Propos de peintre, première série: de David à Degas: Ingres, David, Manet, Degas, Renoir, Cézanne, Whistler, Fantin-Latour, Ricard, Conder, Beardsley, etc. Préface par Marcel Proust
SUR LES ROUTES DE LA PROVENCE DE CÉZANNE A RENOIR
Revue de Paris, 15 janvier 1915.
I
Pour Joachim Casquet.
Arrivée.—Quelle bonne fortune, Olive, que faute de temps pour aller jusqu'en Italie, ces Pâques m'aient conduit sur votre route provençale! Avec vous, ce pays admirable m'apparaît bien plus séduisant encore. Je le vois, enfin, sous un ciel oriental et l'on a pu se dévêtir après l'hiver, s'abriter d'un chapeau de paille. Aux gorges du Loup, à Vence et à Tourette, les femmes filent au crépuscule sur le pas de leur porte, hument la fraîcheur du soir déjà chargée, mais non point suffocante, des premières fleurs de l'oranger.
La Méditerranée est bleue comme dans les mauvais tableaux; conventionnelle, diriez-vous, napolitaine; douce telle que la souhaitent, apparemment, les malades et les oisifs. A l'approche de la pluie, une trame d'acier, une gaze de robe de danseuse, pénétrée des rayons d'un soleil boudeur, transforme le décor, scintille et s'argente comme la feuille de l'olivier. C'est déjà presque l'été; dans quelques jours je ne supporterais plus ce faste et les langueurs qui prolongent la sieste. Déjà les papillons jaunes strient de leur vol le rideau d'azur à ma fenêtre, les mouches bourdonnent, et vous m'annoncez la visite des insidieux moustiques. La bonne crème Chantilly de madame Pibarot va tourner, je vous laisserai donc, Olive, toute à vos récoltes de cerises, à vos baignades nocturnes dans les vagues phosphorescentes. Hâtons-nous.
Vers Cézanne.—C'est avec vous qu'il convient de faire le pèlerinage au Jas de Bouffan, puisque Cézanne est votre maître préféré, ô jeune fille d'aujourd'hui. Vous avez su faire table rase des préjugés de vos bons parents, et vous voilà en équipage pour attendre frémissante tout ce que l'avenir vous réserve de surprises. Vous croyiez me choquer, mais, chère amie, il y a trente ans de cela, des jeunes gens se délectaient déjà dans une petite boutique de Montmartre, à remuer les toiles dont Cézanne paya son marchand de couleurs. Pour vingt francs, vous auriez eu un paysage, une tête, une de ces natures mortes qui valent maintenant la rançon d'un roi.
Marseille n'était point encore un centre du néo-impressionnisme. Nous admirions Cézanne comme un prestigieux coloriste; les demoiselles étaient plus familiarisées, alors, avec les aquarelles de Madeleine Lemaire. Mais puisque vous voulez bien me prêter votre automobile, allons! nous reparlerons de tout cela, car la route est longue, de Toulon au Jas de Bouffan.
Nous avons laissé pour une autre fois les bois de pins de la Sainte-Baume, comme il nous fallait arrêter, par convenance, à Saint-Maximin. Dans les replis de la montagne, nous avons grimpé au milieu des vergers assoupis, des villages silencieux. Tout le monde est aux champs. Point de signes du printemps, rien de cette floraison neigeuse des environs de Paris. Les feuilles sont vert-cru, ce serait plutôt un mois de juin de l'Ile-de-France. Arrivés au plateau d'où l'on redescend sur Aix, c'est déjà la pureté d'une toile de Cézanne. Je reconnais, au loin, le profil familier de ces crêtes de pierre violetée, la Sainte-Victoire, les lignes classiques de terrasses naturelles, la terre rose, les cyprès, la route. Point un paysage sublime, mais d'une ordonnance pleine de mesure. Ce n'est partout que blondeur, transparence, tranquillité. Août embrasera ce qui est froid encore, un peu pâle, pur surtout, et ce matin dans la gamme mineure du maître d'Aix.
Il fut un peintre propre, méticuleux, habile à réserver des blancs; le contraire d'un «barboteur»; on le crut grossier et violent, alors qu'il eut la main d'un vieil officier à la retraite, les scrupules d'un novice et l'œil d'un premier communiant. Je le vois, un linge dans sa main gauche, qui tient la palette et des martres, penché sur son chevalet, essuyant après chaque touche son pinceau, de peur que ne se mélange un ton avec un autre. Il pose sa touche, comme un mosaïste ses petits cubes de verre. Et s'il n'est pas content, il efface, il gratte, il nettoie, pour retrouver le canevas vierge, il le veut immaculé. Maintes fois, il laisse l'étude, par crainte de la ternir par des reprises et des surcharges. Cependant, très capable aussi «d'empâter». Ses séances sont nombreuses, il retourne sans cesse au même motif, et «reprend» l'étude. Alors, comme Manet, Cézanne a le don si rare d'accumuler les stratifications, conservant tout de même la fraîcheur de l'épiderme. A l'aquarelle, ou brandissant le couteau, il a l'air d'effleurer.
La magie de cette matière colorante est propre à Cézanne. C'est par elle qu'il exerça son incroyable influence, son règne tyrannique. Avec les moyens les plus humbles, les matériaux les plus vulgaires, il se rapprocha des primitifs. Ses couleurs à l'huile ont la diaphanéité de la peinture à l'œuf et le mat de la détrempe. Pas un coin, dans aucun de ses tableaux, qui ne soit enrichi d'un beau ton; pas un ton de hasard, même dans une pochade. S'il hésite, alors il laisse voir le blanc de la préparation; s'il recouvre cette nappe de céruse, c'est de marbres précieux, d'un revêtement d'orfèvre et de joaillier.
Ce sol a produit l'artiste qui devait, seul entre tous, trouver sur sa palette l'équivalent de ces rapports si unis, si soutenus, nécessaires dirait-on, entre le ciel et la terre, la végétation et l'architecture. L'art de Cézanne fait corps avec le pays qui se déroule devant nous, à mesure que les bornes kilométriques nous annoncent qu'approche l'heure du déjeuner.
Dans le jardin public de Pérouse, d'où l'on domine l'âpre plaine ombrienne, je pensais naguère à la majesté un peu farouche de Cézanne. Il me semblait le retrouver là, comme, un matin d'avril, je regardais du côté d'Assise l'ondulation des Apennins, les lilas, les bleutés et les roses, que nul maître de jadis n'a comme lui rendus: le gris, le mat, obtenus par des tons entiers. Corot nous donne des gris forts, colorés, mais d'où les noirs, les ocres, les bruns ne sont pas exclus. Dans cette Provence idyllique et païenne, le noir et le brun? des inconnus! Il n'y a que du bleu, du jaune, du rouge, les tons primaires, affaiblis ou renforcés par l'heure ou la saison. Ces tons, Olive, vous m'avez aujourd'hui donné de les goûter en plein air, comme d'un miel pâle et Cézanne me les avait fait pressentir par ses subtils équivalents.
Aix.—La situation de la ville est sans attraits. Midi sonnait quand nous entrâmes dans Aix. Le cours Mirabeau, sinon ses deux rangées de platanes, ses hôtels sévères et endormis, m'a, vous l'avouerai-je un peu déçu. J'attendrai, pour le mieux connaître, que vous m'ayez, Olive, mené chez vos cousines. Vous décrivez les stucs, les plafonds peints, les vastes escaliers des demeures aristocratiques d'où se sont répandues sur toute la France des générations aux noms illustres, aux blasons à partager. J'entr'ouvre une porte, je cogne un heurtoir en cuivre reluisant, comme en Hollande astiqué. Une chaise à porteurs s'émiette dans le vestibule. On troqua les Gobelins du mur contre des tapisseries du Bon Marché. Un relent d'huile chaude dans la loge du concierge. Vos cousines sont sorties.
Encore que cette sous-préfecture soit tombée dans l'uniforme médiocrité démocratique, une tradition s'y perpétue de coutumes mondaines. Visites, réceptions, fêtes. Une société ne pénètre pas l'autre, le grand plaisir d'être «à part» et «au-dessus» est ici souverain; mais chacun sait toujours ce que font ceux qu'il ne saluerait pas. Des têtes, derrière les grilles du rez-de-chaussée, se penchent et observent les promeneurs du Cours: Marius est passé tout à l'heure, en avance pour se rendre chez la cousine Sidonie. Le baron de D. revient de chez madame de Y. Commérages.
Puisque les cousines ne sont pas chez elles, allons au musée; les Aïeules de ces Dames, peintes par Largillière, nous accueilleront dans leurs cadres vermoulus. Je sais, Olive, car vous me l'avez dit avec emportement: vous ne pouvez souffrir Largillière, il vous paraît pompeux, tourmenté, «conventionnel» (ah! c'est là le grand mot!). Vous n'aimez pas, non plus, les portraits de vos autres tantes de Marseille, alanguies par Gustave Ricard.
A Aix, Largillière, portraitiste d'apparat, déploie tous ses avantages, toute l'intensité de la matière colorante que Cézanne obtint si discrètement. Comme les étoffes du XVIIe siècle, ces tableaux sont «bon teint». Et trouvez-vous que les draperies maniérées de ces Dianes chasseresses, nuisent au caractère du visage? La grosse, la maigre, la brune et la blonde, mettez-leur une jaquette de M. Poiret, et ce sera l'une de vos cousines de Nice, Olive: je ne les connais pas, mais je suis sûr qu'elles ne sont autres que celles-ci… Vous-même… oh! ce bistre rosé comme l'Orient des perles fines…
Une station dans un musée de province, toujours déprimante, l'est plus encore si une Olive y bâille d'ennui. J'ai tenté de réveiller ma jeune amie, et la Thétis de M. Ingres fut notre prochaine station.
—Je ne comprends pas! a déclaré Olive.
—Une néo-impressionniste doit réfléchir devant cette arabesque bizarre. Ingres est un maître difficile, mais, Olive, pour cela même, vous finirez par le comprendre, à moins que vous ne compreniez pas votre Cézanne non plus. D'ailleurs, laissez-moi croire que vous êtes, quant à lui, suggestionnée. Êtes-vous sûre que vous l'ayez de vous-même compris, Olive?
Puisque la déformation, la «stylisation», sont les règles de votre école, que dites-vous de ce goître? Et ce bras de Thétis, si féminin, si sensuel, qui monte droit vers la barbe de Jupiter roulée en feuille d'acanthe? Et ce Zeus ridicule et homérique? Et cette polychromie sauvage? Vous trouvez cela «trop réalisé», c'est le «fini» qui vous en choque?
Une barre, d'un centimètre épaisse, si elle cerne une blouse de carrier, vous l'appelleriez «stylisation»; ici, la volonté savante du médailliste vous met en défiance. L'habileté de la main-d'œuvre ne compte pas pour vous, jeunes filles qui ne faites plus de longs travaux à l'aiguille, mais tenez un journal de vos sensations. Qu'une chose soit difficile à accomplir, qu'importe? la difficulté vaincue, la maîtrise, sont lettre morte pour votre génération. Votre morale et votre esthétique ne datent pas de loin. Elles se formèrent devant moi depuis le début de ce siècle, dans les ateliers d'élèves et sous la poussée de vos camarades, munichoises, polonaises, hongroises et finlandaises. Mais vous, Olive, attendez; attendez! retournez en arrière, s'il coule encore dans vos veines un peu du sang bleu des modèles de Largillière. Je ne vous demande pas de bouder au temps présent dans les hôtels moisis du Cours Mirabeau; mais réfléchissez, et n'allez pas trop vite comme démolisseuse! Vous déplairiez à votre maître Cézanne.
Chez mademoiselle Cézanne.—Sous de plus humbles lambris, de l'autre côté de la place, mademoiselle Cézanne, la sœur de Paul, nous fera montrer par sa servante, entre la pannetière arlésienne et le buffet de chêne, une toile de son frère, vis-à-vis d'un crucifix qui préside au Benedicite. Croyez-vous que cette dévote, si elle ne cultivait en son cœur le respect du nom et la soumission domestique, eût donné la place d'honneur à ce qu'elle doit appeler un barbouillage?
La servante, elle, ne savait pas bien.—Ce doit être ceci,—disait-elle, en désignant de l'index deux gravures d'après Rubens. Peut-être que Cézanne fit de ces estampes, présent à sa sœur. Par crainte du modèle vivant, l'on rapporte qu'il s'inspirait de gravures, les copiait même, tout en s'exerçant à intensifier la plénitude de la coloration. Le Magasin Pittoresque (admirable recueil, ma chère Olive), était le fond de sa bibliothèque.
Vos amis marseillais, les lettrés d'avant-garde, vont, dans l'élan de leur enthousiasme, fausser l'image du grand vieillard de Bouffan. D'ailleurs, les gens de votre âge ignorent ce que fut naguère un bourgeois aisé, un notable de son village ou de sa sous-préfecture, latiniste, lettré et grossier en paroles, fin et lourdaud à la fois. Ce type a disparu.
Que put assimiler de Paris, dans ses visites furtives à la capitale, un Paul Cézanne? Qu'est-ce qu'il prit à ses confrères, les Renoir, les Monet, les Manet? Que leur laissa-t-il voir du vrai lui-même? Les eût-il reçus chez lui? Ils n'ouvraient pas comme cela leur porte, eux autres, les cauteleux fils de tabellions et de marguilliers, gourmés au fond de leur province!
Eut-il conscience du don qu'il avait reçu de Dieu? Je reste sceptique quand les historiographes me content qu'un jour, quelque indiscret s'attardant à le regarder peindre dans la campagne, impatienté il cria: «Ne sait-il donc pas qu'il est devant Cézanne?» Nervosité.
