Portraits littéraires, Tome I
Tes bras sont le collier d'amour68!
Il résulte, pour moi, de cette quantité d'indications et de glanures que je suis bien loin d'épuiser, il doit résulter pour tous, ce me semble, que, maintenant que la gloire de Chénier est établie et permet, sur son compte, d'oser tout désirer, il y a lieu véritablement à une édition plus complète et définitive de ses oeuvres, où l'on profiterait des travaux antérieurs en y ajoutant beaucoup. J'ai souvent pensé à cet idéal d'édition pour ce charmant poëte, qu'on appellera, si l'on veut, le classique de la décadence, mais qui est, certes, notre plus grand classique en vers depuis Racine et Boileau. Puisque je suis aujourd'hui dans les esquisses et les projets d'idylle et d'élégie, je veux esquisser aussi ce projet d'édition qui est parfois mon idylle. En tête donc se verrait, pour la première fois, le portrait d'André d'après le précieux tableau que possède M. de Cailleux, et qu'il vient, dit-on, de faire graver, pour en assurer l'image unique aux amis du poëte. Puis on recueillerait les divers morceaux et les témoignages intéressants sur André, à commencer par les courtes, mais consacrantes paroles, dans lesquelles l'auteur du Génie du Christianisme l'a tout d'abord révélé à la France, comme dans
l'auréole de l'échafaud. Viendrait alors la notice que M. de Latouche a mise dans l'édition de 1819, et d'autres morceaux écrits depuis, dans lesquels ce serait une gloire pour nous que d'entrer pour une part, mais où surtout il ne faudrait pas omettre quelques pages de M. Brizeux, insérées autrefois au Globe sur le portrait, une lettre de M. de Latour sur une édition de Malherbe annotée en marge par André (Revue de Paris 1834), le jugement porté ici même (Revue des Deux Mondes) par M. Planche, et enfin quelques pages, s'il se peut, détachées du poétique épisode de Stello par M. de Vigny. On traiterait, en un mot, André comme un ancien, sur lequel on ne sait que peu, et aux oeuvres de qui on rattache pieusement et curieusement tous les jugements, les indices et témoignages. Il y aurait à compléter peut-être, sur plusieurs points, les renseignements biographiques; quelques personnes qui ont connu André vivent encore; son neveu, M. Gabriel de Chénier, à qui déjà nous devons tant pour ce travail, a conservé des traditions de famille bien précises. Une note qu'il me communique m'apprend quelques particularités de plus sur la mère des Chénier, cette spirituelle et belle Grecque, qui marqua à jamais aux mers de Byzance l'étoile d'André. Elle s'appelait Santi-L'homaka; elle était propre soeur (chose piquante!) de la grand'mère de M. Thiers. Il se trouve ainsi qu'André Chénier est oncle, à la mode de Bretagne, de M. Thiers par les femmes, et on y verra, si l'on veut, après coup, un pronostic. André a pris de la Grèce le côté poétique, idéal, rêveur, le culte chaste de la muse au sein des doctes vallées: mais n'y aurait-il rien, dans celui que nous connaissons, de la vivacité, des hardiesses et des ressources quelque peu versatiles d'un de ces hommes d'État qui parurent vers la fin de la guerre du Péloponèse, et, pour tout dire en bon langage, n'est-ce donc pas quelqu'un des plus spirituels princes de la parole athénienne?
Mais je reviens à mon idylle, à mon édition oisive. Il serait bon d'y joindre un petit précis contenant, en deux pages, l'histoire des manuscrits. C'est un point à fixer (prenez-y garde), et qui devient presque douteux à l'égard d'André, comme s'il était véritablement un ancien. Il s'est accrédité, parmi quelques admirateurs du poëte, un bruit, que l'édition de 1833 semble avoir consacré; on a parlé de trois portefeuilles, dans lesquels il aurait classé ses diverses oeuvres par ordre de progrès et d'achèvement: les deux premiers de ces portefeuilles se seraient perdus, et nous ne posséderions que le dernier, le plus misérable, duquel pourtant on aurait tiré toutes ces belles choses. J'ai toujours eu peine à me figurer cela. L'examen des manuscrits restants m'a rendu cette supposition de plus en plus difficile à concevoir. Je trouve, en effet, sans sortir du résidu que nous possédons, les diverses manières des trois prétendus portefeuilles: par exemple, l'idylle intitulée la Liberté s'y trouve d'abord dans un simple canevas de prose, puis en vers, avec la date précise du jour et de l'heure où elle fut commencée et achevée. La préface que le poëte aurait esquissée pour le portefeuille perdu, et qui a été introduite pour la première fois dans l'édition de 1833 (tome I, page 23), prouverait au plus un projet de choix et de copie au net, comme en méditent tous les auteurs. Bref, je me borne à dire, sur les trois portefeuilles, que je ne les ai jamais bien conçus; qu'aujourd'hui que j'ai vu l'unique, c'est moins que jamais mon impression de croire aux autres, et que j'ai en cela pour garant l'opinion formelle de M. G. de Chénier, dépositaire des traditions de famille, et témoin des premiers dépouillements. Je tiens de lui une note détaillée sur ce point; mais je ne pose que l'essentiel, très-peu jaloux de contredire. André Chénier voulait ressusciter la Grèce; pourtant il ne faudrait pas autour de lui, comme autour d'un manuscrit grec retrouvé au XVIe siècle, venir allumer, entre amis, des guerres de commentateurs: ce serait pousser trop loin la Renaissance69.
Note 69: (retour) Pour certaines variantes du premier texte, on m'a parlé d'un curieux exemplaire de M. Jules Lefebvre qui serait à consulter, ainsi que le docte possesseur. Je crois néanmoins qu'il ne faudrait pas, en fait de variantes, remettre en question ce qui a été un parti pris avec goût. Toute édition d'écrits posthumes et inachevés est une espèce de toilette qui a demandé quelques épingles: prenez garde de venir épiloguer après coup là-dessus.
Voilà pour les préliminaires; mais le principal, ce qui devrait former le corps même de l'édition désirée, ce qui, par la difficulté d'exécution, la fera, je le crains, longtemps attendre, je veux dire le commentaire courant qui y serait nécessaire, l'indication complète des diverses et multiples imitations, qui donc l'exécutera? L'érudition, le goût d'un Boissonade, n'y seraient pas de trop, et de plus il y aurait besoin, pour animer et dorer la scholie, de tout ce jeune amour moderne que nous avons porté à André. On ne se figure pas jusqu'où André a poussé l'imitation, l'a compliquée, l'a condensée; il a dit dans une belle épître:
Un juge sourcilleux, épiant mes ouvrages,
Tout à coup, à grands cris, dénonce vingt passages
Traduits de tel auteur qu'il nomme; et, les trouvant,
Il s'admire et se plaît de se voir si savant.
Que ne vient-il vers moi? Je lui ferai connaître
Mille de mes larcins qu'il ignore peut-être.
Mon doigt sur mon manteau lui dévoile à l'instant
La couture invisible et qui va serpentant,
Pour joindre à mon étoffe une pourpre étrangère...
Eh bien! en consultant les manuscrits, nous avons été vers lui, et lui-même nous a étonné par la quantité de ces industrieuses coutures qu'il nous a révélées çà et là: junctura callidus acri. Quand il n'a l'air que de traduire un morceau d'Euripide sur Médée:
Au sang de ses enfants, de vengeance égarée,
Une mère plongea sa main dénaturée, etc.,
il se souvient d'Ennius, de Phèdre, qui ont imité ce morceau; il se souvient des vers de Virgile (églogue VIII), qu'il a, dit-il, autrefois traduits étant au collége. A tout moment, chez lui, on rencontre ainsi de ces réminiscences à triple fond, de ces imitations à triple suture. Son Bacchus, Viens, ô divin Bacchus, ô jeune Thyonée! est un composé du Bacchus des Métamorphoses, de celui des Noces de Thétis et de Pélée; le Silène de Virgile s'y ajoute à la fin70. Quand on relit un auteur ancien, quel qu'il soit, et qu'on sait André par coeur, les imitations sortent à chaque pas. Dans ce fragment d'élégie:
Mais si Plutus revient, de sa source dorée,
Conduire dans mes mains quelque veine égarée,
A mes signes, du fond de son appartement,
Si ma blanche voisine a souri mollement...,
je croyais n'avoir affaire qu'à Horace:
Nunc et latentis proditor intimo
Gratus puellae risus ab angulo;
et c'est à Perse qu'on est plus directement redevable:
... Visa est si forte pecunia, sive
Candida vicini subrisit molle puella,
Cor tibi rite salit. . . . . . . . . . .
Note 70: (retour) Je trouve ces quatre beaux vers inédits sur Bacchus:C'est le Dieu de Nisa, c'est le vainqueur du Gange,
Au visage de vierge, au front ceint de vendange,
Qui dompte et fait courber sous son char gémissant
Du Lynx aux cent couleurs le front obéissant...
J'en joindrai quelques autres sans suite, et dans le gracieux hasard de l'atelier qu'ils encombrent et qu'ils décorent:
Bacchus, Hymen, ces dieux toujours adolescents...
Vous, du blond Anio Naïade au pied fluide;
Vous, filles du Zéphire et de la Nuit humide,
Fleurs...
Syrinx parle et respire aux lèvres du berger...
Et le dormir suave au bord d'une fontaine...
Et la blanche brebis de laine appesantie...,
et celui-ci, tout d'un coup satirique, aiguisé d'Horace, à l'adresse prochaine de quelque sot,
Grand rimeur aux dépens de ses ongles rongés.
On a quelquefois trouvé bien hardi ce vers du Mendiant:
Le toit s'égaie et rit de mille odeurs divines;
il est traduit des Noces de Thétis et de Pélée:
Queis permulsa domus jucundo risit odore.
On est tenté de croire qu'André avait devant lui, sur sa table, ce poëme entr'ouvert de Catulle, quand il renouvelait dans la même forme le poëme mythologique. Puis, deux vers plus loin à peine, ce n'est plus Catulle; on est en plein Lucrèce:
Sur leurs bases d'argent, des formes animées
Élèvent dans leurs mains des torches enflammées...
Si non aurea sunt juvenum simulacra per aedes
Lampedas igniferas manibus retinentia dextris.
Mais ce Lucrèce n'est lui-même ici qu'un écho, un reflet magnifique d'Homère (Odyssée, liv. VII, vers 100). André les avait tous présents à la fois.—Jusque dans les endroits où l'imitation semble le mieux couverte, on arrive à soupçonner le larcin de Prométhée. L'humble Phèdre a dit:
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .Decipit
Fons prima multos: rara mens intelligit
Quod interiore condidit cura angulo;
et Chénier:
. . . . . . L'inventeur est celui...
Qui, fouillant des objets les plus sombres retraites,
Étale et fait briller leurs richesses secrètes.
N'est-ce là qu'une rencontre? N'est-ce pas une heureuse traduction du prosaïque interior angulus, et fouillant pour intelligit?—On a un échantillon de ce qu'il faudrait faire sur tous les points.
Au sein de cette future édition difficile, mais possible, d'André Chénier, on trouverait moyen de retoucher avec nouveauté les profils un peu évanouis de tant de poëtes antiques; on ferait passer devant soi toutes les fines questions de la poétique française; on les agiterait à loisir. Il y aurait là, peut-être, une gloire de commentateur à saisir encore; on ferait son oeuvre et son nom, à bord d'un autre, à bord d'un charmant navire d'ivoire. J'indique, je sens cela, et je passe. Apercevoir, deviner une fleur ou un fruit derrière la haie qu'on ne franchira pas, c'est là le train de la vie.
Ai-je trop présumé pourtant, en un moment de grandes querelles politiques et de formidables assauts, à ce qu'on assure71, de croire intéresser le monde avec ces débris de mélodie, de pensée et d'étude, uniquement propres à faire mieux connaître un poëte, un homme, lequel, après tout, vaillant et généreux entre les généreux, a su, au jour voulu, à l'heure du danger, sortir de ses doctes vallées, combattre sur la brèche sociale, et mourir?
1er Février 1839.
Note 71: (retour) C'était le moment de ce qu'on a appelé la Coalition, dans laquelle les gagnants de Juillet, sous prétexte qu'on n'avait pas le vrai gouvernement parlementaire, s'étaient mis à assiéger le ministère et à le vouloir renverser coûte que coûte, comme si la dynastie était assez fondée et de force à résister au contre-coup.
GEORGE FARCY72
La Révolution de Juillet a mis en lumière peu d'hommes nouveaux, elle a dévoré peu d'hommes anciens; elle a été si prompte, si spontanée, si confuse, si populaire, elle a été si exclusivement l'oeuvre des masses, l'exploit de la jeunesse, qu'elle n'a guère donné aux personnages déjà connus le temps d'y assister et d'y coopérer, sinon vers les dernières heures, et qu'elle ne s'est pas donné à elle-même le temps de produire ses propres personnages. Tout ce qui avait déjà un nom s'y est rallié un peu tard; tout ce qui n'avait pas encore de nom a dû s'en retirer trop tôt. Consultez les listes des héroïques victimes; pas une illustration, ni dans la science, ni dans les lettres, ni dans les armes, pas une gloire antérieure; c'était bien du pur et vrai peuple, c'étaient bien de vrais jeunes hommes; tous ces nobles martyrs sont et resteront obscurs. Le nom de Farcy est peut-être le seul qui frappe et arrête, et encore combien ce nom sonnait peu haut dans la renommée! comme il disparaissait timidement dans le bruit et l'éclat de tant de noms contemporains! comme il avait besoin de travaux et d'années pour signifier aux yeux du public ce que l'amitié y lisait déjà avec confiance! Mais la mort, et une telle mort, a plus fait pour l'honneur de Farcy qu'une vie plus longue n'aurait pu faire, et elle n'a interrompu la destinée de notre ami que pour la couronner.
Nous publions les vers de Farcy, et pourtant, nous le croyons, sa vocation était ailleurs: son goût, ses études, son talent original, les conseils de ses amis les plus influents, le portaient vers la philosophie; il semblait né pour soutenir et continuer avec indépendance le mouvement spiritualiste émané de l'École normale. Il n'avait traversé la poésie qu'en courant, dans ses voyages, par aventure de jeunesse, et comme on traverse certains pays et certaines passions. Au moment où les forces de son esprit plus rassis et plus mûr se rassemblaient sur l'objet auquel il était éminemment propre et qui allait devenir l'étude de sa vie, la Providence nous l'enleva. Ces vers donc, ces rêves inachevés, ces soupirs exhalés çà et là dans la solitude, le long des grandes routes, au sein des îles d'Italie, au milieu des nuits de l'Atlantique; ces vagues plaintes de première jeunesse, qui, s'il avait vécu, auraient à jamais sommeillé dans son portefeuille avec quelque fleur séchée, quelque billet dont l'encre a jauni, quelques-uns de ces mystères qu'on n'oublie pas et qu'on ne dit pas; ces essais un peu pâles et indécis où sont pourtant épars tous les traits de son âme, nous les publions comme ce qui reste d'un homme jeune, mort au début, frappé à la poitrine eu un moment immortel, et qui, cher de tout temps à tous ceux qui l'ont connu, ne saurait désormais demeurer indifférent à la patrie.
Jean-George Farcy naquit à Paris le 20 novembre 1800, d'une extraction honnête, mais fort obscure. Enfant unique, il avait quinze mois lorsqu'il perdit son père et sa mère; sa grand'mère le recueillit et le fit élever. On le mit de bonne heure en pension chez M. Gandon, dans le faubourg Saint-Jacques; il y commença ses études, et lorsqu'il fut assez avancé, il les poursuivit au collège de Louis-le-Grand, dont l'institution de M. Gandon fréquentait les cours. En 1819, ses études terminées, il entra à l'École normale, et il en sortait lorsque l'ordonnance du ministre Corbière brisa l'institution en 1822.
Durant ces vingt-deux années, comment s'était passée la vie de l'orphelin Farcy? La portion extérieure en est fort claire et fort simple; il étudia beaucoup, se distingua dans ses classes, se concilia l'amitié de ses condisciples et de ses maîtres; il allait deux fois le jour au collège; il sortait probablement tous les dimanches ou toutes les quinzaines pour passer la journée chez sa grand'mère. Voilà ce qu'il fit régulièrement durant toutes ces belles et fécondes années; mais ce qu'il sentait là-dessous, ce qu'il souffrait, ce qu'il désirait secrètement; mais l'aspect sous lequel il entrevoyait le monde, la nature, la société; mais ces tourbillons de sentiments que la puberté excitée et comprimée éveille avec elle; mais son jeune espoir, ses vastes pensées de voyages, d'ambition, d'amour; mais son voeu le plus intime, son point sensible et caché, son côté pudique; mais son roman, mais son coeur, qui nous le dira?
Une grande timidité, beaucoup de réserve, une sorte de sauvagerie; une douceur habituelle qu'interrompait parfois quelque chose de nerveux, de pétulant, de fugitif; le commerce très-agréable et assez prompt, l'intimité très-difficile et jamais absolue; une répugnance marquée à vous entretenir de lui-même, de sa propre vie, de ses propres sensations, à remonter en causant et à se complaire familièrement dans ses souvenirs, comme si, lui, il n'avait pas de souvenirs, comme s'il n'avait jamais été apprivoisé au sein de la famille, comme s'il n'y avait rien eu d'aimé et de choyé, de doré et de fleuri dans son enfance; une ardeur inquiète, déjà fatiguée, se manifestant par du mouvement plutôt que par des rayons; l'instinct voyageur à un haut degré; l'humeur libre, franche, indépendante, élancée, un peu fauve, comme qui dirait d'un chamois ou d'un oiseau 73; mais avec cela un coeur d'homme ouvert à l'attendrissement et capable au besoin de stoïcisme: un front pudique comme celui d'une jeune fille, et d'abord rougissant aisément; l'adoration du beau, de l'honnête; l'indignation généreuse contre le mal; sa narine s'enflant alors et sa lèvre se relevant, pleine de dédain; puis un coup d'oeil rapide et sûr, une parole droite et concise, un nerf philosophique très-perfectionné: tel nous apparaît Farcy au sortir de l'École normale; il avait donc, du sein de sa vie monotone, beaucoup senti déjà et beaucoup vu; il s'était donné à lui-même, à côté de l'éducation classique qu'il avait reçue, une éducation morale plus intérieure et toute solitaire.
