Portraits littéraires, Tome I
Blandus honos, hilarisque tamen cum pondère virtus.
Boileau, plus sévère et aussi humain, Boileau, que je me reproche de n'avoir pas assez loué autrefois sur ce point non plus que sur quelques autres, a été inspiré de cet esprit de piété solide dans son Épître à l'abbé Renaudot. L'admirable caractère de Tiberge, dans Manon Lescaut, en offre en action toutes les lumières et toutes les vertus réunies. Du milieu des bouleversements de sa jeunesse et des nécessités matérielles qui en furent la suite, Prévost tendit d'un effort constant à cette sagesse pleine d'humilité, et il mérita d'en cueillir les fruits dès l'âge mûr. Il conserva toute sa vie un tendre penchant pour ses premiers maîtres, et les impressions qu'il avait reçues d'eux ne le quitteront jamais. Il est possible, à la rigueur, que la philosophie, alors commençante, l'ait séduit un moment dans l'intervalle de sa sortie de La Flèche à son entrée chez les bénédictins, et que le personnage de Cléveland représente quelques souvenirs personnels de cette époque. Mais au fond c'était une nature soumise, non raisonneuse, altérée des sources supérieures, encline à la spiritualité, largement crédule à l'invisible; une intelligence de la famille de Malebranche en métaphysique; une de ces âmes qui, ainsi qu'il l'a dit de sa Cécile, se portent d'une ardeur étonnante de sentiments vers un objet qui leur est incertain pour elles-mêmes; qui aspirent au bonheur d'aimer sans bornes et sans mesure, et s'en croient empêchées par les ténèbres des sens et le poids de la chair. Il obéit à un élan de cette voix mystique en entrant chez les bénédictins: seulement il compta trop sur ses forces, ou peut-être, parce qu'il s'en défiait beaucoup, il se hâta de s'interdire solennellement toute récidive de défaillance. Le sacrifice une fois consommé, la conscience lucide lui revint: «Je reconnus, dit-il, que ce coeur si vif étoit encore brûlant sous la cendre. La perte de ma liberté m'affligea jusqu'aux larmes. Il étoit trop tard. Je cherchai ma consolation durant cinq ou six ans, dans les charmes de l'étude; mes livres étoient mes amis fidèles, mais ils étoient morts comme moi!»
L'étude en effet, qui, suivant sa propre expression, a des douceurs, mais mélancoliques et toujours uniformes; ce genre d'étude surtout, héritage démembré des Mabillon, austère, interminable, monotone comme une pénitence, sans mélange d'invention et de grâces, pouvait suffire uniquement à la vie d'un dom Martenne, non à celle de dom Prévost. Il y était propre toutefois, mais il l'était aussi à trop d'autres matières plus attrayantes. On l'occupa successivement dans les diverses maisons de l'Ordre à Saint-Ouen de Rouen, où il eut une polémique à son avantage avec un jésuite appelé Le Brun; à l'abbaye du Bec, où, tout en approfondissant la théologie, il fit connaissance d'un grand seigneur retiré de la cour qui lui donna peut-être la pensée de son premier roman; à Saint-Germer, où il professa les humanités; à Évreux et aux Blancs-Manteaux de Paris, où il prêcha avec une vogue merveilleuse; enfin à Saint-Germain-des-Prés, espèce de capitale de l'Ordre, où on l'appliqua en dernier lieu au Gallia Christiana, dont un volume presque entier, dit-on, est de lui. Il commença dès lors, selon toute apparence, à rédiger les Mémoires d'un Homme de qualité, et en même temps, par la multitude d'histoires intéressantes qu'il contait à ravir, il faisait le charme des veillées du cloître. Un léger mécontentement, qui n'était qu'un prétexte, mais en réalité ses idées, dont le cours le détournait plus que jamais ailleurs, l'engagèrent à solliciter de Rome sa translation dans une branche moins rigide de l'Ordre; ce fut pour Cluny qu'il s'arrêta. Il obtint sa demande; le bref devait être fulminé par l'évêque d'Amiens à un jour marqué; Prévost y comptait, et de grand matin il s'échappa du couvent, en laissant pour les supérieurs des lettres où il exposait ses motifs. Par l'effet d'une intrigue qu'il avait ignorée jusqu'au dernier moment, le bref ne fut pas fulminé, et sa position de déserteur devint tellement fausse qu'il n'y vit d'autre issue qu'une fuite en Hollande. Le général de la congrégation tenta bien une démarche amicale pour lui rouvrir les portes; mais Prévost, déjà parti, n'en fut pas informé. Ce grand pas une fois fait, il dut en accepter toutes les conséquences. Riche de savoir, rompu à l'étude, propre aux langues, regorgeant, en quelque sorte, de souvenirs et d'aventures éprouvées ou recueillies qui s'étaient amassées en lui dans le silence, il saisit sa plume facile et courante pour ne la plus abandonner; et par ses romans, ses compilations, ses traductions, ses journaux, ses histoires, il s'ouvrit rapidement une large place dans le monde littéraire. Sa fuite est de 1727 ou 1728 environ; il avait trente et un ans, et demeura ainsi hors de France au moins six années, tant en Hollande qu'en Angleterre. Dès les premiers temps de son exil, nous voyons paraître de lui les Mémoires d'un Homme de qualité, un volume traduit de l'Histoire universelle du président de Thou, une Histoire métallique du royaume des Pays-Bas, également traduite. Cléveland vint ensuite, puis Manon, et le Pour et Contre, dont la publication commencée en 1733 ne finit qu'en 1740. Prévost était déjà rentré en France lorsqu'il publia le Doyen de Killerine, en 1735. Comme ceci n'est pas un inventaire exact, ni même un jugement général des nombreux écrits de notre auteur, nous ne nous arrêterons qu'à ceux qui nous aideront à le peindre.
Les Mémoires d'un Homme de qualité nous semblent sans contredit, et Manon à part, Manon qui n'en est du reste qu'un charmant épisode par post-scriptum,—nous semblent le plus naturel, le plus franc, le mieux conservé des romans de l'abbé Prévost, celui où, ne s'étant pas encore blasé sur le romanesque et l'imaginaire, il se tient davantage à ce qu'il a senti en lui ou observé alentour. Tandis que, dans ses romans postérieurs, il se perd en des espaces de lieu considérables et se prend à des personnages d'outre-mer, qu'il affuble de caractères hybrides et dont la vraisemblance, contestable dès lors, ne supporte pas un coup d'oeil aujourd'hui, dans ces Mémoires au contraire il nous retrace en perfection, et sans y songer, les manières et les sentiments de la bonne société vers la fin du règne de Louis XIV. Le côté satirique que préfère Le Sage manque ici tout à fait; la grossièreté et la licence, qui se faisaient jour à tout instant sous ces beaux dehors, n'y ont aucune place. J'omets toujours Manon et son Paris du temps du Système, son Paris de vice et de boue, où toutes les ordures sont entassées, quoique d'occasion seulement, remarquez-le bien, quoique jetées là sans dessein de les faire ressortir, et d'un bout à l'autre éclairées d'un même reflet sentimental. Mais le monde habituel de Prévost, c'est le monde honnête et poli, vu d'un peu loin par un homme qui, après l'avoir certainement pratiqué, l'a regretté beaucoup du fond de la province et des cloîtres; c'est le monde délicat, galant et plein d'honneur, tel que Louis XIV aurait voulu le fixer, comme Boileau et Racine nous en ont décoré l'idéal, qui est à portée de la cour, mais qui s'en abstient souvent; où Montausier a passé, où la Régence n'est point parvenue. Prévost tourne en plein ses récits au noble, au sérieux, au pathétique, et s'enchante aisément. Son roman,—oui, son roman, nonobstant la fille de joie et l'escroc que vous en connaissez, procède en ligne assez directe de l'Astrée, de la Clélie et de ceux de madame de La Fayette. De composition et d'art dans le cours de son premier ouvrage, non plus que dans les suivants, il n'y en a pas l'ombre; le marquis raconte ce qui lui est arrivé, à lui, et ce que d'autres lui ont raconté d'eux-mêmes; tout cela se mêle et se continue à l'aventure; nulle proportion de plans; une lumière volontiers égale; un style délicieux, rapide, distribué au hasard, quoique avec un instinct de goût inaperçu; enjambant les routes, les intervalles, les préambules, tout ce que nous décririons aujourd'hui; voyageant par les paysages en carrosse bien roulant et les glaces levées; sautant, si l'on est à bord d'un vaisseau, sur une infinité de cordages et d'instruments de mer, sans désirer ni savoir en nommer un seul, et, dans son ignorance extraordinaire, s'épanouissant mille fois sur quelques scènes de coeur, renouvelées à profusion, et dont les plus touchantes ne sont pas même encadrées. L'ouvrage se partage nettement en deux parts: l'auteur, voyant que la première avait réussi, y rattacha l'autre. Dans cette première, qui est la plus courte, après avoir moralisé au début sur les grandes passions, les avoir distinguées de la pure concupiscence, et s'être efforcé d'y saisir un dessein particulier de la Providence pour des fins inconnues, le marquis raconte les malheurs de son père, les siens propres, ses voyages en Angleterre, en Allemagne, sa captivité en Turquie96, la mort de sa chère Sélima, qu'il y avait épousée et avec laquelle il était venu à Rome. C'est l'inconsolable douleur de cette perte qui lui fait dire avec un accent de conviction naïve bien aussi pénétrant que nos obscurités fastueuses: «Si les pleurs et les soupirs ne peuvent porter le nom de plaisir, il est vrai néanmoins qu'ils ont une douceur infinie pour une personne mortellement affligée97.» Jeté par ce désespoir au sein de la religion, dans l'abbaye de...., où il séjourne trois ans, le marquis en est tiré, à force de violences obligeantes, par M. le duc de..., qui le conjure de servir de guide à son fils dans divers voyages. Ils partent donc pour l'Espagne d'abord, puis visitent le Portugal et l'Angleterre, le vieux marquis sous le nom de M. de Renoncour, le jeune sous le titre de marquis de Rosemont. Les conseils du Mentor à son élève, son souci continuel et respectueux pour la gloire de cet aimable marquis; ce qu'il lui recommande et lui permet de lecture, le Télémaque, la Princesse de Clèves; pourquoi il lui défend la langue espagnole; son soin que chez un homme de cette qualité, destiné aux grandes affaires du monde, l'étude ne devienne pas une passion comme chez un suppôt d'université; les éclaircissements qu'il lui donne sur les inclinations des sexes et les bizarreries du coeur, tous ces détails ont dans le roman une saveur inexprimable qui, pour le sentiment des moeurs et du ton d'alors, fait plus, et à moins de frais, que ne pourraient nos flots de couleur locale. L'amour du marquis pour dona Diana, l'assassinat de cette beauté et surtout le mariage au lit de mort, sont d'un intérêt qui, dans l'ordre romanesque, répond assez à celui de Bérénice en tragédie. Après le voyage d'Espagne et de Portugal, et durant la traversée pour la Hollande, M. de Renoncour rencontre inopinément dans le vaisseau ses deux neveux, les fils d'Amulem, frère de Sélima; et cette gracieuse turquerie, jetée au travers de nos gentilshommes français, ne cause qu'autant de surprise qu'il convient. Arrivé à terre, le digne gouverneur rejoint son beau-frère lui-même, et les voilà se racontant leurs destinées mutuelles depuis la séparation. Il y est parlé, entre autres particularités, d'une certaine Oscine, à qui Amulem a offert, sans qu'elle ait accepté, d'être, en l'épousant, une des plus heureuses personnes de l'Asie98. Quant à ces fils d'Amulem, à ces neveux de M. de Renoncour, il se trouve que le plus charmant des deux est une nièce qu'on avait déguisée de la sorte pour la sûreté du voyage; mais le marquis, si triste de la mort de sa Diana, n'a pas pris garde à ce piége innocent, et, à force d'aimer son jeune ami Mémiscès, il devient, sans le savoir, infidèle à la mémoire de ce qu'il a tant pleuré. En général, ces personnages sont oublieux, mobiles, adonnés à leurs impressions et d'un laisser-aller qui par instants fait sourire; l'amour leur naît subitement d'un clin d'oeil comme chez des oisifs et des âmes inoccupées; ils ont des songes merveilleux; ils donnent ou reçoivent des coups d'épée avec une incroyable promptitude; ils guérissent par des poudres et des huiles secrètes; ils s'évanouissent et renaissent rapidement à chaque accès de douleur ou de joie. C'est l'espèce du gentilhomme poli de ce temps-là que le romancier nous a quelque peu arrangée à sa manière. Le jeune Rosemont dans le plus haut rang, le chevalier des Grieux jusque dans la dernière abjection, conservent les caractères essentiels de ce type et le réalisent également sous ses revers les plus opposés. Le premier, malgré ses emportements de passion et deux ou trois meurtres bien involontaires, prélude déjà à tous les honneurs de la vertu d'un Grandisson; le chevalier, après quelques escroqueries et un assassinat de peu de conséquence, demeure sans contredit le plus prévenant par sa bonne mine et le plus honnête des infortunés. La démarcation entre les deux marquis, entre le marquis simple homme de qualité et le marquis fils de duc, est tranchée fidèlement; la prérogative ducale reluit dans toute la splendeur du préjugé. L'embarras du bon M. de Renoncour quand son élève veut épouser sa nièce, les représentations qu'il adresse à la pauvre enfant, en lui disant du jeune homme: Avez-vous oublié ce qu'il est né? son recours en désespoir de cause au père du marquis, au noble duc, qui reçoit l'affaire comme si elle lui semblait par trop impossible, et l'effleure avec une légèreté de grand ton qui serait à nos yeux le suprême de l'impertinence; ces traits-là, que l'âge a rendus piquants, ne coûtaient rien à l'abbé Prévost, et n'empruntaient aucune intention de malice sous sa plume indulgente. Il en faut dire autant de l'inclination du vieux marquis pour la belle milady R... Prévost n'a voulu que rendre son héros perplexe et intéressant: le comique s'y est glissé à son insu, mais un comique délicat à saisir, tempéré d'aménité, que le respect domine, que l'attendrissement fait taire, et comme il s'en mêle dans Goldsmith au personnage excellent de Primerose.
Note 96: (retour) Pendant qu'il est captif en Turquie, son maître Salem veut le convertir au Coran; et comme le marquis, en bon chrétien, s'élève contre l'impureté sensuelle sanctionnée par Mahomet, Salem lui fait le raisonnement que voici: «Dieu, n'ayant pas voulu tout d'un coup se communiquer aux hommes, ne s'est d'abord fait connoître à eux que par des figures. La première loi, qui fut celle des Juifs, en est remplie. Il ne leur proposoit, pour motif et pour récompense de la vertu, que des plaisirs charnels et des félicités grossières. La loi des chrétiens, qui a suivi celle des Juifs, étoit beaucoup plus parfaite, parce qu'elle donnoit tout à l'esprit, qui est sans contredit au-dessus du corps... C'est un second état par lequel ce Dieu bon a voulu faire passer les hommes... Et maintenant enfin ce ne sont plus les seuls biens du corps, comme dans la loi des Juifs, ni les seuls biens spirituels, comme dans l'Évangile des chrétiens, c'est la félicité du corps et de l'esprit que l'Alcoran promet tout à la fois aux véritables croyants.» Il est curieux que Salem, c'est-à-dire notre abbé Prévost, ait conçu une manière d'union des lois juive et chrétienne au sein de la loi musulmane, par un raisonnement tout pareil à celui qui vient d'être si hardiment développé de nos jours dans le saint-simonisme.
Note 97: (retour) Je trouve dans les lettres de mademoiselle Aïssé (1728): «Il y a ici un nouveau livre intitulé Mémoires d'un Homme de qualité retiré du monde. Il ne vaut pas grand'chose; cependant on en lit 190 pages en fondant en larmes.» Ce n'est que de la première partie des Mémoires d'un Homme de qualité que peut parler mademoiselle Aïssé; 190 pages qu'on lit en fondant en larmes, n'est-ce donc rien?
J'aime beaucoup moins le Cléveland que les Mémoires d'un Homme de qualité: dans le temps on avait peut-être un autre avis; aujourd'hui les invraisemblances et les chimères en rendent la lecture presque aussi fade que celle d'Amadis. Nous ne pouvons revenir à cette géographie fabuleuse, à cette nature de Pyrame et Thisbé, vaguement remplie de rochers, de grottes et de sauvages. Ce qui reste beau, ce sont les raisonnements philosophiques d'une haute mélancolie que se font en plusieurs endroits Cléveland et le comte de Clarendon. L'examen à peu près psychologique, auquel s'applique le héros au début du livre sixième, nous montre la droiture lumineuse, l'élévation sereine des idées, compatibles avec les conséquences pratiques les plus arides et les plus amères. L'impuissance de la philosophie solitaire en face des maux réels y est vivement mise à nu, et la tentative de suicide par où finit Cléveland exprime pour nous et conclut visiblement cette moralité plus profonde, j'ose l'assurer, qu'elle n'a dû alors le sembler à son auteur. Quant au Doyen de Killerine, le dernier en date des trois grands romans de Prévost, c'est une lecture qui, bien qu'elle languisse parfois et se prolonge sans discrétion, reste en somme infiniment agréable, si l'on y met un peu de complaisance. Ce bon doyen de Killerine, passablement ridicule à la manière d'Abraham Adams, avec ses deux bosses, ses jambes crochues et sa verrue au front, tuteur cordial et embarrassé de ses frères et de sa jolie soeur, me fait l'effet d'une poule qui, par mégarde, a couvé de petits canards; il est sans cesse occupé d'aller de Dublin à Paris pour ramener l'un ou l'autre qui s'écarte et se lance sur le grand étang du monde. Ce genre de vie, auquel il est si peu propre, l'engage au milieu des situations les plus amusantes pour nous, sinon pour lui, comme dans cette scène de boudoir où la coquette essaye de le séduire, ou bien lorsque, remplissant un rôle de femme dans un rendez-vous de nuit, il reçoit, à son corps défendant, les baisers passionnés de l'amant qui n'y voit goutte. L'abbé Desfontaines, dans ses Observations sur les Écrits modernes, parmi de justes critiques du plan et des invraisemblances de cet ouvrage, s'est montré de trop sévère humeur contre l'excellent doyen, en le traitant de personnage plat et d'homme aussi insupportable au lecteur qu'à sa famille. Pour sa famille, je ne répondrais pas qu'il l'amusât constamment; mais nous qui ne sommes pas amoureux, le moyen de lui en vouloir quand il nous dit: «Je lui prouvai par un raisonnement sans réplique que ce qu'il nommoit amour invincible, constance inviolable, fidélité nécessaire, étoient autant de chimères que la religion et l'ordre même de la nature ne connoissoient pas dans un sens si badin?» Malgré les démonstrations du doyen, les passions de tous ces jolis couples allaient toujours et se compliquaient follement; l'aimable Rose, dans sa logique de coeur, ne soutenait pas moins à son frère Patrice qu'en dépit du sort qui le séparait de son amante, ils étaient, lui et elle, dignes d'envie, et que des peines causées par la fidélité et la tendresse méritaient le nom du plus charmant bonheur. Au reste, le Doyen de Killerine est peut-être de tous les romans de Prévost celui où se décèle le mieux sa manière de faire un livre. Il ne compose pas avec une idée ni suivant un but; il se laisse porter à des événements qui s'entremêlent selon l'occurrence, et aux divers sentiments qui, là-dessus, serpentent comme les rivières aux contours des vallées. Chez lui, le plan des surfaces décide tout; un flot pousse l'autre; le phénomène domine; rien n'est conçu par masse, rien n'est assis ni organisé.
