Propos de peintre, première série: de David à Degas: Ingres, David, Manet, Degas, Renoir, Cézanne, Whistler, Fantin-Latour, Ricard, Conder, Beardsley, etc. Préface par Marcel Proust
CHARLES CONDER
Pour Mme Misia Godebska-Edwards.
Au coin de Cheyne Walk et de la rue qui débouche sur le vieux pont de Chelsea, une maison à balcons de treillage vert, coiffés de toits à la chinoise, se dissimule sous le lierre et les arbustes d'un jardinet. Là je veux me rappeler, vivant, affairé et endormi, l'artiste délicieux, l'ami parfait que nous venons de perdre.
En été, ce coin de la Tamise est inondé de soleil; les fenêtres des demeures riveraines dominent une grande étendue de ce fleuve qui va, quelques mètres plus loin, devenir une rivière; à Cheyne Walk, encore presque un bras de mer dont la rive est comme la «Marine Parade» de Brighton. Vers midi, en juin, par un temps chaud comme il y en a si souvent à Londres, arriver chez Conder, c'était une détente et un rafraîchissement. Le matin, je peignais le portrait de mon ami dans son «parloir» de cottage, alors que la mousseline des rideaux, gonflée par les courants d'air, se relevait sur le paysage whistlérien de cette banlieue londonienne hérissée de cheminées d'usines, de grues et de mâts.
Rouge mais amaigrie, les cheveux longs et se séparant en baguettes comme au sortir du tub, la tête de Conder se découpait en sombre sur les lambris jaunes que tachaient de noir quelques vieilles gravures en mezzo-tinte. Il était vêtu comme ces «Messieurs» qui dans les estampes de Boutet de Monvel et de Drésa, semblent prêts à jouer «Il ne faut jurer de rien».
Ses doux yeux bleu sombre, au travers de la fumée de la cigarette, regardaient au loin comme dans un rêve, quelqu'un de ces sites coloniaux, indiens ou australiens, où se promenait sa nostalgie. Il imaginait là, de l'autre côté du pont de la Tamise, des palais enchantés, des bayadères, des fontaines et des esclaves noires dont il avait rapporté de son enfance passée au delà des océans, le souvenir et le regret, l'éternel désir.
Conder «posait» comme une statue, s'efforçant de me donner le moins de mal possible; il me racontait, de sa sourde et lasse voix, en mots difficiles à percevoir, des faits sans importance, de soi-disant grossièretés de ses camarades; d'imaginaires manques d'égard, des disputes de sociétés et de clubs artistiques; puis il passait à la description d'un meuble de laque aperçu chez un bric-à-brac; d'un nouveau dessin de «Chintz»; d'une toilette de femme; de Mlle Adeline Genée, la ballerine de «l'Empire»; ou encore il me parlait de la «Fille aux yeux d'or», de Balzac, de Guys, d'Anquetin, qu'il tenait pour son maître et le maître de sa génération. La cendre couvrait son pantalon de nankin, le tapis, toute la pièce: il fumait soixante énormes cigarettes par jour.
A chaque repos, furtivement, il montait à son atelier où il allait barbouiller et détruire, en une seconde, quelque admirable esquisse, dès sept heures du matin jetée sur la toile; et redescendait tout tremblant, d'une agitation fiévreuse qui le consumait, sentant qu'il ne lui restait plus que peu de mois à vivre pour accomplir tant de projets merveilleux que son imagination formait pour lui-même et pour les autres. La plupart des idées nouvelles que s'attribuent les illustrateurs à la mode aujourd'hui, viennent de Charles Conder.
A deux heures, le lunch était servi dans la salle à manger, fraîche sous ses voûtes de crypte. Il y faisait honneur en véritable ogre, toujours reprochant à Mrs. Conder qu'il n'y eût pas sur la table plus encore de bonnes choses. Walter Sickert ou George Moore entrait, qui contaient à notre hôte des anecdotes de notre jeunesse et de Paris, jusqu'à l'instant où, n'y résistant plus, Charles Conder s'élançait au deuxième étage et se remettait à peindre, à dessiner ou à effacer.
