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Propos de peintre, première série: de David à Degas: Ingres, David, Manet, Degas, Renoir, Cézanne, Whistler, Fantin-Latour, Ricard, Conder, Beardsley, etc. Préface par Marcel Proust

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JAMES MAC NEILL WHISTLER

Pour Walter Sickert.

Les littérateurs ont beaucoup écrit sur Whistler[3] à l'occasion de sa mort. Ils présentèrent ce charmant et singulier artiste au public comme une sorte de Mallarmé de la peinture, un nécroman dans sa tour d'ébène, au milieu d'un jardin où le soleil ne pénètre point.

[3] Cette étude a été écrite en mars 1905, après l'exposition à Londres des œuvres de Whistler. Celle de Paris, très incomplète, mal éclairée, dans les galeries de l'École des Beaux-Arts, est encore venue brouiller les idées. Il semble qu'on doive toujours être injuste avec cet artiste, dans l'éloge comme dans la critique.

Le succès parisien de Whistler éclate à une époque d'alanguissement général. En peinture, dominaient les teintes grises, comme en musique et dans les lettres; un goût maladif du factice, de l'ésotérisme, de l'exceptionnel et du bizarre. Ce fut la saison des hortensias bleus et des chauves-souris, des langueurs et des fièvres.

Le «whistlérisme» et le «mallarméisme» sont des formules qui enchantèrent notre jeunesse, comme des préciosités dignes de nos dédaigneuses personnes; ces néologismes éveillèrent l'attention de la foule. Le portrait de la «mère de l'artiste» acquis pour le Luxembourg est un ouvrage qui plut par ce que certains snobs crurent y découvrir de morbide; ses mérites techniques en font pourtant un des exemples les plus sains qu'on puisse proposer à l'étudiant, et des plus traditionnels.

C'est le plus souvent par ce qu'il a de périssable qu'un artiste s'impose à l'admiration de ses contemporains: d'où tant d'erreurs et de faux jugements. Les qualités qui nous charment dans certaines toiles anonymes des siècles passés échappent aujourd'hui à l'amateur bourré de littérature.

Dans mes plus anciens souvenirs, j'entends encore le nom de Whistler prononcé par les hommes que Fantin-Latour a groupés autour de Manet et du portrait de Delacroix. Au fond de l'atelier de la rue des Beaux-Arts, on voyait l'hommage à Delacroix, où un jeune dandy, pincé dans sa longue redingote, les cheveux noirs bouclés, avec une mèche blanche sur le front, la bouche ironique, un monocle à l'œil, se retourne vers le spectateur; c'est un élégant au milieu de Français qui sont Baudelaire, Champfleury, Balleroy, Duranty, Legros, Bracquemond, Fantin. Ce personnage étrange m'intrigua longtemps. Son nom revenait sans cesse dans la conversation des élèves de Lecoq de Boisbaudran et de Gleyre, «les anciens» du Salon des Refusés, auxquels j'osais à peine poser des questions. Le «petit Whistler» avait été un type original d'Américain, à une époque où les étrangers venaient moins nombreux faire leurs études à Paris. Whistler avait disparu vite, après des débuts brillants, dont il était moins question que de son allure, de son monocle et de son esprit, de son impertinence et de son dandysme.

Que peignait-il vers 1860?

Nous connaissons, si nous en prenons la peine, la manière, avant 1870, d'un Manet, d'un Renoir, d'un Fantin ou d'un Carolus Duran, ses amis. Mais, de Whistler, rien à voir, dans Paris! Toujours était citée la «Demoiselle en blanc», symphonie de blancs à laquelle il avait travaillé pendant des mois dans un atelier démeublé, tout tendu d'étoffes blanches. Je sais maintenant, pour l'avoir vu récemment, ce qu'était ce pauvre essai maladroit et informe; je ne me rends pas compte de la profonde sensation qu'il créa quand il parut: Gleyre fut irrité par cette audace et les prétentions de son rétif élève; mais les camarades virent quelque chose d'étonnant, «d'exceptionnel», dans cette figure blanche, d'une valeur si veule, sur un fond inconsistant. Ils parlèrent «d'harmonies», de «nocturnes» et de «symphonies». Était-ce un musicien ou un peintre, ce Whistler?

Un jour, me promenant, collégien en congé, dans un de ces entresols de l'avenue de l'Opéra où les impressionnistes groupaient leurs œuvres, parmi lesquelles une danseuse juponnée de tarlatane, que Degas avait modelée, je vis un petit homme noir avec un chapeau haut de forme à bords plats; un pardessus à taille tombait sur ses souliers à bouts carrés; il maniait un appuie-main de bambou en guise de canne; poussait des cris aigus; gesticulait devant la vitrine qui renfermait la figurine de cire. Je pensai tout de suite à Whistler. C'était lui, en effet, et je le rencontrai bientôt chez Degas, comme Ludovic Halévy m'avait introduit dans ce sanctuaire redoutable. Whistler avait apporté un carton de vues de Venise à la pointe sèche, qu'il tirait avec mille précautions d'un étui de vélin à rubans blancs… beaucoup de papier, pour quelques égratignures simulant de vagues reflets de lampes dans l'eau. Les gravures et les lithographies de Whistler—je les ai, depuis, presque toutes vues—ne me semblent pas dignes de leur réputation. Les premières, celles de Paris, sont franches, appuyées, et rappelleraient Méryon; les autres sont plus libres, jolies parfois, mais faibles, sans caractère dans leur pittoresque de vignette, genre où Mariano Fortuny, trop oublié, excella plus tard.

Vers 1885, pendues haut, à la Grosvenor Gallery, en quelque sorte mises en pénitence, j'aperçus deux toiles, longues, étroites, dans leur cadre d'or mat, strié et plat comme la peinture de ces deux portraits, pour ainsi dire enfoncée, rentrée dans un gros canevas à tapisserie. Les figures semblaient se tenir à plusieurs mètres en arrière du cadre. L'une était rose et grise: une femme en robe d'un ton de coquillage, un grand chapeau de paille à la main; le tout d'une pâleur chaude de pivoine fanée. C'était lady Meux, «arrangement no 2». L'autre tableau, tout noir, mais d'un noir translucide, comme de l'encre sur de l'or, était une figure anguleuse, au long col paré de perles de corail: Maud, la première femme de Whistler, son modèle préféré, l'inspiratrice de quelques-unes de ses toiles les plus caractéristiques.

