Propos de peintre, première série: de David à Degas: Ingres, David, Manet, Degas, Renoir, Cézanne, Whistler, Fantin-Latour, Ricard, Conder, Beardsley, etc. Préface par Marcel Proust
PROPOS DE PEINTRE
FANTIN-LATOUR
Pour M. Walter Berry, citoyen des États-Unis, né à Paris en même temps que moi.
On me sollicite de rééditer Essais et Portraits, mon premier volume, depuis longtemps épuisé. En relisant l'étude sur Fantin-Latour, je crus pouvoir, avec quelques corrections, la rendre meilleure; mais il faudrait la récrire en entier! Sans expérience, j'avais pris trop de peine à mettre debout la figure du peintre, et m'attardais à la nomenclature d'œuvres célèbres en négligeant mes souvenirs personnels de l'homme que j'ai connu. Je répondais aux critiques d'art qui, au lendemain de sa mort, se demandèrent: «Qu'a-t-il apporté? Qu'a-t-il emporté avec lui?»
A ce moment-là, le critique ne se souciait que du nouveau. Un artiste ne comptait que si l'on voyait en lui un «méconnu»,—et surtout si cet artiste avait une théorie qui permît au littérateur, au journaliste, de défendre des idées sociales, une doctrine. On se servait d'un artiste comme d'une arme pour en attaquer un autre; c'étaient les mœurs des politiciens, la haine, la perfidie, la surenchère électorale, la jalousie: le désarroi général, l'anarchie dans les cerveaux.
Tel fut l'avant-guerre.
Envahie par les esthètes, les étudiants, les spéculateurs, les exploiteurs de sa pensée, la France attendait, dans une fièvre toujours croissante, l'heure d'une autre invasion. C'était le crépuscule de la paix.
Il est beaucoup trop tôt pour tirer des conclusions de nos souvenirs douloureux, de nos impressions d'avril 1914; mais en relisant mon étude sur Fantin-Latour, parue en avril 1906 dans la Revue de Paris, je me suis rappelé les sentiments pénibles qui se dissimulent sous des phrases maladroites. Il semble qu'en tâchant d'évoquer la figure de Fantin, j'aie répondu à des adversaires. J'attachais alors trop d'importance à ces littérateurs et à ces sociologues, à cause peut-être du malentendu qu'ils créaient, et de leur intolérable partialité. Si je n'avais pas lu de trop nombreux articles sur Fantin, le mien eût été moins mauvais.
Depuis l'affaire Dreyfus, la critique d'art était devenue, en France, une branche de la sociologie, et comme en Allemagne, de la philosophie, de la science.
La sensibilité d'Eugène Carrière, son bel et profond esprit ont inspiré des dévotions, des passions que sa peinture en grisaille, et trop chargée d'intentions extra-picturales, n'aurait pas toutes conquises; l'influence morale de Carrière fut prépondérante sur les littérateurs. Carrière donna aux écrivains d'art un point de vue et des prétextes à rhétorique facile. Carrière remplit naguère le rôle que joue trop souvent un peintre, s'il a le goût des idées et des théories plus que de la peinture: le rôle d'un Diderot; et pourtant Carrière était avant tout un peintre. Il parlait d'humanitarisme, de pitié, de justice. Son «théâtre populaire», ses ouvriers aux physionomies hâves, son amour des miséreux, touchaient les rêveurs socialistes, au milieu de la folie du luxe et des jouissances qui affolait le Paris d'avant la guerre. La gravité mélancolique de ses camaïeux était la contre-partie du clinquant et des fanfreluches de l'art trop aimable des salons.
Fantin fut rangé, avec Carrière, parmi les «intimistes». Ce mot était bien agaçant pour ceux qui savaient quelles œuvres il désignait, sous la signature des «sociologues».
C'est peut-être par réaction contre l'abus du sentiment, de la sensiblerie humanitaire, du culte de la pauvreté, que l'art sensuel, la frénésie du ton pur, du décor joyeux, éclatèrent comme une fusée de fête dans le ciel nocturne. Mais les mouvements esthétiques s'arrêtent court, à notre époque; le cubisme, qui est encore de l'art cérébral, allait bientôt faire son apparition. Il se substituait au néo-impressionnisme des Bonnard, des Vuillard et autres charmants artistes.
Le Salon des Indépendants ouvrait ses portes toutes grandes, prêtant ses kilomètres de cimaise à ceux qui refusent la sanction d'un jury. La critique, après avoir maudit le surcroît de besogne dû à un troisième salon annuel, se réservait pour celui qui parut le plus vivace: pour le plus jeune, le plus audacieux, le plus «avant-garde». L'Allemagne envoya ses esthéticiens et ses marchands de tableaux découvrir les talents de l'avenir; la spéculation internationale s'organisa sur les marchés, les amateurs discutèrent ces nouvelles valeurs de bourse; une cote s'établissait entre Berlin et Paris pour la production française, dont la contrefaçon allait bientôt se répandre dans les quatre parties du monde.
L'histoire du XIXe siècle offrit trop d'exemples d'œuvres grandes et neuves auprès desquelles on passa d'abord sans les apercevoir, pour que les esthètes ne se prêtassent point à courir mille aventures, plutôt qu'au risque humiliant d'avoir nié un génie dont les ailes pointent dans la lumière du soleil levant. Tout ce qui semblait «neuf» passa pour «important». Les pires niaiseries furent discutées. Si tout de même…?
L'Allemagne est, pour une bonne part, responsable du désarroi de la critique qui, ne se résignant pas à commettre une erreur d'appréciation, pour ne pas méconnaître un «talent original», est toujours prête à applaudir les promesses, à siffler les vétérans, comme des ténors de province; nerveuse, inquiète, elle se lassait très vite d'une voix devenue trop familière à ses oreilles. Elle n'exaltait les uns que pour abattre les autres, se servant de ses protégés comme d'un bouclier. Elle tint plus compte des personnes que des œuvres, commettant d'abominables injustices, jugeant à tort et à travers avec une feinte impartialité.
Dans l'avant-propos d'Essais et Portraits, j'écrivais: «Les critiques de profession, s'il en est encore, n'aiment pas assez la peinture, pour résister au travail surhumain que leur infligent les incessantes manifestations, les provocations indiscrètes des artistes. Plaignons-les, ces condamnés au «hard-labour»… Ils sont rarement lus, et leurs meilleurs clients sont les artistes qui leur apprêtent de la copie.» Ils associaient Fantin avec Manet, Renoir, Monet, à cause de l'atelier des Batignolles; avec Rimbaud, Verlaine, le Parnasse, à cause du tableau «Un coin de table». Ils avaient là des points de repère. Duranty, Baudelaire, Champfleury, Whistler de l'«Hommage à Delacroix», étaient des références et des répondants pour Fantin.
Fantin fut à la mode et toujours cité, non pas avec, mais à côté des novateurs; il fut réclamé par chaque clan et il se dérobait d'autant plus qu'on l'y attira davantage… Les impressionnistes avec lesquels il avait débuté et les académiciens qui ne demandaient qu'à le recevoir sous la coupole du Palais Mazarin; tous respectaient ce solitaire, qui ne gênait personne, entre l'Institut et les Indépendants. Fantin-Latour fut, jusqu'à sa mort, soutenu par les petites revues, et par les journaux officiels.
On le défendit comme s'il était attaqué… souvenir persistant du Salon des Refusés. N'exerçant aucune influence avec sa technique modérée, de celles qu'on n'imite pas parce qu'elles sont sans maniérisme; sans élèves, sans coterie, seul, toujours seul, il inspirait, comme M. Ingres jadis, une terreur respectueuse à ceux-là mêmes qui ne regardaient pas ses ouvrages.