Fier de lui-même, soit! et d'où qu'ils viennent, l'on ne refuse pas toujours les tardifs applaudissements. Vers la fin de sa vie, le battage commençait, et la pernicieuse spéculation. Tant mieux, s'il prêta l'oreille aux hommages, alors que nul souffle ne pouvait embuer son enfantine candeur. Il en fut quitte pour lâcher quelques gros mots de plus. Ses biographes enregistrent les jurons de Cézanne. Chacun a sa manière de garder l'incognito. Il fut jaloux de rester jusqu'au bout, son pliant sous le bras, sa pipe à la bouche, le maniaque qui s'en va, grommelant, «au motif», s'entretenir avec la nature. Ses colloques avec elle sont dans chacune de ses toiles.
Je m'attarde dans ce logis, malgré votre hâte d'aller au Jas. Je vois le peintre à cette table, mangeant la bouillabaisse. J'aime l'odeur d'encaustique, la bonne aux mains jointes sur son tablier bleu, ce ménage de curé, les fleurs de papier dans les cache-pots, ce silence; je suis sûr que l'âme de Cézanne flotte là, tout près de nous.
J'aime à penser qu'il en soit si souvent ainsi: les plus terribles, les plus intransigeants, semblent avoir vécu rangés, simples, réguliers, de vrais petits fonctionnaires. Cézanne fait son œuvre comme l'on découpe du bois avec un tour, comme l'on met du vin en bouteille.
Y a-t-il encore de ces hommes-là? L'âme d'un Cézanne serait-elle maintenant «viable»?
Revenir à la grande tradition: on nous assure que tel était son but. Mais son esthétique de bonhomme, ami du Magasin Pittoresque, dut être moins raisonnée que ne le dit M. Vollard. Je voudrais qu'elle eût été moins consciente. Il fut classique comme un pâtre provençal prend un air grec dans le crépuscule.
J'essayerai, Olive, de vous dire plus tard ce qui différencie un Gauguin d'un Paul Cézanne, là où la littérature entre en jeu, où j'aperçois le maniérisme. Mais Cézanne? C'est le tuf. D'avisés horticulteurs plantent, dans une terre rapportée, mille boutures, autour du sauvage pin parasol.
Qu'ils prennent garde de déraciner le grand arbre. Pour un peu vous le mettriez en serre, comme un arbuste nain du Japon. Laissez-le seul, rien ne pousse à l'ombre du géant.
La vision de Cézanne n'en condamne aucune autre, ni les formules d'hier, ni celles de demain. Cézanne est à part. Si sa musique, Olive, avait le triste effet de vous rendre les autres fades, cela ne prouverait que l'indigence de votre réceptivité. Excusez ma franchise. J'ai l'air de rétrécir le champ de votre admiration, si je réduis Cézanne à la taille d'un beau peintre, d'un coloriste subtil et fort, mais d'un «incomplet». Non pas! Si sa couleur me donne des jouissances nonpareilles, certains de ses groupes de figures nues sont, quoique chaotiques, raboteuses, monstrueuses, d'un rythme magnifiquement cadencé. Mais je sais, moi, comment il me fait penser à Poussin.—Pour vous, Olive, que Poussin ennuie, je ne m'aventurerais pas en des analyses prématurées; si je me reconnais un droit d'établir la filiation, vous me permettrez, gentille amie, de le refuser à vous. Je distingue mal le blé, de l'orge en graines, et ne m'en cache point comme d'une honte. Il est des enfants dont les dessins évoquent les dieux de l'Olympe mieux que ne font les plus savants académiciens. Décidez du rang que doit occuper la science par rapport à l'instinct… Vous donnez l'avantage à l'instinct? Mais que faites-vous de la cérébralité, jeune imprudente? Vous ne venez plus assez à Paris! Donc, vous êtes pour l'instinct? Dans le «cas Cézanne», vous avez raison. Sa sensation, sa couleur, sa matière, son instinct: plus qu'assez pour faire de lui un grand artiste—mais à la façon d'un manchot ou d'un innocent de village. Vos louanges nous rendraient injustes.—Je demande à ne pas abdiquer mon sens critique. Je voudrais examiner ses œuvres, tout seul, comme jadis chez le père Tanguy, ou dans la salle à manger de la vieille demoiselle; pour un peu, ma chère Olive, je vous prierais de ne m'en plus parler… Pardon.
Au Jas de Bouffan.—Nous quittons la ville d'Aix par une route poudreuse. Au loin, toujours les fonds lilas et roses dont Cézanne divisa si finement les nuances de nacre. On tourne à gauche, la grille est ouverte: c'est le Jas. Une allée droite conduit à une maison blanche, simple au dehors, mais élégante, parfaite de proportions, provençale et italienne. Toujours de caractère mixte, cette réduction d'un grand style à des besoins modestes, fait l'agrément de notre Toscane gauloise. La bastide est cossue, agreste et souriante. A l'intérieur, que reste-t-il intact, des chambres habitées par Cézanne? Voici un vestibule en stuc, que peuplent des statues et des vases; le grand salon inondé de lumière; l'ancien atelier du maître fut une buanderie ou un fruitier, aujourd'hui converti en galerie de bric-à-brac, brocards au mur, encombré de meubles de Boulle, de paravents, de chinoiseries, de dorures et de laques. Le nouveau propriétaire, industriel et collectionneur, est devenu l'aimable entrepreneur et le cicerone de la gloire de Cézanne. On va me faire la leçon, m'apprendre ce que je sais depuis longtemps. Des photographies, par Druet, traînent sur les sièges, il y a des livres partout, bientôt ce seront aussi des Guides Conti.
Au fond de la pièce, les fresques de l'hémicycle, que le peintre signa «Ingres 1811» (touchante plaisanterie), furent nettoyées de leur couche de plâtre[14]. Pastiches sans intérêt, elles ont ici l'aspect triste d'un décor de café 1830. A côté, c'est le portrait noirâtre et caricatural du père de Cézanne; un Christ, une Madeleine, œuvres de jeunesse, romantiques, violentes et sans accent; encore, une copie d'après Lancret, un vaste panneau inspiré par une gravure du cher Magasin Pittoresque. Ces exercices d'écolier se guindent jusqu'au chef-d'œuvre, d'être ainsi présentés dans des bordures à volutes dorées, entre des bandes de soie trop riche. Sommes-nous à Chicago, chez un milliardaire? Chez un auteur dramatique très chic? Ces toiles partiront un jour pour l'autre côté de l'Océan ou plutôt pour Berlin. Il a suffi qu'elles prissent une valeur marchande, pour qu'on les installât solennellement dans ce mobilier de luxe. Et voilà le Jas de Bouffan, presque un tourniquet à la porte; la gloire y construit une légende. Et c'est ainsi que s'écrit l'histoire, Olive! Allez donc au jardin, pendant que votre mécanicien fera chauffer l'auto. On vous montrera les «motifs favoris» de Cézanne, l'abreuvoir aux lions de pierre, les cyprès, les peupliers et certain coin, là-bas… mais ne croyez que la moitié de ce qu'on vous dira; le monsieur transplanta la rangée d'ifs en vue d'un meilleur effet; il ajoute des mascarons au-dessus du porche, la maisonnette du bonhomme se travestit et fait la coquette en l'honneur des touristes. Les tableaux de Cézanne sont des valeurs en banque; il est temps qu'ils appartiennent à qui ne les comprend pas.
[14] Aujourd'hui, 1918, tableaux acquis par des marchands parisiens.
Tiens! voici une bande de professeurs à lunettes; ils parlent l'allemand… J'oubliais les vacances de Pâques!
Avouez, Olive, que l'on était mieux, tout à l'heure, dans la salle à manger cirée à l'encaustique, sous le regard de la servante…
En regagnant Toulon, vous êtes d'abord restée silencieuse, j'ai deviné que vous m'en vouliez, Olive. Enfin, vous vous êtes trahie:
—Est-ce donc cela? Vous avez le droit d'admirer Cézanne, vous, et ce droit vous me le refusez. Voilà qui est humiliant!
Non, pardon si j'ai été trop loin—non! je ne vous dénie aucun droit. Ce qui me gêne vis-à-vis des personnes de votre âge, c'est qu'elles aiment les œuvres d'art pour leurs imperfections. Votre ami Suarez écrit:
«En temps de décadence, tout le monde est anarchiste et ceux qui le sont et ceux qui se vantent de ne pas l'être, car chacun prend sa règle en soi.»
Lisez donc la parfaite étude de Maurice Denis, qui cite aussi cette phrase d'André Suarez. Réfléchissez. Laissez Cézanne aux musées et aux bibliothèques. Il est déplacé partout ailleurs. Je crains que vous ne deveniez comme certaine baronne de la finance qui, mettant la main sur son cœur, soupirait:
—Si je n'avais en face de mon lit l'esquisse de la Maison du Pendu, je ne me sentirais pas la force, tout le jour, d'accomplir mes devoirs de société.
Il y a vingt ans, la même dame, qui n'est plus une petite fille, je vous assure, épinglait tranquillement sa voilette près de deux pastels de Jacquet et son père et sa mère l'ont fait peindre par Lembach, en Cendrillon, quand à cinq ans, elle était encore viennoise.
Votre cerveau est de trop bonne qualité pour qu'il ne vous retienne et ne tombiez dans le piège. Cézanne est aussi grave que Poussin. Mais! mais! mais! attendez… Nous y reviendrons tout à l'heure.
Retour.—Le crépuscule allait se fermer sur les gorges d'Ollioules. L'automobile ralentissait sa course, c'était déjà les faubourgs de la ville, et les ouvriers revenaient de leurs chantiers, traînant dans la poussière leurs pieds douloureux, l'échine courbée par le travail.—Vous avez dit:—«Ce soir je vous ferai entendre de la musique, c'est un enseigne de vaisseau qui sait par cœur toutes les compositions modernes; lui ferez-vous grise mine, si vous apprenez qu'il achète des Vuillemancin? Ne faut-il pas être de son temps? M. X… vient dîner à la maison.»
La soirée fut charmante. D'habiter un sous-marin ne semble pas empêcher un jeune Basque d'étudier son piano. Malgré les objurgations de M. votre père, si entiché du bel canto et des mélodies qui se prolongent en une courbe molle et voluptueuse, l'officier, pour vous plaire, exécuta des pièces de Debussy, de Stravinsky, de Séverac et d'Albeniz, enfin toutes musiques dont vous êtes curieuse. Vous approuviez, vous étiez ravie et vous me crûtes prendre en défaut de logique, comme je plaidais pour ces musiciens, auprès de M. l'amiral.
—Ce n'est pas juste! vous vous moquez de nos paysages de Vuillemancin, avec papa—vous le flattez!—et maintenant, vous voudriez lui expliquer Stravinsky!
Ah! Là, précisément, que je comptais en venir, je n'attendais qu'une occasion de me mieux faire entendre.
A vous, Olive, je dirai toujours que Cézanne fut un manchot. Ceci vous fait bondir. Cent autres que vous, que choquerait ce crime de lèse-majesté! Avec les cézannisants, on est obligé d'enfler la voix, d'en venir aux gros mots. La peinture est plus inaccessible que les autres branches de l'art. Vous la regardez, comme les littérateurs. Ce qui, d'elle, émeut votre sensibilité, n'est point ce qui, pour nous, fait son prix: d'où notre presque fatale déroute, si nous autres professionnels en discutons avec vous.
Gasquet (nous aurons bientôt son livre sur Cézanne) nommant les plus grands peintres de la fin du XIXe siècle, propose Manet, Cézanne.—Jusqu'ici nous sommes d'accord—puis Seurat, contre Puvis de Chavannes; il le substituerait à ce maître, comme Lautrec à Degas, qui ne tardera plus à être traité de photographe par les esthéticiens d'avant-garde. Ne nous fâchons pas, dès lors, si le portrait du père de Cézanne est confondu avec un Rembrandt. Il n'y a plus de valeurs que vous jugiez incommensurables.
Jeunes liseurs de revues, vos esprits furent initiés à la peinture moderne par des Charles Morice, des Commandeur Roger Marx et des professeurs de rhétorique détogés. Peut-être un jour, plus mûris, vous rendrez-vous compte que Lautrec est à Degas ce que fut Bertall à Daumier (je force un peu la note, je mets de lourds points sur les I) et que le chétif Seurat fut une de ces «chandelles» des bords de la Seine, dont le moindre souffle de septembre éparpille le frêle duvet.
Ce sont les mêmes critiques qui virent en Chéret un successeur de Watteau; en Willette un Fragonard; en Carrière, un Michel-Ange; en Constantin Meunier, un Verrocchio. A quoi n'a-t-on pas cru ces temps derniers? Combien de procès politiques à reviser, Olive! vous aurez de quoi occuper vos loisirs jusqu'à votre mariage et après…
Et le cas si bizarre d'un Cézanne s'élucidera pendant ce temps-là, cas unique, cas tragique.
Cézanne sent que la peinture à l'huile est un art moribond et il se débat, dégoûté, au milieu de la production moderne; mécontent de son ouvrage: pleurant sur son impuissance, mais fier de ce qu'il veut et ne peut réaliser. Il prêche dans le désert, obstiné, ivre de foi, passionné pour les maîtres qui ne sont plus; humble et méprisant, sans doutes quant au but qu'il poursuit, mais désarmé. L'outil se brise trop souvent dans sa main. Il reconstruit comme un maçon amateur, moellon à moellon, le temple aboli, croit qu'il retrouvera sous les décombres la voie sacrée; mais quels élèves seront dignes de l'y suivre?
Il s'étonne devant Claude Monet.
Le drame se passe aux champs et à l'atelier des Batignolles, près de son clocher ou dans le faubourg parisien, ici ou là, dans le silence et l'abandon. On le comparera à Gustave Flaubert, on voudra le canoniser. La littérature est grosse de menaces, autant que la peinture des imitateurs. Une jeune armée munie de tubes et de pinceaux, marche derrière le vieux capitaine à la barbiche de grognard. Vous êtes, Olive, enrôlée dans le bataillon de Provence, le plus bruyant de tous. Comment ne vous en féliciterais-je, tout en riant un peu? Vous avez vos clients, vous croyez en Vuillemancin le plus avancé des Cézannistes de Marseille. Déjà, douze, quinze toiles égayent votre logis comme des accessoires de cotillon, vous les piquez au mur, convaincue, décidée, jalouse de provoquer les algarades paternelles. Mais ces ébauches truculentes et faciles, croyez-vous que Cézanne les eût approuvées? Ne le rendez pas responsable de ces amusettes.—Attendez, je vous le répète. Olive, attendez.
Voilà ce à quoi je pense, pendant que l'enseigne de vaisseau-pianiste évoque si bien des paysages, des atmosphères, des reflets, des ombres légères. Vous, Olive, ne paraissiez plus écouter, lasse de notre expédition à Aix.
La pendule marqua minuit. M. votre père, qui avait un peu sommeillé, éteignit quelques lampes. Nous allions nous coucher, quand, le pianiste faisant l'obscurité complète, attaqua le sublime opus 102. Ce serait lâche à moi, ma chère amie, de me prévaloir ici de Beethoven.
M. votre père s'étant tout à fait réveillé, traverse le salon, au risque de briser les verres d'orangeade sur les guéridons. Dans un élan de reconnaissance, il veut embrasser le jeune enseigne de vaisseau, car l'opus 102, c'est pour M. l'amiral «comme si l'on avait brûlé du sucre.»
Et vous, quand je descendis l'escalier:
—Cette musique moderne est délicieuse, mais trop extérieure… Beethoven va plus loin.
Oui, Olive, mais le moindre de ces impressionnistes de la musique pourrait écrire une fugue comme Bach; ils sont aussi savants dans leur technique que le grand Ludwig Van Beethoven. Nos peintres le sont moins, croyez-moi. Ne décrochez pas, malgré cela, les Vuillemancin de la salle à manger. Ils n'y font pas plus mauvais effet que des bibelots de chez «Martine» et font penser à Sacha Guitry. Qu'ils décorent, c'est tout ce que vous désirez.
Dans la villa de San Salvadour.—La route d'Hyères, les Salines, les bois de pins parasols, sont si drus, si pressés l'un contre l'autre, que ce soir, comme le rouge du couchant les éclairait d'en dessous, nous nous crûmes transportés dans les environs d'Ostie. Combien cela était beau! Pourquoi n'y aurait-il pas une Renaissance de la peinture, sur cette côte méditerranéenne?
Dans sa villa de San Salvadour, un parent de mon amie exhibe trois cent soixante et onze toiles par le Marseillais Vuillemancin. Mais avant d'assister les débuts du jeune Phocéen, l'amateur acheta des Diaz, des Monticelli, des Ziem; il possède des Corot, des Daumier, des pièces fameuses de l'école française, de 1830 jusqu'à nos jours. Deux cents cadres à canaux se débordent du haut en bas de la galerie. Quand Olive m'y introduit, la baie vitrée qui donne sur la mer, est barricadée—car les Méridionaux vivent dans les ténèbres; inexperte à manœuvrer la manivelle, Olive renonce à soulever le tablier de fer. Le jour tombait de vasistas inscrits dans la haute corniche, il faisait sombre dehors et des branches d'eucalyptus obscurcissaient encore la chambre. Ces tableaux sont discrets, ils ne vous sautent pas aux yeux. Olive négligemment me les signala; mais, a-t-elle dit:—Mon oncle n'a pu résister à la tentation, voyez ces Vuillemancin: quel tempérament!
Une frise, au-dessus des cadres, est faite de vues de Marseille, de l'Estaque, de La Seyne, toutes signées Vuillemancin. Et qui pourraient être des maquettes pour le ballet russe. A distance, cela est lisible, décoratif extrêmement, gai, «amusant».
—N'est-ce point joli, ces tons vifs, ces tartanes, ces tas d'oranges, ces maisons bariolées, ce ciel indigo? Rien ne tient à côté! Je vous défie de dénicher un Corot, dans les coins; pourtant mon oncle en possède de magnifiques… Les Vuillemancin les tuent!
Oui, mais, Olive, un Corot peut passer inaperçu, un beau tableau n'est point du papier de tenture. Je n'ai pas mon binocle. Si vous voulûtes me faire subir la première épreuve de votre franc-maçonnerie, vous auriez aussi bien pu me bander les yeux… un tableau est autre chose qu'une affiche; encore un point à élucider; vous vous contentez de l'affiche. Un Degas est parfois un tableau, un Lautrec est une affiche. Nous reparlerons de cela une autre fois.
Les Vuillemancin tapissent les murs comme de la vigne vierge. Les chambres à coucher en sont pleines jusqu'à la ruelle des lits; les cabinets de toilette, les corridors en regorgent. Dans la lingerie, une brave femme repasse des chemises devant des Vuillemancin. C'est cela, Olive, que vous appelez l'école de Cézanne?
Combien avais-je raison, l'autre jour, de ne vous rien céder! Vous n'êtes pas encore capable de juger Cézanne d'ensemble, attendez pour «prendre un point de vue», car il vaudrait mieux que vous discerniez l'esprit de la lettre, vous arrêtant aux stations de ce chemin de la Croix, par où le maître a progressé vers sa gloire paradoxale et confuse. Vous doutez-vous du sens vrai de cet étrange génie, qui clôt une période, au lieu «d'en ouvrir une», comme vous dites? Sur sa tombe, on aurait pu écrire: «Ci-gît l'État organisé.» Victime expiatoire de la peinture, lui qui tant peina et, orgueilleux, convaincu, dénonça la décadence, que pense-t-il, si de Là-Haut où monta son âme catholique, il entend les prêcheurs de sa bonne parole? Vous ne voyez en Cézanne que les plaies dont il saigna de ne pouvoir se guérir, sa faiblesse, sa paralysie. Un initiateur? Jusqu'ici, un troubleur de consciences, un fauteur de désordre, malgré lui.
Son œil est un isolateur, comme les pieds de verre du tabouret où l'enfant grimpe pour des expériences de physique amusante. Gare à celui qui reçoit l'étincelle électrocutrice! L'œuvre de Cézanne est un piège aux innocents tendu. Vous qui avez de la lecture, Olive, rappelez-vous la correspondance de Flaubert! Il y avoue ses difficultés, souhaite qu'un autre, mieux doué que lui, puisse réussir là où il échoua. Si l'esprit de Cézanne devait un jour se réincarner en un peintre mieux équipé qu'il ne le fut, ce serait à une époque lointaine et moins inquiète, où l'art ne serait plus un passe-temps d'amateur, un rayon de magasin de nouveautés.
Nous nous promenons sur les routes de Provence, vous toute neuve à l'esthétique, moi, qui le suis moins, hélas! et pendant que nous discutons, se déroulent les panoramas familiers au néo-impressionnisme, dont c'est ici la patrie d'élection. De Marseille à Vintimille, sur la côte et dans les terres, il n'est guère de bourg où quelqu'un ne soit venu planter un chevalet en songeant à Cézanne. Je ne vois que motifs connus, couleurs, lignes «banalisées» par les peintres. On nous a rendu votre terre plus insipide que la forêt de Fontainebleau. Toutes les bicoques, aux «Indépendants», comme chez votre Vuillemancin, m'ont l'air d'être sur le point de tomber. Ai-je le vertige? Arbres, montagnes, nuages, d'horizon, la mer, tout danse!—et c'est pour cette farandole que Cézanne aurait battu la mesure? Je ne respire à l'aise que si la pluie efface le bleu du ciel. Entre Toulon et Hyères, la route du cap Brun et de San Salvadour est, cet après-midi, d'un vert de salade confite, cœur de laitue, concombre, pastèque à peine rose, blanc d'amande, grise en somme, et fait songer à Corot, plus qu'à nul autre. Pourtant il fut sensible, celui-là, à toutes les harmonies, rendit tous les ciels, du nord et du midi; quant à construire, il me semble qu'il ne fut pas un médiocre architecte… Qu'entendez-vous par «construction» dans le cas de Cézanne? Lui, un constructeur? Entendons-nous.
Peu de peintres se sont, autant que lui, embrouillés dans les «plans». Vous ne me citerez guère de visages ou de corps, dans l'ensemble de son œuvre, qui ne signent l'aveu d'un pénible effort, d'un échec. La Femme au chapelet? les Joueurs de cartes? Laissons ces mauvais tableaux aux milliardaires. L'apparence de plans et de construction est due à l'unité, à la qualité du ton et de la pâte. Ses toiles sont pleines, unes, la composition y forme bloc, remplit la surface de bord à bord. Même en un visage dont les yeux, le nez, la bouche se situent dans des plans désaccordés, il y a ensemble, masse,—mais c'est par un miracle du prodigieux, de l'unique et inimitable coloriste. Le ton équilibre les volumes. La recherche du ton rare et pur fait crouler un compotier de pommes, choir une serviette, zigzaguer les dessins du papier dans le fond de la nature morte, mais rapproche un ton de celui qui l'appelle et l'harmonie chromatique est, à elle seule, une sorte de «construction».
Dangereux exemple, Cézanne est un maître pour des maîtres, non pour des élèves.
Les plans, chez Cézanne, s'organisent dans l'atmosphère, par la magie d'une couleur inanalysable de céramiste et d'émailleur, d'une matière aussi précieuse que le radium, lentement accumulée ou qu'échantillonne une main de brodeur oriental. Quelques coups de pinceau, à l'aquarelle, ou un kilo de pâte sur la panse d'une pomme, et il obtient la surface irradiante des coquilles de nacre ou des verres irisés qu'un long séjour dans la terre y déposa. L'ordre ne s'établit que par le mariage des tons, toutes «valeurs» supprimées.—Je ne connais pas un beau dessin de Cézanne, en dehors de croquis griffonnés, quelques compositions mythologiques, dont je jurerais qu'elles suivirent une première version en couleurs. La noblesse? Oui, elle est partout, car Cézanne était un noble esprit qui ne retenait des musées que des rythmes majestueux. Ici, la beauté n'est que suggérée par une main qui tremble. De respect? Par infirmité? Peu m'importe, à moi essayiste d'une époque décadente, car je suis de mon temps, tout comme vous, ma chère Olive.
Mes sens sont autrement satisfaits que ma raison, qui parfois cède… à la minute même où je me veux comme un diable défendre. La chair est faible, Olive, me permettrez-vous ce truisme?
Mais, Olive, vous m'avez alors dit:—Je ne vous comprends plus. Vous vous contredisez tout le temps. Vous donnez, puis vous retirez votre don! Vous abusez de la restriction mentale.
Le cas Cézanne égare le fidèle, parce qu'à côté du Dieu, il y a les grands-prêtres, les diacres, les acolytes porteurs d'encens, et, jusqu'au bas de la nef, des paroissiens épouvantés. Il en est de même dans toutes nos églises. Excusez-moi et reprenons l'auto! Nous irons voir, un de ces jours, le peintre de Cagnes. Montrez-moi d'autres coins, d'autres horizons.
Ce soir-là, nous rentrâmes fort tard. Les cafés de Toulon regorgeaient de buveurs au boulevard de la République. Nous sommes allés sur le quai, au bord de l'eau, c'était une Ripa dei Schiavoni, toute égayée de fanaux. Les deux figures marines que modela Puget, comme tout d'ailleurs ici, compliquent l'ambiguïté de l'impression. Vous ne savez jamais si vous êtes d'un côté ou de l'autre des Alpes. Ayant insisté pour aller chez Mme Pibarot choisir les pâtisseries de notre dessert, nous longeâmes des ruelles peu avouables, où vous ne vous seriez aventurée si votre désir n'eût été aussi vif de m'entendre qui m'exclame: «Ce sont des calli de Venise.» N'eussiez-vous été là, j'aurais dit un mot à ces filles à la coiffure de perles, fardées et grasses, qui se tenaient sur le pas de leur porte… j'ai feint de croire que c'étaient des échoppes de coiffeur et vous avez ri de mon inexpérience.
Vers Grasse.—La corniche d'or forme la vraie limite de la côte provençale et de la Riviera; c'est en sortant de l'Esterel que le paysage change; il va s'élargir et perdre, petit à petit, le peu qui lui restât encore de français. Hélas! les boulevards maritimes de Cannes, les palmiers en zinc, les villas anglaises et le casino municipal font de cette plage cosmopolite une sorte de Brighton qui voudrait être Alger. Nous avons hâte de nous enfoncer dans les terres et de gravir le long lacet qui aboutit à Grasse. Le monument à Fragonard, devant ce charmant hôtel du XVIIIe siècle, blanc et majestueux dans ses proportions bourgeoises, rappelle seul au passant l'élégance du peintre des Nymphes et des Cupidons. Je ne sais pourquoi, à toute heure du jour, la ville de briques cuites et de tuiles rousses, a quelque chose de mauresque. Elle est dure et peu accueillante, il faut s'habituer à elle, lui faire des avances de toutes sortes. Elle offre aux étrangers peu d'accommodations modernes, et c'est peut-être pourquoi l'on s'y sent si loin de tout et, au premier abord, dépaysé.