Le Pour et Contre, «ouvrage périodique d'un goût nouveau, dans lequel on s'explique librement sur ce qui peut intéresser la curiosité du public en matière de sciences, d'arts, de livres, etc., etc., sans prendre aucun parti et sans offenser personne,» demeura consciencieusement fidèle à son titre. Il ressemble pour la forme aux journaux anglais d'Addison, de Steele, de Johnson, avec moins de fini et de soigné, mais bien du sens, de l'instruction solide et de la candeur. Quelques numéros du plagiaire Desfontaines et de Lefebvre-de-Saint-Marc, continuateur de Prévost, ne doivent pas être mis sur son compte. La littérature anglaise y est jugée fort au long dans la personne des plus célèbres écrivains; on y lit des notices détaillées sur Roscommon, Rochester, Dennys, Wicherley, Savage; des analyses intelligentes et copieuses de Shakspeare; une traduction du Marc-Antoine de Dryden, et d'une comédie de Steele. Prévost avait étudié sur les lieux, et admirait sans réserve l'Angleterre, ses moeurs, sa politique, ses femmes et son théâtre. Les ouvrages, alors récents, de Le Sage, de madame de Tencin, de Crébillon fils, de Marivaux, sont critiqués par leur rival, à mesure qu'ils paraissent, avec une sûreté de goût qui repose toujours sur un fonds de bienveillance; on sent quelle préférence secrète il accordait aux anciens, à D'Urfé, même à mademoiselle de Scudéry, et quel regret il nourrissait de ces romans étendus, de ces composés enchanteurs; mais il n'y a trace nulle part de susceptibilité littéraire ni de jalousie de métier. Il ne craint pas même à l'occasion (générosité que l'on aura peine à croire) de citer avantageusement, par leur nom, les journaux ses confrères, le Mercure de France et le Verdun. En retour, quand Prévost a eu à parler de lui-même et de ses propres livres, il l'a fait de bonne grâce, et ne s'est pas chicané sur les éloges. Je trouve, dans le nombre 36, tome III, un compte rendu de Manon Lescaut qui se termine ainsi: «.... Quel art n'a-t-il pas fallu pour intéresser le lecteur et lui inspirer de la compassion par rapport aux funestes disgrâces qui arrivent à cette fille corrompue!... Au reste, le caractère de Tiberge, ami du chevalier, est admirable... Je ne dis rien du style de cet ouvrage; il n'y a ni jargon, ni affectation, ni réflexions sophistiques; c'est la nature même qui écrit. Qu'un auteur empesé et fardé paroît fade en comparaison! Celui-ci ne court point après l'esprit ou plutôt après ce qu'on appelle ainsi. Ce n'est point un style laconiquement constipé, mais un style coulant, plein et expressif. Ce n'est partout que peintures et sentiments, mais des peintures vraies et des sentiments naturels99.» Une ou deux fois Prévost fut appelé sur le terrain de la défense personnelle, et il s'en tira toujours avec dignité et mesure. Attaqué par un jésuite du Journal de Trévoux au sujet d'un article sur Ramsay, il répliqua si décemment que les jésuites sentirent leur tort et désavouèrent cette première sortie. Il releva avec plus de verdeur les calomnies de l'abbé Lenglet-Dufresnoy; mais sa justification morale l'exigeait, et on doit à cette nécessité heureuse quelques-unes des explications dont nous avons fait usage sur les événements de sa vie. Ce que nous n'avons pas mentionné encore et ce qui résulte, quoique plus vaguement, du même passage, c'est que, depuis son séjour en Hollande, Prévost n'avait pas été guéri de cette inclination à la tendresse d'où tant de souffrances lui étaient venues. Sa figure, dit-on, et ses agréments avaient touché une demoiselle protestante d'une haute naissance, qui voulait l'épouser. Pour se soustraire à cette passion indiscrète, ajoute son biographe de 1764, Prévost passa en Angleterre; mais comme il emmena avec lui la demoiselle amoureuse, on a droit de conjecturer qu'il ne se défendait qu'à demi contre une si furieuse passion. Lenglet l'avait brutalement accusé de s'être laissé enlever par une belle: Prévost répondit que de tels enlèvements n'allaient qu'aux Médor et aux Renaud, et il exposa en manière de réfutation le portrait suivant, tracé de lui par lui-même: «Ce Médor, si chéri des belles, est un homme de trente-sept à trente-huit ans, qui porte sur son visage et dans son humeur les traces de ses anciens chagrins; qui passe quelquefois des semaines entières dans son cabinet, et qui emploie tous les jours sept ou huit heures à l'étude; qui cherche rarement les occasions de se réjouir; qui résiste même à celles qui lui sont offertes, et qui préfère une heure d'entretien avec un ami de bon sens à tout ce qu'on appelle plaisirs du monde et passe-temps agréables: civil d'ailleurs, par l'effet d'une excellente éducation, mais peu galant; d'une humeur douce, mais mélancolique; sobre enfin et réglé dans sa conduite. Je me suis peint fidèlement, sans examiner si ce portrait flatte mon amour-propre ou s'il le blesse.»
Note 99: (retour) On remarque, il est vrai, dans ce nombre une circonstance qui semblerait indiquer une autre plume que la sienne. C'est qu'on y parle, deux pages plus loin, de la Bibliothèque des Romans de Gordon de Percel (Lenglet-Dufresnoy), en des termes qui ne s'accordent pas tout à fait avec ceux du nombre 47. Or le nombre 47, consacré à une défense personnelle, est bien expressément de Prévost. Mais on doit croire que Prévost, alors en Angleterre, ne parla la première fois de la Bibliothèque des Romans que d'après quelques renseignements et sans l'avoir lue. D'ailleurs, outre la physionomie de l'éloge, qui ne dément pas la paternité présumée, ce numéro où il est question de Manon Lescaut fait partie d'une série dont Prévost s'est avoué le rédacteur. Walter Scott, de nos jours, n'a-t-il pas écrit ainsi, sans plus de façon, des articles d'éloges sur ses propres romans?
Le Pour et Contre nous offre aussi une foule d'anecdotes du jour, de faits singuliers, véritables ébauches et matériaux de romans; l'histoire de dona Maria et la vie du duc de Riperda sont les plus remarquables. Un savant Anglais, M. Hooker, s'était plu, dans un journal de son pays, à développer une comparaison ingénieuse de l'antique retraite de Cassiodore avec l'Arcadie de Philippe Sydney et le pays de Forez au temps de Céladon. Cassiodore déjà vieux, comme on sait, et dégoûté de la cour par la disgrâce de Boëce, se retira au monastère de Viviers, qu'il avait bâti dans une de ses terres, et s'y livra avec ses religieux à l'étude des anciens manuscrits, surtout à celle des saintes Lettres, à la culture de la terre et à l'exercice de la piété. Prévost s'étend avec complaisance sur les douceurs de cette vie commune et diverse; c'est évidemment son idéal qu'il retrouve dans ce monastère de Cassiodore; c'est son Saint-Germain-des-Prés, son La Flèche, mais avec bien autrement de soleil, d'aisance et d'agréments. Et quant à la ressemblance avec l'Arcadie et le pays de Céladon, que l'écrivain anglais signale avec quelque malice, lui, il ne s'en effarouche aucunement, car il est persuadé, dit-il, «que dans l'Arcadie et dans le pays de Forez, avec des principes de justice et de charité, tels que la fiction les y représente, et des moeurs aussi pures qu'on les suppose aux habitants, il ne leur manquoit que les idées de religion plus justes pour en faire des gens très-agréables au Ciel100.»
Note 100: (retour) On peut lire à ce sujet une gracieuse lettre de Mademoiselle, cousine de Louis XIV, à madame de Motteville, où elle trace à son tour un plan de solitude divertissante qui se ressent également de l'Astrée, et qui d'ailleurs fait un parfait pendant à l'idéal de Prévost d'après Cassiodore, par un couvent de carmélites qu'elle exige dans le voisinage.
Après six années d'exil environ, Prévost eut la permission de rentrer en France sous l'habit ecclésiastique séculier. Le cardinal de Bissy qui l'avait connu à Saint-Germain, et le prince de Conti, le protégèrent efficacement; ce dernier le nomma son aumônier. Ainsi rétabli dans la vie paisible, et désormais au-dessus du besoin, Prévost, jeune encore, partagea son temps entre la composition de nombreux ouvrages et les soins de la société brillante où il se délassait. Le travail d'écrire lui était devenu si familier que ce n'en était plus un pour lui: il pouvait à la fois laisser courir sa plume et suivre une conversation. Nous devons dire que les écrits volumineux dont est remplie la dernière moitié de sa carrière se ressentent de cette facilité extrême dégénérée en habitude. Que ce soit une compilation, un roman, une traduction de Richardson, de Hume ou de Cicéron qu'il entreprenne; que ce soit une Histoire de Guillaume-le-Conquérant ou une Histoire des Voyages, c'est le même style agréable, mais fluidement monotone, qui court toujours et trop vite pour se teindre de la variété des sujets. Toute différence s'efface, toute inégalité se nivelle, tout relief se polit et se fond dans cette veine rapide d'une invariable élégance. Nous ne signalerons, entre les productions dernières de sa prolixité, que l'Histoire d'une Grecque moderne, joli roman dont l'idée est aussi délicate qu'indéterminée. Une jeune Grecque d'abord vouée au sérail, puis rachetée par un seigneur français qui en voulait faire sa maîtresse, résistant à l'amour de son libérateur, et n'étant peut-être pas aussi insensible pour d'autres que pour lui; ce peut-être surtout, adroitement ménagé, que rien ne tranche, que la démonstration environne, effleure à tout moment et ne parvient jamais à saisir; il y avait là matière à une oeuvre charmante et subtile dans le goût de Crébillon fils: celle de Prévost, quoique gracieuse, est un peu trop exécutée au hasard101. Prévost vivait ainsi, heureux d'une étude facile, d'un monde choisi et du calme des sens, quand un léger service de correction de feuilles rendu à un chroniqueur satirique le compromit sans qu'il y eût songé, et l'envoya encore faire un tour à Bruxelles. Cette disgrâce inattendue fut de courte durée et ne lui valut que de nouveaux protecteurs. A son retour, il reprit sa place chez le prince de Conti, qui l'occupa aux matériaux de l'histoire de sa maison; et le chancelier Daguesseau, de son côté, le chargea de rédiger l'Histoire générale des Voyages102. Son désintéressement au milieu de ces sources de faveur et même de richesse ne se démentit pas; il se refusait aux combinaisons qui lui eussent été le plus fructueuses; il abandonnait les profits à son libraire, avec qui on a remarqué (je le crois bien) qu'il vécut toujours en très-bonne intelligence. Je crains même que, comme quelques gens de lettres trop faciles et abandonnés, il ne se soit mis à la merci du spéculateur. Pour lui, disait-il, un jardin, une vache et deux poules lui suffisaient103. Une petite maison qu'il avait achetée à Saint-Firmin, près de Chantilly, était sa perspective d'avenir ici-bas, l'horizon borné et riant auquel il méditait de confiner sa vieillesse. Il s'y rendait un jour seul par la forêt (23 novembre 1763), quand une soudaine attaque d'apoplexie l'étendit à terre sans connaissance. Des paysans survinrent; on le porta au prochain village, et, le croyant mort, un chirurgien ignorant procéda sur l'heure à l'ouverture. Prévost, réveillé par le scalpel, ne recouvra le sentiment que pour expirer dans d'affreuses douleurs. On trouva chez lui un petit papier, écrit de sa main, qui contenait ces mots:
Trois ouvrages qui m'occuperont le reste de mes jours dans ma retraite:
1° L'un de raisonnement:—la Religion prouvée par ce qu'il y a de plus certain dans les connaissances humaines; méthode historique et philosophique qui entraîne la ruine des objections;
2° L'autre historique:—histoire de la conduite de Dieu pour le soutien de la foi depuis l'origine du Christianisme;
3° Le troisième de morale:—l'esprit de la Religion dans l'ordre de la société.
Ainsi se termina, par une catastrophe digne du Cléveland, cette vie romanesque et agitée. Prévost appartient en littérature à la génération pâlissante, mais noble encore, qui suivit immédiatement et acheva l'époque de Louis XIV. C'est un écrivain du XVIIe siècle dans le XVIIIe, un l'abbé Fleury dans le roman; c'est le contemporain de Le Sage, de Racine fils, de madame de Lambert, du chancelier Daguesseau; celui de Desfontaines et de Lenglet-Dufresnoy en critique. De peintres et de sculpteurs, cette génération n'en compte guère et ne s'en inquiète pas; pour tout musicien, elle a le mélodieux Rameau. Du fond de ce déclin paisible, Prévost se détache plus vivement qu'aucun autre. Antérieur par sa manière au règne de l'analyse et de la philosophie, il ne copie pourtant pas, en l'affaiblissant, quelque genre illustré par un formidable prédécesseur; son genre est une invention aussi originale que naturelle, et dans cet entre-deux des groupes imposants de l'un et de l'autre siècle, la gloire qu'il se développe ne rappelle que lui. Il ressuscite avec ampleur, après Louis XIV, après cette précieuse élaboration de goût et de sentiments, ce que d'Urfé et mademoiselle de Scudery avaient prématurément déployé; et bien que chez lui il se mêle encore trop de convention, de fadeur et de chimère, il atteint souvent et fait pénétrer aux routes secrètes de la vraie nature humaine; il tient dans la série des peintres du coeur et des moralistes aimables une place d'où il ne pourrait disparaître sans qu'on aperçût un grand vide.
Septembre 1831.
Note 101: (retour) On lit dans les lettres de l'aimable madame de Staal (De Launay) à M. d'Héricourt: «J'ai commencé la Grecque à cause de ce que vous m'en dites: on croit en effet que mademoiselle Aïssé en a donné l'idée; mais cela est bien brodé, car elle n'avait que trois ou quatre ans quand on l'amena en France.» Mademoiselle Aïssé, mademoiselle De Launay, l'abbé Prévost, trois modèles contemporains des sentiments les plus naturels dans la plus agréable diction!
Note 103: (retour) Jean-Jacques, dont c'était aussi le voeu, mais qui ne s'y tenait pas, eut occasion, à ses débuts, de rencontrer souvent l'abbé Prévost chez leur ami commun Mussard, à Passy; il en parle dans ses Confessions (partie II, livre VIII), et avec un sentiment de regret pour les moments heureux passés dans une société choisie. Énumérant les amis distingués que s'était faits l'excellent Mussard: «A leur tête, dit-il, je mets l'abbé Prévost, homme très-aimable et très-simple, dont le coeur vivifiait ses écrits dignes de l'immortalité, et qui n'avait rien dans la société du coloris qu'il donnait à ses ouvrages.» Il est permis de croire que l'abbé Prévost avait eu autrefois ce coloris de conversation, mais qu'il l'avait un peu perdu en vieillissant.
Pour compléter cet article, il faut y joindre celui qui a pour titre: L'Abbé Prévost et les Bénédictins, dans les Derniers Portraits; et, dans le tome IX des Causeries du Lundi, celle qui a pour titre: Le Buste de l'abbé Prévost.
M. ANDRIEUX
M. Andrieux vient de mourir, l'un des derniers et des plus dignes d'une génération littéraire qui eut bien son prix et sa gloire. Né à Strasbourg en 1759, il fut toujours aussi pur et aussi attique de langue que s'il était né à Reims, à Château-Thierry ou à deux pas de la Sainte-Chapelle. Ayant achevé ses études et son droit à Paris avant la Révolution, il s'essaya, durant ses instants de loisir, à composer pour le théâtre. Ami de Collin-d'Harleville et de Picard, avec moins de sensibilité coulante et facile que le premier, avec bien moins de saillie et de jet naturel que le second, mais plus sagace, emunctae naris, plus nourri de l'antiquité, avec plus de critique enfin et de goût que tous deux, il préluda par Anaximandre, bluette grecque, de ce grec un peu dix-huitième siècle, qu'Anacharsis avait mis à la mode; en 1787, il prit tout à fait rang par les Étourdis, le plus aimable et le plus vif de ses ouvrages dramatiques104. Mais le véritable rôle de M. Andrieux, sa véritable spécialité, au milieu de cette gaie et douce amitié qui l'unissait à Ducis, Collin et Picard, c'était d'être leur juge, leur conseiller intime, leur Despréaux familier et charmant, l'arbitre des grâces et des élégances dans cette petite réunion, héritière des traditions du grand siècle et des souvenirs du souper d'Auteuil. Lorsque Andrieux avait rayé de l'ongle un mot, une pensée, une faute de grammaire ou de vraisemblance, il n'y avait rien à redire; Collin obéissait; le vieux Ducis regrettait que Thomas eût manqué d'un si indispensable censeur, et il l'invoquait pour lui-même en vers grondants et mâles qui rappellent assez la veine de Corneille:
J'ai besoin du censeur implacable, endurci,
Qui tourmentait Collin et me tourmente aussi;
C'est à toi de régler ma fougue impétueuse,
De contenir mes bonds sous une bride heureuse,
Et de voir sans péril, asservi sous ta loi,
Mon génie, encor vert, galoper devant toi.
Non, non, tu n'iras point, craintif et trop rigide,
Imposer à ma muse une marche timide.
Tu veux que ton ami, grand, mais sans se hausser,
Sachant marcher son pas, sache aussi s'élancer.
Loin de nous le mesquin, l'étroit et le servile!
Ainsi, comme à Collin, tu pourras m'être utile.
C'était en général à la diction que se bornait cette surveillance de l'aimable et fin aristarque; on n'abordait pas dans ce temps les questions plus élevées et plus fondamentales de l'art, comme on dit; quelques maximes générales, quelques préceptes de tradition suffisaient; mais on savait alors en diction, en fait de vrai et légitime langage, mille particularités et nuances qui vont se perdant et s'oubliant chaque jour dans une confusion, inévitable peut-être, mais certainement fâcheuse. M. Andrieux était maître consommé pour l'appréciation de ces nuances, pour le discernement et la pratique de cette synonymie française la plus exquise. C'est ce qui fait que, bien que très-court et très-mince de fond, son joli conte du Meunier de Sans-Souci demeure un chef-d'oeuvre, un pendant au Roi d'Yvetot de Béranger, un brin de thym à côté du brin de serpolet. On voit dans une pièce fugitive à son ami Deschamps, auteur de la Revanche forcée, quelle différence essentielle l'habile connaisseur établit entre Grécourt et Chaulieu, et même entre Bernis et Grécourt. Si ces distinctions, que nous sentons à peine aujourd'hui, nous faisaient sourire, comme microscopiques et insignifiantes, ne nous en vantons pas trop! Les à-peu-près, dont on ne se rend plus compte, sont un symptôme invariable de décadence en littérature. Je crois bien qu'on s'occupe d'idées plus larges, de théories plus radicales et plus absolues; mais il en est peut-être à ce sujet des littératures qui se décomposent, comme des corps organiques en dissolution, lesquels donnent alors accès en eux par tous les pores aux éléments généraux, l'air, la lumière, la chaleur: ces corps humains et vivants étaient mieux portants, à coup sûr, quand ils avaient assez de loisir et de discernement pour songer surtout à la décence de la démarche, aux parfums des cheveux, aux nuances du teint et à la beauté des ongles.
