Propos de peintre, première série: de David à Degas: Ingres, David, Manet, Degas, Renoir, Cézanne, Whistler, Fantin-Latour, Ricard, Conder, Beardsley, etc. Préface par Marcel Proust
NOTES SUR LA PEINTURE MODERNE
(A PROPOS DE LA COLLECTION ROUART[15])
DEGAS.—Revue de Paris, 1913.
[15] Deux ventes aux enchères ont dispersé la collection Rouart, du 9 au 18 décembre 1912.
Pour Paul Valéry.
I
«Il est de très inoffensifs révolutionnaires…»
Nous n'étions pas retourné, depuis dix ans, dans l'hôtel qui porte le deuil de M. Henri Rouart. Peu avant la dispersion, sous le marteau du commissaire-priseur, des œuvres d'art qui nous attiraient jadis à la rue de Lisbonne, il fut une fois encore permis à d'anciens habitués, de revoir cette incomparable collection de peintures et de dessins, accrochés aux murs que nul d'entre eux n'avait plus quittés depuis qu'il y avait trouvé sa place. Ces appartements, marqués au coin du second Empire et décelant un total mépris de l'arrangement décoratif comme on le recherche aujourd'hui, avaient l'aspect un peu négligé des maisons sans femmes; les cadres se chevauchaient l'un l'autre ou venaient bord à bord, créant une confusion. Il fallait prendre de la peine, pour ne voir qu'une chose à la fois et, l'ayant trouvée, l'isoler, la mettre en valeur. Tout ici, d'ailleurs, semblait hors de notre temps, appartenait à des hommes qui pensaient, parlaient, agissaient d'autre façon que nous.
Pût-on laisser intacte cette collection, comme un musée Plantin, pour apprendre ce que fut hier à ceux de demain, qui n'auront pas connu cette race d'amis maniaques de la peinture: leurs goûts, les idées qu'ils eurent de l'art et de la vie; et les fils Rouart nous diraient dans quelles conditions leurs pères ont formé leurs trésors, comment ils vivaient. Il y a autant de dissemblances entre ce type d'hommes et les amateurs du XXe siècle, qu'entre la peinture du milieu du XIXe siècle et celle de 1912. Aujourd'hui tout s'étale. Hier, on cachait ses biens et ses amours.
Voici quelques notes, sans ordre, quelques réflexions que nous inspire une dernière et très mélancolique visite à la rue de Lisbonne.
Le commencement du XXe siècle aura marqué une séparation brusque entre une certaine manière d'être artiste pour soi (qui ne se prolonge plus que comme un malade, à force de soins) et la condition d'une société où la peinture semble livrée au litige indéfini d'innombrables certitudes.
A force de tirer sur la chaîne, des maillons cèdent, que rien ne ressoudera. Pour les «traditionalistes», si le branle-bas sonne au milieu de leur carrière, et s'ils ne sont pas endormis, qu'ils collent l'oreille au sol et écoutent le bruit de la jeunesse en marche; curieux, intéressés, préoccupés même; mais non sans pitié pour leurs aînés ou leurs cadets, qui restent impassibles comme des sourds devant une locomotive d'express.
Il y a des artistes pour qui toute nouveauté est négligeable et mauvaise; d'autres qu'attire a priori l'inconnu et qui, d'avance, applaudissent même l'inventeur dont l'expérience infirme la leur. Bien peu qui ne se sentent inféodés à un parti et ne deviennent les esclaves d'amitiés, de camaraderies ou d'habitudes. Parmi les plus intelligents et les plus fiers, combien osent confesser leur émoi? Ils ont peur; aussi est-ce la louange aussi emphatique que l'insulte, ou bien le silence pusillanime des timides qu'on dirait tapis dans leurs demeures pendant que les coups s'échangent dans la rue. Plus répandue et plus grave encore, l'indifférence. Elle augmente chaque jour: l'indifférence du spectateur, las d'entendre trop parler d'art, de voir trop de choses et qui se retire, à mesure qu'on le sollicite plus de se mêler aux acteurs et aux auteurs du drame; car on ne peut longtemps parler de ce qu'on feint seulement de connaître et d'aimer, et l'on passe vite sur un autre terrain où le pied est plus solide; enfin l'indifférence du producteur dont le mouvement devient machinal au milieu des disputes et des théories qui se succèdent. J'allais omettre celui qu'ahurit le zèle même de ses suivants, qui le dépassèrent si vite!
Afin d'aider le public artiste à s'y reconnaître, il serait de saison que ceux qui consacrèrent l'exercice de leur esprit à l'étude de ces questions d'hier et d'aujourd'hui, essayassent d'y mettre un peu d'ordre. Élevés dans une religion qui périclite, certains pourraient du moins célébrer les douceurs qu'ils y goûtèrent, déplorer la tiédeur de ses fidèles et rappeler à ses détracteurs quels furent son éclat et sa beauté. Plaidons pour de «nobles victimes». Épargnez-les, messieurs les bourreaux!
Quelques-uns chérissent encore ces vieilles rues chaque jour menacées, abattues, décor dans lequel ils furent élevés, auquel ils souhaitent qu'on ajoute tout ce que commande la vie moderne, mais jugent néfaste qu'on anéantisse au lieu de construire plus loin. Hélas! le terrain manque; il faut de plus larges voies, de l'air, et, à côté des façades d'un intérêt rétrospectif, celles qui accusent le dispositif intérieur dicté par des usages récents. Mais ne nions pas le charme des boiseries sombres et des pignons sans prétention de jadis. Fussions-nous enclins à préférer à ces choses désuètes la clarté des couleurs fragiles et des combinaisons à la mode, il convient qu'une pudeur nous retienne d'en faire trop état.
Il est dur d'être l'exproprié d'un bel hôtel qu'on transformera pour le commerce. La mélancolie de Chateaubriand est légitime, d'embrasser deux mondes et de pouvoir comparer deux siècles dont il est. Parfois on préférerait d'être né plus tôt ou plus tard et s'épargner des doutes et l'inquiétude particulière à l'ère présente. C'est une sorte de devoir, semble-t-il, pour ceux qui ont un pied dans deux sociétés, de saluer celle qui s'en va, d'essayer de la rendre compréhensible et aimable à ceux qui viennent. L'occasion leur est fournie, par la mort des deux frères Rouart, de revoir comme un album de photographies tout un monde français, parisien de bonne souche, des visages, des intérieurs, des réunions animées par le plus vif sentiment de l'art, dans une atmosphère qu'on ne respire plus; celle où vivaient les modèles de Fantin-Latour.
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La maison de M. Henri Rouart se ferme aujourd'hui après celle de M. Alexis Rouart. Hélas! les collections fameuses, comme les terres, ne passent plus de père en fils. Les fortunes plus fluctuantes, l'humeur changeante, un désir immodéré d'essais, d'aventures, de voyages, les distances abolies par des moyens de transport rapides et divertissants, nous désaccoutumèrent de la stabilité. Des tribus sans cesse en migration emportent avec elles et déposent le long de la route, au hasard des relais et des rencontres, leurs fragiles possessions. Un objet, si précieux soit-il par lui-même, ou par des souvenirs qui devraient tenir à la chair de son propriétaire, qui sait où il ira? Nulle œuvre que nous puissions croire destinée à se détruire normalement sur le coin de terre pour lequel l'artiste la créa. Mélancolique destin des pierres de nos églises, des meubles de nos châteaux, de nos portraits d'aïeux et de nos parchemins qui, chaque jour, passent la frontière ou l'Océan, perdant de ce fait la plus belle part de leur sens et de leur valeur profonde de racine.
Reconnaissons avec gratitude la contre-partie de cette émigration quotidienne: des êtres généreux ou peut-être mus par un désir d'attacher leur nom à quelques glorieux noms d'artistes, et pour laisser une trace d'eux-mêmes, comme l'acteur en quête de photographes ou de biographes à fin de se «prolonger» après que sa voix se sera tue, des collectionneurs magnifiques lèguent aux musées des trésors inestimables. Mais la spéculation et la montée scandaleuse des prix offerts pour les œuvres d'art classées, rendent souvent irréalisable le désir d'un collectionneur. Il faudrait que celui-ci fût toujours un célibataire! Oui, mais il y a plus: léguer une collection à l'État n'est point un geste simple à faire. Vous ne savez jamais qui décidera de l'acceptation ou du rejet de votre don, quel esprit inspirera les Comités dont dépend l'avenir de votre legs—du moins dans notre pays de France. Je me rappellerai toujours les pathétiques précautions et les craintes touchantes dans leur exagération, celles de M. Degas, alors qu'il combinait les systèmes les plus extravagants afin d'hospitaliser, de son vivant, les toiles et les dessins d'Ingres, les Delacroix, les Manet et autres pièces choisies avec une admirable sagacité pour sa plus intime satisfaction. Tout plutôt qu'une vente publique, de ses études, de ses cartons pleins de chefs-d'œuvre.
Nous n'avons pas un vrai Musée moderne; on sait les lenteurs administratives à construire un nouveau Luxembourg. Quant au Louvre, il faudrait qu'il pût s'étendre en tous sens. Des grincheux se plaindraient d'un énorme cimetière au cœur de Paris, dont les émanations vicient l'air. Vous savez le lieu commun sur le musée-tombeau. Les musées ont, du moins, des vitrines gardées! La Joconde?… dira-t-on. Les gardiens somnolent… Oui certes; la Commune de 1871 a failli incendier le Louvre.
Une guerre est à craindre… Les dangers sont partout.
L'École des futuristes, dans un retentissant manifeste, a demandé la fermeture des musées ou leur suppression par mesure d'hygiène. Tout ce qui date, tout ce qui a duré est désormais menacé dans un monde qui bâille d'ennui et voudrait oublier son passé.