Note 73: (retour) «A sa taille mince, à des favoris d'un blond vif, on l'eût pris pour un Écossais,» a dit de lui M. de Latouche (Vallée-aux-Loups). Ce trait est saisi d'après nature, il peint tout Farcy au physique et résume les plus minutieuses descriptions qu'on pourrait faire de lui: Écossais de physionomie et aussi de philosophie, c'est juste cela.
L'École normale dissoute, Farcy se logea dans la rue d'Enfer, près de son maître et de son ami M. Victor Cousin, et se disposa à poursuivre les études philosophiques vers lesquelles il se sentait appelé. Mais le régime déplorable qui asservissait l'instruction publique ne laissait aux jeunes hommes libéraux et indépendants aucun espoir prochain de trouver place, même aux rangs les plus modestes. Une éducation particulière chez une noble dame russe se présenta, avec tous les avantages apparents qui peuvent dorer ces sortes de chaînes; Farcy accepta. Il avait beaucoup désiré connaître le monde, le voir de près dans son éclat, dans les séductions de son opulence, respirer les parfums des robes de femmes, ouïr les musiques des concerts, s'ébattre sous l'ombrage des parcs; il vit, il eut tout cela, mais non en spectateur libre et oisif, non sur ce pied complet d'égalité qu'il aurait voulu, et il en souffrait amèrement. C'était là une arrière-pensée poignante que toute l'amabilité délicate et ingénieuse de la mère74 ne put assoupir dans l'âme du jeune précepteur. Il se contint durant près de trois ans. Puis enfin, trouvant son pécule assez grossi et sa chaîne par trop pesante, il la secoua. Je trouve, dans des notes qu'il écrivait alors, l'expression exagérée, mais bien vive, du sentiment de fierté qui l'ulcérait: «Que me parlez-vous de joie? Oh! voyez, voyez mon âme encore marquée des flétrissantes empreintes de l'esclavage, voyez ces blessures honteuses que le temps et mes larmes n'ont pu fermer encore... Laissez-moi, je veux être libre... Ah! j'ai dédaigné de plus douces chaînes; je veux être libre. J'aime mieux vivre avec dignité et tristesse que de trouver des joies factices dans l'esclavage et le mépris de moi-même.»
Ce fut un an environ avant de quitter ses fonctions de précepteur (1825) qu'il publia une traduction du troisième volume des Éléments de la Philosophie de l'Esprit humain, par Dugald Stewart. Ce travail, entrepris d'après les conseils de M. Cousin, était précédé d'une introduction dans laquelle Farcy éclaircissait avec sagacité et exposait avec précision divers points délicats de psychologie. Il donna aussi quelques articles littéraires au Globe dans les premiers temps de sa fondation.
Enfin, vers septembre 1826, voilà Farcy libre, maître de lui-même; il a de quoi se suffire durant quelques années, il part; tout froissé encore du contact de la société, c'est la nature qu'il cherche, c'est la terre que tout poëte, que tout savant, que tout chrétien, que tout amant désire: c'est l'Italie. Il part seul; lui, il n'a d'autre but que de voir et de sentir, de s'inonder de lumière, de se repaître de la couleur des lieux, de l'aspect général des villes et des campagnes, de se pénétrer de ce ciel si calme et si profond, de contempler avec une âme harmonieuse tout ce qui vit, nature et hommes. Hors de là, peu de choses l'intéressent; l'antiquité ne l'occupe guère, la société moderne ne l'attire pas. Il se laisse et il se sent vivre. A Rome, son impression fut particulière. Ce qu'il en aima seulement, ce fut ce sublime silence de mort quand on en approche; ce furent ces vastes plaines désolées où plus rien ne se laboure ni ne se moissonne jamais, ces vieux murs de brique, ces ruines au dedans et au dehors; ce soleil d'aplomb sur des routes poudreuses, ces villas sévères et mélancoliques dans la noirceur de leurs pins et de leurs cyprès. La Rome moderne ne remplit pas son attente; son goût simple et pur repoussait les colifichets: «Décidément, écrivait-il, je ne suis pas fort émerveillé de Saint-Pierre, ni du pape, ni des cardinaux, ni des cérémonies de la Semaine sainte, celle de la bénédiction de Pâques exceptée.» De plus, il ne trouvait pas là assez d'agréable mêlé à l'imposant antique pour qu'on en pût faire un séjour de prédilection. Mais Naples, Naples, à la bonne heure! Non pas la ville même, trop souvent les chaleurs y accablent, et les gens y révoltent: «Quel peuple abandonné dans ses allures, dans ses paroles, dans ses moeurs! Il y a là une atmosphère de volupté grossière qui relâcherait les coeurs les plus forts. Ceux qui viennent en Italie pour refaire leur santé doivent porter leurs projets de sagesse ailleurs75.» Mais le golfe, la mer, les îles, c'était bien là pour lui le pays enchanté où l'on demeure et où l'on oublie. Combien de fois, sur ce rivage admirable, appuyé contre une colonne, et la vague se brisant amoureusement à ses pieds, il dut ressentir, durant des heures entières, ce charme indicible, cet attiédissement voluptueux, cette transformation éthérée de tout son être, si divinement décrite par Chateaubriand au cinquième livre des Martyrs! Ischia, qu'a chantée Lamartine, fut encore le lieu qu'il préféra entre tous ces lieux. Il s'y établit, et y passa la saison des chaleurs. La solitude, la poésie, l'amitié, un peu d'amour sans doute, y remplirent ses loisirs. M. Colin, jeune peintre français, d'un caractère aimable et facile, d'un talent bien vif et bien franc, se trouvait à Ischia en même temps que Farcy; tous deux se convinrent et s'aimèrent. Chaque matin, l'un allait à ses croquis, l'autre à ses rêves, et ils se retrouvaient le soir. Farcy restait une bonne partie du jour dans un bois d'orangers, relisant Pétrarque, André Chénier, Byron; songeant à la beauté de quelque jeune fille qu'il avait vue chez son hôtesse; se redisant, dans une position assez semblable, quelqu'une de ces strophes chéries, qui réalisent à la fois l'idéal comme poésie mélodieuse et comme souvenir de bonheur:
Combien de fois, près du rivage
Où Nisida dort sur les mers,
La beauté crédule ou volage
Accourut à nos doux concerts!
Combien de fois la barque errante
Berça sur l'onde transparente
Deux couples par l'amour conduits,
Tandis qu'une déesse amie
Jetait sur la vague endormie
Le voile parfumé des nuits!
En passant à Florence, Farcy avait vu Lamartine; n'ayant pas de lettre d'introduction auprès de son illustre compatriote, il composa des vers et les lui adressa; il eut soin d'y joindre un petit billet qu'il fit le plus cavalier possible, comme il l'écrivit depuis à M. Viguier, de peur que le grand poëte ne crût voir arriver un rimeur bien pédant, bien humble et bien vain. L'accueil de Lamartine et son jugement favorable encouragèrent Farcy à continuer ses essais poétiques. Il composa donc plusieurs pièces de vers durant son séjour à Ischia; il les envoyait en France à son excellent ami M. Viguier, qu'il avait eu pour maître à l'École normale, réclamant de lui un avis sincère, de bonnes et franches critiques, et, comme il disait, des critiques antiques avec le mot propre sans périphrase. Pour exprimer toute notre pensée, ces vers de Farcy nous semblent une haute preuve de talent, comme étant le produit d'une puissante et riche faculté très-fatiguée, et en quelque sorte épuisée avant la production: on y trouve peu d'éclat et de fraîcheur; son harmonie ne s'exhale pas, son style ne rayonne pas; mais le sentiment qui l'inspire est profond, continu, élevé; la faculté philosophique s'y manifeste avec largeur et mouvement. L'impression qui résulte de ces vers, quand on les a lus ou entendus, est celle d'un stoïcisme triste et résigné qui traverse noblement la vie en contenant une larme. Nous signalons surtout au lecteur la pièce adressée à un ami victime de l'amour; elle est sublime de gravité tendre et d'accent à la fois viril et ému. Dans la pièce à madame O'R...., alors enceinte, on remarquera une strophe qui ferait honneur à Lamartine lui-même: c'est celle où le poëte, s'adressant à l'enfant qui ne vit encore que pour sa mère, s'écrie:
Tu seras beau; les Dieux, dans leur magnificence,
N'ont pas en vain sur toi, dès avant ta naissance,
Épuisé les faveurs d'un climat enchanté;
Comme au sein de l'artiste une sublime image,
N'es-tu pas né parmi les oeuvres du vieil âge?
N'es-tu pas fils de la beauté?
Ce que nous disons avec impartialité des vers de Farcy, il le sentit lui-même de bonne heure et mieux que personne; il aimait vivement la poésie, mais il savait surtout qu'on doit ou y exceller ou s'en abstenir: «Je ne voudrais pas, écrivait-il à M. Viguier, que mes vers fussent de ceux dont on dit: Mais cela n'est pas mal en vérité! et qu'on laisse là pour passer à autre chose.» Sans donc renoncer, dès le début, à cette chère et consolante poésie, il ne s'empressa aucunement de s'y livrer tout entier. D'autres idées le prirent à cette époque: il avait dû aller en Grèce avec son ami Colin; mais ce dernier ayant été obligé par des raisons privées de retourner en France, Farcy ajourna son projet. Ses économies d'ailleurs tiraient à leur fin. L'ambition de faire fortune, pour contenter ensuite ses goûts de voyage, le préoccupa au point de l'engager dans une entreprise fort incertaine et fort coûteuse avec un homme qui le leurra de promesses et finalement l'abusa76. Plein de son idée, Farcy quitta Naples à la fin de l'année 1827, revint à Paris, où il ne passa que huit jours, et ne vit qu'à peine ses amis, pour éviter leurs conseils et remontrances, puis partit en Angleterre, d'où il s'embarqua pour le Brésil. Nous le retrouvons à Paris en avril 1829. Tout ce que ses amis surent alors, c'est que cette année d'absence s'était passée pour lui dans les ennuis, les mécomptes, et que sa candeur avait été jouée. Il ne s'expliquait jamais là-dessus qu'avec une extrême réserve; il avait ceci pour constante maxime: «Si tu veux que ton secret reste caché, ne le dis à personne; car pourquoi un autre serait-il plus discret que toi-même dans tes affaires? Ta confidence est déjà pour lui un mauvais exemple et une excuse.» Et encore: «Ne nous plaignons jamais de notre destinée: qui se fait plaindre se fait mépriser.» Mais nous avons trouvé, dans un journal qu'il écrivait à son usage, quelques détails précieux sur cette année de solitude et d'épreuves:
«J'ai quitté Londres le lundi 2 juin 1828; le navire George et Mary, sur lequel j'avais arrêté mon passage, était parti le dimanche matin; il m'a fallu le joindre à Gravesend: c'est de là que j'ai adressé mes derniers adieux à mes amis de France. J'ai encore éprouvé une fois combien les émotions, dans ce qu'on appelle les occasions solennelles, sont rares pour moi; à moins que ce ne soient pas là mes occasions solennelles. J'ai quitté l'Angleterre pour l'Amérique, avec autant d'indifférence que si je faisais mon premier pas pour une promenade d'un mille: il en a été de même de la France, mais il n'en a pas été de même de l'Italie: c'est là que j'ai joui pour la première fois de mon indépendance, c'est là que j'ai été le plus puissant de corps et d'esprit. Et cependant que j'y ai mal employé de temps et de forces! Ai-je mérité ma liberté?—Quand je pense que je n'avais déjà plus alors que des réminiscences d'enthousiasme, que je regrettais la vivacité et la fraîcheur de mes sensations et de mes pensées d'autrefois! Était-ce seulement que les enfants s'amusent de tout, et que j'étais devenu plus sévère avec moi-même?—Mais la pureté d'âme, mais les croyances encore naïves, mais les rêves qui embrassent tout, parce qu'ils ne reposent sur rien, c'en était déjà fait pour moi. Je ne voyais qu'un présent dont il fallait jouir, et jouir seul, parce que je n'avais ni richesses, ni bonheur à faire partager à personne, parce que l'avenir ne m'offrait que des jouissances déjà usées avec des moyens plus restreints; et ne pas croître dans la vie, c'est déchoir.—Et cependant, du moins, tout ce que je voyais alors agissait sur moi pour me ranimer; tout me faisait fête dans la nature; c'était vraiment un concert de la terre, des cieux, de la mer, des forêts et des hommes; c'était une harmonie ineffable, qui me pénétrait, que je méditais et que je respirais à loisir; et quand je croyais y avoir dignement mêlé ma voix à mon tour, par un travail et par un succès égal à mes forces et au ton du choeur qui m'environnait, j'étais heureux;—oui, j'étais heureux, quoique seul; heureux par la nature et avec Dieu. Et j'ai pu être assez faible pour livrer plus de la moitié de ce temps aux autres, pour ne pas m'établir définitivement dans cette félicité. La peur de quelque dépense m'a retenu, et la vanité, et pis encore, m'ont emporté plus d'argent qu'il n'en eût fallu pour jouir en roi de ce que j'avais sous les yeux.—La société?...—moi qui ne vaux rien que seul et inconnu, moi qui n'aime et n'aimerai peut-être plus jamais rien que la solitude et le sombre plaisir d'un coeur mélancolique.—Mais il faudrait des événements et des sentiments pour appuyer cela; il faudrait au moins des études sérieuses pour me rendre témoignage à moi-même. Un goût vague ne se suffit pas à lui seul, et c'est pourquoi il est si aisé au premier venu de me faire abandonner ce qui tout a l'heure me semblait ma vie. J'en demeure bien marqué assez profondément au fond de mon âme, et il me reste toujours une part qu'on ne peut ni corrompre ni m'enlever. Est-ce par là que j'échapperai, ou ce secret parfum lui-même s'évaporera-t-il?»
Cette longue traversée, le manque absolu de livres et de conversation, son ignorance de l'astronomie qui lui fermait l'étude du ciel, tout contribuait à développer démesurément chez lui son habitude de rêverie sans objet et sans résultat.
«29 juillet.—Encore dix jours au plus, j'espère, et nous serons à Rio. Je me promets beaucoup de plaisir et de vraies jouissances au milieu de cette nature grande et nouvelle. De jour en jour je me fortifie dans l'habitude de la contemplation solitaire. Je puis maintenant passer la moitié d'une belle nuit, seul, à rêver en me promenant, sans songer que la nuit est le temps du retour à la chambre et du repos, sans me sentir appesanti par l'exemple de tout ce qui m'entoure. C'est là un progrès dont je me félicite. Je crois que l'âge, en m'ôtant de plus en plus le besoin de sommeil, augmentera cette disposition. Il me semble que c'est une des plus favorables à qui veut occuper son esprit. La pensée arrive alors, non plus seulement comme vérité, mais comme sentiment. Il y a un calme, une douceur, une tristesse dans tout ce qui vous environne, qui pénètre par tous les sens; et cette douceur, cette tristesse tombent vraiment goutte à goutte sur le coeur, comme la fraîcheur du soir. Je ne connais rien qui doive être plus doux que de se promener à cette heure-là avec une femme aimée.» Pauvre Farcy! voilà que tout à la fin, sans y songer, il donne un démenti à son projet contemplatif, et qu'avec un seul être de plus, avec une compagne telle qu'il s'en glisse inévitablement dans les plus doux voeux du coeur, il peuple tout d'un coup sa solitude. C'est qu'en effet il ne lui a manqué d'abord qu'une femme aimée, pour entrer en pleine possession de la vie et pour s'apprivoiser parmi les hommes.
«29 novembre, Rio-Janeiro.—Que n'ai-je écouté ma répugnance à m'engager avec une personne dont je connaissais les fautes antérieures, et qui, du côté du caractère, me semblait plus habile qu'estimable! Mais l'amour de m'enrichir m'a séduit. En voyant ses relations rétablies sur le pied de l'amitié et de la confiance avec les gens les plus distingués, j'ai cru qu'il y aurait de ma part du pédantisme et de la pruderie à être plus difficile que tout le monde. J'ai craint que ce ne fût que l'ennui de me déranger qui me déconseillât cette démarche. Je me suis dit qu'il fallait s'habituer à vivre avec tous les caractères et tous les principes; qu'il serait fort utile pour moi de voir agir un homme d'affaires raisonnant sa conduite et marchant adroitement au succès. J'ai résisté à mes penchants, qui me portaient à la vie solitaire et contemplative. J'ai ployé mon caractère impatient jusqu'à condescendre aux désirs souvent capricieux d'un homme que j'estimais au-dessous de moi en tout, excepté dans un talent équivoque de faire fortune. Si je m'étais décidé à quelque dépense, j'avais la Grèce sous les yeux, où je vivais avec Molière (le philhellène), avec qui j'aimerais mieux une mauvaise tente qu'un palais avec l'autre. Eh bien! cet argent que je me suis refusé d'une part, je l'ai dépensé de l'autre inutilement, ennuyeusement, à voyager et à attendre. J'ai sacrifié tous mes goûts, l'espoir assez voisin de quelque réputation par mes vers, et, par là encore, d'un bon accueil à mon retour en France. En ce faisant, j'ai cru accomplir un grand acte de sagesse, me préparer de grands éloges de la part de la prudence humaine, et, l'événement arrivé, il se trouve que je n'ai fait qu'une grosse sottise... Enfin me voilà à deux mille lieues de mon pays, sans ressources, sans occupation, forcé de recourir à la pitié des autres, en leur présentant pour titre à leur confiance une histoire qui ressemble à un roman très-invraisemblable;—et, pour terminer peut-être ma peine et cette plate comédie, un duel qui m'arrive pour demain avec un mauvais sujet, reconnu tel de tout le monde, qui m'a insulté grossièrement en public, sans que je lui en eusse donné le moindre motif;—convaincu que le duel, et surtout avec un tel être, est une absurdité, et ne pouvant m'y soustraire;—ne sachant, si je suis blessé, où trouver mille reis pour me faire traiter, ayant ainsi en perspective la misère extrême, et peut-être la mort ou l'hôpital;—et cependant, content et aimé des Dieux.—Je dois avouer pourtant que je ne sais comment ils (les Dieux) prendront cette dernière folie. Je ne sais, oui, c'est le seul mot que je puisse dire; et, en vérité, je l'ai souvent cherché de bonne foi et de sang-froid; d'où je conclus qu'il n'y a pas au fond tant de mal dans cette démarche que beaucoup le disent, puisqu'il n'est pas clair comme le jour qu'elle est criminelle, comme de tuer par trahison, de voler, de calomnier, et même d'être adultère (quoique la chose soit aussi quelque peu difficile à débrouiller en certains cas). Je conclus donc que, pour un coeur droit qui se présentera devant eux avec cette ignorance pour excuse, ils se serviront de l'axiome de nos juges de la justice humaine: Dans le doute, il faut incliner vers le parti le plus doux; transportant ici le doute, comme il convient à des Dieux, de l'esprit des juges à celui de l'accusé.»