II
Sur la terrasse d'Andon.—Soyons francs: ceci est plus grand et plus touchant encore que Florence. La fontaine Louis XVI, le jet d'eau du bassin rustique, les platanes qui laissent filtrer le soleil, étalant ses pièces d'or sur le sable, c'est, plus que les fastes médicéens, proche de nos cœurs modernes; petits paliers retenus par des cailloux, étages d'arbrisseaux gris, cyprès, eucalyptus, bordures de fleurs potagères le long de la balustrade, vous témoignez d'un ordre ménager, égal pour la cuisine et la bibliothèque. La fraîcheur, dans cette bastide que Fragonard décora, imbibe tous nos sens: c'est le bruit sans arrêt du jet d'eau sous les platanes, c'est le vert d'aquarium, les persiennes mi-closes, le marbre de l'escalier, le carrelage du salon surbaissé, et l'orangeade. Derrière les balustres de la terrasse, un sol volcanique, convulsé, où l'habitacle humain ne joue point de rôle; plus loin l'Esterel, la baie de Cannes. Le rococo de la villa d'Andon, cinéraires, géraniums, lys en touffes rutilantes, le peigné, brossé, astiqué des premiers plans, laisse sa valeur aux lointains d'un dramatique revêche, à la romaine. Je respire plus librement près de Frago qu'à l'ombre des Pan de Vignola, ces moussus joueurs de flûte sur le rocher de Caprarola.
Vers Nice.—Partons!—L'automobile attend à la grille. C'est la route de Cagnes, une Normandie provençale, des bois, des prairies piquées de boutons d'or. Les bergères, couleur de bronze sous l'énorme cloche de paille des pastourelles, paissent leurs brebis maigres, brunes aussi, patinées par le mistral. C'est ici que Renoir est venu réassortir ses pelotons de soie. Je voudrais, ce matin, surprendre le vieux maître au milieu de sa nichée d'enfants… mais mon conducteur n'entend pas qu'on s'arrête, car nous sommes dus vers midi, du côté de Menton. Peut-être serai-je plus heureux ce soir?
A partir de Cagnes, c'est la banlieue de Nice, bouchons, auberges, affiches, réclames pour les touristes, bientôt l'entrée d'une grande ville, Suresnes, Puteaux au bord de la mer. Deauville aussi bien; et les gens ont l'air de n'avoir rien à faire, qui traînent leur oisiveté sur cette côte bénie, comme si le ciel ne pardonnait qu'on cessât un instant de le regarder. A ces gens en une éternelle vacance, leur paresse donnera l'allure de la contemplation.—Mais je devine vos pensées, promeneurs qui édifiez vos maisons de plaisance, ces mosquées pour ex-cocottes, ce simili Orient d'exposition universelle; je douterais de la beauté du site, à voir l'architecture qu'il inspire. Pourtant, Nice désemplie par sa fin de saison, reprend, vue du Montboron, cousinage avec Gênes. C'est une Gênes où les palais sont des sanatoriums, fière de rues à l'instar de Paris, aguichantes et bondées de tout ce qui est inutile.
Blanche et rose, Nice rendue à elle-même, lave ses fards, redevient la contadine au fichu bariolé…
Retour.—Nous repassâmes par Nice; avons longé la mer. Un court orage humecta l'atmosphère, lavant toute la poussière qui poudrait la route. Dans l'écume des vagues, joujou de sportsman, qui a des prétentions belliqueuses pour des combats à la Wells, un hydravion s'exerçait!
Quand nous parvînmes à Cagnes, le soleil avait reparu dans un ciel de turquoise pâlie, claironnant la fin de la journée; comme il était tard, j'osais à peine m'arrêter pour saluer Renoir; mais j'aurais un remords, venu si près, de n'entrer pas. Comment le trouverais-je, après tant d'années, le bon conseiller de mes débuts, l'ami, l'encourageant ami dont l'indulgence à mon zèle obtint de mes parents que je fisse de la peinture, sans plus d'entraves? Il est peu de peintres pour l'œuvre de qui j'aie eu, d'abord, plus d'admiration, puis des doutes plus cruels, de nouveau une admiration un peu inquiète, sans toujours me départir d'une certaine gêne.
Il faut prendre Renoir comme un bloc et ne jamais le discuter, ni l'analyser, dès que le sortilège du coloriste vous a conquis. Jeune homme, je dus subir ce charme et cette puissance, peu soucieux de la forme ronde, molle, flottante, qu'il emprisonnait dans de l'émail, ou tricotait avec des bouts de soie et de laine. J'assistais à ses recherches successives d'exécution.
La première fois que je le vis peindre, c'était à Berneval-sur-Mer, près de ce château de Normandie où M. Paul Bérard lui donnait, chaque saison, l'hospitalité. Il faisait poser des enfants de pêcheurs, en plein air; de ces blondins à la peau rose, mais hâlée, qui ont l'air de petits norvégiens. Il décorait, cette année-là, des panneaux de la salle à manger de Wargemont et avait entrepris une série de fleurs, des géraniums surtout, dans des bassines de cuivre; tantôt, pour se délasser, il faisait du paysage: alors un travail singulier, comme d'un pastelliste, des hachures, du treillis multicolore, où les laques envahissaient les bleus et les verts «de la confiture de groseille», disait-on, mais le temps a fondu déjà en une seule surface riche et unie, d'indiscrètes couleurs dont Renoir savait, apparemment, qu'elles se soumettraient plus tard à leurs voisines.
Le visage de Renoir était déjà ravagé, creux, plissé, les poils de sa barbe clairsemés, et deux petits yeux clignotants brillaient, humides, sous des sourcils que cette broussaille ne parvenait à rendre moins doux et moins bons. Son parler était d'un ouvrier parisien, qui grasseye et traîne; chaque phrase était accompagnée d'un geste nerveux: il frottait, par deux fois, son nez avec l'index, son coude appuyé sur l'un de ses genoux qu'il avait toujours, dès qu'il était assis, croisés; son corps en boule, et voûté par habitude de se pencher vers le chevalet. Renoir, pétrisseur de la chair féminine, caresse la toile, comme cette chair même; fleurs, ciels, arbres, fruits, tout est pour lui sujet à colloques amoureux, prétexte à satisfaire sa violente sensualité païenne.
«Un sein, c'est rond, c'est chaud! Si Dieu n'avait créé la gorge de la femme, je ne sais si j'aurais été peintre!»—a-t-il dit.
La nature lui offre des tentations très prosaïques du gourmand. Les Parisiennes, ses modèles d'élection, trottins, blanchisseuses, modistes, flore mousseuse du ruisseau faubourien, sont, dans son œuvre, comme des pêches, des pommes et des cerises en une corbeille de fine sparterie; il tresse des guirlandes de pivoines pâles ou cramoisies, il souffle et en gonfle les pétales,—en ajoute même, tant il a de plaisir à ce jeu,—jusqu'aux proportions d'énormes choux; des ondes colorées, de plus en plus vibrantes, autour du ton central qu'il jette comme une pierre dans l'eau, propagent jusqu'au cadre des cercles mouvants.
Vous niez Renoir dessinateur? Sans doute, Olive, son dessin n'est pas une ossature, mais un vêtement bigarré, que son pinceau amplifie quitte à trahir le corps. Si le corps est nu, la forme est le plus souvent magnifique de santé, débordante de plénitude et l'idéal même du grand amant toujours inassouvi. Plus il se développe, plus Renoir renforce et nourrit ses volumes, jusqu'à souvent atteindre l'équilibre d'un bas-relief antique. Entre la Grèce et le XVIIIe siècle français, il bâtit un temple où, après ses douze lustres de joyeux labeur, il installera sa Déesse. Pygmalion frémit devant son idéal incarné: une Aphrodite qui est à lui:—la Vénus des bords de la Seine.
Son tableau les Baigneuses, que j'ai le bonheur de posséder (1889), marque la fin de la libre course dans les Bougivals et les Argenteuils, annonce, malgré sa sécheresse, si exceptionnelle dans l'œuvre de Renoir, de nouvelles tendances vers le style. Ces Baigneuses inspirées, comme l'on sait, par une sculpture de Coysevox, sur une fontaine de Versailles, se placent juste à mi-chemin, entre les fêtes ensoleillées du Moulin de la Galette et les Panathénées du village de Cagnes.
Le grand admirateur de Cézanne (car Renoir eut pour lui une réelle dévotion), le voilà, lui aussi, établi dans ce pays où l'hiver n'embrunit pas les ateliers.
J'étais ému, Olive, en attendant à la barrière, au seuil de la propriété. Je n'avais pas revu Renoir depuis si longtemps! Il y a quelques années de cela, à une représentation des Russes, je fus frappé par la présence inattendue dans une loge, d'un manteau et d'une casquette de voyageur, sur un visage de vieillard qui s'y enfouissait. Autour de ce singulier spectateur, des femmes en robe de bal, s'empressaient comme des courtisans auprès d'un souverain. Je pris ma lorgnette: c'était Renoir avec Misia. Des amis avaient tenu à lui offrir le régal d'un de ces ballets qui enchantent les peintres. Depuis lors, je le savais malade et de plus en plus retiré. Comment, malade? Celui dont l'œuvre chaque an s'enrichit, se renouvelle en une moisson plus copieuse? Je n'ai jamais voulu le croire que jeune, et après l'avoir retrouvé si tard, je me demande s'il ne fait pas semblant de ne l'être plus, pour nous étonner davantage.
Son fils, un bambin, s'avance à ma rencontre dans le jardin; comme il m'assure que son père vient d'être plus malade et ne reçoit personne, je donne ma carte, et j'allais vous rejoindre dans l'auto, mais l'enfant ayant lu mon nom, me dit:—Venez, venez, monsieur, venez voir maman.—Celle-ci n'hésita pas: je ne pouvais passer si près et n'entrer point. Renoir ne me l'eût pardonné.
—Il parlait de vous hier encore, venez, vous lui ferez plaisir…
Elle me poussa devant elle…
La villa, toute gaie, est à mi-côte, dans des vergers; une ferme, une exploitation agricole. Renoir se livre à la culture de l'oranger.
Entre les villages de Cagnes et de Saint-Paul-du-Var, une vallée fertile, verdoyante s'étend: une oasis dans ce pays aux lignes âpres qui fait songer, dit-on, à la Palestine. Les Alpes, au loin s'étagent et le soleil en illumine les cimes neigeuses. Les premiers plans sont intimes, Virgile y aurait écrit ses Géorgiques, Renoir peint et peindra les siennes: lavandières savonnant et tapant la lessive dans le ruisseau, caracos rouges, chaperons de paille, oliviers nains, qui retombent sur l'eau comme des saules de chez nous. Il picote de touches polychromes toutes ces rondeurs, ces gentillesses à la Paul et Virginie. Il y a du Bernardin de Saint-Pierre chez le peintre de Cagnes; sa mythologie à la bonne franquette se transporte souriante au milieu de ces bergeries à la Longus.
Je savais de quelles difficultés s'accompagne aujourd'hui l'acte de peindre, pour Renoir. C'est à peine si la main, nouée par les rhumatismes, peut encore diriger le pinceau.
—Tantôt,—me dit madame Renoir,—il acheva, en plein air, un Jugement de Pâris.
Enfin, me voici devant mon vieil ami. Il est assis, protégé par un paravent, immobile et qui regarde une fois de plus le couchant derrière l'Esterel. Est-ce lui qui, tout à l'heure, travaillait encore? J'ai envie de l'embrasser, je balbutie…
Comment remercier ces êtres magnifiques, énergiques et enthousiastes, pour la leçon qu'ils nous donnent? La maladie ne compte, pour qui porte en son cœur cette foi, cet amour d'adolescent. L'art a vaincu la souffrance ou l'ignore. Les yeux du septuagénaire de Provence, sont encore les mêmes que ceux du Renoir de Berneval. Il n'y a plus que ces yeux dans ce visage immatérialisé, ils sont exquis de bonté, et tels que des primevères dans un pré dénudé par le gel.
Renoir ordonne qu'on me fasse passer par l'atelier; je prends congé.
C'est cette main, noueuse comme un bois de poirier mort (je la touche, mais elle ne pourrait serrer la mienne), qui emmanchée d'une brosse qu'une courroie attache au bras droit, évoque des théophanies, donne un nouveau galbe au jeune Anacharsis, coupe la ceinture des bacchantes et dévoile le sein des Hélènes.
Dans des casiers de bois blanc, les châssis se pressent l'un contre l'autre, des douzaines de toiles attendues à Paris. Pour chacune, le maître, aidé de collaborateurs bénévoles, recommence l'exercice indescriptible d'une séance d'après le modèle. Quelqu'un lève, l'autre baisse le chevalet, on le pousse à droite, à gauche, selon l'ordre du maître, pour économiser les mouvements et les cris de douleur. Chaque fois que le pinceau doit être rechargé sur la palette, c'est un travail, comme de soulever une pierre. Mais l'œuvre s'achève, blonde, sereine, robuste. L'esprit a triomphé de la matière.
Que n'ai-je osé, vous emmenant avec moi, chère Olive, vous donner la réconfortante vue de ces choses, de la patriarcale existence d'un artiste déjà installé dans la gloire!
Dans la salle, des hommes, des jeunes filles; ces gens semblaient attendre là pour servir, surveiller, aider le Patron. Des élèves, des admirateurs? On ne sait qui sont ces satellites; maîtres et domestiques, enfants et adultes, sont là pour lui, chacun joue son rôle utile et anonyme.
Et nous ne pûmes retrouver votre chauffeur, Olive, car le vin du cru à pleins verres était versé dans la cuisine; la villa de Cagnes est une bonne halte.
Rentrons! Après-demain, je serai à Paris; vous reprendrez vos visites aux bric-à-brac de Toulon; vous achèterez des Vuillemancin. Nous nous écrirons.
AVRIL 1914.