Et il fut «à la mode» à force de mépriser les modes. Il était de l'époque légendaire des «grands méconnus». Cela suffit à le «nimber d'une auréole».
Le cas de Fantin est à retenir par ceux qui voudront savoir comment se formait une réputation à la fin du XIXe siècle.
* *
Lorsqu'on allait frapper à sa porte, c'était à droite, au fond de la cour, no 8, rue des Beaux-Arts, non pas à son atelier principal, mais à une annexe construite en retour, où Mme Fantin travaillait parfois. On était préalablement examiné au travers d'un judas. Le maître jugeait s'il devait, ou non, ouvrir. Entre l'instant où il avait aperçu le visiteur, et celui où il l'accueillait, plusieurs minutes s'écoulaient: Fantin se demandait sur quoi il pourrait «attaquer» l'importun, quelle opinion il aurait à combattre. Si c'était à la fin de sa séance, à l'heure du thé, s'il désirait engager une polémique, vous le voyiez entre-bâiller la porte; son bras, rapproché de son torse massif, tenait, haut dressés, l'appuie-main et la palette; une sorte d'abat-jour à la Chardin abritait ses beaux yeux enfoncés dans une large face de «Kalmouk»; des cheveux abondants se renversaient sur un vaste front que coupait la ligne supérieure de sa visière. Alors, vous étiez reçu dans une étroite galerie, à plafond vitré, sorte d'atelier de photographie que M. Degas nommait la «tente orléaniste», peut-être à cause des bandes verticales à deux tons, dont elle était extérieurement revêtue, à la façon de 1830. C'est là que Fantin, pendant plus de trente ans, chaque jour, prépara ses couleurs, lava ses pinceaux, balaya le plancher et fit son œuvre.
La lumière était dure, tombait directement du toit un peu élevé au-dessus du sol; point de recul, point d'espace vide où l'on pût se tenir pour contempler les murailles, qui disparaissaient sous de belles et charmantes études. Un chevalet soutenait, en général, une vaste planche à lavis sur laquelle étaient retenus, au moyen de «punaises», cinq ou six carrés de toile, vieilles esquisses qu'il reprenait et pignochait pour les vendre, ou dont il voulait s'inspirer pour de nouvelles compositions. Le poêle, surmonté d'un buste antique de femme, en plâtre, répandait une chaleur congestionnante. Fantin était rouge, le col engoncé dans un foulard, il avait plusieurs tricots sous une grosse vareuse, ses pieds traînaient lourdement des chaussons de lisière. Et il était superbe avec son air terrible de vouloir vous souffleter de son mépris pour des opinions qu'il vous attribuait a priori. J'éprouvais toujours, en l'abordant, un sentiment de frayeur, à cause de ses façons rudes que les artistes de sa génération affectaient volontiers comme signe d'une noble indépendance. Fantin avait de la bonté et de la sensibilité, mais il ne tenait pas à en témoigner dans la conversation. D'aucuns avaient fini par ne plus le fréquenter, non qu'il ne fût capable de courtoisie, mais parce qu'on le savait toujours prêt à partir en guerre contre des œuvres ou des hommes dont il vous croyait l'ami, s'efforçant à vous arracher du cœur des affections que vous n'aviez pas; façons déroutantes, surtout pour ceux que Fantin connaissait, comme moi, de longue date.
Il fut le premier peintre que j'entendis parler de son art; c'est lui dont j'ambitionnai des leçons au sortir du collège. Il m'avait fait présent d'une toute petite toile, laquelle je possède encore, et qui renferme ses meilleures qualités et les plus exquises: un portrait exact et touchant de deux pommes vertes sur un coin de meuble en chêne, où tant de fleurs et de fruits achevèrent leur brève destinée. Fantin peignit devant moi, je lui soumis mes premiers essais. Il les jugea nuls, ou quelconques. Je lui suis reconnaissant de sa franchise, comme je remercie tous ceux qui m'ont malmené. Ils ne m'ont pas découragé, au contraire!
Fantin est pour moi au nombre de ces figures que nous avons vues au milieu de notre famille et qui ont avec nous une sorte de parenté: caractère jadis commun à tout un milieu bourgeois.
Fantin a sa place dans les vieux albums à fermoir de cuivre, où s'alignent des «cartes de visite» d'Alophe et de Bertall, portraits à gibus, à favoris, médecins, magistrats, savants, dames à crinolines, petites filles dont le pantalon «dépasse» sous les jupes. De Fantin, je ne puis, hélas! me rappeler ces traits adoucis par le sourire que les enfants recueillent sur toutes les bouches dont ils attendent un baiser. Fantin me faisait grand-peur et j'admirais tant l'auteur de mes deux pommes de Calville!
Je ne saurais dire à quel manège je me livrais, le dimanche soir, quand il dînait chez mon père, pour que mon grand ami, M. Edmond Maître, le plus jeune des convives, attirât l'attention de Fantin sur quelque nature morte ou quelque portrait que j'avais fait dans la semaine, entre mes leçons. Edmond Maître craignait d'ennuyer Fantin, et ne voulait pas me faire de la peine; parfois c'était dans la hâte du départ, dans le vestibule assez obscur, que Fantin jetait un coup d'œil sur ma toile, faisait une remarque insignifiante. Maître me consolait de son mieux, et je ne dormais pas de la nuit.
Pourtant, un jour, je transportai rue de l'École-des-Beaux-Arts, un ballot d'études; j'y retournai ensuite, les mains vides, ayant compris qu'il fallait choisir entre l'honneur insigne, le plaisir délicieux de respirer l'atmosphère de l'atelier, et le désespoir d'en être banni pour toujours. On m'appelait alors «le petit musicien». Fantin me prenait plus au sérieux comme tel. Grâce à lui et à M. Edmond Maître, je fis connaissance avec Schumann: Manfred, Faust, le Paradis et la Péri, Geneviève; avec de mornes œuvres de Brahms; Schubert, Weber, Wagner, Bach; toute la littérature musicale de l'Allemagne passa sur le pupitre de mon piano, et j'accrochais aux murs de ma chambre les lithographies romantiques de Fantin; ma chère Fée des Alpes! Mystérieuses théophanies! Toute cette Allemagne qui baignait de poésie si touchante l'intérieur de M. et Mme Fantin-Latour! Ils croyaient au génie allemand, aux vertus, à la supériorité allemandes, comme un Allemand y croit.
Fantin, a-t-on dit, est le peintre de la bourgeoisie sérieuse et intellectuelle. En effet, c'est à cette forte classe, honneur du XIXe siècle, qu'il se rattache surtout. Il y a des traits dans son caractère et sa pensée, qui sont d'un bourgeois élevé dans des idées voltairiennes, «libéral», c'est-à-dire sectaire, admirateur de Michelet, infatigable liseur, casanier et timide, ennemi des gouvernements, frondeur et partisan de l'ordre. Certains artistes se transforment au cours de leur existence, les contacts extérieurs modifient leurs habitudes, et le succès leurs façons. Manet, descendant d'une lignée de magistrats, quoiqu'il n'ait jamais quitté sa famille, devient un boulevardier et fréquente Tortoni. M. Degas lui-même a des phases d'élégance sportive. Mais Fantin, fils d'un peintre très modeste, fut immuable dans ses goûts; le musée du Louvre, où il fit son apprentissage, et l'école buissonnière, furent le but de toutes ses sorties.
On peut le suivre depuis son adolescence jusqu'à sa mort, faisant les mêmes gestes, aux mêmes heures, en deux arrondissements de Paris. Mieux que personne au courant de la littérature et de l'art de France et d'ailleurs, sa pensée voyageait, mais son corps semblait amarré aux rives de la Seine, entre le pont des Saints-Pères et l'Institut pour lequel il avait un secret penchant, mais où il ne se décida pourtant jamais à briguer un siège, par fierté, et peur du ridicule.