L'affaire du duel terminée (et elle le fut à l'honneur de Farcy), l'embarras d'argent restait toujours; il parvint à en sortir, grâce à l'obligeance cordiale de MM. Polydore de La Rochefoucauld et Pontois, qui allèrent au-devant de sa pudeur. Farcy leur en garda à tous deux une profonde reconnaissance que nous sommes heureux de consigner ici.
De retour en France, Farcy était désormais un homme achevé: il avait l'expérience du monde, il avait connu la misère, il avait visité et senti la nature; les illusions ne le tentaient plus; son caractère était mûr par tous les points; et la conscience qu'il eut d'abord de cette dernière métamorphose de son être lui donnait une sorte d'aisance au dehors dont il était fier en secret: «Voici l'âge, se disait-il, où tout devient sérieux, où ma personne ne s'efface plus devant les autres, où mes paroles sont écoutées, où l'on compte avec moi en toutes manières, où mes pensées et mes sentiments ne sont plus seulement des rêves de jeune homme auxquels on s'intéresse si on en a le temps, et qu'on néglige sans façon dès que la vie sérieuse recommence. Et pour moi même, tout prend dans mes rapports avec les autres un caractère plus positif; sans entrer dans les affaires, je ne me défie plus de mes idées ou de mes sentiments, je ne les renferme plus en moi; je dis aux uns que je les désapprouve, aux autres que je les aime; toutes mes questions demandent une réponse; mes actions, au lieu de se perdre dans le vague, ont un but; je veux influer sur les autres, etc.»
En même temps que cette défiance excessive de lui-même faisait place à une noble aisance, l'âpreté tranchante dans les jugements et les opinions, qui s'accorde si bien avec l'isolement et la timidité, cédait chez lui à une vue des choses plus calme, plus étendue et plus bienveillante. Les élans généreux ne lui manquaient jamais; il était toujours capable de vertueuses colères; mais sa sagesse désespérait moins promptement des hommes; elle entendait davantage les tempéraments et entrait plus avant dans les raisons. Souvent, quand M. Viguier, ce sage optimiste par excellence, cherchait, dans ses causeries abandonnées, à lui épancher quelque chose de son impartialité intelligente, il lui arrivait de rencontrer à l'improviste dans l'âme de Farcy je ne sais quel endroit sensible, pétulant, récalcitrant, par où cette nature, douce et sauvage tout ensemble, lui échappait; c'était comme un coup de jarret qui emportait le cerf dans les bois. Cette facilité à s'emporter et à s'effaroucher disparaissait de jour en jour chez Farcy. Il en était venu à tout considérer et à tout comprendre. Je le comparerais, pour la sagesse prématurée, à Vauvenargues, et plusieurs de ses pensées morales semblent écrites en prose par André Chénier:
«Le jeune homme est enthousiaste dans ses idées, âpre dans ses jugements, passionné dans ses sentiments, audacieux et timide dans ses actions.
«Il n'a pas encore de position ni d'engagements dans le monde; ses actions et ses paroles sont sans conséquence.
«Il n'a pas encore d'idées arrêtées; il cherche à connaître et vit avec les livres plus qu'avec les hommes; il ramène tout, par désir d'unité, par élan de pensée, par ignorance, au point de vue le plus simple et le plus abstrait; il raisonne au lieu d'observer, il est logicien intraitable; le droit non-seulement domine, mais opprime le fait.
«Plus tard on apprend que toute doctrine a sa raison, tout intérêt son droit, toute action son explication et presque son excuse.
«On s'établit dans la vie; on est las de ce qu'il y a de roide et de contemplatif dans les premières années de la jeunesse; on est un peu plus avant dans le secret des Dieux; on sent qu'on a à vivre pour soi, pour son bien-être, son plaisir, pour le développement de toutes ses facultés, et non-seulement pour réaliser un type abstrait et simple; on vit de tout son corps et de toute son âme, avec des hommes, et non seul avec des idées. Le sentiment de la vie, de l'effort contraire, de l'action et de la réaction, remplace la conception de l'idée abstraite et subtile, et morte pour ainsi dire, puisqu'elle n'est pas incarnée dans le monde... On va, on sent avec la foule; on a failli parce qu'on a vécu, et l'on se prend d'indulgence pour les fautes des autres. Toutes nos erreurs nous sont connues; l'âpreté de nos jugements d'autrefois nous revient à l'esprit avec honte; on laisse désormais pour le monde le temps faire ce qu'il a fait pour nous, c'est-à-dire éclairer les esprits, modérer les passions.»
Il n'était pas temps encore pour Farcy de rentrer dans l'Université; le ministère de M. de Vatimesnil ne lui avait donné qu'un court espoir. Il accepta donc un enseignement de philosophie dans l'institution de M. Morin, à Fontenay-aux-Roses; il s'y rendait deux fois par semaine, et le reste du temps il vivait à Paris, jouissant de ses anciens amis et des nouveaux qu'il s'était faits. Le monde politique et littéraire était alors divisé en partis, en écoles, en salons, en coteries. Farcy regarda tout et n'épousa rien inconsidérément. Dans les arts et la poésie, il recherchait le beau, le passionné, le sincère, et faisait la plus grande part à ce qui venait de l'âme et à ce qui allait à l'âme. En politique, il adoptait les idées généreuses, propices à la cause des peuples, et embrassait avec foi les conséquences du dogme de la perfectibilité humaine. Quant aux individus célèbres, représentants des opinions qu'il partageait, auteurs des écrits dont il se nourrissait dans la solitude, il les aimait, il les révérait sans doute, mais il ne relevait d'aucun, et, homme comme eux, il savait se conserver en leur présence une liberté digne et ingénue, aussi éloignée de la révolte que de la flatterie. Parmi le petit nombre d'articles qu'il inséra vers cette époque au Globe, le morceau sur Benjamin Constant est bien propre à faire apprécier l'étendue de ses idées politiques et la mesure de son indépendance personnelle.
Il n'y avait plus qu'un point secret sur lequel Farcy se sentait inexpérimenté encore, et faible, et presque enfant, c'était l'amour; cet amour que, durant les tièdes nuits étoilées du tropique, il avait soupçonné devoir être si doux; cet amour dont il n'avait guère eu en Italie que les délices sensuelles, et dont son âme, qui avait tout anticipé, regrettait amèrement la puissance tarie et les jeunes trésors. Il écrivait dans une note:
«Je rends grâces â Dieu;
«De ce qu'il m'a fait homme et non point femme;
«De ce qu'il m'a fait Français;
«De ce qu'il m'a fait plutôt spirituel et spiritualiste que le contraire, plutôt bon que méchant, plutôt fort que faible de caractère.
«Je me plains du sort,
«Qui ne m'a donné ni génie, ni richesse, ni naissance.
«Je me plains de moi-même,
«Qui ai dissipé mon temps, affaibli mes forces, rejeté ma pudeur naturelle, tué en moi la foi et l'amour.»
Non, Farcy, ton regret même l'atteste, non, tu n'avais pas rejeté ta pudeur naturelle; non, tu n'avais pas tué l'amour dans ton âme! Mais chez toi la pudeur de l'adolescence, qui avait trop aisément cédé par le côté sensuel, s'était comme infiltrée et développée outre mesure dans l'esprit, et, au lieu de la mâle assurance virile qui charme et qui subjugue, au lieu de ces rapides étincelles du regard,
Qui d'un désir craintif font rougir la beauté77,
elle s'était changée avec l'âge en défiance de toi-même, en répugnance à oser, en promptitude à se décourager et à se troubler devant la beauté superbe. Non, tu n'avais pas tué l'amour dans ton coeur; tu en étais plutôt resté au premier, au timide et novice amour; mais sans la fraîcheur naïve, sans l'ignorance adorable, sans les torrents, sans le mystère; avec la disproportion de tes autres facultés qui avaient mûri ou vieilli; de ta raison qui te disait que rien ne dure; de ta sagacité judicieuse qui te représentait les inconvénients, les difficultés et les suites; de tes sens fatigués qui n'environnaient plus, comme à dix-neuf ans, l'être unique de la vapeur d'une émanation lumineuse et odorante; ce n'était pas l'amour, c'était l'harmonie de tes facultés et de leur développement que tu avais brisée dans ton être! Ton malheur est celui de bien des hommes de notre âge.
Farcy se disait pourtant que cette disproportion entre ce qu'il savait en idées et ce qu'il avait éprouvé en sentiments devait cesser dans son âme, et qu'il était temps enfin d'avoir une passion, un amour. La tête, chez lui, sollicitait le coeur; et il se portait en secret un défi, il se faisait une gageure d'aimer. Il vit beaucoup, à cette époque, une femme connue par ses ouvrages, par l'agrément de son commerce et sa beauté78, s'imaginant qu'il en était épris, et tâchant, à force de soins, de le lui faire comprendre. Mais, soit qu'il s'exprimât trop obscurément, soit que la préoccupation de cette femme distinguée fût ailleurs, elle ne crut jamais recevoir dans Farcy un amant malheureux. Pourtant il l'était, quoique moins profondément qu'il n'eût fallu pour que cela fût une passion. Voici quelques vers commencés que nous trouvons dans ses papiers:
Thérèse, que les Dieux firent en vain si belle,
Vous que vos seuls dédains ont su trouver fidèle,
Dont l'esprit s'éblouit à ses seules lueurs,
Qui des combats du coeur n'aimez que la victoire,
Et qui rêvez d'amour comme on rêve de gloire,
L'oeil fier et non voilé de pleurs;
Vous qu'en secret jamais un nom ne vient distraire,
Qui n'aimez qu'à compter, comme une reine altière,
La foule des vassaux s'empressant sur vos pas;
Vous à qui leurs cent voix sont douces à comprendre,
Mais qui n'eûtes jamais une âme pour entendre
Des voeux qu'on murmure plus bas;
Thérèse, pour longtemps adieu!.....
La suite manque, mais l'idée de la pièce avait d'abord été crayonnée en prose. Les vers y auraient peu ajouté, je pense, pour l'éclat et le mouvement; ils auraient retranché peut-être à la fermeté et à la concision.
«Thérèse, que la nature fit belle en vain, plus ravie de dominer que d'aimer; pour qui la beauté n'est qu'une puissance, comme le courage et le génie;
«Thérèse, qui vous amusez aux lueurs de votre esprit; qui rêvez d'amour comme un autre de combats et de gloire, l'oeil fier et jamais humide;
«Thérèse, dont le regard, dans le cercle qui vous entoure de ses hommages, ne cherche personne; que nul penser secret ne vient distraire, que nul espoir n'excite, que nul regret n'abat;
«Thérèse, pour longtemps adieu! car j'espérerais en vain auprès de vous de ce que votre coeur ne saurait me donner, et je ne veux pas de ce qu'il m'offre;
«Car, où mon amour est dédaigné, mon orgueil n'accepte pas d'autre place; je ne veux pas flatter votre orgueil par mes ardeurs comme par mes respects.
«Mon âge n'est point fait à ces empressements paisibles, à ce partage si nombreux; je sais mal, auprès de la beauté, séparer l'amitié de l'amour; j'irai chercher ailleurs ce que je chercherais vainement auprès de vous.
«Une âme plus faible ou plus tendre accueillera peut-être celui que d'autres ont dédaigné; d'autres discours rempliront mes souvenirs; une autre image charmera mes tristesses rêveuses, et je ne verrai plus vos lèvres dédaigneuses et vos yeux qui ne regardent pas.
«Adieu jusqu'en des temps et des pays lointains; jusqu'aux lieux où la nature accueillera l'automne de ma vie, jusqu'aux temps où mon coeur sera paisible, où mes yeux seront distraits auprès de vous! Adieu jusques à nos vieux jours!»
Il sourirait à notre fantaisie de croire que la scène suivante se rapporte à quelque circonstance fugitive de la liaison dont elle aurait marqué le plus vif et le plus aimable moment. Quoi qu'il en soit, le tableau que Farcy a tracé de souvenir est un chef-d'oeuvre de délicatesse, d'attendrissement gracieux, de naturel choisi, d'art simple et vraiment attique: Platon ou Bernardin de Saint-Pierre n'auraient pas conté autrement.
«19 juin.—Hélène se tut, mais ses joues se couvrirent de rougeur; elle lança sur Ghérard un regard plein de dédain, tandis que ses lèvres se contractaient, agitées par la colère. Elle retomba sur le divan, à demi assise, à demi couchée, appuyant sa tête sur une main, tandis que l'autre était fort occupée à ramener les plis de sa robe.—Ghérard jeta les yeux sur elle; à l'instant toute sa colère se changea en confusion. Il vint à quelques pas d'elle, s'appuyant sur la cheminée, ému et inquiet. Après un moment de silence: «Hélène, lui dit-il d'une voix troublée, je vous ai affligée, et pourtant je vous jure...»—«Moi, monsieur? non, vous ne m'avez point affligée; vos offenses n'ont pas ce pouvoir sur moi.»—«Hélène, eh bien! oui, j'ai eu tort de parler ainsi, je l'avoue; mais pardonnez-moi...»—«Vous pardonner!... Je n'ai pour vous ni ressentiment ni pardon, et j'ai déjà oublié vos paroles.»
«Ghérard s'approcha vivement d'elle:—«Hélène, lui dit-il en cherchant à s'emparer de sa main: pour un mot dont je me repens...»—«Laissez-moi, lui dit-elle en retirant sa main: faudra-t-il que je m'enfuie, et ne vous suffit-il pas d'une injure?»
«Ghérard s'en revint tristement à la cheminée, cachant son front dans ses mains, puis tout à coup se retourna, les yeux humides de larmes; il se jeta à ses pieds, et ses mains s'avançaient vers elle, de sorte qu'il la serrait presque dans ses bras.
«Oui, s'écria-t-il, je vous ai offensée, je le sais bien; oui, je suis rude, grossier; mais je vous aime, Hélène; oh! cela, je vous défie d'en douter. Et si vous n'avez pas pitié de moi, vous qui êtes si bonne, Hélène, qui réconciliez ceux qui se haïssent...» Et voyant qu'elle se défendait faiblement: «Dites que vous me pardonnez! Faites-moi des reproches, punissez-moi, châtiez-moi, j'ai tout mérité. Oui, vous devez me châtier comme un enfant grossier. Hélène, dit-il en osant poser son visage sur ses genoux, si vous me frappez, alors je croirai qu'après m'avoir puni, vous me pardonnez.»
«Ghérard était beau; une de ses joues s'appuyait sur les genoux d'Hélène, tandis que l'autre s'offrait ainsi à la peine. Il était là, tombé à ses pieds avec grâce, et elle ne se sentit pas la force de l'obliger à s'éloigner. Elle leva la main et l'abaissa vers son visage; puis sa tête s'abaissa elle-même avec sa main: elle sourit doucement en le voyant ainsi penché sans être vue de lui. Et sans le vouloir, et en se laissant aller à son coeur et à sa pensée, qui achevaient le tableau commencé devant ses yeux, sur le visage de Ghérard, au lieu de sa main, elle posa ses lèvres.
«Elle se leva au même instant, effrayée de ce qu'elle avait fait, et cherchant à se dégager des bras de Ghérard qui l'avaient enlacée. Le coeur de Ghérard nageait dans la joie, et ses yeux rayonnants allaient chercher les yeux d'Hélène sous leurs paupières abaissées. «Oh! ma belle amie, lui dit-il en la retenant, comme un bon chrétien, j'aurais baisé la main qui m'eût frappé; voudriez-vous m'empêcher d'achever ma pénitence?» Et plus hardi à mesure qu'elle était plus confuse, il la serra dans ses bras, et il rendit à ses lèvres qui fuyaient les siennes, le baiser qu'il en avait reçu.
«Elle alla s'asseoir à quelques pas de lui, et l'heureux Ghérard, pour dissiper le trouble qu'il avait causé, commença à l'entretenir de ses projets pour le lendemain, auxquels il voulait l'associer.—«Ghérard, lui dit-elle après un long silence, ces folies d'aujourd'hui, oubliez-les, je vous en prie, et n'abusez pas d'un moment...»—«Ah! dit Ghérard, que le Ciel me punisse si jamais je l'oublie! Mais vous, oh! promettez-moi que cet instant passé, vous ne vous en souviendrez pas pour me faire expier à force de froideur et de réserve un bonheur si grand. Et moi, ma belle amie, vous m'avez mis à une école trop sévère pour que je ne tremble pas de paraître fier d'une faveur.»
«Eh bien! je vous le promets, dit-elle en souriant; soyez donc sage.» Et Ghérard le lui jura, en baisant sa main qu'il pressa sur son coeur.»
Durant les deux derniers mois de sa vie, Farcy avait loué une petite maison dans le charmant vallon d'Aulnay, près de Fontenay-aux-Roses où l'appelaient ses occupations. Cette convenance, la douceur du lieu, le voisinage des bois, l'amitié de quelques habitants du vallon, peut-être aussi le souvenir des noms célèbres qui ont passé là, les parfums poétiques que les camélias de Chateaubriand ont laissés alentour, tout lui faisait d'Aulnay un séjour de bonne, de simple et délicieuse vie. Il réalisait pour son compte le voeu qu'un poëte de ses amis avait laissé échapper autrefois en parcourant ce joli paysage:
Que ce vallon est frais, et que j'y voudrais vivre!