Ce printemps-là, j'avais pris un atelier à Londres. Pénibles heures de la «season»: dans la chaleur écrasante d'une vaste pièce sous le toit, des hommes et des femmes, mes trop inexacts modèles, amenaient des parents et des amis, prenaient le thé, critiquaient la ressemblance d'un portrait.
Dans un défilé de ces aimables importuns, Conder me dit un soir, en regardant le portrait d'une dame:
«—Comment? Vous faites encore poser Mrs. X…?» Et il nomme une personne aussi rose et blonde, que noire et jaune était mon modèle: je suis surpris, et alors le pauvre garçon s'excuse: «Je me trompe peut-être? ne vous étonnez pas, je ne sais plus toujours bien ce que je dis!…»
C'étaient les prodromes de l'horrible démence où il s'est débattu deux longues années.
* *
Où avais-je connu Charles Conder? Il y a très longtemps, à Paris, mais je l'y avais peu vu, car il sortait surtout la nuit à Montmartre, avec des camarades trop jeunes pour moi; mais, à Dieppe, nous nous liâmes, certain été que Beardsley et son «set» y passèrent. Jusque-là, Conder était resté, pour moi, un amateur qui s'occupe de bibelots et qui a de bonnes adresses d'antiquaires; particularité: il était l'élève d'Anquetin. Pourtant, j'avais été frappé, au premier jury auquel j'assistai comme membre de la Société Nationale, par ses paysages décoratifs avec des personnages modernes, à l'allure romantique et balzacienne; mais bientôt, je perdis la trace de ce jeune Australien noctambule. Nul catalogue d'exposition ne mentionnait plus son nom. J'ignorais ce qu'il était devenu, et pourtant il vivait en plein Paris.
Je fus bien surpris en retrouvant Conder chez les Fritz Thaulow, hébergé par ces braves gens, recueilli comme le serait un petit orphelin dans un asile. Il venait d'avoir une de ses crises d'alcoolisme, on le soignait en le mettant sous clé avec une bouteille de lait, des pinceaux et des couleurs.
Thaulow et Conder avaient dû se rencontrer dans la «maison de l'Art Nouveau» de Bing. Ce japonisant ayant commis l'imprudence de renoncer à l'Extrême-Orient, commanda des tableaux, des décorations d'ensemble, des tapis et des modèles de meubles, à des hommes tels que Maurice Denis, Besnard, Cottet, de Faure, Thaulow ou Conder. La tentative de Bing eut le sort réservé aux enfants trop intelligents: elle ne vécut pas. Il y eut pourtant à «l'Art Nouveau», rue de Provence, quelques réussites, et l'une des plus remarquables, mais assurément la moins remarquée, fut un boudoir en soie d'un blanc crémeux, que Charles Conder illustra de capricieuses aquarelles bordées de franges en perles; le tout, d'un raffinement exquis de couleur: ingénieuse transposition dans une forme moderne, des bergeries, des galants décamérons poudrés du dix-huitième siècle. En des médaillons et des compartiments asymétriques, c'était Jeanne-d'Arc, Marie-Antoinette, Chinon, Trianon et Hampton-Court; des satyres, des nymphes, Mimi-Pinson, Dame Peluche, Bajazet; des sultanes, des bergères, des Faunes; Carmen, Esmeralda et le Postillon de Lonjumeau!
La maison de «l'Art Moderne», à côté d'objets fort beaux de la Chine et du Japon, groupa les premiers produits des artisans et des architectes qui renouvelèrent le style de nos intérieurs: ce qu'on appellerait plus tard le «style munichois» mais ce qui fut, en somme, une importation anglaise d'objets, de tissus, de verre, de dinanderie encore inconnus à Paris. On entendait vendeuses et employés parler «art» avec un accent germanique. Je crois que le trop fameux gallophobe Meier Graef, avant de fonder, rue de la Paix, une autre maison de «Modern Style», avait été le collaborateur de Bing.
Telle quelle, l'entreprise de la rue de Provence eut de l'influence sur le rapprochement si fructueux des artistes et des ouvriers d'art. Le goût de Charles Conder était trop fin, trop délicat, pour s'imposer à des amateurs qui n'eussent pas donné place, chez eux, à un vieux bibelot français.
A propos de Conder, le nom de Watteau fut prononcé (Watteau, pourquoi Watteau?), on cria au pastiche; et les délicats panneaux de soie furent mis de côté comme un lot d'accessoires pour cotillon. Achetés par Mme Thaulow, puis mis en vente à la mort du paysagiste norvégien, je les signalai maintes fois à d'inquiètes personnes qui construisaient un hôtel: nul n'en a voulu, en attendant que ces peintures charmantes passent un jour sous le marteau du commissaire-priseur, chez Christie, et soient couvertes de banknotes, car la réputation de Conder, qui commence à rayonner dans son pays, dépassera celle d'Aubrey Beardsley. Les dessins de Beardsley, qu'on ne peut déjà plus se procurer, à quelque prix que ce soit, ne sont pas d'une qualité aussi rare que les aquarelles de Conder, dont il subit si fort l'influence; Conder n'avait pas, d'Aubrey, la sûreté de main et le fini qui plaît tant aux bibliophiles, mais son art est bien plus naturel, plus varié, plus riche. Beardsley ne fut qu'un illustrateur mais Conder était un vrai peintre.
L'œuvre de Conder est numériquement considérable: peintures à l'huile, peintures sur soie, éventails (il y excella), pastels, sanguines, lithographies (illustrations pour un Balzac), châles, robes peintes, meubles, décorations de chambres entières (maison de Edmund Davis Esq., de Mrs. Halford, etc.). Les cinq dernières années, mon ami travaillait jour et nuit, dans une sorte de rage, remplissait ses armoires de projets, de croquis d'une sensualité de malade; d'où cette farandole où il entraîna Hogarth, Rowlandson, Beaumarchais, Mürger, Fragonard, Goya, Henri Monier, Longus, Ovide, Pierrot, Dunois, Shakespeare et Verlaine, comme en un bal d'enfants.
Ses éventails sont des chefs-d'œuvre d'invention et d'arrangement, dans une gamme tendre de pastel; en camaïeu, ou coloriés comme des images à deux sous, sans «fignolage» de miniaturiste, avec des «à plat» qu'adoucit un trait spongieux du pinceau. A quoi les comparer? Point certes aux éventails français du XVIIIe siècle. Conder fleurit, rompt, allège les festons et les astragales des frères Adam, ces artistes de génie classique qui s'inspirèrent du grec, comme les dessinateurs de la fabrique de Wedgwood. Ses figures maladroites et pimpantes sont d'un dessin impressionniste, sensible, capricieux comme celui de Constantin Guys, ou même de Goya.
La «déformation», donc la vision et l'écriture de Conder, aurait dû ravir les «critiques d'avant-garde», dont le pauvre garçon attendit en vain les suffrages, toujours surpris de n'avoir pas l'honneur d'un paragraphe de louanges dans le Mercure de France—car il était du «quartier latin», et il se dépitait d'être exclu par le milieu «avancé» (advanced set) où il croyait avoir sa place. Son exposition, chez Durand-Ruel, il y a quatre ans, et pour le catalogue de laquelle il m'avait imprudemment demandé une préface, fut sa dernière tentative publique dans son «dear old Paris», et la cause de ses premiers troubles cérébraux. Cet échec le confondit. Ensuite, de son subit succès à Londres, il ne put jouir, car les applaudissements s'adressaient alors à un malade.
Étrange fut le destin de ce déraciné, tendre, toujours amoureux, bohème, et museur malgré son très excessif travail. Ses excentricités, comme pour Whistler, plaideront plus en sa faveur auprès des Anglais que n'aurait fait une existence normale. On voit déjà comment sa légende s'organisera à côté d'Aubrey Beardsley, d'Oscar Wilde. Le peintre sera connu plus tard.
Jusqu'à son heureux mariage avec l'Américaine dévouée qui mit sa fortune à la disposition de Conder, celui-ci fut, tant à Paris qu'à Londres, une sorte de Verlaine, passant de l'état d'ébriété à un demi-sommeil lucide, ne travaillant jamais avec plus d'inspiration que sous l'empire de l'alcool. Il serait douloureux de retracer ses pérégrinations dans les taudis des deux villes où il connut la misère et l'abandon, lui qui attachait tant de prix à tous les luxes, aux raretés d'un joli intérieur et à l'élégance de ses habits. Il était fait pour un siècle enrubanné, galant—et je ne puis m'empêcher de le voir soupirer une sérénade sous la fenêtre de sa belle, coiffé du béret à la Watteau et la cape sur l'épaule.
Je viens d'assister, dans son quartier de Chelsea, à une de ces mascarades qu'il savait si bien monter, et je pensais à lui pendant qu'un orchestre d'instruments à vent accompagnait les chants, les danses des Cydalises et des Corisandes. La musique de Gabriel Fauré me parut plus fiévreuse encore sous les guirlandes de fleurs, parmi les jets d'eau et les bosquets qu'éclairait la pleine lune de juin. Le ciel de minuit, toujours si pur à Londres même après une journée brumeuse, dressait une coupole bleu sombre sur les murs des «mews» et des maisons dont le jardin est encadré. Quelques vieux camarades de Conder, tandis que le flûtiste Fleury jouait en plein air, nous nous tenions émus, dans un salon où nous avaient attirés des éventails de notre ami, que nous sentions présent, qui aurait dû être là dans l'orchestre ou les chœurs, parmi ces Indifférents et ces Mignonnettes sortis de la Galerie Lacaze.
Les personnages de la Comédie italienne, de Molière et de Balzac étaient tous un peu confondus dans le cerveau de l'Australien, qui mélangeait volontiers l'époque de Louis XIV et celle d'Alfred de Musset; et chez qui un joli bric-à-brac de chaises à porteur, de berlines, de coquillages, de miroirs chinois, de cabinets de laque vénitien rococo, des gondoles, des portiques de treillages, des rideaux de Quinze-seize «chatouillés par Zéphir», étaient autant d'accessoires qui reviennent sans cesse dans ses compositions, où le chapeau de Rastignac s'aplatit en tricorne, où la souquenille du valet poudré a presque les mêmes pans que la rheingrave de la Restauration. Postillons au fouet claquant, facchini, soubrettes, jeunes seigneurs courtisant une almée à la Coypel, nègres au turban à plumes, fifres et tambours: tous les invités au bal d'Esther, dans la Chaussée d'Antin, sont les favoris de ce citoyen des Batignolles, de Dieppe et de Chelsea.
Conder ayant acheté une des anciennes maisons de Cheyne Walk, il y entassa des objets italiens si chers à Henri de Régnier, des tableaux et des meubles dont il faisait un décor riant à son labeur et à sa maladie. Certaines chambres de parade étaient, les soirs de réception, les aquarelles mêmes de Conder, réalisées et vivantes. Des couleurs acides réveillaient ces vieux lambris, ces chambres obscures qui, par les après-midi brumeuses de Londres, ne s'éclairent qu'aux lampes. Un salon bleu, tout miroitant de satins drapés et de glaces vénitiennes, était dédié à Watteau et à Whistler. Conder peignait dans toutes les pièces, la nuit comme le jour, sous des lustres à bougies.
L'apogée de la vie du pauvre Conder fut la redoute masquée qu'il donna pendant le carnaval de 1904. Cette fête avait pour thème la mise en action de «The Rape of the Lock» de Beardsley. Chacun de ses admirateurs s'y rendit dans un équipage qui plut au peintre, et le souper, au matin, réunit sous les guirlandes du plafond et les arcs de «trellis», les actrices à la mode, les littérateurs pour qui Conder était alors devenu un maître.
On était loin déjà des jours de lutte où il s'acquittait envers Thaulow d'une hospitalité «écossaise», en brossant sur le gros coutil des sièges et des portières, des compositions mythologiques et improvisait avec quelques pots de couleurs un décor somptueux et bon marché; dans le jardin de la villa, il dessinait des parterres, accrochait aux arbres des grappes de lanternes en papier, dont la lueur n'éclaira que les tristes repas où Conder, après l'une de ses premières attaques, misérable, s'attablait auprès d'Oscar Wilde, furtif à sa sortie de prison et hésitant sur l'attitude à prendre. Nous redoutions alors que Conder ne glissât comme le pauvre Lélian vers des bas-fonds que dorait son génie naïf. La maladie avait déjà miné son corps. La généreuse Mme Thaulow et l'enthousiaste Fritz étaient toujours prêts à secourir, à protéger, à accueillir, à donner. Wilde, de Berneval-sur-Mer, venait clandestinement se réchauffer à leur foyer, contant de ses belles histoires symboliques dans un cercle de petits enfants qui l'écoutaient bouche béante. Conder suivait un régime sévère et, enfermé dans la villa de Caude-Côte, il reprit des forces. Je me le rappelle un jour, agenouillé aux pieds de son hôtesse, dans une attitude que je ne m'expliquai pas au premier abord; et la dame le dominant de sa puissante stature, était vêtue d'une étrange robe: Conder essayait sur elle une jupe de sa façon, qu'il avait agrémentée de médaillons, de figures, de rinceaux et dont la finesse eût mieux convenu pour un dessus de bonbonnière qu'à épouser les formes plantureuses d'une Walkyrie.
Mon ami me parlait souvent de Miss X… qui, croyait-il, était à Paris. J'avoue que j'écoutais avec mélancolie les projets matrimoniaux du malade. Pourtant, il devait rebondir encore une fois, se marier et connaître, pour de trop courts instants, mais en jouir pleinement aussi, la sécurité et une pleine liberté pour réaliser ses rêves de peintre et de collectionneur.
Aubrey Beardsley, Charles Conder, Dowson, Arthur Symons, ces protagonistes du Yellow Book et du Savoy, sont aujourd'hui tous disparus, après avoir, chacun dans son genre, accompli des œuvres sœurs. Ils eurent tous une passion: l'esprit français, et aussi notre langue que Whistler leur apprit à aimer. Ils forment une petite phalange indissolublement liée dans la mémoire et la reconnaissance des quelques Français qui fréquentèrent l'Angleterre dans les dernières années du XIXe siècle. En littérature, en musique, en peinture, ce qu'il y eut de plus significatif et de plus neuf chez nous trouva en eux des cerveaux réceptifs et des voix enthousiastes pour célébrer la France moderne et classique.
Si aucun de ceux-ci ne fut véritablement un grand homme, ils auront eu de l'influence sur leurs contemporains. Il est remarquable que, depuis une trentaine d'années, ce soient de moindres artistes qui aient indiqué des directions, exercé une influence, et par un rayonnement assez nouveau de la pensée, qui fait qu'un peintre ou un sculpteur inspire des littérateurs; ou un écrivain, des peintres et des musiciens.
Charles Conder et Beardsley ont, comme Whistler avant eux, orienté une génération pour qui le goût exerça peut-être plus de prestige qu'il n'en aurait eu dans un âge de discipline et d'ordre. Les choses que ces artistes ont aimées, ou qui les ont divertis, sont celles dont j'ai vu faire ensuite le plus grand état par une foule incertaine et avide «du nouveau».
Nous ne pouvons cependant rayer de l'histoire la période d'inquiétude, grave pour quelques-uns, mais de snobisme chez la plupart, où c'était un point d'avoir sur sa table le dernier livre; en sa demeure, l'étoffe ou le papier, les meubles «nouveaux» que les artistes conseillaient. On se souciait davantage de ne pas faillir, sans doute parce qu'il n'y avait ni principes, ni règles, ni style. On cherchait un style, comme s'il suffisait d'en désirer un, pour le trouver!
«L'homme de goût» n'a jamais eu une situation comparable à celle de quiconque semblait en avoir un. L'on crut que le goût s'enseignait comme l'esthétique. Point de vue très allemand.
Whistler, Charles Conder, Aubrey Beardsley, les artistes russes que M. de Diaghilew nous a fait connaître, resteront parmi ceux qui, dans la période d'avant 1914, ont modifié le goût.
J'ai tenu à montrer Charles Conder préparant les formules d'un style qu'exploitent et répandent aujourd'hui d'innombrables artistes-décorateurs pour lesquels mon ami reste un inconnu.
Je devais à la mémoire de cet initiateur, l'hommage de ces quelques lignes et j'inscris à dessein son nom avant celui de Beardsley, et afin de réparer une injustice.
Note de 1917: On doit se méfier, en relisant ces notes qui datent déjà, de déprécier des ouvrages qui charmèrent nos heures de paix. Aujourd'hui nous risquons d'être injustes envers les «élégances de la vie», qui occupèrent nos loisirs.