Jamais je n'avais eu pareille révélation d'un art nouveau.

Helleu et moi voyagions en Angleterre; nous n'eûmes plus qu'un désir: voir Whistler. Nous allâmes frapper à la porte de la «White House», Tite Street, Chelsea. On passait, pour se rendre à l'atelier, par une série de petites chambres peintes en jaune bouton d'or, sans meubles; des nattes japonaises à terre. Dans la salle à manger bleue et blanche, des porcelaines de la Chine et de vieilles argenteries égayaient une table toujours garnie, dont le centre était un bol bleu et blanc, où nageait un poisson rouge.

Sur les murs du studio, nul ornement. Dans un coin, loin de la fenêtre, un rideau de velours noir devant lequel le modèle pose. Deux chevalets attendent près d'une immense table-palette, avec une série de «tons préparés». Ce sont des «mixtures» différentes pour chaque toile, et dont l'artiste se sert, de la première à la dernière séance, pour exécuter son «arrangement» ou sa «symphonie»: tons de chair, blanc et rouge indien, ou rouge de Venise, broyés ensemble; tons sombres pour les vêtements; puis un gros tas de couleurs pour le fond; et les dérivés de ce ton pour la demi-teinte: et tous des «provisions» telles qu'un peintre en bâtiment en réserve dans ses seaux, afin de «coucher» de vastes surfaces unies et sans taches. Whistler, avec un couteau à palette souple, pétrit cette pâte mélangée dans de subtiles proportions; il la délaye dans le pétrole avec des brosses rondes à longs manches.

Sur la cheminée du studio, un chapelet de cartes d'invitations à dîner, soirées, réceptions mondaines, nous rappellent que nous sommes chez un «lion» de la saison. Et le petit homme s'agite, parle fort, avec des crescendo de «oh! oh!» et un accent américain de parodie; rajustant sans cesse son monocle à ruban de moire, de sa belle main fine et nerveuse de prestidigitateur, il semble prêt à châtier le critique imbécile ou le milliardaire qui hésite à sortir des dollars de sa poche.

S'il consent à montrer quelque chose, c'est après d'interminables préliminaires et non sans s'être fait prier comme un virtuose. Enfin, la représentation commence. Le chevalet est placé en bonne lumière; Whistler, en sifflant, fouille dans les casiers d'un meuble à secret: lente recherche qui exaspère notre impatience. Enfin, deux index aux ongles de mandarin tendent en avant un minuscule panneau de bois ou de carton, le déposent sur le chevalet, le fixent en tremblant derrière la glace d'un cadre. Deux souliers à talons intérieurs vont et viennent, des cheveux bouclés s'agitent, une bouche rit, d'où sort un «oh! oh!» perçant; le visiteur sursaute, et Whistler le frappe sur l'épaule en lui demandant, en lui ordonnant, plutôt, une approbation enthousiaste: «Pretty

Et c'est un petit nuage gris dans une bordure d'or mat: une «note», un «arrangement», une «harmonie», un «scherzo» ou un «nocturne» que tu devras admirer sous peine d'être tenu pour un philistin! Sinon… prends le chemin de la porte, malheureux! et ne reviens plus à Tite Street!

Une autre année, Boldini nous conduit, Helleu et moi, chez Whistler. Arrivés bien avant l'heure du thé auquel il nous convie tous les trois, nous avons l'indiscrétion d'insister pour qu'il retourne et nous montre toutes les toiles dont on aperçoit les hauts châssis étroits, empilés à l'ombre d'un paravent; et ces études légères que renferme le mystérieux meuble à tiroirs. Whistler, en bonne disposition, et que nous avons mis en confiance, se décide «à tout sortir», de ce qu'un artiste garde pour lui et livre après sa mort au jugement de la postérité. J'ai peur que, de ces esquisses délicieuses qui passèrent trop rapidement devant nous ce jour-là, la plupart ne soient détruites, ou qu'elles n'aient été reprises, gâchées, définitivement abandonnées.

Cette visite nous fit comprendre les procédés de l'artiste qui nous confessait involontairement ses joies et ses tristesses, ses réussites et ses échecs. Nous le surprenions dans l'intimité, épreuve à laquelle un homme très fort, que Whistler n'était point, peut seul se soumettre sans péril. Mes compagnons et moi aurions voulu à certains moments arrêter l'imprudent qui en livrant trop de secrets, nous enlèverait aussi quelques illusions.

D'abord la revue de toute la série des grands portraits: Whistler qui n'en a pas achevé plus d'une dizaine pendant sa vie, en commençait sans cesse de nouveaux. La première séance était une recherche de l'harmonie, de la composition, et un effleurement, une caresse de la toile où la figure se dessine à peine dans un léger brouillard. A la seconde, il précisait les formes du personnage tout en répandant une deuxième couche de peinture mince et fluide, qui nourrissait la première sans l'alourdir. L'œuvre était, dès lors, achevée en tant que tableau: l'artiste y avait mis le meilleur de lui-même. Un scrupule l'empêchait de livrer, tel quel, le portrait qui eût été sauvé ainsi. Mais Whistler le gardait en vue d'améliorations que la centième séance apporterait peut-être. Le plus souvent, il le gâtait ou l'effaçait. Nous eûmes la bonne fortune de voir quelques-uns des plus beaux. C'étaient Connie Gilchrist, la danseuse de music-hall, «arrangement en jaune et or»; Lady Archibald Campbell; Henry Irving, dans le rôle de «Philippe d'Espagne», les jambes du maillot blanc coulées dans l'huile, à la façon de Vélasquez; Mrs. Forster, arrangement en noir; Maud, «en noir et rouge»; un acteur en costume d'Incroyable, harmonie opaline de gris et de roses; certains portraits de la série des «arrangements en noir et en brun», comme la Rosa Corder, Mrs. Cassatt, les Leyland, Mrs. Waldo Story.

Il y en avait aussi de très sommaires et de moins heureux. Whistler, entraîné et s'amusant de notre surprise, nous fit déguster la bonne comme la mauvaise cuvée et, après des «harmonies» dans les tons les plus précieux, en apparaissaient de moins rares, jolies encore, mais un peu fades. C'étaient aussi des études d'après ces charmantes filles anglaises au pur galbe grec dont il entourait les formes graciles d'écharpes au coloris atténué[4].