Dans l'atelier, une journée de travail; des repas frugaux, de bonnes lectures, le soir venu, sous la lampe; des cartons remplis de reproductions de tableaux célèbres—Fantin en décalquait pour se «mettre des formes dans la mémoire»:—que peut souhaiter de plus un sage, s'il ne tient pas à conserver une taille mince et des mouvements alertes, au delà de la quarantaine?
Fantin, lourd de corps, avait horreur de l'exercice, du mouvement, de tout ce qui est l'action. La guerre de 70 lui avait laissé un souvenir d'effroi et il se fût jeté parmi l'encombrement de la chaussée, plutôt que de coudoyer un militaire sur le trottoir. Violent à l'excès, chez lui, il eût fait un long détour afin d'éviter, dans la rue, une personne hostile. Aux vernissages de l'ancien Salon, emporté par sa passion—pour ou contre ses confrères—il se faufilait par les galeries, sous la protection d'une petite phalange de fidèles, qui recueillaient ses terribles verdicts. De son pardessus très boutonné, de son épais foulard sortaient des jugements inexorables. Il voyait tout, il n'est pas un nouveau venu qu'il n'ait découvert, surtout parmi les étrangers. Il était pour ceux-ci d'une indulgence incompréhensible: s'il s'agissait d'un «jeune» Scandinave, ou berlinois, il en suivait les progrès ou les défaillances avec une sorte d'amitié. Il savait par cœur, comme M. Bouguereau, le catalogue officiel, les récompenses, le titre des ouvrages qui les avait méritées.
Le «Salon» était pour Fantin le point culminant de l'année. S'y préparant plusieurs mois d'avance, il y envoyait autant d'œuvres que possible: deux tableaux à l'huile, deux pastels et des lithographies, «son salon», comme l'on disait alors.
Il refusait de faire partie du jury, mais approuvait les médailles et les décorations.
Par égard pour la hiérarchie, il défendait les académiciens, et redoutait ses amis les impressionnistes comme des ennemis de l'ordre; toujours irritée et pleine de contradictions, sa critique était intransigeante et «conservatrice».
Le jour du vernissage venu, c'était une partie familiale et un acte rituel, que de dépasser le pont Solférino, puis de s'engager dans les Champs-Élysées et de déjeuner à midi sous l'horloge du Palais de l'Industrie, à «la sculpture»—évitant «Ledoyen» à cause des courants d'air et du soleil. Fantin préférait qu'on lui rapportât dans l'après-midi, les mots de Forain, de Béraud ou de Duez, qui le ravissaient, mais auxquels il n'eût pas osé répondre. Il faisait aussi des «mots rosses» et ne détestait pas qu'on les redît aux confrères qui en étaient l'objet, quitte à trembler si quelque mauvais peintre plein de gloire, le regardait ensuite avec des sourcils en courroux. Il n'était à l'aise que derrière sa porte au judas si commode pour savoir qui s'y présente.
Un jour de lumière et de fête dans toute une année de claustration voulue! Après le repas, on remontait dans les salles de peinture, puis on redescendait au jardin, si frais, où les élégantes exhibaient les modes du printemps parmi les marbres, les plâtres, les rhododendrons et les plantes vertes.
A six heures du soir, la foule, chassée par les gardiens, s'écoulait au cri de «On ferme! on ferme!» et Fantin rentrait avec une migraine, sous sa «tente orléaniste» pour reprendre aussitôt ses habitudes de chat domestique. Il vivait pendant des mois sur ses souvenirs du «vernissage». Fantin jugeait l'état de la société française d'après le cinématographe qu'était pour lui «le Salon».
Malgré mon admiration pour Fantin-Latour, j'étais surtout attiré par Édouard Manet; Edmond Maître m'avait fait connaître Renoir, Monet, Cézanne, Degas, et j'étais surpris que, dans ses entretiens, Fantin, l'ami et le contemporain de ces grands artistes, eût toujours des réticences, et décochât des mots ironiques et sévères pour eux; Manet, seul, était à l'abri des sarcasmes de Fantin. Manet demeurait le grand peintre, et le gamin amusant auquel on pardonne des frasques; Manet faisait rire Fantin.
D'autre part, Fantin parlait souvent d'un Lembach, d'un Leibl, d'un Menzel, voire d'un Max Liebermann, parmi les étrangers; de Henner, d'Harpignies, de Gustave Moreau, de Ribot, de tant d'autres exposants du Salon des Champs-Élysées; et il me semblait qu'il les mît tous au même rang.
A cette époque-là, les peintres avaient un amour de leur métier, qui ne les empêchait pas de regarder, de s'intéresser et de rendre justice à tout confrère auquel ils reconnaissaient une valeur. Degas, Manet, visitaient aussi le Salon annuel avec soin, tout convergeait vers le Salon; seuls s'en écartaient ceux qui, comme les impressionnistes, essayèrent, étant déjà connus, d'y faire recevoir un tableau. Manet n'y renonça jamais; sa plus grande joie eût été d'obtenir la médaille d'honneur. Aussi, les membres du jury dont on se moquait entre soi, avaient-ils malgré tout un prestige national.
Les séances de ce jury pour la préparation des «récompenses» à donner, prenaient des semaines; on voyait ces messieurs, précédés de gardiens, passer d'une galerie dans l'autre, les rideaux se refermaient à la porte de la salle, une sonnette était agitée par le président. Ces formalités étaient solennelles et des centaines d'artistes tâchaient d'apprendre leur sort, par quelque employé du Ministère des Beaux-Arts; ils rôdaient dans le Palais de l'Industrie, en attendant une médaille ou une «mention honorable» qui leur assurât une année prospère.
On imagine difficilement aujourd'hui ce qu'il fallut d'audace au petit groupe dit des Impressionnistes, pour exposer, à part, dans un immeuble dont ils essuyaient les plâtres.
Cette audace inquiétait Fantin. Or, je ne sais encore si cet homme si intelligent était sincère quand il traitait Renoir de «malade», les impressionnistes de «dévoyés.» Il les tenait pour immoraux, il en avait peur comme un homme chaste de la volupté. Je croirais plutôt qu'il les aimait et qu'il se défendit de se le dire à lui-même.
Je rappelais, au commencement de cette étude, le désarroi d'avant 1914, la rapidité avec laquelle se succédaient les théories d'art. On en était à ce point où l'imitation de la nature était tenue pour «inartistique», le portrait peint, pour inférieur à la photographie, et aussi commercial.
Or Fantin était portraitiste, un scrupuleux copiste de la nature; s'il se plaisait à la peinture pour la peinture, il redoutait «les excès du tempérament» disait-il avec ironie, et préféra l'asservissement du réalisme, la soi-disant platitude du «rendu», aux extravagances chromatiques, à la déformation de la ligne, à la recherche du ton rare, et à «l'originalité obtenue coûte que coûte.»
Il aurait été fustigé par «la critique d'avant-garde», ne fût-ce son passé de «raté»—disons mieux—de méconnu, et s'il avait eu une clientèle d'Américains ou de personnages officiels.
Sa retraite farouche dans le vieil atelier dont il faisait lui-même «le ménage»—ceci peut sembler ridicule, mais c'est exact—ajoutait à sa légende, et rassurait ceux qui croient que le génie est réservé aux humbles.
* *
Fantin Latour m'apparaît comme un saint ermite dans sa cabane, macérant sa chair toujours tentée, s'imposant des privations; sa vertu ne rassérénait pas son âme.
