L'enlace, vive et familière,
Comme les bras d'un jeune lierre
Un orme géant des forêts;
Si la manière en est bannie
Et qu'un sens toujours de saison
S'y déploie avec harmonie,
Sans prêter les droits du génie
Aux débauches de la raison.
La parole est la voix de l'âme,
Elle vit par le sentiment;
Elle est comme une pure flamme
Que la nuit du néant réclame 185
Quand elle manque d'aliment.
Elle part prompte et fugitive,
Comme la flèche qui fend l'air,
Et son trait vif, rapide et clair,
Va frapper la foule attentive
D'un jour plus brillant que l'éclair.
Si quelque gêne l'emprisonne,
Déliez-vous de son lien.
Tout effort est contraire au bien,
Et la parole en vain foisonne,
Sitôt que le coeur ne dit rien.
Le simple, c'est le beau que j'aime,
Qui, sans frais, sans tours éclatants,
Fait le charme de tous les temps.
Je donnerais un long poème
Pour un cri du coeur que j'entends.
En vain une muse fardée
S'enlumine d'or et d'azur,
Le naturel est bien plus sûr.
Le mot doit mûrir sur l'idée,
Et puis tomber comme un fruit mûr.
Cette coulante doctrine de la facilité naturelle, cet épicuréisme de la diction, si bon à opposer en temps et lieu au stoïcisme guindé de l'art, a pourtant ses limites; et quand l'auteur dit qu'en style tout effort est contraire au bien, il n'entend parler que de l'effort qui se trahit, il oublie celui qui se dérobe.
Un an avant la publication de ses propres Poésies, Nodier donnait, de concert avec son ami M. de Roujoux, un second volume de Clotilde de Surville186, qui est en grande partie de sa façon. Il s'était prononcé dans ses Questions de Littérature légale contre l'authenticité des premières Poésies de Clotilde, et s'était même appuyé alors de l'opinion exprimée par M. de Roujoux187. Mais ce dernier possédait un manuscrit de M. de Surville avec des ébauches inédites de pastiches nouveaux, et les deux amis, malgré leur jugement antérieur, ne purent résister au plaisir de rentrer, en la prolongeant, dans la supercherie innocente.
Comme, après tout, la prétendue Clotilde est un poëte de l'école poétique moderne, un bouton d'églantine éclos en serre à la veille de la renaissance de 1800, il convenait à Nodier, ce précurseur universel, d'y toucher du doigt. Il se trouve mêlé, plus on y regarde, à toutes les brillantes formes d'essai, à tous les déguisements du romantisme.
En résumé, Nodier, par rapport à la nouvelle école qu'il aurait pu songer à se rattacher et à conduire, et qu'il ne voulut qu'aider et aimer, Nodier sans prétention, sans morgue, sans regret, ne fut aux poëtes survenants que le frère aîné, comme je l'ai dit, et le premier camarade, un camarade bon, charmant, enthousiaste, encourageant, désintéressé, redevenu bien souvent le plus jeune de tous par le coeur et le plus sensible. Si on l'eût écouté, volontiers il ne leur eût été qu'un héraut d'armes.
Sur ces entrefaites, son existence s'était assise enfin et fixée. Il avait tâché de renoncer, dès 1820, à la politique si effervescente; son insouciance pour sa fortune personnelle n'avait pas changé. En 1824, M. Corbière, ministre de l'intérieur et bibliophile très-éclairé, le nomma, sur sa réputation et sans qu'il l'eût demandé, bibliothécaire de l'Arsenal en remplacement de l'abbé Grosier qui venait de mourir. Un nouveau cercle d'habitudes se forma. La jeunesse, quand elle se prolonge, est toujours embarrassante à finir; rien n'est pénible à démêler comme les confins des âges (Lucanus an Appulus, anceps); il faut souvent que quelque chose vienne du dehors et coupe court. Dans sa retraite une fois trouvée, au soleil, au milieu des livres dont une élite sous sa main lui sourit, la vie de Nodier s'ordonna: des après-midi flâneuses, des matinées studieuses, liseuses, et de plus en plus productives de pages toujours plus goûtées. Je me figure que bien des journées de Le Sage, de l'abbé Prévost vieillissant, se passaient ainsi. Les travaux même non voulus, les heures assujetties dont on se plaint, gardent au fond plus d'un correctif aimable, bien des enchantements secrets. A en juger par les fruits plus savoureux en avançant, il faut croire que la fatigue intérieure et trop réelle se trompe, s'élude, dans la production, par de certains charmes. Je ne sais quel penseur misanthropique a dit, en façon de recette et de conseil: «Un peu d'amertume dans les talents sur l'âge est comme quelque chose d'astringent qui donne du ton.» Assez d'écrivains éminents en ont eu de reste: ils n'ont pas ménagé cette dose d'astringent; Nodier, lui, en manque tout à fait, et pourtant sa veine de talent a plutôt gagné, elle s'est comme échauffée d'une douce chaleur, en déployant au couchant la diversité de ses teintes. Si de tout temps il y eut en sa manière quelque chose qui est le contraire de la condensation, ces qualités élargies n'ont pas dépassé la mesure en se continuant, et elles ont rencontré, pour y jouer, des cadres de mieux en mieux assortis. Toutes les fois qu'il reproduit des souvenirs ou des songes de sa jeunesse, Nodier écrivain reprend une sève plus montante et plus colorée. Séraphine, Amélie, la fleur de ces récits heureux, l'ont assez prouvé: qu'on y ajoute la première partie d'Inès, on aura le plus parfait et le dernier mot de sa manière. Qu'on ne dédaigne pas non plus, comme échantillon final, deux ou trois dissertations de bibliophile, où, sous prétexte de bouquins poudreux, il butine le joli et le fin: il y a tel petit extrait sur la reliure moderne, qui commence, à la lettre, par un hymne au rossignol188.
Note 188: (retour) Depuis sa mort, on a fait un tout petit volume d'une dernière nouvelle de lui, intitulée Franciscus Columna, où il se retrouve tout entier sous sa double forme; c'est un coin de roman logé dans un cadre de bibliographie, une fleur toute fraîche conservée entre les feuillets d'un vieux livre.
