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Propos de peintre, première série: de David à Degas: Ingres, David, Manet, Degas, Renoir, Cézanne, Whistler, Fantin-Latour, Ricard, Conder, Beardsley, etc. Préface par Marcel Proust

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QUELQUES NOTES SUR MANET.

Pour George Moore.

Une vieille amie de Mme Manet mère me montrait une photographie: la Charlotte Corday de Tony-Robert Fleury, fils d'une autre de ses camarades d'enfance. Mme X… me proposait cet exemple:

—Regarde! Au moins, cela, c'est distingué! Ce n'est pas comme ce pauvre Édouard! Il est bien gentil garçon, Édouard; mais ce qu'il fait est si commun! C'est pénible pour une femme comme Mme Manet, d'avoir un tel fils. Voilà le portrait de ses parents; on dirait deux concierges!

Pourtant cela me semblait très beau, à moi! J'aimais la tête fine de cette bourgeoise en bonnet à rubans, debout à côté de son vieux magistrat de mari, renfrogné, l'air furieux et têtu, sous sa calotte de soie brodée de grecques, et à gland.

Mon père me dit une fois:

—Oui, c'est drôle, cette peinture! Il y a quelque chose là dedans. J'ai été en pourparlers pour acheter à Édouard son Déjeuner sur l'herbe, il y avait un panneau de mesure, dans notre salle à manger. Ta maman a craint la nudité de la baigneuse. Après tout, elle avait peut-être raison; mais on aurait pu mettre ce tableau de côté, et tu l'aurais eu pour toi, plus tard, puisque tu aimes cette peinture. Je crois que tu n'as pas tort.

Il est au Louvre, aujourd'hui, grâce à Moreau-Nélaton.

Je devais avoir treize ou quatorze ans, quand on me conduisit dans l'atelier de Manet, son premier atelier de la rue Saint-Pétersbourg, et qui donnait sur le pont de l'Europe, en plein midi. C'était un salon à boiseries brunes et dorées, un rez-de-chaussée de dentiste. Sur le mur, une toile représentait M. et Mme Astruc, jouant de la mandoline. Nous étions conviés à voir un portrait de Desboutin, et de son fameux lévrier rose; mais je me rappelle, à droite du personnage, une chaise de jardin, verte, et d'un genre appelé X, qui m'avait beaucoup frappé: il n'y en a plus trace dans la toile, telle qu'elle existe aujourd'hui.

Fut-ce cette fois, ou plus tard, que je vis sur le chevalet, le Linge, tout frais alors, et si éblouissant de clarté, d'un bleu si vif et si gai, qu'on avait envie de chanter? Comme la peinture moderne se plombe! A peine quelques années, et un tableau, le plus brillant, est déjà calciné, détruit. Nous admirons des ruines, des ruines d'hier. Vous ne savez pas ce que fut le Linge, à son apparition! Je croirais devoir m'en prendre à moi-même, ou à déplorer l'état de mes yeux si, depuis cinq ans, je n'avais assisté à la destruction d'un chef-d'œuvre, le Trajan de Delacroix, au musée de Rouen. Je l'ai vu se ternir, se craqueler, et maintenant, il n'est qu'une bouillie brune. Chez Raymond de Madrazo, une copie qu'il fit vers 1860, de l'Entrée des Croisés à Constantinople, et peignit sur plâtre, perpétuera le souvenir d'une palette claire dont les «jus» de Delacroix ont corrompu la pâte. L'Entrée des Croisés fut un bouquet de fleurs.

Comment Manet pouvait-il travailler dans ce salon qu'envahissait le soleil? Est-ce là que furent achevés le Linge, le Chemin de fer, Argenteuil? «L'école du plein-air», se tenait souvent à l'intérieur.

Le Bal de l'Opéra, Le Bar furent peints dans l'atelier, sans que Manet prétendît même de donner l'illusion d'un effet du soir: cela au moment où Zola professe le «réalisme», ce romantique, oui, la «vérité crue»! Or, Manet n'est ni un romantique attardé et déformé par le «naturalisme» de Zola, ni un réaliste, mais un peintre classique; dès qu'il met une touche de couleur sur une toile, il pense toujours à des tableaux, plus qu'à la nature. Ce n'est pas un excès de «réalisme» qui le faisait passer pour vulgaire, mais la distinction de son style et sa vision trop spéciale pour être appréciée tout de suite.

Leur vieille amie n'aurait pas trouvé commun le portrait du père et de la mère de Manet, si Manet eût été un peintre faible et vulgaire.

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On connaît le visage de Manet, ce joli homme blond, gracieux, élégant, à la cravate Lavallière bleue, à pois blancs. Un agent de change? Un homme de cercle? oui, charmant, spirituel, aimable, souriant. Sa voix un peu enrouée avait des caresses, sa parole, l'accent du gamin de Paris.

Qu'il fût un artiste, mettait dans l'embarras ses familiers, qui l'aimaient, mais l'admiraient peu et ne savaient quelle attitude choisir quand il leur fallait s'exprimer sur son compte, ne prenant pas le peintre au sérieux. M. Degas qui, depuis, a souvent répété: «Nous ne savions pas qu'il était si fort!», M. Degas parlait de lui avec une ironie malveillante. «Il est plus connu que Garibaldi, dites, quoi?». Il était trop connu et l'on ne pouvait le lui pardonner, même sur les cimes altières où M. Degas construisait son aire.

Manet, lui, était ici-bas, beaucoup plus modeste, plus humain, sensible à la critique comme les autres, ambitieux de médailles, de décorations. Il désirait faire des portraits de jolies femmes, et plaire. D'un autre artiste qui aurait fait de la peinture comme la sienne, Manet eût peut-être parlé comme ses amis parlaient de lui.

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Une séance: Mlle Suzette Lemaire pose pour un pastel; Manet peine, se courbe, se retourne vers le petit miroir qu'il tient à sa gauche, et où se reflète, inverti, le joli visage de la jeune fille. Manet veut prouver à Mme Madeleine Lemaire qu'il peut faire concurrence à Chaplin, le maître portraitiste de ces dames. Il croit enjoliver, flatter, il choisit les roses les plus tendres, fond les couleurs du pastel. Il efface, recommence: le modelé est de plus en plus raboteux, le noir domine, cerne les contours. «C'est un corbeau!» dit Aurélien Scholl. «Vous êtes dur, pour les femmes!»

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Manet ne travaillait guère que pour le Salon. Les tableaux qui restent de lui sont ses Salons ou des projets de Salons abandonnés. Il fit relativement peu d'études, presque pas de dessins ou de croquis; ses petites natures mortes de fruits, de fleurs très soignées étaient encore «des tableaux» par lesquels il espérait tenter les marchands. Ses esquisses sont «des tableaux» arrêtés en route. Sans commandes, sans acquéreurs, sans «débouchés», disait sa mère, il peignait cependant, parce que peindre est sa fonction sur terre. Les «défauts» qui écartaient de lui le public étaient ses qualités essentielles, la «fatalité» de son don. Et il voulait être un portraitiste agréable!

Ses chefs-d'œuvre manqués se couvraient de poussière, dans une soupente où personne ne songeait à les retourner, car on n'allait chez lui que pour la conversation. On croyait qu'il «cherchait quelque chose», que d'autres plus habiles «trouveraient». On croyait qu'il «donnait des idées» dont les plus habiles «tireraient parti.» Au contraire, il «prit les idées» des impressionnistes, tout en restant, inconsciemment, peintre de musée. Il fut, avec Courbet, le dernier peintre de tradition. Au lieu d'être un précurseur il était un aboutissant. Il n'y eut peut-être jamais d'artistes plus incompris, plus mal définis de leur vivant: incompris des autres, et de lui-même. Et un amateur, dans le vrai sens du mot; célèbre pour des théories qu'il n'avait pas, mais que des journalistes et des littérateurs formulaient pour lui un peu par blague, ou par intérêt, comme Zola. La noblesse de ses œuvres les plus sommaires—non pas légères, car elles ont toute une singulière pesanteur—échappait encore, même à M. Degas, un autre amateur, mais aussi intellectuel que Manet l'était peu.

