Propos de peintre, première série: de David à Degas: Ingres, David, Manet, Degas, Renoir, Cézanne, Whistler, Fantin-Latour, Ricard, Conder, Beardsley, etc. Préface par Marcel Proust
QUELQUES MOTS SUR INGRES
Pour la Revue de Paris.
En rentrant d'Italie après un assez long séjour d'études à Rome et à Florence, je trouve à Paris une petite exposition de peintures et de dessins d'Ingres. Le nom de Ingres, avec celui de Corot, m'a poursuivi pendant ces derniers mois dans l'enchantement des visites aux musées et les promenades dans la campagne et les villes d'Italie.
Pour un Français de mon âge, un peu du plaisir toujours nouveau qu'offre cette terre de beauté et de joie, est dû au souvenir de conversations, de récits familiaux où certains noms de poètes, de romanciers, d'artistes depuis longtemps morts, revenaient sans cesse. Quant à moi, je ne puis songer à Rome, sans qu'aussitôt la figure de M. Ingres m'apparaisse, entre Corot et Stendhal.
Il y a peu de semaines de cela, par des matinées grises et douces de fin d'hiver, un jeune pensionnaire de la Villa Médicis me contait ses troubles, ses inquiétudes, en faisant les cent pas dans les allées bordées de buis, sous les sombres chênes-lièges. Tous les lauréats ne sont pas des sots et certains de nos jeunes compatriotes, forcés de demeurer quatre ans sur les hauteurs du Pincio, souffrent d'une pénible indécision. Ils n'ont plus de direction, car nul maître n'oserait, s'il le pouvait, en donner une à des échappés de l'École des Beaux-Arts, le plus souvent sans culture, sans notions de ce que la Ville Éternelle comporte d'enseignements pour tout homme de pensée: musicien, peintre, sculpteur, écrivain, même architecte d'aujourd'hui.
La vie à la Villa Médicis est devenue une sorte d'anomalie.
Je l'ai connue du temps de M. Hébert, déjà somnolent; mais M. Hébert, quoique fort âgé, continuait une tradition qui lui venait de M. Ingres.
Plusieurs hommes, aujourd'hui disparus, surtout Gounod dont les récits étaient si vifs et imagés, savaient sur M. Ingres à Rome, des anecdotes qui ont réjoui notre enfance. Le vieux peintre reste pour nous une figure bourgeoise, tenant du maître d'école, de Joseph Prudhomme et du notaire de province; non sans ridicules, solennel, l'air toujours furieux, nous l'imaginons haut cravaté dans sa redingote à la grosse rosette rouge, se courbant bien bas pour saluer la comtesse d'Haussonville ou Mme la duchesse de Broglie, mais sujet à emportements et aux caprices, susceptible et pincé comme il le fut avec M. le duc de Luynes; comique dans l'expression de ses idées, entier, buté, partial et injuste… et, avec tout cela, sublime, touchant, admirable. M. Ingres a dit plus de paroles importantes dans leur solennité pontifiante et bourgeoise, que le romantique Delacroix, avec tout son génie et sa culture.
Du petit volume d'Amaury Duval et des autres souvenirs qui furent recueillis par des élèves ou amis du maître, il se dégage plus de sens que de tout le journal d'Eugène Delacroix.
M. Ingres est un prodige.
On donnerait beaucoup pour avoir été gourmandé par lui, avoir nettoyé sa palette ou subi ses exercices sur le violon que M. Jan Kubelik vient de faire vibrer à nouveau dans les galeries de Georges Petit—non que cet hommage naïf ne prête un peu à rire, comme d'ailleurs tout ce qui se rapporte au singulier et vénérable bonhomme.
M. Ingres fut un professeur, un tyran, sans hésitation, sans un doute sur les vérités qu'il enseignait et dont il s'était fait un code. Il eut une École, des disciples, dont nul ne saurait nous être indifférent, parce que tous surent obéir et admirer dans une absolue communion d'idées et de foi avec le maître. Malgré ses airs guindés de pédagogue intransigeant et étroit, il eut l'esprit le plus original et le plus personnel… et du trouble!… Ingres fut un émotif voluptueux.
Son œuvre est le produit de ses vertus et de ses passions cultivées jusqu'à la folie. Nous ne voyons aujourd'hui qu'un seul peintre, M. Degas, qui incarne de même toutes les particularités d'un maître moderne, à la fois indépendant et original et profondément, étroitement et pieusement traditionnel.