En 1832, ses oeuvres complètes, et pourtant choisies encore, parurent pour la première fois, et vinrent déployer, en une série imposante, les titres jusqu'alors épars d'une renommée qui dès longtemps ne se contestait plus. En 1834, l'Académie française, réparant de trop longs délais, le choisit à l'unanimité en remplacement de M. Laya. Nodier, qui s'était pris tant de fois de raillerie au célèbre corps, fut saisi d'une joie toute naïve et attendrie en y entrant. Aucun autre discours de récipiendaire ne respire peut-être, à l'égal du sien, l'expansion sentie de la reconnaissance. Il la prouva surtout par un dévouement sans réserve à ses devoirs d'académicien: le Dictionnaire futur n'a pas de fondateur plus absorbé ni plus amusé que lui. Et qui donc serait plus capable, en effet, de suivre en buissonnant l'histoire et les aventures de chaque mot à travers la langue? Odyssée pour Odyssée, celle-là, à ses yeux, en vaut bien une autre. Revenu de tout, il s'anime d'autant plus, il se passionne, en sceptique qu'on croirait crédule, à ces menues questions de vocabulaire, d'étymologie, d'orthographe; prenez garde! elles ne sont, dans la bouche du Lucien au fin sourire, qu'une façon détournée et bienveillante d'ironie universelle. Ainsi souvent il se délasse de l'ennui de trop penser. Il s'en délasse à moins de frais, avec une plus vraie douceur, en famille, les soirs, en cet Arsenal rajeunissant, où tous ceux qui y reviennent après des années retrouvent un passé encore présent, un frais sentiment d'eux-mêmes, et des souvenirs qui semblent à peine des regrets, dans une atmosphère de poésie, de grâce et d'indulgence.
1er Mai 1840.
CHARLES NODIER
APRÈS LES FUNÉRAILLES189.
La mort est à l'oeuvre et frappe coup sur coup. Hier la tombe se fermait sur Casimir Delavigne, elle s'ouvre aujourd'hui pour Charles Nodier. La littérature contemporaine, qu'on dit si éparse et sans drapeau, ne se donne plus rendez-vous qu'à de funèbres convois. La mort de Charles Nodier n'a pas semblé moins prématurée que celle de Casimir Delavigne; et quoiqu'il eût passé le terme de soixante ans, ce qui est toujours un long âge pour une vie si remplie de pensées et d'émotions, on ne peut, quand on l'a connu, c'est-à-dire aimé, s'ôter de l'idée qu'il est mort jeune. C'est que Nodier l'était en effet; une certaine jeunesse d'imagination et de poésie a revêtu jusqu'au bout chacune de ses paroles, chaque ligne échappée de lui; le souffle léger ne l'a pas quitté un instant. Quand il n'était point brisé par la fatigue et succombant à la défaillance, il se relevait aussitôt et redevenait le Nodier de vingt ans par la verve, par le jeu de la physionomie et le geste, même par l'attitude. Il y a de ces organisations élancées et gracieuses qui ressemblent à un peuplier: on a dit de cet arbre qu'il a toujours l'air jeune, même quand il est vieux. Dans des vers charmants que les lecteurs de cette Revue n'ont certes pas oubliés, Alfred de Musset, répondant à des vers non moins aimables du vieux maître190, lui disait, à propos de cette fraîcheur et presque de cette renaissance du talent:
Si jamais ta tête qui penche
Devient blanche,
Ce sera comme l'amandier,
Cher Nodier.
Ce qui le blanchit n'est pas l'âge,
Ni l'orage;
C'est la fraîche rosée en pleurs
Dans les fleurs.
Nous-même, nous n'avions pas attendu le jour fatal pour essayer de caractériser cette veine si abondante et si vive, cet esprit si souple et si coloré, ce merveilleux talent de nature et de fantaisie191. On ne trouvera pas que ce soit trop d'en rassembler encore une fois les traits si regrettables et plus que jamais présents à tous, en ce moment de mystère et de deuil où le moule se brise, où la forme visible s'évanouit.
Charles Nodier était né à Besançon, en avril 1780; il fit ses études dans sa ville natale, et, sauf quelques échappées à Paris, il passa sa première jeunesse dans sa province bien-aimée. Aussi peut-on dire qu'il resta Comtois toute sa vie; au milieu de sa diction si pure et de sa limpide éloquence, il avait gardé de certains accents du pays qui marquaient par endroits, donnaient à l'originalité plus de saveur, et l'imprégnaient à la fois de bonhomie et de finesse. Sa jeunesse fut errante, poétique, et, on peut le dire, presque fabuleuse. Là-dessus les souvenirs des contemporains ne tarissent pas; quand une fois le nom de Nodier est prononcé devant le bon Weiss (aujourd'hui inconsolable), devant quelqu'un de ces amis et de ces témoins d'autrefois, tout un passé s'ébranle et se réveille, les histoires, les aventures s'enchaînent et se multiplient, l'Odyssée commence. Combien elle abondait surtout aux lèvres de Nodier lui-même, dans ces soirées de dimanche où debout, appuyé à la cheminée, un peu penché, il renonçait à sa veine de whist, décidément trop contraire ce soir-là, et consentait à se ressouvenir! Bien que dans ses Souvenirs de Jeunesse, et dans cette foule d'anecdotes et de nouvelles publiées, il n'ait cessé de puiser à la source secrète et d'y introduire le lecteur, on peut assurer que, si on ne l'a pas entendu causer, on ne le connaît, on ne l'apprécie comme conteur qu'à demi. Sa jeunesse donc essaya de tout, et risqua toutes les aventures, politique et sentimentale tour à tour, passant de la conspiration à l'idylle, de l'étude innocente et austère au délire romanesque, mais arrêtant, coupant le tout assez à temps pour n'en recueillir que l'émotion et n'en posséder que le rêve. Nul plus que lui n'évita ce que les autres prudents recherchent et recommandent si fort, la grande route, la route battue; mais il connut, il découvrit tous les sentiers. Que de miel, que de rosée à travers les ronces! En ne songeant qu'à pousser au hasard les heures et à tromper éperdument les ennuis, il amassait le butin pour les années apaisées, pour la saison tardive du sage. Nous en avons joui à le lire, à l'écouter; lui-même en a joui à y revenir.
De toutes ses vicissitudes, de tous ses travaux, de tous ses essais, de toutes ses erreurs même, il était résulté à la longue, chez cette nature la mieux douée, un fonds unique, riche, fin, mobile, propre aux plus délicates fleurs, aux fruits les plus savoureux. De toutes ces aimables soeurs de notre jeunesse qui nous quittent une à une en chemin, et qu'il nous faut ensevelir, il lui en était resté deux, jusqu'au dernier jour fidèles, deux muses se jouant à ses côtés, et qui n'ont déserté qu'à l'heure toute suprême le chevet du mourant, la Fantaisie et la Grâce.
Aucun écrivain n'était plus fait que Nodier pour représenter et pour exprimer par une définition vivante ce que c'est qu'un homme littéraire, en donnant à ce mot son acception la plus précise et la plus exquise. Nos hommes distingués, nos personnages éminents dans les grandes carrières tracées, ne se rendent pas toujours bien compte de ce genre de mérite compliqué, fugitif, et sont tentés de le méconnaître. L'exemple de Nodier est là qui les réfute aujourd'hui et de la seule manière convenable en telle matière, c'est-à-dire qui les réfute avec charme. Être un esprit littéraire, ce n'est pas, comme on peut le croire, venir jeune à Paris avec toute sorte de facilité et d'aptitude, y observer, y deviner promptement le goût du jour, la vogue dominante, juger avec une sorte d'indifférence et s'appliquer vite à ce qui promet le succès, mettre sa plume et son talent au service de quelque beau sujet propre à intéresser les contemporains et à pousser haut l'auteur. Non, il peut y avoir dans le rôle que je viens de tracer beaucoup de talent littéraire sans doute, mais l'esprit même, l'inspiration qui caractérisent cette nature particulière n'y est pas. Tout homme né littéraire aime avant tout les lettres pour elles-mêmes; il les aime pour lui, selon la veine de son caprice, selon l'attrait de sa chimère: Quem tu Melpomene semel. Il laisse la foule, si elle lui déplaît, et s'en va égarer ses belles années dans les sentiers. Les sujets qu'il choisit, et sur lesquels sa verve le plus souvent s'exerce, ne lui arrivent point par le bruit du dehors et comme un écho de l'opinion populaire; ils tiennent plutôt à quelque fibre de son coeur, ou il ne les demande qu'à l'écho des bois. Ce sont parfois des poursuites, des entraînements singuliers dont les hommes positifs, les esprits judicieux et qui ne songent qu'à arriver ne se rendent pas bien compte, et auxquels ils sourient non sans quelque pitié. Patience! tout cela un jour s'achève et se compose. Cet intérêt qui manquait d'abord au sujet, le talent le lui imprime, et il le crée pour ceux qui viennent après lui. Ce qui n'existait pas auparavant va dater de ce jour-là, et l'élite des générations humaines saura le goûter. Qui donc plus que Nodier a prodigué en littérature, même en critique, ces créations piquantes, imprévues, non point si passagères qu'on pourrait le croire? elles s'ajouteront au dépôt des pièces curieuses et délicates, dont les connaisseurs futurs, les Nodier de l'avenir s'occuperont.
Nous disons que Nodier fut toujours le même jusqu'à la fin, toujours le Nodier des jeunes années; nous devons faire remarquer pourtant que sa vie littéraire se peut diviser en deux parts sensiblement différentes. Il ne vint s'établir à Paris qu'au commencement de la Restauration, et, pendant ces années politiques ardentes, il n'aurait point fallu demander à cette imagination si vive le calme souriant où nous l'avons vu depuis. En usant alors à la hâte ce surplus des passions dont le milieu de la vie se trouve souvent comme embarrassé, il se préparait à cette indifférence du sage, à cette bienveillance finale, inaltérable, à peine aiguisée d'une légère ironie. Fixé à l'Arsenal depuis 1824, il put, pour la première fois, y asseoir un peu son existence, si longtemps battue par l'orage; sa maturité d'écrivain date de là. Il était de ces natures excellentes qui, comme les vins généreux, s'améliorent et se bonifient encore en avançant. Plus sa destinée continua depuis ce premier moment de s'établir et de se consolider, plus aussi son talent gagna en vigueur, en louable et libre emploi. Nommé il y a dix ans à l'Académie française, il y trouva une carrière toute préparée et enfin régulière pour ses facultés sérieuses, pour ses études les plus chéries. Ce qu'il avait entrepris et déjà exécuté de travaux et d'articles pour le nouveau Dictionnaire historique de la langue française ne saurait être apprécié en ce moment que de ceux qui en ont entendu la lecture; ce qui est bien certain, c'est qu'il gardait, jusque dans des sujets en apparence voués au technique et à une sorte de sécheresse, toute la grâce et la fertilité de ses développements; il n'avait pas seulement la science de la philologie, il en avait surtout la muse192.
Note 192: (retour) On a raconté une anecdote assez piquante: Nodier lisait dans une séance particulière de l'Académie l'article Abolition du Dictionnaire: «Abolition, substantif féminin, etc., etc...; prononcez abolicion.—«Votre dernière remarque me paraît inutile, dit un académicien présent, car on sait bien que devant l'i le t a toujours le son du c.»—«Mon cher confrère, ayez picié de mon ignorance, répond Nodier en appuyant sur chaque mot, et faites-moi l'amicié de me répéter la moicié de ce que vous venez de me dire.» On juge de l'éclat de rire universel qui saisit la docte assemblée; on ajoute que l'académicien réfuté (M. de Feletz) en prit gaiement sa part.
Pour nous qui ne le jugions que par le dehors, il ne nous a jamais paru plus fécond d'idées, plus inépuisable d'aperçus, plus sûr de sa plume toujours si flexible et si légère, qu'en ces dernières années et dans les morceaux mêmes dont il enrichissait nos recueils, fiers à bon droit de son nom. Il avait acquis avec l'âge assez d'autorité, ou, si ce mot est trop grave pour lui, assez de faveur universelle pour se permettre franchement l'attaque contre quelques-uns de nos travers, ou peut-être de nos progrès les plus vantés. Le docteur Nèophobus ne s'y épargnait pas, et ceux même qui se trouvaient atteints en passant ne lui gardaient pas rancune. Le propre de Nodier, son vrai don, était d'être inévitablement aimé. Il faut lui savoir gré pourtant, un gré sérieux, d'avoir, en plus d'une circonstance, opposé aux abus littéraires cette expression franche, cette contradiction indépendante qui, dans une nature de conciliation et d'indulgence comme la sienne, avait tout son prix.
Le dernier morceau qu'il ait donné à cette Revue, le dernier acte de présence de Nodier, ç'a été ses agréables stances à M. Alfred de Musset:
J'ai lu ta vive Odyssée
Cadencée,
J'ai lu tes sonnets aussi,
Dieu merci!...
On peut dire de cette jolie pièce mélodieuse, touchante, et dont le rhythme gracieux, mais exprès tombant et un peu affaibli, exprime à ravir un sourire déjà las, qu'elle a été le chant de cygne de Nodier:
Mais reviens à la vesprée
Peu parée,
Bercer encor ton ami
Endormi.
Nodier, depuis bien des années, et même sans qu'aucune maladie positive se déclarât, ressentait souvent des fatigues extrêmes qui le faisaient se mettre au lit avant le soir, chercher le sommeil avant l'heure. Il aimait le sommeil, comme La Fontaine, et il l'a chanté en des vers délicieux, peu connus et que nous demandons à citer, comme exemple du jeu facile et habituel de cette fantaisie sensible:
LE SOMMEIL.
Depuis que je vieillis, et qu'une femme, un ange,
Souffre sans s'émouvoir que je baise son front;
Depuis que ces doux mots que l'amour seul échange
Ne sont qu'un jeu pour elle et pour moi qu'un affront;
Depuis qu'avec langueur j'assiste à la veillée
Qu'enchantent son langage et son rire vermeil,
Et la rose de mai sur sa joue effeuillée,
Je n'aime plus la vie et j'aime le Sommeil;
Le Sommeil, ce menteur au consolant mystère,
Qui déjoue à son gré les vains succès du Temps,
Et sur les cheveux blancs du vieillard solitaire
Épand l'or du jeune âge et les fleurs du printemps.
Il vient; et, bondissant, la Jeunesse animée
Reprend ses jeux badins, son essor étourdi;
Et je puise l'amour à sa coupe embaumée
Où roule en serpentant le myrte reverdi.
Comme un enchantement d'espérance et de joie,
Il vient avec sa cour et ses choeurs gracieux,
Où, sous des réseaux d'or et des voiles de soie,
S'enchaînent des Esprits inconnus dans les cieux;
Soit que, dans un soleil où le jour n'a point d'ombre,
Il me promène errant sur un firmament bleu,
Soit qu'il marche, suivi de Sylphides sans nombre
Qui jettent dans la nuit leurs aigrettes de feu:
L'une tombe en riant et danse dans la plaine,
Et l'autre dans l'azur parcourt un blanc sillon;
L'une au zéphyr du soir emprunte son haleine,
A l'astre du berger l'autre vole un rayon.
C'est pour moi qu'elles vont; c'est moi seul qui les charme,
C'est moi qui les instruis à ne rien refuser.
Je n'ai jamais payé leurs rigueurs d'une larme,
Et leur lèvre jamais ne dénie un baiser.
Ah! s'il versait longtemps, le prisme heureux des songes,
Sur mes yeux éblouis ses éclairs décevants!
S'il ne s'éteignait pas, ce bonheur des mensonges,
Dans le néant des jours où souffrent les vivants!
Ou si la mort était ce que mon coeur envie,
Quelque sommeil bien long, d'un long rêve charmé,
La nuit des jours passés, le songe de la vie!
Quel bonheur de mourir pour être encore aimé!...
Ainsi pensait-il depuis que s'étaient enfuies les belles années dans lesquelles le poète s'accoutume trop à enfermer tout son destin. Le souvenir, la réminiscence, le songe, venaient donc à son aide, et lui obéissaient au moindre signe, comme des esprits familiers et consolants. Plus d'une fois, nous l'avons vu, le matin, à quelque réunion d'amis à laquelle il était convié et dont il était l'âme: il arrivait au rendez-vous, fatigué, pâli, se traînant à peine; aux bonjours affectueux, aux questions empressées, il ne répondait d'abord que par une plainte, par une pensée de mort qu'on avait hâte d'étouffer. La réunion était complète, on s'asseyait: c'est alors qu'il s'animait par degrés, que sa parole facile, élégante, retrouvait ses accents vibrants et doux, que le souvenir évoquait en lui les Ombres de ce passé charmant qu'il redemandait tout à l'heure au sommeil; le conteur-poète était devant nous; nous possédions Nodier encore une fois tout entier. Depuis des années, il avait si souvent parlé de la mort, et nous l'avions en toute rencontre retrouvé si vivant par l'esprit qu'on ne pouvait se figurer qu'il ne s'exagérât pas un peu ses maux, et à lui aussi on pourrait appliquer ce qu'on disait de M. Michaud, que la durée même de nos craintes refaisait à la longue nos espérances. On était tenté surtout de répéter avec M. Alfred de Musset:
Ami, toi qu'a piqué l'abeille,
Ton coeur veille,
Et tu n'en saurais ni guérir,
Ni mourir.
Mais non, il y avait plus que la piqûre de l'abeille; l'aiguillon fatal était là. C'est trop longtemps insister et nous complaire à de gracieux retours que la gravité de la fin dernière vient couvrir et dominer. Nodier est mort en homme des espérances immortelles, en homme religieux et en chrétien. Ces idées, ces croyances du berceau et de la tombe, étaient de tout temps demeurées présentes à son imagination, à son coeur. Entouré de la famille la plus aimable et la plus aimée, d'une famille que l'adoption dès longtemps n'avait pas craint de faire plus nombreuse, de ses quatre petits-enfants qui Jouaient la veille encore, ne pouvant rien comprendre à ces approches funèbres, de sa charmante fille, sa plus fidèle image, son oeuvre gracieuse la plus accomplie, Nodier a traversé les heures solennelles au milieu de tout ce qui peut les soutenir et les relever; si une pensée de prévoyance humaine est venue par moments tomber sur les siens, elle a été comprise, devinée et rassurée par la parole d'un ministre, son confrère, l'ami naturel des lettres193. Les témoignages d'intérêt et d'affection, durant toute sa maladie, ont été unanimes, universels; il y était sensible; il croyait trop à l'amitié qu'il inspirait pour s'en étonner. Il exprimait pourtant, parfois, et de son plus fin sourire, du ton d'un Sterne attendri, combien tout cela lui paraissait presque disproportionné avec une vie qui lui semblait, à lui, avoir toujours été si incomplète et si précaire. Ainsi l'auraient pensé d'eux-mêmes Le Sage ou l'abbé Prévost mourants194;
Nodier allait être déjà un mort illustre. C'est un honneur de ce pays-ci et de cette France, on l'a remarqué, que l'esprit, à lui seul, y tienne tant de place, que, dès qu'il y a eu sur un talent ce rayon du ciel, la grâce et le charme, il soit finalement compris, apprécié, aimé, et qu'on sente si vite ce qu'on va perdre en le perdant. Comme le disait devant moi une femme de goût195, ce serait un grand seigneur ou un simple écrivain, le duc de Nivernais ou Nodier, on ne ferait pas autrement: en France, à une certaine heure, il n'y a que l'esprit qui compte. Oui, l'esprit charmant, l'esprit aidé et servi du coeur. L'intérêt public, celui du monde proprement dit celui du peuple même; on l'a vu aux funérailles de Nodier cet intérêt d'autant plus touchant ici qu'il est plus désintéressé, éclate de toutes parts; le nom de celui qui n'a rien été, qui n'a rien pu, qui n'a exercé d'autre pouvoir que le don de plaire et de charmer, ce nom-là est en un moment dans toutes les bouches, et tous le pleurent.