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Si l'hôtel Henri Rouart était devenu un musée, à nos esprits il eût donné une direction et des assises. Les collections Henri et Alexis Rouart ne devraient point quitter la France. Nous avons eu l'espoir pendant quelque temps de garder parmi nous, dans son intégralité, celle de Henri, grâce à la piété unanime de ses enfants. Puisque tout arrangement fut impossible, disons adieu à tant d'œuvres d'art qui sont l'honneur de notre XIXe siècle. Pour ceux qui ont connu ces messieurs Rouart, et plus, fait partie de cette classe de vieux Parisiens, «grands bourgeois», artistes, les images et les souvenirs qu'évoque leur nom seront doux et précieux. Avec ces amateurs à l'ancienne manière, disparaissent à peu près les derniers d'une génération forte et l'on saura peut-être plus tard l'importance du rôle qu'ils auront utilement joué dans notre pays. Bientôt la trace s'effacera des Marcotte, des F. Moreau, des Dutuit, des Tomy Thierry, des Doria, continuateurs des Lacaze; et sous la ruée des milliardaires irresponsables d'Amérique, aussi bien que de la nouvelle aristocratie industrielle et financière d'Allemagne et de Russie, le type si agréable du modeste chasseur de peinture sera anéanti, du chasseur dédaigneux des rabatteurs et de l'appareil un peu théâtral qu'exhibe le propriétaire de Seine-et-Marne pour abattre beaucoup de pièces, sans quitter presque la salle où il mange dans de la vaisselle plate. Aujourd'hui, les gens du monde, les plus authentiques aristocrates, s'ils n'ont pas hérité, avec les portraits d'ancêtres dont ils se séparent d'un cœur léger, une ample fortune, non seulement se font marchands de curiosités,—mais «intermédiaires». Dans une société où tout est à vendre, d'aimables gens de cercle, jadis contempteurs de tout, hormis les sports, accourent, le monocle à l'œil, tâchent de distinguer un Fragonard d'un Dubufe le père, au premier appel d'une famille dans la gêne et que tente l'appât d'une grosse somme. Ils accourent pour se charger de «placer» le chef-d'œuvre et tendre la main. Peut-être, d'ailleurs, l'éducation de ces singuliers professionnels (inavoués!) se fera-t-elle avec le temps. Les ventes célèbres, les catalogues illustrés, l'incessante réclame des marchands qui publient les cotes d'une nouvelle Bourse artistique: voilà plus que de nécessaire pour se faire une opinion de club. Il y aura, cependant, cet obstacle à se prononcer sur des ouvrages un peu anciens: les «pedigrees» dont on se munissait naguère seront faussés ou l'on en fabriquera, comme on fabrique des meubles anciens, des Boucher et des Gainsborough.
Le public commence à s'inquiéter. Les originaux qui, dans les familles, furent déjà remplacés par d'adroits fac-simile, seront bientôt confondus avec ceux-ci et de successives copies, de moins en moins fidèles, tiendront sur les panneaux du salon la place de l'ancêtre, exilé aux Amériques. Chacun sait qu'il y a dans le Paris moderne trois catégories de peintres: 1o ceux qui font du néo-impressionnisme et en vivent plus ou moins bien, mais célèbres ou en passe de le devenir; 2o ceux qui languissent, attachés à l'académisme; 3o les plus habiles, qui préfèrent l'incognito, et travaillent à la manière des maîtres—sans signer.
Je connais en province un brave notaire tout fier de posséder un faux Corot qu'il tient d'un parent ami intime du maître. Ici l'histoire et la vérité sont dans des rapports mystérieux, mais comment le détromper, l'excellent homme? Je ne m'étonne plus de ce que me disait un «réparateur» auquel j'avais porté un pastel à nettoyer. Ne l'ayant pas trouvé chez lui, j'avais dû écrire «l'objet de ma visite» sur une feuille imprimée, que je remis à un serviteur en habit et cravate blanche. Le «réparateur» venant ensuite chez moi me demanda si, en l'attendant, j'avais jeté un regard sur les murs de son «appartement particulier.» Comme j'excipais de ma discrétion, il me pria de revenir dans son «somptueux rez-de-chaussée», qu'égayent ses enfants, de charmantes jeunes filles souvent au piano, et de prendre la peine de considérer sa collection: «Il n'y a pas un de mes tableaux—dit-il—qui ne soit l'œuvre de mes jeunes artistes, monsieur, et vous devez avoir eu plusieurs d'entre ceux-ci parmi vos élèves. Ils sont assez pratiques, maintenant, pour préférer une carrière lucrative aux difficultés où s'énervent des garçons plus ambitieux.»
Et comme je lui exprimais mon dégoût, qui le faisait rire, il ajouta: «Je ne trompe personne; je ne les vends pas, ces arrangements, pour des originaux. Plus tard, au loin, ce qu'ils deviennent… serait-ce à nous de nous le demander?»
Mais si ce réparateur «ne veut rien savoir»; ce que deviennent ses faux, nous, nous le savons. Ils peuplent les collections et achèvent de semer le soupçon dans l'âme déjà trop inquiète de ceux qui collectionnent.
* *
Les frères Rouart étaient des ingénieurs, anciens élèves de l'École Polytechnique; Henri, l'aîné, celui dont nous déplorons que l'admirable galerie soit mise en vente, gagna dans l'industrie une fortune dont il fit l'emploi que vous savez. Il se destinait au métier des armes et comptait faire, en amateur au moins, de la peinture, pour laquelle il avait un goût très vif et des dispositions; tel semblait être son avenir, si des événements ne l'eussent placé à la tête d'un établissement métallurgique, ensuite prospère sous son intelligente direction. On cite de lui plusieurs découvertes dans l'ordre de la mécanique. «Il apporte aux problèmes de la science nouvelle—écrit M. Arsène Alexandre dans une excellente étude—le même instinct précurseur qu'il a prouvé à l'égard des questions artistiques.» «C'est ainsi que successivement, les applications du froid, les tubes pneumatiques pour la correspondance, les moteurs à gaz et à pétrole, attirent dès la première heure ses facultés d'invention et de compréhension.»—«Sa vie active a été vouée à la science, sa vie idéale s'est complue dans l'art—harmonie que l'on voyait jadis couramment», ajoute M. Alexandre. En effet, c'est là un des traits si significatifs des générations qui nous ont précédés. J'ai connu nombre d'amis de mon père dont le principal souci était la musique et la peinture, quoiqu'ils fussent, quant à elles, d'une modeste réserve, dans leurs entretiens, par une jolie crainte, si souvent dénuée de fondement, de parler d'art à la légère. Ils étaient respectueux, parce qu'ils comprenaient et sentaient, mais ils évitaient le jargon d'atelier pour ne pas assumer un ridicule si fréquent parmi nous. Les convives de M. Henri Rouart étaient presque tous d'anciens polytechniciens, ingénieurs, officiers d'artillerie, ou des industriels comme leur hôte; et ces messieurs avaient l'habitude de la précision, ils étaient des spécialistes dont le langage technique, les connaissances scientifiques, l'esprit d'ordre et de discipline plaisaient tant à M. Degas. Aux dîners du mardi, ils écoutaient M. Degas: ces hommes de la partie écoutaient l'homme de la partie.
Passionné d'art, M. Henri vécut à l'époque où, avec quelques moyens, il était encore possible d'acquérir des tableaux, sans avoir à passer par l'intermédiaire, professionnel ou non. Henri et Alexis, liés avec M. Degas dont nous parlerons tout à l'heure, durent connaître la plupart des grands artistes de leur époque; et quelle époque fut la leur! Ces Messieurs se trouvèrent au milieu de l'école dite de Fontainebleau, assistèrent à la fin de l'école de 1830, à l'apparition des Impressionnistes, puis à celle de leurs continuateurs. C'est-à-dire que la plus «racée» production du génie français, ils l'ont vue éclore. Ingres, Delacroix, Th. Rousseau, Barye, Decamps, Diaz, Corot, J.-F. Millet, Daumier, Degas, Renoir, Manet, Puvis de Chavannes: voilà quelques-uns de ceux qu'ils ont connus, d'abord contestés et ignorés, puis montant vers la gloire; et c'est dans le grenier de ces peintres-là que les Rouart firent leur choix, paisiblement, sans la fièvre ni le trouble de leurs continuateurs. Ils collectionnèrent, comme des peintres fortunés, pour leur joie et leur instruction.
L'hôtel Drouot, où ils passaient tous les jours, si l'on considère ce qu'il est encore aujourd'hui pour les fureteurs qui savent voir et qui ont les loisirs du pêcheur à la ligne—fut l'abri temporaire d'inépuisables viviers. La rue Laffitte, Durand-Ruel, comme les magasins borgnes de Montmartre, surtout les ateliers d'artistes, les meilleurs en relations avec les Rouart: voilà une vaste zone d'exploration. Le tout est qu'on ne se disperse en de vaines curiosités et d'avoir un goût déterminé. Or les deux frères, sans être exclusifs, avaient de fortes préférences, je dirais, des vices. Alexis, tout dévoué aux petits maîtres de 1830—peintres, graveurs, sculpteurs, à la céramique et à la gravure chinoise et japonaise; Henri, le peintre amateur, se cantonnait dans la peinture et le dessin.
Comment définirons-nous ce qu'il appelait «un tableau»? Eh! quoi? simplement: ce qui est de la peinture et ne veut être que cela. Celui qui a le sens inné «de la peinture», s'il commet des erreurs, elles ne sont jamais bêtes. Son intérêt se portera peut-être quelquefois vers des pièces de moindre valeur, pour une simple qualité de vision ou de coloris; mais il sera toujours en garde contre les faux-semblants et les charmes éphémères des lauréats du Salon et des gros succès de presse. On serait tenté de dire qu'au temps des Rouart, il n'y eût encore que deux genres; le succès académique était celui de la seule mauvaise peinture, des toiles qui racontent une histoire amusante, touchante ou noble, dans une langue banale—le reste (la bonne peinture) étant la cible du public. Au choix du collectionneur s'offrait un espace plus circonscrit qu'il ne l'est devenu, où l'on ne s'attendait point à rencontrer à chaque pas un jeune maître en herbe. Le collectionneur savait où il allait, sans tourment à la pensée qu'après tout, il y a peut-être du génie dans une tache, dans une «intention». On se faisait d'une peinture une idée très définie; une certaine correction grammaticale était de rigueur. Les généralités extra-picturales, on s'en souciait peu; on était ignifugé contre le terrible snobisme et peu défiant de son propre instinct. Le problème avait moins de facteurs qu'aujourd'hui; il se bâclait beaucoup moins de tableaux, il y a trente ans, et les théoriciens ne primaient point le peintre.