Le matin, loin du bruit, quel bonheur d'y poursuivre
Mon doux penser d'hier qui, de mes doigts tressé,
Tiendrait mon lendemain à la veille enlacé!
Là, mille fleurs sans nom, délices de l'abeille;
Là, des prés tout remplis de fraise et de groseille;
Des bouquets de cerise aux bras des cerisiers;
Des gazons pour tapis, pour buissons des rosiers;
Des châtaigniers en rond sous le coteau des aulnes;
Les sentiers du coteau mêlant leurs sables jaunes
Au vert doux et touffu des endroits non frayés,
Et grimpant au sommet le long des flancs rayés;
Aux plaines d'alentour, dans des foins, de vieux saules
Plus qu'à demi noyés, et cachant leurs épaules
Dans leurs cheveux pendants, comme on voit des nageurs;
De petits horizons nuancés de rougeurs;
De petits fonds riants, deux ou trois blancs villages
Entrevus d'assez loin à travers des feuillages;
Oh! que j'y voudrais vivre, au moins vivre un printemps,
Loin de Paris, du bruit des propos inconstants,
Vivre sans souvenir!.........
Dans cette retraite heureuse et variée, l'âme de Farcy s'ennoblissait de jour en jour; son esprit s'élevait, loin des fumées des sens, aux plus hautes et aux plus sereines pensées. La politique active et quotidienne ne l'occupait que médiocrement, et sans doute, la veille des Ordonnances, il en était encore à ses méditations métaphysiques et morales, ou à quelque lecture, comme celle des Harmonies, dans laquelle il se plongeait avec enivrement. Nous extrayons religieusement ici les dernières pensées écrites sur son journal; elles sont empreintes d'un instinct inexplicable et d'un pressentiment sublime:
«Chacun de nous est un artiste qui a été chargé de sculpter lui-même sa statue pour son tombeau, et chacun de nos actes est un des traits dont se forme notre image. C'est à la nature à décider si ce sera la statue d'un adolescent, d'un homme mûr ou d'un vieillard. Pour nous, tâchons seulement qu'elle soit belle et digne d'arrêter les regards. Du reste, pourvu que les formes en soient nobles et pures, il importe peu que ce soit Apollon ou Hercule, la Diane chasseresse ou la Vénus de Praxitèle.»
«Voyageur, annonce à Sparte que nous sommes morts ici pour obéir à ses saints commandements.»
«Ils moururent irréprochables dans la guerre comme dans l'amitié79.»
«Ici reposent les cendres de don Juan Diaz Porlier, général des armées espagnoles, qui a été heureux dans ce qu'il a entrepris contre les ennemis de son pays, mais qui est mort victime des dissensions civiles.»
Peut-être, après tout, ces nobles épitaphes de héros ne lui revinrent-elles à l'esprit que le mardi, dans l'intervalle des Ordonnances à l'insurrection, et comme un écho naturel des héroïques battements de son coeur. Le mercredi, vers les deux heures après midi, à la nouvelle du combat, il arrivait à Paris, rue d'Enfer, chez son ami Colin, qui se trouvait alors en Angleterre. Il alla droit à une panoplie d'armes rares suspendue dans le cabinet de son ami, et il se munit d'un sabre, d'un fusil et de pistolets. Madame Colin essayait de le retenir et lui recommandait la prudence: «Eh! qui se dévouera, madame, lui répondit-il, si nous, qui n'avons ni femme ni enfants, nous ne bougeons pas?» Et il sortit pour parcourir la ville. L'aspect du mouvement lui parut d'abord plus incertain qu'il n'aurait souhaité; il vit quelques amis: les conjectures étaient contradictoires. Il courut au bureau du Globe, et de là à la maison de santé de M. Pinel, à Chaillot, où M. Dubois, rédacteur en chef du journal, était détenu. Les troupes royales occupaient les Champs-Élysées, et il lui fallut passer la nuit dans l'appartement de M. Dubois. Son idée fixe, sa crainte était le manque de direction; il cherchait les chefs du mouvement, des noms signalés, et il n'en trouvait pas. Il revint le jeudi de grand matin à la ville, par le faubourg et la rue Saint-Honoré, de compagnie avec M. Magnin; chemin faisant, la vue de quelques cadavres lui remit la colère au coeur et aussi l'espoir. Arrivé à la rue Dauphine, il se sépara de M. Magnin en disant: «Pour moi, je vais reprendre mon fusil que j'ai laissé ici près, et me battre.» Il revit pourtant dans la matinée M. Cousin, qui voulut le retenir à la mairie du onzième arrondissement, et M. Géruzez, auquel il dit cette parole d'une magnanime équité: «Voici des événements dont, plus que personne, nous profiterons; c'est donc à nous d'y prendre part et d'y aider80.» Il se porta avec les attaquants vers le Louvre, du côté du Carrousel; les soldats royaux faisaient un feu nourri dans la rue de Rohan, du haut d'un balcon qui est à l'angle de cette rue et de la rue Saint-Honoré; Farcy, qui débouchait au coin de la rue de Rohan et de celle de Montpensier, tomba l'un des premiers, atteint de haut en bas d'une balle dans la poitrine. C'est là, et non, comme on l'a fait, à la porte de l'hôtel de Nantes, que devrait être placée la pierre funéraire consacrée à sa mémoire. Farcy survécut près de deux heures à sa blessure. M. Littré, son ami, qui combattait au même rang et aux pieds duquel il tomba, le fit transporter à la distance de quelques pas, dans la maison du marchand de vin, et le hasard lui amena précisément M. Loyson, jeune chirurgien de sa connaissance. Mais l'art n'y pouvait rien: Farcy parla peu, bien qu'il eût toute sa présence d'esprit. M. Loyson lui demanda s'il désirait faire appeler quelque parent, quelque ami; Farcy dit qu'il ne désirait personne; et comme M. Loyson insistait, le mourant nomma un ami qu'on ne trouva pas chez lui, et qui ne fut pas informé à temps pour venir. Une fois seulement, à un bruit plus violent qui se faisait dans la rue, il parut craindre que le peuple n'eût le dessous et ne fût refoulé; on le rassura; ce furent ses dernières paroles; il mourut calme et grave, recueilli en lui-même, sans ivresse comme sans regret. (29 juillet 1830.)
Note 80: (retour) C'est tout à fait le même raisonnement généreux qui anime, dans Homère, Sarpédon s'adressant à Glaucus au moment de l'assaut du camp (Iliade, XII): «O Glaucus, pourquoi sommes-nous entre tous honorés en Lycie et par le siége, et par les mets et les coupes d'honneur? pourquoi tous nous considèrent-ils comme des dieux, et à quel titre, aux rives du Xanthe, possédons-nous notre grand domaine, riche en vergers et en terres fécondes? C'est pour cela qu'aujourd'hui il nous faut faire tête au premier rang des Lyciens, et nous lancer au feu de la mêlée, afin qu'au moins chacun des nôtres dise, etc., etc...» Pour Farcy les avantages à conquérir avaient certes moins de splendeur, et le grand domaine, c'eût été une chaire. Mais plus le prix reste bourgeois, et plus est noble l'héroïsme, ou, pour l'appeler par son vrai nom, plus est pur le sentiment du devoir.
Le corps fut transporté et inhumé au Père-Lachaise, dans la partie du cimetière où reposent les morts de Juillet. Plusieurs personnes, et entre autres M. Guigniaut, prononcèrent de touchants adieux.
Les amis de Farcy n'ont pas été infidèles au culte de la noble victime; ils lui ont élevé un monument funéraire qui devra être replacé au véritable endroit de sa chute. M. Colin a vivement reproduit ses traits sur la toile. M. Cousin lui a dédié sa traduction des Lois de Platon, se souvenant que Farcy était mort en combattant pour les lois. Et nous, nous publions ses vers, comme on expose de pieuses reliques81.
Note 81: (retour) Deux poëtes généreux et délicats, dont l'un avait connu Farcy et dont l'autre l'avait vu seulement, MM. Antony Deschamps et Brizeux, ont consacré à sa mémoire des vers que nous n'avons garde d'omettre dans cette liste d'hommages funèbres. Voici ceux de M. Deschamps:
Que ne suis-je couché dans un tombeau profond,
Percé comme Farcy d'une balle de plomb,
Lui dont l'âme était pure, et si pure la vie,
Sans troubles ni remords également suivie!
Lui qui, lorsque j'étais dans l'île Procida,
Sur le bord de la mer un matin m'aborda,
Me parla de Paris, de nos amis de France,
De Rome qu'il quittait, puis de quelque souffrance...
Et s'asseyant au seuil d'une blanche maison,
Lut dans André Chénier: O Sminthée Apollon!
Et quand il eut fini cette belle lecture,
Ému par le climat et la douce nature,
Se leva brusquement, et me tendant la main,
Grimpa, comme un chevreau, sur le coteau voisin.
M. Brizeux a dit:
A LA MÉMOIRE DE GEORGE FARCY.
Il adorait
La France, la Poésie et la Philosophie.
Que la patrie conserve son nom!
(Victor Cousin.)
Oui! toujours j'enviai, Farcy, de te connaître,
Toi que si jeune encore on citait comme un maître.
Pauvre coeur qui d'un souffle, hélas! t'intimidais,
Attentif à cacher l'or pur que tu gardais!
Un soir, en nous parlant de Naple et de ses grèves,
Beaux pays enchantés où se plaisaient tes rêves,
Ta bouche eut un instant la douceur de Platon;
Tes amis souriaient,... lorsque, changeant de ton,
Tu devins brusque et sombre, et te mordis la lèvre,
Fantasque, impatient, rétif comme la chèvre!
Ainsi tu te plaisais à secouer la main
Qui venait sur ton front essuyer ton chagrin.
Que dire? le linceul aujourd'hui te recouvre,
Et, j'en ai peur, c'est lui que tu cherchais au Louvre.
Paix à toi, noble coeur! ici tu fus pleuré
Par un ami bien vrai, de toi-même ignoré;
Là-haut, réjouis-toi! Platon parmi les Ombres
Te dit le Verbe pur, Pythagore les Nombres.
Mais s'il nous est permis de parler un moment en notre propre nom, disons-le avec sincérité, le sentiment que nous inspire la mémoire de Farcy n'est pas celui d'un regret vulgaire; en songeant à la mort de notre ami, nous serions tenté plutôt de l'envier. Que ferait-il aujourd'hui, s'il vivait? que penserait-il? que sentirait-il? Ah! certes, il serait encore le même, loyal, solitaire, indépendant, ne jurant par aucun parti, s'engouant peu pour tel ou tel personnage; au lieu de professer la philosophie chez M. Morin, il la professerait dans un Collége royal; rien d'ailleurs ne serait changé à sa vie modeste, ni à ses pensées; il n'aurait que quelques illusions de moins, et ce désappointement pénible que le régime héritier de la Révolution de Juillet fait éprouver à toutes les âmes amoureuses d'idées et d'honneur82. Il aurait foi moins que jamais aux hommes; et, sans désespérer des progrès d'avenir, il serait triste et dégoûté dans le présent. Son stoïcisme se serait réfugié encore plus avant dans la contemplation silencieuse des choses; la réalité pratique, indigne de le passionner, ne lui apparaîtrait de jour en jour davantage que sous le côté médiocre des intérêts et du bien-être; il s'y accommoderait en sage, avec modération; mais cela seul est déjà trop: la tiédeur s'ensuit à la longue; fatigué d'enthousiasme, une sorte d'ironie involontaire, comme chez beaucoup d'esprits supérieurs, l'aurait peut-être gagné avec l'âge: il a mieux fait de bien mourir!—Disons seulement, en usant d'un mot du choeur antique: «Ah! si les belles et bonnes âmes comme la sienne pouvaient avoir deux jeunesses83!»
Note 82: (retour) Ce mot est dur pour la monarchie de Juillet; je ne l'aurais pas écrit plus tard; et pourtant il exprime un sentiment que bien des hommes de ma génération partagèrent. Et cette monarchie, malgré ses mérites raisonnés, ne put jamais s'absoudre de cette tâche originelle qui la fit sembler peureuse et circonspecte à l'excès en naissant. On est coupable en France, quelque intérêt qu'on allègue, si l'on manque, faute d'élan, certains moments de grandeur et de gloire qui ne se retrouvent plus. Il n'est qu'un temps pour la jeunesse: nous avions lieu, en 1830, d'espérer pour la nôtre un régime plus actif et plus généreux que celui de la parole. Nous fûmes refoulés et nous souffrîmes. La littérature me consola.
Juin 1831.
NOTE.—Bien des années après avoir écrit cette Notice, j'ai reçu de M. Géruzez, héritier des papiers de Farcy, la communication d'une note qui me concernait moi-même, et qui m'a montré que Farcy avait bien voulu s'occuper de mes essais poétiques d'alors: il y juge Joseph Delorme et les Consolation, d'une manière psychologique et morale qui est à lui. Ce jugement est assez favorable pour que je m'en honore, et il est à la fois assez sévère pour que j'ose le reproduire ici:
«Dans le premier ouvrage (dans Joseph Delorme), dit-il, c'était une âme flétrie par des études trop positives et par les habitudes des sens qui emportent un jeune homme timide, pauvre, et en même temps délicat et instruit; car ces hommes ne pouvant se plaire à une liaison continuée où on ne leur rapporte en échange qu'un esprit vulgaire et une âme façonnée à l'image de cet esprit, ennuyés et ennuyeux auprès de telles femmes, et d'ailleurs ne pouvant plaire plus haut ni par leur audace ni par des talents encore cachés, cherchent le plaisir d'une heure qui amène le dégoût de soi-même. Ils ressemblent à ces femmes bien élevées et sans richesses, qui ne peuvent souffrir un époux vulgaire, et à qui une union mieux assortie est interdite par la fortune.
«Il y a une audace et un abandon dans la confidence des mouvements d'un pareil coeur, bien rares en notre pays et qui annoncent le poëte.
«Aujourd'hui (dans les Consolations) il sort de sa débauche et de son ennui; son talent mieux connu, une vie littéraire qui ressemble à un combat, lui ont donné de l'importance et l'ont sauvé de l'affaissement. Son âme honnête et pure a ressenti cette renaissance avec tendresse, avec reconnaissance. Il s'est tourné vers Dieu d'où vient la paix et la joie.
«Il n'est pas sorti de son abattement par une violente secousse: c'est un esprit trop analytique, trop réfléchi, trop habitué à user ses impressions en les commentant, à se dédaigner lui-même en s'examinant beaucoup; il n'a rien en lui pour être épris éperdument et pousser sa passion avec emportement et audace; plus tard peut-être: aujourd'hui il cherche, il attend et se défie.
«Mais son coeur lui échappe et s'attache à une fausse image de l'amour. L'étude, la méditation religieuse, l'amitié l'occupent si elles ne le remplissent pas, et détournent ses affections. La pensée de l'art noblement conçu le soutient et donne à ses travaux une dignité que n'avaient pas ses premiers essais, simples épanchements de son âme et de sa vie habituelle.—Il comprend tout, aspire à tout, et n'est maître de rien ni de lui-même. Sa poésie a une ingénuité de sentiments et d'émotions qui s'attachent à des objets pour lesquels le grand nombre n'a guère de sympathie, et où il y a plutôt travers d'esprit ou habitudes bizarres de jeune homme pauvre et souffreteux, qu'attachement naturel et poétique. La misère domestique vient gémir dans ses vers à côté des élans d'une noble âme et causer ce contraste pénible qu'on retrouve dans certaines scènes de Shakspeare (Lear, etc), qui excite notre pitié, mais non pas une émotion plus sublime.
«Ces goûts changeront; cette sincérité s'altérera; le poëte se révélera avec plus de pudeur, il nous montrera les blessures de son âme, les pleurs de ses yeux, mais non plus les flétrissures livides de ses membres, les égarements obscurs de ses sens, les haillons de son indigence morale. Le libertinage est poétique quand c'est un emportement du principe passionné en nous, quand c'est philosophie audacieuse, mais non quand il n'est qu'un égarement furtif, une confession honteuse. Cet état convient mieux au pécheur qui va se régénérer; il va plus mal au poëte qui doit toujours marcher simple et le front levé; à qui il faut l'enthousiasme ou les amertumes profondes de la passion.
«L'auteur prend encore tous ses plaisirs dans la vie solitaire, mais il y est ramené par l'ennui de ce qui l'entoure, et aussi effrayé par l'immensité où il se plonge en sortant de lui-même. En rentrant dans sa maison, il se sent plus à l'aise, il sent plus vivement par le contraste; il chérit son étroit horizon où il est à l'abri de ce qui le gêne, où son esprit n'est pas vaguement égaré par une trop vaste perspective. Mais si la foule lui est insupportable, le vaste espace l'accable encore, ce qui est moins poétique. Il n'a pas pris assez de fierté et d'étendue pour dominer toute cette nature, pour l'écouter, la comprendre, la traduire dans ses grands spectacles. Sa poésie par là est étroite, chétive, étouffée: on n'y voit pas un miroir large et pur de la nature dans sa grandeur, la force et la plénitude de sa vie: ses tableaux manquent d'air et de lointains fuyants.
«Il s'efforce d'aimer et de croire, parce que c'est là-dedans qu'est le poëte: mais sa marche vers ce sentiment est critique et logique, si je puis ainsi dire. Il va de l'amitié à l'amour comme il a été de l'incrédulité à l'élan vers Dieu.
«Cette amitié n'est ni morale ni poétique...»
Ici s'arrête la note inachevée. Si jamais le troisième Recueil qui fait suite immédiatement aux Consolations et à Joseph Delorme, et qui n'est que le développement critique et poétique des mêmes sentiments dans une application plus précise, vient à paraître (ce qui ne saurait avoir lieu de longtemps), il me semble, autant qu'on peut prononcer sur soi-même, que le jugement de Farcy se trouvera en bien des points confirmé.