Craintif et jouissant de sa retraite, mari d'une femme supérieure, elle-même peintre de mérite, Fantin avait des coutumes et des principes de vie, qui expliquent son œuvre, sans pareille à notre époque. Ce qui l'a restreinte et atténuée, donne aussi à cette œuvre sa signification et son originalité. Fantin me fait penser à cette famille Milliet que Péguy nous fit connaître dans les Cahiers de la Quinzaine.
Fantin s'instruisit lui-même auprès des Maîtres, sans passer par l'école: rare et bon exemple pour les jeunes artistes d'aujourd'hui. Tel, plus hardi que lui et de plus d'invention, aurait peut-être fait un autre usage de la «Bible du Louvre.» Tout ce qu'il faut savoir, il le savait. Ses copies sont des chefs-d'œuvre. Sont-elles des copies? Il s'y montre personnel, autant qu'ailleurs. Elles traduisent si librement les originaux, tel est leur accent, qu'elles étaient reconnaissables entre toutes et, dès les débuts de Fantin, recherchées par les amateurs. Fantin sut réduire aux proportions d'un tableau de chevalet, tout en leur conservant leur noble envergure, les somptueuses Noces de Cana. Combien en fit-il de répliques? On les lui commandait, il les exécutait dans la lumière insuffisante du Salon Carré. Si j'excepte les grands morceaux de Delacroix d'après Véronèse, je ne sais rien qui soit d'une pénétration plus aiguë. Véronèse, Titien, Rembrandt donnèrent à Fantin d'autres occasions d'interprétation originale. Comprendre à ce degré un chef-d'œuvre, ajouter à une copie autant de soi-même, ne serait-ce pas… égaler—selon la formule de Balzac? Tout au moins comme peintre et technicien, Fantin est parmi les maîtres.
Fantin-Latour, nourri des ouvrages des maîtres anciens, si variés, si stimulants, s'est arrêté trop tôt, en route. Il aurait pu être un éducateur, un classique moderne, un représentant de la vraie tradition perdue par l'académisme. Dans la première partie de sa carrière, quel robuste et raisonnable métier il avait à sa disposition! Au début, l'influence du passé agit sur lui comme un tonique. Parmi ses camarades, tous plus ou moins révolutionnaires,—peintres ou littérateurs—il se laissa porter, un peu malgré lui, dans un magnifique mouvement d'indépendance et de protestation contre l'École. Grâce à M. Lecoq de Boisbaudran, ce professeur et guide clairvoyant, les élèves de l'atelier Lecoq découvrirent tôt en eux-mêmes, et révèlent dans leurs ouvrages, des dons individuels, qui parfois tardent à se produire, ou sont gâchés par l'éducation.
Si la plupart des artistes de premier rang se développent et élargissent leur vision à la mesure de leur expérience d'homme, d'autres s'épuisent ou se dessèchent. Fantin portait en soi une faiblesse; pour la pallier, une vie plus extérieure eût été nécessaire, avec moins de petites manies bourgeoises. Sa peur des êtres vivants, sa «phobie» s'aggravèrent avec l'âge.
Dès ses débuts, il se claquemure; ses deux sœurs sont presque les seules femmes qu'il ne craigne pas de faire poser. Elles sont d'aspect austère, d'un maintien chaste et prude, particulier à leur classe. Une certaine suavité se dégage de toute leur personne. Elles étaient loin de la société élégante et frivole que portraituraient les favoris du jour.
Paris ne présente plus aujourd'hui ces caractères tranchés qui faisaient reconnaître à leur mise même, la classe des individus. Les grands magasins de nouveautés allaient répandre dans tous les quartiers de la ville, et en province, ces «confections», ces odieuses formes qu'impose la rue de la Paix. Nos femmes furent, comme malgré elles, «tirées à quatre épingles», coiffées d'absurdes chapeaux… La toilette féminine prit bientôt pour idéal le journal de modes, ce qui expliquerait la lamentable école de portraitistes dont la fin du XIXe siècle semble avoir eu le privilège. Nulle distinction ni simplicité; une banale, universelle élégance, tapageuse ou guindée, que «stylisèrent» les impressionnistes en les outrant.
Où sont les berthes, les canezous, les guimpes et les rotondes, ou ces cols rabattus des femmes de Fantin-Latour? Il assiste à la dégradation progressive d'une beauté qui lui est chère, les modèles lui font défaut, ou du moins il se l'imagine: de là une retraite anticipée du portraitiste. Il prétexte d'une gêne devant les inconnues, pour refuser les commandes. Très nerveux, facilement agacé par les conversations, maniaque comme une vieille fille, la présence d'autrui le paralyse. Toute personne étrangère à son petit cercle trouble l'atmosphère dans laquelle il avait conçu et réalisé ses meilleurs morceaux. Marié, il ne fit plus poser que sa femme et les membres de la famille de celle-ci, les Dubourg, ou bien quelques artistes, ses amis. A part ceux-ci, je ne citerai que Mme Léon Maître, Mme Gravier et Mme Lerolle, et ce furent là des effigies assez froides et compassées.
Fantin était d'une maladresse attendrissante dans l'arrangement d'un fond d'appartement et le choix d'une mise en scène. Ce réaliste scrupuleux épinglait derrière le modèle un bout d'étoffe grise, ou dressait un paravent de papier pour tenir lieu de boiseries! Dans Autour du piano, dont Emmanuel Chabrier forme le centre, je me rappelle la peine que prit Fantin pour donner quelque consistance au décor. D'ailleurs ce tableau célèbre, excellent en quelques-unes de ses parties, demeure comparable à une scène du musée Grévin. M. Lascoux, M. Vincent d'Indy, M. Camille Benoît, sont des mannequins d'une mollesse et d'une gaucherie d'attitude tout à fait surprenantes.
L'atelier de Fantin était éclairé comme celui d'un photographe de jadis. Il ne savait pas varier ses effets, donner de l'imprévu à ces réunions d'hommes que les Hollandais auraient baignées dans un clair-obscur. La famille Dubourg, autre toile célèbre—à mon avis l'une des moins bonnes de l'artiste—m'apparaît telle que si M. Nadar avait prié ces braves gens de venir chez lui à la sortie de l'office divin, dans leurs vêtements du dimanche. Le plafond de verre qui, d'un bout à l'autre de l'atelier, jetait une lumière diffuse, amollissait les plans.
Fantin craignait trop peu la monotonie!
Il est deux exemples cependant de ce qu'il pouvait faire, quand le hasard collaborait avec lui. Quelques Anglais qui s'adressèrent à ce portraitiste peu sociable, avaient sans doute deviné que l'auteur des «Brodeuses» saurait rendre leur caractère digne et sans prétention.
Je ne sais dans quelle occasion—sans doute par l'entremise d'Otto Scholderer, établi en Angleterre,—l'avocat peintre-graveur Edwin Edwards et sa femme, avaient été présentés à Fantin, qui alla même à Londres et demeura chez eux: ce que dut être ce déplacement! Prendre le bateau, traverser la Manche! Cependant il y retourna en 1884 et je l'y rencontrai. Le premier voyage «au delà des mers» dut s'accomplir après 1870. Whistler et plusieurs artistes français, entre autres Alphonse Legros, Cazin, Tissot, Dalou, s'étaient fixés en Angleterre depuis la Commune de Paris. «Il est presque regrettable que Fantin n'ait pas pris part aux événements de la Commune—disait un de ses amis—l'exil et la lutte l'auraient peut-être renouvelé.»
Mr. Edwin Edwards occupait les loisirs de sa retraite à graver de sèches mais curieuses vues de la Tamise, et il possédait une villa à la campagne, où Fantin fut invité. Je ne sais si c'est là que fut exécuté le double portrait, si ce fut dans la délicieuse lumière opaline de Golden Square, ce coin vieillot que hante l'ombre de Dickens, ou dans l'atelier de la rue des Beaux-Arts. C'était un fort beau couple, ces Edwards. Ruth Edwards, les bras croisés, avec son visage sémite et anglais, aux bandeaux de cheveux grisonnants, est debout, vêtue d'une robe en gros tissu d'un indéfinissable gris bleu, dans le style de Rossetti et des préraphaléites. A côté d'elle, assis, et regardant une estampe, Mr. Edwards, avec sa barbe de fleuve, ses cheveux blancs de père Noël. Cette toile, exceptionnellement savoureuse et forte, appartient déjà à la National Gallery. Mrs. Edwards avait promis de l'offrir à la «Nation» dès qu'elle le pourrait. L'épreuve était redoutable pour notre compatriote et notre contemporain; mais ce morceau tient sa place au milieu des chefs-d'œuvre qui l'entourent et avec lesquels il était digne de voisiner.
Une autre fois, Mrs. Edwards, qui avait pris l'autorité d'un marchand et d'un impresario, lui fit entreprendre le portrait d'une jeune fille, miss B… Après beaucoup de résistance, Fantin consentit à recevoir chez lui cette étrangère, dont la vivacité et les libres allures bouleversèrent le no 8 de la rue des Beaux-Arts. Revêtue d'une longue blouse de travail jaune, d'une cotonnade de William Morris, à menus dessins ton sur ton, Fantin l'assit de profil, devant l'inévitable fond gris. Elle regarde des crocus jaunes dans un verre et elle s'apprête à les copier à l'aquarelle. Et ce fut là encore une grande réussite, quoique le maître se fût mis à la tâche, furieux et contraint. De quelle précieuse galerie il nous priva, en se répandant si peu au dehors!
Rappelons encore ce beau tableau un peu froid mais si intense: Mlle Kallimaki Catargi et Mlle Riesner étudiant la tête en plâtre d'un des esclaves de Michel-Ange, et un rhododendron aux sombres feuilles. Nous sommes reconnaissants à ceux qui apprêtèrent pour Fantin un motif un peu piquant; que ne furent-ils plus nombreux, ces «intrus» dont l'apparition rafraîchit la vision du solitaire…
Ce bourgeois, casanier avec entêtement, se plaignait de toutes les choses de chez nous: elles choquaient son esprit. Ses sympathies de vieux romantique pour l'Allemagne s'accrurent dans une famille française, mais germanique de tendances et d'éducation, où deux femmes cultivaient par des lectures, de la musique et des discussions, les penchants de Fantin. Ce n'était plus l'intérieur du père et des sœurs—des «Brodeuses» à qui nous donnons le premier rang dans son œuvre—mais une sorte de petite Genève sectaire à l'entrée du Quartier Latin, un oratoire protestant, jalousement clos, où l'activité cérébrale, les passions allaient s'exaspérer. Alors, verrouillé chez lui, Fantin traduisit par la peinture ses impressions littéraires et musicales et, de plus en plus méthodique, quant à la forme, il nous confia les secrets de son cœur, non plus en de savoureuses esquisses, mais en des tableaux secs et conventionnels qui occupèrent la fin de sa vie, pour la fortune future des marchands de la rue Laffitte, sinon pour notre joie.
Les pommes, les pêches qui rappelaient, dans ses premières toiles, les natures mortes de Chardin, devinrent des fruits en cire, d'une exécution dure et mécanique. Mrs. Edwin Edwards en achetait par douzaines, qu'elle lança plus tard sur le marché parisien, parmi les Harpignies et les Boudin. Notre peintre, ainsi, entrait sur le marché.
D'assez bonne heure, Fantin avait fréquenté des littérateurs, comme l'indiquent l'Hommage à Delacroix, et cette tablée de poètes du Parnasse où le jeune Arthur Rimbaud appuie ses coudes de mauvais petit drôle, près d'une brillante nature morte: deux ouvrages qui, avec l'Atelier de Manet, aujourd'hui au Luxembourg, annonçaient un peintre de la grande lignée hollandaise et flamande. L'exécution de ces «pages», comme l'on disait au temps d'Albert Wolff—est très variée: dans l'Hommage, la pâte est transparente, légère, chaude et rousse. Dans les deux autres, les têtes, très inégales de qualité, sont parfois admirables, plus souvent creuses et de construction molle. On sent que Fantin excellait surtout à «enlever» des morceaux, ne parvenant que rarement à relier dans l'air, les uns aux autres, plusieurs personnages.
Telles quelles, ces «pages» appartiennent à l'histoire; elles sont très précieuses, quels que soient le convenu des gestes et le morne des expressions. C'est le temps du Parnasse, c'est l'enfance de l'impressionnisme, heure significative dans le XIXe siècle. Fantin fut lié avec ces hommes dont il nous importe tant d'avoir l'image qu'il traça d'un pinceau souvent très fin, mais dénué de cette puissance dans le modelé et le dessin, de cet accent, je dirais caricatural, d'un Manet.
Fantin rendit l'aspect, le teint, les vêtements de ses amis, sinon toute l'individualité de leur structure. Il devait être nerveux en leur présence et ne pouvant ou ne voulant jamais «reprendre» un morceau; tenant surtout à la fraîcheur de la pâte, il n'analysait pas toujours suffisamment les physionomies, dans sa hâte de peindre et par peur de fatiguer l'ami qui est sur la sellette. On dirait qu'il ne parlait pas à son modèle; or, des séances de portrait ne sont fructueuses que si un rapport intime s'établit entre le portraitiste et la personne portraiturée.
Les séances de portrait sont épuisantes, si l'on n'a pas le goût de la conversation, ou si les gens vous importunent par leur présence. Il eût fallu que Fantin gardât toujours, auprès de ses semblables, un peu de cette liberté qui lui avait permis de faire, comme nul autre, des fleurs et des fruits, de la nature morte. Avec la même sûreté, semblent avoir été conduits jusqu'au «rendu» intense et définitif de la vie, quelques-uns de ses anciens portraits: les Brodeuses, le buste de Mlle Fantin, quelques têtes du maître et les deux portraits de sa femme, dont l'un est au Luxembourg, l'autre au musée de Berlin. Ces toiles, de la plus heureuse venue, font penser au style soutenu et ample des Vénitiens, à Rembrandt aussi, et atteignent le plus haut art du portraitiste. Il suffirait de les avoir signées pour que Fantin méritât la gloire. Le peintre s'y montre tel qu'il voulut être: d'un autre temps, retardataire résolu, traditionnel et prudent, mais profondément original et français.
Deux personnes aimées, silencieuses dans l'atmosphère chaude d'une chambre toujours habitée, Fantin excelle à rendre leur pureté et leur candeur moniale, se complaisant à les peindre comme des fleurs, dans des conditions de sécurité et de paix domestique.
Ses groupes de littérateurs et d'artistes ne nous satisfont presque jamais tout à fait. Il semble qu'il y ait eu un moment où Fantin, auprès d'eux, souhaitât d'être seul, ne pouvant plus rendre, faute de recueillement, ce qu'il voyait si bien quand il était à son aise et ne ménageait pas le nombre de ses séances. Prises séparément, les têtes d'Édouard Manet, de Claude Monet, de Renoir, d'Edmond Maître, de Scholderer, dans l'Atelier aux Batignolles, sont des morceaux superbes. Peut-on dire que la toile, dans son ensemble, ait une allure magistrale?
Chaque fois que Fantin multiplie les figures, il pèche par la forme, non qu'il ne pût copier exactement «un morceau», mais le dessin, le grand dessin, n'est pas l'exactitude. La brosse qui remplit d'un bout à l'autre la surface à couvrir, le pinceau d'un Franz Hals qui, dans l'huile et la couleur, donne la ressemblance, comme par hasard, en courant, sans application ni effort; la belle facilité si décriée de nos jours—celle de Rubens, de Van Dyck, de Velasquez, de Fragonard et de Reynolds, voilà ce que Fantin n'eut jamais. Cette brillante virtuosité que galvaudèrent des prestidigitateurs, à mesure que le faux-semblant, l'adresse se substituaient à la science, personne ne la possède plus.
Pour le public, l'aspect pauvre des toiles de Fantin, leur sécheresse, leur froideur et leur nudité, signifièrent: grandeur, profondeur, solidité. Plus ses fonds étaient tristes, ses figures rigides et les modelés menus (portraits de M. Adolphe Jullien, de M. Léon Maître, de la nièce de l'artiste), plus on admirait la manière «discrète» et «honnête» de Fantin. C'est à des raisons «morales» que Fantin dut ainsi les faveurs exceptionnelles d'un certain public grave et pédant; mais les natures mortes et les fleurs, ainsi que les fantaisies mythologiques et wagnériennes, n'étaient pas encore connues de cette clientèle.
Nous savons les milieux où sa réputation se forma et quelles personnes souhaitèrent d'être peintes par lui. S'il eût accepté des commandes, nous imaginons sans peine les modèles qui se fussent pressés à la porte du portraitiste: je vois leurs redingotes noires; je vois les tailles de ces dames, point belles, et vêtues d'un costume tailleur ou d'une robe à demi décolletée «en cœur»; je les imagine tous figés, contre un fond de terne boiserie grise;—vêtements sans attraits pour le coloriste, mais tant de sérieux et de vertu dans ces visages graves!
S'ils avaient connu Fantin, combien n'eussent-ils pas été choqués par son esprit paradoxal, son ironie! Comme la conversation du peintre et de ces «intellectuels» eût été vite interrompue. Il eût tôt pris le contre-pied des opinions émises par sa clientèle. Cet artiste dédaigneux, avec ses subites boutades, était un bourgeois aussi, mais point de ceux-là!
Étudiez le portrait de M. Adolphe Jullien: soigneusement dessiné, modelé jusqu'à la fatigue, dans une lumière argentée, un monsieur est assis comme il le serait chez Pierre Petit, une main appuyée sur une table (dont le tapis est d'ailleurs bien joli), et l'autre main sur la cuisse. Universitaire? ingénieur? magistrat? savant? On ne peut dire ce qu'il est; mais c'est un homme sérieux.
Fantin vivait deux vies à la fois; la peinture les maintenait en équilibre. Sa pensée se plaisait avec les philosophes, les poètes; les lettres, la musique enrichissaient son cerveau qui était aussi actif que son corps était lent. Dans son fauteuil d'acajou, assis comme un notaire de province, près de l'abat-jour vert d'une lampe Carcel, il poursuivait un rêve que ses compositions, d'inspiration poétique ou musicale, ne traduisent qu'imparfaitement. Il donna rarement une forme digne de sa pensée—par le pinceau ou le crayon lithographique—aux visions qui se présentaient à lui pendant les lectures à haute voix, dans des soirées de tête-à-tête, où son imagination s'exaltait, s'enflammait comme à l'audition d'un opéra ou d'une symphonie. Mais sa main donnait à ses visions la forme des êtres et des choses de ses entours, où il trouva les éléments de ses tableaux de fantaisie. Ses paysages modérés, les colonnades de ses temples, ses draperies, sortent des innombrables cartons d'estampes, chaque jour feuilletés, étudiés amoureusement, copiés même. Son type féminin, d'une beauté corrégienne, blonde, grasse, ce visage d'un ovale plein, il l'a vu auprès de lui; ce sourire, cette bouche, nous les retrouvons dans ses groupes de famille, chez certaine dame à capote, à rotonde, qui boutonne un gant de «chevreau glacé». Ce type est celui des chastes beautés que Fantin fait courir, au clair de lune, dans les clairières, qu'il couche sur un nuage, enveloppées d'un mol tulle. Il n'osait regarder que ses proches, parmi les vivants, et, s'il rêvait de parcs et de bois, c'était des seuls qu'il connût: les fonds des tableaux de maîtres…
Un grand peintre n'a pas, nécessairement, une culture universelle; il lui manque le temps de se la donner, et son génie devine ce que les autres apprennent. Si Fantin, dans la retraite qu'il avait choisie, fut au courant des faits et gestes de chacun, des «potins» de Paris, il n'est de grands problèmes auxquels il soit resté étranger. S'il sortait à peine de chez lui, son information et sa culture étaient sans cesse entretenues par ses «fidèles», par les revues et les livres qu'on lui prêtait. Il supporta même certain niais fatigant et trop empressé, à cause «des nouvelles» que lui apportait ce rat de coulisses et de salles de rédaction. M. Chéramy, l'avoué, se faisait l'écho du boulevard, de l'Opéra; chaque ami correspondait à une spécialité, répondait à un besoin.
Parmi les plus assidus de la rue des Beaux-Arts, fut mon très cher Edmond Maître, cet homme pâle et maigre qui écoute Chabrier au premier plan du tableau Autour du Piano et que l'on voit dans un coin de l'Atelier aux Batignolles. Je ne puis séparer de celui de Fantin, le nom de cet homme d'élite qui fut trop orgueilleux ou trop modeste pour rien signer, et se borna à fréquenter les meilleurs d'entre les peintres, les musiciens, les poètes, les philosophes de son temps, et qui était consulté par eux. Pour avoir un avis, un éloge de lui, que n'eût-on donné? Cet admirable esprit avait parcouru tous les domaines de la connaissance. Il se contenta d'être un amateur et un dilettante et avait tellement joui par l'exercice de sa pensée, et sa mémoire était si riche, que, presque aveugle, il nous disait peu avant de mourir:
«Je voudrais que cela n'eût pas de fin, tant je me divertis de mes souvenirs.»
Ce prophète est mort trop tôt; pendant vingt-cinq ans je l'entendis prononcer des jugements sur les favoris et les dédaignés de l'art et de la littérature: nul ne s'est prouvé faux par la suite. Edmond Maître était le goût et l'intelligence mêmes; infaillible comme son ami Baudelaire.
De la rue de Seine, où il demeurait, il se rendait souvent chez son voisin, et celui-ci avait beaucoup profité des conversations si variées, si solides, des vastes lectures d'Edmond Maître, son universel dictionnaire, son bibliothécaire, l'intermédiaire entre le monde extérieur et la maison de la rue des Beaux-Arts, qui devenait de plus en plus ombrageuse. Pendant ses dix dernières années, Fantin ne pouvait se décider à aller entendre, au théâtre ou au concert, les chefs-d'œuvre auxquels il était le plus sensible, et je me rappelle que, lors d'une reprise des Troyens, place du Châtelet, malgré son désir de voir un opéra qu'il chérissait entre tous, les billets pris, il ne se décida pas à traverser la Seine, le soir. La nuit, le froid, la chaleur, la foule, tout le troublait, dans la perspective de cette sortie inusitée. De plus, l'état nerveux, la sensibilité de Fantin le rendaient positivement malade, quand il éprouvait une violente émotion d'art. Certaine musique le faisait pleurer, lui causait des crises de nerfs.
Il ne connut donc ses ouvrages favoris que par la lecture, le piano, ou par des reproductions, si c'étaient des œuvres plastiques. L'Italie, la Hollande, l'Allemagne étaient trop loin, et le chemin de fer trop dangereux pour tenter un voyage. A part Londres et Bayreuth—où il était allé en 1875, pour les fêtes inaugurales,—Fantin s'était résigné à ne rien voir de ce à quoi il songeait sans cesse, de ce qui stimulait sa production quotidienne.
Les petites toiles qu'il empâtait, grattait, glaçait au médium Roberson, étagées par deux et trois, l'une au-dessus de l'autre sur son chevalet, sont comme les dialogues tenus par Fantin avec ses auteurs de dilection. Il finit par prendre un tel goût pour ce travail de solitaire, qu'à la longue, il se persuada qu'il y mettait l'essentiel, et renonça à «la nature». Obstiné comme il était, ayant la sensation d'une sorte de réserve du public et des artistes, quant à ses œuvres d'imagination pure, il se rebiffa et ne consentit plus à rien exposer, qui fût pris sur le vif. Il donna encore un tour de clef, et sa porte ne s'ouvrit plus que devant le marchand de tableaux Templaer et les quatre ou cinq habitués du lundi.
Ce soir-là, de tradition, était consacré à ces «fidèles», pour qui Fantin sortait lui-même commander un bon plat chez Chiboust, ou l'un de ces gâteaux de Quillet, dont il était friand, mais qu'il redoutait comme tant de choses. Edmond Maître me racontait les rites invariables de ces réunions hebdomadaires, intimes et pourtant cérémonieuses, et je me souviens du rôle muet de deux dames qu'il y rencontrait une fois la semaine, qu'il reconduisit vingt ans de suite à l'omnibus vers neuf heures et demie, et dont, par discrétion, il ne demanda jamais le nom ni la condition. Fantin remettait à l'une d'elles le journal le Temps, au moyen duquel il prenait soin de distraire la respectable femme, tandis que s'échangeaient, entre les autres, des propos auxquels cette comparse ne faisait jamais allusion et qu'elle ne paraissait point entendre.
Ce Parisien de Paris, attaché à tout ce qui est de Paris, ce prototype du Français dénigrait la France, la disait pourrie, appelait de ses vœux une «bonne correction», lui qui eût tant souffert de voir son quartier envahi, comme il commençait de l'être par les étrangers. Il devait aussi se préoccuper du malentendu sur quoi était fondé son succès; il occupait une de ces positions fausses que l'on tâche de ne pas voir soi-même, mais dont un nerveux finit par être incommodé. Il était tour à tour fier et vexé des louanges qu'il recevait dans des découpures de la presse, sous des signatures alarmantes. S'il lui avait été possible de siéger sous la coupole, tout en raillant les membres de l'Institut! L'épée pacifique qui bat les pans de l'habit vert, lui semblait être une arme appropriée pour un artiste, dût-il en marchant s'y prendre les jambes. L'énergie lui manquait pour avouer que le Palais Mazarin n'est point un lieu à dédaigner. Il raillait et désirait.
Il fallait connaître Fantin à fond pour jouir de sa société. Les contradictions de son esprit réjouissaient ses amis et rendaient sa société impraticable pour les autres. Il y avait d'ailleurs en lui deux personnes destinées à ne jamais s'accorder entre elles, comme il y avait deux peintres qui luttaient entre eux.
Les dîners du lundi avaient lieu dans une chambrette à laquelle on montait de la «tente orléaniste» par un sombre escalier tournant; c'était la salle à manger et le salon. Une seule fois j'y fus conduit et pus voir l'Hommage à Berlioz; Fantin avait un faible pour cette toile qui n'avait pas eu de succès, qu'il savait n'être pas réussie, qu'il avait trop travaillée. Elle présidait aux repas. Il y avait un canapé sur lequel les dîneurs s'asseyaient, et un piano; on se serait cru dans une arrière-boutique du faubourg Saint-Germain.
Là, en confiance avec le juge d'instruction Lascoux, Amédée Pigeon, l'ancien précepteur de Guillaume II, M. Adolphe Jullien, le critique musical des Débats, M. Camille Benoit, ou M. Chéramy—et toujours avec Edmond Maître,—Fantin faisait une revue de la semaine; il s'occupait beaucoup de politique. Je n'ai jamais eu l'honneur d'être invité, mais j'ai cependant vu Fantin en verve et débridé. Son visage devenait tout à fait beau; ses yeux lançaient des éclairs. Comme je l'ai entendu parler éloquemment de Gœthe, de Schopenhauer, de Wagner, de Renan, de Hugo, d'Ingres et de Delacroix! Quand il parlait de ce qu'il aimait vraiment, c'était une joie de l'écouter. Je n'ai jamais retrouvé, depuis, dans aucun milieu d'artistes, ce sincère intérêt, cette passion, cette dévotion que les hommes d'alors gardaient jusqu'à la tombe. Il est mort à temps, avant la haute marée d'ignorance, de grossièreté et d'anarchie. Il aurait regretté d'avoir tendu sa main—geste dont il était très avare—à ses «défenseurs» qui seraient devenus «ses ennemis».
Vers le mois de juin, les émotions du Salon dissipées, une voiture à galerie venait prendre dans la rue des Beaux-Arts les malles et les menus bagages de la famille Fantin. C'était le départ pour la campagne, pour ce village bas-normand où l'artiste possédait une maisonnette dans un jardinet aux fleurs classiques, d'après lesquelles il peignit ces toiles dont Mrs. Edwards n'était jamais assez munie.
C'étaient de bonnes journées de travail dans quelque chambre dont la fenêtre ouverte laisse entrer les bruits de la route ou du bourg: un gamin qui chante au sortir de l'école, le cahot d'une charrette, le gloussement du poulailler, le mugissement d'une vache, par-dessus le mur de silex hérissé de ravenelles et de scolopendres. Le peintre, sous un vieux chapeau de paille, le cou enveloppé d'un foulard d'été, toujours chaussé de pantoufles, dès après son petit déjeuner va cueillir dans les plates-bandes ce que la nuit a fait éclore de plus coloré. Il pose sur le coin d'un meuble de chêne, devant un carton gris qui servira de fond, un de ces récipients en verre uni que Mrs. Edwards lui envoie de Londres, fabriqués sur les conseils ingénieux de certaine monomane du jardinage, et différant de forme selon la tige, la fleur et le feuillage; avec mille soins, après de graves conciliabules, on fait un choix dans la récolte du matin. Les délices d'une bonne séance vont être savourées, en dépit des mouches importunes et de la chaleur. La palette a été préparée dès la veille, elle est déjà, à elle seule, un bouquet aux tons composés—bleu tendre, lilas, jaunes roses, jaunes beurre frais, s'entourant de bruns, d'ocres, de tous les rouges et de noirs;—une mosaïque en pâte huileuse, dont il suffira de déranger la symétrie pour en faire sur la toile le portrait d'un bouquet.
Fantin est très méticuleux pour la composition de sa palette. C'est un moucheté de petits tas de couleurs: la palette de Delacroix, mais enrichie de beaucoup d'éléments nouveaux, des «tons préparés».
Il enduisait sa toile, à l'avance, d'un ton neutre, transparent, qui servait de fond, invariablement. Si ce n'était l'air qui circule autour d'eux, on dirait certains tableaux de fleurs exécutés comme des ornements en pyrogravure sur une table, ou sur une boîte dont le bois reste visible. Il en est même parmi les moins bons, qui, en dépit de leur savante anatomie, ont l'aspect des modèles d'aquarelle pour jeunes pensionnaires. D'autres fois, il gratte le fond avec son canif, comme pour suggérer le treillis, le tremblé, la buée de l'atmosphère, et allège la matière sans rien enlever à la précision du contour qu'amollirait le contact de deux pâtes humides se pénétrant l'une l'autre. Sans estompage ni bavochures, c'est une pâte plus ou moins épaisse, selon que la chair de la fleur est veloutée, soyeuse, pelucheuse ou lisse, métallique ou fine comme de la baudruche.
Chaque fleur a sa carnation, sa peau, son grain, son métal ou son tissu. Les lis, secs, cassants et glacés comme une hostie, avec leurs pistils de safran, comportent un autre rendu que les cheveux de Vénus, les pavots et les roses trémières, minces et plissées comme le papier à abat-jour; le dahlia, qui est un pompon et un rayon de miel; la capucine, taillée dans le velours, comme le géranium, la gueule-de-loup ou la pensée, ne sauraient être modelés de même que le glaïeul coupant, le bégonia ou l'aster. Les fleurs sont tour à tour des papillons, des étoiles de mer, des lèvres ou des joues de femme, de la neige, de la poussière ou des bonbons, des bijoux émaillés, du verre translucide ou de la soie floche. Fantin étudiait leur caractère comme celui d'un visage humain.
Fantin aima surtout celles des vieux jardins de curé qui poussent sans trop de soins dans les parterres entourés de buis. Je ne crois pas qu'il ait portraituré les pivoines ou les nouveaux chrysanthèmes qui ne savent où arrêter les prétentions de leurs falbalas. Il fit des pieds-d'alouette et de l'œillet, de petits chefs-d'œuvre.
Dans sa jeunesse, il avait parfois amoncelé et serré dans un vaste pot blanc, sur un fond sombre de muraille, des bottes de fleurs, comme on grouperait des écheveaux de laine pour la joie des yeux; mais la plupart de ses études sont d'un seul genre de fleurs à la fois, afin, sans doute, d'en donner une image plus individuelle: des portraits.
Fantin a dû créer ses petites pièces de maîtrise dans la joie tranquille des journées saines et unies de l'été à la campagne. Se mettre au travail de bon matin, sans crainte d'un visiteur indiscret, c'est la moitié du succès dans un genre d'ouvrage impossible à interrompre, car les fleurs sont des modèles éphémères qui meurent pendant qu'on les peint.
Laissons Fantin penché sur sa toile et analysant avec ardeur leurs moindres traits, dont l'expression change avec les heures du jour et qu'il convient de saisir au bon moment. Chaque sonnerie du clocher lui fait battre le cœur, de crainte qu'un pétale ne tombe, que des trous ne se creusent dans l'édifice chancelant. Mais la pensée de Fantin se dédouble et, malgré son application à peindre, vagabonde; il se promène dans des musées lointains, chantonne du Schumann et se redit à lui-même certaines phrases de ses auteurs chéris.
L'expérience nous apprend à quel moment il sied de couper les fleurs, afin qu'elles restent plus longtemps sans se faner, et les plusieurs manières de prolonger leur agonie. Vous pouvez faire un bouquet en ménageant des vides, où, une fois peintes les premières fleurs, vous en glisserez d'autres qui les encadreront. C'est tout un art, qui exige beaucoup d'habitude, d'adresse et de soins. Fantin, qui fit tant de tableaux de fleurs, devait avoir pour elles les attentions et la tendresse d'une demoiselle sentimentale. Quel enivrement, à la dernière séance, quand la fin du jour approche, d'harmoniser, d'orchestrer l'œuvre entière et d'y mettre les vigueurs, les éclats décisifs, juste avant la minute où toutes ces belles chairs, hier encore palpitantes, ne vont plus former, flétries, qu'un charnier! C'est dans les roses que Fantin fut sans égal. La rose, si difficile de dessin, de modelé, de couleur, dans ses rouleaux, ses volutes, tour à tour tuyautée comme l'ornement d'un chapeau de modiste, ronde et lisse, encore bouton, ou telle qu'un sein de femme, personne ne la connut mieux que Fantin. Il lui garde toute sa noblesse, à elle que tant de mauvais aquarellistes ont «banalisée» par des coloriages sur le vélin des écrans et des éventails. Il la baigne de lumière et d'air, retrouvant à la pointe de son grattoir la toile «absorbante», sous les épaisseurs de la couleur, et ces vides qui sont des interstices par où la peinture respire. Métier tout opposé à celui d'un Courbet, dont le couteau à palette pétrit la pâte, l'enfonce de force et lui donne la surface magnifique, polie et glacée de l'onyx et du marbre.
Dans ses tableaux de fleurs, le dessin de Fantin est quelquefois beau et large, il est toujours sûr et incisif. La fleur qu'il copie, il en donne la physionomie; c'est elle-même et non pas une autre de la même tige; il dissèque, analyse, reconstruit la fleur, et ne se contente pas d'en communiquer l'impression par des taches vives, habilement juxtaposées. La forme peut être si éloquente à elle seule que, dans une lithographie très rare, dont je possède une épreuve, Fantin est parvenu avec du blanc ou du noir, à faire deviner, dans le cornet de verre d'où elles s'élancent, toutes les couleurs d'une botte de roses. Comme cet art analytique et raisonné, encore si frais, est de chez nous! Comme ces toiles sont bien d'un petit-fils de Chardin! C'est par elle que le bon bourgeois français Fantin-Latour s'est le plus complètement exprimé. Ici, nulle trace d'austérité ou de lourdeur allemande, mais la logique, la belle clarté de la langue du XVIIIe siècle.
La Tate Gallery possède une toile des plus importantes par sa grandeur et la perfection du bouquet riche et varié qui s'y déploie. C'est peut-être là que Fantin atteignit le plus haut degré de son talent; encore un don de Mrs. Edwin Edwards, l'infatigable amie qui imposa Fantin à l'admiration de ses compatriotes, alors que personne, en France, ne savait qu'il peignît des fleurs.
Chaque automne, de retour à Paris, Fantin rassemblait ses travaux de l'été, et, après avoir comparé, une à une, ses études avec celles qu'il gardait accrochées à sa muraille,—choix de pièces parfaitement réussies,—il les posait à plat dans une caisse, les châssis retirés, et les expédiait à Londres. Là, Mrs. Edwards les faisait encadrer, conviait un public d'amateurs à les venir admirer. Trop longtemps, elles furent introuvables en France; Fantin ne se révélait à nous que par de rares portraits et les fantaisies qu'on avait pris l'habitude respectueuse de louer. On se demande, d'ailleurs, si les critiques étaient sincères, maintenant que nous assistons à une incohérente explosion d'opinions contradictoires chez les plus réputés d'entre eux. On peut tout faire admettre par un homme dont le métier est de juger un art qu'il n'a pas pratiqué. Les littérateurs se plaisaient à suivre Fantin rêvant en compagnie de Berlioz, Wagner, Schumann, ou se promenant en pleine mythologie, sans quitter la rue des Beaux-Arts, et croyaient humer la fumée de sa familiale bouilloire à thé, dans les ciels argentés de ses théophanies. Oui, certes, ces tableautins étaient bien de Fantin-Latour, par l'exécution, parfois aussi par la couleur; c'étaient les visions d'un romantique attardé, troublant les nuits de ce peintre trop prudent. Ses nymphes et ses déesses, au galbe corrégien, ce sont des ménagères désirables mais chastes, qui se montrent, mais ne s'offrent pas; apparitions de figures académiques groupées comme des «tableaux vivants» d'amateurs. Je ne dis pas que cette partie de l'œuvre de Fantin soit à dédaigner. Il est même de charmants morceaux dans cette série, la plus nombreuse en tout cas, et sa favorite; hélas! ce n'étaient pas ses esquisses qu'il envoyait aux expositions, mais des sortes de pièces d'apparat, fabriquées en vue des Champs-Élysées, et que l'État ou la Municipalité lui achetait pour les galeries.
L'École des Beaux-Arts nous offrira bientôt une ample collection des ouvrages de Fantin-Latour. Il sera intéressant de connaître le jugement porté, deux ans après sa mort, sur l'honnête artiste qui crut opposer une si exacte discipline, et son culte de la tradition, aux progrès de «la folie et de l'orgueil», comme il disait[2].
[2] Cette étude, écrite avant l'exposition posthume de Fantin, à l'École des Beaux-Arts, parut dans la Renaissance latine.