Dans les changements proposés pour Polyeucte et Nicomêde, et où il ne s'agit que de quelques retouches de vers et de mots, M. Andrieux se montre comme aux pieds du grand Corneille et lui demandant la permission d'ôter, en soufflant, quelques grains de poussière à son beau cothurne. Cette image piquante nous offre le critique respectueux et minutieux dans ses proportions vraies, et le doux air d'espièglerie qui s'y mêle n'y messied pas.
M. Andrieux avait donc reçu en naissant un grain de notre sel attique, une goutte de miel de notre Hymette, et il les a mis sobrement à profit, il les a sagement ménagés jusqu'au bout. Il était érudit, studieux avec friandise, intimement versé dans Horace, dont il donnait d'agréables et familières traductions, sachant tant soit peu le grec, et par conséquent beaucoup mieux que les gens de lettres ne le savaient de son temps: car de son temps les gens de lettres ne le savaient pas du tout, et, quelques années plus tard, la génération littéraire suivante, dite littérature de l'Empire, et dont était M. de Jouy, sut à peine le latin. M. Andrieux, qui n'eut jamais rien de commun avec l'Allemagne que d'être né dans la capitale alsacienne, et qui faisait fi de tout ce qui était germanique, avait moins de répugnance pour la littérature anglaise, et il la posséda, comme avait fait Suard, par le côté d'Addison, de Pope, de Goldsmith, et des moralistes ou poëtes du siècle de la reine Anne.
À partir de 1814, M. Andrieux professa au Collége de France, comme, depuis plusieurs années déjà, il professait à l'intérieur de l'École Polytechnique, et ses cours publics, fort suivis et fort aimés de la jeunesse, devinrent son occupation favorite, son bonheur et toute sa vie. Nous serions peu à même d'en parler au long, les ayant trop inégalement entendus, et rien d'ailleurs n'en ayant été imprimé jusqu'ici. Mais ce qu'on peut dire sans crainte d'erreur, c'est que M. Andrieux y déploya dans un cadre plus général les qualités précieuses de critique, de finesse délicate, de malice inoffensive et ingénieuse, qu'attestaient ses oeuvres trop rares, et dont ses amis particuliers avaient joui. Sincèrement bonhomme, quoiqu'il affectât un peu cette ressemblance avec La Fontaine, fertile en anecdotes choisies et bien dites, causeur toujours écouté 105, moralisant beaucoup, et rajeunissant par le ton ou l'à-propos les vérités et les conseils qui, sur ses lèvres, n'étaient jamais vulgaires, M. Andrieux a fait, avec un talent qui pouvait sembler de médiocre haleine, ce que bien des talents plus forts ont trouvé trop long et trop lourd; il a fourni une carrière non interrompue de dix-huit années de professorat; et, comme il le disait lui-même à sa dernière leçon, il est mort presque sur la brèche.
Dans le professeur on retrouvait encore le conteur, l'auteur comique; il avait du bon comédien; il lisait en perfection, avec un art infini, il jouait et dialoguait ses lectures. Avec son filet de voix, avec une mimique qui n'était qu'à lui, il tenait son auditoire en suspens, il excellait à mettre en scène et comme en action de petits préceptes, de jolis riens qui ne s'imprimeraient pas.
Dans les querelles littéraires qui s'étaient élevées durant les dernières années, l'opinion de M. Andrieux ne pouvait être douteuse; cette opinion lui était dictée par ses antécédents, ses souvenirs, la nature de son goût, les qualités qu'il avait, et aussi par l'absence de celles qu'il n'avait pas; mais sa bienveillance naturelle ne s'altérait jamais, même en s'aiguisant de malice; il embrassait peu les innovations, il raillait de sa vois fine les novateurs, mais comme il aurait raillé M. Poinsinet, en homme de grâce et d'urbanité; point de gros mot ni de tonnerre.
M. Andrieux est resté fidèle, toute sa vie, aux doctrines philosophiques et politiques de sa jeunesse. Il mêlait volontiers à son enseignement des préceptes évangéliques qui rappelaient la manière morale de Bernardin de Saint-Pierre: il prêchait l'amour des hommes et l'indulgence, comme il convenait à l'ami de Collin l'optimiste, du bon Ducis, et au peintre d'Helvétius. Politiquement, M. Andrieux a fait preuve d'une constante fermeté qui ne s'est jamais démentie, soit au fort de la Révolution où il se maintint par d'excès, soit au sein du Tribunal où il lutta contre l'usurpation despotique et mérita d'être éliminé, soit enfin durant le cours entier de la Restauration; sa délicatesse un peu frêle et son aménité extrême furent toujours exemptes de transactions et de faiblesse sur ce chapitre du patriotisme et des principes de 89 106. En somme, ce fut un honorable caractère, et plus fort peut-être que son talent; mais ce talent lui-même était rare. M. Andrieux avait reçu un don peu abondant, mais distingué et précieux; il en a fait un sobre, un juste et long usage. Son nom restera dans la littérature française, tant qu'un sens net s'attachera au mot de goût.
17 mai 1833.
Note 106: (retour) Il écrivait à M. Parent-Réal, son ancien collègue au Tribunal, le 20 novembre 1831: «Nous avons vu quarante ans de révolutions: pensez-vous que nous soyons à la fin? Nous avons vu aussi tous les gouvernements qui se sont succédé l'un après l'autre, être aveugles, égoïstes, dilapidateurs et insolents; aussi tous sont-ils tombés.... interea patitar justus: la pauvre nation, victime innocente, est livrée, comme Prométhée, au bec éternel des vautours.» Ces phrases contrarient en un point ce qu'a dit M. Thiers dans le discours, si judicieux d'ailleurs, qu'il prononça à l'Académie française, en venant y succéder à l'aimable auteur des Étourdis: «M. Andrieux est mort, content de laisser ses deux filles unies à deux hommes d'esprit et de bien, content de sa médiocre fortune, de sa grande considération, content de son siècle, content de voir la Révolution française triomphante sans désordres et sans excès.» M. Andrieux, à tort ou à raison, était moins optimiste que son spirituel panégyriste ne l'a cru.
M. JOUFFROY
Il y a une génération qui, née tout à la fin du dernier siècle, encore enfant ou trop jeune sous l'Empire, s'est émancipée et a pris la robe virile au milieu des orages de 1814 et 1815. Cette génération dont l'âge actuel est environ quarante ans, et dont la presque totalité lutta, sous la Restauration, contre l'ancien régime politique et religieux, occupe aujourd'hui les affaires, les Chambres, les Académies, les sommités du pouvoir ou de la science. La Révolution de 1830, à laquelle cette génération avait tant poussé par sa lutte des quinze années, s'est faite en grande partie pour elle, et a été le signal de son avénement. Le gros de la génération dont il s'agit constituait, par un mélange d'idées voltairiennes, bonapartistes et semi-républicaines, ce qu'on appelait le libéralisme. Mais il y avait une élite qui, sortant de ce niveau de bon sens, de préjugés et de passions, s'inquiétait du fond des choses et du terme, aspirait à fonder, à achever avec quelque élément nouveau ce que nos pères n'avaient pu qu'entreprendre avec l'inexpérience des commencements. Dans l'appréciation philosophique de l'homme, dans la vue des temps et de l'histoire, cette jeune élite éclairée se croyait, non sans apparence de raison, supérieure à ses adversaires d'abord, et aussi à ses pères qui avaient défailli ou s'étaient rétrécis et aigris à la tâche. Le plus philosophe et le plus réfléchi de tous, dans une de ces pages merveilleuses qui s'échappent brillamment du sein prophétique de la jeunesse et qui sont comme un programme idéal qu'on ne remplit jamais,—le plus calme, le plus lumineux esprit de cette élite écrivait en 1823107: «Une génération nouvelle s'élève qui a pris naissance au sein du scepticisme dans le temps où les deux partis avaient la parole. Elle a écouté et elle a compris... Et déjà ces enfants ont dépassé leurs pères et senti le vide de leurs doctrines. Une foi nouvelle s'est fait pressentir à eux: ils s'attachent à cette perspective ravissante avec enthousiasme, avec conviction, avec résolution... Supérieurs à tout ce qui les entoure, ils ne sauraient être dominés ni par le fanatisme renaissant, ni par l'égoïsme sans croyance qui couvre la société... Ils ont le sentiment de leur mission et l'intelligence de leur époque; ils comprennent ce que leurs pères n'ont point compris, ce que leurs tyrans corrompus n'entendent pas; ils savent ce que c'est qu'une révolution, et ils le savent parce qu'ils sont venus à propos.»
Dans le morceau (Comment les Dogmes finissent) dont nous pourrions citer bien d'autres passages, dans ce manifeste le plus explicite et le plus général assurément qui ait formulé les espérances de la jeune élite persécutée, M. Jouffroy envisageait le dogme religieux, ce semble, encore plus que le dogme politique; il annonçait en termes expressifs la religion philosophique prochaine, et avec une ferveur d'accent qui ne s'est plus retrouvée que dans la tentative néo-chrétienne du saint-simonisme. Vers ce même temps de 1823, de mémorables travaux historiques, appliqués soit au Moyen-Age par M. Thierry, soit à l'époque moderne par M. Thiers, marquaient et justifiaient en plusieurs points ces prétentions de la génération nouvelle, qui visait à expliquer et à dominer le passé, et qui comptait faire l'avenir. Le Globe, fondé en 1824, vint opérer une sorte de révolution dans la critique, et, par son vif et chaleureux éclectisme, réalisa une certaine unité entre des travaux et des hommes qui ne se seraient pas rapprochés sans cela. Sur la masse constitutionnelle et libérale, fonds estimable mais assez peu éclairé de l'Opposition, il s'organisa donc une élite nombreuse et variée, une brillante école à plusieurs nuances; philosophie, histoire, critique, essai d'art nouveau, chaque partie de l'étude et de la pensée avait ses hommes. Je n'indique qu'à peine l'art, parce que, bien que sorti d'un mouvement parallèle, il appartient à une génération un peu plus récente, et, à d'autres égards, trop différente de celle que nous voulons ici caractériser. Quoi qu'il en soit, vers la fin de la Restauration, et grâce aux travaux et aux luttes enhardies de cette jeunesse déjà en pleine virilité, le spectacle de la société française était mouvant et beau: les espérances accrues s'étaient à la fois précisées davantage; elles avaient perdu peut-être quelque chose de ce premier mysticisme plus grandiose et plus sombre qu'elles devaient, en 1823, à l'exaltation solitaire et aux persécutions; mais l'avenir restait bien assez menaçant et chargé d'augures pour qu'il y eût place encore à de vastes projets, à d'héroïques pressentiments. On allait à une révolution, on se le disait; on gravissait une colline inégale, sans voir au juste où était le sommet, mais il ne pouvait être loin. Du haut de ce sommet, et tout obstacle franchi, que découvrirait-on? C'était là l'inquiétude et aussi l'encouragement de la plupart; car, à coup sûr, ce qu'on verrait alors, même au prix des périls, serait grand et consolant. On accomplirait la dernière moitié de la tâche, on appliquerait la vérité et la justice, on rajeunirait le monde. Les pères avaient dû mourir dans le désert, on serait la génération qui touche au but et qui arrive. Tandis qu'on se flattait de la sorte tout en cheminant, le dernier sommet, qu'on n'attendait pourtant pas de sitôt, a surgi au détour d'un sentier; l'ennemi l'occupait en armes, il fallut l'escalader, ce qu'on fit au pas de course et avant toute réflexion. Or, ce rideau de terrain n'étant plus là pour borner la vue, lorsque l'étonnement et le tumulte de la victoire furent calmés, quand la poussière tomba peu à peu et que le soleil qu'on avait d'abord devant soi eut cessé de remplir les regards, qu'aperçut-on enfin? Une espèce de plaine, une plaine qui recommençait, plus longue qu'avant la dernière colline, et déjà fangeuse. La masse libérale s'y rua pesamment comme dans une Lombardie féconde; l'élite fut débordée, déconcertée, éparse. Plusieurs qu'on réputait des meilleurs firent comme la masse, et prétendirent qu'elle faisait bien. Il devint clair, à ceux qui avaient espéré mieux, que ce ne serait pas cette génération si pleine de promesses et tant flattée par elle-même, qui arriverait.
Et non-seulement elle n'arrivera pas à ce grand but social qu'elle présageait et qu'elle parut longtemps mériter d'atteindre; mais on reconnaît même que la plupart, détournés ou découragés depuis lors, ne donneront pas tout ce qu'ils pourraient du moins d'oeuvres individuelles et de monuments de leur esprit. On les voit ingénieux, distingués, remarquables; mais aucun jusqu'ici qui semble devoir sortir de ligne et grandir à distance, comme certains de nos pères, auteurs du premier mouvement: aucun dont le nom menace d'absorber les autres et puisse devenir le signe représentatif, par excellence, de sa génération: soit que, dans ces partages des grandes renommées aux dépens des moyennes, il se glisse toujours trop de mensonge et d'oubli de la réalité pour que les contemporains très-rapprochés s'y prêtent; soit qu'en effet parmi ces natures si diversement douées il n'y ait pas, à proprement parler, un génie supérieur; soit qu'il y ait dans les circonstances et dans l'atmosphère de cette période du siècle quelque chose qui intercepte et atténue ce qui, en d'autres temps, eût été du vrai génie.
Cependant, si de plus près, et sans se borner aux résultats extérieurs qui ne reproduisent souvent l'individu qu'infidèlement, on examine et l'on étudie en eux-mêmes les esprits distingués108 dont nous parlons, que de talents heureux, originaux! quelle promptitude, quelle ouverture de pensée! quelles ressources de bien dire! Comme ils paraissent alors supérieurs à leur oeuvre, à leur action! On se demande ce qui les arrête, pourquoi ils ne sont ni plus féconds, eux si faciles, ni plus certains, eux autrefois si ardents; on se pose, comme une énigme, ces belles intelligences en partie infructueuses. Mais parmi celles qui méritent le plus l'étude et qui appellent longtemps le regard par l'étendue, la sérénité et une sorte de froideur, au premier aspect, immobile, apparaît surtout M. Jouffroy, celui-là même dont nous avons signalé le premier manifeste éloquent. Dans une génération où chacun presque possède à un haut degré la facilité de saisir et de comprendre ce qui s'offre, son caractère distinctif, à lui par-dessus tous, est encore la compréhension, l'intelligence. S'il est exact, comme il le dit quelque part, que l'air que nous respirons sache douer au berceau les esprits distingués de notre siècle, de celle de toutes les qualités qui est la plus difficile et la moins commune, de l'étendue, il faut croire que, sur la montagne du Jura où il est né, un air plus vif, un ciel plus vaste et plus clair, ont de bonne heure reculé l'horizon et fait un spectacle spacieux dans son âme comme dans sa Prunelle.
Note 108: (retour) Le mot distingué, qui revient fréquemment dans cet article et qui s'applique si bien à la génération qu'on y représente, a commencé d'être pris dans le sens où on l'emploie aujourd'hui, à partir de la fin du XVIIe siècle. On lit dans une lettre de Ninon vieillie au vieux Saint-Évremond: «S'il (votre recommandé) est amoureux du mérite qu'on appelle ici distingué, peut-être que votre souhait sera rempli; car tous les jours on me veut consoler de mes pertes par ce beau mot.» Il paraît toutefois que ce mot distingué pris absolument, et sans être déterminé par rien, ne fit alors qu'une courte fortune, et il n'était pas encore pleinement autorisé à la fin du XVIIIe siècle. Je trouve dans l'Esprit des Journaux, mars 1788, page 232 et suiv., une lettre là-dessus, tirée du Journal de Paris: Lettre d'un Gentilhomme flamand à mademoiselle Émilie d'Ursel, âgée de cinq ans. Dans des observations qui suivent, on répond fort bien à ce gentilhomme flamand, un peu puriste, que, s'il est bon de bannir de la conversation et des écrits ces mots aventuriers dont parle La Bruyère, qui font fortune quelque temps, il ne faut pas exclure les expressions que le besoin introduit; et à propos de distingué tout court qui choquait alors beaucoup de gens et que beaucoup d'autres se permettaient, on le justifie par d'assez bonnes raisons: «On parle d'un peintre et on dit que c'est un homme distingué: on sait bien que ce doit être par ses tableaux; pourquoi sera-t-on obligé de l'ajouter? Si je dis que M. l'abbé Delille est un homme de lettres distingué, est-il quelque Français qui s'avise de me demander par quoi?«Pourquoi ne dirait-on pas un homme distingué, absolument, comme on dit un homme supérieur? car ce dernier indique une relation même plus immédiate. Dans toutes les langues, et surtout dans les plus belles, les mots qui n'ont été employés d'abord qu'avec des régimes s'en séparent ensuite et conservent un sens très-précis, très-clair, même en restant tout seuls.»—Nous recommandons humblement cette note au Dictionnaire de l'Académie française.
L'intelligence à un degré excellent, l'intelligence en ce qu'elle a de large, de profond et de recueilli, de parfaitement net et clarifié, voilà donc l'attribut le plus apparent de M. Jouffroy, et qui se déclare à la première observation, soit qu'on juge le philosophe sur ses pages lentes et pleines, soit qu'on assiste au développement continu et régulier de sa parole. Je comparerais cette intelligence à un miroir presque plan, très-légèrement concave, qui a la faculté de s'égaler aux objets devant lesquels il est placé, et même de les dépasser en tous sens, mais sans en fausser les rapports. Ce n'est pas de ces miroirs à facettes qui tournent et brillent volontiers, ne représentant en saillie qu'une étroite portion de l'objet à la fois; ce n'est pas de ces miroirs ardents, trop concentriques, d'où naît bientôt la flamme. Car il y a aussi des intelligences trop vives, trop impatientes en présence de l'objet. Elles ne se tiennent pas aisément à le réfléchir, elles l'absorbent ou vont au-devant, elles font irruption au travers et y laissent d'éclatants sillons. M. Cousin, quand il n'y prend pas garde, est sujet à cette manière. Chez lui, l'acies, le celeritas ingenii l'emporte; il pressent, il devine, il recompose. Il y a plus de longanimité dans le seul emploi de l'intelligence; il ne faut nul ennui des préliminaires et d'un appareil qui, quelquefois aussi, semble bien lent.