DIDEROT
J'ai toujours aimé les correspondances, les conversations, les pensées, tous les détails du caractère, des moeurs, de la biographie, en un mot, des grands écrivains; surtout quand cette biographie comparée n'existe pas déjà rédigée par un autre, et qu'on a pour son propre compte à la construire, à la composer. On s'enferme pendant une quinzaine de jours avec les écrits d'un mort célèbre, poëte ou philosophe; on l'étudie, on le retourne, on l'interroge à loisir; on le fait poser devant soi; c'est presque comme si l'on passait quinze jours à la campagne à faire le portrait ou le buste de Byron, de Scott, de Goethe; seulement on est plus à l'aise avec son modèle, et le tête-à-tête, en même temps qu'il exige un peu plus d'attention, comporte beaucoup plus de familiarité. Chaque trait s'ajoute à son tour, et prend place de lui-même dans cette physionomie qu'on essaye de reproduire; c'est comme chaque étoile qui apparaît successivement sous le regard et vient luire à son point dans la trame d'une belle nuit. Au type vague, abstrait, général, qu'une première vue avait embrassé, se mêle et s'incorpore par degrés une réalité individuelle, précise, de plus en plus accentuée et vivement scintillante; on sent naître, on voit venir la ressemblance; et le jour, le moment où l'on a saisi le tic familier, le sourire révélateur, la gerçure indéfinissable, la ride intime et douloureuse qui se cache en vain sous les cheveux déjà clair-semés,—à ce moment l'analyse disparaît dans la création, le portrait parle et vit, on a trouvé l'homme. Il y a plaisir en tout temps à ces sortes d'études secrètes, et il y aura toujours place pour les productions qu'un sentiment vif et pur en saura tirer. Toujours, nous le croyons, le goût et l'art donneront de l'à-propos et quelque durée aux oeuvres les plus courtes, et les plus individuelles, si, en exprimant une portion même restreinte de la nature et de la vie, elles sont marquées de ce sceau unique de diamant, dont l'empreinte se reconnaît tout d'abord, qui se transmet inaltérable et imperfectible à travers les siècles, et qu'on essayerait vainement d'expliquer ou de contrefaire. Les révolutions passent sur les peuples, et font tomber les rois comme des têtes de pavots; les sciences s'agrandissent et accumulent; les philosophies s'épuisent; et cependant la moindre perle, autrefois éclose du cerveau de l'homme, si le temps et les barbares ne l'ont pas perdue en chemin, brille encore aussi pure aujourd'hui qu'à l'heure de sa naissance. On peut découvrir demain toute l'Égypte et toute l'Inde, lire au coeur des religions antiques, en tenter de nouvelles, l'ode d'Horace à Lycoris n'en sera, ni plus ni moins, une de ces perles dont nous parlons. La science, les philosophies, les religions sont là, à côté, avec leurs profondeurs et leurs gouffres souvent insondables; qu'importe? elle, la perle limpide et une fois née, se voit fixe au haut de son rocher, sur le rivage, dominant cet océan qui remue et varie sans cesse; plus humide, plus cristalline, plus radieuse au soleil après chaque tempête. Ceci ne veut pas dire au moins que la perle et l'océan d'où elle est sortie un jour ne soient pas liés par beaucoup de rapports profonds et mystérieux, ou, en d'autres termes, que l'art soit du tout indépendant de la philosophie, de la science et des révolutions d'alentour. Oh! pour cela, non; chaque océan donne ses perles, chaque climat les mûrit diversement et les colore; les coquillages du golfe Persique ne sont pas ceux de l'Islande. Seulement l'art, dans la force de génération qui lui est propre, a quelque chose de fixe, d'accompli, de définitif, qui crée à un moment donné et dont le produit ne meurt plus; qui ne varie pas avec les niveaux; qui n'expire ni ne grossit avec les vagues; qui ne se mesure ni au poids ni à la brasse, et qui, au sein des courants les plus mobiles, organise une certaine quantité de touts, grands et petits, dont les plus choisis et les mieux venus, une fois extraits de la masse flottante, n'y peuvent jamais rentrer. C'est ce qui doit consoler et soutenir les artistes jetés en des jours d'orages. Partout il y a moyen pour eux de produire quelque chose; peu ou beaucoup, l'essentiel est que ce quelque chose soit le mieux, et porte en soi, précieusement gravée à l'un des coins, la marque éternelle. Voilà ce que nous avions besoin de nous dire avant de nous remettre, nous, critique littéraire, à l'étude curieuse de l'art, et à l'examen attentif des grands individus du passé; il nous a semblé que, malgré ce qui a éclaté dans le monde et ce qui s'y remue encore, un portrait de Regnier, de Boileau, de La Fontaine, d'André Chénier, de l'un de ces hommes dont les pareils restent de tout temps fort rares, ne serait pas plus une puérilité aujourd'hui qu'il y a un an; et en nous prenant cette fois à Diderot philosophe et artiste, en le suivant de près dans son intimité attrayante, en le voyant dire, en l'écoutant penser aux heures les plus familières, nous y avons gagné du moins, outre la connaissance d'un grand homme de plus, d'oublier pendant quelques jours l'affligeant spectacle de la société environnante, tant de misère et de turbulence dans les masses, un si vague effroi, un si dévorant égoïsme dans les classes élevées, les gouvernements sans idées ni grandeur, des nations héroïques qu'on immole, le sentiment de patrie qui se perd et que rien de plus large ne remplace, la religion retombée dans l'arène d'où elle a le monde à reconquérir, et l'avenir de plus en plus nébuleux, recélant un rivage qui n'apparaît pas encore.
Il n'en était pas tout à fait ainsi du temps de Diderot. L'oeuvre de destruction commençait alors à s'entamer au vif dans la théorie philosophique et politique; la tâche, malgré les difficultés du moment, semblait fort simple; les obstacles étaient bien tranchés, et l'on se portait à l'assaut avec un concert admirable et des espérances à la fois prochaines et infinies. Diderot, si diversement jugé, est de tous les hommes du XVIIIe siècle celui dont la personne résume le plus complétement l'insurrection philosophique avec ses caractères les plus larges et les plus contrastés. Il s'occupa peu de politique, et la laissa à Montesquieu, à Jean-Jacques et à Raynal; mais en philosophie il fut en quelque sorte l'âme et l'organe du siècle, le théoricien dirigeant par excellence. Jean-Jacques était spiritualiste, et par moments une espèce de calviniste socinien: il niait les arts, les sciences, l'industrie, la perfectibilité, et par toutes ces faces heurtait son siècle plutôt qu'il ne le réfléchissait. Il faisait, à plusieurs égards, exception dans cette société libertine, matérialiste et éblouie de ses propres lumières. D'Alembert était prudent, circonspect, sobre et frugal de doctrine, faible et timide de caractère, sceptique en tout ce qui sortait de la géométrie; ayant deux paroles, une pour le public, l'autre dans le privé, philosophe de l'école de Fontenelle; et le XVIIIe siècle avait l'audace au front, l'indiscrétion sur les lèvres, la foi dans l'incrédulité, le débordement des discours, et lâchait la vérité et l'erreur à pleines mains. Buffon ne manquait pas de foi en lui-même et en ses idées, mais il ne les prodiguait pas; il les élaborait à part, et ne les émettait que par intervalles, sous une forme pompeuse dont la magnificence était à ses yeux le mérite triomphant. Or, le XVIIIe siècle passe avec raison pour avoir été prodigue d'idées, familier et prompt, tout à tous, ne haïssant pas le déshabillé; et quand il s'était trop échauffé en causant de verve, en dissertant dans le salon pour ou contre Dieu, ma foi! il ne se faisait pas faute alors, le bon siècle, d'ôter sa perruque, comme l'abbé Galiani, et de la suspendre au dos d'un fauteuil. Condillac, si vanté depuis sa mort pour ses subtiles et ingénieuses analyses, ne vécut pas au coeur de son époque, et n'en représente aucunement la plénitude, le mouvement et l'ardeur. Il était cité avec considération par quelques hommes célèbres; d'autres l'estimaient d'assez mince étoffe. En somme, on s'occupait peu de lui; il n'avait guère d'influence. Il mourut dans l'isolement, atteint d'une sorte de marasme causé par l'oubli. Juger la philosophie du XVIIIe siècle d'après Condillac, c'est se décider d'avance à la voir tout entière dans une psychologie pauvre et étriquée. Quelque état qu'on en fasse, elle était plus forte que cela. Cabanis et M. de Tracy, qui ont beaucoup insisté, comme par précaution oratoire, sur leur filiation avec Condillac, se rattachent bien plus directement, pour les solutions métaphysiques d'origine et de fin, de substance et de cause, pour les solutions physiologiques d'organisation et de sensibilité, à Condorcet, à d'Holbach, à Diderot; et Condillac est précisément muet sur ces énigmes, autour desquelles la curiosité de son siècle se consuma. Quant à Voltaire, meneur infatigable, d'une aptitude d'action si merveilleuse, et philosophe pratique en ce sens, il s'inquiéta peu de construire ou même d'embrasser toute la théorie métaphysique d'alors; il se tenait au plus clair, il courait au plus pressé, il visait au plus droit, ne perdant aucun de ses coups, harcelant de loin les hommes et les dieux, comme un Parthe, sous ses flèches sifflantes. Dans son impitoyable verve de bon sens, il alla même jusqu'à railler à la légère les travaux de son époque à l'aide desquels la chimie et la physiologie cherchaient à éclairer les mystères de l'organisation. Après la Théodicée de Leibnitz, les anguilles de Needham lui paraissaient une des plus drôles imaginations qu'on pût avoir. La faculté philosophique du siècle avait donc besoin, pour s'individualiser en un génie, d'une tête à conception plus patiente et plus sérieuse que Voltaire, d'un cerveau moins étroit et moins effilé que Condillac; il lui fallait plus d'abondance, de source vive et d'élévation solide que dans Buffon, plus d'ampleur et de décision fervente que chez d'Alembert, une sympathie enthousiaste pour les sciences, l'industrie et les arts, que Rousseau n'avait pas. Diderot fut cet homme; Diderot, riche et fertile nature, ouverte à tous les germes, et les fécondant en son sein, les transformant presque au hasard par une force spontanée et confuse; moule vaste et bouillonnant où tout se fond, où tout se broie, où tout fermente; capacité la plus encyclopédique qui fût alors, mais capacité active, dévorante à la fois et vivifiante, animant, embrasant tout ce qui y tombe, et le renvoyant au dehors dans des torrents de flamme et aussi de fumée; Diderot, passant d'une machine à bas qu'il démonte et décrit, aux creusets de d'Holbach et de Rouelle, aux considérations de Bordeu; disséquant, s'il le veut, l'homme et ses sens aussi dextrement que Condillac, dédoublant le fil de cheveu le plus ténu sans qu'il se brise, puis tout d'un coup rentrant au sein de l'être, de l'espace, de la nature, et taillant en plein dans la grande géométrie métaphysique quelques larges lambeaux, quelques pages sublimes et lumineuses que Malebranche ou Leibnitz auraient pu signer avec orgueil s'ils n'eussent été chrétiens84; esprit d'intelligence, de hardiesse et de conjecture, alternant du fait à la rêverie, flottant de la majesté au cynisme, bon jusque dans son désordre, un peu mystique dans son incrédulité, et auquel il n'a manqué, comme à son siècle, pour avoir l'harmonie, qu'un rayon divin, un fiat lux, une idée régulatrice, un Dieu85.
Tel devait être, au XVIIIe siècle, l'homme fait pour présider à l'atelier philosophique, le chef du camp indiscipliné des penseurs, celui qui avait puissance pour les organiser en volontaires, les rallier librement, les exalter, par son entrain chaleureux, dans la conspiration contre l'ordre encore subsistant. Entre Voltaire, Buffon, Rousseau et d'Holbach, entre les chimistes et les beaux-esprits, entre les géomètres, les mécaniciens et les littérateurs, entre ces derniers et les artistes, sculpteurs ou peintres, entre les défenseurs du goût ancien et les novateurs comme Sedaine, Diderot fut un lien. C'était lui qui les comprenait le mieux tous ensemble et chacun isolément, qui les appréciait de meilleure grâce, et les portait le plus complaisamment dans son coeur; qui, avec le moins de personnalité et de quant-à-soi, se transportait le plus volontiers de l'un à l'autre. Il était donc bien propre à être le centre mobile, le pivot du tourbillon; à mener la ligue à l'attaque avec concert, inspiration et quelque chose de tumultueux et de grandiose dans l'allure. La tête haute et un peu chauve, le front vaste, les tempes découvertes, l'oeil en feu ou humide d'une grosse larme, le cou nu et, comme il l'a dit, débraillé, le dos bon et rond, les bras tendus vers l'avenir; mélange de grandeur et de trivialité, d'emphase et de naturel, d'emportement fougueux et d'humaine sympathie; tel qu'il était, et non tel que l'avaient gâté Falconet et Vanloo, je me le figure dans le mouvement théorique du siècle, précédant dignement ces hommes d'action qui ont avec lui un air de famille, ces chefs d'un ascendant sans morgue, d'un héroïsme souillé d'impur, glorieux malgré leurs vices, gigantesques dans la mêlée, au fond meilleurs que leur vie: Mirabeau, Danton, Kléber.
Denis Diderot était né à Langres, en octobre 1713, d'un père coutelier. Depuis deux cents ans cette profession se transmettait par héritage dans la famille avec les humbles vertus, la piété, le sens et l'honneur des vieux temps. Le jeune Denis, l'aîné des enfants, fut d'abord destiné à l'état ecclésiastique, pour succéder à un oncle chanoine. On le mit de bonne heure aux Jésuites de la ville, et il y fit de rapides progrès. Ces premières années, cette vie de famille et d'enfance, qu'il aimait à se rappeler et qu'il a consacrée en plusieurs endroits de ses écrits, laissèrent dans sa sensibilité de profondes empreintes. En 1760, au Grandval, chez le baron d'Holbach, partagé entre la société la plus séduisante et les travaux de philosophie ancienne qu'il rédigeait pour l'Encyclopédie, ces circonstances d'autrefois lui revenaient à l'esprit avec larmes; il remontait par la rêverie le cours de sa triste et tortueuse compatriote, la Marne, qu'il retrouvait là, sous ses yeux, au pied des coteaux de Chenevières et de Champigny; son coeur nageait dans les souvenirs, et il écrivait à son amie, mademoiselle Voland: «Un des moments les plus doux de ma vie, ce fut, il y a plus de trente ans, et je m'en souviens comme d'hier, lorsque mon père me vit arriver du collège, les bras chargés des prix que j'avais remportés, et les épaules chargées des couronnes qu'on m'avait décernées, et qui, trop larges pour mon front, avaient laissé passer ma tête. Du plus loin qu'il m'aperçut, il laissa son ouvrage, il s'avança sur sa porte et se mit à pleurer. C'est une belle chose qu'un homme de bien et sévère, qui pleure!» Madame de Vandeul, fille unique et si chérie de Diderot, nous a laissé quelques anecdotes sur l'enfance de son père, que nous ne répéterons pas, et qui toutes attestent la vivacité d'impressions, la pétulance, la bonté facile de cette jeune et précoce nature. Diderot a cela de particulier entre les grands hommes du XVIIIe siècle, d'avoir eu une famille, une famille tout à fait bourgeoise, de l'avoir aimée tendrement, de s'y être rattaché toujours avec effusion, cordialité et bonheur. Philosophe à la mode et personnage célèbre, il eut toujours son bon père le forgeron, comme il disait, son frère l'abbé, sa soeur la ménagère, sa chère petite fille Angélique; il parlait d'eux tous délicieusement; il ne fut satisfait que lorsqu'il eut envoyé à Langres son ami Grimm embrasser son vieux père. Je n'ai guère vu trace de rien de pareil chez Jean-Jacques, d'Alembert (et pour cause), le comte de Buffon, ou ce même M. de Grimm, ou M. Arouet de Voltaire.
Les jésuites cherchèrent à s'attacher Diderot; il eut une veine d'ardente dévotion; on le tonsura vers douze ans, et on essaya même un jour de l'enlever de Langres pour disposer de lui plus à l'aise. Ce petit événement décida son père à l'amener à Paris, où il le plaça au collège d'Harcourt. Le jeune Diderot s'y montra bon écolier et surtout excellent camarade. On rapporte que l'abbé de Bernis et lui dînèrent plus d'une fois alors au cabaret à six sous par tête86. Ses études finies, il entra chez un procureur, M. Clément de Ris, son compatriote, pour y étudier le droit et les lois, ce qui l'ennuya bien vite. Ce dégoût de la chicane le brouilla avec son père, qui sentait le besoin de brider, de mater par l'étude un naturel aussi passionné, et qui le pressait de faire choix d'un état quelconque ou de rentrer sous le toit paternel. Mais le jeune Diderot sentait déjà ses forces, et une vocation irrésistible l'entraînait hors des voies communes. Il osa désobéir à ce bon père qu'il vénérait, et seul, sans appui, brouillé avec sa famille (quoique sa mère le secourût sous main et par intervalles), logé dans un taudis, dînant toujours à six sous, le voilà qui tente de se fonder une existence d'indépendance et d'étude; la géométrie et le grec le passionnent, et il rêve la gloire du théâtre. En attendant, tous les genres de travaux qui s'offraient lui étaient bien venus; le métier de journaliste, comme nous l'entendons, n'existait pas alors, sans quoi c'eût été le sien. Un jour, un missionnaire lui commanda six sermons pour les colonies portugaises, et il les fabriqua. Il essaya de se faire le précepteur particulier des fils d'un riche financier, mais cette vie d'assujettissement lui devint insupportable au bout de trois mois. Sa plus sûre ressource était de donner des leçons de mathématiques: il apprenait lui-même tout en montrant aux autres. C'est plaisir de retrouver, dans le Neveu de Hameau, la redingote de peluche grise avec laquelle il se promenait au Luxembourg en été, dans l'allée des Soupirs, et de le voir trottant, au sortir de là, sur le pavé de Paris, en manchettes déchirées et en bas de laine noire recousus par derrière avec du fil blanc. Lui qui regretta plus tard si éloquemment sa vieille robe de chambre, combien davantage ne dut-il pas regretter cette redingote de peluche qui lui eût retracé toute sa vie de jeunesse, de misère et d'épreuves! Comme il l'aurait fièrement suspendue dans son cabinet décoré d'un luxe récent! Comme il se serait écrié à plus juste titre, en voyant cette relique, telle qu'il les aimait: «Elle me rappelle mon premier état, et l'orgueil s'arrête à l'entrée de mon coeur. Non, mon ami, non, je ne suis point corrompu. Ma porte s'ouvre toujours au besoin qui s'adresse à moi, il me trouve la même affabilité; je l'écoute, je le conseille, je le plains. Mon âme ne s'est point endurcie, ma tête ne s'est point relevée; mon dos est bon et rond comme ci-devant. C'est le même ton de franchise, c'est la même sensibilité; mon luxe est de fraîche date, et le poison n'a point encore Agi.» Et que n'eût-il pas ajouté, si l'éternelle redingote de peluche s'était trouvée précisément la même qu'il portait ce jour de mardi gras où, tombé au plus bas de la détresse, épuisé de marche, défaillant d'inanition, secouru par la pitié d'une femme d'auberge, il jura, tant qu'il aurait un sou vaillant, de ne jamais refuser un pauvre, et de tout donner plutôt que d'exposer son semblable à une journée de pareilles tortures?
Note 86: (retour) Diderot, dans l'avertissement qui précède l'Addition à la Lettre sur les Sourds et Muets, déclare qu'il n'a jamais eu l'honneur de voir M. l'abbé de Bernis; mais ceci n'est qu'une feinte. Diderot n'était pas censé auteur de la lettre; et nous devons dire, en biographe scrupuleux, que l'anecdote des joyeux dîners à six sous par tête entre le philosophe adolescent et le futur cardinal ne nous semble pas pour cela moins authentique.
Ses moeurs, au milieu de cette vie incertaine, n'étaient pas ce qu'on pourrait imaginer; on voit, par un aveu qu'il fait à mademoiselle Voland (t. II, p. 108), l'aversion qu'il conçut de bonne heure pour les faciles et dangereux plaisirs. Ce jeune homme, abandonné, nécessiteux, ardent, dont la plume acquit par la suite un renom d'impureté; qui, selon son propre témoignage, possédait assez bien son Pétrone, et des petits madrigaux infâmes de Catulle pouvait réciter les trois quarts sans honte; ce jeune homme échappa à la corruption du vice, et, dans l'âge le plus furieux, parvint à sauver les trésors de ses sens et les illusions de son coeur. Il dut ce bienfait à l'amour. La jeune fille qu'il aima était une demoiselle déchue, une ouvrière pauvre, vivant honnêtement avec sa mère du travail de ses mains. Diderot la connut comme voisine, la désira éperdument, se fit agréer d'elle, et l'épousa malgré les remontrances économiques de la mère; seulement il contracta ce mariage en secret, pour éviter l'opposition de sa propre famille, que trompaient sur son compte de faux rapports. Jean-Jacques, dans ses Confessions, a jugé fort dédaigneusement l'Annette de Diderot, à laquelle il préfère de beaucoup sa Thérèse. Sans nous prononcer entre ces deux compagnes de grands hommes, il paraît en effet que, bonne femme au fond, madame Diderot était d'un caractère tracassier, d'un esprit commun, d'une éducation vulgaire, incapable de comprendre son mari et de suffire à ses affections. Tous ces fâcheux inconvénients, que le temps développa, disparurent alors dans l'éclat de sa beauté. Diderot eut d'elle jusqu'à quatre enfants, dont un seul, une fille, survécut. Après une de ses premières couches, il expédia la mère et sans doute aussi le nourrisson à Langres, près de sa famille, pour forcer la réconciliation. Ce moyen pathétique réussit, et toutes les préventions qui avaient duré des années s'évanouirent en vingt-quatre heures. Cependant, accablé de nouvelles charges, livré à des travaux pénibles, traduisant, aux gages des libraires, quelques ouvrages anglais, une Histoire de la Grèce, un Dictionnaire de Médecine, et méditant déjà l'Encyclopédie, Diderot se désenchanta bien promptement de cette femme, pour laquelle il avait si pesamment grevé son avenir. Madame de Puisieux (autre erreur) durant dix années, mademoiselle Voland, la seule digne de son choix, durant toute la seconde moitié de sa vie, quelques femmes telles que madame de Prunevaux plus passagèrement, l'engagèrent dans des liaisons étroites qui devinrent comme le tissu même de son existence intérieure. Madame de Puisieux fut la première: coquette et aux expédients, elle ajouta aux embarras de Diderot, et c'est pour elle qu'il traduisit l'Essai sur le Mérite et la Vertu, qu'il fit les Pensées philosophiques, l'Interprétation de la Nature, la Lettre sur les Aveugles, et les Bijoux indiscrets, offrande mieux assortie et moins sévère. Madame Diderot, négligée par son mari, se resserra dans ses goûts peu élevés; elle eut son petit monde, ses petits entours, et Diderot ne se rattacha plus tard à son domestique que par l'éducation de sa fille. On comprendra, d'après de telles circonstances, comment celui des philosophes du siècle qui sentit et pratiqua le mieux la moralité de la famille, qui cultiva le plus pieusement les relations de père, de fils, de frère, eut en même temps une si fragile idée de la sainteté du mariage, qui est pourtant le noeud de tout le reste; on saisira aisément sous quelle inspiration personnelle il fit dire à l'O-taïtien dans le Supplément au Voyage de Bougainville: «Rien te paraît-il plus insensé qu'un précepte qui proscrit le changement qui est en nous, qui commande une constance qui n'y peut être, et qui viole la liberté du mâle et de la femelle en les enchaînant pour jamais l'un à l'autre; qu'une fidélité qui borne la plus capricieuse des jouissances à un même individu; qu'un serment d'immutabilité de deux êtres de chair à la face d'un ciel qui n'est pas un instant le même, sous des antres qui menacent ruine, au bas d'une roche qui tombe en poudre, au pied d'un arbre qui se gerce, sur une pierre qui s'ébranle?» Ce fut une singulière destinée de Diderot, et bien explicable d'ailleurs par son exaltation naïve et contagieuse, d'avoir éprouvé ou inspiré dans sa vie des sentiments si disproportionnés avec le mérite véritable des personnes. Son premier, son plus violent amour, l'enchaîna pour jamais à une femme qui n'avait aucune convenance réelle avec lui. Sa plus violente amitié, qui fut aussi passionnée qu'un amour, eut pour objet Grimm, bel esprit fin, piquant, agréable, mais coeur égoïste et sec87. Enfin la plus violente admiration qu'il fit naître lui vint de Naigeon, Naigeon adorateur fétichiste de son philosophe, comme Brossette l'était de son poëte, espèce de disciple badaud, de bedeau fanatique de l'athéisme. Femme, ami, disciple, Diderot se méprit donc dans ses choix; La Fontaine n'eût pas été plus malencontreux que lui; au reste, à part le chapitre de sa femme, il ne semble guère que lui-même il se soit jamais avisé de ses méprises.
Tout homme doué de grandes facultés, et venu en des temps où elles peuvent se faire jour, est comptable, par-devant son siècle et l'humanité, d'une oeuvre en rapport avec les besoins généraux de l'époque et qui aide à la marche du progrès. Quels que soient ses goûts particuliers, ses caprices, son humeur de paresse ou ses fantaisies de hors-d'oeuvre, il doit à la société un monument public, sous peine de rejeter sa mission et de gaspiller sa destinée. Montesquieu par l'Esprit des Lois, Rousseau par l'Émile et la Contrat social, Buffon par l'Histoire naturelle, Voltaire par tout l'ensemble de ses travaux, ont rendu témoignage à cette loi sainte du génie, en vertu de laquelle il se consacre à l'avancement des hommes; Diderot, quoi qu'on en ait dit légèrement, n'y a pas non plus manqué88. On lui accorde de reste les fantaisies humoristes, les boutades d'une saillie incomparable, les chaudes esquisses, les riches prêts à fonds perdu dans les ouvrages et sous le nom de ses amis, le don des romans, des lettres, des causeries, des contes, les petits-papiers, comme il les appelait, c'est-à-dire les petits chefs-d'oeuvre, le morceau sur les femmes, la Religieuse, madame de La Pommeraie, mademoiselle La Chaux, madame de La Carlière, les héritiers du curé de Thivet;—ce que nous tenons ici à lui maintenir, c'est son titre social, sa pièce monumentale, l'Encyclopédie! Ce ne devait être à l'origine qu'une traduction revue et augmentée du Dictionnaire anglais de Chalmers, une spéculation de librairie. Diderot féconda l'idée première et conçut hardiment un répertoire universel de la connaissance humaine à son époque. Il mit vingt-cinq ans à l'exécuter. Il fut à l'intérieur la pierre angulaire et vivante de cette construction collective, et aussi le point de mire de toutes les persécutions, de toutes les menaces du dehors. D'Alembert, qui s'y était attaché surtout par convenance d'intérêt, et dont la Préface ingénieuse a beaucoup trop assumé, pour ceux qui ne lisent que les préfaces, la gloire éminente de l'ensemble, déserta au beau milieu de l'entreprise, laissant Diderot se débattre contre l'acharnement des dévots, la pusillanimité des libraires, et sous un énorme surcroît de rédaction. Grâce à sa prodigieuse verve de travail, à l'universalité de ses connaissances, à cette facilité multiple acquise de bonne heure dans la détresse, grâce surtout à ce talent moral de rallier autour de lui, d'inspirer et d'exciter ses travailleurs, il termina cet édifice audacieux, d'une masse à la fois menaçante et régulière: si l'on cherche le nom de l'architecte, c'est le sien qu'il faut y lire. Diderot savait mieux que personne les défauts de son oeuvre; il se les exagérait même, eut égard au temps, et se croyant né pour les arts, pour la géométrie, pour le théâtre, il déplorait mainte fois sa vie engagée et perdue dans une affaire d'un profit si mince et d'une gloire si mêlée. Qu'il fût admirablement organisé pour la géométrie et les arts, je ne le nie pas; mais certes, les choses étant ce qu'elles étaient alors, une grande révolution, comme il l'a lui-même remarqué89, s'accomplissant dans les sciences, qui descendaient de la haute géométrie et de la contemplation métaphysique pour s'étendre à la morale; aux belles-lettres, à l'histoire de la nature, à la physique expérimentale et à l'industrie; de plus, les arts au XVIIIe siècle étant faussement détournés de leur but supérieur et rabaissés à servir de porte-voix philosophique ou d'arme pour le combat; au milieu de telles conditions générales, il était difficile à Diderot de faire un plus utile, un plus digne et mémorable emploi de sa faculté puissante qu'en la vouant à l'Encyclopédie. Il servit et précipita, par cette oeuvre civilisatrice, la révolution qu'il avait signalée dans les sciences. Je sais d'ailleurs quels reproches sévères et réversibles sur tout le siècle doivent tempérer ces éloges, et j'y souscris entièrement; mais l'esprit antireligieux qui présida à l'Encyclopédie et à toute la philosophie d'alors ne saurait être exclusivement jugé de notre point de vue d'aujourd'hui, sans presque autant d'injustice qu'on a droit de lui en reprocher. Le mot d'ordre, le cri de guerre, Écrasons l'infâme! tout décisif et inexorable qu'il semble, demande lui-même à être analysé et interprété. Avant de reprocher à la philosophie de n'avoir pas compris le vrai et durable christianisme, l'intime et réelle doctrine catholique, il convient de se souvenir que le dépôt en était alors confié, d'une part aux jésuites intrigants et mondains, de l'autre aux jansénistes farouches et sombres; que ceux-ci, retranchés dans les parlements, pratiquaient dès ici-bas leur fatale et lugubre doctrine sur la grâce, moyennant leurs bourreaux, leur question, leurs tortures, et qu'ils réalisaient pour les hérétiques, dans les culs de basse-fosse des cachots, l'abîme effrayant de Pascal. C'était là l'infâme qui, tous les jours, calomniait auprès des philosophes le christianisme dont elle usurpait le nom; l'infâme en vérité, que la philosophie est parvenue à écraser dans la lutte, en s'abîmant sous une ruine commune. Diderot, dès ses premières Pensées philosophiques, paraît surtout choqué de cet aspect tyrannique et capricieusement farouche, que la doctrine de Nicole, d'Arnauld et de Pascal prête au Dieu chrétien; et c'est au nom de l'humanité méconnue et d'une sainte commisération pour ses semblables qu'il aborde la critique audacieuse où sa fougue ne lui permit plus de s'arrêter. Ainsi de la plupart des novateurs incrédules: au point de départ, une même protestation généreuse les unit. L'Encyclopédie ne fut donc pas un monument pacifique, une tour silencieuse de cloître avec des savants et des penseurs de toute espèce distribués à chaque étage. Elle ne fut pas une pyramide de granit à base immobile; elle n'eut rien de ces harmonieuses et pures constructions de l'art, qui montent avec lenteur à travers des siècles fervents vers un Dieu adoré et béni. On l'a comparée à l'impie Babel; j'y verrais plutôt une de ces tours de guerre, de ces machines de siége, mais énormes, gigantesques, merveilleuses, comme en décrit Polybe, comme en imagine le Tasse. L'arbre pacifique de Bacon y est façonné en catapulte menaçante. Il y a des parties ruineuses, inégales, beaucoup de plâtras, des fragments cimentés et indestructibles. Les fondations ne plongent pas en terre: l'édifice roule, il est mouvant, il tombera; mais qu'importe? pour appliquer ici un mot éloquent de Diderot lui-même, «la statue de l'architecte restera debout au milieu des ruines, et la pierre qui se détachera de la montagne ne la brisera point, parce que les pieds n'en sont pas d'argile.»
Note 88: (retour) C'est une rétractation partielle, une rectification de ce que j'avais écrit précédemment dans un article du Globe, dont je reproduis ici le début:
«Il y a dans Werther un passage qui m'a toujours frappé par son admirable justesse: Werther compare l'homme de génie qui passe au milieu de son siècle, à un fleuve abondant, rapide, aux crues inégales, aux ondes parfois débordées; sur chaque rive se trouvent d'honnêtes propriétaires, gens de prudence et de bon sens, qui, soigneux de leurs jardins potagers ou de leurs plates-bandes de tulipes, craignent toujours que le fleuve ne déborde au temps des grandes eaux et ne détruise leur petit bien-être; ils s'entendent donc pour lui pratiquer des saignées à droite et à gauche, pour lui creuser des fossés, des rigoles; et les plus habiles profitent même de ces eaux détournées pour arroser leur héritage, et s'en font des viviers et des étangs à leur fantaisie. Cette sorte de conjuration instinctive et intéressée de tous les hommes de bon sens et d'esprit contre l'homme d'un génie supérieur n'apparaît peut-être dans aucun cas particulier avec plus d'évidence que dans les relations de Diderot avec ses contemporains. On était dans un siècle d'analyse et de destruction, on s'inquiétait bien moins d'opposer aux idées en décadence des systèmes complets, réfléchis, désintéressés, dans lesquels les idées nouvelles de philosophie, de religion, de morale et de politique s'édifiassent selon l'ordre le plus général et le plus vrai, que de combattre et de renverser ce dont on ne voulait plus, ce à quoi on ne croyait plus, et ce qui pourtant subsistait toujours. En vain les grands esprits de l'époque, Montesquieu, Buffon, Rousseau, tentèrent de s'élever à de hautes théories morales ou scientifiques; ou bien ils s'égaraient dans de pleines chimères, dans des utopies de rêveurs sublimes; ou bien, infidèles à leur dessein, ils retombaient malgré eux, à tout moment, sous l'empire du fait, et le discutaient, le battaient en brèche, au lieu de rien construire. Voltaire seul comprit ce qui était et ce qui convenait, voulut tout ce qu'il fit et fit tout ce qu'il voulut. Il n'en fut pas ainsi de Diderot, qui, n'ayant pas cette tournure d'esprit critique, et ne pouvant prendre sur lui de s'isoler comme Buffon et Rousseau, demeura presque toute sa vie dans une position fausse, dans une distraction permanente, et dispersa ses immenses facultés sous toutes les formes et par tous les pores. Assez semblable au fleuve dont parle Werther, le courant principal, si profond, si abondant en lui-même, disparut presque au milieu de toutes les saignées et de tous les canaux par lesquels on le détourna. La gêne et le besoin, une singulière facilité de caractère, une excessive prodigalité de vie et de conversation, la camaraderie encyclopédique et philosophique, tout cela soutira continuellement le plus métaphysicien et le plus artiste des génies de cette époque. Grimm, dans sa Correspondance littéraire, d'Holbach dans ses prédications d'athéisme, Raynal dans son Histoire des deux Indes, détournèrent à leur profit plus d'une féconde artère de ce grand fleuve dont ils étaient riverains. Diderot, bon qu'il était par nature, prodigue parce qu'il se sentait opulent, tout à tous, se laissait aller à cette façon de vivre; content de produire des idées, et se souciant peu de leur usage, il se livrait à son penchant intellectuel et ne tarissait pas. Sa vie se passa de la sorte, à penser d'abord, à penser surtout et toujours, puis à parler de ses pensées, à les écrire à ses amis, à ses maîtresses; à les jeter dans des articles de journal, dans des articles d'encyclopédie, dans des romans imparfaits, dans des notes, dans des mémoires sur des points spéciaux; lui, le génie le plus synthétique de son siècle, il ne laissa pas de monument.
«Ou plutôt ce monument existe, mais par fragments; et, comme un esprit unique et substantiel est empreint en tous ces fragments épars, le lecteur attentif, qui lit Diderot comme il convient, avec sympathie, amour et admiration, recompose aisément ce qui est jeté dans un désordre apparent, reconstruit ce qui est inachevé, et finit par embrasser d'un coup d'oeil l'oeuvre du grand homme, par saisir tous les traits de cette figure forte, bienveillante et hardie, colorée par le sourire, abstraite par le front, aux vastes tempes, au coeur chaud, la plus allemande de toutes nos têtes, et dans laquelle il entre du Goethe, du Kant et du Schiller tout ensemble.»
L'athéisme de Diderot, bien qu'il l'affichât par moments avec une déplorable jactance, et que ses adversaires l'aient trop cruellement pris au mot, se réduit le plus souvent à la négation d'un Dieu méchant et vengeur, d'un Dieu fait à l'image des bourreaux de Calas et de La Barre. Diderot est revenu fréquemment sur cette idée, et l'a présentée sous les formes bienveillantes du scepticisme le moins arrogant. Tantôt, comme dans l'entretien avec la maréchale de Broglie, c'est un jeune Mexicain qui, las de son travail, se promène un jour au bord du grand Océan; il voit une planche qui d'un bout trempe dans l'eau et de l'autre pose sur le rivage; il s'y couche, et, bercé par la vague, rasant du regard l'espace infini, les contes de sa vieille grand'mère sur je ne sais quelle contrée située au delà et peuplée d'habitants merveilleux lui repassent en idée comme de folles chimères; il n'y peut croire, et cependant le sommeil vient avec le balancement et la rêverie, la planche se détache du rivage, le vent s'accroît, et voilà le jeune raisonneur embarqué. Il ne se réveille qu'en pleine eau. Un doute s'élève alors dans son esprit: s'il s'était trompé en ne croyant pas! si sa grand'mère avait eu raison! Eh bien! ajoute Diderot, elle a eu raison; il vogue, il touche à la plage inconnue. Le vieillard, maître du pays, est là qui le reçoit à l'arrivée. Un petit soufflet sur la joue, une oreille un peu pincée avec sourire, sera-ce toute la peine de l'incrédule? ou bien ce vieillard ira-t-il prendre le jeune insensé par les cheveux et se complaire à le traîner durant une éternité sur le rivage90?—Tantôt, comme dans une lettre à mademoiselle Voland, c'est un moine, galant homme et point du tout enfroqué, avec qui son ami Damilaville l'a fait dîner. On parla de l'amour paternel. Diderot dit que c'était une des plus puissantes affections de l'homme: «Un coeur paternel, repris-je; non, il n'y a que ceux qui ont été pères qui sachent ce que c'est; c'est un secret heureusement ignoré, même des enfants.» Puis continuant, j'ajoutai: «Les premières années que je passai à Paris avaient été fort peu réglées; ma conduite suffisait de reste pour irriter mon père, sans qu'il fût besoin de la lui exagérer. Cependant la calomnie n'y avait pas manqué. On lui avait dit... Que ne lui avait-on pas dit? L'occasion d'aller le voir se présenta. Je ne balançai point. Je partis plein de confiance dans sa bonté. Je pensais qu'il me verrait, que je me jetterais entre ses bras, que nous pleurerions tous les deux, et que tout serait oublié. Je pensai juste.» Là, je m'arrêtai et je demandai à mon religieux s'il savait combien il y avait d'ici chez moi: «Soixante lieues, mon père; et s'il y en avait cent, croyez-vous que j'aurais trouvé mon père moins indulgent et moins tendre?—Au contraire.—Et s'il y en avait eu mille?—Ah! Comment maltraiter un enfant qui revient de si loin?—Et s'il avait été dans la lune, dans Jupiter, dans Saturne?...» En disant ces derniers mots, j'avais les yeux tournés au ciel; et mon religieux, les yeux baissés, méditait sur mon apologue.»
Note 90: (retour) On lit au tome second des Essais de Nicole: «... En considérant avec effroi ces démarches téméraires et vagabondes de la plupart des hommes, qui les mènent à la mort éternelle, je m'imagine de voir une île épouvantable, entourée de précipices escarpés qu'un nuage épais empêche de voir, et environnée d'un torrent de feu qui reçoit tous ceux qui tombent du haut de ces précipices. Tous les chemins et tous les sentiers se terminent à ces précipices, à l'exception d'un seul, mais très-étroit et très-difficile à reconnoître, qui aboutit à un pont par lequel on évite le torrent de feu et l'on arrive à un lieu de sûreté et de lumière... Il y a dans cette île un nombre infini d'hommes à qui l'on commande de marcher incessamment. Un vent impétueux les presse et ne leur permet pas de retarder. On les avertit seulement que tous les chemins n'ont pour fin que le précipice; qu'il n'y en a qu'un seul où ils se puissent sauver, et que cet unique chemin est très-difficile à remarquer. Mais, nonobstant ces avertissements, ces misérables, sans songer à chercher le sentier heureux, sans s'en informer, et comme s'ils le connoissoient parfaitement, se mettent hardiment en chemin. Ils ne s'occupent que du soin de leur équipage, du désir de commander aux compagnons de ce malheureux voyage, et de la recherche de quelque divertissement qu'ils peuvent prendre en passant. Ainsi ils arrivent insensiblement vers le bord du précipice, d'où ils sont emportés dans ce torrent de feu qui les engloutit pour jamais. Il y en a seulement un très-petit nombre de sages qui cherchent avec soin ce sentier, et qui, l'ayant découvert, y marchent avec grande circonspection, et, trouvant ainsi le moyen de passer le torrent, arrivent enfin à un lieu de sûreté et de repos.» L'image de Nicole n'est pas consolante; au chapitre V du traité de la Crainte de Dieu, on peut chercher une autre scène de carnage spirituel, dans laquelle n'éclate pas moins ce qu'on a droit d'appeler le terrorisme de la Grâce: on conçoit que Diderot ait trouvé ces doctrines funestes à l'humanité, et qu'il ait voulu faire à son tour, sous image d'île et d'océan, une contre-partie au tableau de Nicole.—Il y a aussi dans Pascal une comparaison du monde avec une île déserte, et les hommes y sont également de misérables égarés.
Diderot a exposé ses idées sur la substance, la cause et l'origine des choses dans l'Interprétation de la Nature, sous le couvert de Baumann, qui n'est autre que Maupertuis, et plus nettement encore dans l'Entretien avec d'Alembert et le Rêve singulier qu'il prête à ce philosophe. Il nous suffira de dire que son matérialisme n'est pas un mécanisme géométrique et aride, mais un vitalisme confus, fécond et puissant, une fermentation spontanée, incessante, évolutive, où, jusque dans le moindre atome, la sensibilité latente ou dégagée subsiste toujours présente. C'était l'opinion de Bordeu et des physiologistes, la même que Cabanis a depuis si éloquemment exprimée. A la manière dont Diderot sentait la nature extérieure, la nature pour ainsi dire naturelle, celle que les expériences des savants n'ont pas encore torturée et falsifiée, les bois, les eaux, la douceur des champs, l'harmonie du ciel et les impressions qui en arrivent au coeur, il devait être profondément religieux par organisation, car nul n'était plus sympathique et plus ouvert à la vie universelle. Seulement, cette vie de la nature et des êtres, il la laissait volontiers obscure, flottante et en quelque sorte diffuse hors de lui, recelée au sein des germes, circulant dans les courants de l'air, ondoyant sur les cimes des forêts, s'exhalant avec les bouffées des brises; il ne la rassemblait pas vers un centre, il ne l'idéalisait pas dans l'exemplaire radieux d'une Providence ordonnatrice et vigilante. Pourtant, dans un ouvrage qu'il composa durant sa vieillesse et peu d'années avant de mourir, l'Essai sur la Vie de Sénèque, il s'est plu à traduire le passage suivant d'une lettre à Lucilius, qui le transporte d'admiration: «S'il s'offre à vos regards une vaste forêt, peuplée d'arbres antiques, dont les cimes montent aux nues et dont les rameaux entrelacés vous dérobent l'aspect du ciel, cette hauteur démesurée, ce silence profond, ces masses d'ombre que la distance épaissit et rend continues, tant de signes ne vous intiment-ils pas la présence d'un Dieu?» C'est Diderot qui souligne le mot intimer. Je suis heureux de trouver dans le même ouvrage un jugement sur La Mettrie, qui marque chez Diderot un peu d'oubli peut-être de ses propres excès cyniques et philosophiques, mais aussi un dégoût amer, un désaveu formel du matérialisme immoral et corrupteur. J'aime qu'il reproche à La Mettrie de n'avoir pas les premières idées des vrais fondements de la morale, «de cet arbre immense dont la tête touche aux cieux, et dont les racines pénètrent jusqu'aux enfers, où tout est lié, où la pudeur, la décence, la politesse, les vertus les plus légères, s'il en est de telles, sont attachées comme la feuille au rameau, qu'on déshonore en l'en dépouillant.» Ceci me rappelle une querelle qu'il eut un jour sur la vertu avec Helvétius et Saurin; il en fait à mademoiselle Voland un récit charmant, qui est un miroir en raccourci de l'inconséquence du siècle. Ces messieurs niaient le sens moral inné, le motif essentiel et désintéressé de la vertu, pour lequel plaidait Diderot. «Le plaisant, ajoute-t-il, c'est que, la dispute à peine terminée, ces honnêtes gens se mirent, sans s'en apercevoir, à dire les choses les plus fortes en faveur du sentiment qu'ils venaient de combattre, et à faire eux-mêmes la réfutation de leur opinion. Mais Socrate, à ma place, la leur aurait arrachée.» Il dit en un endroit au sujet de Grimm: «La sévérité des principes de notre ami se perd; il distingue deux morales, une à l'usage des souverains.» Toutes ces idées excellentes sur la vertu, la morale et la nature, lui revinrent sans doute plus fortes que jamais dans le recueillement et l'espèce de solitude qu'il tâcha de se procurer durant les années souffrantes de sa vieillesse. Plusieurs de ses amis étaient morts, les autres dispersés; mademoiselle Voland et Grimm lui manquaient souvent. Aux conversations désormais fatigantes, il préférait la robe de chambre et sa bibliothèque du cinquième sous les tuiles, au coin de la rue Taranne et de celle de Saint-Benoît; il lisait toujours, méditait beaucoup et soignait avec délices l'éducation de sa fille. Sa vie bienfaisante, pleine de bons conseils et de bonnes oeuvres, dut lui être d'un grand apaisement intérieur; et toutefois peut-être, à de certains moments, il lui arrivait de se redire cette parole de son vieux père: «Mon fils, mon fils, c'est un bon oreiller que celui de la raison; mais je trouve que ma tête repose plus doucement encore sur celui de la religion et des lois.»—Il mourut en juillet 178491.
Note 91: (retour) Trois ou quatre ans avant la mort de Diderot, Garat, alors à ses débuts, publia dans quelque almanach littéraire le récit d'une visite qu'il avait faite au philosophe, récit piquant, un peu burlesque, où les qualités naïves de l'original sont prises en caricature. Diderot s'en montra très-mécontent. Garat présageait par ce trait son talent de plume, mais aussi sa légèreté morale. Cette visite chez Diderot, qu'on peut lire recueillie par M. Auguis dans ses Révélations indiscrètes du XVIIIe siècle, est peut-être le premier exemple en notre littérature du style à la Janin; dans ce genre de charge fine, l'échantillon de Garat reste charmant.
Comme artiste et critique, Diderot fut éminent. Sans doute sa théorie du drame n'a guère de valeur que comme démenti donné au convenu, au faux goût, à l'éternelle mythologie de l'époque, comme rappel à la vérité des moeurs, à la réalité des sentiments, à l'observation de la nature; il échoua dès qu'il voulut pratiquer. Sans doute l'idée de morale le préoccupa outre mesure; il y subordonna le reste, et en général, dans toute son esthétique, il méconnut les limites, les ressources propres et la circonscription des beaux-arts; il concevait trop le drame en moraliste, la statuaire et la peinture en littérateur; le style essentiel, l'exécution mystérieuse, la touche sacrée, ce je ne sais quoi d'accompli, d'achevé, qui est à la fois l'indispensable, ce sine qua non de confection dans chaque oeuvre d'art pour qu'elle parvienne à l'adresse de la postérité,—sans doute ce coin précieux lui a échappé souvent; il a tâtonné alentour, et n'y a pas toujours posé le doigt avec justesse; Falconnet et Sedaine lui ont causé de ces éblouissements d'enthousiasme que nous ne pouvons lui passer que pour Térence, pour Richardson et pour Greuze: voilà les défauts. Mais aussi que de verve, que de raison dans les détails! quelle chaude poursuite du vrai, du bon, de ce qui sort du coeur! quel exemplaire sentiment de l'antique dans ce siècle irrévérent! quelle critique pénétrante, honnête, amoureuse, jusqu'alors inconnue! comme elle épouse son auteur dès qu'elle y prend goût! comme elle le suit, l'enveloppe, le développe, le choie et l'adore! Et, tout optimiste qu'elle est et un peu sujette à l'engouement, ne la croyez pas dupe toujours. Demandez plutôt à l'auteur des Saisons, à M. de Saint-Lambert, qui, entre les gens de lettres, est une des peaux les plus sensibles (nous dirions aujourd'hui un des épidermes); à M. de La Harpe, qui a du nombre, de l'éloquence, du style, de la raison, de la sagesse, mais rien qui lui batte au-dessous de la mamelle gauche,
... Quod laeva in parte mamillae
Nil salit Arcadico juveni...
JUV.
Demandez à l'abbé Raynal, qui serait sur la ligne de M. de La Harpe, s'il avait un peu moins d'abondance et un peu plus de goût; au digne, au sage et honnête Thomas enfin, qui, à l'opposé du même M. de La Harpe, met tout en montagnes, comme l'autre met tout en plaines, et qui, en écrivant sur les femmes, a trouvé moyen de composer un si bon, un si estimable livre, mais un livre qui n'a pas de sexe.
En prononçant le nom de femmes, nous avons touché la source la plus abondante et la plus vive du talent de Diderot comme artiste. Ses meilleurs morceaux, les plus délicieux d'entre ses petits papiers, sont certainement ceux où il les met en scène, où il raconte les abandons, les perfidies, les ruses dont elles sont complices ou victimes, leur puissance d'amour, de vengeance, de sacrifice; où il peint quelque coin du monde, quelque intérieur auquel elles ont été mêlées. Les moindres récits courent alors sous sa plume, rapides, entraînants, simples, loin d'aucun système, empreints, sans affectation, des circonstances les plus familières, et comme venant d'un homme qui a de bonne heure vécu de la vie de tous les jours, et qui a senti l'âme et la poésie dessous. De telles scènes, de tels portraits ne s'analysent pas. Omettant les choses plus connues, je recommande à ceux qui ne l'ont pas lue encore la Correspondance de Diderot avec mademoiselle Jodin, jeune actrice dont il connaissait la famille, et dont il essaya de diriger la conduite et le talent par des conseils aussi attentifs que désintéressés. C'est un admirable petit cours de morale pratique, sensée et indulgente; c'est de la raison, de la décence, de l'honnêteté, je dirais presque de la vertu, à la portée d'une jolie actrice, bonne et franche personne, mais mobile, turbulente, amoureuse. A la place de Diderot, Horace (je le suppose assez goutteux déjà pour être sage), Horace lui-même n'aurait pas donné d'autres préceptes, des conseils mieux pris dans le réel, dans le possible, dans l'humanité; et certes il ne les eût pas assaisonnés de maximes plus saines, d'indications plus fines sur l'art du comédien. Ces Lettres à mademoiselle Jodin, publiées pour la première fois en 1821, présageaient dignement celles à mademoiselle Voland, que nous possédons enfin aujourd'hui. Ici Diderot se révèle et s'épanche tout entier. Ses goûts, ses moeurs, la tournure secrète de ses idées et de ses désirs; ce qu'il était dans la maturité de l'âge et de la pensée; sa sensibilité intarissable au sein des plus arides occupations et sous les paquets d'épreuves de l'Encyclopédie; ses affectueux retours vers les temps d'autrefois, son amour de la ville natale, de la maison paternelle et des vordes sauvages où s'ébattait son enfance; son voeu de retraite solitaire, de campagne avec peu d'amis, d'oisiveté entremêlée d'émotions et de lectures; et puis, au milieu de cette société charmante, à laquelle il se laisse aller tout en la jugeant, les figures sans nombre, gracieuses ou grimaçantes, les épisodes tendres ou bouffons qui ressortent et se croisent dans ses récits; madame d'Épinay, les boucles de cheveux pendantes, un cordon bleu au front, langoureuse en face de Grimm; madame d'Aine en camisole, aux prises avec M. Le Roy; le baron d'Holbach, au ton moqueur et discordant, près de sa moitié au fin sourire; l'abbé Galiani, trésor dans les jours pluvieux, meuble si indispensable que tout le monde voudrait en avoir un à la campagne, si on en faisait chez les tabletiers; l'incomparable portrait d'Uranie, de cette belle et auguste madame Legendre, la plus vertueuse des coquettes, la plus désespérante des femmes qui disent: Je vous aime;—un franc parler sur les personnages célèbres; Voltaire, ce méchant et extraordinaire enfant des Délices, qui a beau critiquer, railler, se démener, et qui verra toujours au-dessus de lui une douzaine d'hommes de la nation, qui, sans s'élever sur la pointe du pied, le passeront de la tête, car il n'est que le second dans tous les genres; Rousseau, cet être incohérent, excessif, tournant perpétuellement autour d'une capucinière où il se fourrera un beau matin, et sans cesse ballotté de l'athéisme au baptême des cloches;—c'en est assez, je crois, pour indiquer que Diderot, homme, moraliste, peintre et critique, se montre à nu dans cette Correspondance, si heureusement conservée, si à propos offerte à l'admiration empressée de nos contemporains. Plus efficacement que nos paroles, elle ravivera, elle achèvera dans leur mémoire une image déjà vieillie, mais toujours présente. Nous y renvoyons bien vite les lecteurs qui trouveraient que nous n'en avons pas dit assez ou que nous en avons trop dit92. Nous leur rappellerons en même temps, comme dédommagement et comme excuse, un article sur la prose du grand écrivain, inséré autrefois dans ce recueil par un des hommes93 qui ont le mieux soutenu et perpétué de nos jours la tradition de Diderot, pour la verve chaude et féconde, le génie facile, abondant, passionné, le charme sans fin des causeries et la bonté prodigue du caractère.
Juin 1831.
J'ai refait plus tard une esquisse de Diderot qui se trouve au tome VII des Causeries du Lundi.