Rappelez-vous ce beau dessin qui représente M. Ingres de face, les sourcils froncés, prêt à bondir sur le premier romantique qui va passer: il écrit au-dessous: Ingres à ses élèves.
Quel bienfait serait-ce aujourd'hui pour les jeunes gens de la Villa Médicis ou d'ailleurs, d'être ainsi regardés par un maître furieux, qui sait pourquoi il l'est, contre quoi il va partir en guerre et devant l'autel de quel dieu il s'agenouillera pour demander la victoire!
Nous connaissons au moins l'une de ces figures divines du culte le plus cher à J.-D. Ingres: c'est la Madone aux pieds de laquelle il agenouilla, dans le Vœu de Louis XIII, le monarque anguleux et froid, sous le manteau fleurdelisé. Nous savons de quel sanctuaire sont sortis les deux petits anges qui «hanchent» et tournent des yeux dessinés comme des nombrils, dans le coin droit de cette toile officielle, sans charme mais si intéressante! C'est en Italie, c'est à Rome que se produit cette théophanie. Et M. Ingres pourrait être, lui-même, sous les plis du velours royal, en extase, ravi d'admiration et d'amour, en face de la Vierge et de l'Enfant divin, tels que le Sanzio nous en donna la représentation.
Le type féminin—idéal—de M. Ingres, c'est un composé de la Fornarina et de la première Mme Ingres. Fornarina de 1830, à moitié italienne, à moitié française, une bonne grosse dame ronde.
Un modelé uni et plein, qui élargit les visages, arrondit les plans dans les tableaux de fantaisie—je veux dire dans ceux qui ne sont pas des portraits—prend une apparence soufflée, au premier abord repoussante. Le modelé simplifie tout, mais arrondit les formes, développe le cou, les joues, au détriment des traits. Les nez n'ont point d'ossature ou de cartilages apparents; les yeux rentrent dans la formule d'une amande dont le fruit serait détaché de l'écorce, tout en y étant laissé. Les oreilles, remontées dans les tempes, deviennent des schémas d'huître très fine.
La rondeur—le plus souvent déplaisante et molle—(elle l'est parfois même chez J.-D. Ingres)—garde le vrai grand style. Ses «odalisques», modèles d'atelier, mannequins que recrée le magicien, quand il dépose son crayon et se met à peindre en tournant le dos à la nature.
Il appartient à la grande famille des maîtres qui auraient souri d'un tableau exécuté, séance après séance, car «la nature» arrête l'élan du peintre et le distrait de son idéal. On dirait que M. Ingres portait toujours sur sa rétine l'arabesque que fait «la Vierge à la Chaise» dans la sphère où elle se love comme l'enfant dans le sein de sa mère.
Il se régale à suivre ces volutes qui se fondent l'une dans l'autre comme des vagues: l'ininterruption de la ligne courbe, du mol paraphe qui descend du turban de la Madone le long de son châle, et remonte avec le bras droit pour devenir l'Enfant Jésus; il semble qu'Ingres s'en souvienne dans la plupart de ses compositions; et même dans quelques-uns de ses portraits (Mme Rivière, Mme de Sénonnes). Mais surtout dans ses toiles de chevalet, il s'abandonne comme un ornemaniste, qui supprimerait de la géométrie les angles.
Dans le Saint Symphorien, l'arabesque va jusqu'au vice et la déformation est sur le point de devenir difformité. Cette toile reste pourtant la dernière expression d'une manière. Les corps masculins d'une anatomie michelangélesque, des sortes d'écorchés stylisés, avec des muscles que nous ne connaissons plus: tout est concerté en vue de l'effet et du style, tout est réduit presque à des formules. L'artiste semble donner les règles du rythme qui allait dans l'avenir préoccuper tant de peintres et de sculpteurs.
Malheureusement, ce surprenant tableau n'est pas à la galerie Georges Petit. Rappelez-vous la mère qui serre son bébé dans ses bras enflés; les autres enfants bouffis et caricaturaux; le cheval de bois du soldat-joujou qui domine la composition pyramidale. Chaque figure, en vue de l'équilibre général, n'est plus qu'un signe dans un langage convenu, nouveau, créé par le peintre.
Le Bain turc, commande du Prince Napoléon, carré d'abord, fut coupé en un rond: la cause en fut, soi-disant, l'indécence de l'almée qui, à droite, dans une esquisse dont j'ai la photographie, se renverse avec une attitude si voluptueuse, que l'auteur dut par la suite supprimer les parties basses du corps. Ici, la déformation est plus marquée, si c'est possible, que dans le Saint Symphorien. C'est un étrange tableau, froid d'aspect et pourtant aussi capiteux qu'un ballet russe ou qu'une miniature persane. Ces dames aux yeux hagards sont des chattes amoureuses dont les membres se confondent dans un grouillement de vers de terre, si j'ose m'exprimer ainsi à propos de ces «damnées»… Les poèmes de Baudelaire n'ont pas plus de fiévreuse emprise, que cette toile singulière; vision érotique d'un vieillard qui fut un prêtre exalté de la beauté féminine. Œuvre morbide, sensuelle et peinte avec la continence d'un primitif. Dans la première version (carrée), deux négresses coiffées de pointus capuchons, les yeux blancs brillant dans l'encre de leur peau, ajoutent encore à la bizarrerie de ce savoureux et glacial tableau. Qui possède donc, et qui nous montrera cette préparation?
La perle de l'Exposition n'est-ce pas l'exquise Odalisque à l'esclave, réduction de l'Odalisque de la collection Péreire? Ici, la couleur a la séduction et l'inattendu, le piquant d'un Piero della Francesca ou d'une gouache hindoue. Et quel «métier invisible»! Métier de miniature et de fresque.
Terburg, Vermeer de Delft, Giorgione, Titien, enfin tous les plus prestigieux «exécutants» sont battus par le raphaélisant J.-D. Ingres.
Dans l'Angélique,—dont la réduction est belle comme un précieux joyau d'émail,—dans les différentes Odalisques, dans la Thétis, il siérait de distinguer, sous l'exécution qui déconcerte nos yeux—et que Gérome enseigna plus tard.—Sous ce «linoleum», admirez la sensibilité de la ligne et la transposition si subtile de formes classiques, grecques, en une «chinoiserie» qui choqua tant les contemporains de M. Ingres, auxquels il s'imposa par une apparence d'académisme. Incompris, il fallut la perspicacité de Baudelaire pour rendre justice à M. Ingres—et un peu à contre-cœur, semble-t-il.
Ingres est à la mode… enfin! Lui aussi, comme Poussin? Mais… Ingres aurait un accès de colère, s'il voyait la peinture de ceux qui se réclament de lui[12].
[12] Dans ce livre, fait d'articles de revues, l'auteur ne s'est pas cru permis de supprimer les «redites». Ces articles s'adressaient à des publics différents et traitaient d'une matière où ces «redites» sont inévitables, à propos d'artistes modernes.
Pourquoi est-il à la mode? Toutes les écoles le revendiquent. Connaissez-vous quelqu'un, à l'heure présente, qui le nie?… Il faut beaucoup de courage ou de naïveté, ou venir de la province, pour attaquer le grand homme, soit dans un atelier, soit dans le monde. Ingres est tabou!
Il sera tenu pour «un initiateur», surtout pour n'avoir pas cherché à rendre en peinture la troisième dimension… On ne veut plus de la troisième dimension dans la représentation des objets sur une surface verticale… Ingres sera loué par «l'avant-garde» pour son sens de la déformation.
M. Bernard Berenson, historien américain de l'art italien, dans un brillant morceau sur «Raphaël, aboutissant de la Renaissance», ne dénie-t-il pas à Raphaël «le génie»? A côté de Michel-Ange et de Paul Cézanne,—favoris en 1911,—M. Ingres est «assis» de force par nos théoriciens. Est-ce donc pour les raisons qu'en donnent les plus audacieux «déformistes», que, l'œuvre de M. Ingres est si «important»[13]?
[13] «Important»—comme tant d'autres mots que je souligne sont dans le jargon du jour. M. Druet l'emploie, dans son magasin, comme ses prédécesseurs le mot «amusant»—au temps où la peinture s'achetait dans la rue Laffitte.
Il faudrait, en faisant le tour des galeries Georges Petit, commencer par le torse d'homme qui obtint le prix «de la demi-figure peinte» à l'École des Beaux-Arts de Paris en 1800. Ce torse explique l'œuvre entier du maître. Un élève, presque un enfant, en 1800, a vu ainsi, et rendu avec cette noblesse, ce scrupule, un modèle d'atelier. Pas le moindre trompe-l'œil; point de bitume, aucune trace de l'enseignement en faveur chez David. Regardons cette «académie» de rapin, car cet écolier sera l'auteur des portraits de Mme de Sénonnes et de M. Bertin, de l'Hémicycle et de l'Age d'or. Attardons-nous devant ces innombrables petits cadres de dessins,—têtes ou «nus». Ingres est transporté d'une frénésie sacrée dès qu'il est en face de la nature, mais il ne donne pas un coup de crayon sans se référer à l'antique, à Raphaël; il est de Florence et de Rome. Voyez deux paysages minuscules de la Ville Éternelle: deux Fra Angelico modernes. Un dessin, étude de femme nue pour cet Age d'or qui est à Dampierre: la réalisation, tout ingénue, de ce que Puvis de Chavannes a poursuivi sans jamais l'atteindre. Ne laissez passer aucun des portraits à la mine de plomb qui vont de 1797 à 1840, surtout! Car ce sont les tours de force d'un virtuose à la Paganini, et qui aurait l'âme d'un Holbein.
Il faut se placer au milieu de la grande salle, de façon à voir d'ensemble tous tes panneaux: puis comparer le portrait de la Duchesse de Broglie (1853) à celui de Madame de Sénonnes, ou à la Vicomtesse de Tournon (1812); le Bartolini (Florence, 1820), au Comte Molé (1834). Le sculpteur, avec ses tons chauds, la matière grasse de ses chairs, de son habit, des breloques pendues à sa chaîne, est traité comme un étourdissant morceau de nature morte, où la rigidité de la forme cernée ne nuit point à la puissance évocatrice de la physionomie. Le comte Molé, au contraire, lisse et comme en toile cirée, est par endroits d'un modelé creux; sa main exagérément «écorchée», comme une pièce anatomique, se tend en avant… L'harmonie serait terne et ennuyeuse, sans ce surprenant fauteuil de damas amarante et vert, qu'aurait pu peindre Van Eyck; ce meuble assez banal, joue dans tout ce gris-olive, le rôle d'une verrière dans la nef d'une cathédrale.
Ce portrait du Duc d'Orléans, fils de Louis-Philippe, fait qu'on oublie les lithographies et autres documents sur la famille royale de France. Du type si falot, si édulcoré de ce prince blond, aux yeux vagues, qui dans ses habits civils était un dandy à la manière anglaise de 1830, voilà ce que M. Ingres a fait: un Alcibiade, un prince Charmant et plein de majesté dans son froid uniforme, la tête prise dans un carcan. Le génie du portraitiste a su donner à un bras, à un gant, à un pantalon, la majesté, et par le même prestige d'interprétation qui fait du Fifre de Manet une figure aussi noble qu'un Masaccio: par le dessin.
Ces ors, dont pas un détail de passementerie n'est omis, sembleraient fastidieux, n'était leur mystérieuse «enveloppe», et l'on ne supporterait pas ce drap rouge, les bandes noires du pantalon, si Ingres ne modelait les vêtements comme à la fresque. Le fond lie-de-vin, si bien harmonisé, est de la même exécution, et au même plan que la figure, et néanmoins tout imprégné d'atmosphère; oh! ce motif d'or vert, comme les volutes des cheveux calamistrés du Prince! M. Ingres fait d'une gravure de mode quelque chose comme une statue d'Antinoüs.
Dirigeons-nous, en sortant, vers le portrait de la seconde madame Ingres,—peint alors que l'artiste avait soixante-dix neuf ans!—Le plus rebutant de tous, à première vue, mais qui vous fera vite penser à Vermeer, pour la franchise de la couleur. De même, avec la Duchesse de Broglie dont la robe bleu acide, donnerait l'idée de ce qu'était le Linge de Manet, quand il fut exposé pour la première fois.
Un doyen de la critique d'art envoyé par un journal officiel de Londres, pour prendre le «rythme» de Paris au Salon des Indépendants, m'avoua en s'en retournant après une visite qui ne l'avait point rajeuni: «Je suis passé à la Galerie de la rue de Sèze… quel malheur que votre Ingres ait, à ce point, manqué de goût!»
Pour conclure, il suffirait peut-être d'affirmer le contraire. Mais que vaut une affirmation, en matière d'art? Ce que vaut le critique.