A l'égard des objets de l'intelligence, on peut se comporter de deux manières. Tout esprit est plus ou moins armé, en présence des idées, du bouclier ou miroir de la réflexion, et du glaive de l'invention, de l'action pénétrante et remuante: réfléchir et oser. Le génie consiste dans l'alliance proportionnée des deux moyens, avec la prédominance d'oser. M. Jouffroy, disons-nous, a surtout le miroir; dans sa première période, il se servait aussi du glaive qui simplifie, débarrasse et ouvre des combinaisons nouvelles; il s'en servait avec mille éclairs, quand il tranchait cette périlleuse question, Comment les Dogmes finissent. Mais depuis lors, et par une loi naturelle aux esprits, laquelle a reçu chez lui une application plus prompte, c'est dans le miroir, dans l'intelligence et l'exposition des choses, qu'il s'est par degrés replié et qu'il se déploie aujourd'hui de préférence. Le miroir en son sein est devenu plus large, plus net et plus reposé que jamais, d'une sérénité admirable, bien qu'un peu glacée, un beau lac de Nantua dans ses montagnes.
Mais tout lac, en reflétant les objets, les décolore et leur imprime une sorte d'humide frisson conforme à son onde, au lieu de la chaleur naturelle et de la vie. Il y a ainsi à dire que l'intelligence exclusivement étalée décolore le monde, en refroidit le tableau et est trop sujette à le réfléchir par les aspects analogues à elle-même, par les pures abstractions et idées qui s'en détachent comme des ombres.
Il y a à dire que l'intelligence, si fidèle qu'elle soit, ne donne pas tout, que son miroir le plus étendu ne représente pas suffisamment certains points de la réalité, même dans la sphère de l'esprit. Le tranchant, par exemple, et la pointe de ce glaive de volonté et de pensée pénétrante dont nous avons parlé, se réfléchissent assez peu et tiennent dans l'intelligence contemplative moins de place qu'ils n'ont réellement de valeur et d'effet dans le progrès commun. Il faut avoir agi beaucoup par les idées et continuer d'agir et de pousser le glaive devant soi, pour sentir combien ce qui tient si peu de place à distance a pourtant de poids et d'effet dans la mêlée, Or, M. Jouffroy, dans ses lucides et placides représentations d'intelligence, en est venu souvent à ne pas tenir compte de l'action, de l'impulsion communiquée aux hommes par les hommes, à ne croire que médiocrement à l'efficacité d'un génie individuel vivement employé. L'énergie des forces initiales l'atteint peu. Il est trop question avec lui, au point de vue où il se place, de se croiser les bras et de regarder,—avec lui qui, à l'heure la plus ardente de sa jeunesse, peignant la noble élite dont il faisait partie, écrivait: «L'espérance des nouveaux jours est en eux; ils en sont les apôtres prédestinés, et c'est dans leurs mains qu'est le salut du monde... Ils ont foi à la vérité et à la vertu, ou plutôt, par une providence conservatrice qu'on appelle aussi la force des choses, ces deux images impérissables de la Divinité, sans lesquelles le monde ne saurait aller longtemps, se sont emparées de leurs coeurs pour revivre par eux et pour rajeunir l'humanité.»
Et c'est ici, peut-être, que s'explique un coin de l'énigme que nous nous posions plus haut, au sujet de ces intelligences si supérieures à leur action et à leur oeuvre. Quand nous avons dit qu'il y a dans l'atmosphère de cette période du siècle quelque chose qui coupe et atténue des talents, capables en d'autres époques de monter au génie, et quand M. Jouffroy a dit qu'il y a dans l'air qu'on respire quelque chose qui procure aux esprits l'étendue, ce n'est, je le crains, qu'un même fait diversement exprimé; car cette étendue si précoce, cette intelligence ouverte et traversée, qui se laisse, faire et accueille tour à tour ou à la fois toutes choses, est l'inverse de la concentration nécessaire au génie, qui, si élargi qu'il soit, tient toujours de l'allure du glaive.
Mais voilà que nous sommes déjà en plein à peindre l'homme, et nous n'avons pas encore donné l'idée de sa philosophie, de son rôle dans la science, de la méthode qu'il y apporte, et des résultats dont il peut l'avoir enrichie. C'est que nous ne toucherons qu'à peine ces endroits réguliers sur lesquels notre incompétence est grande; d'autres les traiteront ou les ont assez traités. M. Leroux, dans un bien remarquable article109, a entamé, avec le philosophe et le psychologiste, une discussion capitale qu'il continuera. M. Jules Le Chevalier110 a fait également. Et puis, nous l'avouerons, comme science, la philosophie nous affecte de moins en moins: qu'il nous suffise d'y voir toujours un noble et nécessaire exercice, une gymnastique de la pensée que doit pratiquer pendant un temps toute vigoureuse jeunesse. La philosophie est perpétuellement à recommencer pour chaque génération depuis trois mille ans, et elle est bonne en cela; c'est une exploration vers les hauts lieux, loin des objets voisins qui offusquent; elle replace sur nos têtes à leur vrai point les questions éternelles, mais elle ne les résout et ne les rapproche jamais. Il est, avec elle, nombre de vérités de détail, de racines salutaires que le pied rencontre en chemin; mais dans la prétention principale qui la constitue, et qui s'adresse à l'abîme infini du ciel, la philosophie n'aboutit pas. Aussi je lui dirai à peu près comme Paul-Louis Courier disait de l'histoire: «Pourvu que ce soit exprimé à merveille, et qu'il y ait bien des vérités, de saines et précieuses observations de détail, il m'est égal à bord de quel système et à la suite de quelle méthode tout cela est embarqué.» Ce n'est donc pas le philosophe éclectique, le régulateur de la méthode des faits de conscience, le continuateur de Stewart et de Reid, celui qui, avec son modeste ami M. Damiron, s'est installé à demeure dans la psychologie d'abord conquise, sillonnée, et bientôt laissée derrière par M. Cousin, et qui y règne aujourd'hui à peu près seul comme un vice-roi émancipé, ce n'est pas ce représentant de la science que nous discuterons en M. Jouffroy111; c'est l'homme seulement que nous voulons de lui, l'écrivain, le penseur, une des figures intéressantes et assez mystérieuses qui nous reviennent inévitablement dans le cercle de notre époque, un personnage qui a beaucoup occupé notre jeune inquiétude contemplative, une parole qui pénètre, et un front qui fait rêver.
Note 111: (retour) Ce que j'ai avancé de la philosophie me semble surtout vrai de la psychologie. La psychologie en elle-même (si je l'ose dire), à part un certain nombre de vérités de détail et de remarques fines qu'on en peut tirer, ne sert guère qu'au sentiment solitaire du contemplateur et ne se transmet pas. Comme science, elle est perpétuellement à recommencer pour chacun. Le psychologiste pur me fait l'effet du pêcheur à la ligne, immobile durant des heures dans un endroit calme, au bord d'une rivière doucement courante. Il se regarde, il se distingue dans l'eau, et aperçoit mille nuances particulières à son visage. Son illusion est de croire pouvoir aller au delà de ce sentiment d'observation contemplative; car, s'il veut tirer le poisson hors de l'eau, s'il agite sa ligne, comme, en cette sorte de pêche, le poisson, c'est sa propre image, c'est soi-même, au moindre effort et au moindre ébranlement, tout se trouble, la proie s'évanouit, le phénomène à saisir n'est déjà plus.
M. Théodore Jouffroy est né en 1796, au hameau des Pontets près de Mouthe, sur les hauteurs du Jura, d'une famille ancienne et patriarcale de cultivateurs. Son grand-père, qui vécut tard, et dont la jeunesse s'était passée en quelque charge de l'ancien régime, avait conservé beaucoup de solennité, une grandeur polie et presque seigneuriale dans les manières. La famille était si unie, que les biens de l'oncle et du père de M. Jouffroy restèrent indivis, malgré l'absence de l'oncle qui était commerçant, jusqu'à la mort du père. Il fit ses premières études à Lons-le-Saulnier, sous un autre vieil oncle prêtre; de là il partit pour Dijon, où il suivit le collége sans y être renfermé, lisant beaucoup à part des cours, et se formant avec indépendance. Il avait un goût marqué pour les comédies, et essaya même d'en composer. Reçu élève de l'École Normale par l'inspecteur-général, M. Roger, qui fut frappé de son savoir; il vint à Paris en 1813. Sa haute taille, ses manières simples et franches, une sorte de rudesse âpre qu'il n'avait pas dépouillée, tout en lui accusait ce type vierge d'un enfant des montagnes, et qui était fier d'en être; ses camarades lui donnèrent le sobriquet de Sicambre. Ses premiers essais à l'École attestaient une lecture immense, et particulièrement des études historiques très-nourries. Un grand mouvement d'émulation animait alors l'intérieur de l'École; les élèves provinciaux, entrés l'année précédente, MM. Dubois, Albrand aîné, Cayx, etc., s'étaient mis en devoir de lutter avec les élèves parisiens, jusque-là en possession des premiers rangs. MM. Jouffroy, Damiron, Bautain, Albrand jeune, qui survinrent en 1813, achevèrent de constituer en bon pied les provinciaux. Cette première année se passa pour eux à des exercices historiques et littéraires; il fallait la révolution de 1814 pour qu'une spécialité philosophique pût être créée au sein de l'École par M. Cousin. MM. La Romiguière et Boyer-Collard n'avaient professé qu'à la Faculté des Lettres, mais aucun enseignement philosophique approprié ne s'adressait aux élèves; M. Cousin eut, en 1814, l'honneur de le fonder, et MM. Jouffroy, Damiron et Bautain furent ses premiers disciples.
Je me suis demandé souvent si M. Jouffroy avait bien rencontré sa vocation la plus satisfaisante en s'adonnant à la philosophie; je me le suis demandé toutes les fois que j'ai lu des pages historiques ou descriptives où sa plume excelle, toutes les fois que je l'ai entendu traiter de l'Art et du Beau avec une délicatesse si sentie et une expansion qui semble augmentée par l'absence, ripae ulterioris amore, ou enfin lorsqu'en certains jours tristes, au milieu des matières qu'il déduit avec une lucidité constante, j'ai cru saisir l'ennui de l'âme sous cette logique, et un regret profond dans son regard d'exilé. Mais non; si M. Jouffroy ne trouve pas dans la seule philosophie l'emploi de toutes ses facultés cachées, si quelques portions pittoresques ou passionnées restent chez lui en souffrance, il n'est pas moins fait évidemment pour cette réflexion vaste et éclaircie. Son tort, si nous osons percer au dedans, est, selon nous, d'avoir trop combattu le génie actif qui s'y mêlait à l'origine, d'avoir effacé l'imagination platonique qui prêtait sa couleur aux objets et baignait à son gré les horizons. Un rude sacrifice s'est accompli en lui; il a fait pour le bien, il a pris sa science au sérieux et a voulu que rien de téméraire et de hasardé n'y restât. La réserve a empiété de jour en jour sur l'audace. En proie durant quinze années à cet inquiétant problème de la destinée humaine, il a voulu mettre ordre à ses doutes, à ses conjectures, et au petit nombre des certitudes; il s'y est calmé, mais il s'y est refroidi. Sa raison est demeurée victorieuse, mais quelque chose en lui a regretté la flamme, et son regard paraît souffrant. Nous disons qu'il a eu tort pour sa gloire, mais c'est un rare mérite moral que de faire ainsi; toute sagesse ici-bas est plus ou moins une contrition.
Le retour de l'île d'Elbe jeta M. Jouffroy et ses amis dans les rangs des volontaires royaux à la suite de M. Cousin, ce qui signifie tout simplement que ces jeunes philosophes n'étaient pas bonapartistes, et qu'ils acceptaient la Restauration comme plus favorable à la pensée que l'Empire. Dans un article de M. Jouffroy sur les Lettres de Jacopo Ortis, inséré au Courrier Français en 1819, je trouve exprimé à nu, et avec une fermeté de style à la Salluste, ce sentiment d'opposition aux conquêtes et à la force militaire: «Un peuple ne doit tirer l'épée que pour défendre ou conquérir son indépendance. S'il attaque ses voisins pour les soumettre à son pouvoir, il se déshonore; s'il envahit leur territoire sous le prétexte d'y fonder la liberté, on le trompe ou il se trompe lui-même. Violer tous les droits d'une nation pour les rétablir, est à la fois l'inconséquence la plus étrange et l'action la plus injuste.
«L'amour de la liberté commença la Révolution française; l'Europe, désavouant la politique de ses rois, nous accordait son estime et son admiration. Mais bientôt les applaudissements cessèrent. La justice avait été foulée aux pieds par les factions; la liberté devait périr avec elle: aussi ne la revit-on plus. Le nom seul subsista quelques années, pour accréditer auprès du peuple des chefs ambitieux et servir d'instrument à l'établissement du despotisme.
«Le mal passa dans les camps. La fin de la guerre fut corrompue, et l'héroïsme de nos soldats prostitué. L'épée française devait être plantée sur la frontière délivrée, pour avertir l'Europe de notre justice. On la promena en Allemagne, en Hollande, en Suisse, en Italie. Elle fit partout de funestes miracles: on vit bien qu'elle pouvait tout, mais on ne vit pas ce qu'elle saurait respecter.»
Ce que M. Jouffroy exprimait si énergiquement en 1819, il ne le sentait pas moins vivement en 1815, sous le coup d'une première invasion et à la menace d'une seconde. Ses craintes réalisées, et dans toute l'amertume du rôle de vaincu, il reprit avec ses amis les études philosophiques; un sentiment exalté de justice et de devoir dominait ce jeune groupe; ils étaient dans leur période stoïque, dans cette période de Fichte, par où passent d'abord toutes les âmes vertueuses. M. Jouffroy gagna le doctorat avec deux thèses remarquables, l'une sur le Beau et le Sublime, et l'autre sur la Causalité. A partir de 1816, il devint maître de conférences à l'École, et fut en même temps attaché au collège Bourbon jusqu'en 1822, époque où M. Corbière, qui avait brisé l'École, le destitua aussi de ses fonctions au collége. M. Jouffroy, au sortir de l'École, entretenait une correspondance active d'idées et d'épanchements avec ses amis dispersés en province, avec MM. Damiron et Dubois particulièrement, qu'on avait envoyés à Falaise, et ensuite avec ce dernier, à Limoges. C'étaient souvent des saillies d'imagination philosophique, non pas sur un tel point spécial et borné, mais sur l'ensemble des choses et leur harmonie, sur la destinée future, le rôle des planètes dans l'ascension des âmes, et l'espérance de rejoindre en ces Élysées supérieurs les devanciers illustres qu'on aura le plus aimés, Platon ou Montaigne. On surprend là tout à nu l'homme qui plus tard, et déjà tempéré par la méthode, n'a pu s'empêcher de lancer ses ingénieux et hardis paradoxes sur le Sommeil, et qui consacre plusieurs leçons de son cours à la question de la vie antérieure. C'étaient encore, dans cette correspondance, des retours de désir vers le pays natal, vers la montagne d'où il tirait sa source, et le besoin de peindre à ses amis qui les ignoraient, ces grands tableaux naturels dont il était sevré: «Qui vous dira la fraîcheur de nos fontaines, la modeste rougeur de nos fraises? qui vous dira les murmures et les balancements de nos sapins, le vêtement de brouillard que chaque matin ils prennent, et la funèbre obscurité de leurs ombres? et l'hiver, dans la tempête, les tourbillons de neige soulevés, les chemins disparus sous de nouvelles montagnes, l'aigle et le corbeau qui planent au plus haut de l'air, les loups sans asile, hurlant de faim et de froid, tandis que les familles s'assemblent au bruit des toits ébranlés, et prient Dieu pour le voyageur? O mon pays que je regrette, quand vous reverrai-je?»
En 1820, ayant perdu son père, il revit ce Jura tant désiré, et toute sa chère Helvétie. Il fit ce voyage avec M. Dubois, qui, placé alors à Besançon, et lui-même atteint de cruelles douleurs et pertes domestiques, y cherchait un allégement dans l'entretien de l'amitié et dans les impressions pacifiantes d'une majestueuse nature. M. Dubois a écrit et a bien voulu nous lire un récit de cette époque de sa vie où son âme et celle de M. Jouffroy se confondirent si étroitement. Un tel morceau, puissant de chaleur et minutieux de souvenirs, où revivent à côté des circonstances individuelles les émotions religieuses et politiques d'alors, serait la révélation biographique la plus directe, tant sur les deux amis que sur toute la génération d'élite à laquelle ils appartiennent. Mais il faut se borner à une pâle idée. Après avoir reconnu et salué le toit patriarcal, le bois de sapins en face, à gauche, qui projette en montant ses funèbres ombres, avoir foulé la mousse épaisse, les humides lisières où sont les fraises, et s'être assis derrière le rucher d'abeilles, dont le miel avait enduit dès le berceau une lèvre éloquente, il s'agissait pour les deux amis de se donner le spectacle des Alpes; pour M. Jouffroy, de les revoir et de les montrer; pour M. Dubois, de les découvrir;—car c'était tout au plus si ce dernier les avait, en venant, aperçues de loin à l'horizon dans la brume, et comme un ruban d'argent. M. Jouffroy conduisit donc son ami un matin, dès avant le lever du soleil, à travers les vallées et les prairies, jusqu'à la pente de la Dôle qu'ils gravirent. La Dôle est le point culminant du Jura, et où le Doubs prend sa source. En montant par un certain versant et par des sentiers bien choisis, on arrive au plus haut sans rien découvrir, et, au dernier pas exactement qui vous porte au plateau du sommet, tout se déclare. C'est ce qui eut lieu pour M. Dubois, à qui son guide habile ménageait la surprise: «Toutes les Alpes, comme il le dit, jaillirent devant lui d'un seul jet!» L'amphithéâtre glorieux encadrant le pays de Vaud, le miroir du Léman, dans un coin la Savoie rabaissée au pied du Mont-Blanc sublime; cet ensemble solennel que la plume, quand l'oeil n'a pas vu, n'a pas le droit de décrire; la vapeur et les rayons du matin s'y jouant et luttant en mille manières, voilà ce qui l'assaillit d'abord et le stupéfia. M. Jouffroy, plus familier à l'admiration de ces lieux, en jouissait tout en jouissant de l'immobile extase de l'ami qu'il avait guidé; il reportait son regard avec sourire tantôt sur le spectacle éclatant, et tantôt sur le visage ébloui; il était comme satisfait de sa lente démonstration si magnifiquement couronnée, il était satisfait de sa montagne. A quelques pas en avant, un pâtre debout, les bras croisés et appuyé sur son bâton, semblait aussi absorbé dans la grandeur des choses; le philosophe en fut vivement frappé, et dit: «Il y a en cette âme que voilà toutes les mêmes impressions que dans les nôtres.»—Les images nombreuses et si belles dans la bouche de M. Jouffroy, où le pâtre intervient souvent, datent de cette rencontre; c'est ce qui lui a fait dire dans son émouvant discours sur la Destinée humaine: «Le pâtre rêve comme nous à cette infinie création dont il n'est qu'un fragment; il se sent comme nous perdu dans cette chaîne d'êtres dont les extrémités lui échappent; entre lui et les animaux qu'il garde, il lui arrive aussi de chercher le rapport; il lui arrive de se demander si, de même qu'il est supérieur à eux, il n'y aurait pas d'autres êtres supérieurs à lui..., et de son propre droit, de l'autorité de son intelligence qu'on qualifie d'infirme et de bornée, il a l'audace de poser au Créateur cette haute et mélancolique question: Pourquoi m'as-tu fait? et que signifie le rôle que je joue ici-bas?» Dans ses leçons sur le Beau, qui par malheur n'ont été nulle part recueillies, M. Jouffroy disait fréquemment d'une voix pénétrée: «Tout parle, tout vit dans la nature; la pierre elle-même, le minéral le plus informe vit d'une vie sourde, et nous parle un langage mystérieux; et ce langage, le pâtre, dans sa solitude, l'entend, l'écoute, le sait autant et plus que le savant et le philosophe, autant que le poëte!»