Deux ou trois toiles de Cézanne, dans l'hôtel de la rue de Lisbonne, signalent la clairvoyance de Henri Rouart; mais son fils Louis me dit que son père, charmé par les dons du coloriste, «n'y attachait pas trop d'importance». Je me rappelle en effet, comment on discutait alors Cézanne. A part Renoir, je ne crois pas que les Impressionnistes aient prévu l'avenir de l'étonnant peintre d'Aix. Ils n'étaient pas des théoriciens.
Ceci m'amène à parler d'un homme que j'aime et que j'admire, mon confrère M. Maurice Denis; son livre Théories, remarquable par le fond et la forme, est d'un grand artiste et d'une intelligence merveilleuse, mais «il est fort dangereux»—comme aurait dit M. Ingres. Denis s'est fait une «Théorie» logiquement issue de son talent et applicable à son œuvre. Sa fertile moisson de décorateur et d'incomparable illustrateur est là qui nous l'atteste.
Mais la charge à fond contre l'imitation, «dada» des néo-impressionnistes, aboutirait à des formules où la raison seule interviendrait, ou à un art strictement ornemental et décoratif, à peine différent de celui des Persans et des Chinois. Ce serait la fin du tableau comme l'ont conçu les hommes de notre race sensible.
Le plus exact rendu des objets: c'est ce à quoi s'appliquent les Grecs, les Romains et les Occidentaux en particulier. Des exemples historiques si connus qu'il serait oiseux de les rappeler ici, abondent chez les auteurs. Depuis le collège nous les savons. Le trompe-l'œil date de l'Antiquité. Les Italiens du XVIe siècle s'y délectent et le décor architectural en tire de très heureux effets. Or c'est contre l'imitation que les susceptibilités doctrinales du néo-impressionnisme se déclarent.
* *
La collection H. Rouart aura été l'une des dernières à passer sous nos yeux, et que ne déshonora nulle trace de complaisance à la mode, d'un désir de paraître audacieux, «averti», «avancé», «fauve». Le bourgeois français qui la forma, qui aurait pu être peintre professionnel et dont la vie avait fait un métallurgiste, n'était pas un homme d'argent, et qui achète des œuvres d'art ainsi que des valeurs de bourse. Ces braves gens-là avaient de la tendresse—qu'ils cachaient souvent comme l'objet de cet amour—pour des tableaux, pour des bibelots.
Je crois que tous les maîtres de la galerie H. Rouart furent sans théories, sans «manifestes», et leurs œuvres sont d'avant l'heure où le peintre devint conscient et commença de tenir plus à ses idées qu'à l'acte joyeux de peindre, sans obéir à d'autres ordres que ceux de son instinct. D'où cette diversité, et certain air de famille aussi, chez des artistes d'une même éducation. Vous lasserez-vous moins vite de la palette monotone des néo-impressionnistes et de l'unique emploi des tons complémentaires ou systématiquement divisés? Le jour où Gauguin ramena le tableau au brutal coloriage d'un Calvaire breton ou d'un jouet russe, plus de toiles de chevalet, et le beau «métier» de peintre tombe en désuétude. Que l'on ne dise plus, de grâce! que notre technique, sûre désormais d'être inférieure à celle des maîtres, il est inutile de s'en préoccuper; si l'on a décrété cela, ce fut dans les premières heures d'une allégresse nouvelle de néophytes. La nouveauté des effets subtils qui frappaient une rétine ultra-sensible, enivra des hommes «libérés» récemment de vieux idéaux; leur hâte à rendre des mouvements et une qualité de lumière tenus pour extra-picturaux par leurs prédécesseurs, leur présomption d'initiateurs encensés par la camaraderie et la littérature, la nécessité de se singulariser à tout prix: voilà ce qui, en quelques ans, fit du peintre cette sorte de monstre qu'il est devenu.
La vie et le rôle de l'artiste actuel sont d'un «halluciné». Il ne lui reste plus rien des conditions naturelles du peintre. La société lui demande de produire des œuvres pour lesquelles il n'y a l'emploi, d'où rapide transformation en une sorte de décorateur tapissier, que rend médiocre la médiocrité de son employeur et de l'habitacle moderne. Je ne jetterai pas la pierre à ceux qui ramenèrent notre art vers des préoccupations nouvelles, vers un goût des couleurs pures et décoratives. Mais il semble que la peinture actuelle soit, plus qu'aucune autre, «un mode d'hallucination» (comme dit M. Denis) où l'on veuille mettre trop d'esthétique, où le calcul, la mathématique se glissent malencontreusement. Cette menace ne sera-t-elle pas plus alarmante, à mesure que la raison voudra contrôler, pis encore: réclamera des théories? Ici se pose à nous un problème dont nous pouvons à peine entrevoir la solution, dans le tohu-bohu de nos incessantes réformes. Et c'est en considérant le calme où il semble qu'aient produit nos prédécesseurs à l'époque des Rouart, que l'on déplore davantage notre trouble et notre trépidation.
On ne saurait trop insister sur ceci: de nos jours, il n'y a plus d'opinion en matière d'art. Celle des peintres est plus que suspecte, elle est tenue pour nulle par cette meute de critiques professionnels ou d'hommes de lettres-critiques qui reçoivent une demi-information du peintre qu'ils expliquent ensuite à lui-même. Artistes, critiques d'art, marchands de tableaux, amateurs et financiers, réunis en un syndicat de publicité et d'affaires, précipitent la déroute; et bientôt s'ouvrira une ère de désintéressement total de l'art, et d'industrialisme, d'où l'artiste sera chassé comme un parasite indiscret et encombrant.
* *
Dans la galerie Henri Rouart, tout était serein et lucide, logique, stable et rassurant. Je ne devrais pas dire «galerie», car les innombrables cadres, pressés l'un contre l'autre dans cette maison si «vieux-jeu», semblaient faire corps avec le mur et les meubles. L'argent dépensé par «le richard» de la veille ne donnera pas cet attrait charmant des chambres où chaque chose a son histoire dans la famille. Les tableaux chez les frères Rouart, on sentait qu'ils étaient comme des parents aimés, mais discutés. Ce n'étaient pas des numéros de catalogue, des pièces de vitrine, ni ces fantômes de livres précieux, dans des bibliothèques-cercueils où l'on dirait que le dos de la reliure compte plus que le texte. Le long de l'escalier, de la basse cimaise jusqu'au plafond, des étages de cadres ternis, «à canaux». Une soixantaine de dessins ou pastels de J.-F. Millet. Avec Corot, Daumier et M. Degas, notre cher Millet fut au plus près du cœur d'Henri Rouart—et quel plus tendre compagnon pourrait-on s'élire? Pourtant le nom de Millet aura connu les oscillations de la mode. Une gloire tardive, après les pires angoisses, gloire déjà pâlie, et suivie d'une pédante ingratitude. Millet commence d'ennuyer, avec sa palette monotone; on le trouve sentimental, terne et un peu factice! Or, pour le Français de l'Ouest, s'il jouit du bienfait de la vie aux champs, point une minute de la journée, de chaque saison, un geste ni une figure de Normand; et point d'arbre, de haie, d'instrument aratoire qui ne s'embellissent de la sainte onction et de la majesté que J.-F. Millet leur a départies. Il semble que ce maître peintre soit un des plus grands classiques de notre race. Il eut tout pour lui: l'imagination, la sensibilité, une âme de poète et une forte intelligence directe (lisez ses lettres)! et doué si magnifiquement pour la plastique, qu'on ne sait s'il n'eût fait un aussi beau sculpteur qu'un peintre. A l'huile? sa matière est précieuse, robuste et délicate comme celle des Hollandais et pourtant l'exécution est moderne, vibrante, aux tons plus savamment ponctués que ceux de Pissarro, parfois divisés. Sans doute sa couleur est souvent roussie ou grise. M. Signac qui s'autorise de Delacroix pour pointiller et diviser des tons de chromo-photographie, des confetti niçois, l'auteur du plus récent manifeste post-impressionniste, reprochera à Millet de l'attrister et de n'être pas «décoratif». Non, Millet n'est pas décoratif dans le sens actuel de ce mot. Mais n'est-il pas plus que cela? Tel que les autres artistes de la collection H. Rouart, Millet ne prétendait qu'à exprimer dans un cadre, ses joies, sa sympathie, ses tristesses, son émotion en présence de l'homme rural, son frère. Tant que nos semblables auront un cœur pour s'émouvoir des inquiétudes du paysan, de son labeur sur la terre exigeante, sous le ciel menaçant; tant que l'aube, midi, le crépuscule du soir auront un sens pathétique, comment J.-F. Millet saurait-il être contesté? Son œuvre, touchante comme sa vie, est, plus que ses modèles si près eux aussi de la nature, une synthèse de la nature elle-même. Il a supprimé les détails secondaires, pour faire un bas-relief dont le style nous fait songer à l'antique.
On voudrait pouvoir s'étendre sur le cas de Millet. L'indifférence d'une notable partie du public artiste à son égard nous désespérerait, si nous ne nous rappelions qu'il faut au moins un demi-siècle après la mort d'un génie—un génie reconnu de son vivant, fût-ce trop tard—pour que l'on réapprenne à le vénérer. Il n'est pas une des phrases courantes du critique contemporain sur Cézanne, dont on ne puisse décrire Millet; mais pour Cézanne, afin de mettre en évidence ce qu'il a parfois de supérieure naïveté, pour ne voir que sa «noblesse», on ferme les yeux sur ses défaillances, tandis que pour Millet, maître ouvrier qui se réalise au total dans un tableau complet comme dans un croquis au crayon noir, sa perfection se dresse entre lui et nous, telle qu'une grille entre le religieux cloîtré et ses parents.