1er Février 1844.
Note 194: (retour) Je glisse au bas de la page ce mot humble, ce mot touchant, que je préfère à d'autres mots plus glorieux, parce qu'il sent l'homme cette heure de vérité, ce mot toutefois qu'il faudrait être lui pour prononcer comme il convient, avec sensibilité et ironie, avec un sourire dans une larme; il s'agissait de ces marques d'affection et d'honneur qui lui arrivaient en foule et ne cessèrent plus, dès qu'on le sut en danger: «Qui est-ce qui dirait, à voir tout cela, que je n'ai toujours été qu'un pauvre diable?»—Comme Cherubini dans le tableau d'Ingre il ne voyait pas la Muse immortelle qui debout était derrière.
APPENDICE
LA FONTAINE.
(L'article suivant, écrit dans le Globe (15 septembre 1827), à propos des Fables de La Fontaine rapprochées de celles des autres auteurs par M. Robert, ajoute quelques détails et quelques développements au morceau que contient ce volume.)
La littérature du siècle de Louis XIV repose sur la littérature française du XVIe et de la première moitié du XVIIe siècle; elle y a pris naissance, y a germé et en est sortie; c'est là qu'il faut se reporter si l'on veut approfondir sa nature, saisir sa continuité, et se faire une idée complète et naturelle de ses développements. Pour apprécier, en toute connaissance de cause, Racine et son système tragique, il n'est certes pas inutile d'avoir vu ce système, encore méconnaissable chez Jodelle et Garnier, recevoir grossièrement, sous la plume de Hardy, la forme qu'il ne perdra plus désormais, et n'arriver à l'auteur des Frères ennemis qu'après les élaborations de Mairet et avec la sanction du grand Corneille. On ne porterait de Molière qu'un jugement imparfait et hasardé si on l'isolait des vieux écrivains français auxquels il reprenait son bien sans façon, depuis Rabelais et Larivey jusqu'à Tabarin et Cyrano de Bergerac. Boileau lui-même, ce strict réformateur, qui, à force d'épurer et de châtier la langue, lui laissa trop peu de sa liberté première et de ses heureuses nonchalances, Boileau ne fait autre chose que continuer et accomplir l'oeuvre de Malherbe; et, pour se rendre compte des tentatives de Malherbe, on est forcé de remonter à Ronsard, à Des Portes, à Regnier, en un mot à toute cette école que le précurseur de Despréaux eut à combattre. Mais si ces études préliminaires trouvent quelque part leur application, n'est-ce pas surtout lorsqu'il s'agit de La Fontaine et de ses ouvrages? Contemporain et ami de Boileau et de Racine, le bonhomme, au premier abord, n'a presque rien de commun avec eux que d'avoir aussi du génie; et ce serait plutôt à Molière qu'il ressemblerait, si l'on voulait qu'il ressemblât à quelqu'un parmi les grands poëtes de son âge. Rien qu'à lire une de ses fables ou l'un de ses contes après l'Épître au Roi ou l'Iphigénie, on sent qu'il a son idiome propre, ses modèles à part et ses prédilections secrètes. Il est fort facile et fort vrai de dire que La Fontaine se pénétra du style de Marot, de Rabelais, et le reproduisit avec originalité; mais de Marot et de Rabelais à La Fontaine il n'y a pas moins de cent ans d'intervalle; et, quelque vive sympathie de talent et de goût qu'on suppose entre eux et lui, une si parfaite et si naturelle analogie de manière, à cette longue distance, a besoin d'explication, bien loin d'en pouvoir servir. Sans doute il a dû trouver en des temps plus voisins quelque descendant de ces vieux et respectables maîtres, qui l'aura introduit dans leur familiarité: car l'idée ne lui serait jamais venue de restituer immédiatement leur faire et leur dire, ainsi que l'a tenté de nos jours le savant et ingénieux Courier. Ce n'était pas à beaucoup près un travailleur opiniâtre ni un érudit que La Fontaine, ni encore moins un investigateur de manuscrits, comme on l'a récemment avancé196, et il employait ses nuits à tout autre chose qu'à feuilleter de poudreux auteurs, ou à pâlir sur Platon et Plutarque, que d'ailleurs il aimait fort à lire durant le jour. Aussi, en publiant ses savantes recherches sur nos anciennes fables, M. Robert a grand soin d'avertir qu'il ne prétend nullement indiquer les sources où notre immortel fabuliste a puisé: «Je suis bien persuadé, dit-il, que la plupart lui ont été totalement inconnues.» Un tel aveu dans la bouche d'un commentateur est la preuve d'un excellent esprit. Avant de parler du travail important de M. Robert, nous essaierons, en profitant largement de sa science aussi bien que de celle de M. Walckenaer, d'exposer avec précision quelles furent, selon nous, l'éducation et les études de La Fontaine, quelles sortes de traditions littéraires lui vinrent de ses devanciers, et passèrent encore à plusieurs poëtes de l'âge suivant.