L'ABBÉ PRÉVOST
On a comparé souvent l'impression mélancolique que produisent sur nous les bibliothèques, où sont entassés les travaux de tant de générations défuntes, à l'effet d'un cimetière peuplé de tombes. Cela ne nous a jamais semblé plus vrai que lorsqu'on y entre, non avec une curiosité vague ou un labeur trop empressé, mais guidé par une intention particulière d'honorer quelque nom choisi, et par un acte de piété studieuse à accomplir envers une mémoire. Si pourtant l'objet de notre étude ce jour-là, et en quelque sorte de notre dévotion, est un de ces morts fameux et si rares dont la parole remplit les temps, l'effet ne saurait être ce que nous disons; l'autel alors nous apparaît trop lumineux; il s'en échappe incessamment un puissant éclat qui chasse bien loin la langueur des regrets et ne rappelle que des idées de durée et de vie. La médiocrité, non plus, n'est guère propre à faire naître en nous un sentiment d'espèce si délicate; l'impression qu'elle cause n'a rien que de stérile, et ressemble à de la fatigue ou à de la pitié. Mais ce qui nous donne à songer plus particulièrement et ce qui suggère à notre esprit mille pensées d'une morale pénétrante, c'est quand il s'agit d'un de ces hommes en partie célèbres et en partie oubliés, dans la mémoire desquels, pour ainsi dire, la lumière et l'ombre se joignent; dont quelque production toujours debout reçoit encore un vif rayon qui semble mieux éclairer la poussière et l'obscurité de tout le reste; c'est quand nous touchons à l'une de ces renommées recommandables et jadis brillantes, comme il s'en est vu beaucoup sur la terre, belles aujourd'hui, dans leur silence, de la beauté d'un cloître qui tombe, et à demi couchées, désertes et en ruine. Or, à part un très-petit nombre de noms grandioses et fortunés qui, par l'à-propos de leur venue, l'étoile constante de leurs destins, et aussi l'immensité des choses humaines et divines qu'ils ont les premiers reproduites glorieusement, conservent ce privilège éternel de ne pas vieillir, ce sort un peu sombre, mais fatal, est commun à tout ce qui porte dans l'ordre des lettres le titre de talent et même celui de génie. Les admirations contemporaines les plus unanimes et les mieux méritées ne peuvent rien contre; la résignation la plus humble, comme la plus opiniâtre résistance, ne hâte ni ne retarde ce moment inévitable, où le grand poëte, le grand écrivain, entre dans la postérité, c'est-à-dire où les générations dont il fut le charme et l'âme, cédant la scène à d'autres, lui-même il passe de la bouche ardente et confuse des hommes à l'indifférence, non pas ingrate, mais respectueuse, qui, le plus souvent, est la dernière consécration des monuments accomplis. Sans doute quelques pèlerins du génie, comme Byron les appelle, viennent encore et jusqu'à la fin se succéderont alentour; mais la société en masse s'est portée ailleurs et fréquente d'autres lieux. Une bien forte part de la gloire de Walter Scott et de Chateaubriand plonge déjà dans l'ombre. Ce sentiment qui, ainsi que nous le disons, n'est pas sans tristesse, soit qu'on l'éprouve pour soi-même, soit qu'on l'applique à d'autres, nous devons tâcher du moins qu'il nous laisse sans amertume. Il n'a rien, à le bien prendre, qui soit capable d'irriter ou de décourager; c'est un des mille côtés de la loi universelle. Ne nous y appesantissons jamais que pour combattre en nous l'amour du bruit, l'exagération de notre importance, l'enivrement de nos oeuvres. Prémunis par là contre bien des agitations insensées, sachons nous tenir à un calme grave, à une habitude réfléchie et naturelle, qui nous fasse tout goûter selon la mesure, nous permette une justice clairvoyante, dégagée des préoccupations superbes, et, en sauvant nos productions sincères des changeantes saillies du jour et des jargons bigarrés qui passent, nous établisse dans la situation intime la meilleure pour y épancher le plus de ces vérités réelles, de ces beautés simples, de ces sentiments humains bien ménagés, dont, sous des formes plus ou moins neuves et durables, les âges futurs verront se confirmer à chaque épreuve l'éternelle jeunesse.
Cette réflexion nous a été inspirée au sujet de l'abbé Prévost, et nous croyons que c'est une de celles qui, de nos jours, lui viendraient le plus naturellement à lui-même, s'il pouvait se contempler dans le passé. Non pas que, durant le cours de sa longue et laborieuse carrière, il ait jamais positivement obtenu ce quelque chose qui, à un moment déterminé, éclate de la plénitude d'un disque éblouissant, et qu'on appelle la gloire; plutôt que la gloire, il eut de la célébrité diffuse, et posséda les honneurs du talent, sans monter jusqu'au génie. Ce fut pourtant, si l'on parle un instant avec lui la langue vaguement complaisante de Louis XIV, ce fut, à tout prendre, un heureux et facile génie, d'un savoir étendu et lucide, d'une vaste mémoire, inépuisable en oeuvres, également propre aux histoires sérieuses et aux amusantes, renommé pour les grâces du style et la vivacité des peintures, et dont les productions, à peine écloses, faisaient, disait-on alors, les délices des coeurs sensibles et des belles imaginations. Ses romans, en effet, avaient un cours prodigieux; on les contrefaisait de toutes parts; quelquefois on les continuait sous son nom, ce qui est arrivé pour le Cléveland; les libraires demandaient du l'abbé Prévost, comme précédemment du Saint-Évremond; lui-même, il ne les laissait guère en souffrance, et ses oeuvres, y compris le Pour et Contre et l'Histoire générale des Voyages, vont beaucoup au delà de cent volumes. De tous ces estimables travaux, parmi lesquels on compte une bonne part de créations, que reste-t-il dont on se souvienne et qu'on relise? Si dans notre jeunesse nous nous sommes trouvés à portée de quelque ancienne bibliothèque de famille, nous avons pu lire Cléveland, le Doyen de Killerine, les Mémoires d'un Homme de qualité, que nous recommandaient nos oncles ou nos pères; mais, à part une occasion de ce genre, on les estime sur parole, on ne les lit pas. Que si par hasard on les ouvre, on ne va presque jamais jusqu'à la fin, pas plus que pour l'Astrée ou pour Clélie; la manière en est déjà trop loin de notre goût, et rebute par son développement, au lieu de prendre; il n'y a que Manon Lescaut qui réussisse toujours dans son accorte négligence, et dont la fraîcheur sans fard soit immortelle. Ce petit chef-d'oeuvre échappé en un jour de bonheur à l'abbé Prévost, et sans plus de peine assurément que les innombrables épisodes, à demi réels, à demi inventés, dont il a semé ses écrits, soutient à jamais son nom au-dessus du flux des années, et le classe de pair, en lieu sûr, à côté de l'élite des écrivains et des inventeurs. Heureux ceux qui, comme lui, ont eu un jour, une semaine, un mois dans leur vie, où à la fois leur coeur s'est trouvé plus abondant, leur timbre plus pur, leur regard doué de plus de transparence et de clarté, leur génie plus familier et plus présent; où un fruit rapide leur est né et a mûri sous cette harmonieuse conjonction de tous les astres intérieurs; où, en un mot, par une oeuvre de dimension quelconque, mais complète, ils se sont élevés d'un jet à l'idéal d'eux-mêmes! Bernardin de Saint-Pierre dans Paul et Virginie, Benjamin Constant par son Adolphe, ont eu cette bonne fortune, qu'on mérite toujours si on l'obtient, de s'offrir, sous une enveloppe de résumé admirable, au regard sommaire de l'avenir. On commence à croire que, sans cette tour solitaire de René, qui s'en détache et monte dans la nue, l'édifice entier de Chateaubriand se discernerait confusément à distance94. L'abbé Prévost, sous cet aspect, n'a rien à envier à tous ces hommes. Avec infiniment moins d'ambition qu'aucun, il a son point sur lequel il est autant hors de ligne: Manon Lescaut subsiste à jamais, et, en dépit des révolutions du goût et des modes sans nombre qui en éclipsent le vrai règne, elle peut garder au fond sur son propre sort cette indifférence folâtre et languissante qu'on lui connaît. Quelques-uns, tout bas, la trouvent un peu faible peut-être et par trop simple de métaphysique et de nuances; mais quand l'assaisonnement moderne se sera évaporé, quand l'enluminure fatigante aura pâli, cette fille incompréhensible se retrouvera la même, plus fraîche seulement par le contraste. L'écrivain qui nous l'a peinte restera apprécié dans le calme, comme étant arrivé à la profondeur la plus inouïe de la passion par le simple naturel d'un récit, et pour avoir fait de sa plume, en cette circonstance, un emploi cher à certains coeurs dans tous les temps. Il est donc de ceux que l'oubli ne submergera pas, ou qu'il n'atteindra du moins que quand, le goût des choses saines étant épuisé, il n'y aura plus de regret à mourir.
Note 94: (retour) J'écrivais cela en 1831. Ceux qui m'accusent, comme ce léger M. de Loménie (qui n'est qu'un écho de son monde), d'avoir attendu la mort de M. de Chateaubriand pour laisser voir ma pensée à son sujet, ne m'ont pas bien lu. Béranger, au contraire, avait fort remarqué ce passage, et il s'amusait quelquefois à taquiner M. de Chateaubriand sur ce que ses petits neveux les romantiques pensaient de lui.
Mais si la postérité s'en tient, dans l'essor de son coup d'oeil, à cette brève compréhension d'un homme, à ce relevé rapide d'une oeuvre, il y a, jusque dans son sein, des curiosités plus scrupuleuses et plus patientes qui éprouvent le besoin d'insister davantage, de revenir à la connaissance des portions disparues, et de retrouver épars dans l'ensemble, plus mélangés sans doute mais aussi plus étalés, la plupart des mérites dont la pièce principale se compose. On veut suivre dans la continuité de son tissu, on veut toucher de la main, en quelque sorte, l'étoffe et la qualité de ce génie dont on a déjà vu le plus brillant échantillon, mais un échantillon, après tout, qui tient étroitement au reste, et n'en est d'ordinaire qu'un accident mieux venu. C'est ce que nous tâchons de faire aujourd'hui pour l'abbé Prévost. Un attrait tout particulier, dès qu'on l'a entrevu, invite à s'informer de lui et à désirer de l'approfondir. Sa physionomie ouverte et bonne, la politesse décente de son langage, laissent transpirer à son insu une sensibilité intérieure profondément tendre, et, sous la généralité de sa morale et la multiplicité de ses récits, il est aisé de saisir les traces personnelles d'une expérience bien douloureuse. Sa vie, en effet, fut pour lui le premier de ses romans et comme la matière de tous les autres. Il naquit, sur la fin du XVIIe siècle, en avril 1697, à Hesdin dans l'Artois, d'une honnête famille et même noble; son père était procureur du roi au bailliage. Le jeune Prévost fit ses premières études chez les jésuites de sa ville natale, et plus tard alla doubler sa rhétorique au collége d'Harcourt, à Paris. On le soigna fort à cause des rares talents qu'il produisit de bonne heure, et les jésuites l'avaient déjà entraîné au noviciat lorsqu'un jour (il avait seize ans), les idées de monde l'ayant assailli, il quitta tout pour s'engager en qualité de simple volontaire. La dernière guerre de Louis XIV tirait à sa fin; les emplois à l'armée étaient devenus très-rares; mais il avait l'espérance, commune à une infinité de jeunes gens, d'être avancé aux premières occasions; et, comme lui-même il l'a dit par la suite en réponse à ceux qui calomniaient cette partie de sa vie, «il n'étoit pas si disgracié du côté de la naissance et de la fortune qu'il ne pût espérer de faire heureusement son chemin.» Las pourtant d'attendre, et la guerre d'ailleurs finissant, il retourna à La Flèche chez les pères jésuites, qui le reçurent avec toutes sortes de caresses; il en fut séduit au point de s'engager presque définitivement dans l'Ordre; il composa, en l'honneur de saint François Xavier, une ode qui ne s'est pas conservée. Mais une nouvelle inconstance le saisit, et, sortant encore une fois de la retraite, il reprit le métier des armes avec plus du distinction, dit-il, et d'agrément, avec quelque grade par conséquent, lieutenance ou autre. Les détails manquent sur cette époque critique de sa vie95. On n'a qu'une phrase de lui qui donne suffisamment à penser et qui révèle la teinte à la direction de ses sentiments durant les orages de sa première jeunesse: «Quelques années se passèrent, dit-il (à ce métier des armes); vif et sensible au plaisir, j'avouerai, dans les termes de M. de Cambrai, que la sagesse demandoit bien des précautions qui m'échappèrent. Je laisse à juger quels devoient être, depuis l'âge de vingt à vingt-cinq ans, le coeur et les sentiments d'un homme qui a composé le Cléveland trente-cinq ou trente-six. La malheureuse fin d'un engagement trop tendre me conduisit enfin au tombeau: c'est le nom que je donne à l'Ordre respectable où j'allai m'ensevelir, et où je demeurai quelque temps si bien mort, que mes parents et mes amis ignorèrent ce que j'étois devenu.» Cet Ordre respectable dont il parle, et dans lequel il entra à l'âge de vingt-quatre ans environ, est celui des Bénédictins de la congrégation de Saint-Maur; il y resta cinq ou six ans dans les pratiques religieuses et dans l'assiduité de l'étude; nous le verrons plus tard en sortir. Ainsi cette âme passionnée, et par trop maniable aux impressions successives, ne pouvait se fixer à rien; elle était du nombre de ces natures déliées qu'on traverse et qu'on ébranle aisément sans les tenir; elle avait puisé dans l'ingénuité de son propre fonds et avait développé en elle, par l'excellente éducation qu'elle avait reçue, mille sentiments honnêtes, délicats et pieux, capables, ce semble, à volonté, de l'honorer parmi les hommes ou de la sanctifier dans la retraite, et elle ne savait se résoudre ni à l'un ni à l'autre de ces partis; elle en essayait continuellement tour à tour; la fragilité se perpétuait sous les remords; le monde, ses plaisirs, la variété de ses événements, de ses peintures, la tendresse de ses liaisons, devenaient, au bout de quelques mois d'absence, des tentations irrésistibles pour ce coeur trop tôt sevré, et, d'une autre part, aucun de ces biens ne parvenait à le remplir au moment de la jouissance. Le repentir alors et une sorte d'irritation croissante contre un ennemi toujours victorieux le rejetaient au premier choc dans des partis extrêmes dont l'austérité ne tardait pas à mollir; et, après une lutte nouvelle, en un sens contraire au précédent, il retombait encore de la cellule dans les aventures. On a conservé de lui le fragment d'une lettre écrite à l'un de ses frères au commencement de son entrée chez les bénédictins; elle se rapporte au temps de son séjour à Saint-Ouen, vers 1721. Il y touche cet état moral de son âme en traits ingénus et suaves qui marquent assez qu'il n'est pas guéri: «Je connois la foiblesse de mon coeur, et je sens de quelle importance il est pour son repos de ne point m'appliquer à des sciences stériles qui le laisseraient dans la sécheresse et dans la langueur; il faut, si je veux être heureux dans la religion, que je conserve dans toute sa force l'impression de grâce qui m'y a amené; il faut que je veille sans cesse à éloigner tout ce qui pourroit l'affoiblir. Je n'aperçois que trop tous les jours de quoi je redeviendrois capable, si je perdois un moment de vue la grande règle, ou même si je regardois avec la moindre complaisance certaines images qui ne se présentent que trop souvent à mon esprit, et qui n'auroient encore que trop de force pour me séduire, quoiqu'elles soient à demi effacées. Qu'on a de peine, mon cher frère, à reprendre un peu de vigueur quand on s'est fait une habitude de sa foiblesse; et qu'il en coûte à combattre pour la victoire, quand on a trouvé longtemps de la douceur à se laisser vaincre!»
Note 95: (retour) Le biographe de l'édition de 1810, qui est le même que celui de l'édition de 1783, a copié sur ce point le biographe qui a publié les Pensées de l'abbé Prévost en 1764, et qui lui-même s'en était tenu aux explications insérées dans le nombre 47 du Pour et Contre.—On a imprimé dans je ne sais quel livre d'Ana, que Prévost étant tombé amoureux d'une dame, à Hesdin probablement, son père, qui voyait cette intrigue de mauvais oeil, alla un soir à la porte de la dame pour morigéner son fils au passage, et que celui-ci, dans la rapidité du mouvement qu'il fit pour s'échapper, heurta si violemment son père que le vieillard mourut des suites du coup. Si ce n'est pas là une calomnie atroce, c'est un conte, et Prévost a bien assez de catastrophes dans sa vie sans celle-là. (Voir dans la Décade philosophique du 20 thermidor an XI une lettre de M. L. Prévost d'Exiles, qui dément et réfute péremptoirement cette anecdote sur son grand-oncle).
L'idéal de l'abbé Prévost, son rêve dès sa jeunesse, le modèle de félicité vertueuse qu'il se proposait et qu'ajournèrent longtemps pour lui des erreurs trop vives, c'était un mélange d'étude et de monde, de religion et d'honnête plaisir, dont il s'est plu en beaucoup d'occasions à flatter le tableau. Une fois engagé dans des liens indissolubles, il tâcha que toute image trop émouvante et trop propice aux désirs fût soigneusement bannie de ce plan un peu chimérique, où le devoir était la mesure de la volupté. On aime à s'étendre avec lui, en plus d'un endroit des Mémoires d'un Homme de qualité et de Cléveland, sur ces promenades méditatives, ces saintes lectures dans la solitude, au milieu des bois et des fontaines, une abbaye toujours dans le fond; sur ces conversations morales entre amis, qu'Horace et Boileau ont marquées, nous dit-il, comme un des plus beaux traits dont ils composent la vie heureuse. Son christianisme est doux et tempéré, on le voit; accommodant, mais pur; c'est un christianisme formel qui ordonne à la fois la pratique de la morale et la croyance des mystères, d'ailleurs nullement farouche, fondé sur la Grâce et sur l'amour, fleuri d'atticisme, ayant passé par le noviciat des jésuites et s'en étant dégagé avec candeur, bien qu'avec un souvenir toujours reconnaissant. Gresset, dans plusieurs morceaux de ses épîtres, nous en donnerait quelque idée que Prévost certainement ne désavouerait pas: