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Récits marocains de la plaine et des monts

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Les Mendiants

A Rabat de la Victoire, Rbat el Feth, la mosquée Djama el Kebir occupe l’angle de la rue Souiqa et de la voie plus large qui mène à Bab Chella.

La mosquée est un vaste bâtiment que la présence d’un chrétien ou celle d’un juif n’a jamais souillé. Elle a une entrée sur chaque rue et les portes en sont constamment ouvertes à la dévotion des fidèles.

Quand les Français eurent introduit un peu d’ordre dans l’administration des habous[1], la remise en état de la mosquée fut une des belles dépenses facilitées par ce budget régénéré. Et, à la demande des bonnes gens de Rabat, les entrées furent garnies de vastes boiseries formant écran qui protègent aujourd’hui le sanctuaire contre tout regard impur quand les portes s’ouvrent. Cette précaution était absolument nécessaire en raison du nombre croissant des gens appartenant à toutes les races chrétiennes qui passent continuellement dans ces rues.

[1] Habous, fondations pieuses.

Une latrine infecte se trouve dans Souiqa, juste en face de l’entrée de Djama Kebir. Comme tous les établissements du même genre, cette latrine est de fondation pieuse ; les habous régénérés y jettent aujourd’hui des produits chimiques opportuns et y amènent des eaux qui sont habous aussi. Le marché des peaux et le travail du cuir achèvent de donner à Souiqa une inexprimable odeur qui surprend les profanes, mais à laquelle, somme toute, on s’habitue très vite. Près de l’autre porte, sur Bab Challa, dans l’épaisseur du noble mur de la mosquée, est ménagée une niche formant boutique dont le plancher couvert d’une natte est à cinquante centimètres au-dessus de la rue.

Là gisent sur leurs derrières, à des heures imprécises de jours incertains, un, deux ou trois adoul qui doucement somnolent, causent des choses de l’empire, égrènent des chapelets et parfois aussi écrivent sur leurs genoux des actes judiciaires, consignent, pour leur donner force en justice, les déclarations vraies ou fausses des plaideurs. Tout cela, jours et heures de travail, nombre des fonctionnaires et leur rôle et leur utilité ne semblent avoir pour loi qu’une douce fantaisie. Et si dans cette appréciation le conteur sceptique se trompe, qu’on lui pardonne, car Dieu seul est le plus savant en ces choses et en toutes les autres, qu’Il soit béni et exalté, amen !

Les adoul sont des gens graves, de mœurs douces, sinon pures. Ils sont bien habillés et propres. Ils ne se hissent pas dans leur logette, comme les boutiquiers de Souiqa, à l’aide d’une corde pendant du plafond. Dès que l’un d’eux paraît, le tapis de feutre sous le bras gauche, surgit, on ne sait d’où, un homme muni d’un petit escabeau qui permet aux pieds prudents de l’adel d’amener leur maître dans la boutique. Puis l’homme à l’escabeau rentre dans la foule jusqu’à ce que vienne un autre adel, ce qui n’est jamais certain.

En tout cas, dans leur logette quand ils y sont, à leur travail s’il en est, les hommes de loi ont une sérénité extrême, malgré le bruit intense de la rue, sous les effluves chloridrés de la latrine mêlés aux relents de basane et du filali.

Or un jour qu’ils étaient tous trois réunis attendant qui ou quoi, peu importe, une femme, une pauvresse, vient s’asseoir contre le mur auprès de la béniqa. Cet endroit évidemment, en raison des gens qui passent, lui avait plu pour exercer son métier. Elle était jeune encore ; sa figure avait des traits réguliers ; sa personne et ses nippes étaient sales. Contre son sein nu, sur son giron, un petit enfant montrait aux passants deux petites fesses rouges ou un ventre ballonné. Et la femme qui avait une voix timbrée entonna sa complainte qu’elle répéta sans cesse jusqu’au soir et pareillement tous les jours qui suivirent :

Man iatini tamen khoubza ala sidi Abdelqader ben Djilali ! Qui me donnera de quoi acheter un pain au nom de Sidi Abdelqader ben Djilali ?

Les adoul ne manifestèrent aucune surprise, aucun dépit du surcroît de tapage, de la lancinante et triste clameur qui chaque minute retentissait si près d’eux.

Sans même chercher à voir l’être humain qui poussait cette plainte, l’un d’eux, dès le premier cri, répondit machinalement :

— Allah isahel ! Que Dieu aide !

— Allah ijib ! Que Dieu donne ! — fit le second adel.

— Allah inoub ! Que Dieu supplée ! — dit le troisième.

Les musulmans ont une admirable patience à l’égard des pauvres. Jamais il ne leur arrivera de se fâcher de leur présence ou de paraître incommodés de leur obstination. Comme idée, c’est très beau et il faut reconnaître que l’administration française, malgré bien des inconvénients, a respecté cette touchante coutume. Il est peu de villes au Maroc où le paupérisme criard, malsain et repoussant soit aussi heureux qu’à Rabat, séjour normal du Sultan et siège du Protectorat.

De nombreux jours s’écoulèrent au long desquels la mendiante clama sans trêve son appel aux passants. Plus exacte que les adoul, elle arrivait à son poste le matin et ne le quittait que fort tard dans la soirée. Elle variait peu sa complainte, se bornant, quand baissait le jour, à solliciter de quoi acheter une bougie. Car les pauvres en ce pays ont coutume de signaler à la charité ce dont ils ont besoin.

Puis la femme disparut. Les adoul dans leur for intérieur — car ils ne parlaient jamais de la mendiante — s’étonnèrent de ne plus entendre le lamento familier. Un autre pauvre étant venu s’asseoir auprès de leur logette, un des hommes de loi se pencha un peu hors de la béniqa et dit au nouveau venu que la place était prise et qu’il lui fallait s’en aller. Ce geste de l’adel peut paraître singulier ; il est pourtant bien conforme à l’esprit mograbin. La femme dont personne n’avait contesté l’installation en cet endroit avait par sa persistance créé l’aada, l’habitude qui devient un droit de jouissance par le fait même de sa continuité.

La pauvresse d’ailleurs reparut. Elle n’avait plus son petit enfant mais il était évident qu’elle en aurait bientôt un autre. Les adoul ne le virent point, car ils ne regardaient jamais la femme. Mais ils entendirent sa complainte où elle invoquait Dieu fekkak el ouhallat, celui qui délivre les parturientes et ils lui crièrent du fond de leur boutique, et selon leur disposition du moment, que Dieu aide ! que Dieu supplée ! ou bien que Dieu donne ! formules faciles et économiques qui s’adaptent et répondent à tous les vœux.

Je prie les arabisants distingués qui pourraient lire ces pages de ne pas me jeter à la légère des pierres trop lourdes. L’interprétation que je donne aux exclamations de mes miséreux n’a rien de classique et vous pourriez, Messieurs, m’écraser sous l’amas pesant de vos dictionnaires. Mais pour moi les mots ont le sens que leur donne le populaire. Je ne fais pas profession de rénover les lettres arabes ; encore moins saurais-je me joindre aux efforts accomplis pour restaurer l’Islam. Laissant à d’autres le soin de ces grandes idées, je dis des choses vues de très près, des sentiments étudiés longuement dans toutes les couches sociales d’un monde où le sort m’a jeté. Mes pauvres ne parlent pas comme on le ferait dans une chaire d’arabe littéral, et, quand ma mendiante invoque celui qui délivre d’un embarras, j’affirme qu’elle pense à son ventre et à l’embarras qu’il lui cause.

Puis un jour il parut que la mamelle de la mendiante était un peu plus gonflée et une chose entortillée de chiffons gisait et parfois bougeait dans son giron. Et la complainte se modifia.

— Ya el Moumenine, ô croyants ! disait la femme ; ô enfants bien nés, vous qui respectez vos parents ! qui nous donnera de quoi acheter un pain ? Celui-là n’a pas de crainte qui se réclame de Sidi Abdelqader Ben Djilali.

Et les adoul comprirent qu’il y avait un musulman de plus sur cette terre. Allah ou akbar ! proférèrent-ils alors du fond de leur boutique pour glorifier dans ses œuvres Dieu, maître des mondes, qui n’a pas été engendré, qui n’a pas d’associé, Allah clément et miséricordieux !

Puis un autre jour un homme vint et s’assit auprès de la pauvresse. C’était un grand et beau mendiant plein de science mendigote et de vigueur.

— Que Dieu te soit en aide, dit-il à la femme qui répondit :

— En aide à moi et à toi !

— Nous sommes fatigués, reprit l’homme ; je n’ai pas laissé d’invoquer tous les saints de l’Islam. Les musulmans ne sont plus des musulmans. Il n’y a pour nous faire l’aumône que ces chrétiens et les mécréants.

Sa mauvaise humeur ainsi exhalée, il causa posément avec la femme. Il l’avait plusieurs fois remarquée en passant et quelque méditation du génie de son espèce l’incitait à s’approcher d’elle.

— Es-tu donc Qadiriya, lui dit-il, que tu invoques tout le temps Si Abdelqader ?

— Non, j’ai appris ce nom, je ne sais pas quel est ce saint, répondit la femme.

— C’est un très grand saint, dit l’homme, que Dieu soit satisfait de lui ! Mais dès lors qu’il ne s’agit pas pour toi d’un vœu spécial, tu ferais mieux, dans cette ville où il y a tant d’étrangers, d’invoquer les saints qui les intéressent.

— Qui donc me les ferait connaître ? dit la femme.

— Moi, si tu veux.

— Que Dieu te récompense !

— Ainsi, vois ce groupe qui stationne là-bas devant une boutique de chrétien. Regarde l’air gauche de ces grands et forts hommes. Ils ont des djellabas blanches de laine tissée sous leurs tentes et tous un bout de rezza entortillé autour de la tête et dont un pan cache le haut du crâne. Ils se tiennent entre eux par un coin de leur vêtement ; ils ont peur de se perdre ; ils sont curieux et affairés comme des chacals qu’on aurait invités dans un douar. Ce sont des Chleuhs du Djebel Fazaz dont la tribu n’est sans doute pas soumise aux Français. Aussi ne sont-ils pas à leur aise. Ils ont de l’argent, ils sont dépaysés. Ne leur parle pas de Si Abdelqader ben Djilali… essaye plutôt l’Ouazzani… dis comme moi d’ailleurs.

— Au nom de Moulay Abdallah Chérif, au nom de la maison qui est notre caution ! glapit le mendiant[2].

[2] Dar ad domana. — Maison de la garantie, de la caution, nom que l’on donne à la famille d’Ouazzan.

Le groupe des Berbères s’avançait, bousculé par les passants pressés dont il ne savait pas se garer. L’appel au nom de la famille d’Ouazzan ne parut pas les intéresser.

— Ils sont de la montagne tout à fait, dit l’homme, ils ont peu de religion ; il faut tomber juste sur leur marabout à eux.

— Ala Sidi el Ghali ben el Ghazi, cria le meskine.

Le petit groupe s’était arrêté net et chacun regardait prudemment du côté où était venue l’invocation au marabout vivant de leur tribu.

— Je m’en doutais, ce sont des Zaïane, fit le mendiant, tu vas voir.

Et tout à l’affilée il dégoisa, avec l’accent montagnard, les noms de tous les personnages religieux susceptibles d’intéresser ces Berbères.

— Au nom de Sidi Mahdi, et au nom de Sidi Khiri en Naciri, et au nom de Sidi Ali Amhaouch.

A telle enseigne que les étrangers en fraude se crurent découverts et tout de suite se mirent à délibérer. Le plus urgent leur parut de clore en la payant cette bouche indiscrète. Ils s’étaient accroupis tous en rond autour de l’un d’eux qui devait être le trésorier de la bande. Celui-ci fouilla dans une djebira et sortit quelques pièces, sous les yeux soupçonneux de ses compères. Puis, la décision prise et l’aumône faite au giron de la femme, ils se perdirent dans la foule.

— Étonnant ! dit la pauvresse, trois roboa ! ils sont bien riches, ces hommes !

— Non, dit le mendiant, mais ils ont eu peur. N’exagère pas d’ailleurs la fréquence de ces aubaines. Dieu a béni notre rencontre, voilà tout ; qu’il soit loué !

— Tu es très savant, dit la femme ; que faut-il crier pour ces musulmans bien habillés qui viennent ?

— Tu peux leur dire ce que tu voudras, ils ne te donneront rien. Ce sont des commerçants riches d’ici qui vont à la prière. Regarde plutôt pour ton instruction ces gens du Sous. Ce sont des Chleuhs aussi, mais pas les mêmes que ceux de tantôt. Ils sont tous de taille moyenne, leur visage est un peu jaune.

— Et ils ne sont pas vêtus comme les autres, dit la pauvresse.

— En effet, reprit l’homme, ils ont chacun une pièce au moins de leur vêtement empruntée aux chrétiens, qui la veste, qui le pantalon, et ils ont des souliers munis de clous.

— Ils ne vont donc pas à la mosquée ? demanda la mendiante.

— Ils n’y pensent guère. Ils excellent à travailler avec les chrétiens. Ce sont les frères de race de tous les boqqala, de tous les attar, de tous les petits marchands de la ville. Ils donnent d’ailleurs très volontiers aux pauvres, ajouta le mendiant en ramassant le sou jeté par un des Chleuhs sur le mouchoir que l’homme en s’installant avait étalé devant lui.

— Tiens, voilà des fellahs Zaers, avec leurs ânes ; ils sont dégourdis, ceux-là… ils sont ici chez eux… Ala Moulay Bou Azza ! cria-t-il à l’adresse de ces paysans.

Ceux-ci tout à leurs affaires disparurent sans s’occuper des mendiants. Mais un personnage qui avait une prestance imposante et bénisseuse passait, suivi de deux domestiques. Il dit à haute voix vers l’homme :

— Tais-toi, serviteur d’un mécréant !

— Pourquoi cette injure ? demanda la pauvresse.

— Ce sont des choses qui arrivent, dit le mendiant ; celui-ci est un chérif Kittani. Ce sont des orgueilleux… Il y a une vieille haine entre eux et ceux de Moulay Bou Azza. Il m’a entendu prononcer ce nom, ça l’a mis en colère. Mais nous invoquons tous les saints sans nous occuper de leurs querelles. Dans mon métier il m’en arrive bien d’autres !

— Quel est donc ce métier ? dit la femme.

— Je mendie aux portes des maisons… c’est beaucoup plus difficile que de parler aux passants dans la rue. Il te suffira, en somme, de quelques leçons pour tout savoir.

— In cha’llah, si Dieu veut ! fit la mendiante.

— Mais une longue pratique permet seule de connaître ce qu’il faut dire au joint d’une porte fermée pour attendrir les habitants de la demeure. Ce sont les femmes qui nous entendent ; elles sont capricieuses et elles ont aussi des attachements particuliers, parfois tout à fait déconcertants, pour des saints qu’on ne pourrait jamais imaginer. Rien qu’à Rabat et Salé il y a plus de cent seyid. Comment s’y reconnaître ? Aussi, à la longue, j’en viens à ne plus invoquer qu’Allah !

— Ala Karim el Kourama ! au nom du plus généreux des généreux ! cria le mendiant interrompant un moment sa leçon pour penser aux affaires.

La femme clamait après lui et, pendant quelques instants, leurs deux voix alternées résonnèrent en cadence rapide dans le brouhaha de Souiqa.

— Au plus généreux des généreux ! Dieu !

Ce que vous faites est pour Dieu ! Dieu !

Qu’Allah fasse miséricorde à vos géniteurs ! Dieu !

Une aumône au nom de Dieu ! Dieu !

Au nom de celui qui secourt les créatures ! Dieu !

Au nom de celui qui nous est cher ! Dieu !

Au nom de l’envoyé de Dieu ! Le Prophète !

Comme passait un groupe de femmes voilées conduites par des esclaves, le mendiant à la coule entama :

— Au nom de ce qu’elles ont dorloté, de ce qu’elles ont allaité, de ce qu’elles ont chéri, de ce qu’elles ont gâté !

Et, sur le geste discret d’une opulente matrone, l’aumône tomba des mains d’un esclave.

— Imagine-toi, reprit l’homme, lorsque tous deux furent fatigués d’un quart d’heure de supplication épileptique, imagine-toi qu’un jour, épuisé d’avoir crié devant des portes closes, énervé, fourbu, ne sachant plus que dire, je gémissais des phrases incohérentes. Il m’arriva à une dernière station d’en appeler au sultan des saints, Sidi Ahmed Tijani. Entendant venir, je répétais l’invocation, lorsque tout à coup la porte s’ouvrit et une vieille m’asséna un grand coup de bâton en me criant : « Le Sultan des saints, c’est Allah ! ce n’est pas Sidi Ahmed Tijani ! » Je te demande un peu de quoi les femmes vont se mêler ! Elles n’ont pas assez de tous leurs saints de la ville et du dehors et les voilà qui s’occupent de Dieu ! Celle-là avait raison, d’ailleurs, j’en conviens.

Puis il reprit sa furieuse kyrielle d’invocations. La femme se joignait à lui en écho de plus en plus stylé.

— Sais-tu, dit l’homme quand ils durent s’arrêter faute de souffle, sais-tu qu’ensemble nous pourrions faire de bonnes recettes ? Toi tu garderais ta place bien choisie ; j’irais moi mendier aux portes ; je t’enseignerai tout ce qui t’est nécessaire ; sais-tu cela ?

— Dieu le sait mieux que moi, répondit la pauvresse.

— Cet enfant gras que tu avais naguère, tu ne l’as plus ?

— On me le prêtait, je l’ai rendu, dit la femme.

— Et ce petit que tu as maintenant ?

— Ce fut écrit et je l’ai enfanté.

— Il n’y a de force et de puissance qu’en Dieu très haut et sublime ! dit l’homme sentencieux et discret. Quelle est ta tribu, femme ?

— Je ne sais, dit-elle ; j’ai grandi dans la maison de Sidi Kebir, l’alem de Fez. C’est une maison pleine de monde. Le maître avait plusieurs femmes et, parce qu’il m’embellit, il y eut de grandes querelles. Pour avoir la paix, il me maria à un de ses esclaves. Celui-ci fut tué par des Beni M’tir un jour qu’il revenait de la forêt d’Azrou avec des mules chargées de bois. Abandonnée aux méchancetés des femmes, je me suis sauvée et suis allée me réfugier chez un chrétien. Le maître m’a réclamée ; il y a eu des discussions au cours desquelles il fut obligé d’avouer au qadi que j’étais horra, qu’il n’avait aucun papier prouvant que j’étais son esclave. Alors le chrétien m’a gardée et fait travailler chez lui. Il voulait m’avoir, mais j’ai été à son domestique, musulman comme moi. Puis il y a eu des choses terribles auxquelles je n’ai rien compris ; on a fait une sorte de Djihad. Mon compagnon a tué son maître le chrétien, puis il est parti au pillage et je ne l’ai plus revu. Je m’étais jointe en attendant aux femmes qui poussaient des youyous sur les terrasses. Tout le monde était content, on excitait les moujahidine. Puis les chrétiens sont venus plus nombreux, le canon passait sur les maisons de Fez. Tout le monde s’est caché ; les voisins m’ont chassée, parce qu’ils savaient que j’avais vu tuer le chrétien et ils craignaient que les soldats ne me trouvent chez eux. J’ai erré pendant trois jours, affolée par tout ce que je voyais et tourmentée de faim. Un autre chrétien m’a trouvée évanouie, m’a soignée et m’a fait travailler chez lui. Il aimait la harira[3] ; je lui en faisais, mais il la mangeait le soir et non le matin. Comprends-tu cela, toi ? Presque tout de suite d’ailleurs il est parti pour Rabat avec un convoi. Il m’a mise sur une des voitures avec des Madame Sénégal qui tout le temps m’effrayaient en indiquant par signes qu’on allait me couper la tête. Mais le conducteur était musulman algérien. En arrivant ici, près de l’oued, il a abandonné la voiture et nous nous sommes sauvés tous les deux la nuit. Nous avons vécu ensemble ; c’était un souteneur et un ivrogne ; il a disparu et je suis restée seule avec Dieu.

[3] Soupe marocaine qui se prend comme petit déjeuner.

— Sa gloire seule est durable, dit le mendiant. Si tu voulais, je t’épouserais et nous ferions à deux le métier, s’il plaît à Dieu.

— S’il plaît à Dieu, dit la femme parce qu’il fallait ainsi répondre, cette forme rituelle de politesse lui donnant d’ailleurs le temps de la réflexion.

— Mon désir est un vrai mariage, dit-elle.

— Un vrai mariage, oui, c’est entendu.

— Alors je suis consentante, dit la femme. Tu connais un qadi ?

— Il est là à côté, dit l’homme, en montrant la béniqa des hommes de loi ; ce ne sont encore que des adoul, mais c’est assez pour nous, malheureux.

— Et s’il faut payer quelque chose ? dit la pauvresse.

— Viens, et laisse-moi faire ; qui flatte paie, tu vas voir.

Et, se levant, le mendiant vint se planter devant la boutique. La femme se mit debout elle aussi et, tenant son petit d’une main, elle se couvrit de l’autre le visage avec son haik.

— Il n’y a de Dieu que Dieu, dit le mendiant au seuil de la béniqa.

— Et notre Seigneur Mohammed est l’envoyé de Dieu, répondirent en chœur les adoul désœuvrés et somnolents.

— Certes, Monsieur le Qadi, — proféra l’homme en s’adressant au personnage qui siégeait dans le fond de la boutique et qui devait être le plus important des trois, — certes, j’ai résolu d’épouser cette femme. Illustres jurisconsultes, lumières éclatantes de la Justice respectée, nous sommes des gens craignant Dieu et pauvres. Je l’épouserai avec une dot en bon musulman. Que Dieu fasse miséricorde à vos parents ! Je lui reconnais trois douros un quart, que Dieu vous impartisse sa bénédiction ! et aussi ses vêtements et aussi son petit enfant, que Dieu prolonge votre vie pour le soulagement des affligés, savants insignes !

Les adoul impassibles échangèrent des regards lassés et leurs trois têtes se rapprochèrent comme pour une consultation ; mais déjà ils s’étaient compris sans rien dire. Pourquoi pas, après tout ? fut la conclusion de leur pensée commune, confirmée par une satisfaction qui leur vint d’avoir œuvre à faire.

— Certes, ô Messieurs, continuait le mendiant, un petit papier, un tout petit bout d’acte suffira pour des gens pauvres comme nous sommes. Nous le prendrons en passant ; à votre aise, Messieurs les jurisconsultes, vous êtes la lumière de l’Islam, vos enfants…

Mais les trois personnages, les mains ouvertes devant eux comme s’ils lisaient dans un livre, récitaient déjà la fatiha qui consacre les accords importants. Le mendiant empoigna la femme d’une main vigoureuse et la fit poster à côté de lui pour que les saints effluves de la parole sacrée lui parviennent à elle aussi… Puis ayant congrûment remercié les notaires, le mendiant s’éloigna et la pauvresse le suivit modestement. Et tandis que les adoul retombaient dans la quiétude, l’homme et la femme portant son petit gagnèrent le grand enclos où l’herbe monte sur des tombes et qui s’étend, pour longtemps protégé contre la rage des bâtisseurs, entre la mosquée blanche et le rempart terreux. Le mendiant y avait creusé sa niche, dans l’angle d’un bastion, à même le mur épais.

Le malin compère vivait là tranquille, à l’abri des chrétiens importuns, sous la double protection des Monuments historiques, qui ont classé la vieille enceinte, et de l’administration des habous, gardienne jalouse du terrain. L’homme et la femme entrèrent dans le réduit et derrière eux tomba le rideau en toile de sac qui le fermait.

— Bénédiction et bonheur ! dit alors le mendiant.

— Amen ! dit la mendiante.

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