Et, d'abord, on a droit de regarder comme non avenus, par rapport à La Fontaine et à son époque, les anciens poëmes français antérieurs à la découverte de l'imprimerie, si l'on excepte le Roman de la Rose, dont le souvenir s'était conservé, grâce à Marot, durant le XVIe siècle, et qu'on lisait quelquefois ou que l'on citait du moins. L'imprimerie, en effet, fut employée dans l'origine à fixer et à répandre les textes des écrivains grecs et latins, bien plus qu'à exhumer les oeuvres de nos vieux rimeurs. Personnne parmi les doctes ne songeait à eux; il arriva seulement que leurs successeurs profitèrent, depuis lors, du bénéfice général, et participèrent aux honneurs de l'impression. Marot, le premier, en disciple reconnaissant et respectueux, voulut sauver de l'oubli quelques-uns de ceux qu'il appelait ses maîtres: il restaura à grand'peine et publia Villon; il donna une édition du Roman de la Rose, dont il rajeunit, comme il put, le style. Mais son érudition n'était pas profonde, même en pareille matière, et très-probablement il déchiffrait cette langue surannée avec moins de sagacité et de certitude que ne le font aujourd'hui nos habiles, M. Méon ou M. Robert par exemple. Ronsard et ses disciples vinrent alors, qui abjurèrent le culte des antiquités nationales et les laissèrent en partage aux érudits, aux Pasquier, aux La Croix du Maine, aux Du Verdier, aux Fauchet, dont les travaux, tout estimables qu'ils sont pour le temps, fourmillent d'erreurs et attestent une extrême inexpérience. L'école de Malherbe, par son dédain absolu pour le passé, n'était guère propre à réveiller le goût des curiosités gauloises, et on ne le retrouve un peu vif que chez Guillaume Colletet, Ménage, du Cange, Chapelain, La Monnoye, tous doctes de profession. Ce fut seulement au XVIIIe siècle que les fabliaux et les romans-manuscrits devinrent l'objet d'investigations et d'études sérieuses. Irons-nous donc, à l'exemple de certains critiques, ranger La Fontaine parmi ces deux ou trois antiquaires de son temps, et mettre le bonhomme tout juste entre Ménage et La Monnoye, lesquels, comme on sait, tournaient si galamment les vers grecs et les offraient aux dames en guise de madrigaux? Il y a dans un recueil manuscrit du XIVe siècle une fable du Renard et du Corbeau, et dans cette fable on lit ce vers:
Tenait en son bec un fourmage,
qui se retrouve tout entier chez La Fontaine. En faut-il conclure, avec plusieurs personnes de mérite consultées par M. Robert, que notre fabuliste a évidemment dérobé son vers à l'obscur Ysopet, et que, pour s'en donner l'honneur, il s'est bien gardé d'éventer le larcin? Ainsi, le comte de Caylus, dès qu'il eut mis le nez dans les fabliaux, saisi d'un bel enthousiasme, crut y découvrir tout La Fontaine et tout Molière, et se plaignit amèrement du silence obstiné que ces illustres plagiaires avaient gardé sur leurs victimes. Un critique éclairé du Journal des Débats, séduit par quelques traits de vague ressemblance, et cédant aussi à cette influence secrète qu'exerce le paradoxe sur les meilleurs esprits, estime que La Fontaine doit beaucoup «et à nos contes, et à nos poëmes, et à nos proverbes, depuis le Roman de Renart, dont on ne me persuadera jamais qu'il n'ait pas eu connaissance, jusqu'aux farces de ce Tabarin qu'il cite si plaisamment dans une de ses fables.» Quant aux farces de Tabarin, quant à nos contes, à nos poëmes imprimés, je pourrais tomber d'accord avec le savant critique; mais le Roman de Renart, alors manuscrit et inconnu, où le bonhomme l'eût-il été déterrer? et quand on le lui aurait mis entre les mains, de quelle façon s'y fût-il pris pour le déchiffrer, même à grand renfort de besicles, comme disent Rabelais et Paul-Louis? On voit dans le Ménagiana que Ménage (ou peut-être La Monnoye; je ne sais trop si l'endroit ne se rapporte pas à l'éditeur) eut communication, pendant deux jours, d'un vieux roman-manuscrit in-folio, intitulé le Renart contrefait, espèce de parodie du Roman de Renart. A propos d'un passage du poëme, il remarque que Mr de La Fontaine aurait pu en tirer parti pour une fable, et sa manière de dire fait entendre assez clairement que M. de La Fontaine ne le connaissait pas. Nous persisterons donc à croire, jusqu'à démonstration positive du contraire, qu'en matière de poëmes et de romans d'une pareille date, l'aimable conteur était d'une ignorance précisément égale à celle de Marot, de Rabelais, de Passerat, de Regnier et de Voiture; on pourra même trouver que ces derniers le dispensaient assez naturellement des autres.
L'esprit léger, moqueur, grivois, qui de tout temps avait animé nos auteurs de fabliaux, de contes, de farces et d'épigrammes, ne s'était pas éteint vers le milieu du XVIe siècle, avec l'école de Marot, en la personne de Saint-Gelais. Malgré Du Bellay, Ronsard, Jodelle, et leurs prétentions tragiques, épiques et pindariques, cet esprit, immortel en France, avait survécu, s'était insinué jusque parmi leur auguste troupe, et tel qu'un malicieux lutin, au lieu d'une ode ampoulée, leur avait dicté bien souvent une chanson gracieuse et légère. D'Aubigné et Regnier, grands admirateurs et défenseurs de Ronsard, appartenaient par leur talent à l'ancienne poésie, et lui rendaient son accent d'énergie familière et, si j'ose ainsi dire, son effronterie naïve; Passerat et Gilles Durant lui conservaient son badinage ingénieux et ses piquantes finesses. La venue de Malherbe n'interrompit point brusquement ces habitudes nationales, et son disciple Maynard fut plus d'une fois, dans l'épigramme, celui de Saint-Gelais. D'Urfé, Colletet, mademoiselle de Gournay, mademoiselle de Scudery et beaucoup d'autres illustres de cet âge, aimaient notre ancienne littérature, tout en lui préférant la leur. Il y avait quatre-vingts ans environ que le sonnet italien avait détrôné le rondeau gaulois, les ballades et les chants royaux: Voiture, Sarasin, Benserade, y revinrent, et cherchèrent de plus à reproduire le style des maîtres du genre. Mais déjà, depuis 1621, La Fontaine était né, vers le même temps que Molière, quinze ans avant Boileau, dix-huit ans avant Racine.
Les premiers contes pourtant ne parurent qu'en 1662 (d'autres disent 1664). Ils avaient été précédés, et non pas annoncés, en 1654, par la faible comédie de l'Eunuque. La Fontaine avait donc quarante et un ans lorsqu'il commençait au grand jour sa carrière poétique. Quelle explication donner de ce début tardif? Son génie avait-il jusque-là sommeillé dans l'oubli de la gloire et l'ignorance de lui-même? Ou bien s'était-il préparé, par une longue et laborieuse éducation, à cette facilité merveilleuse qu'il garda jusqu'aux derniers jours de sa vieillesse, et doit-on admettre ainsi que les fables et les contes du bonhomme ne coûtèrent pas moins à enfanter que les odes de Malherbe? J'avoue qu'a priori cette dernière opinion me répugne; et, sans être de ceux qui croient à la suffisance absolue de l'instinct en poésie, je crois bien moins encore à l'efficacité de vingt années de veilles, quand il s'agit d'une fable ou d'un conte, dût la fable être celle de la Laitière et du Pot au lait, et le conte celui de la Courtisane amoureuse. Que La Fontaine ait travaillé et soigné ses ouvrages, ce ne peut être aujourd'hui l'objet d'un doute. Il confesse, dans la préface de Psyché, «que la prose lui coûte autant que les vers.» Ses manuscrits, etc., etc..... (Voir page 63 de ce volume les mêmes détails.) Ce soin extrême n'a pas lieu de nous surprendre dans l'ami de Boileau et de Racine, quoique probablement il y regardât de moins près pour cette foule de vers galants et badins dont il semait négligemment sa correspondance. Mais même en poussant aussi loin qu'on voudra cette exigence scrupuleuse de La Fontaine, et en estimant, d'après un précepte de rhétorique assez faux à mon gré, que chez lui la composition était d'autant moins facile que les résultats le paraissent davantage, on n'en viendra pas pour cela à comprendre par quel enchaînement d'études secrètes, et, pour ainsi dire, par quelle série d'épreuves et d'initiations, le pauvre La Fontaine prit ses grades au Parnasse et mérita, le jour précis qu'il eut quarante et un ans, de recevoir des neuf vierges le chapeau de laurier, attribut de maître en poésie, à peu près comme on reçoit un bonnet de docteur. En vérité, autant vaudrait dire qu'amoureux de dormir, comme il était, il dormit d'un long somme jusqu'à cet âge, et se trouva poëte au réveil. Mais le mot de l'énigme est plus simple. Livré, après une première éducation très-incomplète, à toutes les dissipations de la jeunesse et des sens, La Fontaine entendit un jour, de la bouche d'un officier qui passait par Château-Thierry, l'ode de Malherbe: Que direz-vous, races futures, etc. Il avait alors vingt-deux ans, dit-on, et son génie prit feu aussitôt comme celui de Malebranche à la lecture du livre de l'Homme. Dès lors le jeune Champenois fit des vers, d'abord lyriques et dans le genre de Malherbe, mais il s'en dégoûta vite; puis galants et dans le goût de Voiture, et il y réussit mieux. Malheureusement, rien ne nous a été transmis de ces premiers essais. Sur le conseil de son parent Pintrel et de son ami Maucroix, il se remit sérieusement à l'étude de l'antiquité: il lut et relut avec délices Térence, Horace, Virgile, dans les textes; Homère, Anacréon, Platon et Plutarque, dans les traductions. Quant aux auteurs français, il avait ceux du temps, passablement nombreux, et la littérature du dernier siècle, qui était encore fort en vogue, surtout hors de la capitale. En somme, Jean de La Fontaine, maître des eaux et forêts à Château-Thierry, devait passer pour un très-agréable poëte de province, quand un oncle de sa femme, le conseiller Jannart, s'avisa de le présenter au surintendant Fouquet, vers 1654. Ainsi introduit à la cour et dans le grand monde littéraire, il y paya sa bienvenue en sonnets, ballades, rondeaux, madrigaux, sixains, dizains, poëmes allégoriques, et put bientôt paraître le successeur immédiat de Voiture et de Sarasin, le rival de Saint-Évremond et de Benserade; c'était le même ton, la même couleur d'adulation et de galanterie, quoique d'ordinaire avec plus de simplicité et de sentiment. A cette époque, La Fontaine fréquentait avec assiduité la maison de Guillaume Colletet, père du rimeur crotté et famélique, depuis fustigé par Boileau. Ce Guillaume Colletet, singulièrement enclin, selon l'expression de Ménage, aux amours ancillaires, avait épousé, l'une après l'autre, trois de ses servantes, et en était, pour le moment, à sa troisième et dernière, appelée Claudine, dont la beauté, jointe à la réputation d'esprit que lui faisait son mari débonnaire, attirait chez elle une foule d'adorateurs. Comme on y causait beaucoup littérature, et que Colletet avait une connaissance particulière et un amour ardent de nos vieux poëtes197, La Fontaine ne dut pas moins retirer d'instruction auprès de l'époux que d'agrément auprès de la dame. Je suis sûr que plus tard il lui arriva de regretter la table du bon Colletet, où, avec bien d'autres licences, il avait celle d'admirer à son aise Crétin, Coquillart, Guillaume Alexis, Martial d'Auvergne, Saint-Gelais, d'Urfé, voire même Ronsard198, sans craindre les bourrasques de Boileau. Et Racine, le doux et tendre Racine, qui avait plus d'un faible de commun avec La Fontaine, n'était-il pas obligé aussi de se cacher de Boileau, pour oser rire des facéties de Scarron?
Note 197: (retour) Colletet avait été l'un des cinq auteurs qui formaient le conseil littéraire de Richelieu; et, grâce aux largesses du cardinal, il avait pu acheter dans le faubourg Saint-Marceau, tout à côté de l'ancien logement de Baïf, une maison que Ronsard avait autrefois habitée; circonstances glorieuses qu'il ne se lassait pas de remémorer. Il y eut un moment où les deux Colletet père et fils, et la belle-mère de celui-ci, la belle-maman, comme il disait, se faisaient à qui mieux mieux en madrigaux les honneurs du Parnasse: ce qui devait prêter assez matière aux rieurs du temps (Mémoires de Critique et de Littérature, par d'Artigny, tome VI).
Note 198: (retour) Il faut avouer pourtant que le nom de Ronsard, pour le peu qu'il se trouve chez La Fontaine, n'y figure guère autrement ni mieux que chez les autres contemporains; dans une lettre de lui à Racine (1686), on lit: Ronsard est dur, sans goût, sans choix, etc.; et il lui oppose Racan, si élégant et agréable malgré son ignorance. La Fontaine, qui se laissait dire beaucoup de choses aisément, avait pour lors adopté sur Ronsard l'opinion courante, et un peu oublié ce qu'autrefois le vieux Colletet lui avait dû en raconter.
Nous n'avons pas l'intention de suivre plus longtemps la vie de notre poëte. Qu'il nous suffise d'avoir rappelé que, durant les vingt ans écoulés depuis l'aventure de l'ode jusqu'à la publication de Joconde (1662), il ne cessa de cultiver son art; qu'il composa, dans le genre et sur le ton à la mode, un grand nombre de vers dont très-peu nous sont restés, et que s'il y porta depuis 1664, c'est-à-dire depuis les débuts de Boileau et de Racine, plus de goût, de correction, de maturité, et parut adopter comme une seconde manière, il garda toujours assez de la première pour qu'on reconnût en lui le commensal du vieux Colletet, le disciple de Voiture, et l'ami de Saint-Évremond. Ce n'est pas seulement à la physionomie de son style qu'on s'en aperçoit: le choix peu scrupuleux de ses sujets, et, encore plus, le déréglement absolu de sa vie, se ressentaient des habitudes de la bonne Régence; le favori de Fouquet avait longtemps vécu au milieu des scandales de Saint-Mandé; il les avait célébrés, partagés, et était resté fidèle aux moeurs autant qu'à la mémoire d'Oronte. Louis XIV du moins, même avant sa réforme, voulait qu'on mît dans le désordre plus de mesure et de décorum. Ces circonstances réunies nous semblent propres à expliquer la défaveur de La Fontaine à la cour, et l'injustice dont on accuse l'auteur de l'Art poétique de s'être rendu coupable envers lui.