[4] A l'École des Beaux-Arts, il n'y avait que de sommaires esquisses pour ces toiles. Les lacunes étaient telles, qu'on aurait mieux fait de s'abstenir d'un hommage à Whistler, qui ne fut jamais traité avec plus de dédain que dans cette exposition posthume, organisée en France pour réparer une injustice.

Un autre chevalet était destiné à la série des esquisses où de petites créatures falottes, Mousmés-Bilitis, affectées et «hiératiques» (mot d'alors) agitent éventails et parasols sur un ciel de turquoises malades, le long de quelque grève marine; tandis que d'autres érigent leur joli petit corps à côté d'un grêle arbuste de paravent japonais.

De cette série ancienne, quelques grandes figures nues ou un peu drapées, charmantes par la sensualité de leurs formes pleines et mignonnes de femmes-enfants; Whistler les dessinait d'abord au crayon sur du papier d'emballage, ou, d'un pinceau plat, étroit, traînait sur la toile une pâte translucide comme l'émail. Ces sortes de frises, où des théories de petites promeneuses voilent leur nudité de draperies malicieuses, font penser aux dessins hebdomadaires que Grévin donna au Journal amusant, et à ses projets de costumes aguicheurs. Whistler raffolait de ces pimpants croquis, et je me le rappelle, débarquant à Boulogne, qui se dirige vers la marchande de journaux à la recherche du «Grévin» de la semaine et m'assurant que «c'est de l'art le plus exquis!» Son ancien camarade, P.-V. Galland, un des artistes français dont il appréciait le dessin et le goût élégants, était un des rares contemporains qu'il citât volontiers avec Grévin. Tintoret, Vélasquez, Canaletto, les statuettes de Tanagra, les estampes japonaises, Grévin et Galland: singulière association!

En flânant au British Museum avec son confrère Albert Moore, Whistler avait été frappé par l'analogie que présentent certains marbres grecs et le type anglais: beauté qu'on chercherait en vain dans la Grèce d'aujourd'hui, et dont il s'inspira comme Leighton, Alma-Tadéma, pour ne citer que les plus célèbres champions de l'académisme gréco-britannique, ses ennemis, et ceux-là mêmes qu'il bafouait le plus.

Dans ses études antiques, aux précieuses figurines légères comme du verre de Venise, Whistler s'essayait à la décoration, art pour lequel il se disait fait; mais il n'eut pas assez de courage ou de force, pour s'attester décorateur dans une grande œuvre dont il parla longtemps, qu'il prépara, mais n'exécuta point: la bibliothèque de la ville de Boston fut ainsi privée d'un panneau qu'esquissa Whistler, qu'on eût aimé voir auprès de ceux de Puvis de Chavannes et de Sargent. Le projet en était admirable.

Mais revenons à l'atelier de Tite Street et à notre visite de 1884.

Sur un troisième chevalet, un cadre encore plus petit attendait des «notes» de ciel et de mer; paysages urbains, ruelles et pauvres boutiques de Chelsea, cours dieppoises, animées de bambins croqués au hasard de ses promenades. Il ne sortait jamais sans une «boîte à pouce» toute prête pour fixer, en une arabesque ornementale, le rapprochement de quelques tons fugitifs. Il collectionnait, étiquetait ces planchettes dont il demandait un prix extravagant et qui s'entassaient dans des caisses, faute d'amateurs assez clairvoyants ou assez riches pour se les offrir.

Dans l'exercice quotidien de la notation, comme musicale, d'un nuage, de l'écume d'une vague, d'un reflet dans une vitre d'échope, il atteignait la perfection de sa technique. Sa science et ses moyens étaient en une juste relation avec la taille de ces œuvrettes où il fut sans rival. D'ailleurs, il insistait sur ces «notes» et ces «nocturnes», et devant le chevalet, nous étions prêts à partager sa préférence, car la plupart des grands portraits étaient des promesses, plutôt qu'un accomplissement. Pour se donner le change à lui-même, il reprochait au modèle un manque d'assiduité et aux circonstances de l'avoir arrêté en route. Sans facilité, son travail était lent, il se trouvait souvent gêné, fallût-il reprendre une figure en plein, de haut en bas, dans la séance. Or, il n'admettait que le portrait en pied; ou la tête, seule.

Cinq ou six fois et à de longs intervalles, il avait signé de son orgueilleux papillon-monogramme de grandes toiles totalement réalisées; mais chaque jour il livrait un assaut où son doigté était plus sûr.

Whistler n'était pas un dessinateur très savant. Il lui manquait cette aisance dans la construction du corps humain, qui, à un Rembrandt ou même à un Hals, permet de se jouer des difficultés et de mettre même dans un groupe nombreux de figures et sans se fatiguer en cours d'exécution, le brillant des dernières touches, l'épiderme. Ses réussites heureuses dépendaient du hasard qu'implique le manque d'obéissance de la main au cerveau. De plus, son système de minces et légères couches superposées, l'une à chaque séance recouvrant la précédente, comporte des transformations de hasard, heureuses ou déplorables. Le modèle se décourageait parfois, le peintre aussi; on remettait à plus tard la suite du travail, et je sais telle jeune fille qui eut le temps de se marier, d'avoir cinq enfants en Amérique et de revenir dix ans après à l'atelier de la rue Notre-Dame-des-Champs, pour y voir achever péniblement par un vieillard un portrait commencé à Tite Street.

Quand il est au-dessous de lui-même, il l'est comme un «amateur distingué». Voyez la princesse de la porcelaine (autrefois dans le Peacock room, chez Mr. Leyland): banalité de la tête, habile et faible, mal bâtie; mauvaise qualité du dessin, superficiel et banal. Voyez encore le Sarasate, le Duret ou le Montesquiou en coton…

Dans le portrait où Whistler se présente de face, la main en avant, certains critiques crurent voir des pièces d'or qu'elle soupèse, au lieu d'un mauvais modelé qui la déforme. On devine des irritations et des impatiences cruelles dans une lutte corps à corps avec le modèle, et son dépit de n'atteindre plus souvent à ce rendu qu'il obtint avec sa mère, par exemple, avec Carlyle, miss Alexander, lady Archibald Campbell, lady Meux, Maud ou Rosa Corder.

La chance, qui tient une si large place dans la création d'un chef-d'œuvre, Whistler la niait ou ne voulait pas l'admettre, alors que c'était trop souvent du hasard qu'il était le jouet, pensions-nous dans l'atelier mélancolique et déjà envahi par le crépuscule, où le maître était debout, avec ses rides, la bouche pincée sous sa moustache de d'Artagnan, soucieux et interrogateur, quoi qu'il se donnât pour le plus impeccable, le plus savant, le plus conscient des peintres. S'il avait étonné, scandalisé, en des procès retentissants, couvert Ruskin de ridicule et nié tous ses contemporains, il n'avait point l'autorité. Chaque rare commande de millionnaire était prétexte à chicanes. Il aurait voulu, malgré son intransigeance, avoir le succès. Ses œuvres étaient pour nous, peintres de Paris, et pour ses élèves qu'il réduisait au rôle de simples compagnons de plaisir, mais qui du moins le comprenaient aussi.

Son monogramme, sa mèche blanche, la couleur de ses murs, ses «ten o'clock», son excentricité: voilà ce qui frappe le public anglais en 1885. Whistler voudrait gagner beaucoup d'argent, il en dépense sans compter. Non, comme on dit, qu'il soit agité de soucis pécuniaires; Whistler, homme aux forts et impérieux besoins, s'est toujours «offert tranquillement» ce qu'il désirait. Il n'hésite pas à choisir une pièce d'argenterie rare ou de vieux Chine «blue and white», quitte, l'intimidant par sa faconde, à renvoyer le marchand qui ose lui rappeler la réalité d'une échéance. Il donne des repas où la société la plus élégante, autour du bol au poisson rouge, s'esclaffe dès qu'il parle. Pour ses convives, il est «Jimmy» et Jimmy veut être encore un dandy à la d'Aurevilly, et qui fait le jeune. Il a franchi la soixantaine.

Une soirée passée avec lui au Café Royal ou dans le monde, laissait une impression douloureuse. Ce diable d'homme, bruyant en public, hâbleur, vaniteux enfantinement, voulait donner le change sur lui-même. Son art étant nié, il profitait au moins de ses avantages de causeur paradoxal et accentuait ses bizarreries pour retenir l'attention du public. L'effet qu'il s'irrita parfois de ne pas produire dans la société parisienne, était toujours sûr à Londres. Son succès comme conférencier, plaideur ou essayiste, remplissait les journaux, étendait sa popularité, le «lionisait».

Il donna à ses confrères le conseil—cela devint une mode—de répondre aux articles des critiques par des lettres ouvertes, et même d'intenter procès à ceux qui les avaient sévèrement jugés. Whistler, d'esprit combatif, plein d'ironie, aussi habile à s'exprimer par la plume que par la parole, poursuivait sans répit ses ennemis, c'est-à-dire les journalistes, les amateurs, la «society». Il écrivait beaucoup, d'une écriture fine, charmante, ornementale qui, du moindre billet aux savantes réserves de blanc, sur un papier spécial, faisait un objet d'art. Son aspect extérieur autant que le décor de sa maison, ses opuscules imprimés, ses lettres: tout portait un cachet individuel, faisait partie de son esthétique. Son extrême raffinement était trop ostensible, et l'on était peiné qu'il prît à tâche de se masquer sous des dehors un peu charlatanesques, devant la foule grossière et naïve qu'il intriguait du moins, puisque sa peinture ne pouvait la conquérir. L'excentricité qui chez nous lasse, a pour les Anglais un prestige éternel.

Il s'entourait volontiers de jeunes gens. A Walter Sickert qui l'interrogeait sur les grands hommes de son temps, les Carlyle, les Disraeli, et s'étonnait des médiocres inconnus qui encombraient maintenant l'atelier de Tite Street: «Je préfère les jeunes fous aux vieux imbéciles», répondit-il. En vérité, il n'avait aucune curiosité en dehors de son art et de la culture de sa personnalité, ne lisait pas, riait de toute peinture moderne, sauf de la sienne. Dès qu'il avait accompli sa tâche journalière, il ne pouvait demeurer seul, et ayant gardé tard le besoin de sortir, de s'afficher dans les lieux publics, il lui plaisait qu'un cortège tapageur de disciples l'accompagnât par la ville. Le soir en habit, mais sans cravate, soigneusement coiffé et sa mèche blanche en point d'interrogation sur le front, il se répandait dans Londres, dînait excellemment et faisait des mots cruels, qu'on colportait ensuite.

Comment celui qui avait une si noble conception de sa mission artistique et qui fût mort de faim plutôt que de céder et de se mentir à lui-même, ne s'acquittait-il pas autrement de son rôle de chef d'école? Car il en était un! Ses disciples, pour qui ses principes si vrais et si raisonnés étaient attendus et suivis avec conviction, pourquoi les traitait-il en «reporters» chargés de répandre au loin ses épigrammes? De l'esprit, des mots pour les autres; pour lui, des règles sur lesquelles il fut intransigeant.

A le voir parader en dehors de l'atelier, on l'eût pris pour un émule en dandysme d'Oscar Wilde, qu'il méprisait pourtant et dont il ne cessait de faire remarquer la «vulgarité, l'inintelligence esthétique et l'insincérité».

Les manifestations, je dirais sportives, du whistlérisme d'alors, il en était très fier et s'en amusait comme d'une bravade de grand peintre incompris, égaré parmi de demi-professionnels. Avec les ratés et les mondains tapageurs de sa bande, il se grisait, redressait sa taille de major de cavalerie. Mais si, rentrant tard de leurs balades nocturnes, ceux-ci passaient chez le maître, ils le retrouvaient penché, dès l'aurore, sur une plaque de cuivre, ou campé devant sa toile. Le «lion» d'hier soir était redevenu un vieillard à grosses lunettes, courbé sur son ouvrage, fervent devant la nature, l'artiste nourri dans les musées, passionné pour la pureté de la matière. Il voulait que petit ou grand, son ouvrage fût à toutes ses phases digne de lui; beau dès la première séance, parfait «dans tous ses états»; que le dessin fût d'une subtilité nerveuse, les «valeurs» exactes; il défendait à ses élèves de donner un coup de pinceau en l'absence du modèle. La probité de ses intentions était magnifique, ce «barbouilleur» fut un des derniers à se préoccuper des conditions matérielles sans lesquelles la peinture à l'huile «se plombe» vite et n'a pas de durée. Il avait retrouvé la transparence des maîtres—avec une technique nouvelle et sans ces dessous en monochrome qui exigent que l'artiste peigne d'après des dessins, et non pas d'après nature.