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En dehors du Louvre, Manet ne connut guère que l'Ile de France, le paysage des bords de la Seine dans la banlieue, les villas blanches et roses, les plates-bandes fleuries de géraniums, autour d'une boule miroir; les bancs verts et les arrosoirs, les canots à voile sur la rivière, chez lui la riche qualité de la pâte et la nervosité de son pinceau, son dessin surtout, donnent le style et la noblesse des maîtres, aux choses que les impressionnistes ont diluées dans l'atmosphère. Sa touche est brusque et réfléchie à la fois. C'est avec un soin extrême qu'il «borde» sa pâte soigneusement appliquée. Tandis que Courbet «beurrait» au couteau à palette, un beau ton qui bientôt noircit, Manet se sert de pinceaux de martre, ou de brosses carrées, fines; et si tout ce qui vient de sa main est peiné, on dirait pourtant d'esquisses; la fraîcheur de ton d'une première heure d'ébauche n'est salie ni par ses dessous, ni par les demi-pâtes qu'il accumule; il sait reprendre sans que se fane la fleur de sa palette.

Et je ne l'ai vu peindre que lorsqu'il était déjà malade, à la fin de sa vie, longtemps après sa période espagnole, qui fut le beau temps. Il gardait encore sa matière drue et comme conservée dans un appareil frigorifique. On ne «respire» pas dans ses tableaux, qui ne sont que «de la peinture».

Ces souvenirs sont du second atelier de la rue Saint-Pétersbourg. J'ai vu peindre le Pertuiset, le tueur de Lions; Jeanne; le Bar. Les réactions chimiques qui se produisent dans ces tableaux-là tiennent du prodige: la violence et la crudité des couleurs furent d'abord presque inharmoniques. Les colorations se calment en prenant la patine de l'émail (tels le Pertuiset, Jeanne et le Bar). Les tons de la lourde pâte se sont harmonisés et clarifiés comme des glacis. Les gris actuels du Pertuiset furent des violets fouettés de rose; les chairs étaient rouges comme la tomate, le paysage était fait de carmin, de lilas vineux et de verts bleutés assez désagréables. Le temps travaille pour Manet et contre les autres peintres modernes.

Après des séances laborieuses, mais courtes, Manet, vite fatigué, allait s'étendre sur un canapé bas, à contre-jour sous la fenêtre, et contemplait ce qu'il venait de peindre, en tordant sa moustache, ayant le geste d'un gamin qui dirait: «Chic! chouette!» On riait; on le menaçait des foudres du jury, il se ferait encore «recaler» au Salon. Il ne s'en désolait plus, parce qu'alors «son nom était un drapeau»; il était chef d'école, sans école. Il était soutenu par un parti qui se servait de lui comme d'un candidat auquel on fait signer des professions de foi révolutionnaires, pendant la période électorale, pour ouvrir la voie à d'autres «plus sérieux».

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Le deuxième atelier de la rue Saint-Pétersbourg fut le siège de grandes réunions politiques. Il recevait le jour du nord, il était banal et froid, au fond d'une cour qu'habitaient de nombreux artistes; à côté, c'était celui d'Henry Dupray, le joyeux peintre militaire, qui sonnait de la trompe, jouait du tambour et amusait tout le monde avec son esprit de sous-officier tapageur et sentimental. Devant la porte de Manet, quelques pots de fleurs et des bacs verts avec des lauriers, comme à la terrasse des restaurants de ce temps-là. Une grande promiscuité régnait entre voisins, mais après la séance, tout le monde avait rendez-vous chez Manet.

Je le revois s'appuyant sur une canne plombée, se tenant difficilement en équilibre sur ses semelles de caoutchouc. Il était vain de son joli pied, chaussé de «bottines anglaises»; il était souvent vêtu d'une Norfolk jacket à plis et à ceinture, comme un sportsman anglais. Il détestait le genre rapin. Dans un coin, à droite de l'entrée, affalés sur un divan rouge, Albert Wolff, Aurélien Scholl, des boulevardiers et des demi-mondaines l'entouraient. Charles Ephrussi et quelques financiers israélites commençaient à acheter ses pastels, non qu'ils jugeassent la peinture de Manet digne de figurer à côté des gouaches de Gustave Moreau, sur des boiseries Louis XV authentiques; mais on aimait Manet et puis on ne savait pas, après tout, ce que réservait l'avenir. On pouvait tenter le coup!…

Emmanuel Chabrier faisait des mots. Manet adorait les calembours, dont la mode est si passée. Vers cinq heures, on pouvait à peine trouver place auprès de l'artiste. Sur un guéridon de fer, accessoire qui revient souvent dans l'œuvre de Manet, un garçon servait des bocks de bière et des apéritifs. Les habitués montaient du boulevard tenir compagnie à leur camarade, qui ne pouvait plus descendre au café de Bade.

Un jour, Manet me dit:

—Apportez une brioche, je veux vous en voir peindre une: la nature-morte est la pierre de touche du peintre.

J'ai encore chez moi la petite toile que je barbouillai sous ses yeux et dont il parut content.

—Cet animal-là, dit-il, il vous fait une brioche comme père et mère!

La toile est datée 27 octobre 1881, 77, rue Saint-Pétersbourg.

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Je crois bien que si Manet approuvait les intentions de Cézanne, c'était plutôt pour un maniaque qu'il le prenait. Je portai chez Manet les paysages et la nature-morte (pommes rouges et pot au lait en fer-blanc) que j'avais achetés chez Tanguy, convaincu qu'il aimait, comme Renoir, la rareté de leur pâte et de leur ton, comme d'un émail ou d'un fragment de poterie persane. La forme même m'en paraissait curieuse. Manet me dit:

—C'est de la peinture, comme la musique de Cabaner[9] est de la musique. Et il se tourna vers Chabrier: n'est-ce pas, Emmanuel?

[9] Cabaner, musicien bohème et excentrique qui avait alors, à Montmartre, une réputation analogue un peu à celle de M. Erik Satie, avant qu'on rendît justice à ce pré-debussyste.

Pendant les deux ans que j'ai fréquenté Manet, il jouissait d'être le chef d'une école dont se réclamaient Gervex, Duez, Bastien Lepage, Roll, et autres peintres de «plein air» et dont le succès allait grandissant au Salon. Il avait vers eux les yeux plus souvent tournés que vers Renoir, Monet, Pissarro, ou Degas, dont l'acharnement spirituel le torturait. On était très simple dans ce temps-là. Quel serrement de cœur quand j'entendis: «Il était plus grand que nous le croyions!» consenti par M. Degas, alors qu'à cinquante ans, Manet s'en alla dans un corbillard où était épinglée une croix de la Légion d'honneur. Opinion trop tardive et qu'on ne se permit qu'en allant au cimetière de Passy!

L'atelier du 77, rue de Saint-Pétersbourg n'était guère, comme l'on voit, celui où l'on se figure un maître dont le nom remplit la fin du XIXe siècle et le commencement du XXe: Hangar à vieilles toiles oubliées alors, roulées pour la plupart, il ressemblait à ceux où mes camarades faisaient semblant de travailler, mais recevaient des femmes. Quelques rares meubles de hasard, un buffet de restaurant, où appuya ses mains la fille au corsage bleu du Bar aux Folies-Bergère; quelques vases à fleurs, des «litres», des fioles à liqueurs, quelques bouteilles de champagne sur une table où s'assirent les deux amoureux de chez le père Lathuile; le miroir à pied de Nana, un tub de zinc. Sur des chevalets, quelques pastels, dont George Moore et Méry Laurent, l'amie de Henry Dupray et de Mallarmé, visiteuse quotidienne de Manet, à l'heure où l'on vient bavarder et rire. Sur les chaises, un corsage de soie, un chapeau, qu'après le départ du modèle, Manet copie avec effort et application pour le «faire tenir sur la tête».

—Un chapeau haut de forme, c'est ce qu'il y a de plus difficile à dessiner, disait Manet.

Celui d'Antonin Proust fut bien recommencé vingt fois en ma présence! Je me rappelle la robe de Jeanne et son ombrelle traînant longtemps à côté des rhododendrons fanés qui avaient servi de fond; et combien différente du modèle était l'interprétation de Manet! Le maître me disait:

—N'est-ce pas, c'est bien ça? C'est soyeux, riche, c'est bien d'une élégante?