Je rapproche ces deux noms à dessein, parce qu'il me semble que l'appellation de «grand classique», devenue banale, chaque fois que revient une toile de Cézanne dans une exposition, le mot classique (si utile dans les manifestes et les doctrines du post-impressionnisme), nul peintre qui ne le portât mieux que Millet. Poussin, autre nom-bouclier d'avant-garde, n'est-il pas un ancêtre de Jean-François?
Tant pis pour ceux que ne touche plus la symphonie pastorale de J.-F. Millet. Nulle part je ne l'ai mieux entendue que dans l'hôtel de la rue de Lisbonne, à la dernière visite que j'y fus.
M. Henri Rouart, malade et pouvant à peine se lever d'un fauteuil qu'entourait la famille anxieuse du vieillard, tint à me reparler de Millet, et s'appuyant sur mon bras, se traîna jusqu'à un coin obscur où il alluma une bougie, pour me montrer un tout petit dessin dont j'avouais ne pas me souvenir. Ce jour-là, plus encore que de coutume attiré par des vues de Rome par Corot et par sa Femme en bleu, avais-je écouté plus froidement certain discours ému sur le moderne Virgile? Je ne m'en souviens. Mais je parus tiède au maître de la maison, dont le ton ne permettait point une pareille inconvenance, et heureusement je me ressaisis.
Pas une de ces feuilles d'album, nul de ses légers croquis à l'encre ou au crayon Conté, qui ne soit un tout construit, réalisé. Agrandi à la lanterne magique, le dessin de Millet, loin qu'il se déforme, prend plus de force encore et de cohérence. Ses paysages ne sauraient être mis en parallèle qu'avec les pointes sèches de Rembrandt. Est-ce du trompe-l'œil? Non, mais c'est si caractérisé, si défini, vu d'un œil si juste! ceci est un bouleau; là, c'est un hêtre; derrière ce hêtre, le dôme des marronniers autour du manoir normand, dont on pourrait reconnaître la brique, le grès, le silex. Pourtant, comme cela est libre, large, «synthétique»!…
Un autre maître de la galerie Rouart, Barye, aussi remarquable dans ses gouaches et ses études dessinées, que dans sa sculpture, s'apparente aux médailleurs grecs et florentins. Ses fauves sont si savamment copiés, que parfois dans un dessin au trait, le modelé, l'épaisseur de l'animal, son poil, sa couleur presque, ses zébrures sont suggérés par la justesse de ce trait.
Il fallait voir encore Daumier, chez Henri Rouart: Delacroix, Millet, Barye et Daumier, les «vices» du collectionneur.
* *
Cette galerie fut, bien auparavant, l'occasion d'une scène que je me reproche encore d'avoir provoquée. Fritz Thaulow ne connaissait de la peinture que les œuvres des deux Salons. Quant aux musées, ils attristaient Fritz. Les rapports étaient donc embarrassants avec lui, dès qu'on souhaitait plus que de jouir paisiblement de son exquise cordialité. Ce Wotan scandinave était un enfant. Heureux de ses succès, dans toutes les parties du monde expédiant des paysages enlevés en quelques coups de brosse pour les pinacothèques et les collections particulières, le bon Thaulow était trop décoré, trop assis dans la gloire pour s'être inquiété sur son propre mérite. Mais vers la fin de sa vie, Thaulow eut le malheur de vouloir enfin connaître ce que nous appelions «peinture» et qui jamais ne semblait désigner ni la sienne ni celles des lauréats des concours internationaux. Les mots de M. Degas répétés devant lui l'énervaient, car il devinait du mépris et un blâme pour ce dont il était la plus «mondiale» personnification. Alors il me pria de lui faire voir de la peinture, et, un mardi, je l'accompagnai chez M. Henri Rouart. Dès l'entrée, il ne put retenir cette exclamation:
«—Planche! vous n'aimeriez pas vivre dans cette maison! comment, vous dites que M. Rouart est un homme de goût? Mais regardez ces meubles, ces tentures, comme chez un dentiste… les murs sont «prune», les étoffes sont chocolat; et ces lampadaires dorés? Non, Planche, cela c'est de la province et du Louis-Philippe.»
Thaulow se croyait à l'avant-garde. Entre Munich, Berlin, Copenhague, il s'était fait une conception de l'ameublement dont le salon d'automne de 1912 révéla aux Pouvoirs publics les teutonnes audaces. Mettez un tableau de Delacroix dans une chambre modern-style, et vous saurez incontinent qu'un fossé s'est creusé entre l'art de naguère et l'art d'une société en formation. Thaulow (le beau-frère de Gauguin!) était béat devant les plus violentes recherches de couleur. Les tons vifs et frais le charmaient, comme les verroteries les sauvages. J'insinuai à mon cher Thaulow que certains meubles étaient signés Jacob, que Jacob le fameux ébéniste était l'aïeul de ces messieurs Rouart. Thaulow erra dans le vaste atelier où M. Rouart avait peint au milieu des Chardin, des Corot, des Goya et des Greco. La copie par Degas de l'Enlèvement des Sabines du «Poussin» et le Poète de Delacroix, firent déborder l'amertume de Fritz, qui dit:
«—Si c'est cela «de la peinture» je puis bien me pendre. Tout cela est prune! (brun)».
Thaulow ne se pendit pas. Mais, à dater de cette visite, s'inquiéta; il voulut faire de «la peinture» et il mourut mécontent, soucieux. Il y a des choses qu'on ne dit pas aux enfants.
J'ai plusieurs fois parcouru la collection Rouart avec des étrangers que l'espérance de voir «du Degas» excitait, et, s'ils étaient francs, la plupart s'avouaient déçus. C'est que, dans son ensemble, cette collection avait un aspect sombre et sérieux auquel on n'est plus accoutumé. Mises à part quelques œuvres de l'Américaine Mary Cassatt, qui doit à l'amitié de son maître, Degas, l'honneur d'y avoir été admise, l'ensemble était purement français et de ce style qui étonne et éloigne par ses qualités mêmes, par son maintien austère. Non, les personnes désireuses de choisir quelques coloriages propres à orner une demeure moderne, n'étaient pas alléchées; Corot lui-même les réfrigérait par la merveilleuse série des vues d'Italie et autres études datant plutôt de sa jeunesse et pourtant de la même main qui, plus tard, enlevait trop rapidement ces paysages flous et trop gentils, lesquels montent, en tous pays, à des prix fantastiques: le Corot de la collection Chauchart, le Corot qui voisine sous les lambris dorés, avec Ziem, Meissonier et Henner, enfin les «Corots chers», M. Rouart les évita, étant trop artiste pour ne leur préférer ces petits prodiges de vérité, de délicate poésie du maître au seuil de la popularité.
Ces Corot de 1830 à 1880, les musées les recherchent aujourd'hui; mais le temps n'est pas loin où l'on n'en voulait pas. Fritz Thaulow n'avait assez de sarcasmes pour certaine fabrique sous un divin ciel bleu d'août, qui éclaire le cabinet où j'écris ces lignes. Le propriétaire de cette fabrique avait commandé à Corot, en 1831, deux tableaux de même dimension, deux «pendants»: l'usine de ce filateur de Beauvais, et la fameuse Cathédrale. L'usine fut à la portée de mes modestes ressources; pour la Cathédrale, le marchand savait qu'il ne manquerait de la caser plus avantageusement; mais c'est moi qui possède le chef-d'œuvre: un ciel aussi lumineux, aussi transparent qu'un Fra Angelico, fait d'on ne sait quelle matière précieuse, de turquoise peut-être. Sous cet azur immaculé, un jeu de lumière inanalysable change en un écrin de plusieurs ors, les pignons et les toits d'une sorte de caserne banale; quelques personnages sont assis ou se promènent sur la place provinciale où s'étendent de longues ombres limpides. Je juge les soi-disant connaisseurs à leur attitude en présence de mon Corot. Les Hollandais seuls et les Français du temps des frères Rouart ont fait vibrer cette corde-là. C'est une musique à la française, claire, mélodique, mais si discrète, si intime, qu'elle risque de ne pas se faire entendre.
Aussi bien est-ce cette «musique de chambre», qui sonnait si juste dans l'hôtel de la rue de Lisbonne. Rien de surprenant à ce que des visiteurs venus de loin sans bagage, fussent, sur le seuil un peu tristes. Les œuvres d'art, les meubles, les tentures, comme les habitants, avaient le caractère du Paris qui s'en va. Libre à vous de ne pas le regretter. Il vous eût été moins accueillant que le Paris cosmopolite d'aujourd'hui—mais ne lui refusez pas le mérite d'une âpre saveur.
II
L'utopie du Progrès a mis un bandeau sur toutes les intelligences.
Renouvier, Derniers Entretiens.
Après la fermeture des Salons du printemps—combien de fois ne vous a-t-on fait cette question: Où vont tous ces tableaux? D'où viennent-ils? Qu'espèrent, à quoi tendent ceux qui les exposent? N'est-ce rien qu'un plaisir, un sport, puisque c'est si rarement un métier lucratif?
La pensée ne prend sa valeur totale que sur le papier, écrite, quand, de vague, il lui faut devenir précise, ou s'évaporer en quelque sorte: épreuve la plus concluante à laquelle nous puissions soumettre notre cerveau.
L'acte de peindre, pour des êtres intelligents, est une épreuve analogue, et qui se mêle, comme pour le pianiste, à la satisfaction d'un exercice physique où le corps est engagé comme l'esprit. Elle «matérialise» la pensée, lui donne une forme que nos sens contrôlent. Elle grave dans la mémoire, le contour et la couleur des sites qui se déroulent devant nous, le volume des êtres et des choses. L'acte de peindre, dessiner ou écrire est un adjuvant mnémotechnique. Aussi bien, les arts graphiques auraient leur place dans un programme «réformé» de classes pour les enfants, au même titre que l'écriture. En couvrant une feuille de papier horizontale de lettres, afin de m'exprimer moi-même, ou si je reproduis l'apparence des objets sur une surface verticale, au moyen d'un jeu de signes qui suggèrent le volume de ces objets, j'ai la conscience de pénétrer plus avant dans la connaissance de l'univers dont je fais partie, et ceci est mon droit. Je ne commence à dépasser ce droit, que si je soumets aux autres ces devoirs d'élèves. Or ces devoirs vont aujourd'hui chez le marchand de tableaux et aux expositions.