Lorsque les amis voulurent redescendre du sommet, M. Jouffroy s'étant adressé au pâtre pour le choix d'un certain sentier, le pâtre, sans sortir de son silence, fit signe du bâton et rentra dans son immobilité. Avant de savoir que M. Jouffroy avait eu cette matinée culminante sur la Dôle, qu'il avait remarqué ce pâtre sur ce plateau, et que sa contemplation avait trouvé à une heure déterminée de sa jeunesse une forme de tableau si en rapport et si harmonieuse, je me l'étais souvent figuré, en effet, sur un plateau élevé des montagnes, avec moins de soleil, il est vrai, avec un horizon moins meublé de réalités et d'images, bien qu'avec autant d'air dans les cieux. A propos de son cours sur la Destinée humaine, où il semblait n'indiquer qu'à peine aux jeunes âmes inquiètes un sentier religieux qu'on aurait voulu alors lui entendre nommer, on disait dans un article du Globe de décembre 1830: «Comme un pasteur solitaire, mélancoliquement amoureux du désert et de la nuit, il demeure immobile et debout sur son tertre sans verdure; mais du geste et de la voix il pousse le troupeau qui se presse à ses pieds et qui a besoin d'abri, il le pousse à tout hasard au bercail, du seul côté où il peut y en avoir un.»
Le propre de M. Jouffroy, c'est bien de tout voir de la montagne; s'il envisage l'histoire, s'il décrit géographiquement les lieux, c'est par masses et formes générales, sans scrupule des détails, et avec une sorte de vérité ou d'illusion toujours majestueuse. «Les événements, a-t-il dit quelque part, sont si absolument déterminés par les idées, et les idées se succèdent et s'enchaînent d'une manière si fatale, que la seule chose dont le philosophe puisse être tenté, c'est de se croiser les bras et de regarder s'accomplir des révolutions auxquelles les hommes peuvent si peu.» Voilà tout entier dans cet aveu notre philosophe-pasteur: voir, regarder, assister, comprendre, expliquer. Aussi cette promenade sur la Dôle est-elle une merveilleuse figure de la destinée de M. Jouffroy. Chacun, en se souvenant bien, chacun a eu de la sorte son Sinaï dans sa jeunesse, sa mystérieuse montagne où la destinée s'est comme offerte aux yeux, mieux éclairée seulement qu'elle ne le sera jamais depuis. Nul ne le sait que nous; et ce que le monde admire ensuite de nos oeuvres, n'est guère que le reflet affaibli et l'ombre d'un sublime moment envolé.
Dans cette ascension de la Dôle, j'ai oublié, pour compléter la scène, de dire qu'outre les deux amis et le pâtre, il y avait là un vieux capitaine de leur connaissance, redevenu campagnard, révolutionnaire de vieille souche et grand lecteur de Voltaire. Comme il redescendait le premier dans le sentier indiqué, et qu'il voyait les deux amis avoir peine à se détacher du sommet et se retourner encore, il les gourmandait de leur lenteur, en criant: «Quand on a vu, on a vu!» Ce capitaine voltairien, près du pâtre, dut paraître au philosophe le bon sens goguenard et prosaïque, à côté du bon sens naïf et profond.
Quelquefois, à travers leurs courses de la journée, il arrivait aux deux amis de passer à diverses reprises la frontière; ils se sentaient plus libres alors, soulagés du poids que le régime de ce temps imposait aux nobles âmes, et ils entonnaient de concert la Marseillaise, comme un défi et une espérance. Le soir, quand ils trouvaient des feux presque éteints, qu'avaient allumés les bergers, ils s'asseyaient auprès, et M. Jouffroy, en y apportant des branches pour les ranimer, se rappelait les irruptions des Barbares, lesquels, comme des brassées de bois vert, la Providence avait jetés de temps à autre dans le foyer expirant des civilisations. Nul, s'il l'avait voulu, n'aurait eu plus que lui, au service de sa pensée, de ces grandes images agrestes et naturelles.
En 1821, de retour à Paris, MM. Jouffroy et Dubois exercèrent l'un sur l'autre une influence continue fort vive: M. Jouffroy initiait philosophiquement son ami qui n'avait pas, jusque-là, secoué tout à fait l'autorité en matière religieuse; M. Dubois entrecoupait par ses élans politiques ce qu'aurait eu de trop métaphysique et spéculatif le cours d'idées du philosophe. Leur santé à tous deux s'était fort altérée. M. Jouffroy acquit dès lors cette constitution plus nerveuse et cette délicatesse fine de complexion, si d'accord avec son âme, mais que quelque chose de plus robuste avait dissimulée. M. Cousin s'était engagé dans le carbonarisme et y poussait avec prosélytisme; après quelque hésitation, les deux amis y entrèrent, mais par M. Augustin Thierry, dans une vente dont faisaient partie MM. Scheffer, Bertrand, Roulin, Leroux, Guinard, etc.; ils ne manquèrent à aucune des démonstrations civiques qui eurent lieu au convoi de Lallemand et à celui de Camille Jordan. En 1822, M. Jouffroy fut destitué; M. Dubois l'était déjà. En 1823, notre philosophe écrivait dans la solitude cet article, Comment les Dogmes finissent, où éclatent la vertu et la foi frémissantes sous la persécution, où retentit dans le langage de la philosophie comme un écho sacré des catacombes. M. Jouffroy ne s'est jamais élevé à une plus grande hauteur d'audace que dans cette inspiration refoulée; depuis il s'est épanché, étendu, élargi, en descendant à la manière des fleuves, dont le flot peut s'accroître, mais ne regagne plus le niveau de la source.—En septembre 1824, le Globe fut fondé.
Il semble aujourd'hui, à ouïr certaines gens, que le Globe n'eût pour but que de faire arriver plus commodément au pouvoir messieurs les doctrinaires grands et petits, après avoir passé six longues années à s'encenser les uns les autres. Peu de mots remettront à leur place ces ignorances et ces injures. M. Dubois, destitué, traduisait la Chronique de Flodoard pour la collection de M. Guizot, écrivait quelques articles aux Tablettes universelles, qui trop tôt manquèrent, se dévorait enfin dans l'intimité d'hommes fervents, étouffés comme lui, et dans les conversations brûlantes de chaque jour. M. Leroux, qui, après d'excellentes études faites à Rennes au même collège que M. Dubois, et avant de prendre rang comme une des natures de penseur les plus puissantes et les plus ubéreuses d'aujourd'hui, était simplement ouvrier typographe, M. Leroux avait imaginé, avec M. Lachevardière, imprimeur, d'entreprendre un journal utile, composé d'extraits de littérature étrangère, d'analyses des principaux voyages et de faits curieux et instructifs rassemblés avec choix. Il communiqua son cadre d'essai à M. Dubois, qui jugea que, dans cette simple idée de magasin à l'anglaise, il n'y avait pas assez de chance d'action; qu'il fallait y implanter une portion de doctrine, y introduire les questions de liberté littéraire, se poser contre la littérature impériale, et, sans songer à la politique puisqu'on était en pleine Censure, fonder du moins une critique nouvelle et philosophique. Des deux idées combinées de MM. Leroux et Dubois, naquit le Globe; mais celle de M. Dubois, bien que venue à l'occasion de l'autre, était évidemment l'idée active, saillante et nécessaire; aussi imprima-t-il au Globe le caractère de sa propre physionomie. M. Leroux y maintint toutefois sur le second plan l'exécution de son projet; et toute cette matière de voyages, de faits étrangers, de particularités scientifiques, qui occupa longtemps les premières pages du Globe avant l'invasion de la politique quotidienne, était ménagée par lui. Sous le rapport des doctrines et de l'influence morale, M. Leroux ne se fit d'ailleurs au Globe, jusqu'en 1830, qu'une position bien inférieure à ses rares mérites et à sa portée d'esprit; par modestie, par fierté, cachant des convictions entières sous une bonhomie qu'on aurait dû forcer, il s'effaça trop; quatre ou cinq morceaux de fonds qu'il se décida à y écrire frappèrent beaucoup, mais ne l'y assirent pas au rang qu'il aurait fallu. Il dirigeait le matériel du journal, mais en fait d'idées il y passa toujours plus ou moins pour un rêveur. Ses opinions, afin de prévaloir, avaient besoin d'arriver par M. Dubois112.
Note 112: (retour) Nous laissons subsister cette page qui fut exacte, nous la maintenons, bien que nos sentiments et nos jugements à l'égard de M. Leroux aient changé à mesure qu'il changeait lui-même. Ce n'est plus de sa modestie qu'il semblerait à propos de venir parler aujourd'hui. Lui aussi il est entré à pleines voiles, comme tant d'autres, dans cet Océan Pacifique de l'orgueil, et il a franchi son détroit de Magellan. Nous l'avions connu et aimé homme distingué, nous l'abandonnons révélateur et prophète. Mais nous irions jusqu'à regretter de l'avoir connu et loué, quand nous le voyons provoquer l'outrage, à propos de Jouffroy mort, contre les amis les plus chers et les plus consciencieux de cet homme excellent, quand nous le voyons déverser l'amertume sur l'irréprochable et intègre M. Damiron; et tout cela parce que M. Leroux veut faire de Jouffroy son précurseur comme il a fait de M. Cousin son Antechrist.—Qu'il nous suffise de répéter ici que, nonobstant toutes les variations subséquentes, cet historique du Globe reste d'une parfaite exactitude.
M. Dubois s'était donc mis à l'oeuvre en septembre 1824, secondé de M. Leroux, et moyennant les avances financières de M. Lachevardière. MM. Jouffroy et Damiron, ses amis intimes, ne pouvaient lui manquer. M. Trognon travailla aussi dès les premiers numéros. Comme il y avait exposition de peinture au début, M. Thiers se chargea d'en rendre compte; sauf ce coup de main du commencement, il ne donna rien depuis au journal. M. Mérimée donna quelque chose d'abord, mais ne continua pas sa collaboration. Quelques jeunes gens, élèves distingués de MM. Jouffroy et Damiron, entrèrent de bonne heure, parmi lesquels MM. Vitet et Duchâtel, qui n'étaient pas plus des doctrinaires alors que M. Thiers. Ils connaissaient les doctrinaires sans doute, ils étaient liés, ainsi que leurs maîtres, avec M. Guizot, avec M. de Broglie, peut-être de loin avec M. Royer-Collard; personne dans cette réunion commençante n'en était aux préjugés brutaux et aux déclamations ineptes du Constitutionnel; mais par M. Dubois, âme du journal, un vif sentiment révolutionnaire et girondin se tenait en garde; et, dès que la Censure fut levée, cette pointe généreuse perça en toute occasion. M. de Rémusat, le plus doctrinaire assurément des rédacteurs du Globe par la subtilité de son esprit, par ses habitudes et ses liens de société, ne toucha longtemps que des sujets de pure littérature et de poésie; ce qu'il faisait avec une souplesse bien élégante. M. Duvergier de Hauranne n'avait pas à un moindre degré la préoccupation littéraire, et son zèle spirituel s'attaquait, dans l'intervalle de ses voyages d'Italie et d'Irlande, à des points délicats de la controverse romantique. Ce n'est guère à M. Magnin toujours net et progressif, ou à M. Ampère survenu plus tard et adonné aux excursions studieuses, qu'on imputera un rôle dans la prétendue ligue. Le Globe n'a pas été fondé et n'a pas grandi sous le patronage des doctrinaires, c'est-à-dire des trois ou quatre hommes éminents à qui s'adressait alors ce nom. La bourse de M. Lachevardière, l'idée de M. Leroux, l'impulsion de M. Dubois, voilà les données primitives; des jeunes gens pauvres, des talents encore obscurs, des proscrits de l'Université, ce furent les vrais fondateurs; la génération des salons qui s'y joignit ensuite n'étouffa jamais l'autre.
Le public, qui aime à faire le moins de frais possible en renommée, et qui est dur à accepter des noms nouveaux, voyant le Globe surgir, tenta d'en expliquer le succès, et presque le talent, par l'influence invisible et suprême de quelques personnages souvent cités. Ces personnages étaient sans doute bienveillants au Globe, mais cette bienveillance, tempérée de blâme fréquent ou même d'épigrammes légères, ne justifiait pas l'honneur qu'on leur en faisait. Financièrement, lorsqu'en 1828, le Globe devenant tout à fait politique, M. Lachevardière retira ses capitaux, M. Guizot, seul parmi les doctrinaires d'alors, prit une action. M. de Broglie aida au cautionnement; mais c'était un simple placement de fonds sans enjeu. Du reste, occupés de leurs propres travaux, ces messieurs n'ont jamais contribué de leur plume à l'illustration du journal; une seule fois, s'il m'en souvient, M. Guizot écrivit une colonne officieuse sur un tableau de M. Gérard; peut-être a-t-il récidivé pour quelque autre cas analogue, mais c'est tout. M. de Barante n'a fait qu'un seul article; M. de Broglie n'y a jamais écrit. Les prétendus patrons hantaient si peu ce lieu-là, qu'il a été possible à l'un des rédacteurs assidus de n'avoir pas, une seule fois durant les six ans, l'honneur d'y rencontrer leur visage. La verdeur de certains articles allait, de temps à autre, éveiller leur sévérité et raviver les nuances. M. Royer-Collard réprouva hautement l'article pour lequel M. Dubois fut mis en cause et condamné, quelques mois avant juillet 1830. M. Cousin lui-même, bien que plus rapproché du journal par son âge et par ses amis, s'en séparait crûment dans la conversation; il ne répondait pas de ses disciples, il censurait leur marche, et savait marquer plus d'un défaut avec quelque trait de cette verve incomparable qu'on lui pardonne toujours, et que le Globe ne lui paya jamais qu'en respects.
Si l'on examine enfin l'allure et le langage du Globe depuis qu'il devint expressément politique, c'est-à-dire sous les ministères Martignac et Polignac, on y trouve une hardiesse, une fermeté de ton qu'aucun organe de l'opposition d'alors n'a surpassées. Le ministère Martignac y fut attaqué de bonne heure avec une exigence dont MM. de Rémusat, Duchâtel et Duvergier de Hauranne ont quelque droit aujourd'hui de s'étonner. La question des Jésuites et de la liberté absolue d'enseignement prêta jusqu'au bout, sous la plume de M. Dubois, à une controverse, excentrique si l'on veut, et par trop chevaleresque pour le moment, mais du moins aussi peu doctrinaire que possible. M. de Rémusat, qui traita presque seul la politique des derniers mois avant Juillet, durant la prison de M. Dubois, ne détourna pas un seul instant le journal de la ligne extrême où il était lancé; vers cette fin de la lutte, toutes les pensées n'en faisaient qu'une pour la délivrance, il semblait même qu'il y eût dans cette rédaction du Globe des vues et des ressources d'avenir plus vastes qu'ailleurs. Quand M. Thiers, au début du National, développait sa théorie constitutionnelle, et venait professer Delorme comme résumé de son Histoire de la Révolution, ces articles ingénieux étaient regardés comme de purs jeux de forme et des fictions un peu vaines au prix de la grande question populaire et sociale; et ce n'était pas M. Dubois seulement qui jugeait ainsi, c'était M. Duchâtel ou tout autre. S'il y avait alors dissidence marquée, division au Globe en quelque matière, cette dissidence portait, le dirai-je? sur la question dite romantique. L'école romantique des poëtes ne put jamais faire irruption au Globe, et le gagner comme organe à elle; mais elle y avait des alliés et des intelligences. M. Leroux, M. Magnin, et celui qui écrit ces lignes, penchaient plus ou moins du côté novateur en poésie; MM. Dubois, Duvergier, de Rémusat, et l'ensemble de la rédaction, étaient en méfiance, quoique généralement bienveillants. Tous ces petits mouvements intérieurs se dessinèrent avec feu à l'occasion du drame de Hernani, qui eut pour résultat d'augmenter la bienveillance. Mais, hélas! rapprochement littéraire, union politique, tout cela manqua bientôt.
Au Globe, M. Jouffroy tint une grande place; il était le philosophe généralisateur, le dogmatique par excellence, de même que M. Damiron était le psychologue analyste et sagace, de même que M. Dubois était le politique ému et acéré, le critique chaleureux. Indépendamment des articles recueillis dans le volume des Mélanges, M. Jouffroy en a écrit plusieurs sur des sujets d'histoire ou de géographie, et y a porté sa large manière. Il cherchait à tirer des antécédents historiques, des conditions géographiques et de l'esprit religieux des peuples, la loi de leur mouvement et de leur destinée. Les résultats les plus généraux de ses méditations à ce sujet sont consignés dans deux leçons d'un cours particulier professé par lui en 1826 (de l'État actuel de l'Humanité). Il ne s'y interdisait pas, comme il l'a trop fait depuis, l'impulsion active et stimulante, l'appel à l'énergie morale d'un chacun; il n'y imposait pas, comme dans ses articles sur mistress Trolloppe, le calme et le quiétisme brahmanique aux assistants éclairés, sous peine de déchéance aveugle et de fatuité. Au contraire, il y marquait l'initiative à la civilisation chrétienne, et le devoir d'agir à chacun de ses membres; il y disait avec plainte: «Comment aurions-nous des hommes politiques, des hommes d'État, quand les questions dont la solution réfléchie peut seule les former ne sont pas même poses, pas même soupçonnées de ceux qui sont assis au gouvernail; quand, au lieu de regarder à l'horizon, ils regardent à leurs pieds; quand, au lieu d'étudier l'avenir du monde, et dans cet avenir celui de l'Europe, et dans celui de l'Europe la mission de leur pays, ils ne s'inquiètent, ils ne s'occupent que des détails du ménage national?... Nous ne concevons pas que tant de gens de conscience se jettent dans les affaires politiques, et poussent le char de notre fortune dans un sens ou clans un autre, avant d'avoir songé à se poser ces grandes questions.... Je sais que la marche de l'humanité est tracée, et que Dieu n'a pas laissé son avenir aux chances des faiblesses et des caprices de quelques hommes: mais ce que nous ne pouvons empêcher ni faire, nous pouvons du moins le retarder ou le précipiter par notre mauvaise ou bonne conduite. Dans les larges cadres de la destinée que la Providence a faite au monde, il y a place pour la vertu et la folie des hommes, pour le dévouement des héros et l'égoïsme des lâches.»