Dans une exposition d'ensemble, on remarque des techniques très différentes, à ses débuts et dans sa maturité. Avant 1860, Whistler, pour fuir l'autorité de ses parents qui le destinent à être un ingénieur, quitte l'Amérique, vient à Paris quand l'école réaliste est dans son plein épanouissement; il reçoit la bonne leçon de Courbet, puis va se fixer à Londres au moment où le préraphaélitisme, avec Ruskin, ranime les passions. C'est ainsi qu'il put suivre ces deux batailles de la seconde moitié du XIXe siècle. Ces deux mouvements, comme tout renouveau d'art, répondirent à un besoin de sincérité, d'interprétation plus fidèle de la nature. Ce souci, tous les révolutionnaires du XIXe siècle l'ont eu, David comme Manet, Holman Hunt comme Courbet. On pourrait dire que tous les novateurs, depuis Cimabue, ont cru se soumettre à «la Nature».

Dans les écrits théoriques et les conversations du «Preraphaelite Brotherhood» (confrérie), il n'est question que d'étudier la vie en ses moindres effets, tous dignes du pinceau ou du crayon de l'artiste. Le préraphaélitisme que devaient prêcher des hommes plus littérateurs, plus poètes que peintres, fut un acte d'adoration devant «la Nature». Remontons aux candides primitifs, oublions les conventions, dessinons comme un enfant les êtres et les objets. La plante, le brin d'herbe, l'insecte, les plus humbles choses seront rendues avec une tendresse naïve. Dans la figure humaine, ce sera le caractère, l'attitude juste; les sujets de tableaux, si modestes soient-ils, seront ennoblis par la conscience du bon ouvrier.

Des tempéraments très divers distinguaient entre eux chacun des frères-apôtres. Le robuste John Everett Millais n'était que par un hasard de camaraderie enrôlé sous la bannière de Rossetti, de Madox Brown et de Holman Hunt, avec lesquels Whistler vécut dès son arrivée à Londres; il fit poser les mêmes modèles, se mêla à ce groupe, le plus intéressant d'alors, mais il n'en fut pas mieux compris que par les «Academicians». Pour une partie de son œuvre, l'histoire le rattachera pourtant à cette école de la «Queen's House» où Whistler fut reçu par Rossetti et se lia d'amitié avec le poète-peintre dont il subit une influence indéniable.

L'Américain ne devait plus guère quitter ce coin de Chelsea. La Tamise, qui coule déjà plus paisible dans cette ancienne banlieue de Londres, entre les quais ombragés de quinconces et construits de maisons du XVIIIe siècle à la brique violette, aux noires ferronneries, passait naguère sous des ponts de bois, communs dans les images d'Hokousaï. En sortant de la «Queen's House», où des assemblées d'esthètes et de belles femmes à la lourde chevelure, au long col gonflé, avaient célébré la «Blessed Damozel» et la Florence médiévale, Whistler entrevoyait dans la brume de l'aurore ses futurs «nocturnes»: les pilotis du Battersea bridge, une péniche sur le fleuve, une cheminée d'usine en deux tons atténués; motifs pour de fantastiques «harmonies». Était-il donc nécessaire d'aller chercher l'inspiration dans de vieux livres italiens? Pourquoi tant de littérature, de pensées pour en faire un tableau?

Whistler garda un souvenir affectueux du séduisant Dante Gabriel: mais leurs rapports n'avaient pas toujours été très paisibles. A propos d'un sonnet écrit par le poète pour une composition qu'il tardait à peindre, son terrible ami avait demandé: «Pourquoi faire le tableau? Transcrivez le sonnet sur la toile, au lieu de le graver sur le cadre!… Cela suffira!…»

D'autre part, l'esprit de Ruskin dominait le cénacle et Ruskin n'avait aucune considération pour le Yankee. Dans le célèbre procès Whistler-Ruskin, le grand prosateur demande aux juges comment 5.000 guinées pouvaient être le prix d'une pochade faite en deux heures. Whistler réplique: «Je ne sais pas si j'ai mis deux heures ou une demi-heure à la faire! Mon nocturne m'a peut-être pris dix minutes à peine; mais il résume une vie d'observation.»

Sous les dehors d'une cordiale camaraderie, il y avait, entre ces hommes, simples habitudes de voisinage, avec quelques goûts en commun, mais au total inintelligence réciproque. C'est pourtant dans ce cercle si précieusement «littéraire», que Whistler développe ses qualités de bon peintre, l'enseignement qu'il rapporta de Montmartre.

A Paris, il avait fréquenté les ateliers où la riche palette et la mâle technique étaient encore en honneur; celui qui agit d'abord sur l'Américain fut l'énorme et sain Courbet. Dans la première manière de Whistler, l'emploi du couteau à palette précède celui du pinceau. Il est intéressant de voir dans la collection d'Edmund Davis Esq. «la Femme au piano», si forte dans sa lourdeur un peu maçonnée, à côté d'un tableautin presque aussi ancien, mais déjà fluide: des jeunes filles en robes blanches, à la Rossetti. Ces deux toiles révèlent le double apport de la France et de l'Angleterre dans la formation de Whistler, qui trouva, entre l'un et l'autre pays, le chemin de son propre domaine.

Les camarades français de Whistler étaient pour la plupart élèves de M. Lecoq de Boisbaudran.

Il est regrettable qu'on n'ait pas écrit une monographie de M. Lecoq, professeur modeste, mais d'une rare intelligence. Fantin racontait les promenades de tout l'atelier à la campagne. Quelqu'un jetait dans un champ une loque blanche, afin d'en étudier les valeurs, variables selon l'incidence de la lumière, et le maître tirait de ces expériences, au bénéfice de ses élèves, des exemples qui les aidaient à la compréhension de lois immuables.