Avant la photographie et la carte postale, le voyageur tenait, soit un carnet de poche, journal relu plus tard en famille, ou un album de «croquis de route».—Cela était charmant. Parmi les incomparables dessins choisis par les frères Rouart et signés des grands noms de l'école française du XIXe siècle, maint léger feuillet ne semble pas avoir eu d'autre ambition.
Laissons les crayons, très poussés, de J.-F. Millet. La plupart d'entre ceux-ci précèdent des peintures à l'huile ou des pastels, qui en donnent la formule définitive. Degas a dit que ces «dessins rehaussés», d'après lesquels était peint le tableau, n'étaient pas tachés en peintre et ne se prêtaient pas au jeu d'une riche et chaude palette, comme ceux d'un Delacroix. Le cavalier qui lutte, sur sa monture essoufflée, contre la rafale,—magnifique invention d'ailleurs,—aurait plus d'autorité encore, si la «valeur» du ciel et de la mer était autre; la «gamme» manque d'une note claire, aigre, que Delacroix eût fait chanter dans ce gris. Il y a parfois trop d'«égalité» dans ces études. Tout de même, c'est en noir et blanc, que Millet dit l'essentiel, et d'un style laconique et dense. Ce sont tour à tour d'aiguës analyses ou de fortes synthèses. Millet reste en pleine nature loin de ce symbolisme rudimentaire et de cette déformation soi-disant décorative que M. Maurice Denis décrit avec tant de bonheur, mais un peu trop de complaisance, peut-être, dans ses «Théories» à la gloire de l'époque où l'art allait choir dans la littérature, l'abstraction, l'algèbre. Le Salon d'Automne annonçait déjà des expositions de dessins d'enfants, source de fraîcheur et de «renouvellement». Bon, pour les dessins de vrais petits enfants! je les adore; mais à moins d'être le charmant douanier Rousseau, les grands enfants sont bien ennuyeux!
Qu'un homme ait pu, avec une plume, de l'encre et un chiffon de papier, en quelques traits exacts et définitifs, suggérer l'immensité d'une plaine, la lumière, la distance, comme Millet; ou encore Théodore Rousseau à travers d'épaisses frondaisons taillé son chemin, la plume à la main, parmi les ronces et les épines d'un de ses paysages favoris: c'est un mystère, pour nous autres maladroits, du moins. Or ils faisaient cela en se jouant.
Quelle avait donc été l'éducation de ces grands rustiques? A l'origine, le peintre étant un artisan, après avoir débuté par un long apprentissage, à l'âge où d'apprendre est un amusement, sans préoccupations d'avenir, sans plus que ses camarades des autres métiers, il savait où le mènerait la route dans laquelle il s'engageait, quels ouvrages lui seraient commandés. Et quant à la façon de les exécuter, n'avait-il pas à côté de lui l'exemple du Patron?
Le titre d'élève dont nous ne voulons plus, l'on s'en targuait. Et comme cela devait rendre toutes choses unies!
Les tours de force, la science à la fois de l'architecte, du perspecteur, du paysagiste, celle aussi de l'anatomie; le dessin, le modelé, la préparation des tons, les glacis, la composition, le goût, dont il ne devait même pas être question, étaient «enseignés» successivement, en allant du plus simple au plus complexe.
Les lettres de maîtrise reçues, le jeune artiste n'allait pas avoir à se demander: Quoi faire? Et les murs des demeures à décorer étaient si nombreux, et les brevetés du certificat si rares, que le talent trouvait son emploi.
Mais soudain, chaque manieur du pinceau et de l'ébauchoir s'avisa qu'étant un citoyen libre, il était un génie; l'originalité «moderne» était, du coup, inventée, codifiée.
Nous aurons pu suivre le développement de cette maladie: la recherche de l'originalité. Celle-ci se transforma très vite et eut ses accidents secondaires et même tertiaires, tels que la sincérité (moderne!). «Être sincère» a signifié tour à tour «faire de l'idéal», de la beauté classique, puis de l'académique; copier la nature «servilement»; peindre en plein air et fuir les noirceurs de l'atelier; prendre pour modèle des types populaires ou grossiers; éclaircir les colorations; diviser les tons; que l'artiste n'ait pour but que d'«extérioriser» plastiquement ses incomparables sensations et les transcendantales visions de son génie… et nous ne sommes qu'au début du siècle!
Toute personne passe pour «manquer de sincérité», dont le talent est de tendances contraires aux vôtres. Un jeune cubiste me dit: «je ne sais pas ce qu'on appelle «tendances», je ne connais que les nôtres…» Comment donc et pour qui être «sincère»? Comment être «original», se singulariser? Tel est le cauchemar qui trouble les nuits du quartier latin et de Montparnasse où de pâles jeunes gens et de fiévreuses jeunes filles venus des steppes de la Russie, des fjords et des pampas, s'anémient entre le poêle ronflant et le modèle italien des académies de peinture.
Ces étudiants donnent le change au premier abord; mais leur ouvrage est celui d'un «servile imitateur» de quelque peintre moderne, et chaque semestre ils en préfèrent un autre. C'est ce qu'on appellera désormais évoluer.
Ce qu'on attend d'un professeur, c'est une Esthétique, une Philosophie ou une formule verbale, pour le moins, comme à l'académie Ranson, où professe M. Maurice Denis. Des estafettes de Munich, de New-York et surtout de la Slade School de Londres, viennent de prendre le train pour la France afin d'y pénétrer les arcanes du grand Rythme. Et la revue «Rhythm» fondée à Londres, est inspirée par Paris qui n'a jamais cessé d'être le pays de la peinture; et c'est encore sur Paris que comptent les débutants pour y développer leur sincérité et leur originalité, y trouver leur rythme.
* *
On a pu remarquer, en parcourant les articles de journaux écrits au lendemain de la vente Henri Rouart, le ton des reporters qui avaient couru sonner à la porte de M. Degas afin d'apprendre de lui quelles sensations lui avaient données les enchères (400.000 francs pour une danseuse à la détrempe)—c'est-à-dire, ce que le public, jusqu'auquel le nom de Degas parvenait enfin, appela son triomphe, puisqu'il fallait des chiffres pour en décider. L'un de ces futurs journalistes arrêta le maître, au seuil de sa maison et se mit en devoir de lui prendre une interview. Malheureusement, le dialogue ne nous fut pas transmis; mais il ressortait de l'article, que le signataire était un enfant, qu'il avait jugé M. Degas, un redoutable aliéné, et qu'apparemment, si la jeunesse ne comprenait pas le langage de ce Mathusalem, celui-ci ne réussissait pas à l'entendre, elle non plus.
Qu'eût pensé M. Degas de conversations de banquette à banquette, entre les curieux et les professionnels de toutes espèces qui se pressaient à moitié asphyxiés dans la galerie Manzi, pendant les premières vacations? C'était la tour de Babel. Je ne crois avoir souvent eu une preuve aussi affligeante de la complète incompétence des spécialistes mêmes et de leur puérile assurance. Les opinions s'accrochent là où elles peuvent, au petit bonheur. Les noms sont cités pêle-mêle, les plus grands avec les plus inférieurs. On affiche d'écrasants dédains pour tel artiste que vous croyiez définitivement à l'abri de l'opprobre; ou l'on est condescendant à son égard, on le protège, on plaide les «circonstances atténuantes» en faveur d'une réputation qui a trop duré. Sans les Degas, les Renoir, les Cézanne et les Gauguin, la vente Rouart fût passée inaperçue.
«L'artistomanie» et le Goût moderne, c'est un peu à des étrangers que nous en sommes redevables. Depuis vingt ans, les gens qui se piquent de raffinement et souhaitent d'avoir autour d'eux un décor «distingué», n'ont eu à choisir qu'entre deux styles: le français du XVIIIe siècle, dont on a abusé au point de le rendre haïssable; le style anglo-américain qui dégénéra en un modern-style international, plus insupportable encore que le Louis XV et Louis XVI de chez Dufayel. J'insiste sur ceci, parce que, j'en suis convaincu, c'est ce «bon goût moyen», qui, à mesure qu'il faisait nos appartements peut-être plus confortables, rendait presque impossible la peinture telle que les Rouart l'aimèrent. Les gens fortunés n'eurent plus de cesse qu'ils ne possédassent un Fragonard, un Watteau, au moins un Saint-Aubin ou un Hubert Robert; les plus modestes choisirent des estampes japonaises, puis s'évertuèrent à découvrir des «jeunes peintres d'avenir». Les bariolages, les pochades «gaies» des Indépendants rehaussèrent, pour quelques louis, des papiers de tenture de Maple ou des voiles des Indes. L'orientalisme nous avait préparés à recevoir la visite des Russes. Ceux-ci, en une saison de ballets, firent une victorieuse invasion, achevèrent de nous tourner la tête.
Le peintre des nouveaux intérieurs parisiens aura été M. Édouard Vuillard. Celui-ci, avec une mesure et un tact qui sauve tout, a fait de l'art, et du plus exquis parfois, avec les bambous et les nattes des Galeries Lafayette. Il cueillit des fleurs dans les pâles parterres du square Vintimille et en composa de délicats bouquets à sa façon. Son «goût» n'est pas sans rappeler en France, celui de Whistler. Il procède du «japonisme» et continue Degas, comme observateur de la vie moderne. Il a façonné de fragiles bibelots, parfois des panneaux décoratifs qui tiennent de l'affiche, de l'estampe, du laque de Coromandel, de la vignette et de la cretonne, mais avec tant d'à-propos et d'adresse, que ses ouvrages prendront dans l'avenir une valeur documentaire, à côté de ceux de son camarade Pierre Bonnard, peut-être plus peintre que lui—et de Maurice Denis, imagier de la chambre d'enfant. Maurice Denis est à Puvis de Chavannes, ce que Vuillard et Lautrec sont à Degas. La facilité, l'adresse de main, le charme, rendent leur esthétique plus accessible au public que celle de ces deux maîtres sévères. Ils ont su «plaire» et pourtant gardent leur quant à soi. Ceci n'est pas le moindre mérite de Vuillard et de Denis. Ces artistes délicieux portent en eux-mêmes quelque chose qui répond si bien aux désirs des amateurs d'aujourd'hui, qu'ils obtinrent dès leur apparition le succès unanime, le prestige, jusqu'ici récompense tardive comme pour Degas, quand elle ne venait pas après la mort.