C'était dans sa chambre de la rue du Four-Saint-Honoré, à l'ouverture d'un des cours particuliers auxquels le confinait l'interdiction universitaire, que M. Jouffroy s'exprimait ainsi. Ces cours privés étaient fort recherchés; quelques esprits déjà mûrs, des camarades du maître, des médecins depuis célèbres, une élite studieuse des salons, plusieurs représentants de la jeune et future pairie, composaient l'auditoire ordinaire, peu nombreux d'ailleurs, car l'appartement était petit, et une réunion plus apparente serait aisément devenue suspecte avant 1828. On se rendait, une fois par semaine seulement, à ces prédications de la philosophie; on y arrivait comme avec ferveur et discrétion; il semblait qu'on y vînt puiser à une science nouvelle et défendue, qu'on y anticipât quelque chose de la foi épurée de l'avenir. Quand les quinze ou vingt auditeurs s'étaient rassemblés lentement, que la clef avait été retirée de la porte extérieure, et que les derniers coups de sonnette avaient cessé, le professeur, debout, appuyé à la cheminée, commençait presque à voix basse, et après un long silence. La figure, la personne même de M. Jouffroy est une de celles qui frappent le plus au premier aspect, par je ne sais quoi de mélancolique, de réservé, qui fait naître l'idée involontaire d'un mystérieux et noble inconnu. Il commençait donc à parler; il parlait du Beau, ou du Bien moral, ou de l'immortalité de l'âme; ces jours-là, son teint plus affaibli, sa joue légèrement creusée, le bleu plus profond de son regard, ajoutaient dans les esprits aux réminiscences idéales du Phédon. Son accent, après la première moitié assez monotone, s'élevait et s'animait; l'espace entre ses paroles diminuait ou se remplissait de rayons. Son éloquence déployée prolongeait l'heure et ne pouvait se résoudre à finir. Le jour qui baissait agrandissait la scène; on ne sortait que croyant et pénétré, et en se félicitant des germes reçus. Depuis qu'il professe en public, M. Jouffroy a justifié ce qu'on attendait de lui; mais pour ceux qui l'ont entendu dans l'enseignement privé, rien n'a rendu ni ne rendra le charme et l'ascendant d'alors113.
Note 113: (retour) Voir, si l'on veut, dans les poésies de Joseph Delorme deux pièces adressées à M. Jouffroy, qui n'y est pas nommé, l'une à M***: O vous qui lorsque seul, etc., etc.; et l'autre qui a pour titre: Le Soir de la Jeunesse. Nous ne croyons pas nous tromper en disant que cette dernière pièce a été également inspirée par lui.—Dans une dernière édition de Joseph Delorme (1861), on peut lire (page 299) une lettre de Jouffroy adressée à l'auteur; il s'était en partie reconnu.
M. Jouffroy en était, en ces années-là, à cette période heureuse où luit l'étoile de la jeunesse, à la période de nouveauté et d'invention; il se sentait, à l'égard de chaque vérité successive, dans la fraîcheur d'un premier amour; depuis, il se répète, il se souvient, il développe. Le malheur a voulu qu'avec sa facilité de parler et son indolence d'écrire, il ait improvisé ses leçons les plus neuves, et qu'elles n'aient nulle part été fixées dans leur verve délicate et leur vivacité naissante. M. Jouffroy se détermine malaisément à écrire, bien qu'une fois à l'oeuvre sa plume jouisse de tant d'abondance. Il n'a publié d'original que la préface en tête des Esquisses morales de Stewart, et ses articles, la plupart recueillis dans les Mélanges: l'introduction promise des Oeuvres de Reid n'a pas paru. Philosophe et démonstrateur éloquent encore plus qu'écrivain, la forme, qui a tant d'attrait pour l'artiste, convie peu M. Jouffroy; il souffre évidemment et retarde le plus possible de s'y emprisonner; il la déborde toujours. La lutte étroite, la joute de la pensée et du style ne lui va pas. Il ne s'applique point à la fermeté de Pascal; sa forme, à lui, quand il lui en faut une, est belle et ample, mais lâchée, comme on dit.
Saint Jérôme appelle quelque part saint Hilaire, évêque de Poitiers, le Rhône de l'éloquence gauloise. M. Jouffroy serait bien plutôt une Loire épanouie qu'un Rhône impétueux, comme elle lent, large, inégalement profond, noyant démesurément ses rives.
M. Jouffroy, entré à la Chambre depuis deux ans, a montré peu d'inclination pour la politique, et s'est à peine efforcé d'y réussir. On le conçoit; dans ses habitudes de pensée et de parole, il a besoin d'espace et de temps pour se dérouler, et de silence en face de lui. Il avait contre son début, dans cette assemblée assez vulgaire, d'être suspect de métaphysique dès le moindre préambule. Et pourtant la parole, hardiment prise en deux ou trois occasions, eût vaincu ce préjugé; M. Jouffroy aurait eu beau jeu à entamer la question européenne selon ses idées de tout temps, à tracer le rôle obligé de la France, et à flétrir pour le coup la politique de ménage à laquelle on l'assujettit: il n'en a rien fait, soit que l'humeur contemplative ait prédominé et l'ait découragé de l'effort individuel, soit que, voyant une Chambre si ouverte à entendre, il ait souri sur son banc avec dédain114.
Car, malgré tout le progrès de la disposition contemplative, il y a en M. Jouffroy le côté dédaigneux, ironique, l'ancien côté actif refoulé, qui se fait sentir amèrement par retours, et qui tranche, comme un éclair, sur un grand fonds de calme et d'ennui. Il y a le vieil homme, qui fut sévère au passé, hostile aux révélations, l'adversaire railleur du baron d'Eckstein, le philosophe qui ignore et supprime ce qui le gêne, comme Malebranche supprimait l'histoire. Il y a l'aristocratie du penseur et du montagnard, froideur et hauteur, le premier mouvement susceptible et chatouilleux, la lèvre qui s'amincit et se pince, une rougeur rapide à une joue qui soudain pâlit.
Mais il y a tout aussitôt et très-habituellement le côté bon, plébéien, condescendant, explicatif et affectueux, qui s'accommode aux intelligences, qui, au sortir d'un paradoxe presque outrageux, vous démontre au long des clartés et sait y démêler de nouvelles finesses; une disposition humaine et morale, une bienveillance qui prend intérêt, qui ne se dégoûte ni ne s'émousse plus. L'idée de devoir préside à cette noble partie de l'âme que nous peignons; si le premier mouvement s'échappe quelquefois, la seconde pensée répare toujours.
Outre les travaux et écrits ultérieurs qu'on a droit d'espérer de M. Jouffroy, il est une oeuvre qu'avant de finir nous ne pouvons nous empêcher de lui demander, parce qu'il nous y semble admirablement propre, bien que ce soit hors de sa ligne apparente. On a reproché à quelques endroits de sa psychologie de tenir du roman; nous sommes persuadé qu'un roman de lui, un vrai roman, serait un trésor de psychologie profonde. Qu'il s'y dispose de longue main, qu'il termine par là un jour! il s'y fondera à côté de la science une gloire plus durable; Pétrarque doit la sienne à ses vers vulgaires, qui seuls ont vécu. Un roman de M. Jouffroy (et nous savons qu'il en a déjà projeté), ce serait un lieu sûr pour toute sa psychologie réelle, qui consiste, selon nous, en observations détachées plutôt qu'en système; ce serait un refuge brillant pour toutes les facultés poétiques de sa nature qui n'ont pas donné. Je la vois d'ici d'avance, cette histoire du coeur, ce Woldemar non subtil, bien supérieur à l'autre de Jacobi. L'exposition serait lente, spacieuse, aérée, comme celles de l'Américain dont l'auteur a tant aimé la prairie et les mers115. Il y aurait dès l'abord des pâturages inclinés et de ces tableaux de moeurs antiques que savent les hommes des hautes terres. Les personnages surviendraient dans cette région avec harmonie et beauté. Le héros, l'amant, flotterait de la passion à la philosophie, et on le suivrait pas à pas dans ses défaillances touchantes et dans ses reprises généreuses. Comme l'amitié, comme l'amour naissant qui s'y cache, se revêtiraient d'un coloris sans fard, et nous livreraient quelques-uns de leurs mystères par des aspects aplanis! Comme les pâles et arides intervalles s'étendraient avec tristesse jusqu'au sein des vertes années! Que la lutte serait longue, marquée de sacrifice, et que le triomphe du devoir coûterait de pleurs silencieux! Allez, osez, ô Vous dont le drame est déjà consommé au dedans; remontez un jour en idée cette Dôle avec votre ami vieilli; et là, non plus par le soleil du matin, mais à l'heure plus solennelle du couchant, reposez devant nous le mélancolique problème des destinées; au terme de vos récits abondants et sous une forme qui se grave, montrez-nous le sommet de la vie, la dernière vue de l'expérience, la masse au loin qui gagne et se déploie, l'individu qui souffre comme toujours, et le divin, l'inconsolé désir ici-bas du poëte, de l'amant et du sage!
Décembre 1833.
M. Jouffroy, que nous tâchions ainsi de peindre avec un soin et des couleurs où se mêlait l'affection, est mort le 1er mars 1842, laissant à tous d'amers regrets. Son ami M. Damiron publia de lui, peu après, un volume posthume de Nouveaux Mélanges philosophiques; la haine et l'esprit de parti s'en emparèrent. Les funérailles de l'honnête homme et du sage furent célébrées par des querelles furieuses; l'infamie des insultes particulières aux gazettes ecclésiastiques n'y manqua pas. Un penseur mélancolique a dit: «Tenons-nous bien, ne mourons pas; car, sitôt morts, notre cercueil, pour peu qu'il en vaille la peine, servira de marchepied à quelqu'un pour se faire voir et pérorer. Trop heureux si, derrière notre pierre, le lâche et le méchant ne s'abritent pas pour lancer leurs flèches, comme Pâris caché derrière le tombeau d'Ilus!»
M. AMPÈRE
Le vrai savant, l'inventeur, dans les lois de l'univers et dans les choses naturelles, en venant au monde est doué d'une organisation particulière comme le poëte, le musicien. Sa qualité dominante, en apparence moins spéciale, parce qu'elle appartient plus ou moins à tous les hommes et surtout à un certain âge de la vie où le besoin d'apprendre et de découvrir nous possède, lui est propre par le degré d'intensité, de sagacité, d'étendue. Chercher la cause et la raison des choses, trouver leurs lois, le tente, et là où d'autres passent avec indifférence ou se laissent bercer dans la contemplation par le sentiment, il est poussé à voir au delà et il pénètre. Noble faculté qui, à ce degré de développement, appelle et subordonne à elle toutes les passions de l'être et ses autres puissances! On en a eu, à la fin du XVIIIe siècle et au commencement du nôtre, de grands et sublimes exemples; Lagrange, Laplace, Cuvier et tant d'autres à des rangs voisins, ont excellé dans cette faculté de trouver les rapports élevés et difficiles des choses cachées, de les poursuivre profondément, de les coordonner, de les rendre. Ils ont à l'envi reculé les bornes du connu et repoussé la limite humaine. Je m'imagine pourtant que nulle part peut-être cette faculté de l'intelligence avide, cet appétit du savoir et de la découverte, et tout ce qu'il entraîne, n'a été plus en saillie, plus à nu et dans un exemple mieux démontrable que chez M. Ampère qu'il est permis de nommer tout à côté d'eux, tant pour la portée de toutes les idées que pour la grandeur particulière d'un résultat. Chez ces autres hommes éminents que j'ai cités, une volonté froide et supérieure dirigeait la recherche, l'arrêtait à temps, l'appesantissait sur des points médités, et, comme il arrivait trop souvent, la suspendait pour se détourner à des emplois moindres. Chez M. Ampère, l'idée même était maîtresse. Sa brusque invasion, son accroissement irrésistible, le besoin de la saisir, de la presser dans tous ses enchaînements, de l'approfondir en tous ses points, entraînaient ce cerveau puissant auquel la volonté ne mettait plus aucun frein. Son exemple, c'est le triomphe, le surcroît, si l'on veut, et l'indiscrétion de l'idée savante; et tout se confisque alors en elle et s'y coordonne ou s'y confond. L'imagination, l'art ingénieux et compliqué, la ruse des moyens, l'ardeur même de coeur, y passent et l'augmentent. Quand une idée possède cet esprit inventeur, il n'entend plus à rien autre chose, et il va au bout dans tous les sens de cette idée comme après une proie, ou plutôt elle va au bout en lui, se conduisant elle-même, et c'est lui qui est la proie. Si M. Ampère avait eu plus de cette volonté suivie, de ce caractère régulier, et, on peut le dire, plus ou moins ironique, positif et sec, dont étaient munis les hommes que nous avons nommés, il ne nous donnerait pas un tel spectacle, et, en lui reconnaissant plus de conduite d'esprit et d'ordonnance, nous ne verrions pas en lui le savant en quête, le chercheur de causes aussi à nu.
Il est résulté aussi de cela qu'à côté de sa pensée si grande et de sa science irrassasiable, il y a, grâce à cette vocation imposée, à cette direction impérieuse qu'il subit et ne se donne pas, il y a tous les instincts primitifs et les passions de coeur conservées, la sensibilité que s'était de bonne heure trop retranchée la froideur des autres, restée chez lui entière, les croyances morales toujours émues, la naïveté, et de plus en plus jusqu'au bout, à travers les fortes spéculations, une inexpérience craintive, une enfance, qui ne semblent point de notre temps, et toutes sortes de contrastes.
Les contrastes qui frappent chez Laplace, Lagrange, Monge et Cuvier, ce sont, par exemple, leurs prétentions ou leurs qualités d'hommes d'État, d'hommes politiques influents, ce sont les titres et les dignités dont ils recouvrent et quelquefois affublent leur vrai génie. Voilà, si je ne me trompe, des distractions aussi et des absences de ce génie, et, qui pis est, volontaires. Chez M. Ampère, les contrastes sont sans doute d'un autre ordre; mais ce qu'il suffit d'abord de dire, c'est qu'ici la vanité du moins n'a aucune part, et que si des faiblesses également y paraissent, elles restent plus naïves et comme touchantes, laissant subsister l'entière vénération dans le sourire.
Deux parts sont à faire dans l'histoire des savants: le côté sévère, proprement historique, qui comprend leurs découvertes positives et ce qu'ils ont ajouté d'essentiel au monument de la connaissance humaine, et puis leur esprit en lui-même et l'anecdote de leur vie. La solide part de la vie scientifique de M. Ampère étant retracée ci-après par un juge bien compétent, M. Littré116, nous avons donc à faire connaître, s'il se peut, l'homme même, à tâcher de le suivre dans son origine, dans sa formation active, son étendue, ses digressions et ses mélanges, à dérouler ses phases diverses, ses vicissitudes d'esprit, ses richesses d'âme, et à fixer les principaux traits de sa physionomie dans cette élite de la famille humaine dont il est un des fils glorieux.
André-Marie Ampère naquit à Lyon le 20 janvier 1775. Son père, négociant retiré, homme assez instruit, l'éleva lui-même au village de Polémieux117, où se passèrent de nombreuses années. Dans ce pays sauvage, montueux, séparé des routes, l'enfant grandissait, libre sous son père, et apprenait tout presque de lui-même. Les combinaisons mathématiques l'occupèrent de bonne heure; et, dans la convalescence d'une maladie, on le surprit faisant des calculs avec les morceaux d'un biscuit qu'on lui avait donné. Son père avait commencé de lui enseigner le latin; mais lorsqu'il vit cette disposition singulière pour les mathématiques, il la favorisa, procurant à l'enfant les livres nécessaires, et ajournant l'étude approfondie du latin à un âge plus avancé. Le jeune Ampère connaissait déjà toute la partie élémentaire des mathématiques et l'application de l'algèbre à la géométrie, lorsque le besoin de pousser au delà le fit aller un jour à Lyon avec son père. M. l'abbé Daburon (depuis inspecteur général des études) vit entrer alors dans la bibliothèque du collège M. Ampère, menant son fils de onze à douze ans, très-petit pour son âge. M. Ampère demanda pour son fils les ouvrages d'Euler et de Bernouilli. M. Daburon fit observer qu'ils étaient en latin: sur quoi l'enfant parut consterné de ne pas savoir le latin; et le père dit: «Je les expliquerai à mon fils»; et M. Daburon ajouta: «Mais c'est le calcul différentiel qu'on y emploie, le savez-vous?» Autre consternation de l'enfant; et M. Daburon lui offrit de lui donner quelques leçons, et cela se fit.
Vers ce temps, à défaut de l'emploi des infiniment petits, l'enfant avait de lui-même cherché, m'a-t-on dit, une solution du problème des tangentes par une méthode qui se rapprochait de celle qu'on appelle méthode des limites. Je renvoie le propos, dans ses termes mêmes, aux géomètres.
Les soins de M. Daburon tirèrent le jeune émule de Pascal de son embarras, et l'introduisirent dans la haute analyse. En même temps un ami de M. Daburon, qui s'occupait avec succès de botanique, lui en inspirait le goût, et le guidait pour les premières connaissances. Le monde naturel, visible, si vivant et si riche en ces belles contrées, s'ouvrait à lui dans ses secrets, comme le monde de l'espace et des nombres. Il lisait aussi beaucoup toutes sortes de livres, particulièrement l'Encyclopédie, d'un bout à l'autre. Rien n'échappait à sa curiosité d'intelligence; et une fois qu'il avait conçu, rien ne sortait plus de sa mémoire. Il savait donc et il sut toujours, entre autres choses, tout ce que l'Encyclopédie contenait, y compris le blason. Ainsi son jeune esprit préludait à cette universalité de connaissances qu'il embrassa jusqu'à la fin. S'il débuta par savoir au complet l'Encyclopédie du XVIIIe siècle, il resta encyclopédique toute sa vie. Nous le verrons, en 1804, combiner une refonte générale des connaissances humaines; et ses derniers travaux sont un plan d'encyclopédie nouvelle.
Il apprit tout de lui-même, avons-nous dit, et sa pensée y gagna en vigueur et en originalité; il apprit tout à son heure et à sa fantaisie, et il n'y prit aucune habitude de discipline.
Fit-il des vers dès ce temps-là, ou n'est-ce qu'un peu plus tard? Quoi qu'il en soit, les mathématiques, jusqu'en 93, l'occupèrent surtout. A dix-huit ans, il étudiait la Mécanique analytique de Lagrange, dont il avait refait presque tous les calculs; et il a répété souvent qu'il savait alors autant de mathématiques qu'il en a jamais su.
La Révolution de 89, en éclatant, avait retenti jusqu'à l'âme du studieux mais impétueux jeune homme, et il en avait accepté l'augure avec transport. Il y avait, se plaisait-il à dire quelquefois, trois événements qui avaient eu un grand empire, un empire décisif sur sa vie: l'un était la lecture de l'Éloge de Descartes par Thomas, lecture à laquelle il devait son premier sentiment d'enthousiasme pour les sciences physiques et philosophiques. Le second événement était sa première communion qui détermina en lui le sentiment religieux et catholique, parfois obscurci depuis, mais ineffaçable. Enfin il comptait pour le troisième de ces événements décisifs la prise de la Bastille, qui avait développé et exalté d'abord son sentiment libéral. Ce sentiment, bien modifié ensuite, et par son premier mariage dans une famille royaliste et dévote, et plus tard par ses retours sincères à la soumission religieuse et ses ménagements forcés sous la Restauration, s'est pourtant maintenu chez lui, on peut l'affirmer, dans son principe et dans son essence. M. Ampère, par sa foi et son espoir constant en la pensée humaine, en la science et en ses conquêtes, est resté vraiment de 89. Si son caractère intimidé se déconcertait et faisait faute, son intelligence gardait son audace. Il eut foi, toujours et de plus en plus, et avec coeur, à la civilisation, à ses bienfaits, à la science infatigable en marche vers les dernières limites, s'il en est, des progrès de l'esprit humain118. Il disait donc vrai en comptant pour beaucoup chez lui le sentiment libéral que le premier éclat de tonnerre de 89 avait Enflammé.
D'illustres savants, que j'ai nommés déjà, et dont on a relevé fréquemment les sécheresses morales, conservèrent aussi jusqu'au bout, et malgré beaucoup d'autres côtés moins libéraux, le goût, l'amour des sciences et de leurs progrès; mais, notons-le, c'était celui des sciences purement mathématiques, physiques et naturelles. M. Ampère, différent d'eux et plus libéral en ceci, n'omettait jamais, dans son zèle de savant, la pensée morale et civilisatrice, et, en ayant espoir aux résultats, il croyait surtout et toujours à l'âme de la science.
En même temps que, déjà jeune homme, les livres, les idées et les événements l'occupaient ainsi, les affections morales ne cessaient pas d'être toutes-puissantes sur son coeur. Toute sa vie il sentit le besoin de l'amitié, d'une communication expansive, active, et de chaque instant: il lui fallait verser sa pensée et en trouver l'écho autour de lui. De ses deux soeurs, il perdit l'aînée, qui avait eu beaucoup d'action sur son enfance; il parle d'elle avec sensibilité dans des vers composés longtemps après. Ce fut une grande douleur. Mais la calamité de novembre 93 surpassa tout. Son père était juge de paix à Lyon avant le siége, et pendant le siége il avait continué de l'être, tandis que la femme et les enfants étaient restés à la campagne. Après la prise de la ville, on lui fit un crime d'avoir conservé ses fonctions; on le traduisit au tribunal révolutionnaire et on le guillotina. J'ai sous les yeux la lettre touchante, et vraiment sublime de simplicité, dans laquelle il fait ses derniers adieux à sa femme. Ce serait une pièce de plus à ajouter à toutes celles qui attestent la sensibilité courageuse et l'élévation pure de l'âme humaine en ces extrémités. Je cite quelques passages religieusement, et sans y altérer un mot:
«J'ai reçu, mon cher ange, ton billet consolateur; il a versé un baume vivifiant sur les plaies morales que fait à mon âme le regret d'être méconnu par mes concitoyens, qui m'interdisent, par la plus cruelle séparation, une patrie que j'ai tant chérie et dont j'ai tant à coeur la prospérité. Je désire que ma mort soit le sceau d'une réconciliation générale entre tous nos frères. Je la pardonne à ceux qui s'en réjouissent, à ceux qui l'ont provoquée, et à ceux qui l'ont ordonnée. J'ai lieu de croire que la vengeance nationale, dont je suis une des plus innocentes victimes, ne s'étendra pas sur le peu de biens qui nous suffisait, grâce à la sage économie et à notre frugalité, qui fut ta vertu favorite.... Après ma confiance en l'Éternel, dans le sein duquel j'espère que ce qui restera de moi sera porté, ma plus douce consolation est que tu chériras ma mémoire autant que tu m'as été chère. Ce retour m'est dû. Si du séjour de l'Éternité, où notre chère fille m'a précédé, il m'était donné de m'occuper des choses d'ici-bas, tu seras, ainsi que mes chers enfants, l'objet de mes soins et de ma complaisance. Puissent-ils jouir d'un meilleur sort que leur père et avoir toujours devant les yeux la crainte de Dieu, cette crainte salutaire qui opère en nos coeurs l'innocence et la justice, malgré la fragilité de notre nature!... Ne parle pas à ma Joséphine du malheur de son père, fais en sorte qu'elle l'ignore; quant à mon fils, il n'y a rien que je n'attende de lui. Tant que tu les posséderas et qu'ils te posséderont, embrassez-vous en mémoire de moi: je vous laisse à tous mon coeur.»
Suivent quelques soins d'économie domestique, quelques avis de restitutions de dettes, minutieux scrupules d'antique probité; le tout signé en ces mots: J.-J. Ampère, époux, père, ami, et citoyen toujours fidèle. Ainsi mourut, avec résignation, avec grandeur, et s'exprimant presque comme Jean-Jacques eût pu faire, cet homme simple, ce négociant retiré, ce juge de paix de Lyon. Il mourut comme tant de Constituants illustres, comme tant de Girondins, fils de 89 et de 91, enfants de la Révolution, dévorés par elle, mais pieux jusqu'au bout, et ne la maudissant pas!
Parmi ses notes dernières et ses instructions d'économie à sa femme, je trouve encore ces lignes expressives, qui se rapportent à ce fils de qui il attendait tout: «Il s'en faut beaucoup, ma chère amie, que je te laisse riche, et même une aisance ordinaire; tu ne peux l'imputer à ma mauvaise conduite ni à aucune dissipation. Ma plus grande dépense a été l'achat des livres et des instruments de géométrie dont notre fils ne pouvait se passer pour son instruction; mais cette dépense même était une sage économie, puisqu'il n'a jamais eu d'autre maître que lui-même.»
Cette mort fut un coup affreux pour le jeune homme, et sa douleur ou plutôt sa stupeur suspendit et opprima pendant quelque temps toutes ses facultés. Il était tombé dans une espèce d'idiotisme, et passait sa journée à faire de petits tas de sable, sans que plus rien de savant s'y traçât. Il ne sortit de son état morne que par la botanique, cette science innocente dont le charme le reprit. Les Lettres de Jean-Jacques sur ce sujet lui tombèrent un jour sous la main, et le remirent sur la trace d'un goût déjà ancien. Ce fut bientôt un enthousiasme, un entraînement sans bornes; car rien ne s'ébranlait à demi dans cet esprit aux pentes rapides. Vers ce même temps, par une coïncidence heureuse, un Corpus poetarum latinorum, ouvert au hasard, lui offrit quelques vers d'Horace dont l'harmonie, dans sa douleur, le transporta, et lui révéla la muse latine. C'était l'ode à Licinius et cette strophe:
Saepius ventis agitatur ingens
Pinus, et celsae graviore casu
Decidunt turres, feriuntque summos
Fulmina montes.
Il se remit dès lors au latin, qu'il savait peu; il se prit aux poëtes les plus difficiles, qu'il embrassa vivement. Ce goût, cette science des poëtes se mêla passionnément à sa botanique, et devint comme un chant perpétuel avec lequel il accompagnait ses courses vagabondes. Il errait tout le jour par les bois et les campagnes, herborisant, récitant aux vents des vers latins dont il s'enchantait, véritable magie qui endormait ses douleurs. Au retour, le savant reparaissait, et il rangeait les plantes cueillies avec leurs racines, il les replantait dans un petit jardin, observant l'ordre des familles naturelles. Ces années de 94 à 97 furent toutes poétiques, comme celles qui avaient précédé avaient été principalement adonnées à la géométrie et aux mathématiques. Nous le verrons bientôt revenir à ces dernières sciences, y joignant physique et chimie; puis passer presque exclusivement, pour de longues années, à l'idéologie, à la métaphysique, jusqu'à ce que la physique, en 1820, le ressaisisse tout d'un coup et pour sa gloire: singulière alternance de facultés et de produits dans cette intelligence féconde, qui s'enrichit et se bouleverse, se retrouve et s'accroît incessamment.
Celui qui, à dix-huit ans, avait lu la Mécanique analytique de Lagrange, récitait donc à vingt ans les poëtes, se berçait du rhythme latin, y mêlait l'idiome toscan, et s'essayait même à composer des vers dans cette dernière langue. Il entamait aussi le grec. Il y a une description célèbre du cheval chez Homère, Virgile et le Tasse119: il aimait à la réciter successivement dans les trois langues.
Le sentiment de la nature vivante et champêtre lui créait en ces moments toute une nouvelle existence dont il s'enivrait. Circonstance piquante et qui est bien de lui! cette nature qu'il aimait et qu'il parcourait en tous sens alors avec ravissement, comme un jardin de sa jeunesse, il ne la voyait pourtant et ne l'admirait que sous un voile qui fut levé seulement plus tard. Il était myope, et il vint jusqu'à un certain âge sans porter de lunettes ni se douter de la différence. C'est un jour, dans l'île Barbe, que, M. Ballanche lui ayant mis des lunettes sans trop de dessein, un cri d'admiration lui échappa comme à une seconde vue tout d'un coup révélée: il contemplait pour la première fois la nature dans ses couleurs distinctes et ses horizons, comme il est donné à la prunelle humaine.
Cette époque de sentiment et de poésie fut complète pour le jeune Ampère. Nous en avons sous les yeux des preuves sans nombre dans les papiers de tous genres amassés devant nous et qui nous sont confiés, trésor d'un fils. Il écrivit beaucoup de vers français et ébaucha une multitude de poëmes, tragédies, comédies, sans compter les chansons, madrigaux, charades, etc. Je trouve des scènes écrites d'une tragédie d'Agis, des fragments, des projets d'une tragédie de Conradin, d'une Iphigénie en Tauride..., d'une autre pièce où paraissaient Carbon et Sylla, d'une autre où figuraient Vespasien et Titus; un morceau d'un poëme moral sur la vie; des vers qui célèbrent l'Assemblée constituante; une ébauche de poëme sur les sciences naturelles; un commencement assez long d'une grande épopée intitulée l'Américide, dont le héros était Christophe Colomb. Chacun de ces commencements, d'ordinaire, forme deux ou trois feuillets de sa grosse écriture d'écolier, de cette écriture qui avait comme peur sans cesse de ne pas être assez lisible; et la tirade s'arrête brusquement, coupée le plus souvent par des x et y, par la formule générale pour former immédiatement toutes les puissances d'un polynôme quelconque: je ne fais que copier. Vers ce temps, il construisait aussi une espèce de langue philosophique dans laquelle il fit des vers; mais on a là-dessus trop peu de données pour en parler. Ce qu'il faut seulement conclure de cet amas de vers et de prose où manque, non pas la facilité, mais l'art, ce que prouve cette littérature poétique, blasonnée d'algèbre, c'est l'étonnante variété, l'exubérance et inquiétude en tous sens de ce cerveau de vingt et un ans, dont la direction définitive n'était pas trouvée. Le soulèvement s'essayait sur tous les points et ne se faisait jour sur aucun. Mais un sentiment supérieur, le sentiment le plus cher et le plus universel de la jeunesse, manquait encore, et le coeur allait éclater.
Je trouve sur une feuille, dès longtemps jaunie, ces lignes tracées. En les transcrivant, je ne me permets point d'en altérer un seul mot, non plus que pour toutes les citations qui suivront. Le jeune homme disait:
«Parvenu à l'âge où les lois me rendaient maître de moi-même, mon coeur soupirait tout bas de l'être encore. Libre et insensible jusqu'à cet âge, il s'ennuyait de son oisiveté. Élevé dans une solitude presque entière, l'étude et la lecture, qui avaient fait si longtemps mes plus chères délices, me laissaient tomber dans une apathie que je n'avais jamais ressentie, et le cri de la nature répandait dans mon âme une inquiétude vague et insupportable. Un jour que je me promenais après le coucher du soleil, le long d'un ruisseau solitaire...»
Le fragment s'arrête brusquement ici. Que vit-il le long de ce ruisseau? Un autre cahier complet de souvenirs ne nous laisse point en doute, et sous le titre: Amorum, contient, jour par jour, toute une histoire naïve de ses sentiments, de son amour, de son mariage, et va jusqu'à la mort de l'objet aimé. Qui le croirait? ou plutôt, en y réfléchissant, pourquoi n'en serait-il pas ainsi? ce savant que nous avons vu chargé de pensées et de rides, et qui semblait n'avoir dû vivre que dans le monde des nombres, il a été un énergique adolescent: la jeunesse aussi l'a touché, en passant, de son auréole; il a aimé, il a pu plaire; et tout cela, avec les ans, s'était recouvert, s'était oublié; il se serait peut-être étonné comme nous, s'il avait retrouvé, en cherchant quelque mémoire de géométrie, ce journal de son coeur, ce cahier d'Amorum enseveli.
Jeunesse des hommes simples et purs, jeunesse du vicaire Primerose et du pasteur Walter, revenez à notre mémoire pour faire accompagnement naturel et pour sourire avec nous à cette autre jeunesse! Si Euler ou Haller ont aimé, s'ils avaient écrit dans un registre leurs journées d'alors, n'auraient-ils pas souvent dit ainsi?
Dimanche, 10 avril (96).—Je l'ai vue pour la première fois.
Samedi, 20 août.—Je suis allé chez elle, et on m'y a prêté les Novelle morali de Soave.
... Samedi, 3 septembre.—M. Couppier étant parti la veille, je suis allé rendre les Novelle morali; on m'a donné à choisir dans la bibliothèque; j'ai pris madame Des Houlières, je suis resté un moment seul avec elle.
Dimanche, 4.—J'ai accompagné les deux soeurs après la messe, et j'ai rapporté le premier tome de Bernardin; elle me dit qu'elle serait seule, sa mère et sa soeur partant le mercredi.
... Vendredi, 16.—Je fus rendre le second volume de Bernardin. Je fis la conversation avec elle et Génie. Je promis des comédies pour le lendemain.
Samedi, 17.—Je les portai, et je commençai à ouvrir mon coeur.
Dimanche, 18.—Je la vis jouer aux dames après la messe.
Lundi, 19.—J'achevai de m'expliquer, j'en rapportai de faibles espérances et la défense d'y retourner avant le retour de sa mère.
Samedi, 24.—Je fus rendre le troisième volume de Bernardin avec madame Des Houlières; je rapportai le quatrième et la Dunciade, et le parapluie.
Lundi, 26.—Je fus rendre la Dunciade et le parapluie; je la trouvai dans le jardin sans oser lui parler.
Vendredi, 30.—Je portai la quatrième volume de Bernardin et Racine; je m'ouvris à la mère, que je trouvai dans la salle à mesurer de la toile.
Remarquez, voilà le mot dit à la mère, treize jours après le premier aveu à la fille: marche régulière des amours antiques et vertueuses!
Je continue en choisissant:
«Samedi, 12 novembre.—Madame Carron (la mère) étant sortie, je parlai un peu à Julie qui me rembourra bien et sortit. Élise (la soeur) me dit de passer l'hiver sans plus parler.
Mercredi, 16.—La mère me dit qu'il y avait longtemps qu'on ne m'avait vu. Elle sortit un moment avec Julie, et je remerciai Élise qui me parla froidement. Avant de sortir, Julie m'apporta avec grâce les Lettres provinciales.
... Vendredi, 9 décembre à dix heures du matin.—Elle m'ouvrit la porte en bonnet de nuit et me parla un moment tête à tête dans la cuisine; j'entrai ensuite chez madame Carron, on parla de Richelieu. Je revins à Polémieux l'après-dîner.»
Je ne multiplierai pas ces citations: tout le journal est ainsi. Madame Des Houlières et madame de Sévigné, et Richelieu, on vient de le voir, s'y mêlent agréablement; les chansons galantes vont leur train: la trigonométrie n'est pas oubliée. On s'amuse à mesurer la hauteur du clocher de Saint-Germain (du Mont-d'Or), lieu de résidence de l'amie. Une éclipse a lieu en ce temps-là, on l'observe. Au retour, l'astronome amoureux lira une élégie très-passionnée de Saint-Lambert (Je ne sentais auprès des belles, etc., etc.), ou bien il traduira en vers un choeur de l'Aminte. Une autre fois, il prête son étui de mathématiques au cousin de sa fiancée, et il rapporte la Princesse de Clèves. Ses plus grandes joies, c'est de s'asseoir près de Julie sous prétexte d'une partie de domino ou de solitaire, c'est de manger une cerise qu'elle a laissée tomber, de baiser une rose qu'elle a touchée, de lui donner la main à la promenade pour franchir un hausse-pied, de la voir au jardin composer un bouquet de jasmin, de troëne, d'aurone et de campanule double dont elle lui accorde une fleur qu'il place dans un petit tableau: ce que plus tard, pendant les ennuis de l'absence, il appellera le talisman. Ce souvenir du bouquet, que nous trouvons consigné dans son journal, lui inspirait de plus des vers, les seuls dont nous citerons quelques-uns, à cause du mouvement qui les anime et de la grâce du dernier:
Que j'aime à m'égarer dans ces routes fleuries
Où je t'ai vue errer sous un dais de lilas!
Que j'aime à répéter aux Nymphes attendries,
Sur l'herbe où tu t'assis, les vers que tu chantas!
Au bord de ce ruisseau dont les ondes chéries
Ont à mes yeux séduits réfléchi tes appas.
Sur les débris des fleurs que les mains ont cueillies,
Que j'aime à respirer l'air que tu respiras!
Les voilà ces jasmins dont je t'avais parée;
Ce bouquet de troëne a touché les cheveux...
Ainsi, celui que nous avons vu distrait bien souvent comme La Fontaine s'essayait alors, jeune et non sans poésie, à des rimes galantes et tendres: mistis carminibus non sine fistula.—Mais le plus beau jour de ces saisons amoureuses nous est assez désigné par une inscription plus grosse sur le cahier: LUNDI, 3 juillet (1797). Voici l'idylle complète, telle qu'on la pourrait croire traduite d'Hermann et Dorothée, ou extraite d'une page oubliée des Confessions:
«Elles vinrent enfin nous voir (à Polémieux) à trois heures trois quarts. Nous fûmes dans l'allée, où je montai sur le grand cerisier, d'où je jetai des cerises à Julie, Élise et ma soeur; tout le monde vint. Ensuite je cédai ma place à François, qui nous baissa des branches où nous cueillions nous-mêmes, ce qui amusa beaucoup Julie. On apporta le goûter; elle s'assit sur une planche à terre avec ma soeur et Élise, et je me mis sur l'herbe à côté d'elle. Je mangeai des cerises qui avaient été sur ses genoux. Nous fûmes tous les quatre au grand jardin où elle accepta un lis de ma main. Nous allâmes ensuite voir le ruisseau; je lui donnai la main pour sauter le petit mur, et les deux mains pour le remonter. Je m'étais assis à côté d'elle au bord du ruisseau, loin d'Élise et de ma soeur; nous les accompagnâmes le soir jusqu'au moulin à vent, où je m'assis encore à côté d'elle pour observer, nous quatre, le coucher du soleil qui dorait ses habits d'une lumière charmante. Elle emporta un second lis que je lui donnai, en passant pour s'en aller, dans le grand jardin.»
Pourtant il fallait penser à l'avenir. Le jeune Ampère était sans fortune, et le mariage allait lui imposer des charges. On décida, qu'il irait à Lyon; on agita même un moment s'il n'entrerait pas dans le commerce; mais la science l'emporta. Il donna des leçons particulières de mathématiques. Logé grande rue Mercière, chez MM. Périsse, libraires, cousins de sa fiancée, son temps se partageait entre ses études et ses courses à Saint-Germain, où il s'échappait fréquemment. Cependant, par le fait de ses nouvelles occupations, le cours naturel des idées mathématiques reprenait le dessus dans son esprit; il y joignait les études physiques. La Chimie de Lavoisier, publiée depuis quelques années, mais de doctrine si récente, saisissait vivement tous les jeunes esprits savants; et pendant que Davy, comme son frère nous le raconte, la lisait en Angleterre avec grande émulation et ardent désir d'y ajouter, M. Ampère la lisait à Lyon dans un esprit semblable. De grand matin, de quatre à six heures, même avant les mois d'été, il se réunissait en conférence avec quelques amis, à un cinquième étage, place des Cordeliers, chez son ami Lenoir. Des noms bien connus des Lyonnais, Journel, Bonjour et Barret (depuis prêtre et jésuite), tous caractères originaux et de bon aloi, en faisaient partie. J'allais y joindre, pour avoir occasion de les nommer à côté de leur ami, MM. Bredin et Beuchot; mais on m'assure qu'ils n'étaient pas de la petite réunion même. On y lisait à haute voix le traité de Lavoisier, et M. Ampère, qui ne le connaissait pas jusqu'alors, ne cessait de se récrier à cette exposition si lucide de découvertes si imprévues. Au sortir de la séance matinale, et comme édifié par la science, on s'en allait diligemment chacun à ses travaux du jour.
Admirable jeunesse, âge audacieux, saison féconde, où tout s'exalte et coexiste à la fois, qui aime et qui médite, qui scrute et découvre, et qui chante, qui suffit à tout; qui ne laisse rien d'inexploré de ce qui la tente, et qui est tentée de tout ce qui est vrai ou beau! Jeunesse à jamais regrettée, qui, à l'entrée de la carrière, sous le ciel qui lui verse les rayons, à demi penchée hors du char, livre des deux mains toutes ses râpes et pousse de front tous ses coursiers!
Le mariage de M. Ampère et de Mademoiselle Julie Carron eut lieu, religieusement et secrètement encore, le 15 thermidor an VII (août 1799), et civilement quelques semaines après. M. Ballanche, par un épithalame en prose, célébra, dans le mode antique, la félicité de son ami et les chastes rayons de l'étoile nuptiale du soir se levant sur les montagnes de Polémieux. Pour le nouvel époux, les deux premières années se passèrent dans le même bonheur, dans les mêmes études. Il continuait ses leçons de mathématiques à Lyon, et y demeurait avec sa femme, qui d'ailleurs était souvent à Saint-Germain. Elle lui donna un fils, celui qui honore aujourd'hui et confirme son nom. Mais bientôt la santé de la mère déclina, et quand M. Ampère fut nommé, en décembre 1801, professeur de physique et de chimie à l'École centrale de l'Ain, il dut aller s'établir seul à Bourg, laissant à Lyon sa femme souffrante avec son enfant. Les correspondances surabondantes que nous avons sous les yeux, et qui comprennent les deux années qui suivirent, jusqu'à la mort de sa femme, représentent pour nous, avec un intérêt aussi intime et dans une révélation aussi naïve, le journal qui précéda le mariage et qui ne reprend qu'aux approches de la mort. Toute la série de ses travaux, de ses projets, de ses sentiments, s'y fait suivre sans interruption. A peine arrivé à Bourg, il mit en état le cabinet de physique, le laboratoire de chimie, et commença du mieux qu'il put, avec des instruments incomplets, ses expériences. La chimie lui plaisait surtout: elle était, de toutes les parties de la physique, celle qui l'invitait le plus naturellement, comme plus voisine des causes. Il s'en exprime avec charme: «Ma chimie, écrit-il, a commencé aujourd'hui: de superbes expériences ont inspiré une espèce d'enthousiasme. De douze auditeurs, il en est resté quatre après la leçon, je leur ai assigné des emplois, etc.» Parmi les professeurs de Bourg, un seul fut bientôt particulièrement lié avec lui; M. Clerc, professeur de mathématiques, qui s'était mis tard à cette science, et qui n'avait qu'entamé les parties transcendantes, mais homme de candeur et de mérite, devint le collaborateur de M. Ampère dans un ouvrage qui devait avoir pour titre: Leçons élémentaires sur les séries et autres formules indéfinies. Cet ouvrage, qui avait été mené presque à fin, n'a jamais paru. C'est vers ce temps que M. Ampère lut dans le Moniteur le programme du prix de 60,000 francs proposé par Bonaparte, en ces termes: «Je désire donner en encouragement une somme de 60,000 francs à celui qui, par ses expériences et ses découvertes, fera faire à l'électricité et au galvanisme un pas comparable à celui qu'ont fait faire à ces sciences Franklin et Volta,... mon but spécial étant d'encourager et de fixer l'attention des physiciens sur cette partie de la physique, qui est, à mon sens, le chemin des grandes découvertes.» M. Ampère, aussitôt cet exemplaire du Moniteur reçu de Lyon, écrivait à sa femme: «Mille remercîments à ton cousin de ce qu'il m'a envoyé, c'est un prix de 60,000 francs que je tâcherai de gagner quand j'en aurai le temps. C'est précisément le sujet que je traitais dans l'ouvrage sur la physique que j'ai commencé d'imprimer; mais il faut le perfectionner, et confirmer ma théorie par de nouvelles expériences.» Cet ouvrage, interrompu comme le précédent, n'a jamais été achevé. Il s'écrie encore avec cette bonhomie si belle quand elle a le génie derrière pour appuyer sa confiance: «Oh! mon amie, ma bonne amie! si M. de Lalande me fait nommer au Lycée de Lyon et que je gagne le prix de 60,000 francs, je serai bien content, car tu ne manqueras plus de rien...» Ce fut Davy qui gagna le prix par sa découverte des rapports de l'attraction chimique et de l'attraction électrique, et par sa décomposition des terres. Si M. Ampère avait fait quinze ans plus tôt ses découvertes électro-magnétiques, nul doute qu'il n'eût au moins balancé le prix. Certes, il a répondu aussi directement que l'illustre Anglais à l'appel du premier Consul, dans ce chemin des grandes découvertes: il a rempli en 1820 sa belle part du programme de Napoléon.
Mais une autre idée, une idée purement mathématique, vint alors à la traverse dans son esprit. Laissons-le raconter lui-même:
«Il y a sept ans, ma bonne amie, que je m'étais proposé un problème de mon invention, que je n'avais point pu résoudre directement, mais dont j'avais trouvé par hasard une solution dont je connaissais la justesse sans pouvoir la démontrer. Cela me revenait souvent dans l'esprit, et j'ai cherché vingt fois à trouver directement cette solution. Depuis quelques jours cette idée me suivait partout. Enfin, je ne sais comment, je viens de la trouver avec une foule de considérations curieuses et nouvelles sur la théorie des probabilités. Comme je crois qu'il y a peu de mathématiciens en France qui puissent résoudre ce problème en moins de temps, je ne doute pas que sa publication dans une brochure d'une vingtaine de pages ne me fût un bon moyen de parvenir à une chaire de mathématiques dans un lycée. Ce petit ouvrage d'algèbre pure, et où l'on n'a besoin d'aucune figure, sera rédigé après-demain; je le relirai et le corrigerai jusqu'à la semaine prochaine, que je te l'enverrai...»
Et plus loin:
«J'ai travaillé fortement hier à mon petit ouvrage. Ce problème est peu de chose en lui-même, mais la manière dont je l'ai résolu et les difficultés qu'il présentait lui donnent du prix. Rien n'est plus propre d'ailleurs à faire juger de ce que je puis faire en ce genre...»
Et encore:
«J'ai fait hier une importante découverte sur la théorie du jeu en parvenant à résoudre un nouveau problème plus difficile encore que le précédent, et que je travaille à insérer dans le même ouvrage, ce qui ne le grossira pas beaucoup, parce que j'ai fait un nouveau commencement plus court que l'ancien.... Je suis sûr qu'il me vaudra, pourvu qu'il soit imprimé à temps, une place de lycée; car, dans l'état où il est à présent, il n'y a guère de mathématiciens en France capables d'en faire un pareil: je te dis cela comme je le pense, pour que tu ne le dises à personne.»
Le mémoire, qui fut intitulé Essai sur la théorie mathématique du jeu, et qui devait être terminé en une huitaine, subit, selon l'habitude de cette pensée ardente et inquiète, un grand nombre de refontes, de remaniements, et la correspondance est remplie de l'annonce de l'envoi toujours retardé. Rien ne nous a mis plus à même de juger combien ce qui dominait chez M. Ampère, dès le temps de sa jeunesse, était l'abondance d'idées, l'opulence de moyens, plutôt que le parti pris et le choix. Il voyait tour à tour et sans relâche toutes les faces d'une idée, d'une invention; il en parcourait irrésistiblement tous les points de vue; il ne s'arrêtait pas.
Je m'imagine (que les mathématiciens me pardonnent si je m'égare), je m'imagine qu'il y a dans cet ordre de vérités, comme dans celles de la pensée plus usuelle et plus accessible, une expression unique, la meilleure entre plusieurs, la plus droite, la plus simple, la plus nécessaire. Le grand Arnauld, par exemple, est tout aussi grand logicien que La Bruyère; il trouve des vérités aussi difficiles, aussi rares, je le crois; mais La Bruyère exprime d'un mot ce que l'autre étend. En analyse mathématique, il en doit être ainsi: le style y est quelque chose. Or, tout style (la vérité de l'idée étant donnée) est un choix entre plusieurs expressions; c'est une décision prompte et nette, un coup d'État dans l'exécution. Je m'imagine encore qu'Euler, Lagrange, avaient cette expression prompte, nette, élégante, cette économie continue du développement, qui s'alliait à leur fécondité intérieure et la servait à merveille. Autant que je puis me le figurer par l'extérieur du procédé dont le fond m'échappe, M. Ampère était plutôt en analyse un inventeur fécond, égal à tous en combinaisons difficiles, mais retardé par l'embarras de choisir; il était moins décidément écrivain.
Une grande inquiétude de M. Ampère allait à savoir si toutes les formules de son mémoire étaient bien nouvelles, si d'autres, à son insu, ne l'avaient pas devancé. Mais à qui s'adresser pour cette question délicate? Il y avait à l'École centrale de Lyon un professeur de mathématiques, M. Roux, également secrétaire de l'Athénée. C'est de lui que M. Ampère attendit quelque temps cette réponse avec anxiété, comme un véritable oracle. Mais il finit par découvrir que les connaissances du bon M. Roux en mathématiques n'allaient pas là. Enfin, M. de Lalande étant venu à Bourg vers ce temps, M. Ampère lui présenta son travail, ou plutôt le travail, lu à une séance de la Société d'émulation de l'Ain, à laquelle M. de Lalande assistait, fut remis à l'examen d'une commission dont ce dernier faisait partie. M. de Lalande, après de grands éloges fort sincères, finit par demander à l'auteur des exemples en nombre de ses formules algébriques, ajoutant que c'était pour mettre dans son rapport les résultats à la portée de tout le monde: «J'ai conclu de tout cela, écrit M. Ampère, qu'il n'avait pas voulu se donner la peine de suivre mes calculs, qui exigent, en effet, de profondes connaissances en mathématiques. Je lui ferai des exemples; mais je persiste à faire imprimer mon ouvrage tel qu'il est. Ces exemples lui donneraient l'air d'un ouvrage d'écolier.» A la fin de 1802, MM. Delambre et Villar, chargés d'organiser les lycées dans cette partie de la France, vinrent à Bourg, et M. Ampère trouva dans M. Delambre le juge qu'il désirait et un appui efficace. Le mémoire sur la Théorie mathématique du jeu, alors imprimé, donna au savant examinateur une première idée assez haute du jeune mathématicien. Un autre mémoire sur l'Application à la mécanique des formules du calcul des variations, composé en très-peu de jours à son intention, et qu'il entendit dans une séance de la Société d'émulation, ajouta à cette idée. Le nouveau mémoire que nous venons de mentionner, et qui eut aussi toutes ses vicissitudes (particulièrement une certaine aventure de charrette sur le grand chemin de Bourg à Lyon, et dans laquelle il faillit être perdu), copié enfin au net, fut porté à Paris par M. de Jussieu, et remis aux mains de M. Delambre, revenu de sa tournée. Celui-ci le présenta à l'Institut, et le fit lire à M. de Laplace. Cependant M. Ampère, nommé professeur de mathématiques et d'astronomie, avait passé, selon son désir, au Lycée de Lyon.
Mais d'autres événements non moins importants, et bien contraires, s'étaient accomplis dans cet intervalle. Au milieu de ses travaux continus à Bourg, de ses leçons à l'École centrale, et des leçons particulières qu'il y ajoutait, on se figurerait difficilement à quel point allait la préoccupation morale, la sollicitude passionnée qui remplissait ses lettres de chaque jour. Il écrit régulièrement par chaque voyage du messager, la poste étant trop coûteuse. Ces détails d'économie, de tendresse, l'avarice où il est de son temps, l'effusion de ses souvenirs et de ses inquiétudes, l'espoir, dans lequel il vit, d'aller à Lyon à quelque courte vacance de Pâques, tout cela se mêle, d'une bien piquante et touchante façon, à son mémoire de mathématiques, au récit de ses expériences chimiques, aux petites maladresses qui parfois y éclatent, aux petites supercheries, dit-il, à l'aide desquelles il les répare. Mais il faut citer la promenade entière d'un de ses grands jours de congé: dans le commencement de la lettre, il vient de s'écrier comme un écolier: Quand viendront les vacances!
«... J'en étais à cette exclamation quand j'ai pris tout à coup une résolution qui te paraîtra peut-être singulière. J'ai voulu retourner avec le paquet de tes lettres dans le pré, derrière l'hôpital, où j'avais été les lire avant mes voyages de Lyon, avec tant de plaisir. J'y voulais retrouver de doux souvenirs dont j'avais, ce jour-là, fait provision, et j'en ai recueilli au contraire de bien plus doux pour une autre fois. Que tes lettres sont douces à lire! il faut avoir ton âme pour écrire des choses qui vont si bien au coeur, sans le vouloir, à ce qu'il semble. Je suis resté jusqu'à deux heures assis sous un arbre, un joli pré a droite, la rivière, où flottaient d'aimables canards, à gauche et devant moi. Derrière était le bâtiment de l'hôpital. Tu conçois que j'avais pris la précaution de dire chez madame Beauregard, en quittant ma lettre pour aller à midi faire cette partie, que je n'irais pas dîner aujourd'hui chez elle. Elle croit que je dîne en ville; mais, comme j'avais bien déjeuné, je m'en suis mieux trouvé de ne dîner que d'amour. A deux heures, je me sentais si calme et l'esprit si à mon aise, au lieu de l'ennui qui m'oppressait ce matin, que j'ai voulu me promener et herboriser. J'ai remonté la Ressouse dans les prés, et, en continuant toujours d'en côtoyer le bord, je suis arrivé à vingt pas d'un bois charmant, que je voyais dans le lointain à une demi-lieue de la ville et que j'avais bien envie de parcourir. Arrivé là, la rivière, par un détour subit, m'a ôté toute espérance d'y parvenir, en se montrant entre lui et moi. Il a donc fallu y renoncer, et je suis venu par la route du Bourg au village de Ceyzériat, plantée de peupliers d'Italie qui en font une superbe avenue;... j'avais à la main un paquet de plantes.»
La jolie église de Brou n'est pas oubliée ailleurs dans ses récits. Voilà bien des promenades tout au long, comme les aimaient La Fontaine et Ducis.—Je voudrais que les jeunes professeurs exilés en province, et souffrant de ces belles années contenues, si bien employées du reste et si décisives, pussent lire, comme je l'ai fait, toutes ces lettres d'un homme de génie pauvre, obscur alors, et s'efforçant comme eux; ils apprendraient à redoubler de foi dans l'étude, dans les affections sévères: ils s'enhardiraient pour l'avenir.
Les idées religieuses avaient été vives chez le jeune Ampère à l'époque de sa première communion; nous ne voyons pas qu'elles aient cessé complètement dans les années qui suivirent; mais elles s'étaient certainement affaiblies. L'absence, la douleur et l'exaltation chaste les réveillèrent avec puissance. On sait, et l'on a dit souvent, que M. Ampère était religieux, qu'il était croyant au christianisme, comme d'autres illustres savants du premier ordre, les Newton, les Leibniz, les Haller, les Euler, les Jussieu. On croit, en général, que ces savants restèrent constamment fermes et calmes dans la naïveté et la profondeur de leur foi, et je le crois pour plusieurs, pour les Jussieu, pour Euler, par exemple. Quant au grand Haller, il est nécessaire de lire le journal de sa vie pour découvrir sa lutte perpétuelle et ses combats sous cette apparence calme qu'on lui connaissait: il s'est presque autant tourmenté que Pascal. M. Ampère était de ceux-ci, de ceux que l'épreuve tourmente, et, quoique sa foi fût réelle et qu'en définitive elle triomphât, elle ne resta ni sans éclipses ni sans vicissitudes. Je lis dans une lettre de ce temps:
«... J'ai été chercher dans la petite chambre au-dessus du laboratoire, où est toujours mon bureau, le portefeuille en soie, J'en veux faire la revue ce soir, après avoir répondu à tous les articles de ta dernière lettre, et t'avoir priée, d'après une suite d'idées qui se sont depuis une heure succédé dans ma tête, de m'envoyer les deux livres que je te demanderai tout à l'heure. L'état de mon esprit est singulier: il est comme un homme qui se noierait dans son crachat... Les idées de Dieu, d'Éternité, dominaient parmi celles qui flottaient dans mon imagination, et, après bien des pensées et des réflexions singulières dont le détail serait trop long, je me suis déterminé à te demander le Psautier français de La Harpe, qui doit être à la maison, broché, je crois, en papier vert, et un livre d'Heures à ton choix.»
Il faudrait le verbe de Pascal ou de Bossuet pour triompher pertinemment de cet homme de génie qui se noie, nous dit-il, en sa pensée comme en son crachat. Je trouve encore quelques endroits qui dénotent un retour pratique: «Je finis cette lettre, parce que j'entends sonner une messe où je veux aller demander la guérison de ma Julie.» Et encore: «Je veux aller demain m'acquitter de ce que tu sais, et prier pour vous deux.»—Ainsi, vivant en attente, aspirant toujours à la réunion avec sa femme, il n'en voyait le moyen que dans sa nomination au futur Lycée de Lyon, et s'écriait: «Ah! Lycée, Lycée, quand viendras-tu à mon secours?»
Le Lycée vint, mais sa femme, au terme de sa maladie, se mourait. Les dernières lignes du journal parleront pour moi, et mieux que moi:
«17 avril (1803), dimanche de Quasimodo.—Je revins de Bourg pour ne plus quitter ma Julie.
... 15 mai, dimanche.—Je fus à l'église de Polémieux, pour la première fois depuis la mort de ma soeur.
... 7 juin, mardi, saint Robert.—Ce jour a décidé du reste de ma vie.
14, mardi.—On me fit attendre le petit-lait à l'hôpital. J'entrai dans l'église d'où sortait un mort. Communion spirituelle.
... 13 juillet, mercredi, à neuf heures du matin!
(Suivent les deux versets:)