Et son gentil geste du bras, comme fauchant l'air, et la main droite faisant claquer ses doigts, donnait plus d'autorité à une voix affaiblie de malade. Il y avait peu de gêne, peu de respect, trop peu, autour de cet ami qu'on aimait, mais qu'on ne pouvait décidément pas prendre au sérieux, sans doute à cause de sa gentillesse. Marcel Bernstein, le père d'Henri, Manet une fois mort, me donna le Moine en prière en échange d'une pochade de Daubigny.

—Eh! là, l'amateur! Voilà qu'il file avec son cadre sous le bras…! Allez donc dire aux marchands que ce n'est tout de même pas plus mal que Duez… et Manet riait de me voir emporter une tête au pastel, Méry Laurent coiffée d'une toque de lophophore, vêtue d'une jaquette grise garnie de skungs; comme j'avais obtenu que mon père achetât pour moi cette jolie chose.

Je regrette de n'avoir pas mieux connu l'excellent Manet, de ne pas lui avoir parlé avec la tendresse et la vénération qu'il méritait. Mais peut-être préférait-il alors, à ma réserve silencieuse de petit jeune homme bien dressé, la camaraderie libre et gouailleuse qui me choquait tant chez les autres. Alfred Stevens, ce gros Belge de Paris, si bon peintre, jadis, mais d'intelligence trop limitée, et qui ne travaillait plus que pour le commerce, paraissait le pontife dans ce milieu artiste, un pontife au chapeau penché sur l'oreille, type de préfet du second Empire, ou de colonel de cavalerie en goguette.

Fanfin avait une affection fraternelle pour Manet, mais… distante et effrayée! Il ne se serait pas risqué au 77, rue de Saint-Pétersbourg. Il avait été quelquefois, jadis, chez M. et Mme Manet aux séances de musique de chambre, que donnait le vieux magistrat; Mme Édouard Manet ne paraissait jamais à l'atelier qui était, selon elle, «une annexe du café de Bade». Édouard, dans son «antre», n'était plus le fils de M. et Mme Manet. Celle-ci disait:

—Pourtant, il a copié la Vierge au Lapin, de Tintoret, vous viendrez voir cela chez moi, c'est bien copié. Il pourrait peindre autrement; seulement il a un mauvais entourage!… S'il pouvait, au moins, peindre des portraits comme Tony-Robert Fleury!

Édouard n'aurait pas demandé mieux, peut-être, mais avec le caractère, le dessin appuyé et dur de ses têtes, c'était malgré lui et à son insu qu'il «défigurait ses modèles» et faisait des chefs-d'œuvre.

M. Degas fut blessé et cessa de voir son ami. Degas avait peint un portrait double de M. et Mme Édouard Manet. Mme Édouard Manet, vue de profil, jouait du piano. Manet coupa la toile en deux, supprima l'image «enlaidie» de sa femme. Quant à la ressemblance de Manet, assis en boule sur un canapé, si j'en juge par une photographie de ce beau fragment, c'était la vie, c'était l'homme que j'ai connu. La femme au gant que j'achetai 500 francs chez Durand-Ruel, en 1884, «un monstre de laideur», fut reconnue par un enfant de ma famille:—Ah! c'est la tante Aurore!… dit-il. Les parents firent taire le petit sot: mais je sus que La femme au gant était bien Mme de X…, célèbre beauté du Second Empire, la tante Aurore. Herr von Tschudi, qui la convoitait pour Berlin, me disait:—C'est la Joconde française.

«Si l'on aime la peinture de Manet, on l'aime comme Corot, comme Tourgueneff», a écrit George Moore, l'«Anglais des Batignolles», ainsi qu'on désigna Moore quand Manet fit de lui l'étonnant pastel «aux yeux mauves, au teint vert de noyé». Plus d'un quart de siècle après la mort du peintre, Moore parle encore de lui comme si Manet venait de disparaître; pour lui Paris est vide sans Manet et l'on n'y fait plus de peinture.

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Manet pasticheur?

Il n'y a pas deux tableaux dans toute son œuvre, qui n'aient été inspirés par un autre tableau, ancien ou moderne. Manet prenait résolument la composition d'une toile de maître, la traduisait à sa façon, la recréait; les Espagnols dont il a été si impressionné dans sa plus belle manière, il les pastichait avec une volonté de faire des tableaux de musée. Personne plus que lui n'a «démarqué», et personne n'est plus original. Plus tard, influencé par Claude Monet, il fera du plein air, aussi polychrome que ses premières œuvres étaient blanches et noires; mais toujours et partout, la touche est du Manet, sa pâte est unique; la maladresse, la précision et la décision à la fois du pinceau n'appartiennent qu'à lui. C'est bien fait jusque dans le lâché apparent. Il y a une plénitude dans son dessin simplifié et gauche, il y a une déformation dans le sens de la grandeur. Son modelé plat qui supprime certains plans, donne une qualité unique à la nature-morte, aux objets. Rappelez-vous le Jambon sur un plateau d'argent, la Botte d'asperges. On n'a jamais peint comme cela avant lui. Cela paraît plus simple et plus mystérieux que la pâte de Chardin.

Du Guitariste au Linge, une révolution s'est opérée chez Manet; on croit à peine que les mêmes yeux aient pu voir, à quelques ans de distance, si différemment. Toutefois, la main est reconnaissable. Toutes mes préférences sont pour la période espagnole et surtout pour l'Olympia qui m'apparaît comme une œuvre sans rivale dans notre âge, un réservoir de lumière, un soleil blanc dans la «Salle des États» qu'elle éclaire, avec son étrange, métallique beauté de chair, sa stylisation involontaire, sa sensualité moderne, «baudelairienne»—et combien plus femme par la vie qu'elle dégage, que la Maîtresse du Titien, ou que l'Odalisque d'Ingres, à laquelle elle fait pendant, au Louvre!

On a parlé de Goya, à propos de l'Olympia qui serait un pastiche de la Duchesse d'Albe, nue sur un lit. Il existe aussi une Duchesse d'Albe en costume de Maya; Manet a peint une Espagnole travestie en torero; le Balcon est composé comme un des «Caprices» de Goya. Nul doute que Manet avait songé à l'Espagnol dans ses scènes de Plaza et sa Lola de Valence; mais je ne crois pas qu'il ait connu les originaux, ni qu'il soit même allé en Espagne, et ses toiles sont très supérieures à celles dont il se serait inspiré. Ses «pastiches» sont des créations aussi originales que le Linge.

Un peintre de grand métier peut s'inspirer, doit s'inspirer de ce qu'il aime et le recréer à sa façon. Il y a des artistes sans nulle invention ni personnalité, dont la manière n'évoque le souvenir d'aucune autre manière, et qui sont pourtant banals et sans intérêt. L'originalité réside moins dans la conception que dans l'exécution. Les moyens sont tout en peinture. Ingres a pillé—puisque l'on dit ainsi—tout ce qui lui semble en valoir la peine. Son admirable Thétis est comme un agrandissement d'une pierre gravée antique du musée de Naples. Les statues grecques, les miniatures persanes étaient familières à Ingres. L'Œdipe et le Sphinx est fait d'après un patron très fréquent sur les vases étrusques. L'Œdipe n'est-il pas cependant le tableau le plus caractéristique du maître français?

C'est par la façon dont elle est «faite» que l'œuvre de Manet s'impose et vivra. C'est par son métier[10] que Manet aurait dû influer sur ses contemporains. Or, de sa maîtrise de technicien, il n'était pas question, jusqu'à ce que nous l'ayons découverte, beaucoup plus tard.

[10] «L'atelier de Vélasquez», que je possède, est un exemple curieux du pastiche-original de Manet.

Nous voyons donc le même fait se reproduire pour tous les peintres. Certains hommes bénéficient de l'heure à laquelle ils ont paru, d'une circonstance fortuite de leur carrière; pourquoi le nom de Manet est-il devenu une sorte de référence pour les impressionnistes et les néo-impressionnistes? Il n'a pas de parents dans l'art moderne. Claude Monet combina une palette nouvelle, Manet crut l'emprunter. N'étant pas théoricien, ses phrases coutumières sur l'art étaient d'aimables enfantillages; il parlait d'art comme un communard amateur, de la révolution.

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