* *
Rue de Lisbonne, lorsqu'une porte s'ouvrait dans l'hôtel Rouart, on s'attendait à voir entrer M. Degas. En effet, autant que le maître du logis, M. Degas était ici chez lui. M. Henri Rouart et M. Degas, condisciples à Sainte Barbe, s'étaient retrouvés sur les remparts de Paris, pendant le siège de 1870-71. M. Degas en couchant comme «moblot» dans une cabane au toit troué et qui laissait filtrer la pluie, s'était aperçu qu'il n'y voyait plus que d'un œil; voulant servir tout de même, il demanda à M. Rouart de le prendre dans sa batterie; et depuis lors, les deux patriotes ne se quittèrent plus, ils attisèrent réciproquement leur «nationalisme intégral».
M. Degas donnait un surcroît de prestige et l'appât du fruit défendu à la fameuse collection. De lui, plus que d'aucun des peintres de H. Rouart, il serait nécessaire de tracer un portrait afin de compléter ces notes. C'est à peine cependant si l'on ose, puisque chacun sait que M. Degas est barbelé contre toute approche du public. Mais comment se taire plus longtemps sur un homme vers qui tous les yeux se sont tournés?
M. Edgar Degas était déjà vieux, que son nom connu de beaucoup, son œuvre l'était à peine. Une vie solitaire, la haine de la réclame, une hautaine et farouche modestie, le tenaient dans son atelier de la rue Fontaine-Saint-Georges, avec des modèles d'après lesquels il dessinait rageusement avec le fusain, les pastels, le pinceau… ou la cire à modeler, car sa sculpture est aussi du dessin. Tout lui était bon pour martyriser la forme, en extraire une cruelle synthèse faite à la fois de l'observation d'un misogyne et d'un chirurgien. Ce Parisien élevé à Naples voit l'homme et la vie contemporaine avec l'œil d'un moderne et d'un Italien du XVe siècle. Les plus récents procédés le trouvent prêt à les essayer; il n'a un intérêt bienveillant que pour la tentative audacieuse où il découvre un mérite, lui qui a surmonté tant de difficultés et se dit un ignorant. «Il a jeté un pont entre deux époques, il relie le passé au plus immédiat présent…» est la phrase courante, en parlant de lui.
M. Degas n'a point à se repentir de s'être dissimulé aux amateurs, à ses amis presque, au lieu de se laisser envahir. C'est autour de 1875 que les amateurs commencèrent à s'attribuer le droit de taper sur l'épaule des artistes et de cambrioler leur atelier. M. Degas comprit la nécessité d'être seul, et les fausses blandices de la publicité, des expositions. Le sauvage isolement de M. Degas, sa sauvegarde d'abord, est devenu dramatique, mais il est trop tard, même s'il en souffre parfois, pour qu'il change. Si nous fûmes naguère quelques lévites à mendier humblement l'aumône de ses vérités didactiques, la file des dévots à sa porte verrouillée menaçait de faire sauter la serrure; et le bel obstiné au visage de vieil Homère ne consentit point à se contredire: il ne serait point visible. D'où l'admiration que l'on a pour sa figure! Son œuvre ne nous suffit pas: c'est lui, c'est sa vie, c'est son maintien d'artiste qui nous émeuvent encore plus que son art, et c'est sa présence qu'il nous faut. De le savoir là, encore debout à côté de nous, et qui juge, nous nous sentons moins désaxés. Nous voudrions tout de même qu'il apparût à sa fenêtre, que sa voix se fît entendre, cette voix de patriarche redoutable et de brave homme.
Et ce qu'il nous dirait!…
Dans l'hôtel de la rue de Lisbonne, M. Degas se montra complètement lui-même, jusqu'au jour où la mort faucha l'un de ses derniers camarades. Il se sentait à l'aise au sein de cette famille de grands travailleurs. Auprès de sa copie de l'Enlèvement des Sabines et quelques autres de ses œuvres préférées, sa modestie était moins inquiète qu'auprès de son chevalet et de ses ébauchoirs.
Chez ses amis, dont il était sûr, il débridait sa frénésie de justicier, de fanatique et de «patriotard» des temps révolus; on y flattait ses manies, on partageait ses préjugés. Hors de telles confréries, on n'est plus sûr de ceux à qui l'on parle. Le manque de convictions et d'opinions appuyées sur le savoir et le bon sens national, s'opposent à ce qu'un tel «rabâcheur» de vérités s'exprime à sa façon. Pareil à Cézanne, son nom restera sur l'étiquette de certaines formules d'art, les plus «antitraditionalistes» en apparence, alors que l'homme, par discipline autant que tempérament, restait un classique; d'où l'attrait de ses maximes et de ses boutades pour les jeunes gens avant le jour où la peinture allait devenir abstraite et théorique.
Si M. Degas eût été moins solitaire, son influence aurait été combien plus bienfaisante que celle de Gustave Moreau.—Car le bel esprit de la rue La Rochefoucauld est responsable d'une bonne part de notre inquiétude. Comme son ancien ami Degas, il était une sorte de Savonarole de l'esthétique; mais le peu d'humanité qui était en lui et le tour littéraire de son esprit, l'écartèrent de «la vie», de «la laideur», il se réfugia dans les mythes, le symbole et les abstractions philosophiques; il fit de son atelier un souterrain sans issues où, d'abord, quelques fervents tels des premiers Chrétiens baissaient la voix en des rites occultes. Le grand officiant prit toute son ampleur didactique quand on lui eut proposé d'avoir «une classe.» Moreau devait séduire ses élèves, et il y en eut de fort distingués, d'Ary Renan à M. Desvallières et aux «fauves». Au contraire, M. Degas ne séduisait pas: il faisait peur.
On écrira plus tard sur les débuts, le développement et les transformations de cette école[16] où Cézanne succéda au peintre-orfèvre, comme «leader». De Gustave Moreau à Cézanne: voilà un chapitre piquant dans l'histoire de la peinture à la fin du XIXe siècle. Cette influence de l'intelligence et du savoir sur la jeunesse désireuse d'apprendre, n'est-ce pas M. Degas qui aurait dû l'exercer?
[16] Je veux parler des néo-impressionnistes, Indépendants… les «avant-garde» de M. Druet.
Il n'avait pas reçu des leçons d'Ingres, mais «la parole» lui fut transmise par son professeur, Lamothe, de l'École des Beaux-Arts. Le livre d'Amaury Duval «l'Atelier d'Ingres» nous prouve la domination, religieuse en quelque sorte, sous laquelle se courbaient toutes ces têtes d'adolescents. Les maximes, les règles, la Foi ingresque devaient se transmettre par des apôtres, assez effacés. M. Degas les reçut de seconde main, mais s'il assimila cette manne, il ne s'en tint pas exclusivement à ce régime trop frugal. M. Degas, malgré ses parti pris, a tout regardé avec un tel intérêt pour l'art et la vie, que je dirais presque qu'il n'est de peintres auxquels il n'ait rendu justice, si même ceux-ci étaient à l'opposé de ses tendances personnelles. Voir «de la peinture», en exécuter, en parler, jamais il ne s'en lasse, parce qu'il l'aime à la fois en homme de métier, en critique et en «amateur», presque en moraliste. Oui, M. Degas est un moraliste; sa vie entière et son esthétique intime sont celles, aussi, d'un homme de moralité.
Delacroix l'occupa autant que Ingres. M. Degas sut jouir du génie romantique autant que du classicisme bizarre de Jean Dominique; aussi, quand se fit le groupement des premiers Impressionnistes après 1870, l'ancien élève de Lamothe s'entoura de ceux qui représentaient alors l'avant-garde. Du Salon des Refusés, avec Manet, Fantin, Courbet, Renoir, Cézanne; des expositions Martinet, où passèrent les vrais chefs-d'œuvre de l'école française (du milieu du siècle dernier), il découvrit une à une les nouveautés «importantes» que l'académisme repoussait comme un couteau qu'on fût venu planter dans son sein. M. Degas n'avait personne à ménager; les arrivistes et les pédants ne rencontraient que sa lacérante ironie. «De mon temps, monsieur, on n'arrivait pas.» Ce mot rebattu est comme un «leitmotiv», dans les philippiques de M. Degas.
Il est très rare qu'un homme de l'éducation de cet aristocrate réunisse à une culture aussi classique, un tel sens du moderne. Comme «sujets», il n'y en a de si vulgaires que M. Degas ne juge dignes d'être traités. Par là, surtout, il prend la place, en tête des réalistes, puisque réalisme, comme locution courante, évoque l'idée de sujets triviaux, communs et dits «laids.» Il est un des premiers à sentir, en face de la «laideur», une «beauté» fraîche et non encore vue par les peintres. Avant lui, le paysan, l'ouvrier avait eu ses poètes et Millet l'avait ennobli; Degas, Parisien, s'occupe du peuple des villes, du paysage urbain, du rat d'opéra fille de concierge, de la modiste, de la blanchisseuse, de la femme de café-concert et de plus bas encore; dans son style classique, réagissant ainsi contre la conception idéaliste des autres élèves d'Ingres. S'il fait du nu: des filles et des ménagères dans leur tub, s'épongeant, s'essuyant avec leurs serviettes, nous convient au spectacle de leurs lamentables tailles délivrées du busc. M. Degas est un cruel ennemi de la femme. On dirait qu'il garde rancune… Il ne voit en elle que l'animal. Une de ses amies, d'une beauté célèbre, lui demandant s'il ne lui permettrait pas de poser chez lui:—Oui, répond-il, je voudrais faire un portrait de vous; mais vous mettrez un tablier et un bonnet comme une petite bonne.