A ne les considérer que sous le côté littéraire, il est permis de soupçonner que Boileau et La Fontaine n'avaient peut-être pas tout ce qu'il fallait pour s'apprécier complétement l'un l'autre; ils représentaient, en quelque sorte, deux systèmes différents, sinon opposés, de langue et de poésie. Un long parallèle entre eux serait superflu. On connaît assez les principes et les préceptes de notre législateur littéraire. Son ami, trop humble pour se croire son rival, en continuant de cheminer dans les voies tracées, se contentait d'être le dernier et le plus parfait de nos vieux poëtes. C'était, il est vrai, un vieux poëte unique en son genre, et par mille endroits ne ressemblant à nul autre, ni à maître Vincent, ni à maître Clément, ni à maître François; un vieux poëte, adorateur de Platon, fou de Machiavel, entêté de Boccace, qui chérissait Homère et l'Arioste, oubliait de dîner pour Tite-Live, goûtait Térence en profitant de Tabarin, qu'une ode de Malherbe transportait presque à l'égal de Peau d'Ane, et dont l'admiration vive et mobile, comme celle d'un enfant, embrassait toutes les beautés, s'ouvrait à toutes les impressions, en recevait indifféremment du nord ou du midi, et trouvait place même pour le prophète Baruch, quand Baruch il y avait199. De tant de richesses amassées au jour le jour, sans efforts et sans dessein, déposées et fondues ensemble dans le naturel le plus heureux du monde, s'était formé avec l'âge cet inimitable style, à la fois trop complexe et trop simple pour être défini, et qu'on caractérise en l'appelant celui de La Fontaine. Que Boileau n'ait pas rougi d'avancer (comme Monchesnay et Louis Racine l'assurent) que ce style n'appartient pas en propre à La Fontaine, et n'est qu'un emprunt de Marot et de Rabelais, nous répugnons à le croire; ou, s'il l'a dit en un instant d'humeur, il ne le pensait pas. Sa dissertation sur Joconde, et vingt passages formels où il rend à son confrère un éclatant hommage, l'attesteraient au besoin. Il est pourtant vraisemblable que le censeur austère qui se repentait d'avoir loué Voiture, qui sentait peu Quinault, et appelait Saint-Évremond un charlatan de ruelles, ne coulait pas toujours avec assez d'indulgence sur la fadeur galante, la morale lubrique, les restes de faux goût et les négligences nombreuses du charmant poëte200. Mais ce ne serait pas assez pour motiver l'omission du nom de La Fontaine dans l'Art poétique, si l'on ne songeait que, par son attachement pour Fouquet, et principalement par la publication de ses contes, le bonhomme avait provoqué le mécontentement du monarque, si sévère en fait de convenance, et qu'il eut sa part de cette rancune glaciale et durable dont les Saint-Évremond et les Bussy, beaux-esprits espiègles et libertins, furent également victimes. Boileau sans doute eut tort de sacrifier, je ne dis pas l'amitié, mais l'équité, à la peur de déplaire; du moins aucune pensée de jalousie n'entra dans sa faiblesse. S'il parut se glisser ensuite entre les deux grands écrivains un refroidissement qui augmenta avec les années, la faute n'en fut pas à lui tout entière. Lui-même il déplorait sincèrement, dans l'homme illustre et bon, les penchants, désormais sans excuse, qui l'arrachaient de plus en plus au commerce des honnêtes gens de son âge. Ainsi s'étaient tristement évanouies ces brillantes et douces réunions de la rue du Vieux-Colombier et de la maison d'Auteuil. Molière et Racine avaient de bonne heure cessé de se voir; Chapelle, adonné à des goûts crapuleux, était perdu pour ses amis, et La Fontaine aussi les affligeait par de longs désordres qui souillèrent à la fois son génie et sa vieillesse.
Note 199: (retour) La Fontaine ayant appris que le savant Huet désirait voir la traduction italienne des Institutions de Quintilien par Toscanella, qu'il possédait, s'empressa de la lui offrir en y joignant cette Épitre naïve en l'honneur des anciens et de Quintilien: ce qui prouvait, dit Huet, la candeur du poëte, lequel, en se déclarant pour les anciens contre les modernes dont il était l'un des plus agréables auteurs, plaidait contre sa propre cause. On lit cela dans le Commentaire latin de Huet sur lui-même, qui renferme de curieux jugements peu connus sur Boileau, Corneille et autres: on s'en tient d'ordinaire au Huetiana, qui n'est pas la même chose.
Note 200: (retour) Dans une lettre à Charles Perrault (1701), Boileau, voulant montrer qu'on n'a point envié la gloire aux poëtes modernes dans ce siècle, dit: «Avec quels battements de mains n'y a-t-on point reçu les ouvrages de Voiture, de Sarasin et de La Fontaine! etc.» On le voit, pour lui La Fontaine était de cette famille un peu antérieure au pur et grand goût de Louis XIV.
Comme poëte, il fut, avons-nous dit, le dernier de son école, et n'eut, à proprement parler, ni disciples, ni imitateurs. N'oublions point, toutefois, que bien des rapports d'inclinations et même de talent le liaient à Chapelle et à Chaulieu; que, jusqu'au temps de sa conversion, il venait fréquemment deviser et boire sous les marronniers du Temple, à la même table où s'assirent plus tard Jean-Baptiste Rousseau et le jeune Voltaire; et que ce dernier surtout, vif, brillant, frivole, puisa au sein de cette société joyeuse, où circulait l'esprit des deux Régences, certaines habitudes gauloises de licence, de malice et de gaieté, qui firent de lui, selon le mot de Chaulieu, un successeur de Villon, quoiqu'à dire vrai Voltaire n'eût peut-être jamais lu Villon, et que, pour un convive du Temple, il parlât trop lestement de La Fontaine...
FIN DU TOME PREMIER.
TABLE DES MATIÈRES
DU PREMIER VOLUME.
Préface.
Boileau.
La Fontaine de Boileau, épître.
Pierre Corneille.
La Fontaine.
Racine.
La reprise de Bérénice.
Jean-Baptiste Rousseau.
Le Brun.
Mathurin Regnier et André Chénier.
Documents inédits sur André Chénier.
George Farcy.
Diderot.
L'abbé Prévost.
M. Andrieux.
M. Jouffroy.
M. Ampère.
Du Génie critique et de Bayle.
La Bruyère.
Millevoye.
Des Soirées littéraires.
Charles Nodier.
Charles Nodier après les funérailles.
Appendice sur La Fontaine.
FIN DE LA TABLE.