Récits marocains de la plaine et des monts
L’Automobile
Le capitaine Duparc, de l’artillerie, parvint à Meknès après un voyage fatigant. Il débarquait en Afrique pour la première fois et y venait sans enthousiasme. Mais, officier consciencieux et esprit cultivé, il eut soin, avant de quitter la France, de se documenter sur le pays où il allait vivre. Il acquit ainsi en une dizaine de jours d’un travail assidu des idées qu’il jugea satisfaisantes sur le régime dit de Protectorat, sur la religion mahométane dite Islam, sur la géographie, l’ethnographie de l’Afrique du Nord.
Il apprit qu’au Maroc la population se divise en quatre classes : les Maures et les Juifs qui habitent les villes, les Arabes qui remplissent le pays, les Berbères qui sont confinés quelque part dans la montagne. Il lut une description intéressante du cortège qui accompagne le Sultan à la prière du Vendredi et admira la vitalité du gouvernement dénommé Makhzen qui, cramponné pendant des siècles aux destinées de quelques tribus mograbines, a résisté aux folies d’Abd-el-Aziz, à l’acte d’Algésiras et aux massacres de Fez. Puis il versa une cotisation de quinze francs au Comité de l’Afrique Française et acheta une grammaire arabe, se promettant de consacrer aux premiers éléments de cette langue les longues heures du voyage.
Mais la mer, d’humeur fâcheuse, ne lui en laissa point le loisir. Après quatre jours de traversée agitée et deux jours de « bouchonnage » devant la barre de Casablanca, après la surprise du panier de débarquement et l’épreuve décisive de la barcasse, il échoua dans un hôtel qu’on lui affirma « Touring Club ». Il y passa deux jours au lit. Et de cette couche étrangère qui longtemps remua elle aussi, il entendit, perpétuant son cauchemar, le grondement continu et tout proche de la mer furieuse se jetant affamée sur les blocs de Schneider et Cie.
Dès qu’il fut en état de trouver une paire de gants dans ses cantines, il s’en alla, muni d’un sabre, se présenter aux autorités locales. L’accomplissement de cette corvée lui fit visiter la ville. Son intelligence native et d’ailleurs exercée lui permit vite de comprendre que ce chaos n’était pas le Maroc, mais le résultat encore informe du « formidable essor économique » annoncé par les bouquins. Étant venu pour vivre, comme il disait déjà, la vie du bled, il résolut de ne pas séjourner à Casablanca. Ses impressions s’y trouvaient au surplus chagrinées par ce qu’il crut être la confirmation d’une vieille idée apportée de France et qu’il aurait voulu inexacte.
Duparc appartenait à ces milieux très bourgeois de l’armée métropolitaine, qui avaient pour l’armée d’Afrique le fraternel mépris réservé au cadet qui a mal tourné. Celle-ci n’avait alors donné à la France que la totalité de l’Afrique mineure. Elle n’avait pas encore l’auréole du sacrifice vigoureusement et joyeusement consenti qui la jeta, merveilleuse d’entraînement, de santé physique et morale, contre les corps d’armée allemands. Pour Duparc, comme pour bien d’autres, l’officier d’Afrique était un buveur d’absinthe ou un malheureux retenu loin des honnêtes garnisons de province par des dettes ou un banal collage avec quelque sauvageonne.
Il vit donc à Casablanca de multiples et bruyants cafés remplis d’un nombre vraiment impressionnant d’officiers de toutes armes attablés, souvent en compagnie de cocottes et voisinant avec des civils qui lui parurent d’origines diverses.
Comme la température l’y invitait, il s’assit lui aussi à une table et, après quelques secondes d’hésitation, se trouva bien.
Il y fut très vite l’objet des sympathies de camarades qui, reconnaissant à son sabre et à ses gants blancs qu’il était nouveau dans le pays, l’entourèrent, l’invitèrent et lui firent fête. Il en fut très gêné, mais, en dépit de la froideur dont il voulut se cuirasser, il fut entraîné jusqu’à une heure avancée, de café en café, de boîte en boîte. Quand vint la dislocation de la bande joyeuse, il était tout à fait écœuré, navré du lamentable exemple de désœuvrement, de mauvaise tenue et de légèreté morale donné par ses camarades d’Afrique. Il jugea qu’il y avait là vraiment quelque chose à faire et se promit d’y penser.
Un des officiers le raccompagna jusqu’à son hôtel et, engagé par la réserve un peu plus grande qu’il avait cru observer en ce compagnon parmi tous les autres, Duparc ne put s’empêcher de lui faire entendre discrètement que ce qu’il venait de voir lui paraissait irrégulier. L’autre lui demanda, en guise de réponse, de quelle garnison il venait.
— D’Orléans, répondit Duparc.
— Ah oui… Orléans, Beaugency, Notre-Dame de Cléry, Vendôme ! Vendôme ! Ma nourrice chantait une ronde où ces noms sonnaient comme des cloches. Cela, c’est toute la noble et vieille France… Orléans est une bien bonne garnison. Moi, depuis des années, je roule de Tunis au Sahara, des Touareg aux Beni Snassen, à Bou Denib, à Fez, au Tadla. Je viens de faire deux ans de colonne sans débrider, sans boire un bock frais, sans voir un chapeau de femme. Je n’avais plus de chaussettes et j’ai demandé quinze jours de répit pour venir ici me faire couper les cheveux et me requinquer un peu… Les autres, c’est la même chose. Bonsoir, cher ami, que le Maroc vous soit propice. Et cordial, il serra la main de Duparc et le quitta.
En se couchant, celui-ci pensa à ce qu’il avait vu, à ce qu’il venait d’entendre et il eut ce petit malaise d’amour-propre fréquent chez ceux qui ont du cœur et qui vient de la crainte d’avoir été maladroit ou injuste.
Rabat lui fit une impression différente et déjà meilleure. Il subit le charme des deux villes encore bien musulmanes. Il admira le grand bras de mer qui les sépare et que semble remplir toujours la mouvante cascade de la barre qui gronde à son embouchure. Les paillotes de la Résidence l’amusèrent et l’État-major, nombreux, lui offrit des figures de connaissance qui s’épanouirent à l’entendre demander un emploi dans l’intérieur. On lui donna satisfaction immédiate et Meknès lui fut attribuée. Il sortit enthousiasmé de chez le grand chef et ému lui-même des dévouements dont il se sentait capable. Il rendit aimablement son salut au chaouch de la porte résidentielle et partit plein d’ardeur.
On était à la fin du printemps et la chaleur déjà forte rendit pénible au voyageur le séjour dans le train de Meknès. Il devina à peine Kénitra, soupçonna seulement à travers sa somnolence congestionnée la Mamora et la plaine de Sidi Yahia. Il parvint à Dar Bel Hamri avec un commencement d’insolation qui lui évita le repas, les menthes à l’eau et surtout le café à l’eau salée vendus en ce lieu néfaste et obligé, terreur du voyageur assoiffé.
Le lendemain, l’air plus vif du plateau lui fit mieux supporter la route. Il eut la surprise agréable de trouver à la gare une automobile qui était venue le prendre et le conduisit aux baraquements de l’État-major.
— Vous allez arriver juste pour admirer le coucher du soleil, lui dit l’officier qui était venu le quérir.
Cette remarque laissa Duparc indifférent, mais, par la suite, il apprit à la faire à tous les voyageurs importants qu’il lui advint d’aller chercher à la gare.
Dès le premier contact avec son chef accueillant, l’officier d’État-major fut plongé au vif des questions qu’il aurait à traiter.
— Pour vous mettre au courant de la Subdivision, conclut ce chef, vous allez faire la tournée des postes. Vous étudierez sur place certains points qu’il m’importe de connaître. On vous donnera la « petite Ford » et vous verrez ainsi un maximum de détails dans un minimum de temps.
Ce discours plut beaucoup à Duparc. Il eût préféré pourtant faire cette visite à cheval, c’est-à-dire tout à son aise. Mais ceci était incompatible avec le lourd travail de bureau dont il entendit ses camarades se plaindre à la popote, ce qui l’invitait clairement à ne pas s’attarder sur les chemins.
Duparc décida de commencer sa tournée par le poste excentrique d’Oulmès où il aurait d’ailleurs à conduire deux officiers de troupe qui, venus à Meknès pour le service, devaient rejoindre au plus vite leur résidence. Il s’enquit de ses compagnons et fut très volontiers renseigné. C’étaient deux excellents garçons, parfaits officiers, mais nantis de travers singuliers.
L’un s’appelait de Mongarrot. Officier de cavalerie des plus allants, il vivait dans un mutisme presque absolu. Devait-il cela à quelque chute sur la tête ou à un trop long séjour dans le désert silencieux, nul n’était en état de le dire. Mongarrot s’abstenait de parler pour une raison physique ou morale dont personne n’avait sondé le mystère. Il commandait sa troupe par gestes ou par de brèves interjections. En dehors du service, il intervenait dans les conversations par des bouts de phrases latines qu’il appropriait à l’idée émise, réminiscences lointaines de quelque grammaire, bouffées de bréviaire ou de missel romain, échos affaiblis et aujourd’hui désuets des classes d’humanités du temps jadis. Il était doux et taillé en athlète. Son caractère et son austérité l’avaient fait surnommer l’ange radieux.
Martin était le nom du second compagnon de route. Celui-ci, tout à fait différent du premier, manifestait une loquacité déconcertante. Très averti, d’ailleurs, des choses et des gens d’Afrique, il était quelquefois intéressant, précieux souvent par son expérience et, en tout cas, jovial et bon enfant. Mais il était coté comme un cerveau brûlé, voire comme un braque, pour de nombreuses facéties de jeunesse et il manquait de souplesse, c’est-à-dire bêchait volontiers ses supérieurs. Il critiquait, dit-on à Duparc, sans mesure — ce qu’il faut traduire par non sans esprit — et s’attardait, de ce fait, dans des grades subalternes, malgré des états de service remarquables. Enfin, un bon camarade glissa cette dernière pointe : « Je vous préviens qu’il aime peu les officiers d’État-major. »
Méditant sur ces avis, Duparc sentit se confirmer son opinion qu’il tombait dans un monde nouveau. La faible expérience que ses nombreuses études lui avaient laissé prendre de la vie, l’amenait à trouver étrange l’existence possible de gens aussi différents du type qu’il s’était forgé de l’être humain normal et pondéré. Il s’estima, in petto, très au-dessus de ces pauvretés et trouva, dans l’avancement rapide dont il avait joui jusqu’à ce jour, la confirmation de sa supériorité. Il augura mal enfin du voyage obligé avec ces étranges compagnons et se consola en songeant que cela durerait au plus une journée. Puis il s’arma ce soir-là, comme il faisait chaque jour, de sa grammaire arabe qui lui procura bientôt un sommeil dépouillé d’inquiétude.
Quand il se présenta le lendemain au point initial il y trouva l’automobile et, autour, Martin qui se démenait entre de nombreux colis. Duparc, lui, s’était vêtu de pied en cape de la tenue de campagne : revolver, jumelle, boussole et sacoche d’État-major qui, en plus des papiers de service, abritait l’indispensable grammaire ; un petit paquet contenait enfin la trousse de toilette et le strict nécessaire pour un court déplacement. Martin, qui s’acharnait avec le chauffeur à arrimer ses colis, accueillit Duparc comme s’il ne connaissait que lui.
— On les casera bien ! dit-il, en montrant ses paquets, ce qui n’ira pas dans la berline ira sur le marchepied. Passez-moi votre casse-croûte, on va le mettre dans la boîte aux outils.
— Ce n’est pas mon… déjeuner, répondit Duparc, c’est mon nécessaire de toilette.
— Vous n’avez pas apporté de boulot ?
— Je comptais que nous mangerions une omelette à la première auberge… ou dans quelque ferme.
Martin fut si étonné de cette réflexion qu’il n’y sut répondre. Son compagnon manquait évidemment d’expérience marocaine ; mais il eut le bon esprit de ne pas le blaguer.
— Cela ne fait rien, dit-il, j’ai tout ce qu’il faut pour vous, pour Mongarrot et d’autres encore. Voyez-vous, dans ce pays, on rencontre toujours quelque part quelqu’un à qui il manque quelque chose. La caisse de pernod, continua-t-il, en s’adressant au chauffeur, ira à côté de vous et, dessus, les caleçons du commandant. Ah ! voilà Mongarrot ; ça va, mon vieux ?
Un géant bien mis s’approchait, maniant avec discrétion des pieds énormes.
Il répondit des yeux à Martin, salua aimablement Duparc en lui disant : « Capitaine Mongarrot, 18e spahis. » Puis il s’engouffra dans la voiture.
— Allons ! en route, dit Martin, nous nous mettons tous les trois dans le fond, vous au mitan, Duparc, vous êtes le plus mince et vous serez calé ; la voiture aussi ; d’ailleurs il n’y a pas d’autre place à cause des paquets qu’on rapporte aux camarades. Toi, Mongarrot, tâche de ne pas écraser ton voisin et ne parle pas trop si nous voulons dormir. Et maintenant, en avant !
Le chauffeur réveilla la petite Ford d’un grand coup de manivelle dans le nez et Duparc, encore tout ahuri, se sentit, au démarrage, effondrer entre ses deux camarades.
La grande guerre a multiplié à l’infini l’usage des voitures automobiles, mais c’est au Maroc oriental d’abord, puis à l’occidental, que l’emploi dans tous les terrains en fut généralisé pour la première fois. Dans ce pays l’automobile vint longtemps avant la route, elle passa à peu près partout et précipita de la plus heureuse façon la conquête et la pacification.
A l’époque où se place ce récit, il n’existait encore que des pistes indigènes parfois améliorées et constamment ravagées par les pluies, défoncées par les charrois. Un voyage en automobile dans les sables de la Mamora, dans les tirs, dans les glaises du Sebou et de l’Innaouen était la chose la plus extravagante et la plus pénible aussi. Le Maroc fut le tombeau des pneumatiques ; mais on marchait et le progrès aussi. Les machines soumises à des cahots continuels duraient peu. Les maisons françaises fabriquèrent des cadres et des roues robustes pour le service du Maroc. Les Américains suivirent mais avec des modèles légers, solution différente et d’ailleurs bonne du problème à résoudre : le passage dans tous les terrains.
Duparc n’avait aucune idée d’un voyage de cette sorte. Aussi, quand après avoir traversé la ville, l’auto sortant par la porte du mellah s’engagea sur la piste du camp Bataille, lorsque coincé entre ses deux voisins, gêné par les paquets, il vit la voiture ballottée, cahotée, sauter des mottes de terre, pencher au delà de tout équilibre raisonnable dans des ornières de terre molle, en sortir pour y retomber, progresser de côté comme un crabe en glissant des quatre roues, aborder des talus obliquement pour échapper par moment à la piste trop mauvaise, quand il entendit les halètements, les emballements fous du moteur et vit l’adresse et la force jusqu’alors victorieuses du chauffeur, il éprouva la sensation d’être embarqué dans une mauvaise farce. Martin parlait, s’efforçant d’intéresser son compagnon à tout ce que l’on voyait. Mais celui-ci, s’estimant secoué comme il ne l’avait jamais été, pensait à son cheval qui aurait si allégrement marché d’un pas souple sur cette piste infernale.
— On est évidemment un peu surpris la première fois, dit Martin, comprenant l’impression désagréable qu’éprouvait son voisin ; mais on s’y fait rapidement. Vous serez certainement un peu courbaturé ce soir.
— Je m’y attends, fit Duparc qui se sentait devenir furieux. Je trouve tout à fait illogique cette façon de se déplacer ; écoutez ces chocs, jamais la voiture ne supportera cela sans que quelque chose casse.
— Soyez-en convaincu, répondit Martin. On casse, on verse, on crève, on répare et on continue ; je vous assure qu’on a de la distraction. Ah ! nous voici à l’oued. Ne vous embarquez pas sur le pont ! le tablier a été enlevé par la crue, cria-t-il à l’adresse du chauffeur.
Et, à la grande surprise de Duparc, la voiture laissant à gauche un pont de bois qui prolongeait la piste dégringola vers le lit d’un ruisseau qui barrait la route, entra dans l’eau, sautilla furieusement sur les gros cailloux ronds qui formaient le gué et se lança à l’assaut de la rampe opposée dont elle atteignit le sommet après trois secousses d’essieux des plus inquiétantes.
— Il faut toujours, dit Martin, mettre des paillons aux bouteilles et surveiller la mise en caisse, si l’on veut éviter la casse et ménager l’argent des camarades qui vous ont chargé de commissions. Mes bouteilles sont bien emmaillotées.
— J’en prends note, dit Duparc, se décidant à rire, vous me paraissez plein d’expérience.
— J’ai été roumi, moi aussi, répondit Martin, mais il y a longtemps. Voici la piste qui s’améliore, nous allons pouvoir marcher.
Au même moment, la voiture pencha violemment sur le côté, et les voyageurs s’accrochèrent instinctivement à l’arceau de la capote.
— Cave ne cadas ! dit la voix de Mongarrot.
Mais déjà, l’obstacle franchi, la Ford repartait de plus belle. La piste s’allongeait vers des collines au travers du bled Guerrouan ; le soleil montait, chauffant de belles moissons, des indigènes allant vers la ville ou en venant circulaient nombreux sur les sentiers.
Ils s’arrêtaient pour regarder la voiture qui, rapide et sautillante, passait auprès d’eux. Tous s’en amusaient et riaient.
Duparc, à son propre étonnement, se prit à aimer ces choses, ces gens, ces collines roses à l’horizon et même ses compagnons, tout étranges qu’ils lui parussent encore. Il s’informa des oueds qui se trouvaient sur la route.
— Le mot oued, dit Martin, est arabe et signifie vallée, vallon, lit d’une rivière : mais ces sens n’impliquent pas forcément la présence de l’eau. C’est ainsi qu’en Algérie, le mot oued donne plutôt une impression de siccité, de chaleur lourde dans un bas-fond rocailleux. Au Maroc, ce même vocable s’applique à un endroit où l’eau coule, où il y a des arbres, de l’ombre et de la fraîcheur. C’est une des caractéristiques de la langue arabe qu’un seul mot puisse avoir des acceptions différentes et même contraires.
Puis il développa cette thèse et cita des exemples, tandis que la voiture, quittant la plaine de Meknès, passait par un petit col dans la cuvette d’Aïn Lorma. La route devint aussi plus accidentée ; le sol était encore imprégné des pluies de printemps ; l’auto avançait par embardées, glissant des deux roues de derrière, tantôt vers un des côtés de la route, tantôt vers l’autre. Il fallut plusieurs fois descendre pour l’alléger au passage de petits ruisseaux bourbeux qui coupaient la piste. Mongarrot poussait sans mot dire, et sa force très grande évitait le plus souvent à ses camarades d’en faire autant. Le mauvais passage franchi, on repartait et on recommençait un peu plus loin. Une fois même, les efforts réunis des trois hommes et du moteur ne purent sortir les roues d’une ornière grasse où elles s’empâtèrent. Il fallut avoir recours aux gens d’un douar qu’on apercevait non loin de là. Martin les appela de la voix et du geste, et quatre ou cinq gaillards s’approchèrent avec timidité.
Quand ils comprirent ce qu’on voulait d’eux, ils se mirent à la besogne gaiement et, tout en échangeant très fort leurs réflexions, dégagèrent les roues enlisées, soulevèrent et poussèrent lestement. Puis, l’auto remise sur le terrain ferme, ils regardèrent, sans cesser de causer entre eux, les voyageurs réintégrer leurs places et la voiture partir.
— Que disaient-ils dans leur conversation si animée ? demanda Duparc.
— Je n’en sais rien, répondit Martin.
— Comment ! vous, un vieil africain, vous ne savez pas l’arabe ?
— Je le parle couramment, mais ces gens-là sont des Berbères et, comme ils se doutaient que l’un de nous au moins parlait l’arabe, ceux d’entre eux qui le connaissent se sont bien gardés de s’en servir. Le plus jeune m’a pourtant souhaité bon voyage dans la langue du Prophète.
A ce moment, la voiture manqua un tournant, quitta la piste et dévala 4 ou 5 mètres de talus et s’arrêta dans un champ. Les trois camarades saluèrent brusquement le dos du chauffeur.
— Quid ? demanda la voix de Mongarrot.
— Ce n’est rien, répondit le troupier, c’est le différentiel…
Il fallut, à force de bras et de machine rouler la voiture dans le champ, puis la remettre sur la piste.
Tandis que le mécanicien vérifiait le fonctionnement de l’organe avarié, Duparc, qui peu à peu s’aguerrissait ou qui ne s’était pas rendu compte du danger que lui et ses compagnons venaient de courir, reprit ses questions. Son esprit amoureux de clarté trouvait insuffisante la réponse de Martin.
— Expliquez-moi, je vous prie, dit-il, pourquoi ces gens, s’ils le pouvaient, n’ont pas cherché à se faire comprendre de vous.
— Ils n’y tiennent pas ; pourquoi voulez-vous d’ailleurs que ces paysans qui sont très indépendants de caractère se donnent la peine d’user, pour me faire plaisir, d’une langue étrangère ? C’est très calé, d’abord, de savoir deux langues ; et ensuite la possibilité qu’ils ont de rester impénétrables est un avantage ; ils le gardent.
— Sans doute, reprit Duparc, les officiers qui commandent à ces populations savent leur langue intime ?
— Non, personne ne la connaît ; on dirige ces gens à l’aide de ceux d’entre eux qui sont bilingues, ou par l’intermédiaire de secrétaires arabes d’origine, mais sachant le berbère.
Duparc demeura un instant pensif. Puis il reprit :
— Voilà qui est sans doute particulier au Maroc ; il existe, du fait de cette langue qu’on ignore, un mur entre ces tribus et nous. De plus, ces gens sont, dans leurs rapports avec l’autorité et nous-mêmes sommes, dans notre action sur eux, à la merci d’intermédiaires.
— Vous venez d’émettre là, dit Martin, à l’endroit de nos méthodes un jugement sévère, et chez un roumi débarqué d’hier, cela promet.
— Sévère, dites-vous, mais est-il juste ? demanda Duparc.
A ce moment, le chauffeur voulant éviter une ornière, frôla un gros bétoum qui se trouvait près de la piste. Une maîtresse branche de cet arbre rugueux prit au passage le devant de la capote et avec un grand craquement celle-ci se rabattit en arrière, tandis que l’auto s’arrêtait. Et les voyageurs qui étaient à l’ombre furent tout à coup inondés de soleil.
— Fiat lux ! dit dans un rire la voix de Mongarrot. Le rire d’ailleurs fut général quand le capitaine silencieux eut ajouté, en français cette fois : « On ne peut pas causer un quart d’heure tranquillement ! »
Les courroies de tension de la capote étaient seules cassées ; on décida de laisser la voiture découverte ; il serait ainsi possible de mieux voir le paysage qui devenait de plus en plus pittoresque. A un tournant de la piste, au haut d’une côte très rocailleuse, embarrassée de blocs et qu’il fallut gravir à pied, la vallée de l’oued Beht s’offrit tout à coup à la vue. La descente vers la rivière fut lente et pénible. La piste en corniche était sinueuse et complètement bouleversée par quelque récente pluie d’orage. La rivière était en crue, ses eaux limoneuses atteignaient et couvraient le tablier du grand pont en bois jeté par le Génie.
— Passerons-nous ? demanda Duparc.
— Nous passerons s’il ne manque pas de madriers au tablier, dit le chauffeur.
Mais déjà Mongarrot s’était porté devant la voiture et s’engageait sur le pont, marchant au centre, dans l’eau. Celle-ci montant à l’assaut du tablier passait dessus en inquiétante vitesse et à ce point boueuse qu’on ne distinguait plus les madriers.
Traînant ses vastes pieds heureusement chaussés de bottes solides, le doux géant fit son inspection planche par planche. Parvenu à l’autre bout, il fit un geste d’appel, et la voiture s’engagea lentement sur le pont. L’eau sautait aux roues.
— Mon capitaine, cria le chauffeur, j’ai le vertige. Mais Martin, qui venait de voir Duparc mettre la main sur ses yeux, avait pressenti le danger. Cette nappe d’eau fuyant violemment sous la voiture produisait à lui-même une impression fort pénible.
Dès l’appel du chauffeur, il se leva de sa place et, se penchant par-dessus l’homme qui s’effaça, il saisit le guidon. Les yeux fixés sur l’autre bord, il maintint l’automobile en direction.
— Quelle bête et inopportune sensation, dit-il en rendant la barre au mécanicien dès qu’on fut sur la terre ferme ; et si nous étions arrivés un quart d’heure plus tard nous n’aurions pu passer. Ces crues sont très rapides. Celle-ci résulte de quelque violent orage qui a dû éclater dans le haut pays.
Mongarrot reprit sa place et l’automobile repartit. Laissant à gauche le camp Bataille, d’ailleurs abandonné pour cause d’insalubrité, la piste gravit les premières pentes du pays Zemmour à travers une broussaille épaisse. On ne s’arrêta que fort peu au poste de Khemisset pour prendre de l’essence. Il s’agissait en effet de gagner du temps, partout où la piste le permettrait, pour ne pas être surpris par la nuit entre Tedders et Oulmès, région encore peu sûre. La piste aménagée traverse entre Khemisset et Tiflet une région sablonneuse où l’automobile fatigua beaucoup. Il fallut plusieurs fois stopper pour laisser refroidir le moteur.
Mongarrot, au milieu de ces péripéties diverses, restait toujours silencieux et complaisant. Martin parlait de choses multiples sans prendre de repos.
Duparc, de plus en plus conquis par les imprévus constants du voyage, amusé par la conversation de Martin, revenait sur ses fâcheuses impressions et jugeait mieux ses deux compagnons. L’un, Mongarrot, était certainement un homme de très haute conscience, de manière délicate, et cette loi du silence qu’il s’imposait avait sans doute quelque cause profonde et respectable. Martin n’était pas l’homme aigri et débineur qu’on lui avait dépeint. Il parlait évidemment beaucoup, mais sa conversation était intéressante, nullement pédante. Elle ouvrait au nouveau venu des horizons curieux sur la vie des Français au Maroc et sur les mœurs indigènes. En résumé, c’était un homme sachant beaucoup de choses et les disant gaiement. Avant midi, Duparc se sentit presque réconcilié avec l’armée d’Afrique.
Les voyageurs ne s’arrêtèrent point à Tiflet qui est le chef-lieu du cercle des Zemmour. Le chemin à suivre se sépare en effet, un peu avant ce poste, de la route principale de Meknès à Rabat. L’automobile marchait rondement sur le terrain plus résistant d’un grand plateau où Duparc vit de nombreuses cultures et de beaux douars. Martin lui dit ce qu’il savait sur la façon de vivre de ces populations. Mais Duparc, qui suivait depuis quelque temps une idée, demanda :
— Qu’entendez-vous par roumi, qualificatif dont vous vous êtes servi tout à l’heure ?
— Le mot roumi, répondit Martin, est un adjectif emprunté à la langue arabe, dans laquelle il signifie chrétien, par le vocabulaire administratif militaire et civil en usage au sud du 35e parallèle et à l’ouest du 4e méridien. Il sert à désigner les agents de tout ordre et de tout grade que la métropole a embarqués, souvent malgré eux, et à qui le « puissant protecteur » a dit, avec un petit tapement de main sur l’épaule : « Allez là-bas, mon cher, il y a de bonne besogne à faire… vous me comprenez, n’est-ce pas…? et surtout écrivez-moi souvent… » Le mot roumi s’applique donc à un grand nombre d’individus qui, ayant subi l’épreuve de la barcasse, franchissent la barre de Casablanca et découvrent le Maroc.
— Voilà une merveilleuse définition, dit Duparc qui s’amusait.
— Vir dicendi peritus, fit Mongarrot qui suivait attentivement.
— Et cum spiritu tuo, dit à tout hasard Martin pour répondre à cette amabilité.
Et il continua, sans laisser à Duparc le temps d’étouffer la quinte de rire qui le secouait entre ses deux impayables compagnons : « Le roumi se distingue à des aptitudes et vertus nombreuses. Il a, entre autres, la faculté d’appliquer un jugement purement européen à des gens et des faits qui relèvent, ou résultent, d’un système philosophique et d’un climat tout différents de ceux d’Europe. Il a aussi la volonté singulière de faire régner, partout où il passe, l’ordre et les méthodes en usage dans son patelin d’origine. Cet état d’âme est plus ou moins tenace suivant les individus. Certains évoluent très vite, d’autres point. D’aucuns s’acclimatent immédiatement ; il en est, par contre, qui pourraient rester vingt ans en contact avec les gens et les choses de ce pays sans s’y intéresser le moins du monde. Ceux-là appartiennent au genre cuirassé.
— Aes triplex, murmura la voix de Mongarrot.
— Mais il y a d’autres espèces, continua Martin ; nous connaissons, par exemple, le roumi néfaste, le roumi inopérant, le pratique, le…
— Quel est le roumi néfaste ? demanda Duparc.
— Cette espèce comprend plusieurs variétés, reprit Martin, je ne saurais ici les décrire toutes ; mais, me tenant sur le seul terrain militaire, je vous en montrerai une par un exemple. Imaginez le chef d’un escadron à qui l’on aurait confié des chasseurs d’Afrique, qui en colonne s’écarterait à plus de deux cents mètres de l’infanterie et, sans y être forcé par l’absence de troupes spéciales, ferait faire à ces enfants de France un métier de spahis ou les enverrait battre l’estrade comme des partisans. Il est sûr de se faire rafler ses canards.
— Mais il ne pécherait que par ignorance, objecta Duparc.
— La première fois, répondit Martin ; la seconde, ce sera par roumite chronique. Maintenant cela vous intéresse-t-il de savoir ce qu’est le roumi pratique, le roumi poire, le roumi conscient, l’inconscient, le journaliste et toutes les variétés du roumi civil ?
— Ils sont trop, gémit Duparc, je me contenterai du roumi pratique, quel est-il ?
— C’est un modèle fréquent, en particulier chez les militaires ; sa doctrine se résume en une formule de quatre mots : Dix-huit mois, une colonne, une proposition au choix, le bateau. Laissez-moi, pour finir, ajouta Martin, vous signaler une sorte dernière. On n’en parle jamais, et c’est une ingratitude qu’il me plaît aujourd’hui de réparer. Il s’agit du roumi nécessaire.
— Quel est donc celui-ci ? dit Duparc.
— C’est le roumi de France, celui qui paie, conclut Martin.
Et tout en devisant de la sorte, les trois camarades atteignirent la grande vallée où se trouve, près du Bou Regreg, le poste de Maaziz. L’automobile d’ailleurs négligea celui-ci et continua sa route vers Tedders dont on apercevait au loin, entre deux collines, les tôles ondulées miroitant au soleil.
— Les Zemmour, reprit Martin, répondant à une question de son voisin, sont de très beaux Berbères, sains et robustes comme vous pouvez en juger d’après les spécimens que nous rencontrons. Leurs femmes ne simulent pas en nous voyant une terreur imbécile et mal jouée. Leurs enfants sont aimables et nullement effarouchés, ce qui est un excellent indice.
— Comment cela ? dit Duparc.
— Pour qui a observé avec soin les indigènes, reprit Martin, il n’est pas de meilleur baromètre de l’opinion intime des populations que le visage et la contenance des petits au contact du chrétien. Ceci d’ailleurs est surtout vrai chez les Arabes et plus encore chez les Maures des villes. Les enfants ne savent pas dissimuler et reflètent, dans la rue, l’état d’âme de la famille. Ils nous abordent tout impressionnés de ce qu’ils entendent des hommes et aussi des femmes, mère, tante, sœur ou servante. Celles-ci nous connaissent fort peu et les recommandations sans fin, par lesquelles leurs maîtres et seigneurs s’efforcent de les protéger contre nous, ajoutent à l’horreur instinctive produite sur leur esprit par les êtres impurs que nous sommes. Ces campagnards berbères sont moins compliqués que les habitants des villes et de la plaine. Ils sont peu imprégnés de philosophie musulmane. Leur résistance, leur réaction à notre contact proviennent, presque uniquement, de leur répulsion pour toute autorité. Mais ils s’islamisent de plus en plus à notre contact et chez eux la haine du vainqueur fait place, peu à peu, à la haine du chrétien. Nous ne gagnons pas au change. En attendant, ces gaillards que vous voyez, ces femmes qui ne se détournent pas à votre approche, ces enfants joyeux ne sont pas mal disposés pour nous. N’étant pas trop embarrassés encore de dogme hostile, ils apprécient la paix française sans arrière-pensée. Mais voici que nous approchons de Tedders…
— Et du déjeuner, remarqua Mongarrot.
Les officiers du poste attendaient leurs camarades dont le télégraphe avait signalé le passage à Khemisset.
Duparc fut très entouré. En qualité d’officier d’État-major, il devait avoir, pensait-on, des renseignements sur les projets du commandement, sur les opérations futures auxquelles tout le monde voulait participer. Il ne put, comme de juste, répondre à ces espérances. Ne venait-il pas à peine de débarquer ? Par contre, il apprit lui-même avec intérêt qu’il allait, après déjeuner, quitter la zone de pleine sécurité pour entrer dans un pays moins hospitalier. Les risques à courir n’étaient pourtant pas tels que les voyageurs dussent attendre un convoi pour gagner Oulmès en deux étapes. La voiture postale avait circulé depuis longtemps sans être inquiétée.
— Il ne vous faut que trois heures au plus, avec une automobile, pour atteindre Oulmès, leur dit le commandant d’armes, et vous devez rencontrer en route, au relais de la forêt de Harcha, le convoi qui descend sous escorte. Aucun djich n’est d’ailleurs signalé dans la région.
Commentant cette dernière réflexion, quand il fut de nouveau en route avec ses camarades, Martin remarqua :
— Le fait qu’aucun djich n’est signalé n’est point l’assurance définitive d’une parfaite sécurité. Nous sommes ici dans le pays de « la peur et du mensonge », suivant l’expression indigène. Jamais un indicateur ne donne le renseignement complet ou au moment strictement utile. Il y a donc toujours une part d’aléa dans un voyage à la limite imprécise du pays soumis.
— Et comment opèrent ces djich ? demanda Duparc.
— C’est, la plupart du temps, l’embuscade banale en quelque point de passage obligé. Les isolés, les petits détachements sont leurs victimes les plus fréquentes. Je les ai vus une fois provoquer, en coupant le fil télégraphique, l’arrivée d’une équipe de réparation qui fut massacrée. On prend depuis toutes les précautions voulues et d’ailleurs, rassurez-vous, ils ne se sont point encore attaqués aux automobiles.
— Et vous croyez que nous pourrions rencontrer de ces coupeurs de route ?
— Monsieur, répondit Martin, je ne crois rien du tout ; mais je suis toujours en méfiance. Aujourd’hui, je ne vous cacherai point que j’ai été mis en éveil par deux mots entendus à Tedders.
— Ceci devient tout à fait intéressant, fit Duparc, qu’avez-vous donc appris ?
— Appris n’est pas le terme exact, répondit Martin ; d’abord, si je savais quelque chose de certain ou même seulement de probable, nous ne roulerions pas à cette heure sur cette piste ; j’ai tout simplement rencontré un homme que je connais, qui me connaît et dont le tempérament d’indicateur est utilisé de temps à autre. C’est peut-être par lui que le chef qui nous offrit un si bon déjeuner a su qu’aucun djich ne courait le pays. Cet homme examinait d’un œil enfantin et curieux notre voiture arrêtée près du corps de garde. Quand il m’a vu, son visage est devenu soudainement sérieux et il m’a dit : « C’est toi, moui Captan, qui est dans la voiture ?… Ce n’est pas kif la grosse voiture du Coronnel, il n’y a pas de fusils ni de taraka » — la taraka, mon cher, c’est la mitrailleuse — et il a ajouté : « Les gens ici sont des enfants du péché. » Puis il s’est éloigné sans en dire plus long.
— Et vous en concluez ? demanda Duparc.
— Rien, mais comme je me disposais à aller chercher des carabines, j’ai vu Mongarrot qui avait eu sans doute la même idée et venait suivi d’un chaouch portant les flingots. Ils sont là attachés par une ficelle au marchepied.
— Deux cents cartouches dans la sacoche de portière, dit la voix de Mongarrot.
— Voyez, reprit Martin, comme le pays devient sauvage et compliqué. Remarquez aussi comme la piste est bonne. Elle est découpée dans le schiste et on roule sans poussière et sans boue. Par les nombreux lacets que vous distinguez, nous allons atteindre la crête à droite de cette énorme masse rocheuse qu’on appelle le Mouichenn. Nous filerons au revers sud pour ressortir là-bas, très à gauche, dans ce bois de grands chênes-lièges assez clairsemés. C’est la forêt de Harcha.
— Ce pays est impressionnant de rudesse grandiose, dit Duparc, et l’on pressent que les gens qui vivent ici doivent être très différents de ceux des villes et des plaines basses. Dites si je me trompe, à moins que la vitesse plus grande de la voiture ne vous gêne pour parler.
— J’ai pour mon malheur, dit Martin, une disposition spéciale à parler en tout temps et à toutes les vitesses, avec une égale franchise sur ce que je sais. L’homme, ainsi que vous le dites, est l’image du sol qui le nourrit ; et il est exact que les habitants de ces montagnes et de ces futaies sont rudes, sobres et vigoureux. Ils ont des mœurs et des passions violentes, mais pas de vices calculés, fruit d’un trop grand bien-être sous un climat ardent, fruit d’une philosophie complaisante pour l’espèce humaine et pour toutes ses aspirations charnelles.
— Voyez, interrompit Duparc, cette fumée qui s’élève là-bas à gauche sur ce piton couvert de petits arbres. Comme elle s’allonge toute droite dans l’air calme ! Ne croirait-on pas qu’elle sort langoureuse de quelque brûle-parfum ?
— J’y vois moins de poésie, dit Martin, ce doit être un charbonnier au travail.
— Ou un signal, dit la voix de Mongarrot.
— Les gens chez qui nous entrons, continua Martin, sans paraître faire attention à la remarque de Mongarrot, sont encore plus frustes, plus sauvages et plus indépendants de caractère que les Zemmour. Dans le vaste et fatal mouvement qui depuis des siècles a déferlé le monde berbère sur la plaine occupée par les Arabes, mouvement au cours duquel ces tribus luttaient non seulement contre les Arabes occupants, mais encore entre elles, les Zemmour semblent avoir été favorisés. Formant un groupe d’une cohésion plus grande, ils ont passé sur le corps d’autres Berbères et, dès qu’ils eurent découvert la région qui leur convenait, ils s’y accrochèrent avec vigueur. Protégés au nord par la grande forêt de la Mamora, défendus au sud par des massifs compliqués, à l’est et à l’ouest par de profonds sillons, ils se firent une vie indépendante et mirent en quarantaine le gouvernement des sultans. Ils coupèrent en deux l’Empire ; et ses maîtres, forcés de longer leur territoire pour aller d’une capitale à l’autre, furent obligés de traiter avec eux ; et ce même gouvernement qui en imposait à l’Europe ignorante de ces faiblesses était réduit, avec des sujets récalcitrants, aux moins glorieuses compromissions.
— Mais tout cela c’est de l’histoire qu’on écrira plus tard ; laissons d’ailleurs les Zemmour, puisque les gens chez qui nous sommes n’en sont plus mais se rattachent plutôt au groupe Zaïane.
— Le pays est en tout cas moins peuplé, dit Duparc, on ne voit plus de douars ni même de troupeaux ; je n’ai pas dans cette solitude l’impression très nette de sécurité que me donna la belle plaine de tantôt, avec ses nombreux groupes de campagnards occupés à leurs champs.
Martin ne répondit pas. L’automobile arrivait, à ce moment, par de vigoureux lacets tracés dans le schiste, à une ligne de faîte près du gros mouvement rocheux que les voyageurs avaient aperçu de loin. Devant eux une profonde dépression, la vallée du Bou Regreg, courait de l’est à l’ouest ; au delà un massif très boisé fermait l’horizon et, non loin sur la gauche, la piste très visible et jalonnée par des poteaux télégraphiques s’engageait en forêt.
La voiture s’arrêta un instant au sommet de la côte et le chauffeur vida sa réserve d’eau dans le radiateur.
— Dépêchons, dit Martin, sans quitter sa place, nous sommes ici à huit kilomètres du caravansérail de Harcha. L’automobile repartit.
— J’aurais bien voulu changer ou nettoyer mes bougies, dit le chauffeur.
La piste longeait le revers sud du Mouichenn ; à droite, le terrain disparaissait tout d’une pièce dans le grand sillon du Bou Regreg. Un peu avant d’arriver au bois, on passa devant quatre tombes alignées au bord de la route ; un petit monument en forme de pylône les gardait. La vitesse empêcha Duparc de lire les noms inscrits en creux, sous une croix, dans la plaque de ciment qui en parait la face.
— Un petit détachement qui est resté là, renseigna Martin.
Au moment où l’automobile prenait la piste sous bois, Mongarrot dit :
— Le fil est coupé.
Ses camarades vérifièrent le fait.
— Ceci est tout récent, dit Martin ; à Tedders, j’ai vu de mes yeux, dans la cabine du sapeur, arriver le télégramme d’Oulmès donnant la composition du convoi descendant. J’ai vu expédier le télégramme annonçant notre départ à 14 heures.
Duparc ne put s’empêcher d’admirer à part soi la perspicacité d’hommes du bled dont faisaient montre ses compagnons, leur faculté d’apercevoir et d’interpréter les détails dont l’importance n’apparaissait point à première vue.
— La fumée était donc bien un signal, comme tu l’as dit, ajouta Martin à l’adresse de Mongarrot.
Un bruit retentit qui semblait l’éclatement d’un pneu ; mais la voiture roulait toujours vivement et le bruit se répéta, devint claquant.
— Ils tirent, dit Martin, de ce mamelon rocheux et dénudé, là-bas, en avant de nous. Vous, ajouta-t-il en s’adressant au chauffeur, occupez-vous uniquement de votre machine et de votre direction.
— Age quod agis, fit Mongarrot, qui détachait les fusils et les passait à ses compagnons.
— Nous les sèmerons, dit Duparc qui n’entendait plus de coups de feu.
— Voire, dit Mongarrot qui distribuait des cartouches.
— La piste est fort sinueuse entre tous ces mamelons boisés, expliqua Martin ; ils peuvent, par un raccourci, nous rattraper. Nous allons arriver à une grande clairière que la piste traverse obliquement avant de rentrer à nouveau dans la forêt. Nous serons là à quatre kilomètres du caravansérail où le convoi doit être campé depuis midi.
A un détour brusque de la piste débouchant sur la clairière, le chauffeur bloqua sa voiture qui fit un soubresaut des quatre roues et, malgré tout, vint heurter un obstacle. Un arbre énorme gisait en travers de la route.
— Les voilà ! dit Mongarrot.
La forêt cessait tout d’un coup pour reprendre à quelques centaines de mètres plus loin. L’intervalle dénudé montait à gauche, en pente raide, vers une crête rocheuse qui fermait le tableau de ce côté. A droite, la clairière s’élargissait et se perdait dans une vallée dont on ne voyait rien.
Mongarrot avait aperçu, encore loin, les « salopards » dévalant de l’arête rocheuse, bondissant éparpillés, le fusil à la main, avec cette extraordinaire agilité des fantassins berbères. Les trois amis se portèrent en demi-cercle en avant de la voiture.
— Ils sont nombreux, dit Martin, et ils attaquent en règle : encore trop de distance.
Le chauffeur examinait sa machine et tapait à grands coups de marteau sur sa manivelle faussée.
Deux minutes s’écoulèrent, puis Martin dit :
— Je crois qu’on peut commencer.
— Chacun sa part, fit Duparc, qui était artilleur.
— Cuique suum, dit Mongarrot.
Les trois fusils entrèrent en action et, après une quinzaine de cartouches, les silhouettes bondissantes se terrèrent et disparurent.
— Ceci, mes amis, dit Martin, le fil coupé, l’arbre en travers, ce n’était pas pour nous, car ces gens ne pouvaient savoir notre venue. Ils en ont été avertis tardivement par le filet de fumée que vous avez vu. C’est un fort parti qui en veut au convoi et qui aurait bien voulu nous choper avant que nous eussions tiré un coup de fusil. Écoutez !
Le bruit d’une salve lointaine arrivait.
— Le combat est engagé, dit Martin, et plus tôt que l’ennemi ne l’aurait voulu. L’éveil a été donné au camp par notre pétarade. Il nous faut sortir d’ici, traverser vivement la clairière sous le feu des lapins qui sont terrés là-haut, gagner l’autre bois et serrer sur le convoi.
— Mais si la route est encore barrée ? fit Duparc.
— Je ne le crois pas, dit Martin ; voyez l’effort qu’il leur a fallu pour traîner ici cet arbre mort.
Les quatre hommes, réunissant leurs forces, eurent grand’peine à écarter de la piste le tronc qui la barrait. Puis le chauffeur éprouva des difficultés pour remettre en marche son moteur. Il fut nécessaire encore, par un feu nourri, d’arrêter les indigènes qui faisaient un nouveau bond vers la voiture. Et quand celle-ci fut en marche, une volée de balles claqua tout autour. Au loin, la fusillade s’accentuait.
La situation de nos voyageurs était critique. Les gens qui les attaquaient n’étaient qu’un faible parti, d’une dizaine d’hommes peut-être, détaché du gros des assaillants avec mission de s’emparer de la voiture. Il était à craindre que, repoussés par le convoi, les autres indigènes ne se rejetassent sur l’automobile, cause par son arrivée imprévue de l’échec de leur tentative. La vitesse seule pouvait tirer d’affaire la petite Ford et ceux qu’elle portait. Or, le moteur cognait et l’allumage était irrégulier.
La traversée de la clairière s’acheva pourtant sans mal. Une forte odeur d’absinthe indiquait seulement que la caisse placée à côté du chauffeur avait été touchée et coulait.
Dès le sous-bois, les balles qui cinglaient autour d’eux s’espacèrent. Mais Mongarrot signala que les assaillants distancés se jetaient derrière la voiture, comptant peut-être sur un arrêt obligé. Devant, la fusillade était de plus en plus distincte et ponctuée par des feux de salve.
La piste montait et le moteur peinait ferme.
— Nous allons arriver en plein combat, dit Martin, et au revers des assaillants. Cela va être tout à fait intéressant.
Il fallut pourtant descendre et pousser vers le haut de la côte la voiture qui n’en pouvait plus.
— Il est à noter, continua Martin, tout en poussant, que ces Berbères, qui savent si bien nous manœuvrer au combat, sont tout de suite démoralisés dès que nous les manœuvrons nous-mêmes. Je serais curieux de voir si notre intervention sur leur ligne de retraite…
On parvenait au bout de la côte. Dans une vaste clairière, le convoi apparaissait groupé au centre du caravansérail. Une section le gardait prête à parer au mouvement tournant, tandis qu’une compagnie et demie, à peu près, recevait, déployée sur un front très étendu, l’attaque des Berbères qui paraissaient en nombre. Ceux-ci tournaient le dos aux voyageurs et à la machine. Mongarrot l’avait prudemment stoppée d’un geste derrière la crête.
Le chauffeur prit son fusil et rejoignit les officiers qui, à plat ventre sur un talus, examinaient le terrain devant eux.
— Voyez, dit Martin, la façon de combattre de ces Berbères…, quelle admirable leçon le hasard nous donne aujourd’hui en nous plaçant de ce côté-ci du tableau ! Voyez comme cette ligne de tirailleurs utilise le terrain et peu à peu glisse vers la droite entraînant notre riposte. Voyez ! voyez ! ajouta-t-il, le bras tendu vers la gauche, on les distingue à peine, tant la couleur de leurs nippes se confond avec celle des cailloux ; ils sont là toute une masse en réserve et prêts à bondir sur le camp défendu par une seule section.
— Il ne semble pas qu’il y ait de chef, dit Duparc, et pourtant tout cela marche avec ordre.
— Le camp, continua Martin, ne peut voir le groupe caché et qui le menace. Tout le reste n’est que pour amuser l’escorte. Le grand effort va se déclencher tout d’un coup sur le caravansérail. Il nous faut faire cinq cents mètres de plus avec la voiture, nous arrêter à hauteur de ce gros rocher et là, ma foi, ouvrir un feu d’enfer sur tout ce que nous verrons.
Le chauffeur avait déjà compris et mis son moteur en marche. Quelques secondes plus tard, la voiture dévalait à une allure folle, tous freins lâchés, le mécanicien cramponné furieusement à son volant pour résister aux secousses.
— Halte ! et prends ton fusil, Grégoire ! cria Martin au chauffeur.
Les Berbères avaient vu la voiture. Tous se levèrent, se démasquant pour les voyageurs et aussi pour la section en réserve qui ouvrit le feu au moment même où le tir précis des officiers les prenait à revers. Il y eut un éparpillement de toute la masse et il sembla un instant que la rocaille roussâtre se mouvait ; puis l’objectif s’évanouit laissant de nombreux corps derrière lui.
Sur le front de combat, les Berbères qui manœuvraient l’escorte, entendant une vive fusillade en arrière d’eux et à gauche, lâchèrent prise. Ils disparurent complètement et rapidement pour la compagnie dans un repli de terrain que les voyageurs voyaient parfaitement d’enfilade. Les quatre fusils firent rage sur tout ce qui apparaissait courant au ras du sol dans ce creux. En même temps, on entendit des cris : c’était la compagnie, qui, baïonnette au canon, se lançait en avant et bientôt couronnait la crête abandonnée par les Berbères.
— Erreur, cette charge dans le vide ! cria Martin.
En effet, avant même que les fantassins fussent arrivés sur la crête, il n’y avait plus personne derrière, sauf deux corps tombés. Les Berbères avaient reflué sur la lisière du bois prolongeant la ligne de leurs camarades du groupe de gauche. Et, presque instantanément, une fusillade partit du bois et la compagnie dut se terrer. Les assaillants manœuvraient en repli ou préparaient une autre attaque. Les balles pleuvaient autour de la voiture.
— En route à toute allure vers le camp, cria Martin, sinon les camarades vont vouloir nous dégager et ce sera la pire des choses. Ils sont bien sur cette crête. Il ne faut pas leur donner la raison d’en sortir.
La voiture marchait mal, mais, aidée par la pente, elle roula cahin-caha vers le caravansérail. La compagnie occupant un pli dominant toute la vaste clairière de Harcha activa son feu sur la lisière du bois, cherchant à protéger la progression de l’automobile. Celle-ci avançait lentement. Autour d’elle, sur les pierres, crépitaient les balles partant du bois, déjà à une assez grande distance.
Soudain, le grand corps de Mongarrot fléchit et son front vint toucher le dossier du chauffeur…
Quelques instants plus tard, le toubib du convoi examinait le blessé étendu au milieu du caravansérail. Mongarrot ne paraissait pas souffrir et souriait doucement. Le médecin rapidement fixé s’écarta et, par un geste, indiqua à ses compagnons que l’homme était perdu. La balle avait fracassé la colonne vertébrale. Duparc et Martin tenaient chacun une main de leur ami.
— Je vais mourir très vite, dit celui-ci. Et il demanda qu’on lui apportât sa trousse de voyage.
Fébrilement Duparc courut à la voiture, rapporta le nécessaire et, parmi les objets qu’il contenait, trouva un étui plat.
— C’est cela, dit le blessé.
Il y avait là dedans un petit crucifix pareil à ceux que portent sur la poitrine certaines religieuses. Duparc le plaça entre les deux mains de Mongarrot ; très péniblement celui-ci parvenait encore à les joindre.
Les deux officiers discrètement passèrent derrière le blessé, laissant celui-ci à son ultime recueillement.
Cela ne dura pas une minute. Le crucifix, échappant des mains qui ne pouvaient plus le tenir, tomba sur la poitrine du moribond. Duparc et Martin se rapprochèrent vivement, juste à temps pour entendre la voix de leur ami qui disait :
— Nunc dimitte servum tuum, Domine.
Et ce fut la dernière citation latine de Mongarrot, capitaine de cavalerie.
Martin pleura longtemps, il fallut l’emmener comme un enfant. Et Duparc, reposant le soir sous la tente d’un camarade, se prit longuement à réfléchir à tout ce qu’il avait vu et fait depuis le matin. Et très loyalement il convint que, s’il y avait, comme il le disait à Casablanca, « quelque chose à faire », c’était évidemment de se mettre à l’unisson de tous ces braves gens.
Il l’a fait d’ailleurs et jusqu’au bout, et nous le pleurons lui et Martin et tant d’autres, tant d’autres des belles divisions africaines !