Au contraire, dans sa série des courses, c'est la race, la finesse, qui l'attirent. Ses chevaux sont des pur sang dont il connaît l'anatomie, en sportsman; et la plupart de ses jockeys, vous eussiez en eux reconnu des amis du peintre, des «gentlemen riders» à qui M. Degas donne des bottes de chez le bon faiseur; il les habille avec leur «genre» si particulier et ne se trompe jamais, comme tailleur sur les coupes de pardessus correctes, sur le «chic»: le portrait du Comte Lepic en est un exemple. L'observation, chez M. Degas qui, tout de même, ne fut pas toujours un ermite, s'amusa des délicatesses subtiles de la mode, à l'époque où il était un des habitués de l'Opéra et du pesage. Il y a eu du «vieil abonné», chez M. de Gas (comme il signait autrefois)[17], et même de l'homme du monde… mais on ose à peine rappeler des souvenirs qu'il veut effacer!
[17] Le grand-père d'Edgar, un M. de Gas du XVIIIe siècle, poursuivi sous la Terreur, s'enfuit à Naples où il s'établit. Le royaume lui doit l'importation du «Grand Livre».
* *
M. Degas, peintre par volonté et intelligence, est un dessinateur par instinct. Son dessin cruel est reconnaissable à travers de multiples transformations, dans ses analyses et ses synthèses. Il faudrait remonter jusqu'à l'origine de sa carrière, comparer ses derniers pastels aux tableaux à l'huile de ses débuts: les Jeux de Jeunes Spartiates, la Didon et quelques autres toiles sèches, émaciées, lesquelles étaient dissimulées dans la soupente de la rue Fontaine; je ne les ai pas revues depuis que j'eus l'impudence, élève naïf, de monter certain escalier en échelle que je redescendis, une fois, plus vite qu'à mon gré.
Je voulais apprendre à dessiner et il me semblait qu'auprès de Degas l'on devrait recueillir quelques parcelles de son savoir. Il ne trouvait jamais la forme assez étudiée. «Faites un dessin, calquez-le, recommencez et calquez de nouveau», toujours la même phrase revenait dans mes rêves même, laissant le but à atteindre lointain, perdu dans les brouillards de l'avenir. «Il ne faut pas peindre d'après nature.» Ceci restait incompréhensible pour moi. En effet, éduqués comme nous l'étions, les édits de M. Degas demeuraient sans application possible. Sa forme était un mystère. Ce dessin n'est ni géométrique, ni une arabesque comme celui d'Ingres, ni construit par de grands plans, à la façon du sculpteur. Les plans sont même quelquefois arbitraires, sans rapport rigoureux les uns avec les autres. M. Degas est si sensible et si observateur qu'il n'a pas de «canons», pas même de ces «tics» qui sont réflexes de la plupart des artistes aussi nerveux que lui. Ses figures ont la qualité de certaines maquettes de sculpteur, dont l'armature intérieure est si d'aplomb que, même si une jambe manque, la figure pèse sur son socle comme s'il y avait deux jambes. Je me rappelle M. Degas frappant le sol de ses deux pieds alternativement, s'affermissant sur le plancher et disant d'un croquis qu'on lui soumettait: «Non ça n'a pas de prise», et il frappait de nouveau le sol comme pour s'y ancrer.
Pendant qu'il exécutait ce grand groupe (inachevé) où je suis représenté avec plusieurs amis, dont Sickert, Gervex et Ludovic Halévy, il se levait et, par le même geste nous indiquait comment «affirmer» nos attitudes; et ces attitudes sont si bien saisies, que, même sans les visages, d'ailleurs à peine ébauchés, l'on nous reconnaîtrait. La tête de Daniel Halévy, garçonnet qui se penche en avant, pour regarder entre ses deux voisins, est typique de la manière de Degas: un nez camard, un menton cassé, la bouche vers l'oreille gauche: pourtant, la figure se complète et c'était Daniel Halévy, dans son volume, ses aplombs, son caractère. Le dessin n'a jamais cessé de s'élargir; non pas pour cette seule raison, que la vue de M. Degas, mauvaise de bonne heure, ait naturellement noyé les détails dans un ensemble, mais pensons-nous par le développement logique de son intelligence plastique. Ses déformations, ses faiblesses aussi, sont à côté mais point dans l'image qu'il trace, un peu comme ce morceau que M. Rodin laissera à l'état de moignon, tout contre un sein, un ventre, une omoplate que son pouce aura amoureusement caressés. Quand on a asservi la forme, on peut se détourner de la nature. Vous verrez plus tard les cartons et les albums de M. Degas. Portraits précieux, sous l'influence d'Ingres, draperies aussi belles que les fameuses études de plis de Léonard, mais recouvrant un corps vivant; chevaux, jockeys, silhouettes de vêtements contemporains.
Le système de composition, chez lui, fut la nouveauté. On lui reprochera peut-être un jour d'avoir anticipé le cinéma et l'instantané—et d'avoir, surtout entre 1870 et 1885—côtoyé «le tableau de genre». La photographie instantanée, avec ses coupes inattendues, ses différences choquantes dans les proportions, nous est devenue si familière, que les toiles de chevalet de cette époque-là ne nous étonnent plus; mais les Foyers de la danse, le Ballet de Robert le Diable, et autres scènes chorégraphiques, les courses, les blanchisseuses, les gymnasiarques, enfin tant de tableaux que se disputent aujourd'hui les collectionneurs, personne n'avait songé avant lui à les faire, personne, depuis, ne mit cette «gravité»—(encore une fois!)—dans une sorte de composition qui profite des hasards du kodak. Toulouse-Lautrec, Forain marchèrent sur les traces de leur maître; mais leurs peintures sont plus amusantes que solides, et de la «notation artiste» à la Huysmans ou à la Goncourt. Je ne parle pas des lithographies où Forain est unique, et Lautrec quelquefois étonnant.
Les éclairages artificiels du soir, l'éclairage de bas en haut que donne la rampe de la scène, renversant les lumières et les ombres; la danseuse, l'acteur, qui cessent d'être nymphe, ou papillon ou un héros, pour retomber dans leur misère et trahir leur vraie condition; la tristesse, sous le fard des pâles miséreux qu'ils seront à Montmartre, les quinquets une fois éteints: encore l'illustrateur caricaturiste, le chroniqueur. M. Degas ne s'arrête pas à ces traits pittoresques. Il a inventé ces «sujets» mais il les traite en peintre d'intérieur, comme un Hollandais du XVIIe siècle (tableaux de chevalet, de 1870 à 1880); c'est l'époque d'Alfred Stevens, de James Tissot, et de l'Anversois Henri Leys qui, je ne sais pourquoi, était alors admiré pour «sa facture de primitif». M. Degas, pour retenir sa trop grande facilité de main, essaie de la détrempe, de la colle, procédés qui conviennent moins à son expression plastique que le pastel qu'il manie en grand dessinateur et qui excite le coloriste aux harmonies plus audacieuses. Les tableaux peints à l'huile—danseuses surtout—auront dans cette œuvre de recherches, la place que les Corot, de 1860 à 1870 tiennent dans celle de l'exquis paysagiste; ils partiront pour le cabinet des Chauchart de l'avenir. On appelle M. Degas un «impressionniste», parce qu'il fut de ce groupe de peintres que Claude Monet baptisa ainsi; mais M. Degas y était à part. Il appuie, au lieu de «suggérer» par signes sommaires, ou équivalents, comme font ces paysagistes qui n'osant encore donner leurs esquisses pour des «tableaux», les cataloguèrent «impression».
* *
Il fallait écouter, lors de l'exposition de la collection Rouart, avant la vente, les propos des visiteurs que décevaient des ouvrages si vantés par nous autres et qui leur paraissaient de simples études d'atelier, ternes, vieillotes et «embêtantes». C'est que, si «renseignés» que soient les amateurs, ils passeront toujours à côté des notes intimes où l'artiste ne songe qu'à lui-même. D'ailleurs, présentée telle qu'elle fut par les experts, le sens de la collection était faussé, un esprit tendancieux ayant présidé à l'accrochage. Tels Millet étaient cachés sur des panneaux noirs, où l'on avait peine à les retrouver. La partie la moins intéressante pour le public, de cette revue générale de l'école moderne, si éloquente, rue de Lisbonne: les études, étaient étouffées par des pièces de grandes enchères.
Une pareille collection est une confession; faut-il dire les raisons qu'eurent ces Messieurs Rouart de commettre certains «petits péchés»? Nous pardonnions leurs partialités, quand nous étions reçus par eux, nous nous rappelions qu'un Cals, un Gustave Colin, un Tillaux avaient vécu avec les maîtres de maison, modestement, faisant partie de la vie d'une famille passionnée, fidèle, donc partiale. Certains voudraient expurger le vénérable capharnaüm du Louvre, le réduire, en faire un pendant au musée de Berlin, à la National Gallery de Londres, ou à telles galeries d'Amérique formées vite et à coup de millions. Certes, celles-ci montrent plus de «tenue», mais nous gardons une tendresse pour notre vieux Louvre, plus libre où l'on est de s'écarter de la foule des touristes et de leurs ciceroni.
Les collections Rouart avaient un intérêt historique et social, plus même peut-être que pictural; aussi déplorons-nous leur dispersion. Combien le petit cadre carré où Cézanne a représenté des baigneurs dans un paysage élyséen, prenait plus de signification rue de Lisbonne—en dépit de ce qu'Henri Rouart en avait pu penser—que tant d'autres, jetés, après avoir été acquis au poids de l'or, pêle-mêle dans ces collections de mode et de vanité que rassemble, pour une très courte durée, un spéculateur avide!… J'aime ces perles entourées de marcassite, qu'elle sertit et fait valoir. Grâce à Dieu! les Rouart n'avaient pas que des chefs-d'œuvre; mais rien n'était indifférent chez eux.
