Récits marocains de la plaine et des monts
Rabaha, fille de l’Amrar
Un clairon sonna le couvre-feu dans la nuit froide. Les notes heurtèrent les parois à pic du Bou Haïati qui les renvoya, en face, aux escarpements du Bou Gergour. L’air sec et pur fit paraître plus cuivrées encore les notes filées du légionnaire désœuvré qui longtemps, avec un plaisir évident, répéta sa sonnerie. Puis l’homme disparut dans sa cagna et Khenifra, de toute part armée, ceinturée de fils de fer barbelés, hérissée de mitrailleuses, parut s’endormir jusqu’au lendemain.
Les officiers du poste étaient réunis, pour la plupart, dans une grande pièce servant de salle à manger et située au premier étage de la maison d’El Aïdi, neveu de Moha le Zaïani. Cette demeure assez considérable et décorée du nom de Casba, comme toutes celles construites par les chefs de la tribu, était sise sur la rive droite de l’Oum er Rebia, à une centaine de mètres en amont du pont qui traverse ce fleuve devant Khenifra.
La salle où l’état-major du poste prenait ses repas était une vaste pièce, grossièrement décorée de badigeons mauresques, dont le plafond, en rondins de tuya mal joints, laissait voir le mélange de terre rouge et de débris qui servait d’assiette à la terrasse. Deux autres pièces plus petites s’ouvraient à droite et à gauche sur la première par deux grandes portes où l’artisan maladroit avait, d’un ciseau enfantin, imité les sculptures classiques des maisons de Fez ou de Meknès. Tout cet ensemble mal bâti était enlaidi par quatre hautes poutres en bois soutenant le plafond défaillant et ces supports étaient eux-mêmes à ce point fendillés, que le génie militaire inquiet les avait cerclés de fer. Cette demeure branlante et son décor raté laissaient deviner l’orgueil du rude Berbère, coupeur de routes et parvenu, qui voulut un jour poser au pacha maure parmi ses sauvages compagnons.
En façade, la maison d’El Aïdi possédait, au-dessus de l’Oum er Rebia, des fenêtres grillagées, sans vitres, étroitement masquées de lourds panneaux en bois. La maison était pleine du mugissement furieux du fleuve bondissant entre ses berges de basalte pour s’engouffrer sous le pont de Khenifra. Toutes portes closes, on avait encore la sensation d’être dehors et particulièrement ce soir-là où le courant d’air froid qu’amène l’oued du haut des monts gémissait aux joints mal faits des grossières fenêtres.
Vers l’intérieur, la pièce qui nous occupe s’ouvrait sur une galerie dont le plancher tremblait sous les pas et où aboutissait, venant du porche, un escalier tortueux, sans jour, dont les marches inégales atteignaient finalement la terrasse. Là, dans un angle, sous un abri maçonné par les nouveaux occupants, deux soldats emmitouflés veillaient autour d’un projecteur, prêts à en darder le faisceau sur la campagne environnante.
De ce point élevé la vue embrassait Khenifra endormie.
Tout en bas l’oued grondait et dans l’obscurité, ses eaux, comme si elles avaient absorbé toute la lueur des étoiles, apparaissaient bouillonnantes et lumineuses, bleu d’acier. On les voyait, après de violents sursauts au contact d’aspérités basaltiques, se mouler en une vague unique, puissante et lisse pour s’engouffrer sous l’arche ogivale du pont. La traînée claire s’éteignait tout d’un coup pour reparaître un peu plus loin mais faible, chancelante et douteuse jusqu’à se perdre dans le noir tout à fait.
Au delà du pont, sur la rive gauche, se devinait dans l’ombre la masse épaisse de la Casba principale, de la Casba du caïd Mohammed, tyran des tribus Zaïane confédérées sous ses ordres, créateur et maître incontesté de Khenifra, jusqu’au jour où les Français dressèrent, sur la tour carrée de son burg, leur longue antenne de fer d’où partent ces fils qui scintillent la nuit par excès de tension électrique.
A l’opposé, sur l’autre rive, s’étendait Khenifra, longtemps docile sous la menace du pesant château fort de Moha. D’abord, le long du fleuve, les maisons plus hautes où le Zaïani logea ses fils, ses neveux, gardiens délégués du maître au contrôle de la bourgade ; puis tout de suite après, basses et humbles, les cagnas en torchis rangées, et comme aplaties sous un toit unique dont la grisaille apparaissait dans l’obscurité, sorte de carapace imprécise où les rues, les places découpaient pourtant des lambeaux, des lanières plus sombres et sous laquelle, en cette heure même, haletait le souffle de huit cents hommes endormis.
Et il y en avait partout : dans les demeures des commerçants fasis qui troquaient là « les choses venues de la mer », comme disent les Berbères, contre la viande et la laine des troupeaux. On leur avait donné les boutiques de la kaïsseria, le marché aux étoffes. Ils avaient aménagé à leur goût le souq du sucre et celui du sel. Dans les fondouqs nettoyés étaient installés leurs magasins, leurs bureaux. Et les mieux partagés avaient été ceux auxquels échurent les maisons des nombreuses prostituées qui, plus encore peut-être que le sucre, le thé et la cotonnade, firent le succès et la richesse de Khenifra. Puis l’œil peu à peu s’adaptant aux ténèbres y discernait une tache plus claire, un ensemble de petites choses alignées et sans doute blanchies à la chaux. C’était un cimetière situé, contrairement à l’usage, au beau milieu des logis et où des soldats de races diverses gisaient mélangés. Soucieuse de leur sommeil, pour leur éviter toute profanation, la Khenifra militaire gardait ses morts auprès d’elle et dormait avec eux, sous la protection de ses sentinelles, de ses armes, de ses fils barbelés.
Ceux-ci ne se voyaient certes pas la nuit du mirador où le projecteur somnolait, la paupière baissée sur sa fulgurante rétine. Ils étaient là pourtant des kilomètres de fil d’acier élongés, croisés, comme la trame d’un large ruban, autour de la petite ville. On les avait chargés d’épines et, qui plus est, d’un tas de choses sonores suspendues, boîtes de conserves vides, bidons de pétrole épuisés, objets bruyants au moindre heurt. Tout cela pour entendre, pour éventer le glissement du Berbère nu qui, si volontiers et comme par fanfaronnade, passe ensanglanté au travers des ronces métalliques et, rampant, va poignarder un homme ou voler un fusil.
Et cette nuit-là, comme il faisait très froid, on entendait de temps à autre battre leur semelle les troupiers qui, deux par deux, de place en place veillaient, écoutaient derrière la trame d’acier.
Les officiers s’attardaient autour de la grande table qui les réunissait aux heures des repas. Le commandant du poste, somnolent, feuilletait un rapport. Un bridge silencieux occupait des capitaines. Deux jeunes gens s’amusaient à suivre les évolutions gauches d’un énorme scorpion noir qui, sans doute engourdi par le froid, avait lâché la fente du plafond où il vivait et, avec de menus cailloux rouges, était tombé sur la nappe. D’autres officiers faisaient leur correspondance, d’autres encore causaient à voix basse entre eux. Tous attendaient les rekkas, les courriers légers qui, chaque quinzaine, apportaient des lettres à ce poste complètement coupé de l’arrière et dont le ravitaillement se faisait à intervalles espacés et à grand renfort de bataillons.
Les courriers, dont la mise en route était signalée de la veille par le télégraphe sans fil auraient dû arriver avant la chute du jour. Les esprits s’inquiétaient du sort réservé aux chères correspondances et les conversations roulaient sur les rekkas, sur leur métier peu enviable, sur leur habileté à passer entre les sentinelles zaïane. L’énervement de l’attente finit par interrompre les jeux et les lectures. Il faisait froid. Les lieutenants, lassés de leur scorpion, se mirent à gambader, à battre la semelle ; tout trembla.
— Vous allez faire crouler la boîte ! cria le chef de poste, restez donc tranquilles.
— C’est joyeux la vie ici, répondit un des jeunes officiers. Il fait un froid de loup. Cette fenêtre devrait être bouchée, si on n’a pas de vitres à y mettre.
Et, sans doute pour tenter de mieux ajuster le panneau de bois qui obturait l’ouverture, il l’ouvrit. Ce geste laissa passer à l’extérieur la lumière de la chambre et aussitôt une balle vint écorner l’encastrement de la fenêtre. Immédiatement une mitrailleuse cracha dans la nuit en réplique au coup de feu aperçu, tandis qu’un grand jet de lumière parti de la terrasse crevait l’ombre montrant, tout au bout de son cône et violemment éclairés, les détails du paysage, un arbre rabougri, de gros rochers, un pan de mur de marabout.
Honteux de l’incident qu’il venait de provoquer, le jeune homme referma vivement le panneau et s’en fut se réfugier dans un coin de la salle.
— C’est malin, dit une voix, de déclencher cette pétarade juste au moment où nous avons besoin, pour le salut de nos rekkas, que tout dorme autour de nous.
— Il n’y a pas grand mal, reprit le chef de poste plus bienveillant. Ce n’est pas cela qui empêchera nos lettres d’arriver, si les courriers ne sont pas d’ores et déjà zigouillés. Et puis cela démontre que nos postes de veille font bonne garde.
Un long coup de langue de clairon retentit au dehors. C’était le signal convenu pour appeler les vaguemestres au poste de police où un premier courrier précédant les autres venait de se faire reconnaître. On se leva ; tout le monde parlait à la fois.
— Enfin, les voilà !
— Ils sont passés tout de même.
— Je ne serais pas fâché de savoir ce qui les a retardés.
— Ils prennent rarement deux fois le même chemin.
— Ils ont dû éviter le couloir de l’Aguennour.
— Quels braves gens que ces rekkas !
Puis il y eut l’attente nécessitée par le triage du courrier et enfin le vaguemestre de l’état-major entra, donna à chacun ce qui lui revenait et déposa devant le commandant le pli épais des correspondances officielles. Il y eut dans la nuit, sur le front nord de Khenifra, une fusillade de quelques minutes. Cela répondait à une volée de balles décochées par les guetteurs ennemis au moment où le poste était sorti pour recueillir les courriers. Ceux-ci étaient arrivés à peu de distance l’un de l’autre, essoufflés, après une course échevelée pour traverser d’une seule traite la distance qui séparait le poste du point où ils s’étaient terrés, en attendant le moment favorable à leur dernier bond. Personne ne fit attention au bruit ; c’était un incident trop banal pour déranger des gens voluptueusement occupés à ouvrir des enveloppes. Chacun d’ailleurs s’en fut coucher rapidement emportant son bien. Le commandant et l’officier des renseignements restèrent seuls à dépouiller le courrier officiel.
— Tenez, Martin, voici quelque chose de singulier auquel je ne m’attendais guère, dit le chef tendant un pli ouvert à son adjoint.
Celui-ci lut :
— Pour nous conformer au désir exprimé par le Makhzen Central, vous vous efforcerez de faire parvenir au caïd Mohammed ou Hammou Zaïani la lettre ci-incluse que lui adresse du harem chérifien sa fille Rabaha.
Suivait une analyse succincte de la correspondante d’ailleurs très banale. La fille du caïd donnait à son père des nouvelles de sa santé et lui demandait des siennes.
— Que pensez-vous de la commission dont on nous charge ? demanda le commandant tout en continuant de décacheter le courrier.
— La femme qui a écrit cette lettre, répondit Martin, a joué un rôle dans les affaires marocaines de ces dernières années. Son existence servit d’abord à la politique que suivait son père à l’égard du Makhzen. Plus tard, et il n’y a pas de cela longtemps, elle contribua au succès de Moulay Hafid prétendant au trône chérifien.
— Allons dans ma chambre où il fera peut-être moins froid qu’ici, dit le commandant ; nous pourrons plus confortablement causer de ces choses.
Le logement du chef, situé dans une autre partie de la maison d’El Aïdi, avait l’avantage d’être mieux clos et calfeutré de nombreux tapis étendus sur le parquet ou disposés en tentures. Les courants d’air qui rendaient pénible le séjour des autres pièces y étaient matés et le bruit du torrent très assourdi. Martin s’installa dans l’unique fauteuil. Son chef s’assit sur le lit, et s’enferma soigneusement dans son burnous. Martin reprit son récit.
— Il est certain, dit-il, que Moha ou Hammou, le vigoureux adversaire qui nous tient tête aujourd’hui, doit à son alliance avec le Makhzen la puissance et l’influence qu’il acquit sur les tribus de la confédération Zaïane. Lui, homme de siba, chef élu, amrar des assemblées démagogiques, conscient de sa valeur et décidé à s’imposer, il avait su, au moment opportun, faire avec le Sultan un accord où, en échange de sa soumission personnelle, il reçut ce qui lui était nécessaire pour dompter ses farouches compatriotes. On lui donna des soldats dont le Makhzen paya la solde et assura l’armement. En théorie, il devait commander au nom du Sultan à des populations que celui-ci ne pouvait atteindre et régenter d’une façon continue. En réalité, Moha ou Hammou voulait être seul maître dans ses montagnes et il le fut en effet, dès que l’Empire tomba en quenouille aux mains débiles du doux Abd-el-Aziz. Mais il n’en fut rien tant que dura Moulay Hassan, homme de réelle valeur politique et d’une activité guerrière tout à fait remarquable. Celui-ci tint ses promesses, fournit des soldats, des armes, de l’argent. En échange Moha ou Hammou fut obligé de faire le jeu du Gouvernement central, d’entretenir avec lui des relations respectueuses. Maître d’utiliser comme il lui convenait les soldats du Sultan, il n’en subissait pas moins l’ascendant très positif et humiliant pour lui de cette garde payée par un autre et qui conservait à son chef spirituel et temporel, le sultan Moulay Hassan, tout son dévouement et sa vénération. Moha fit certes de grandes choses, mais sous l’égide du Makhzen. Pour ses contributes il cessa d’être l’« Amrar ». On l’appela définitivement le caïd Mohammed ; et ce titre qui lui donna une grande force, lui enleva sa liberté, tout son caractère de chef berbère indépendant. Le peuple commença à le détester. Lui n’hésita pas devant les pires violences pour se faire craindre et, comme il avait besoin de l’appui du Makhzen, il accentua à certains moments sa politique déférente à l’égard du Sultan. Celui-ci d’ailleurs, comptant sur le caïd pour tenir les Zaïane en respect, parcourait les montagnes voisines, passait au Tafilelt, ce qui n’était pas sans inquiéter sérieusement l’âme berbère de Moha. C’est au moment où Moulay Hassan était sur la Moulouya qu’il lui envoya en cadeau la petite Rabaha, alors âgée de douze ans, et dont voici la lettre. Le Sultan confia la fillette au harem de Marrakch où elle grandit. On prétend que Moulay Hassan la destinait à son fils Abd-el-Aziz. Mais celui-ci ne l’épousa point et la Berbère s’étiolait inconnue et oubliée dans la foule féminine de tout âge et de toutes conditions qui encombre les palais impériaux, lorsque Moulay Abd-el-Hafid, khalifat pour le Sud de son frère le Sultan et prétendant à le remplacer, s’appropria Rabaha et l’épousa.
Ce fut un coup de maître. Hafid attachait à sa cause encore chancelante le chef le plus puissant du Maroc central. Avant lui, aucun des nombreux fils de Moulay Hassan n’avait voulu de la Berbère pour femme. Au Makhzen on était encore sous l’impression cruelle laissée par le meurtre de Moulay Sourour, oncle de Moulay Hassan, massacré par les Aït ou Malou avec un détachement qu’il commandait, dur échec au prestige chérifien et qui resta sans punition. On avait horreur des Berbères redevenus, sous le faible Abd-el-Aziz, plus indépendants que jamais. Le geste d’Hafid flatta l’orgueil du Zaïani qui souffrait du peu de goût montré jusque-là pour sa fille par les chorfa. En 1908, Hafid, sultan insurrectionnel proclamé à Marrakch, avait besoin de la consécration solennelle que pouvaient seuls lui donner la ville de Fez et le conseil des Ouléma. Il lui fallait, pour y atteindre, traverser le Maroc encore aziziste, sans compter que la France pouvait d’un geste rétablir les affaires de ce prince très aimé du peuple.
— Ah ça ! dit le commandant, vous me racontez, Martin, le contraire de ce que l’on m’a toujours dit. Hafid n’était-il pas le sultan populaire et Aziz méprisé, détesté ?
— Vous avez lu cela dans les journaux, mon commandant, reprit Martin, voulez-vous me permettre de continuer ? Hafid, disais-je, était loin d’avoir les sympathies dont jouissait son frère et dont beaucoup, malgré les années, lui sont encore fidèles aujourd’hui. Sur sa route vers Fez, il rencontra tout d’abord les troupes françaises qui occupaient le pays des Chaouïa. Nos soldats prirent contact avec la harka de Moulay Hafid et je vous prie de croire que celui-ci n’était guère à son aise, quand les Français, sur un ordre venu de Paris, le laissèrent passer. Mais où pouvait-il aller ? rejoindre par les Zaer la route dite impériale de Rabat à Fez ? Le trajet était long et plein de dangers. Il aurait certainement fallu combattre ou tout au moins imposer le ravitaillement de la harka par les tribus traversées. Et les Zemmour qui ne voulaient pas d’Abd-el-Aziz refusaient énergiquement d’entendre parler d’un autre sultan.
Hafid appela à l’aide son beau-père le Zaïani, qui d’ailleurs ne se dérangea pas tout de suite, mais dont les fils, ses mandataires, guidèrent le sultan marron vers Meknès à travers leur pays. Et, s’il faut en croire la chronique berbère, il s’en fallut de peu que la harka, une riche proie, ne fut « mangée » par les Zaïane.
Bref, Hafid parvint à Fez et vous connaissez la fin de son histoire. Mais cet homme sans foi et sans honte possédait cette particularité de réserver ses pires procédés à tous ceux qui l’avaient aidé. Il ne tarda pas à malmener son épouse, la fille de Moha ou Hammou. Celle-ci, en rude Berbère, riposta par une sorte de : qui t’a fait roi ? rappelant le service rendu par son père au Sultan ingrat.
Rabaha fut chargée sur une mule et conduite à Marrakch. Elle ne sortira plus que morte des harems impériaux où vivent, fort mal, loin de toutes choses extérieures, tant de femmes qui ont eu l’honneur sinon la chance d’y être appelées.
— Fort bien, dit le chef de poste quand Martin eut achevé son récit, mais cela ne justifie pas le soin fâcheux qui m’incombe aujourd’hui de faire passer à notre ennemi la lettre de sa fille.
— C’est un ordre de l’autorité politique supérieure ; il n’y a qu’à s’y conformer, dit Martin.
— Pardon, reprit le commandant du poste, je reste maître des moyens à employer et même de les juger impossibles. Avec l’acharnement continu des Zaïane contre tout ce qui pousse la tête hors de cette enceinte, alors qu’il nous faut souvent une opération militaire pour mettre en place quelques vedettes, croyez-vous que j’aille risquer la vie de mes hommes pour passer une lettre à ces Berbères ? Moha ou Hammou et ses gens sont des bandits avec lesquels je ne veux causer qu’à coups de fusil.
— C’est là, je le sais, votre manière de voir, dit Martin. Je la trouve, pour ma part, insoutenable. Vous avez la responsabilité militaire du poste mais j’ai, moi-même, la charge de vous renseigner sur les choses politiquement opportunes et possibles. Il est fâcheux qu’en cette œuvre commune nous partions chacun de principes différents. Je suis loin de partager vos idées sur les Zaïane, sur leur vieux chef. Ce sont à vos yeux des salopards quelconques dont la ténacité vous retient dans ce bled peu gai. Je vois ici, au contraire, des gens qui tôt ou tard entreront dans le giron clément de la paix française et qui, pour le moment, défendent leur indépendance. C’est leur droit, autant qu’est à nous le devoir de les éclairer, de les attirer…
— Je connais votre marotte, à vous gens de bled, reprit le commandant ; elle a peut-être eu ailleurs le mérite de réussir, mais les conditions sont ici différentes et toute votre politique n’empêcherait pas les Zaïane d’enlever le poste si je n’étais sur mes gardes et énergiquement. Je compte bien leur jouer quelque jour un tour de ma façon ; en attendant, je ne risquerai pas la peau d’un soldat, serait-il mercenaire et indigène, pour donner au Zaïani des nouvelles de sa fille.
— On ne vous demande pas ces risques, dit Martin en prenant la lettre. Je saurai bien la faire parvenir. J’ai des Zaïane en traitement à l’infirmerie. Le premier guéri emportera la lettre et même rapportera la réponse, si l’on veut.
— Voilà, dit le commandant qui s’échauffait, voilà des méthodes que je ne comprendrai jamais. Vous soignez les gens blessés en nous combattant. Vous faites du bien à des misérables qui vous massacreraient froidement si vous tombiez entre leurs mains et qui, à peine guéris, reprennent leur fusil. Je vous dis que nous sommes des poires, des poires ! Je ne sais pas ce qui me retient de faire fusiller toute cette pouillerie de loqueteux quand elle se présente aux barrières pour voir le médecin.
Martin quitta son chef sur cette boutade pour éviter une discussion qui devenait acerbe. Le commandant était d’ailleurs satisfait que l’officier des renseignements se chargeât de la lettre. Excellent homme mais trop soldat, il ne comprenait rien à ce qu’il appelait « les manigances politiques » et il était déconcerté par les idées de Martin, officier rompu aux choses indigènes et qui savait allier à la plus grande énergie militaire toutes les méthodes de pénétration et d’attirance.
Martin rentra chez lui tout attristé de ce qu’il venait d’entendre, mais choqué surtout du mépris ignorant professé par son chef à l’égard des populations qu’il combattait. Sa pensée à lui était bien différente. Il croyait à la nécessité de connaître ses ennemis et d’autant plus qu’ils devaient fatalement devenir un jour des alliés, des aides. Il voulait aussi que l’on sût l’effort accompli par l’idée française dans ce coin de Berbérie particulièrement rude. Il fallait donc, avant que le souvenir s’en éteignît, écrire tout ce que l’on pouvait savoir de ces populations, de leur histoire, de leur vie intime, de leurs capacités économiques, agricoles et pastorales. Il savait que rien n’est venu jusqu’à nous du passé de ces tribus dont l’origine seule, et encore bien vaguement, se discerne à la faveur de spéculations ethnographiques.
Sur leur histoire contemporaine le jour s’était fait peu à peu dans son esprit par de longues et patientes enquêtes, par ses conversations journalières avec les indigènes. Il avait compris que toute la vie des Zaïane du dernier demi-siècle avait évolué autour des faits et gestes d’un homme, le vieux Moha ou Hammou, l’« Amrar ». Il s’était efforcé déjà de retracer le début de sa carrière[13]. La lettre de Rabaha, placée devant lui, sous sa lampe de travail, évoqua à son esprit les belles années de vigueur du fameux chef berbère. Et parce qu’il était convaincu en les retraçant de faire œuvre profitable et juste, il résolut, ce soir-là, d’utiliser ses documents et de dire ce qu’il savait.
Et, sans plus tarder, il se mit à écrire le récit qui va suivre.
Vers la mi-été de l’an 1910, Moha ou Hammou quitta le haut val de Djenan Immès pour descendre vers El Qantra, le pont, devant Khenifra naissante. A cette époque, le douar du caïd n’avait pas encore l’importance qu’il prit plus tard lorsque ses fils, devenus grands, entourèrent, encadrèrent de leurs tentes celles du chef leur père.
Le campement de Moha comportait tout d’abord sa grande khima personnelle, aux lourdes bandes noires tissées de laine et de poil de chèvre, demeure traditionnelle conforme à ses goûts et qu’il ne quitta jamais. Démontée, il fallait quatre chameaux et deux mulets pour l’emporter. A côté, chose nouvelle alors en ces parages indépendants, on dressait la kouba makhzen, tente ronde au toit conique dont la toile blanche portait en noir ces ornements spéciaux ressemblant à des carafes ventrues et qui sont l’insigne de tous ceux qui, peu où prou, commandent au nom du Sultan. Le chérif couronné d’alors, Moulay Hassan, avait écrit en la lui envoyant :
« Qu’elle soit pour toi signe de bonheur et de prospérité. Qu’elle se dresse claire et joyeuse auprès de ta demeure protégée par Dieu. Reçois-y avec amitié mes envoyés fidèles, mes caïds intègres ; exerce sous sa coupole la saine justice aux bons et aux mauvais. Enfin, sur son seuil bien orienté vers la noble quibla, fais en mon nom la prière agréable à Dieu, à ce Dieu dont je témoigne qu’il est seul et seul digne de louanges ! »
Moha n’a jamais manqué de dresser la kouba insigne de son autorité. Il y mettait à couvert ses bagages encombrants. Jamais personne ne l’a vu prier, là ou ailleurs.
Immédiatement auprès de la tente du chef, on dressait celle occupée par l’épouse du moment. C’était cette fois la Fassiya, femme d’origine vulgaire qu’il avait ramenée d’un voyage à Fez et qui garda sur lui un empire assez prolongé. Continuant le grand cercle du douar, se dressaient les tentes des épouses à qui la maternité avait donné droit définitif de cité et d’honneurs. Il y avait là déjà à cette époque, et entre autres, Itto, mère de Haoussa, l’aîné des fils de Moha, Hennou, mère d’Hassan. A l’opposé de la tente du chef et fermant le cercle, étaient établies celles du cousin germain Bouhassous, fils du vieux Ben Acca, fidèles compagnons, soutiens de la fortune de Moha et dont celui-ci ne se séparait jamais.
Cette organisation patriarcale vint à donner au douar de Moha ou Hammou une force et une cohésion singulière. Ses nombreux mariages féconds multiplièrent ses gardes du corps issus de son sang, ayant chacun leurs gens, leurs clients, respectueux et soumis comme eux aux volontés du caïd, vigoureuse ruche guerrière soigneusement armée, entraînée par son chef, outil parfait et mobile de domination sur les mouvantes peuplades de la confédération.
On appelle ces gens les Imahzan, ou encore les Aït Akka, du nom de l’ancêtre Akka, grand-père commun de Moha et de son allié Bouhassous. Quant au mot Imahzan il semble provenir d’un ancêtre éponyme : Amahzoun, dont le souvenir n’est plus très net en tribu.
Moha avait de sérieuses raisons de quitter, malgré la chaleur torride, les grands ombrages de son campement normal d’été pour s’installer dans la plaine roussie, devant Khenifra. La petite bourgade devenait très rapidement populeuse et commerçante. On s’y rendait de tous côtés. Les marchands de Boujad y avaient installé des boutiques où ils vendaient la cotonnade et la bimbeloterie importées. Les gens de Fez, réunis en un quartier séparé, y avaient leurs comptoirs. Tout ce monde trafiquait, gagnait de l’argent ; le marché était libre, sans taxe aucune. Mais personne ne commandait, des scènes de désordre s’étaient déjà produites. Les clients berbères de la jeune Khenifra inquiétaient les étrangers par leurs instincts pillards, et risquaient de détruire dans son germe un centre commercial naissant dont toute la montagne devait vivre et dont Moha comptait bien tirer de larges profits.
Le caïd voulait mettre ordre à tout cela. Mais d’autres préoccupations encore l’amenaient à Khenifra. Les soldats à lui confiés par le Sultan montraient, depuis quelque temps, peu de bonne volonté. Certains ordres de Moha ou Hammou n’avaient pas été exécutés. Ces allures d’indépendance le gênaient et l’humiliaient. La cause du changement survenu dans l’esprit des soldats ne lui échappait pas. L’autorité du sultan Moulay Hassan semblait définitivement reconnue dans toute la partie du pays que les Berbères appellent le Gharb, c’est-à-dire tout ce qui n’est pas leurs âpres montagnes. Des nouvelles importantes couraient sur les marchés, dans les douars. Le Sultan, disait-on, allait se rendre au Tafilelt, berceau de la dynastie et y restaurer l’autorité chérifienne. Il lui fallait pour cela franchir les deux Atlas, couper en deux le monde berbère, accomplir ce qui n’avait pas été fait depuis Moulay Ismaël.
Les soldats savaient tout cela et se plaisaient d’ailleurs à le répandre. Le caïd reha, leur chef, convoqué à Fez, avait vu le Sultan, reçu ses instructions, rapporté des munitions, de l’argent. Le Makhzen donc en ce temps-là était fort et les soldats qui le représentaient devenaient arrogants. Ils cachaient de moins en moins le sentiment qu’ils avaient de leur supériorité sur les populations sauvages dont ils faisaient en somme la police, pour le compte de leur maître, Sidna Moulay Hassan le victorieux.
Si Moha avait tout ignoré des événements qui se préparaient, l’attitude des soldats du Sultan détachés auprès de lui l’eût renseigné. Inquiet, blessé dans son orgueil, il lui fallait pourtant temporiser avec ces prétoriens à la solde d’un autre. Il en avait besoin. A l’époque où Moulay Hassan se préparait à sa grande expédition, les fils de Moha étaient encore jeunes, et son clan qui devait plus tard suffire à dominer les autres n’aurait pu seul en venir à bout. Il y avait donc chez les Zaïane une situation intérieure tout à l’avantage du Sultan. La force militaire du Makhzen eût été impuissante à permettre l’immense randonnée, mais une politique prévoyante y avait aussi longuement travaillé. Et Moha sentait bien que le viol des libertés berbères, auquel il allait assister, était le prix de l’aide qu’il avait demandée lui-même à Moulay Hassan, le douloureux résultat de son alliance et de sa soumission. Sans la neutralité absolue de la confédération des tribus Zaïane maîtrisées par la poigne du caïd Moha ou Hammou, Moulay Hassan n’aurait pu, en effet, songer à franchir le Moyen Atlas. Partant de Fez, il comptait gagner la Moulouya en passant sur les fractions sans cohésion des Aït Mguild. Il lui fallait pour cela être sûr de ses flancs tenus à l’est par les hordes du Djebel Tichiouq, à l’ouest par les redoutables tribus Zaïane. Son alliance avec Moha d’une part, avec les Aït Youssi de l’autre, lui donnait de chaque côté la sécurité. La mehalla chérifienne marchant vers le sud ne serait pas insultée. C’est tout ce que demandait le Sultan qui n’avait pas l’intention de revenir par le même chemin.
Moulay Hassan a mis en effet largement en pratique le système des randonnées circulaires, celles qui présentent le moins de chance de trop durs combats. Il avait évidemment appris ou constaté que les tribus berbères, lentes à s’ébranler comme les individus y sont lents à réfléchir, n’attaquent jamais qu’au retour les forces obligées de traverser deux fois leur territoire. Dans toute l’histoire de la dynastie chérifienne, les grands échecs militaires ont toujours eu lieu durant des marches de retour vers les capitales. Le Berbère est incapable de résister au désir fou qui le prend de pourchasser les troupes qui s’éloignent de chez lui. C’est un pays d’où il ne faudrait pas être obligé de s’en aller. C’est par excellence le pays « à engrenage ». L’histoire de nos campagnes en Berbérie en fait à nouveau la preuve. Et il y a, dans cette manière d’agir des montagnards, autre chose encore que l’irrésistible plaisir de reconduire à coups de fusil des gêneurs. Une tribu, en effet, qui aura accueilli pacifiquement une troupe de conquérants sera irrémédiablement prise à partie et mangée par les autres tribus, quand l’étranger s’en ira. Il lui faut donc donner des gages en attaquant ceux qui la quittent, guider même le rameutage acharné des hordes voisines et cela explique tout le danger qu’il y a pour une colonne au moindre recul même momentané. Cela fait comprendre aussi cette condition qui paraît étrange, mais si souvent posée par les djemaas dans les palabres politiques : « Nous voulons bien vous accueillir en tel point, mais si vous y arrivez il ne faudra plus vous en aller. »
Le caïd Moha ou Hammou tenait donc à reprendre en main les soldats qui s’émancipaient. Il voulait aussi s’entretenir avec leur chef. Celui-ci, sans nul doute, devait rapporter de Fez des nouvelles intéressantes et probablement des ordres du Makhzen. Il avait enfin un autre but moins politique. La fille d’un caïd mia des soldats lui avait plu. Il la voulait pour femme et, avec cette énergique volonté qu’il mit toujours à satisfaire ses penchants, il venait demander cette fille et la prendre.
Le douar du chef s’était installé sur la rive gauche de l’Oum er Rebia, à quelques centaines de mètres du pont, devant Khenifra. Les tentes étaient disposées en un grand cercle sur un terrain incliné vers l’oued. Celle de Moha, placée au point le plus élevé, les dominait toutes. Sans sortir de la khima, le maître voyait la bourgade, le pont, le gué qui y accèdent et aussi la lourde casba qu’il se réservait et dont une nombreuse équipe de maçons et de manœuvres élevait les murs.
Un soleil ardent tombait sur toutes choses dans ce fond de vallée où la réverbération des hautes falaises du Bou Hayati aggravait la chaleur. Dans l’air étouffant s’élevait le bruit du torrent emporté sur son lit de basalte. On entendait aussi parfois le chant des maçons sahariens qui, à grands coups, damaient le pisé des murailles de Moha.
La tente du caïd était plus vaste et un peu plus haute que ne le sont d’habitude celles des Zaïane. Mais la disposition intérieure était celle de toutes les tentes berbères naturellement divisées par leurs supports en deux parties : la droite, pour l’arrivant, réservée au maître du foyer, la gauche aux femmes, aux domestiques, aux travaux de ménage. Le fond, placé contre un gros rocher sur lequel on mettait la nuit un homme de garde, était garni de bagages et de selles bien entassées formant un mur qui montait jusqu’à la toile sans la toucher. La cloison médiane était faite de nattes tendues entre les deux forts supports du faîte. Des caisses, des chouaris en paquets, empilés contre cette séparation, achevaient d’isoler la chambre dont le sol était garni de nattes et de tapis. De lourds matelas, des coussins carrés formaient l’ameublement, le tout rangé de façon à ménager un espace libre au centre de la pièce et jusqu’à l’entrée. Deux lignes de paillassons soutenus verticalement par des piquets masquaient celle-ci et formaient à la demeure un couloir d’accès en chicane.
Le grand douar était campé là depuis la veille. En cette heure la plus chaude du jour, le caïd Moha fils de Hammou reposait au fond de sa tente. Sa forte personne couchée sur matelas et coussins disparaissait entièrement dans un grand selham noir qui lui enveloppait les pieds et dont le capuchon, rabattu sur les yeux, laissait voir seulement du visage un menton carré, un peu brutal, encadré d’un collier de barbe noire où déjà quelques fils blancs tranchaient.
La Fassiya, femme du caïd en ces jours-là, était assise par terre tout près. Elle s’accoudait sur un grand coffre à puissante serrure, le coffre particulier du maître ; car c’était une prérogative très recherchée, réservée successivement à celles qui détenaient plus ou moins longtemps la place, de pouvoir s’asseoir sur le sendouq du caïd et parfois de jouer avec le contenu. La Fassiya tenait un éventail en feuilles de palmier nain dont elle se servait pour chasser les mouches. Elle regardait tour à tour le chef endormi, son jeune fils Miammi qui nonchalait sur le tapis et un petit chamelon blanc familier qui, engagé dans le couloir d’entrée, poussait gauchement son cou plat entre les deux nattes pour attraper des bribes qu’une main lui jetait du compartiment des femmes.
La Fassiya riait découvrant des dents blanches, seul attrait d’un visage sans charme et déjà fané. Tout cela se passait en grand silence, sous la tente chaude, où n’arrivaient du dehors que les aboiements lointains des chiens de douar ou l’ébrouement des chevaux rangés aux piquets devant les tentes. Un bruit étouffé de gens au travail s’entendait derrière la cloison de nattes.
Il y avait là, en effet, deux femmes qui pétrissaient de la pâte dans de grands plats en bois. Alternant à ce labeur pénible, chacune d’elles s’acharnait sur la lourde matière, puis, son effort épuisé, lançait la chose dans le plat de l’autre qui à son tour reprenait. L’une était une servante âgée, l’autre une fille d’une douzaine d’années, robuste, élancée et, par la force et le geste, presque une femme.
C’était Rabaha, fille de Moha et de Mahbouba des Aït Ihend. Le caïd avait épousé celle-ci à l’époque où il n’était encore que l’amrar, le chef élu, de quelques peuplades Zaïane.
Rabaha n’était pas une beauté, maïs elle avait des traits réguliers, énergiques, dans un ovale correct accentué d’ailleurs par deux petites nattes de cheveux tressés à plat qui dessinaient le contour du front, longeaient d’une courbe les tempes et disparaissaient par-dessus les oreilles sous la nuque. Son teint fortement hâlé tempérait de grands yeux noirs comme sa chevelure, comme ses sourcils.
En cette heure de travail pénible, sous la tente surchauffée, elle était vêtue seulement d’une chemise de laine serrée à la taille et dont le tissu par place plaquait à son corps ruisselant. De vastes manches retroussées jusqu’aux épaules sortaient ses bras brunis, déjà solides.
Tandis que la domestique plus entraînée travaillait assise, Rabaha se tenait à genoux et penchée sur le pétrin, pour ajouter tout son poids à la force de ses mains meurtrissant la pâte. Toute sa souple personne, contribuant ainsi à l’effort, ondulait de la croupe à la nuque à chaque mouvement des poignets. C’était une belle image de l’être humain en pleine nature travaillant son pain à la sueur de son front.
Leur tâche achevée, Rabaha et la servante regagnèrent la khima voisine où elles vivaient. Là blotties dans un coin familier, étendues sur une natte, visage contre visage, à voix basse elles reprirent une causerie interrompue.
— Ma tante Itto, ne t’ai-je pas bien aidée pour la pâte ? dit Rabaha.
— Oui, répondit la servante, mais ce n’est pas là un travail pour la fille du caïd.
— Triste fille, reprit Rabaha, il ne s’occupe guère de moi… La Fassiya est seule maîtresse aujourd’hui, as-tu vu ses bracelets d’or ? Et Miammi son fils ? Le caïd des soldats lui a apporté de Fez un caftan de drap vert. Il n’y en a que pour elle et son rejeton.
— D’accord ! Mais qu’en sera-t-il demain ? dit la vieille. Crois-moi, être femme du caïd, ce n’est pas grand’chose ; être fils ou fille du caïd, c’est infiniment mieux. Pour un chef comme lui, la descendance seule importe ; elle soutient sa force et l’enrichit. Son cœur d’ailleurs est vagabond comme l’esprit des gens de notre race : on laboure un champ ; la récolte faite, on pousse plus avant les tentes, les troupeaux et l’on choisit une terre nouvelle pour ensemencer.
— Tu parles, dit la fillette sérieuse, comme le fquih de Sidi Ali. Où as-tu appris cela ? Il est vrai que tu es vieille, tante Itto ; tu peux aller et venir sans la permission de personne ; tu entends tout, tu connais tous les douars et les chemins de la montagne et de la plaine… Je t’aime, tante Itto ; sans toi j’aurais perdu jusqu’au souvenir de ma mère. Quand pourras-tu encore lui porter de mes nouvelles ? et puis, ajouta-t-elle très bas, tu m’avais promis de me dire un jour la cause de son absence. Où est-elle cachée ? Pourquoi ne puis-je la voir ?
— L’ordre du caïd, dit la vieille, a jeté le silence sur ces choses. J’ai redouté longtemps ton imprudence, mais tu es grande aujourd’hui ; si tu me promets… songe à ce que je risque !… donne ton oreille.
L’enfant se rapprocha de la vieille et lui passa le bras autour du cou, feignant de vouloir s’endormir sur son sein. Et ainsi, bouche contre oreille, très bas et vite la servante raconta l’histoire de Mahbouba des Aït Ihend.
— Tu connais Sidi Ali, le saint, qui habite là-haut… Quand on a dépassé El Kebbab, on prend à gauche le sentier des chorfa de Tabquart, celui qui passe à la source où il n’y a pas de tortues ; l’eau est trop froide… Sidi Ali, c’est le grand ennemi de ton père l’amrar. Moi je dis l’amrar, tu sais, parce que je suis vieille. Vous autres vous dites le caïd et avez peur de lui… Sidi Ali est le maître des choses dans toute la montagne. Il a le livre de Sidi Bou Beker son aïeul qui dit le passé et l’avenir. Sidi Ali est un saint ; il parle avec Dieu, le sultan des saints, et tu ne peux pas le regarder sans que les yeux te cuisent tout de suite, c’est un fait. Ton père veut être le maître aussi, mais par la force. Sidi Ali est l’homme de la prière, Moha l’homme de la poudre. Pourtant ils se ressemblent tous les deux par leur goût pour les femmes. Dieu les a faits ainsi, il n’y a rien à y reprendre.
Le caïd donc, ayant vu la femme de Sidi Ali, l’a désirée. Il a trouvé le moyen de le lui faire savoir par ce Brahim, l’Islami, que Sidi Mehdi l’aveugle ! et un jour qu’elle était soi-disant en quête de glands doux, elle s’écarta exprès ; quatre hommes l’enlevèrent et la portèrent ici.
Ta mère est orgueilleuse et jalouse, elle n’a pas accepté l’associée ; elle a fait une scène violente, malgré toutes les bonnes paroles du caïd et tout ce qu’il lui donna, selon sa coutume, une tente, des animaux, des serviteurs pour elle et pour toi. Cela dura toute une journée et le soir la pauvre se calma et parut accepter sa belle place dans le douar. Mais, la nuit venue, elle s’enfuit. On ne s’en est aperçu que le lendemain. Fille des Aït Ihend, elle connaissait parfaitement le pays. Elle arriva très vite chez Sidi Ali, lui raconta comment sa femme était chez Moha. Le marabout parle très peu. Il peut rester un an sans parler. Il a dit simplement : « Dieu m’en donne une autre », et il a pris ta mère, rendant ainsi à son ennemi la pareille.
Rabaha lâcha le cou de la servante et se dressa à demi sur un coude. La vieille vit son front plissé, ses lèvres pincées.
— Moi aussi, dit l’enfant, j’irai chez Sidi Ali, je rejoindrai ma mère.
— In cha’llah, si Dieu veut, dit la servante.
L’heure brûlante était passée. Au déclin du soleil, le vent se leva et de gros nuages de poussière rouge s’envolèrent de la plaine embrasée. D’Adekhsan à Khenifra, du djebel Trat au Bou Guergour, ce fut une valse endiablée de nuées opaques et chaudes tournoyant dans la cuvette encerclée, se heurtant, se pénétrant. Les tourbillons dressaient au ciel des colonnes qui s’écroulaient, puis repartaient en girations folles pour aspirer encore de la terre rouge et avec elle tous les déchets du sol, feuilles, herbes flétries, paille et orge des animaux, lambeaux d’étoffe arrachés au douar. Le sable cinglait, entrant sous les tentes, dans les petites maisons de la bourgade, aveuglant les gens, séchant les lèvres. Exaspérés, les chevaux à l’attache virevoltaient sur leurs membres entravés pour offrir la croupe tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, au fouet des trombes pulvérulentes. Un troupeau de bœufs affolés traversa la plaine, se jeta dans le gué. Là, ces bêtes se laissèrent choir, la tête seule hors de l’eau, trempant de temps à autre leurs mufles où la terre rouge collait.
Puis cela cessa tout d’un coup ; une fraîcheur relative s’épandit ragaillardissant les êtres. Et il sembla que le grand douar s’éveillait. Les chevaux hennirent demandant l’abreuvoir, des théories de femmes sortirent, la cruche sur les reins, pour aller au fleuve, tandis que, à coups de maillet, les jeunes gens et les vieilles femmes assuraient, replantaient les piquets des tentes ébranlées ou effondrées par la bourrasque.
Tout au début de celle-ci, un homme s’était présenté chez Moha ou Hammou. Les domestiques qui attendaient au dehors le réveil du maître le connaissaient ; il s’assit parmi eux, près de l’entrée. Quand la tornade se déclara, il aida ces hommes à maintenir la tente que le vent secouait et cherchait à enlever ; puis, la tempête calmée, il entra tout droit chez le caïd.
Brahim el Islami avait ainsi des ces familiarités avec le chef. Comme son nom le fait comprendre, c’était un juif converti à l’Islam. On le disait originaire de Boujad. C’était plutôt un de ces juifs montagnards robustes et sauvages qui vivent chez les Berbères du Grand Atlas et qui seuls, de leur race, peuvent donner aujourd’hui une idée approchée de ce que furent les Beni Israël, en leurs diverses servitudes de l’antiquité sémite. Cet Abraham devenu Brahim, vêtu comme les autres Berbères, avec une pauvreté d’ailleurs feinte, n’avait rien qui le distinguât des Zaïane, sauf certains traits de son visage, une démarche un peu plus molle et un langage plus chantant et zézayé.
Il était le confident, l’agent secret pour affaires compliquées, le familier de Moha. Il était son conseiller aussi pour tout ce qui avait trait aux vilenies intimes, au triste fond de l’âme humaine.
Il y gagnait pas mal d’argent qui s’en allait, en effet, à Boujad dans la plus juive des maisons badigeonnées de nila, aux mains jaunies, mais si fermes encore de sa vieille mère. Tout cela se faisait en grand secret, par crainte des rabbins préleveurs de dîmes, du sid toujours en quête d’éponges à presser, des juifs si haineux aux juifs. Et quand parvenait au caïd Moha la dénonciation de se méfier du faux musulman, il répondait :
— Tant mieux s’il est bien juif ! Je suis sûr qu’il ne me tuera pas.
Ce fut en effet, dans ses années de vigueur, une faiblesse singulière chez cet homme énergique d’être hanté par la crainte d’un assassinat. Pendant longtemps, Brahim fut le seul homme avec lequel il consentit à causer sans témoin.
Moha avait aussi la crainte d’être empoisonné par des vêtements imprégnés d’un venin subtil. Ses belgha, son linge de corps lui étaient fournis par un unique marchand de Fez connu de lui seul et de son factotum juif. Cette hantise lui vint, dit-on, de ce que Sidi Ali, son voisin et ennemi, avait subi une tentative d’empoisonnement qui provoqua une violente et douloureuse éruption de tout l’épiderme. Mais il faut ajouter que Moha était généralement soupçonné d’avoir voulu supprimer ce dangereux concurrent à la suprématie en montagne.
Brahim revenait donc ce jour-là d’accomplir une mission délicate. Quand il entra sous la tente, il s’assit près de l’entrée, sous l’œil du maître, et attendit. Il y avait là plusieurs femmes et hommes s’empressant à mettre de l’ordre dans la demeure du chef violemment secouée par la tornade. L’épaisse toile de laine et de poil de chèvre était intacte, mais ses battements puissants avaient ébranlé les grands supports, arraché des piquets et fait écrouler le mur de choses empilées qui garnissait un côté de la chambre. Le caïd, qui eut toute sa vie des habitudes de nomade invétérées, considérait ce remue-ménage d’un œil placide et donnait à ses gens des indications. La Fassiya et Hassan, fils de Moha, accouru à la rescousse au plus fort de la bourrasque, s’empressaient d’aider le chef à changer ses vêtements couverts de poussière rouge.
Le caïd enfin reprit sa place, tandis que les hommes, les femmes s’en allaient leur tâche terminée. Sur un geste, l’épouse disparut emmenant son fils, et Hassan la suivit. Ils avaient vu d’ailleurs le Brahim accroupi, silencieux, près de l’entrée. Ils savaient qu’à ses conversations avec cet homme le caïd ne voulait pas de témoin. Le vide fait, l’émissaire s’approcha du Zaïani.
— La route fut pénible, dit Brahim, mais j’ai appris, je crois, tout ce que tu voulais savoir. On connaît parfaitement en tribu les projets de voyage du Sultan.
Brahim avait en effet été chargé de parcourir les tribus voisines, d’y étudier l’effet produit par l’annonce de la grande harka, de scruter les intentions de la masse berbère qui de l’oued Dades à l’Oum er Rebia, à la haute Moulouya, furieusement jalouse de son indépendance, formait un bloc résistant, difficile à atteindre ou à dissocier, intact jusqu’à ce jour de toute emprise étrangère.
D’après ce qu’il allait apprendre de son espion et ce qu’il entendrait du caïd des soldats qui revenait de Fez, Moha comptait régler sa conduite, peser l’intérêt qui l’attachait encore au respect de son serment d’allégeance, déterminer enfin toute sa politique.
— Dis ce que tu sais, fit-il.
— Voici : je suis parti par l’oued, vers le couchant. Ma première nuit se passa à Tameskourt où des gens venus de Meknès ont raconté devant moi des histoires terribles… pour des enfants. Le Sultan aurait reçu une grande quantité de canons et viendrait venger sur les Aït Ishaq, les Ichkern, les Aït Soqman le meurtre de son parent… tu sais bien, Moulay Sourour qui a été tué par là il y a cinq ans.
Le lendemain, continuant ma route, j’ai laissé de côté la plaine où tout est cuit et gagné la montagne d’El Kebab par Tineteghaline. Le pays est vide ; les enfants sont plus haut encore, car il fait très chaud ; avec cela, ils ont brûlé tous les chaumes depuis l’oued Serou jusqu’au pont des Tadla. Après les pluies, il y aura là de bonnes terres, sais-tu ?
Sidi Ali était à Toujjit, avec ses serviteurs campés autour de lui. Il y avait là quatre djemaas des Aït Soqman avec beaucoup de monde, des Ichkern, des Aït Ishaq. Sais-tu que Sidi Ali donne l’ouerd derqaoui ?
— Cela m’est égal, ce sont des singeries ; continue.
— Ces singeries feront de tous les singes tes ennemis. Mais je poursuis en te citant les Aït Ihend qui sont à toi, je pense ?… C’est ce que je me disais ; sache qu’ils ont reçu de Sidi Ali un moqaddem qui leur fait la prière. Je n’ai pas eu besoin d’aller plus loin ; la montagne était là, entière, en ziara auprès du marabout. Depuis Toujjit, en passant par Arbalou, jusqu’à Tounfit, c’est un immense taallemt[14] de tribus. Les Aït Soqman en ont profité pour s’étaler un peu chez les Aït Omnasf. Il y a eu des coups de fusil. Mais chaque bagarre profite au saint qui arbitre. Les tellis d’orge et de blé s’entassent dans la demeure d’Arbala. Il en vient même de tes tribus.
[14] Rassemblement de tribus pour discuter des choses de guerre.
— Tu l’as déjà dit, je sais cela. Continue.
— Tout ce rassemblement facilité d’ailleurs par la saison, tous ces hommages au marabout sont provoqués par la crainte du Makhzen. On vient demander à Sidi Ali son avis sur la conduite à tenir. Le saint, selon son habitude des circonstances difficiles, est tombé en extase ; il est muet. Ses serviteurs l’ont installé sous ce grand cèdre… celui qui marque la limite des trois tribus Aït Yahia, Aït Ihend, Aït Soqmane. Il est assis sur des tellis de grains, le dos contre l’arbre. Il a les yeux ouverts sur toute la plaine de la Moulouya en bas, vers l’Orient. Sa figure jaune est tirée. Ses cheveux tombent sur ses épaules. Des femmes accroupies, immobiles, l’entourent prêtes à le servir. L’une d’elles lui a noirci de henné cette bosse qu’il a sur le front. Il est terrible à voir. Je pense qu’ainsi devait être notre Seigneur Moussa quand il reçut de Dieu la Loi sur le djebel Sina.
— Juif ! tu t’es laissé impressionner aussi ?
— Non… tu as tort de ne pas m’écouter ; cet homme est puissant et sa force causera ta faiblesse, si tu n’y prends garde.
— Allons, je t’écoute ; que s’est-il passé ?
Cela dura quatre jours ; la nuit, ses gens l’emportaient dans sa tente pour le remettre le lendemain contre l’arbre. A la fin, tout le monde était fou. Les femmes se roulaient par terre devant lui en le suppliant de parler. Les hommes étaient fous comme les femmes. On se battait. Les Aït Mguild chez qui, en somme, ces gens campaient, étaient furieux, exigeants. Enfin Sidi Ali reçut la nuit, en grand secret, un courrier expédié aux nouvelles. Il apprit de cet homme l’itinéraire de la harka chérifienne. Les tribus qu’elle doit traverser sont déjà prévenues d’expédier au-devant du Sultan la beïya, leur acte de fidélité et des cadeaux. On sait ainsi qu’il va au Tafilelt par les Aït Izdeg. Il évitera de venir par ici. Le courrier c’est Haddou des Ighesroun ; il me doit de l’argent. Il avait été chambré, mais j’ai pu le voir… grâce à Mahbouba…, la mère de ta fille Rabaha.
— Ah ! tu l’as donc vue ?… mais nous causerons de cela tout à l’heure, dit le caïd.
— Le lendemain, vers le milieu du jour, le saint parla et ses paroles volèrent de bouche en bouche jusqu’aux plus éloignés. Il dit : « Je n’ai pas vu le signe… Mon heure n’est pas venue… Dieu retient mon bras. » Et en effet les femmes qui l’entourent avaient remarqué, durant son extase, que son bras droit était mort. « Rentrez dans vos douars, ajouta Sidi Ali… que la paix soit parmi vous, parmi vos enfants, vos femmes, vos troupeaux… soyez toujours prêts… nul autre ne sait l’heure que mon aïeul Sidi Boubeker… je veille… L’aigle sur le rocher regarde au loin ce qui se passe… il est sans crainte. »
— Ce vilain hibou se compare à un aigle ! dit Moha méprisant ; puis il conclut : ce qui importe est que ses gens vont rester dans l’expectative hostile. Ils ne feront pas de démarche vers le Sultan.
— Ils n’en feront pas.
Moha resta un moment silencieux, puis brusquement demanda :
— Et maintenant, parle de la femme.
— Oui, j’ai vu Mahbouba, mère de ta fille Rabaha. Tu sais d’ailleurs que je l’ai rencontrée souvent. Elle tenait à avoir des nouvelles de sa fille et maintenant plus encore. Car ce qui devait être a été. Mahbouba est délaissée ; une autre, puis une autre ont pris sa place. N’ayant pas enfanté, elle est reléguée parmi les femmes infécondes. La colère et les regrets la rongent. Elle fut ici orgueilleuse, mais là-haut, chez son saint homme d’époux, il n’y a pas de place pour une femme acariâtre. Elle fut écartée et s’est mal conduite. Il ne lui reste plus qu’à fuir de là aussi. Mais elle ne peut rentrer dans sa tribu des Aït Ihend où ta colère et celle de Sidi Ali pourraient la joindre. J’ai donc saisi la confiance de cette femme troublée. Elle m’a beaucoup servi à me faufiler partout où ton service l’exigeait. Elle m’a ouvert son cœur et confié ses secrets. Mahbouba veut passer chez les Aït Mguild qui transhument vers le nord et gagner avec eux la plaine à l’approche de l’hiver. Mais elle tient à ravoir sa fille et — ici le misérable ralentit son discours pour en juger l’effet — et je suis chargé de prévenir l’enfant, de lui indiquer le rendez-vous où elle doit retrouver sa mère. Je t’en avise. Qu’en penses-tu ?
Brahim regarda le caïd, attendant un compliment. Moha, accoudé, le menton dans sa main, pose habituelle de ses réflexions, avait écouté les yeux dans le vague. Quand son espion cessa de parler il tourna légèrement vers lui un visage où nulle impression n’apparaissait et dit :
— J’ai compris. Retire-toi, pour le moment. J’attends d’autres visiteurs.
L’homme se leva. L’incertitude où son maître le laissait de sa satisfaction le troubla. Il sortit à reculons, incliné en posture servile. Moha vit cette gêne et une gaîté lui en vint. Il eut un éclat de rire et cingla de ces mots son courtisan :
— Allons, redresse-toi ! Sois comme tout le monde. Tu oublies que tu es devenu libre.
Brahim s’éclipsa, l’audience continua et Hassan fils de Moha vint s’asseoir auprès de son père.
Alors entra dans la tente Si Qacem el Bokhari, caïd des soldats du Makhzen. C’était un homme dans la force de l’âge, portant beau. Demi-nègre, il appartenait à la descendance de cette tribu militaire dite des Bouakhar créée par le grand sultan Moulay Ismaël et dans laquelle, depuis deux siècles, les chorfa couronnés ont trouvé leurs meilleurs serviteurs et de vigoureux soldats. Qacem était de ceux qui, dans leur correspondance, s’intitulent Abd Sidi, esclave de mon Sid, et, dans leurs actes, poussent l’obéissance aux ordres du souverain aussi loin et aveuglément que le peut exiger la plus despotique fantaisie. L’âme de ces gens a gardé l’empreinte donnée à celles de leurs pères par l’incroyable fureur sanglante qu’exerça sur son peuple cet Ismaël, contemporain de Louis XIV et ancêtre des sultans actuels.
Le caïd qui revenait de Fez se présenta devant Moha revêtu du costume d’apparat que lui avait donné le Sultan. Il avait donc un pantalon bouffant d’un rouge inusité, une veste courte du même, soutachée d’or et de soie verte, ensemble inattendu, opposé à toute mode mograbine, premier essai d’importation qui faisait prévoir les extraordinaires caïd’s dress dont, quelques années plus tard, l’humour politique et commercial des Anglais bourra jusqu’au faîte, à des prix fous, les magasins du pauvre Abd-el-Aziz.
Cet uniforme effarant se complétait d’un sabre à fourreau de cuir, à poignée de corne dont la bretelle croisait, sur la poitrine, le cordon de soie verte auquel pendait le Qoran dans sa gaine de cuir brodé. Qacem avait mis sur le tout le beau selham de laine blanche cher à tous ceux du Makhzen et coiffé le bonnet rouge qui émergeait en pointe d’un turban épais, bien serré et lisse d’étoffe blanche aussi. Ainsi vêtu et suivi à distance par la population du douar qui n’avait jamais vu chose pareille, le caïd des asker arrivait tout imprégné d’importance, suant d’ailleurs à grosses gouttes sous cette livrée dont il n’avait pas l’habitude.
En le voyant, Moha subit une impression pénible. Il eût voulu rire, il n’osa pas. L’aspect du caïd, si étrange pour ses yeux de montagnard, le troubla. Il eut la vision importune de ce que représentait cet homme : une puissance ennemie, organisée, riche, qui de loin l’étreignait peu à peu. Il aimait, il estimait le caïd Boukhari qui lui avait rendu maints services. Il eut la sensation très nette et cruelle que ce fidèle serviteur ne travaillait pas pour lui mais pour un autre ayant des choses une conception différente de la sienne, un autre qui avait à sa solde une quantité de gens dévoués, comme celui-là, des gens à bonnets pointus, à vêtements bizarres. Quand il était allé lui-même à Fez voir le Sultan, il n’avait pas eu, au cours des fêtes et des réceptions, l’opprimante impression que lui causait cet homme rouge, blanc, vert, drôle, mais fort, intangible, surgissant chez lui, sous cette tente, dans son bled, au beau milieu de la plaine farouche où il croyait régner seul, à l’abri de ses montagnes, de leurs grandes forêts, de leurs profondes crevasses, pays qu’il adorait pour toute sa sauvagerie, de toute la force de son âme sauvage. Jamais il n’avait autant senti la fragilité de son indépendance qu’en voyant arriver en ambassadeur, habillé comme un babarayou[15], son ami, le nègre, le simple et complaisant Ba Qacem, le père Qacem des soldats du Makhzen.
[15] Perroquet.
Tout cela traversa l’esprit, étreignit le cœur de Moha dans l’espace très court qui s’écoula entre l’entrée du caïd et le moment où pompeux, la main sur le cœur, il salua :
— Es Salamou alaïkoum.
Le Zaïani s’était déjà ressaisi et, sûr de soi, un peu mécontent même de sa faiblesse passagère, il accueillit cordialement le visiteur qui s’assit sur un coussin en face de lui. Il y eut un long échange de politesses. L’homme du Makhzen restait solennel ; Moha tâchait de retrouver sa familiarité un peu hautaine et d’ailleurs lourde de grand chef. Une particularité en tout cas marqua l’entretien. Le caïd retour de Fez, réimprégné de cet esprit de religiosité qu’élabore la ville de Moulay Idriss, s’efforçait de parler un arabe correct émaillé de formules pieuses. Moha, au contraire, ne cessa d’employer sa propre langue, peut-être par besoin de s’affermir dans les idées d’indépendance qu’elle symbolisait pour lui, plus sûrement pour marquer le coup et rappeler à Qacem qu’il n’était pas chez le Sultan, mais chez les plus rudes des Berbères Aït ou Malou, fils de l’ombre.
Cette forme de la conversation ne gênait aucun de ces hommes également bilingues. Ba Qacem d’ailleurs arrêta net le Zaïani qui commençait à questionner.
— Tout d’abord, dit le soldat, il faut prendre connaissance de la lettre bénie dont m’a chargé pour toi mon maître le Sultan.
— Fais voir, dit Moha.
Le chef des soldats ouvrit le petit sac qui protégeait son Qoran et retira de la patelette doublée de soie un pli allongé dont il montra le grand cachet rouge qui le scellait, bien intact.
Puis coupant délicatement l’enveloppe sur son bord étroit, il en tira comme d’un étui la lettre chérifienne qui, déployée lentement, apparut timbrée en haut du grand sceau de Moulay Hassan, fils de Sidi Mohammed, fils d’Abderrahman, fils d’Hicham. Ba Qacem baisa pieusement le cachet et tendit la lettre au Zaïani. Celui-ci la prit maladroitement, ferma un œil, mit sa main en cornet devant l’autre pour examiner la chose, geste familier à tous ceux d’ici qui, accoutumés à voir de très loin, ont du mal à discerner de près des traits déliés tels que ceux d’un cachet ; puis il rendit la lettre en disant :
— Expose toi-même ce qu’elle porte ; je ne sais pas lire.
En fait, le brave troupier qu’était le caïd des asker en eût été lui-même bien empêché, s’il n’avait pris soin de se faire longuement expliquer, sur le brouillon du rédacteur, les phrases ampoulées et prétentieuses du message impérial.
« A notre serviteur intègre, disait celui-ci, le caïd Mohammed, fils de Hammou, le Zaïani. Que Dieu t’accorde le salut, sa miséricorde et sa bénédiction. » Et ensuite : « Lorsque Dieu par un simple effet de sa bienveillance m’a appelé au pouvoir et m’a donné la terre en héritage pour faire régner la prospérité, mon seul souci a été de travailler au bien des musulmans, de rétablir l’ordre et de grouper tous les croyants autour de moi. Mes efforts ont tendu vers ce but et Dieu — qu’il soit exalté ! — m’a permis de parcourir mon empire fortuné, suivi de mon armée victorieuse. Il me reste à visiter les plaines sahariennes et les montagnes berbères. L’encre des plumes évitera l’effusion du sang, si Dieu veut ; mais fort de son appui, avec l’aide de mon armée immense et toujours victorieuse, j’atteindrai ceux qui s’écartent de la voie et négligent mes ordres. S’il le faut, mon étrier glorieux escaladera les escarpements, gravira les énormes montagnes qui semblent converser avec la lune et donner la main aux étoiles[16]. Au-devant de Notre Majesté élevée de par Dieu, les gens seront forcés d’apporter le licol et la longe et de replier les étendards de l’égarement et de l’erreur.
[16] Le lecteur qui trouverait ici que l’auteur exagère pourra se reporter au Kitab el Istiqsa, chronique de la dynastie marocaine actuelle, dans la traduction d’Eugène Fumey (Archives marocaines, vol. X, t. II, p. 372 et suiv.). Il se convaincra que la teneur de lettre ici transcrite n’est, dans le genre emphatique et prétentieux, qu’un vague reflet du texte original.
« Sache donc que quittant notre glorieuse capitale de Fez la bien gardée, je conduirai mon armée immense, par les Beni Mguild, jusqu’au pays des Aït Izdeg. De là, par le pays des Aït Moghrad et des Aït Haddidou, je me rendrai au Tafilelt pour prier sur la tombe de mes ancêtres, que Dieu les sanctifie !
« Pour le surplus, le porteur te dira ce qu’il doit dire. Salut ! »
Comme presque toutes les lettres du même genre, celle de Moulay Hassan s’arrêtait net au moment où elle allait devenir intéressante. Le Sultan ne voulait confier à personne de son entourage ce qu’il avait à dire au chef berbère de la grande confédération Zaïane. Il avait préféré laisser sortir de Fez le caïd porteur de la lettre, puis le rappeler auprès de lui pour lui donner sans témoin les instructions destinées au Zaïani. Après quoi le messager avait été remis en route, sans qu’il puisse parler à personne de la ville ou du palais. Il y a dans la politique makhzen quantité de petites roueries enfantines du même genre.
Sa lecture finie, le caïd Qacem el Bokhari se rapprocha de Moha et de Hassan et ajouta à voix basse.
— Voici les paroles de notre Maître pour toi, Moha.
Les Zaïane devront s’abstenir de toute aide aux gens que je veux châtier ou seulement ramener dans le droit chemin. Le caïd Moha, aidé de notre ami très cher le caïd Qacem et des soldats glorieux à lui confiés par Notre Majesté, devra tenir la main à ce que chacun reste chez soi. Le pays des Zaïane n’étant pas de ceux dont j’ai décidé la visite, ses habitants n’auront aucune charge ni imposition pour l’entretien de ma mehalla heureuse que Dieu guide. Le caïd Moha règlera, selon son cœur et la pure tradition, sa conduite personnelle en ce qui concerne les hommages à rendre à mon noble étrier.
— Que veut dire cela ? interrompit le Zaïani, qui d’ailleurs avait fort bien compris.
— Cela signifie, reprit Qacem, que tu ne pourras laisser le Sultan passer dans ton voisinage sans aller le saluer avec, dans les mains, ce que les convenances conseillent.
— Ah ! bien, tu devrais t’exprimer clairement, dit le Berbère…
— Je continue, dit le soldat. Notre Maître a dit aussi : Il ne suffit pas que notre ami très cher le caïd Mohammed se contente de maintenir en repos ses propres tribus. Il doit encore, par tous les moyens et au besoin par la guerre, clouer sur place les gens maudits de Dieu pour leurs mauvaises intentions apparentes ou cachées qui seraient capables de détourner de sa route mon noble étrier chérifien.
Ainsi parla Mon Seigneur, conclut Qacem.
— J’ai compris, dit Moha.
Et après un instant de réflexion il ajouta :
— Mes tribus sont dans ma main. J’adresserai au Sultan les hommages et les cadeaux qui lui sont dus, mais je ne pourrai y aller moi-même car, pour répondre à son désir, il me faut être attentif à tout ce qui pourrait jaillir du haut des monts. Tu lui diras que son pire ennemi est le vilain diable d’Arbala, Ali Amhaouch, celui dont les serviteurs ont trahi et assommé Moulay Sourour. Dis au Sultan qu’il ne lui convient pas de venir par ici châtier ce traître. Assure-le que je ferai de mon mieux pour le contenir. C’est donc toi qui iras à ma place exposer cela à ton maître et lui porter mon cadeau. Et maintenant est-ce tout ?
Le brave caïd Qacem qui revenait de Fez tout imprégné de l’onctueux formalisme pratiqué au Makhzen fut un peu choqué de la réponse désinvolte de Moha ; mais il connaissait déjà la brusquerie native du grand chef. Il dégageait en tout cas des paroles entendues que le Zaïani voulait éviter deux choses qui l’auraient gêné beaucoup, une visite personnelle au Sultan, l’intervention de celui-ci dans la région. Mais il ne s’attendait guère à ce qu’il allait entendre encore. Hassan, au contraire, le savait sans doute car il sortit de la tente laissant son père en tête à tête avec le caïd des soldats.
Et Moha continua :
— El Maati, ton adjoint, a une fille qui me plaît. J’ai décidé de l’épouser. Tu préviendras ses parents et des gens de ma tente iront la leur demander pour moi.
Ba Qacem eut de la difficulté à comprendre ce qui se passait. Il en était encore à la mission du Sultan, aux affaires politiques, aux choses graves.
— Parles-tu pour rire ? demanda-t-il, songeant à quelque lourde plaisanterie comme Moha en avait parfois.
Mais le sourire qu’il ébauchait s’effaça quand il vit la transformation qui s’opérait dans l’aspect du caïd.
Secouant son ample burnous noir, il en avait fait jaillir ses bras nus, bruns et musclés. D’un revers de main, son capuchon était retombé en arrière entraînant la rezza, la bande de mousseline blanche qui ceignait sa tête et celle-ci apparaissait toute rasée, à l’exception de deux touffes longues et bouclées qui ornaient ses tempes. Son visage n’avait plus rien de l’aménité goguenarde par laquelle il accueillit le mandataire du Sultan et son discours. Moha était sous l’empire de quelque pensée violente et Ba Qacem ne s’y trompa point.
— Rire ! dit Moha, il n’en est pas question. Je t’ai écouté ; à ton tour de m’entendre. Je viens de te dire mes intentions ; tes soldats s’honoreront en alliant une de leurs filles au caïd Moha. Ils rachèteront un peu leur mauvaise conduite à mon égard. Tu ne me demandes plus si je plaisante ? Sais-tu qu’en ton absence ils ont détroussé des gens de Fez, des sujets de ton maître qui venaient à Khenifra ? Sais-tu qu’à mon appel aucun n’a répondu le jour où les Aït Bou Mzil saccagèrent les marchés ? Et tu viens me dire de la part du Sultan qu’il faut tenir la montagne en respect ! Mets de l’ordre à tout cela, Ba Qacem, je te le conseille vivement.
— Je te conseille, à mon tour, dit le soldat, de renoncer à ce mariage. Tu abuses… Je ne sais pas vraiment comment présenter la chose à mes hommes.
— Demande conseil à ta tête… et bonjour !
Ba Qacem se leva et sortit de la tente. Moha l’entendit qui exhalait en un Allah ou Akbar ! toutes ses impressions confuses et chagrines.
Hassan reparut devant le chef.
— Tu as tort, mon père, tu as tort de ne pas remettre à plus tard ce projet de mariage. Ces gens sont pleins d’orgueil ; c’est jouer avec le feu.
Mais Moha négligeant ces paroles suivait sa pensée furieuse.
— Tu l’as entendu ! le licol et la longe ! le licol et la longe ! Voilà ce qu’ils nous réservent, après tous ceux dont parle la lettre. Et l’on m’écrit cela ! et je dois l’écouter devant mon fils !
Hassan était venu faire à son père quelques remarques timides. Il craignait que le caïd dominé par ses sens n’eût perdu de vue sa politique habituelle de patience envers les soldats du Makhzen. Il estimait que l’union projetée avec une fille de ceux-ci pouvait rencontrer de la résistance, provoquer l’insubordination définitive de gens dont on avait besoin. La vue de son père dont le visage et les exclamations exprimaient la tristesse et la révolte modifia sa pensée. Il n’y avait d’autre passion dans les yeux de Moha que celle de vivre indépendant et d’assurer à ses enfants cette liberté. Le Berbère se cabrait à la pensée que d’autres de sa race, de ses proches subissaient l’opprobre d’une soumission dont la lettre du Sultan définissait si cruellement le signe exigé : le licol et la longe, honteux emblèmes de la servitude des bêtes de somme.
Hassan comprit. Son père humilié avait, au risque de tout aggraver, répliqué en demandant aux soldats du Sultan une marque d’obéissance à ses fantaisies. L’audace répondait à l’insulte. Le fils de Moha regretta sa pensée. Son père lui apparut très beau et juste dans sa colère, dans sa haine de l’esclavage, son appréhension de l’avenir pour lui, pour les siens, pour toute l’immense et pauvre famille berbère, vigoureuse mais si divisée et faible en présence de l’autorité envahissante du Sultan. Hassan ressentit à l’extrême les sentiments qui animaient son père et il l’aima violemment de les avoir. Sans ajouter un mot, tombant à genoux, il saisit à pleines mains les pieds nus du caïd et y appliqua sa joue longuement, en un geste câlin de muette et filiale vénération.
La grande force de Moha résida longtemps dans le respect et la soumission éperdue de tous ses enfants. Le Zaïani d’ailleurs avait raison dans sa rudesse brutale associée, il faut en convenir, à un sens politique certain. Il mata les asker peu à peu et les façonna à sa guise, tandis que passait, avec Moulay Hassan, l’heure du Makhzen. Quatre années plus tard, quand Abd-el-Aziz, successeur du grand Sultan, sous la tutelle du vizir Ba Ahmed, fit dire à Moha de lui rendre les soldats, il répondit :
— Dites à ce jeune homme que plusieurs de ceux dont il parle sont morts à mon service ; les autres sont mariés aux femmes de mon pays. Elles ne veulent pas les rendre.
Le Makhzen n’insista pas ; il ne payait plus.
Hassan se releva et vint prendre place auprès de son père. Celui-ci avait déjà retrouvé tout son calme lorsqu’un serviteur annonça :
— Ce sont les gens de Khenifra que tu as fait appeler.
— Ils sont trop nombreux pour les recevoir ici, dit le caïd qui se leva. Suivi de son fils, il sortit de la khima et gagna la kouba Makhzen dressée tout à côté.
Là, il s’assit sur un morceau de tapis, à l’entrée, le dos appuyé aux bagages qui remplissaient cette tente.
Les gens de Khenifra s’approchèrent. Ils formaient des groupes suivant leur origine ou leurs métiers. Les premiers qui s’accroupirent en cercle devant le chef prêt à les entendre furent les naturels de Boujad.
— Certes, Monsieur, dirent-ils en arabe, nous sommes les serviteurs de Sidi Mohammed Cherqui[17].
[17] La petite ville de Boujad, important relais commercial entre le bled Makhzen et le pays berbère, s’est groupée autour du tombeau d’un marabout, fameux Sidi Mohammed Cherqui, qui s’établit et mourut en cet endroit au milieu du XVIe siècle.
De lui nous nous réclamons.
— Parfait, dit Moha, saluez-le de ma part.
Cette boutade du chef berbère envoyant son salut à leur saint patron mort depuis longtemps déplut aux auditeurs. Le Zaïani avait voulu, dès l’abord, avertir qu’il était insensible aux recommandations religieuses. Mais les affaires sont les affaires et les pieux trafiquants s’accommodèrent sans hésiter de l’humeur profane du Berbère. Ils savaient celui-ci complètement incroyant, mais ils avaient besoin de ménager le chef de leur clientèle.
— C’est nous, reprit l’un d’eux parlant au nom de tous, qui fournissons la chaux qui manque totalement chez toi, dont Khenifra bâtit ses murs et dont vous faites aussi vos casbas. Nous avons droit à des égards.
— Qui vous a fait du tort ? dit Moha.
— La route n’est pas sûre.
— Venez en confiance, je punirai ceux qui vous inquiètent. Je vous donnerai des soldats pour protéger vos caravanes et garder votre marché, répondit le caïd. Vous nommerez un amine qui rendra parmi vous la justice commerciale et mon fils Hassan tranchera vos différends avec les gens de tribu. En échange, vous paierez chaque semaine vingt mitqals par boutique[18].
[18] A cette époque environ 4 francs de notre monnaie.
— Si nous payons trop, s’il n’y a pas de bénéfices, ceux qui nous commanditent ne nous laisseront plus venir, reprit l’orateur. La chaux n’arrivera plus à Khenifra.
— J’irai la prendre, dit brutalement Moha qui voulait couper court au chantage. Vous la vendez d’ailleurs assez cher. Allez ! ne vous plaignez pas. Les fusils qui protégeront votre peau et vos marchandises valent bien qu’on les paie. A d’autres !
D’un geste de la main il fit signe au premier groupe de s’écarter. Les commerçants se retirèrent en multipliant les saluts et les remerciements. Les corporations défilèrent ainsi devant le caïd et chacune se vit attribuer une protection, un arbitre et imposer une redevance. Telle fut la première organisation donnée par Moha au marché de Khenifra. Tout cela changera par la suite. Viendra la vieillesse du grand chef et alors se développeront autour de lui des ambitions plus jeunes qui se partageront Khenifra et ses bénéfices.
Moha, cette fois-là, régla donc d’autorité ces détails et termina par le groupe des commerçants fasis. La question fut avec eux plus délicate. Partout où il se rend, l’habitant de Fez transporte ses idées, ses goûts, ses méthodes. Il apparaît comme un être spécial, très affiné, très orgueilleux de sa réelle supériorité sur la masse, apte à tout mais toujours à sa manière ; il ne se modèle pas sur le milieu, il s’impose. Il est méprisant, retors, impénétrable. Il semble toujours attendre le salut et les avances de ceux dont il a le plus besoin. Il est très fort. Doublement sémite, mélange de races où le juif domine, mais un juif très longuement islamisé, il possède toute la force d’Israël qui a trouvé un point d’appui et le fond de son caractère est un étonnant mélange de religiosité fanatique et de toutes les facultés qu’exige le négoce. Par contre, il n’est pas du tout guerrier. Ainsi se présentèrent devant Moha un certain nombre de Fasis, commerçants autoritaires. C’étaient des fournisseurs de toutes choses et de gros clients acheteurs de bétail berbère.
Leurs premières revendications furent d’ordre religieux, car les affaires de ce monde passent après ce qui est dû à Dieu, qu’il soit exalté !
— Nous sommes venus, dirent-ils, dans ce pays sauvage, non seulement pour commercer, mais pour y développer la religion. Le prosélytisme est le grand devoir. Nous sommes croyants. Il n’y a chez vous rien qui ressemble à une mosquée. Nous ne savons où nous réunir. Nous ignorons où tes enfants apprennent à lire dans le livre saint. Nous avons besoin d’une mosquée, d’une Zaouïa, de fondations pieuses pour les entretenir. Il n’y a pas chez vous de cadi. Vous n’appliquez pas la loi respectée. Les gens ici vivent vraiment comme des païens. On ne se croirait pas chez des croyants.
Ce fut un concert de récriminations acerbes que Moha écouta d’ailleurs en souriant. C’était la kyrielle de critiques familière aux citadins qui, ayant une peur atroce du Berbère peu civilisé, se rattrapent en blâmant ses coutumes et son ignorance religieuse.
— Personne ne vous interdit de construire une mosquée et tout ce qu’il vous plaira. Vous paierez le terrain. Je l’ai en effet conquis par les armes et il est à la tribu. Payez aussi de vos deniers votre cadi et ses adoul, mais ne vous occupez pas de mes enfants, dit Moha. Ils sont à moi et pas à d’autres. J’en fais des guerriers ; vous voudriez en faire des tolba et des capons. Qui, alors, vous défendrait, vous autres ? Vos mains ne savent que compter des douros et égrener des chapelets. Voyez mon doigt, il s’est déformé sur la gâchette du fusil. Mais en voilà assez ; vous n’êtes pas venus seulement pour me demander des prières, je suppose ?
Leur manifestation pieuse terminée et sans insister davantage, les gens de Fez parlèrent d’affaires.
Ils obtinrent d’ailleurs, contre une taxe âprement discutée, toute l’aide qu’il était possible de leur donner. Moha n’ignorait pas l’intérêt qu’il avait à entretenir de bonnes relations avec les négociants fasis. De ce jour, en effet, commença une ère de richesse pour les Zaïane qui devinrent, avec leurs voisins les Aït Mguild, les grands fournisseurs de viande à la cité opulente de Fez. Sous la protection de Moha ou Hammou, grâce à la terreur qu’il inspirait aux coupeurs de route, durant des années, les troupeaux de moutons passèrent des plateaux dans la plaine et en toute sécurité. Les gens de Fez payaient en produits fabriqués, en argent et aussi en armes et cartouches achetées à bas prix aux asker du Makhzen ou importées par des Européens.
Et ainsi peu à peu se monta l’arsenal berbère.
Ces tractations terminées, le caïd réunit dans sa tente les chefs des groupes qui avaient paru devant lui. Il leur fit servir un repas et y prit part avec quelques hommes importants du douar. On apporta des quartiers de mouton rôtis embrochés sur de fortes baguettes de thuya au long desquelles la graisse brûlante coulait sur les doigts de ceux qui les tenaient. La tente s’emplit d’une odeur mixte de mouton et de résine fondue. Les convives, assis sur le sol à l’arabe, s’étaient groupés par trois ou quatre. Devant eux s’étalaient des linges graisseux destinés à servir de plats et sur lesquels on posa les viandes désembrochées. Un domestique lança de loin à chacun un pain d’orge que les mains attrapaient à la volée, en claquant sur la croûte encore tiède. Un autre, circulant entre les groupes, jeta sur les quartiers rôtis des poignées de sel terreux et de cumin.
— Bi smi’llah, au nom de Dieu ! dirent les hôtes.
Du pouce ils traçaient sur les pains une croix profonde, les rompaient et en donnaient les morceaux à leurs voisins. Puis les mains s’attaquèrent aux viandes et l’on se mit à manger. Parfois, au-dessus des têtes, un bras nu allongeait des doigts gras pour prendre un bol d’eau que tendait un serveur. L’homme buvait à fond, d’un seul trait, rendait la coupe vide et se remettait au pain et à la viande. Tout cela se faisait très vite et en silence, comme mangent des gens qui ont l’habitude du qui-vive et qui savent que les instants consacrés aux repas sont dérobés aux dangers de la route et de la vie nomade. Dès qu’un des convives était repu, il l’indiquait en se reculant du plat, laissant les autres à leur besogne. Puis chacun s’essuya les doigts dans le linge où les gens de la tente ramassèrent les restes pour les emporter. Tous ces primitifs se repaissaient ainsi sans contrainte et jusqu’à satiété. Seuls les citadins affinés que leurs affaires avaient conduits chez Moha se servaient avec quelques retenue et même échangeaient entre eux des signes de dédain, des réflexions sur la rudesse de leur entourage, le peu de confort du repas.
Enfin, chose rare à cette époque chez les Zaïane, on servit du thé sucré. Des gens apportèrent l’unique plateau en cuivre et le jeu de tasses qui existaient dans le douar. Ils appartenaient à El Hadj Haddou, frère du caïd, qui, étant allé à La Mecque, avait rapporté de son voyage quelques objets de luxe. Moha seul ne but pas de thé. Il avait peur du sucre pour avoir trouvé un jour un clou rouillé dans la masse cristalline d’un pain. Personne ne put lui chasser de l’esprit la conviction que les « chrétiens » — dont on parlait déjà — avaient voulu l’empoisonner. Durant une grande partie de son existence, il n’usa que du miel sauvage très commun chez les Zaïane. Ses fils pourtant, sur ses vieux jours, le décidèrent à manger du sucre devenu dans le dernier quart de siècle l’aliment de prédilection de tous les habitants du Moghreb.
Tandis que ses hôtes buvaient, Moha les interpella ainsi :
— Savez-vous que le sultan de Fez met en marche sa harka vers le Tafilelt ?
— Nous le savons, répondit celui qui représentait le groupe des commerçants fasis.
— Selon l’habitude, j’enverrai sur son passage une députation, car il ne viendra pas de notre côté. Moi-même, son allié, je resterai dans le pays pour surveiller les chaïatine, tous les fauteurs de trouble…
— C’est très juste, répondirent les commerçants qui ne tenaient pas à voir s’éloigner d’eux le chef garant de leur tranquillité.
— La députation, reprit Moha, n’ira pas les mains vides. Elle emportera d’abord mon cadeau personnel. Je vous dirai demain quelle sera la contribution des marchands de Khenifra.
Mobha n’en dit pas plus long et laissa ses hôtes à leurs réflexions. Il y eut des conciliabules à voix basse entre les négociants et ceux-ci, paraissant d’accord, se levèrent et prirent congé du caïd avec force remerciements pour son hospitalité et ses victuailles.
Mais à peine étaient-ils sortis que le délégué des Fasis rentra dans la tente où seuls demeuraient le caïd et son fils. La conversation reprit tout naturellement, à peine interrompue, sembla-t-il, par le départ des invités.
Le commerçant parla sans gêne aucune, en homme d’affaires qui sait ce qu’il veut :
— Je ne pense pas que tu puisses demander à tes tribus plus de mille douros. Tel est le chiffre auquel nous pensions quand tu nous disais ton projet.
— Admettons, dit Moha ; le temps surtout me manquera pour faire rentrer cette somme ; mes gens ne sont pas habitués à verser de l’argent à un sultan.
— Aussi serait-il préférable, si je comprends bien ta pensée, d’obtenir le cadeau sans en parler. Et comme Moha se taisait attendant la suite, l’homme continua :
— Les mille douros seront ici demain, in cha’llah ; mais il faudrait que les autres marchés de la montagne, je dis ceux qui sont sous ta main, fussent fermés durant trois mois.
— La chose est possible, reprit Moha, après une minute de réflexion.
Il était inutile d’en dire plus long. L’amine des marchands fasis se retira enchanté d’une combinaison qui rendait pour quelque temps le commerce de Khenifra maître du marché dans une grande et populeuse partie de la montagne. Et c’est ainsi que Moha ou Hammou fit, sans avoir besoin de le leur demander, payer un tribut au Sultan par les fiers et simples Zaïane. C’est ainsi que, du même coup, il assura l’essor et la prospérité de Khenifra, triste bourgade en terre battue, mais centre d’attraction commerciale bien placé, bien achalandé, où les farouches montagnards vont peu à peu prendre contact avec le monde extérieur…
Son récit achevé, la vieille Itto était retournée à son travail, laissant Rabaha toute rêveuse et triste. La tornade de l’après-midi passa et secoua durement le douar sans que la fille du caïd parût s’en apercevoir. Réfugiée dans un coin, appuyée contre une pile de selles, la tête cachée dans son bras, Rabaha était restée insensible sans éprouver même le besoin instinctif d’éviter, en quittant la tente, d’être prise dessous, au piège, si elle s’abattait. Elle ne se joignit pas davantage à tous ceux qui, la bourrasque passée, s’efforcèrent de réparer le désordre. Fille du caïd, son absence du travail commun n’avait pas étonné. Rabaha était d’une nature indépendante et, de plus, gâtée par tous. Elle avait cet âge puissant auquel on cède toujours et sa situation douloureuse d’enfant sans mère lui assurait l’intérêt ému des matrones. Celles-ci ne manquèrent pas de la morigéner, de lui reprocher l’imprudence commise en restant sous la toile, au risque d’être étouffée sous son poids. Elle rabroua tout le monde et réclama tante Itto.
Celle-ci ne tarda pas à paraître. Pour distraire la jeune fille de sa tristesse elle l’entraîna hors du douar.
— Viens, lui dit-elle, et chasse le chagrin qui durcit tes grands yeux, ma petite gazelle ; profitons un peu de la fraîcheur… viens, le moment où le jour va faire place à la nuit est propice à la divination ; j’ai des feuilles de henné dans ce mouchoir ; peut-être diront-elles, si Dieu veut, des choses qui apaiseront ton cœur et le mien.
Les deux femmes quittèrent la tente. Certes, la triste campagne roussie eût été peu engageante à la promenade pour des étrangers à ce rude pays. Mais Rabaha et sa vieille amie, dont l’existence nomade oscillait avec les saisons des grandes futaies de la montagne aux steppes broussailleuses du plateau, ne connaissaient pas d’autre horizon. Leur âme était le reflet même du pays sauvage qui les nourrissait et qu’elles aimaient sous tous ses aspects. Et bien singulière était, en cette fin de journée brûlante, la nature où vivaient leurs yeux.
Le soleil déclinant tout à fait montrait son globe énorme et rutilant au bout de la gorge où s’engage l’Oum er Rebia, en aval de Khenifra. Une grande masse de vibrante lumière rouge emplissait ce couloir entre monts et de là s’étalait sur la petite plaine, exagérant la couleur brique du sol. Puis les faisceaux rouges atteignaient le djebel Akellal boisé. Les masses vert sombre prenaient sous ce lavis une teinte neutre, étrange, non terrestre, d’où les grands conifères émergeaient découpant sur le ciel des silhouettes suspendues, bizarres dans l’air léger des montagnes, vision de quelque végétation inconnue dans l’atmosphère colorée d’une autre planète.
La vieille et la fillette qu’elle tenait par la main s’en furent au revers de la croupe où campait le grand douar. En passant, elles avaient vu autour de la tente du chef l’animation qu’y mettaient les audiences. La crête franchie, elles se trouvèrent seules dans la nature déserte et, les bruits familiers ayant cessé tout à coup, elles se turent n’osant parler, tant leurs voix devenaient fortes dans le silence. Devant elles maintenant, jusqu’au sillon d’oued desséché qui bordait la pente, s’étendait un champ de pierres dressées, sèches et drues, marquant les tombes anonymes d’un grand cimetière berbère, chose abandonnée et triste où ne règne même pas ce soin dans l’orientation des morts qu’observent les tribus arabes plus civilisées, plus musulmanes. Vers le milieu de la nécropole un arbre court, au tronc tors, étalait un dôme aplati de branches enmêlées garnies de quelques feuilles coriaces, chose laide, souffreteuse, couchée par le vent, séchée par le trop fort soleil, par le trop rude hiver, seule végétation ayant dans ce désert résisté à tout et aux hommes, arbre marabout enfin où venaient, en quête de réconfort mystique, les pauvres âmes sauvages du pays. Du sol rocheux sortaient d’énormes racines arquées soutenant ce monstrueux végétal échevelé. Et entre les souches, marquant la sépulture de quelque éponyme oublié, se dressaient des pierres, des chouhoud, si usées par le temps qu’on ne pouvait dire qui, du mort ou de l’arbre, était en ce lieu le plus antique.
Les deux femmes s’assirent sur une des grosses souches. Le soleil arrivait au fond du couloir de Tamescourt. Là se trouvent une zaouïa et quelques maisons dont les foyers allumés pour le repas du soir enfumaient légèrement le vallon obliquement illuminé. Tante Itto ouvrit son mouchoir.
— La journée a été triste pour toi, dit-elle à la jeune fille. J’ai dû te dire des choses qui t’ont peinée. Mais tu es jeune, les jours pour toi s’ajouteront aux jours et de ceux-ci beaucoup seront joyeux. Le henné va nous dire ce qu’il faut en penser. Prends dans ta main gauche fermée une poignée de ces feuilles bénies… mets ta main sur ta tête… sur ton front… sur ton sein. Que béni soit le prophète… que maudit soit Satan le lapidable ! Place ta main devant tes yeux et ouvre-la très doucement pour que les feuilles tombent lentement dans mes mains ouvertes, prêtes à les recevoir. Je regarde, je vois d’abord ces deux feuilles qui se chevauchent, signe de voyage et ce groupe tourbillonnant… une grande foule ; celles-ci qui s’accrochent à mes doigts pourtant large ouverts… l’argent ! Vois ces deux qui se posent à la base des pouces ; c’est le mariage qui t’attend, un beau mariage. Prends d’autres feuilles dans le mouchoir, verse, verse !
Et la vieille, ou plutôt la sorcière qui est en elle, excitée, suggestionnée par ses propres paroles saisit le henné des mains hésitantes de Rabaha. Elle verse les feuilles d’une de ses mains dans l’autre, regarde les mouvements, le miroitement du soleil sur ces choses délicates et sèches. Elle voit, elle prophétise en bouts de phrases nerveuses et rapides qui la secouent toute au passage, tandis que le soleil disparaît et que la nature à l’entour se décolore très vite dans le crépuscule africain très court.
— C’est entendu, tu quitteras tes frères… tu iras au delà des monts rejoindre ton sort… quel est-il ? Ah ! voilà… je te vois exposée… toute voilée dans une demeure brillante… des esclaves tiennent sur leur tête des sacs de grains, des plats de dattes, des coupes de lait ; des gens passent en grand nombre devant toi, osant à peine regarder. Voici le grand mur du Méchouar… toutes celles qui seront mariées le même jour sont rangées là, sur des mules aux harnais brillants, sous les grands haïks qui vous couvrent… On ne voit rien que des choses blanches sur des selles de drap rouge et une foule d’esclaves vous protègent contre la foule qui passe et regarde, une fois, le harem hors des murs… C’est une coutume du Makhzen. Il faut que le peuple s’assure de temps à autre que le harem est bien vivant. J’ai vu cela à Marrakch certain jour où l’on maria une demi-douzaine de chorfa… Il n’y a pas de doute… tu es parmi celles que je distingue… Ah ! voici le signe de l’eau, des parfums… c’est le hammam des princesses… Ah ! que de femmes s’empressent autour de celles qui vont être épousées… Je vois… Je vois ton corps brillant qu’on lustre et qu’on épile, ton corps que si souvent j’ai tenu tout petit, tout nu sur mon sein… Et te voici parée, voilée de soie jusqu’aux pieds. Tu sors la première pour aller vers l’époux ; la arifa, la maîtresse des femmes te prend par la main, te guide, les youyous éclatent, les eunuques alignés dans les grands corridors gloussent de joie !… Rabaha ! Rabaha, tu seras femme d’un Sultan !…
La fillette au comble de l’émotion s’efforce de calmer sa vieille amie dont la surexcitation est extrême. Elle pose ses mains sur les épaules de tante Itto, puis l’enlace, cherche à l’entraîner, tandis que la servante à grands gestes disperse les feuilles de henné au vent du soir qui se lève, pour qu’elles ne puissent plus se réunir et parler, pour que soit fixé enfin le sort qu’elles ont prédit.
— En voilà assez !… viens, tante Itto… rentrons, j’ai peur.
Mais tante Itto s’est déjà reprise. Avec une force singulière, dans un élan d’amour, dernier effet de sa surexcitation, elle s’empare de sa protégée, la renverse sur ses bras, l’enlève sans effort et l’emporte vers le douar au travers des tombes que l’ombre envahit.
— Salut sur le Prophète ! Malédiction sur Satan, qu’il soit lapidé !… Tu seras Sultane, tu seras Sultane, je te dis ! chante la servante à l’oreille de l’enfant redevenue toute petite et pelotonnée dans ses bras.
— Oui…, mais alors je serai enfermée et on me mettra un voile sur la figure, répliqua doucement Rabaha.
Celle-ci se dégagea de l’affectueuse étreinte de la vieille. Toutes deux se tenant par la main passèrent la crête qui les séparait du douar et là elles s’arrêtèrent un instant. La nuit était venue ; des feux marquaient de points rouges l’emplacement des tentes et faisaient sur le versant noir une grande couronne brillante. Quelque chose d’important se passait dans le douar dont les femmes furent de suite averties par leurs yeux et leur instinct de nomade. Les hommes étaient certainement à cheval, des groupes se mouvaient en silence, masses un peu plus claires, un peu plus foncées dans l’ombre générale. Parfois un scintillement vibrait extrêmement fugitif sur l’acier d’une arme, d’un étrier, ou bien les feux s’éteignaient successivement derrière des formes qui s’assemblaient. Enfin, on n’entendait pas les voix des femmes très distinctes dans la nuit, quand la vie est normale.
— Il y a de la peur…, dit la vieille, rentrons vite.
En arrivant aux lisières du camp, elles perçurent des bruits vers la tente du caïd et se dirigèrent de ce côté.
Après le départ du marchand fasi, Hassan resta seul avec le caïd et l’entretint de divers détails intéressant la tribu. Mohand ou Hammou l’écoutait distraitement, absorbé sans doute par des réflexions plus importantes. C’était l’heure où Rabaha s’en allait avec la servante lire l’avenir dans les feuilles de henné.
La nuit vint et la tente s’éclaira d’une lanterne où brûlait une grosse bougie de cire colorée.
Un domestique entra et parla d’un bruit inaccoutumé de voix qui s’entendait dans le camp des soldats, de l’autre côté du gué, sous Khenifra.
L’homme sortit et revint peu après. Un groupe de ces soldats, dit-il, avait franchi le gué et parlant très fort se dirigeait vers le douar. On entendait dans la nuit leurs fusils tenus à la main et qui pendant la marche se choquaient.
Le caïd échangea un regard avec son fils. Celui-ci fit signe de la tête qu’il avait compris et sortit. Peu après les soldats approchèrent du campement. Pour arriver à la tente de Moha, il leur fallait pénétrer dans le douar envahi d’ombre. Ils étaient excités. On les entendait crier :
— Moha !… Moha ! où est le caïd Mohand ou Hammou ?
Mais ils hésitaient à entrer dans le grand rond mystérieux que dessinaient les feux du soir. Le serviteur se présenta à nouveau devant le caïd et attendit silencieux.
— Laissez-les passer, dit seulement celui-ci.
Encouragés par l’invite qui leur fut faite, les mutins entrèrent dans le douar et derrière eux se ferma la Zeriba, la formidable haie aux longues épines, celle qui servait déjà de défense aux Numides de Jugurtha, oppidum impenetrabile, disaient les Latins. Plusieurs soldats d’ailleurs s’abstinrent de suivre la bande. Celle-ci comportait une vingtaine d’hommes menés par le caïd mia El Maati dont Moha avait demandé la fille en mariage.
Le douar était silencieux, l’obscurité complète et rien ne semblait vivre que les feux qui avaient servi au repas du soir et lentement s’éteignaient ; mais ils étaient nombreux et, par leur écartement, leur distance, indiquaient l’ampleur du campement. Le groupe des soldats se trouva isolé, plongé dans le noir et les voix irritées baissèrent le ton.
Comme ils ne pouvaient s’orienter sans guide vers la tente du caïd, ils oscillèrent quelque temps dans la nuit. Ils tombèrent ainsi successivement sur des lignes de chevaux à l’attache. Ils s’en écartaient mais non sans avoir remarqué, tout contre l’épaule de chaque bête, un homme accroupi, silencieux, disparaissant dans ses nippes, pose bien connue du Berbère alerté, prêt à tout, soit à bondir en fantassin au cri d’appel, soit à délier l’entrave et à sauter à cheval. Ce qui les inquiétait le plus était l’absence de tout bruit. Les chiens hurleurs même s’étaient tus, probablement rattrapés par les femmes et ramenés sous les tentes. Enfin, dans leur ronde hésitante, ils distinguèrent la tache plus claire que faisait la koubba de commandement et se dirigèrent de ce côté. Ils rencontrèrent alors quatre serviteurs du caïd qui les guidèrent. Devant la tente où tous voulaient entrer il y eut une bousculade et des mots de dispute. Enfin, filtrés par les Berbères qui sortaient de l’ombre de plus en plus nombreux, dix soldats pénétrèrent chez Moha. Là ils s’accroupirent, autant par l’effet de l’habitude makhzen qui ne tolère pas qu’un plaignant parle debout, que pour obéir aux serviteurs du caïd qui étaient prêts à les y contraindre.
Moha était immobile, assis seul sur son matelas au fond de la tente mal éclairée.
— Qu’avez-vous ? dit-il.
Personne ne répondit tout d’abord. Les soldats se sentaient pris. Parvenus au but de leur démarche, ils éprouvaient l’angoisse de s’être fourvoyés trop près de la gueule du loup et tout cela pour la fille d’El Maati dont ils n’avaient cure, en somme. Mais, comme ils étaient braves au fond, ils retrouvèrent vite leur aplomb et jouèrent leur rôle.
Ils se mirent donc à exposer leurs griefs. Ils parlaient tous ensemble, les voix se haussaient, ils juraient sur leurs fusils. Certes ils s’intéressaient spécialement peu à la fille d’El Maati, disaient-ils, mais il y avait une question de principe qui se posait et dont ils faisaient juges Sidi Bel Abbès, patron de Marrakch et de tous les gens du Haouz dont ils étaient. Le caïd changeait de femme comme de burnous. Libre à lui de le faire dans sa tribu. Mais pourquoi demandait-il aussi les filles des soldats du Makhzen ? Quelle garantie avait-on que celles-ci seraient traitées en femmes légitimes ? N’avait-il pas déjà dépassé le nombre de ce que tout musulman peut avoir ?
— Nous ne voulons pas que nos filles subissent tes fantaisies, lui criait-on. Tu feras de nous tous tes ennemis !
A ce moment, il y eut dehors une forte bousculade. La tente trembla sur ses piquets heurtés par des gens luttant dans l’obscurité. Les hommes d’Hassan s’étaient jetés en nombre sur les soldats restés à l’extérieur, les avaient maîtrisés et ligotés.
Ceux qui péroraient devant Moha, fixés sur le sort qui les attendait, devinrent furieux. Ils se mirent à injurier le caïd qui, impassible, regardait, écoutait sans dire un mot. Les serviteurs, silencieux comme leur maître, attendant de lui un geste, surveillaient les mutins.
— Nous sommes entre tes mains, lui crièrent les soldats, mais demain tu seras l’ennemi du Makhzen.
— Le Sultan a d’autres soldats que nous.
— Tu n’es qu’un caïd de chacals.
— Nous sommes pour Dieu et sa justice.
— Nous tuerons nos filles, tu ne les auras pas.
Dans le vacarme des voix on entendit le bruit d’une culasse de fusil qui se fermait. Il y eut une bousculade des serviteurs vers un des soldats qui s’était levé, une lutte pour arracher un fusil des mains d’un surexcité, des protestations de la part du groupe des plus raisonnables.
— Sors-le ! nous sommes venus pour parler, non pour tuer.
— El Maati, c’est toi qui es cause de tout cela, qui nous as entraînés.
— Ce sont les autres qui m’ont dit que le caïd prenait les filles des soldats sans les payer.
— Nous avons nos coutumes, tu dois les respecter, caïd !
— Prenez ses cartouches aussi, vous voyez bien qu’il est ivre de kif !
— Nous sommes venus raisonnablement discuter nos intérêts.
La vigueur des interpellations fléchissait, nettement gênée par le silence de Moha. Celui-ci, dans un calme impressionnant, attendait pour sortir ses arguments que les soldats eussent achevé d’user les leurs. Et voici que, soudain, Rabaha fille du caïd parut à côté de celui-ci.
La fillette et la vieille attirées par le bruit avaient, en rentrant au douar, marché droit vers la tente du chef. Rabaha entendit des voix étrangères qui apostrophaient et injuriaient son père. Elle se sentit outragée dans son orgueil filial et sa nature ardente réagit aussitôt. Elle voulut voir. Échappant à la vieille elle se jeta à plat sur le sol et, d’une seule reptation, se glissa sous la tente.
— Qu’avez-vous, vous autres ? cria-t-elle furieuse aux soldats.
Cette apostrophe subite suspendit les clameurs.
— Éloigne cette fille, caïd, dit un des hommes, pour que nous puissions parler sans honte.
Moha avait ri en apercevant Rabaha. Il la prit à la taille et, la forçant de s’asseoir près de lui, il la tint serrée dans son bras.
Puis rompant enfin son silence inquiétant :
— Elle a bien fait de venir, fit-il et il y a assez longtemps que vous parlez, taisez-vous ! Vous me dites des injures et vous vous réclamez du Sultan. Vous oubliez que je suis son grand ami. Vous ignorez qu’il m’a donné le commandement de toutes ces montagnes au moment où lui-même se rend au Tafilelt vers les tombeaux de ses ancêtres. Vous méprisez mon alliance et vous venez me narguer, me menacer du Sultan. Sachez qu’il ne partage pas votre mépris pour ma race. Voici Rabaha, ma fille, la plus belle, la plus chère. Elle partira demain sous bonne escorte dont vous ne serez pas, enfants mal nés que vous êtes. Elle rejoindra le Sultan à qui je l’envoie pour épouse, ne pouvant, que je sache, lui offrir un plus beau cadeau, un plus beau gage de mon amitié. Elle dira à son maître ce que vous êtes, et j’attendrai pour vous punir de vos insultes et de votre mépris qu’il me fasse connaître, puisque vous êtes à lui, le châtiment qu’il vous destine.
A ce moment, les soldats, d’un commun mouvement, se jetèrent pour le rouer de coups sur le caïd mia El Maati, cause de tout le mal. Celui-ci aplati contre terre criait : « Je me repens, je ne le ferai plus, ana mtaïeb lillah ! » Dans une dernière bousculade les serviteurs jetèrent dehors les soldats persuadés qu’il leur fallait, pour apaiser le Sultan, envoyer le plus tôt possible au caïd la fille d’El Maati, ce gredin, cet enfant du péché.
Moha resté seul regarda Rabaha subitement devenue lourde sur son épaule et vit qu’elle était évanouie. Des femmes accourues l’emportèrent, et Brahim el Islami, le juif converti, réapparut.
Moha lui dit :
— Tu apprendras ce que j’ai décidé… au rendez-vous de Mahbouba tu seras seul et tu lui diras qu’en punition de ses péchés sa fille est désormais morte pour elle.
— Le harem ne rend jamais ce qu’il reçoit, répondit Brahim, montrant que déjà on connaissait au dehors la résolution du maître.
Mahbouba, mère de Rabaha, avait promis à Brahim le converti de lui donner toute une série de bijoux en argent qu’elle possédait, s’il lui amenait sa fille au rendez-vous fixé. L’homme avait demandé des arrhes et reçu une lourde paire de bracelets. Confiante dans les promesses de l’espion qui lui avait d’autres fois apporté des nouvelles de son enfant, Mahbouba prépara sa fuite et, prenant quelques jours d’avance, quitta en pleine nuit le campement de Sidi Ali. Celui-ci, comme on l’a vu, s’était installé alors, pour de graves raisons politiques, entre Tounfit et Arbala, où les deux Atlas semblent vouloir se souder, nœud géographique extrêmement curieux et important d’où partent les grands oueds tributaires de la Méditerranée ou de l’Océan, centre aussi de toutes les hordes berbères qui reconnaissent l’autorité religieuse du santon. Schématiquement considérés, les mouvements compliqués du terrain se résument, au point de tangence des deux chaînes, en un col d’où descendent vers l’ouest la vallée de l’oued el Abid, vers l’est la Moulouya.
Annonçant l’automne, un premier souffle de vent d’ouest très haut avait poussé cette nuit-là une grosse nuée vers le continent. Celle-ci passa au-dessus de la plaine de Marrakch brûlante, prise depuis des semaines dans le jeu circulaire de ses courants locaux qui, très bas, y promènent des colonnes de poussière chaude. Puis, après quelque hésitation devant le mur gênant de l’Atlas, la nuée passa en s’étirant entre les montagnes de Demnat et l’Oum er Rebia et s’engouffra dans la vallée de l’oued el Abid. Là, les masses épaisses s’empilèrent, maintenues entre les deux hautes chaînes, poussées par le souffle porteur, contenues par la pression atmosphérique, et tout ce qui par là formait le sol ou en sortait fut noyé, imprégné de vapeur froide. Puis soudain, dans sa montée lente, la grosse nuée rencontra la dépression large, plus unie du grand col et, sur le vent qui s’y étalait, le nuage fila en s’allongeant vers l’est jusqu’à ce que, après des kilomètres de fuite et de course en volute, les vapeurs rencontrèrent le sol descendant. Alors la nuée de l’oued el Abid coula dans la Moulouya, s’étala dans la vallée plus vaste, y formant une longue et épaisse nappe qui, oscillant à la recherche de son équilibre, finit par s’établir vers mille mètres, marquant aux flancs des grands monts une courbe maîtresse comme jamais topographe n’en traça. Enfin, rupture se fit entre les masses nuageuses des deux vallées ; le col vit les étoiles du ciel et le douar de Sidi Ali apparut ruisselant. L’aurore vint et une voix s’éleva clamant la grandeur de Dieu, rappelant qu’il faut le connaître et le prier.
A ce moment Mahbouba était déjà loin. Elle n’était pas de celles en effet qu’un brouillard peut gêner dans une galopade entre ronces et rochers. Elle jugea même que ce nuage qui facilitait son départ était d’un heureux présage pour la suite de ses projets.
Mahbouba partit donc de ce pas énergique et agile des montagnards marocains, inlassables marcheurs que la neige seule, un peu épaisse, arrête dans leur continuel va-et-vient. Elle ne paraissait pas gênée par le poids du mouton qu’elle emportait en travers de son cou et de ses épaules et dont ses mains tenaient les pattes ramenées sur sa poitrine. L’animal n’aurait pas suivi. Il lui fallait l’éloigner ainsi à quelque distance du troupeau ; après quoi, elle pourrait le pousser devant elle avec une badine. Ce mouton devait jouer un rôle important dans son exil volontaire. Elle comptait, dès qu’elle atteindrait un douar des Beni Mguild transhumant, sacrifier l’animal devant la tente d’un notable et obtenir ainsi droit d’asile et de séjour pour elle et sa fille.
Ces sortes d’émigration sont fréquentes dans les tribus de montagne. La coutume berbère, bâtie au profit de la communauté, est dure pour l’individu. Nombreux sont les cas où, aux prises avec les siens, l’homme n’a d’autre ressource que l’exil. La femme en fuite a d’ailleurs ce privilège d’être toujours accueillie immédiatement. Pour le chef de tente qui la reçoit, qu’il en fasse une épouse ou la cède à un autre en mariage, c’est un capital qui tombe du ciel. Pour la communauté, c’est un renfort de travail sans frais aucun.
L’adoption de l’homme étranger par une tribu est sujet à plus de difficultés. Avant d’acquérir le droit de cité et surtout le droit à la terre, il lui faut prouver qu’il est utile, avoir par exemple combattu pour son nouveau clan, attester qu’il n’est pas un simple parasite et même chez certaines fractions, avoir procréé un enfant mâle. Définitivement admis, chef de foyer il conservera pourtant le nom de sa tribu d’origine, ses enfants aussi, et l’assimilation ne sera complète qu’à la deuxième génération. Le régime plus simple appliqué aux femmes, la faiblesse du lien matrimonial provoquent de constantes fuites, et Mahbouba n’avait aucune appréhension sur l’accueil qui l’attendait. Il est même probable, ayant eu tout loisir de s’en occuper, qu’elle connaissait parfaitement l’homme chez qui elle sacrifierait son mouton et qui la ferait sienne sans autre embarras.
Mahbouba suivit la piste qui mène au col, au Tizi M’rachou. Ce chemin, d’ailleurs facile, court à mi-crête, tantôt sur un versant, tantôt sur l’autre. Il n’y a point là de grande forêt, mais des taillis de karrouch, de petits chênes à glands. On a de quoi manger tout le long de la route. En cas de danger, on peut grimper sur les chênes plus développés qui, de place en place, émergent des buissons. La piste qui emprunte le territoire de différentes tribus est en no man’s land ; on ne poursuit pas les crimes qui s’y commettent. On y marche dans une solitude effarante, l’oreille tendue. Pour souffler, on s’arrête et l’on se cache.
Selon le versant où l’on se trouve, la vue découvre au nord l’Arrougou des Aït Ihand, le Kerrouchen des Zaïane ou bien, au sud, l’enclave des Aït Yahia vers Arbala, l’Azerzou des Aït Ihand et la grande chose imprécise qu’est la plaine de la Moulouya vue à cette distance et de cette altitude. Mais la piste est ainsi tracée par des générations de piétons cherchant le moindre effort qu’il ne paraît pas que l’on soit en montagne.
Retardée par son mouton, il fallait à Mahbouba deux journées de marche pour atteindre le Tizi M’rachou où Brahim devait lui amener sa fille. Avant la fin du premier jour, la mère de Rabaha, jugeant avoir fait une bonne moitié du chemin et lasse quelque peu, se mit en quête d’un abri pour la nuit. Elle n’avait rencontré que deux Zaïane éventés à temps et dont elle s’était sans peine cachée. Personne du groupe qu’elle quittait ne l’avait poursuivie. Elle s’arrêta au bord d’un formidable éboulis qui, d’un faîte rocheux, avait dévalé sur une pente raide vers le sud. Une herbe à mouton couvrait le sol entre les blocs épars ou accolés, ou empilés. De l’eau suintait sous la végétation et se rassemblait plus bas, en une petite nappe qui scintillait. Et l’œil exercé de la Berbère, parmi les grosses pierres jonchant le sol, découvrit des moutons qui pourtant de loin leur ressemblaient beaucoup.
Mahbouba fut heureuse à la pensée qu’elle ne passerait pas la nuit seule dans ces lieux. Son mouton s’égaillant tira sur la longe qui l’attachait à une racine, puis, libéré, partit en bondissant vers le troupeau. Mahbouba chercha des yeux le berger, le vit couché parmi les ronces et les pierres et marcha vers lui. Elle le reconnut ; c’était un jeune homme de moins de vingt ans appartenant aux Aït Ihend, sa tribu à elle.
Étendu, les coudes en l’air, les deux mains sous la tête, le jeune homme la vit venir et s’arrêter devant lui.
— Hôte de Dieu, dit-elle.
— Tu es Mahbouba la Hihendiya, dit l’homme ; que t’arrive-t-il ?
— Tu es Raho, dit Mahbouba ; à qui le troupeau ?
— A Ichou fils de Hazoun, de chez nous ; où vas-tu ?
— Qui garde avec toi l’azib ?
— C’est le hartani d’Ichou ; c’est lui qui a le fusil.
— Je le connais, va lui dire que je suis là.
— Non, car il te prendrait pour lui.
— Penses-tu valoir autant qu’un homme ? dit la femme en s’approchant.
Le berger alors se dressa à demi, saisit la femme par ses vêtements à la poitrine et l’attira sur le sol à son côté.
Mahbouba se livra, désormais sûre de la discrétion de son hôte.
Puis celui-ci la tenant toujours l’entraîna d’une main rude vers la muraille de rochers. Là une excavation s’ouvrait où ils entrèrent. C’était, découpé par les bergers dans une pierre plus tendre noyée dans la masse, un refuge assez vaste où se terrait le troupeau en cas de mauvais temps, en cas d’alerte aussi. Le sol, mélange de terre et de fiente accumulée, piétinée, était souple. La surface était couverte d’empreintes faites par les pieds des moutons en quelque jour humide et depuis séchées. Il y avait un foyer de trois pierres, une grossière marmite en argile très rouge, des toisons servant de couche au gardien.
La femme réveilla une braise qui couvait, des ronces sèches flambèrent, puis une souche qui brûla en fumant. L’homme la regardait les yeux brillants, les lèvres entr’ouvertes sur une dentition toute blanche.
— J’ai faim, dit Mahbouba.
— Attends, dit le berger. Il sortit aussitôt, traîna devant l’entrée de la grotte une masse épaisse de ronces et disparut.
La Berbère s’assoupit sur les toisons dans la salle enfumée. L’homme resta longtemps absent. Il lui fallut ramener le troupeau au parc et attendre le hartani qui était allé assez loin, au douar, chercher la nourriture. Quand ils eurent mangé, il dut attendre que son compagnon fût endormi sous la guittoun de garde. Raho alors revint à la grotte, réveilla la femme et lui donna à manger des galettes de farine d’orge et de blé. Il lui donna aussi du miel sauvage retiré pour la circonstance d’un creux de rocher où il le cachait. Et, parce qu’il faisait nuit noire, il alla lui-même au dehors chercher l’eau dont elle s’abreuva.
Mahbouba resta deux jours avec cette brute dont la jeune vigueur lui plaisait. Comme ses pareilles de la montagne, elle n’était pas vicieuse, mais nantie d’appétits violents dont la satisfaction lui semblait normale et non susceptible de contrainte.
Le matin du troisième jour avant l’aube, laissant son hôte profondément rassasié et endormi, elle sortit de la grotte avec son mouton réclamé la veille au berger qui, sans méfiance, le lui avait rendu. Son premier soin fut d’aller à la flaque d’eau et d’y patauger à son aise, sans souci aucun de la température, sans peur de la nuit. Elle riait même de sentir son mouton trembler au bout de la corde. Un chacal aboyait, une hyène pleurait au fond du vallon sous des arbres. Droite, nue au bord de la mare, la femme s’étira, tordit le buste sur ses hanches, puis, pour rompre le silence, elle lança un ululement de chouette admirablement imité auquel un autre nocturne, au loin, répondit. Souriante de son succès, elle rajusta contre sa cuisse les deux lanières qui y plaquaient le couteau dans une gaine de cuir, elle reprit ses vêtements et retrempée, vigoureuse, elle partit.
L’aube gagnait permettant de discerner la nature. Mahbouba repassa devant la grotte ; elle rit en pensant à l’homme et plus encore en palpant dans un pan de son haïk les galettes, le rayon de miel qu’elle lui volait et dont elle se nourrirait en route, vers le Tizi M’rachou où Brahim, le juif islamisé, confident de Moha, devait lui amener sa fille.
Le chemin qui monte du pays Zaïane au Tizi M’rachou est très dur et raboteux. C’est un sentier raide qui tortille entre des rocailles, au creux d’un thalweg, où ces blocs ont croulé des murailles bordantes. C’est le passage obligé de qui veut aller du haut Oum er Rebia à la Moulouya par Itzer. Cette piste marque aussi une séparation nette entre deux contrées très différentes d’aspect.
A l’est, à la gauche de qui monte vers le col, le cèdre règne en pleine végétation. C’est la fin de la forêt qui partant des sources de l’oued Ifrane, au sud de Meknès, passe par Azrou, Aïn Leuh, domine El Hammam, atteint le haut pays Zaïane en amont de Khenifra, couvrant plus ou moins ce que les gens du pays appellent le Dir, le poitrail, et que nous savons être un puissant contrefort volcanique du Moyen Atlas.
A l’ouest du sentier l’aspect change. Le grand cèdre a disparu et aussi les mouvements abrupts, les ressauts violents de l’âpre montagne. Le chêne zéen, en broussailles peu élevées, couvre jusqu’à El Kebbab les mouvements d’un sol moins tourmenté.
Dès les premières pluies, le schiste effrité, réduit en poudre sur la piste, se transforme en boue glissante. Les mulets chargés, les chevaux passent à grand’peine par ce ravin qui est aussi un coupe-gorge redouté, un coin farouche dans un site d’une tristesse angoissante.
C’est par là que chemina l’escorte qui portait au grand Sultan Moulay Hassan les cadeaux du Zaïani et lui conduisait Rabaha. C’est au col de Tizi M’rachou que Mahbouba avait dit à Brahim El Islami de lui amener sa fille. C’est là que se termina le drame, objet de ce récit.
Si la route est pénible pour parvenir au Tizi M’rachou, elle devient par contre très facile au delà du col. Pour gagner la Moulouya, elle passe, en pentes douces, entre des mouvements de terrain peu accentués et complètement dénudés de végétation forestière. Le col même est marqué par un dernier piton volcanique boisé visible de loin. Le sentier contourne en ce point un bloc énorme détaché de la montagne. Un cèdre, le dernier de la forêt, a dressé son tronc robuste contre le rocher et l’une de ses maîtresses branches, passant à hauteur d’homme au-dessus de celui-ci, pousse son vigoureux rameau sur la piste. Une petite source naissant à la base de la grosse pierre y a creusé une niche tapissée de fougères. Les passants ont tracé un sillon par lequel le mince filet d’eau s’amasse dans le creux naturel d’une roche affleurante. Là s’abreuvent hommes et bêtes fatigués de la dure montée.
Du haut du rocher, à deux mètres environ au-dessus de la piste, le regard jusqu’alors retenu, absorbé par la majestueuse grandeur de la forêt découvre à perte de vue, sans obstacle, la plaine immense de la Moulouya où rien ne pousse. Le contraste est frappant. Seule subsiste égale la sensation d’isolement et de peine que donne le bled sans vie humaine apparente, sans trace d’habitation. Aussi la vue court-elle aussitôt vers l’horizon lointain où de belles choses l’attirent. C’est, au sud-est, le formidable djebel Ayachi dont la longue crête, en été au moins, pousse au travers des neiges ses dents de granit rose ; au sud la montagne des Aït Haddidou montre sa teinte sombre, indice de végétation forestière. Ce sont ensuite les deux pitons voisins, l’Oujjit et le Toujjit où la Moulouya, croit-on, prend sa source…
Mahbouba juchée sur le grand roc, abritée du soleil par la branche chevelue du cèdre mauritanien, attendait sa fille et surveillait une longue partie du vallon où gravissait la piste. Parfois pour détendre ses muscles, calmer ses nerfs irrités de l’attente, elle saisissait le rameau géant tendu au-dessus d’elle, s’y suspendait, s’évertuait à le secouer, à le fléchir. Il arriva enfin qu’elle aperçut Brahim qui péniblement, un bâton à la main, montait l’âpre côte. L’homme était seul… Il ne précédait personne… Alors, presque sûre de son malheur, exaspérée, remuant déjà dans son esprit troublé des idées de désespoir, Mahbouba s’allongea sur la plate-forme du roc et, les deux coudes devant elle, la tête dans ses mains, les yeux vers l’homme qui venait, elle attendit silencieuse, dans une pose de sphinx.
Brahim vit les deux coudes et les mains portant une tête qui dépassait un peu le bord du rocher et où des yeux immenses le regardaient. Il s’approcha tout près et, ayant reconnu la mère de Rabaha, lui dit :
— Mahbouba, écoute ce qu’a ordonné ton maître le caïd Moha ou Hammou… Mahbouba, m’entends-tu ? Pourquoi me regardes-tu sans parler ? Vois, je n’ai pas amené ta fille. Le caïd a dit… le caïd n’a pas voulu. Il a donné Rabaha au sultan des Arabes… Est-ce que tu entends, Mahbouba ? Ta fille appartient au harem… Elle n’en sortira plus jamais. Ce n’est pas la peine d’attendre. Je ne serais pas venu, mais le caïd a voulu que je vienne te dire cela. C’est ta punition, comprends-tu ?…
Il parut à Brahim que la femme silencieuse bougeait, que le sphinx se ramassait sur lui-même. Comme une panthère s’élance et tombe sur la vache égarée, Mahbouba s’abattit du roc sur l’homme. Celui-ci tint bon sous le poids, mais s’écroula sous le choc d’un couteau qui lui trouait la gorge.
Les deux corps se séparèrent ; la femme roula jusque dans la petite source, tandis que Brahim suffoquait, les deux mains à son cou. Mahbouba alors s’avança. Elle cloua au sol les mains à coups de couteau, puis elle s’acharna à la façon des femmes berbères et laissa, pour finir, l’arme dans le ventre du mort.
Sa justice personnelle satisfaite, Mahbouba, sans plus regarder sa victime, lava dans la source ses mains rouges. Puis elle retira la corde dont son mouton était attaché à une racine et regrimpa sur son roc. De là elle passa sur la branche du cèdre, rampa vers l’extrémité qui à peine fléchissait, y attacha solidement la corde, s’entoura le cou d’une boucle et, sans aucune hésitation, se laissa choir dans le vide. L’énorme branche oscilla verticalement, puis reprit très vite son immuable pose végétative au-dessus du roc et du sentier.
Les premiers chacals venus dévorèrent le cadavre gisant. Les autres s’efforcèrent par des sauts d’atteindre le corps suspendu trop haut pour la détente de leurs jarrets. Ils furent dérangés d’ailleurs par l’arrivée de deux cavaliers zaïane. Ceux-ci regardèrent les restes immondes et la femme pendue, se consultèrent et revinrent sur leurs pas.
C’étaient les vedettes d’avant-garde d’un convoi qu’il fallait faire passer sans risques et sans bataille, car il portait les cadeaux du Zaïani à Moulay Hassan et conduisait au harem chérifien Rabaha, fille de l’amrar.
Celle-ci ne sut rien de ce que dirent les vedettes à Si Qacem el Bokhari, caïd des soldats du Makhzen et chef du convoi. Celui-ci ordonna que ce jour-là on n’irait pas plus loin et l’on campa où l’on était, à mi-chemin du Tizi M’rachou.
Pendant la nuit, une équipe dirigée par Si Qacem lui-même procéda à l’ensevelissement de Mahbouba. Sur sa tombe, bien peu profonde au bord du sentier, on mit beaucoup de pierres petites et grandes. C’est l’habitude en ce pays d’élever de ces sortes de tas appelés kerkour aux points importants, tels qu’un col, à l’endroit spécialement d’où le voyageur peut voir à la fois les deux versants et les deux horizons. Les gens qui passent ajoutent une pierre. On dit aussi que certains de ces monuments recouvrent des trésors. Mais en réalité l’instinct du primitif lui apprend à jalonner ainsi pour l’hiver les pistes, les passages que la neige peut couvrir. Celui-là s’appela le kerkour de Mahbouba.
Le lendemain, le petit convoi franchit le Tizi M’rachou. Rabaha était sur une mule bâtée d’un halles plat. Elle était assise sur le devant, les jambes pendantes du même côté de l’encolure. Derrière elle, à califourchon et la tenant par la taille se cramponnait Oumbirika, jeune négresse que le Zaïani avait donné à sa fille comme servante et compagne et qui allait la suivre au harem. Deux piétons zaïane guidaient la mule et surveillaient l’équilibre de son chargement. Quatre autres bêtes suivaient portant le campement et les cadeaux pour le Sultan.
Quand la mule qui portait Rabaha passa devant le kerkour couvrant la tombe fraîche, elle fit un écart peureux, sans doute par l’effet d’un de ces instincts où l’animal est parfois supérieur à l’homme. Rabaha faillit tomber, se rattrapa avec de petits cris où il y avait plus de coquetterie que de peur, car c’était une luronne peu timide. Puis elle aperçut tout d’un coup la grande vallée de la Moulouya aux larges ondulations dénudées. L’enfant eut la sensation qu’elle entrait dans un monde inconnu, qu’elle entamait une vie nouvelle. Elle s’assit alors sur le côté du bât de façon à regarder derrière elle et, aussi longtemps qu’elle put les voir, le cœur serré, elle contempla ses montagnes qui s’éloignaient et les hautes cimes des cèdres qui l’une après l’autre disparaissaient.
Dans la longue et belle histoire de Moha, fils de Hammou, l’épisode qui précède marque la fin de l’influence des sultans sur le pays Zaïane et sur tout le Maroc central. Le chef berbère devenu puissant avec l’aide du Makhzen va s’affranchir de toute tutelle. Moulay Hassan, souverain guerrier et fin politique, mourra au retour de son expédition au Sahara.
Et depuis lors personne à la cour chérifienne n’osera parler de franchir à nouveau l’Atlas et de dompter les Berbères.
Ceux-ci, à leur aise, pourront ainsi se livrer à leurs querelles intestines.
Moha ou Hammou continuera à combattre en montagne l’influence maraboutique d’Ali Amhaouch, mais il demeurera le maître incontesté des Zaïane qu’il disciplinera à ses ordres par des procédés d’ailleurs fort despotiques.
Il donnera à ce peuple une cohésion et des armes et le mettra sur le pied de guerre où nous l’avons trouvé.
Les Français, en effet, apparaîtront à leur tour, et le vieux chef soutiendra contre eux une lutte épique vraiment digne d’admiration et qui dure encore.
Nous raconterons cela aussi, un de ces jours, si Allah y consent. Qu’il soit loué, en tout cas, pour les belles choses qu’il nous a donné de voir et d’entendre au pays de Moha, au pays de Rabaha, fille de l’amrar !