Whistler parlait plus souvent de M. Lecoq que de Gleyre; d'ailleurs le véritable éducateur de Whistler fut non pas un homme, mais un endroit: Londres, le point du monde le plus pittoresque pour ceux qui savent regarder. Whistler, le premier, en découvrit les mille merveilles, les effets changeants d'une atmosphère prismatique et diaprée; les lignes de l'architecture massive et très sobre, majestueuse même en ses constructions modernes où la brique et le fer s'offrent nus, sans ces mesquins festons dont nous croyons devoir charger nos façades. Whistler, quoique professant de la détester, ne se plaisait qu'à Londres. Il eut une tendresse pour ses femmes à la chair de fruit, coiffées de cheveux plus ambrés que ceux des Vénitiennes et des Sévillanes, belles comme des statues grecques. La marmaille des rues, si drôlement costumée d'étoffes aux tons crus, éclatant dans la brume humide qui les exalte; les pauvres devantures de boutiques peinturlurées, furent les thèmes de merveilleuses «variations» et Whistler trouva réunies au bord de la Tamise une Venise, une Hollande et toutes les parties du monde.

Son art m'est plus cher et plus compréhensible peut-être que pour un à qui répugne la saveur britannique, amère et sucrée comme le gingembre; Whistler eut une prédilection pour des aspects urbains que je garde au fond de ma mémoire depuis les heures de ravissement que je passai à Londres, comme enfant, puis comme homme, sans jamais me lasser d'admirer.

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C'est à Cheyne Walk que Whistler accomplit son œuvre d'élection: «Le portrait de la mère de l'artiste.»

Si vous voyez ce portrait de vieille femme, votre admiration pour Whistler ira d'emblée là où le peintre et l'homme se surpassèrent. Ce profil fin, sous les bandeaux d'acier, le petit bonnet d'impalpable dentelle, avec ses brides rigides qui tombent sur une plate poitrine de vieille femme déjà prête pour le suaire; l'atmosphère glacée de la chambre austère, à la tenture de deuil, aux sparteries nettes; la chaise anguleuse, et ce tabouret sans capitons où s'appuient les deux pieds collés l'un à l'autre, comme ceux d'une figure tombale; et ces traits délicieusement aristocratiques, ce nez si joli, cette bouche tremblante, ce regard lointain, terni, mais si vivant, cet œil relevé dans un visage déjà presque d'une morte, et retombant sur le col qui fléchit… On a dit que l'image de sa mère est pour un artiste une occasion sans seconde de se surpasser lui-même. A l'habituelle émotion de Whistler s'ajoutent la tendresse filiale et le pathétique des heures qui précèdent la déchirante séparation. Ce portrait est un grand paysage d'âme, un «nocturne» humain.

A côté de ce chef-d'œuvre, je placerais le Thomas Carlyle. Une très belle peinture, mais inférieure cependant au «portrait de la mère de l'artiste». La donnée était à peu près la même: une figure de profil sur un fond uni, la même chaise, la même natte sur le plancher. La ligne de cette redingote marron, bouffante sur le devant, conduit à la tête du grand vieillard, inclinée elle aussi, comme lasse de penser. L'œil doux, triste et inquiet, s'écarte du spectateur. Ce portrait est beau, mais on y sent l'effort, la matière y est alourdie, dans le visage surtout qui fut peint et repeint jusqu'à la fatigue. Le modelé, non sans quelque ressemblance avec celui de Courbet, s'est amolli dans les reprises, il est trop empâté pour la main de Whistler qui, comme Titien et parfois Vélasquez, ne garde tous ses moyens qu'autant que la trame de la toile reste visible, invitant le pinceau à jouer avec elle.

Dès que les trous «se bouchent», les gris cessent de tinter comme de l'argent, le métal perd sa résonnance. Dans un éclairage de côté, les reprises rendent vite la couleur cotonneuse. C'est peut-être pour pallier cet inconvénient et parce qu'il éprouvait une gêne dans les modelés à relief, que Whistler cessa soudain d'éclairer le modèle autrement que de face, et en plein. Un objet placé dans l'axe de la fenêtre n'a plus ni son volume ni son relief, puisque les saillies, marquées par l'ombre et les lumières, donnent seules la sensation de l'épaisseur. Comme les valeurs de cet objet sont à peu près égales à celles du fond, l'image est plate comme une feuille de papier. De plus, chez Whistler, le clair et les luisants sont atténués par la distance qui sépare le modèle de la fenêtre.

Il chercha beaucoup la position que doit occuper une figure dans une chambre, en vue d'un bel effet tranquille et uniforme; il dénonça l'éclairage conventionnel qui projette les personnages en avant du cadre, leur prête une apparence de ronde bosse et en fait un «trompe-l'œil». Le tableau qui rappelle le panorama et amène le modèle au premier plan, choquait Whistler comme une «concurrence déloyale à la réalité». Il avait un geste de la main, comme pour repousser ce que la plupart des peintres, même Rembrandt, attirent en avant. Le relief ne lui semblait «pas digne de la peinture, ni compatible avec ses moyens». Il était très occupé du fond, dans ses portraits: la qualité du fond fait le tableau, comme «tache», et harmoniquement. Holbein et les primitifs remplissent leurs fonds par des objets, des paysages qui ne nuisent pas au contour de la tête, quoique les détails en soient aussi visibles que ceux de la bouche et des yeux. Les Vénitiens, Vélasquez, les Flamands, employèrent tour à tour le fond uni, la draperie d'un rideau, les ciels de convention, des morceaux d'architecture. Les Anglais du dix-huitième siècle, obéissant au goût pompeux de leurs clients, presque toujours les placèrent dans des parcs ou sous le portique d'un château. Il importe peu que le fond soit uni ou compliqué, s'il s'équilibre avec le sujet. M. Degas a dit avec ironie de telle dame se présentant très parée, comme sous un projecteur électrique, devant un noir frottis à la Bonnat: «Elle pose devant l'infini et l'éternité!» boutade qui n'a plus de sens si cet infini est «un ton juste».

Si le modèle est intéressant par lui-même, laissons-lui tout son intérêt individuel, sans l'adjuvant des meubles, des accessoires de son intérieur. Un mur gris peut être d'une grande éloquence, selon la façon dont la lumière s'y glisse; ou veule ou muet, comme si souvent dans tels portraits mesquins de Fantin-Latour. L'important, c'est que le peintre trouve, tôt ou tard, ce qui convient à son procédé. Le fond lui est en quelque sorte imposé par sa façon de peindre, une figure ne pouvant être reprise dans une séance, sans que le fond le soit aussi. Les portraitistes rapides et très féconds, comme Van Dyck et les Anglais, se firent une formule de paysages ou de draperies, qui se prêtent à des orchestrations variées, selon le ton du costume et des chairs, faciles à établir en l'absence du modèle.

Une occasion donna une nouvelle direction à Whistler. C'était dans sa première maison de Cheyne Row. Miss Rosa Corder, toute de brun vêtue, passe devant une porte de l'appartement, qui se trouve être noire. Whistler admire la simplicité des grands plans bien distincts, quoique atténués, de la silhouette. Il se met à l'ouvrage, et bientôt surgit ce merveilleux portrait, «arrangement en brun et noir», exemple accompli de sa manière définitive. J'insiste sur ce fait, qu'il «se trouva», comme l'on dit aujourd'hui, par hasard, mais qu'il ne chercha point à se singulariser par une étrangeté de vision arbitraire. On peut toujours préparer la nature avant de la copier.

Son exécution ne changea plus guère. J'en désignerais les éléments dans certain portrait d'un amiral par Vélasquez au musée de Madrid. Parfaite justesse, solidité sans empâtements. On confond souvent «solidité» avec épaisseur de la matière. Les Allemands modernes, par exemple, et les plus mauvais parmi nous, crurent qu'une forte technique doit être brutale, martelée et lourde, et traiteront de veule, de superficielle la peinture transparente et fluide qui laisse visible le grain de la toile. Pourtant, ce n'est pas l'épaisseur qui donne la solidité, et les fines coulées de térébenthine d'un Whistler sont plus consistantes que la matière rugueuse de certains Van Gogh. Il n'y a, comme dit Corot, que «la forme et les valeurs». C'est pour ne plus s'occuper que du ton, abstraction faite des valeurs, que les impressionnistes firent de plus en plus «de la peinture creuse», en ne se souciant plus de la matière[5]. Whistler pensait qu'un objet d'art, peinture, pastel, gravure, dessin, doit être un objet précieux, dans sa matière et son exécution.

[5] (Claude Monet, Sisley depuis 1880, et même Pissarro.)

Il me semble que je parle d'un ancêtre!

La lutte engagée depuis dix ans entre les défenseurs de la peinture soi-disant claire et la peinture prétendue noire, ajoute à l'œuvre de Whistler un sens historique. Dans le cyclone des théories, la question risquait de s'égarer ou de ne pas être tranchée du tout. Est-il d'ailleurs bien utile qu'elle le soit? Selon Whistler, l'impressionnisme était «la négation de la lumière».

Nier le noir est aussi puéril que nier le bleu et le mauve; dire de Whistler qu'il eut une mauvaise action sur son temps, serait comme d'accabler Claude Monet ou Cézanne d'un pareil reproche. Pourquoi ce qui n'est pas «fleur» serait-il donc «suie»?

L'exposition de Whistler, dont nous allons avoir le régal, servira de prétexte à des controverses professionnelles, embarrassera certaines «consciences inquiètes». Un mois après la fermeture des Indépendants, il faudra analyser un autre «Indépendant», qui propose, à côté des partisans du «ton entier», un impressionnisme dans le clair-obscur.

Qui eût prévu que Cézanne et Whistler seraient, au XXe siècle, des chefs de file?

Whistler aurait pu être un guide comme Corot en fut un pour Pissarro, Monet, Sisley, Manet même. Corot ne cessa de prêcher l'étude des «valeurs», c'est-à-dire l'exacte proportion des tons, les uns relativement aux autres, comparés au blanc pur qui est, sur la palette, l'extrême lumière, et au noir qui en est le contraire. Whistler posséda la logique, le «goût», la distinction. Ne confondons pas ce mot si discrédité avec fadeur, mièvrerie, affectation académique ou mondaine. La «distinction» whistlérienne allait, hélas! séduire des demoiselles «distinguées» et surtout sévir dans une sorte de renouveau du style décoratif qui, d'ailleurs, débarrassa nos habitations de détails inutiles et du genre Morris, odieux succédané du «moyenâgeux». Avec quelques pots de couleurs bien choisies, on apprit à faire du plus ordinaire appartement, un intérieur décent. Ce goût, tout japonais, reposait un public las des formules néo-gothiques de ce William Morris, qu'avait inspiré Rossetti. Mais à part Walter Sickert, aucun peintre véritable ne comprit ce qu'avait accompli Whistler en réduisant la palette à ses éléments primaires, la débarrassant des laques, des mauvais verts, des chromes et des cadmiums, pour la charger de solides et immuables terres qui, mélangées, lui donnent tout ce qu'il requiert, grâce à une transposition nullement plus arbitraire que celle de Claude Monet. Les «tons préparés» et le noir recevaient de nouvelles lettres de créance, à l'heure même où l'impressionnisme français n'employait, en tons purs, que les couleurs de l'arc-en-ciel[6].

[6] Walter Sickert devait, vingt ans après, fonder une école à lui, sur le whistlérisme et l'impressionnisme français (avril 1918).

Deux expositions récentes, à Londres, nous ont permis de comparer entre elles un grand nombre de toiles faites avec l'une et l'autre palette. A la New Gallery, la Société Internationale fondée par Whistler et que préside aujourd'hui M. Rodin, rendait un hommage solennel à son fondateur, tandis qu'un marchand parisien avait déballé dans la Grafton Gallery les réserves de son magasin.

Il s'agissait d'établir de l'autre côté du détroit un débouché pour le syndicat qui veut conquérir le vieux et le nouveau monde. La tentative fut bonne, elle eût été meilleure encore si le choix eût été plus judicieux; «cette chasse au noir», comme disait Sickert, fut mal conduite. Manet, noir et blanc, comme le Greco, triompha; mais M. Degas, l'incomparable dessinateur, n'avait que faire dans un ensemble de paysages de Monet, de Sisley et de sous-impressionnistes, souvent jolis, mais dont la couleur uniformément grise, terne et déjà plombée, nous lassait vite. Quelle erreur, cette collection de petites études toutes pareilles, pâlottes et sans lumière, où les effets de soleil, les ciels bleus tendres de l'Ile-de-France, comme les ciels d'orage, offraient l'aspect défraîchi et rance qu'a déjà prise la salle Caillebotte! Le défaut de composition, le manque de choix, le hasard de la mise en page et plus que tout la monotonie de ces coins quelconques de banlieue au printemps ou sous le givre, finissaient par irriter. Au contraire, Renoir s'affirmait avec sa fameuse «loge», si riche des plus somptueux noirs, de bruns et de rouges que Delacroix n'eût pas reniés. C'étaient aussi des natures mortes, macérées et saumâtres de Cézanne, d'une lourdeur de marbre, émaillées comme de vieilles céramiques; mais on subissait une nouvelle série de paysages tout fleuris des bords de la Seine ou de la Marne. Cette prétendue «peinture gaie» était morne; la claire chanson promise ne s'élevait pas. Somme toute, point de «joie de vivre», point de «fenêtre ouverte», rien de strident, car la patine du temps a déjà fondu et recouvert d'une poussière tenace cette peinture claire qui devait le défier. Si l'on n'avait pas, à la Grafton Gallery, la sensation de lumière, c'est que la puissance lumineuse d'une toile ne vient pas des tons choisis pour la peindre, mais des oppositions de clair et de sombre d'où tous les maîtres, depuis les Vénitiens jusqu'à Manet en passant par Rembrandt, Vélasquez, Watteau, Delacroix, Diaz et Courbet, ont tiré leurs effets.

Il est inexplicable que l'on se soit imaginé soudain que la lumière ne pût s'obtenir que par des tons clairs. L'histoire de la peinture prouve qu'il n'en est pas ainsi, et je ne crois pas que la Saskia de Rembrandt le cède en rien, pour l'éclat, à «l'homme à la mentonnière» de Van Gogh. J'ai sous mes yeux une matinée d'avril sur les collines d'Argenteuil par Monet et qui voisine avec d'anciens Corots d'Italie. Or, ce sont les Corots qui restent jeunes, frais, lumineux.

Toute peinture, après vingt ans, baisse de ton. Elle se soutient par la distribution des valeurs. Un paysage de Gainsborough, un Canaletto, un Manet de 1867 et fait avec les vieilles recettes, j'en ai la preuve devant moi, ont plus de puissance lumineuse qu'un Sisley. Les tons entiers, apposés par taches pures, même chez Seurat et Signac, passent, se ternissent; dès que leur puissance colorante s'anéantit, le tableau meurt. Le ton pur est aussi dangereux que le «bitume» tant reproché aux peintres de 1830. Et Cézanne? me dira-t-on. Celui-là est unique, la pureté de ses tons et de sa touche, un prodige.

L'exposition Whistler à la New Gallery était lumineuse par une autre pureté de touche. La délicieuse Miss Alexander, dès le seuil, recevait les visiteurs avec sa grâce de petite princesse espagnole. Je sache peu de toiles plus claires que celle-ci. Les cheveux de l'enfant, fondus comme la croupe des chevreuils de Courbet, les verts de jade et les blancs laiteux de la jupe sont d'une matière dont les pigments ne sauraient se désagréger, et sa pâte unie est du cristal.

Quel repos, quelle sobriété, quel goût sûr! Whistler sait ce que la nature permet à l'homme de reproduire avec quelques poudres. «Vouloir rivaliser avec le soleil est absurde», disait-il, et il a écrit quelque part:

«Quand le vent souffle d'est et que le Palais de Cristal étincelle, l'artiste ferme les yeux et rentre dans son atelier.»

Le premier devoir du paysagiste, c'est de choisir un motif dont il y ait un tableau à tirer. Whistler n'essaye pas de peindre ce qui est au-dessus du ton où son instrument est accordé.

S'il peignit des feux d'artifice, ce fut pour prouver la justesse de sa théorie. Pour ces seuls tableaux, d'ailleurs, Whistler usa de sa mémoire, regardant longuement; puis, fermant les paupières, il redisait à un élève chargé d'observer le même spectacle, les détails qui l'en avaient frappé, pour les enregistrer de force. Dans ses cinq ou six nocturnes—souvenirs de Cremorne Gardens—Whistler a illuminé la nuit.

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Whistler, dans les dernières années de sa vie, revient à Paris. Il avait épousé la veuve de l'architecte Godwin. Le couple s'établit 110, rue du Bac, dans un pavillon dont les fenêtres donnaient sur des jardins de couvents. L'ameublement et la décoration étaient les mêmes qu'à Londres, des murs peints en jaune, des porcelaines bleues et blanches de la Chine—et quelques sièges. L'artiste avait son atelier rue Notre-Dame-des-Champs. Mallarmé lui amena la jeunesse littéraire, et ce fut un beau jour que celui où le poète lut sa traduction française du Ten o'clock dans le salon de Mme Eugène Manet (Berthe Morisot).

Je vis très peu Whistler à cette époque, car il était entre les mains d'entrepreneurs de gloire et devenu le favori des petites revues, transformé, travesti, dépaysé. Il reçut le ruban rouge de la Légion d'honneur. J'espère qu'il fut heureux. Mais ce n'est pas ainsi qu'il avait ambitionné de l'être, et les hommages officiels dont on le gratifia étaient bien lourds pour sa fine personne. En tout cas, ce bonheur ne dura pas longtemps.

Je l'aperçus pour la dernière fois, veuf lamentable, brisé, qui errait dans la rue de Paris, à Trouville, pendant la saison des courses. Je n'osai plus lui parler. Je l'avais beaucoup aimé et, j'ose croire, compris. Il ne s'en doutait pas.

MARS 1905.

Note: mai 1909.—Ces souvenirs, je les relis quatre ans après les avoir donnés à mon ami Brancovan pour la Renaissance Latine, revue qu'il dirigeait alors. Une exposition de l'œuvre de Whistler a eu lieu depuis à l'École des Beaux-Arts. Elle n'a même pas eu les honneurs d'une discussion. Cette œuvre d'élégance, de distinction, de demi-teinte, fut malmenée par la critique «d'avant-garde» et laissa la jeunesse artiste indifférente. «Ce n'est que cela?» dit-on un peu partout… C'est que déjà Gauguin était le dieu du jour et les toiles du peintre américain ne devaient pas passer en vente publique. M. Matisse préparait ses théories. On était prêt à le suivre. Carrière allait mourir et l'on n'osait pas encore le malmener. Quatre ans se sont écoulés. Whistler et Carrière appartiennent à des temps déjà lointains, «les morts vont vite.»

Note de 1918: Une «note» de Whistler se vend 50.000 francs. Attendons-nous à une exhumation!

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