Il faudrait décrire ces Messieurs, avec leurs amis, livrés à eux-mêmes, causant avec cette grâce et cette liberté dans la conviction, que l'intrus changeait en malaise silencieux. Ils ne supportent pas les opinions d'occasion et les faux-fuyants; ces intransigeants en morale et en politique n'attendent rien de personne, hormis l'estime qu'ils commandent. Un Ingres, un Delacroix sont pour leurs admirateurs et leurs élèves, comme le général pour ses soldats: tel fut M. Degas dans son milieu. Ses façons de capitaine ne conviendraient ni à notre complication, ni à notre souplesse d'esprit. Je gage que les jeunes précieux d'à présent jouiraient peu du commerce avec les survivants de ce monde qui finit. Ils ne sentiraient que le froid de la cuirasse.
L'«artiste», le genre artiste trop répandu aujourd'hui: voilà l'objet des fameux quolibets de Degas et de sa plus profonde horreur. Il n'admet pas l'artiste au-dessus des autres citoyens, une exception et un privilégié. L'homme de bonnes façons ne se fait remarquer ni par ses gestes ni par sa mise. Point de compliments inutiles, point de flatteries. On se disait chez les Rouart ce que l'on pensait l'un de l'autre, sans se ménager; mais aussi l'on s'entr'aidait mieux.
J'ai eu les derniers échos de la société d'artistes à qui Degas succéda et par celui-ci nous avons connu les braves hommes qu'étaient Millet, Rousseau, Daumier, Corot, Fromentin, Marilhat. Avant l'envoi au Salon, ils faisaient le tour des ateliers de confrères, critiquant ensemble les derniers ouvrages du camarade chez qui ils se rencontraient, trop heureux de découvrir le défaut à corriger, prolongeant ainsi des mœurs d'étudiants qui n'ont pas encore de concurrence à éviter.
On a reproché à Degas de n'avoir pas donné à Manet—qu'il tenait en si haute estime comme peintre—toute l'approbation dont l'éternel insulté lui aurait eu de la gratitude. C'est que l'atelier de la rue Saint-Pétersbourg fut un des premiers rendez-vous de littérateurs et de publicistes. Quand le portrait d'Albert Wolff était encore sur le chevalet, attendant des séances trop espacées: «De quoi vous plaignez-vous? Il écrit un article sur vous, c'est pour cela qu'il n'est pas venu poser…» Le cabotinage parisien lui semblant être le plus bas des vices, Degas s'est gourmé de plus en plus, jusqu'à devenir impitoyable, sanglant, zélateur et martyr de la solitude. Aussi bien les mardis de la rue de Lisbonne étaient-ils des délassements bienfaisants après des journées de tête-à-tête avec le modèle et la fidèle servante Zoé. Causeur éblouissant, spirituel, il connaissait son public. Plus souvent encore que de peinture, il parlait des gens, racontait des anecdotes de l'époque de Napoléon, dont le Mémorial était, avec de Maistre, une de ses lectures favorites.
Pour qui travaillait-il? Voilà ce qu'on demande souvent, de celui qui n'exposait jamais et refusait de vendre ses tableaux. En vérité une pudeur excessive finissait par le contracter dans une paradoxale attitude comme d'un Liszt qui n'eût voulu jouer que sur un piano au clavier muet. Il paraît que de tous ses tableaux passés dans les collections Rouart, pas un seul ne fut acheté directement à lui-même. Je crois avoir discerné chez lui une méfiance, des doutes, qui augmentèrent avec sa célébrité; il ne fut jamais content de lui. Hier encore, comme quelqu'un l'abordait à la galerie Manzi et lui demandait s'il était fier d'une de ses toiles de trois cent et quatre cent mille francs, il s'approcha, dit-on, et montra ce qu'il aurait voulu y corriger.
Pathétique promenade, un matin d'hiver, du vieil artiste inspirateur et conseiller de ses amis défunts, qui vient assister à son procès et à sa vente dans une salle où son plus secret désir et ses espérances vont s'évanouir. Le maître revoit une dernière fois ses peintures qu'il croyait pour toujours chez ses amis, protégées contre les indiscrets, les snobs et les spéculateurs, surtout contre les prétendus délicats qui l'impatientent comme les applaudisseurs d'Oronte, Alceste. Le misanthrope de Molière, aussi bien, n'est pas sans parenté avec M. Degas.
Suivons ce jeune élégant, riche «intellectuel» à pelisse de fourrure, qui prend des notes, non sur le catalogue de la vente, mais dans son album de poche. Quelqu'un lui dit:—Que choisissez-vous? Vous allez faire de nombreuses acquisitions demain?—Oh! non, je me cultive… je tâche de comprendre comment il amène le rouge, répond-il avec une naïve emphase.
Un monsieur aborde Degas qui est en train de critiquer le fond de la toile Danseuses à la barre pour laquelle un milliardaire de Boston a donné une commission de 500.000 francs—toile que Degas a voulu toujours retravailler, mais que Rouart ne lui a voulu confier, par crainte de ne plus jamais la revoir; le monsieur juge à propos de demander au peintre s'il est fier de lui:—Nous le sommes de vous—et nous préférons vos tableaux au Degas du nationalisme qu'ils nous aident à oublier.
Il ne tient pas à ce genre d'hommages, le solitaire, le misanthrope. Ceux qui l'apprécient comme homme, le touchent infiniment plus que ceux qui ont établi sa gloire d'Indépendant, de soi-disant Révolutionnaire, en même temps qu'ils rabaissaient ses maîtres à lui. Donc, tant d'études de Corot, à leur place sur les murs d'un atelier, elles vont partir emportées par de faux fervents, se refroidir, faire parler des assoiffés de lucre, elles ne seront plus qu'autant de billets de banque dans des bordures d'or. La suite d'Oronte dont les «expressions ne sont point naturelles», au langage appris et qui sonne faux, l'a-t-il évitée pendant plus d'un demi-siècle pour s'en voir sur le tard, suivi comme par un cortège de thuriféraires? Et il a ses raisons de dire qu'il a été méconnu. Il y a un fossé entre le public et lui.
Le magnifique enseignement qu'est la gloire tardive, la subite popularité du nom de M. Degas! Le fait est si singulier et si beau, qu'on se demanderait volontiers s'il n'a pas lui-même combiné, comme un extraordinaire metteur en scène, les dernières après les premières scènes de sa propre histoire.
M. Degas sentait venir ce qui est venu; ce grand et noble artiste fut écœuré avant les autres, de la folle mascarade qui s'organisait au dehors.—Monsieur, ne m'appelez pas cher maître, s'il vous plaît: c'est ainsi qu'il interrompait hier les questions des reporters venus à son logis, excités par les enchères de la vente Rouart. Ensuite, de sa main qui est maintenant un œil supplémentaire pour lui, tâtant un de ses tableaux fameux d'autrefois, comme on lui demandait son opinion:—Je ne crois pas que celui qui l'a fait soit un sot; mais je sais bien que celui qui l'a acheté si cher est un… c…
S'il est vrai que chacun a le visage qu'il mérite, combien celui de M. Degas nous le prouve!—Je ne l'avais pas revu depuis les séances qu'il m'accorda pour son portrait: à peu près le seul qui existe. C'est à la galerie Manzi que je l'aperçus de nouveau, assis droit sur sa chaise, au milieu des tableaux préparés dans la coulisse avant d'être présentés au public. Le maître me sembla plus peut-être qu'il y a dix ans, avoir une beauté grave et presque sacerdotale. Une grande paix, un air de santé ont égalisé les traits allongés et lourds de cette blanche physionomie concave où éclate le vermillon de deux lèvres saines. Les lourdes paupières s'abaissent sur ces yeux qui ont été si perçants et ne distinguent plus, depuis trop longtemps, qu'une partie à la fois des objets: ancienne préoccupation, combien angoissante! de l'inlassable observateur.
Il se leva pour s'en aller; et soudain se profila devant moi la silhouette entière de son corps; à certains moments l'attitude de M. Degas est celle d'un chef d'escadron sur le terrain de manœuvre; s'il fait un geste, ce geste est impérieux, expressif comme son dessin; mais il reprend bientôt une position défensive comme d'une femme qui cacherait sa nudité, habitude de solitaire qui voile sa personnalité ou la protège. Et une profonde tristesse m'envahit à nouveau, de ne pouvoir aller saluer cet homme irréductible qui me rendit responsable d'avoir laissé reproduire dans «le Studio» (sans que j'aie su comment s'était commise l'erreur), son portrait, lequel il m'avait fait promettre que je ne livrerais de son vivant à la curiosité du public![18].
[18] Offranville, 20 octobre 1918.
J'achève de corriger les épreuves de ce vol. I, le jour que s'ouvre l'Emprunt de la Libération—dans le triomphe de nos armes. Degas aura traversé les plus terribles phases de cette guerre en l'ignorant, et erra comme un aveugle et un sourd par les rues noires de Paris. Le fonds de son atelier fut vendu sous les obus du canon-monstre. Il n'eut pas le bonheur d'assister à la Revanche! quand Siegfried, qui feint d'avoir tué Fafner, demande ses lettres de grande naturalisation, pour entrer dans la Compagnie Limited que fonde le Président Wilson!
FIN
TABLE DES MATIÈRES
| Pages. | |
| Préface | I |
| Fantin-Latour | 1 |
| James Mac Neill Whistler | 51 |
| Charles Conder | 93 |
| Aubrey Beardsley | 111 |
| Quelques notes sur Manet | 33 |
| Gustave Ricard | 153 |
| Après une visite à Louis David | 169 |
| Quelques mots sur Ingres | 187 |
| Sur les routes de la Provence.—De Cézanne à Renoir | 201 |
| Notes sur la peinture moderne | 245 |
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Notes du transcripteur
On a rectifié les erreurs typographiques manifestes, homogénéisé les incohérences de graphie des noms propres (Duprey/Dupray, Lecocq/Lecoq, Pissaro/Pissarro, etc.) et apporté les corrections suivantes: