Récits marocains de la plaine et des monts
La Prière du soir
« … et la Juive en inquiétude qui cherche son messie… »
Flaubert.
Le chrétien ou, comme ils disent, le fils d’Edom, l’Idumi sortit et la lourde porte de la maison mauresque se referma derrière lui.
C’était une maison mauresque tout à fait. Comme elle était en contre-bas du chemin très en pente, on n’en voyait au dehors que la terrasse étendue dont tout un côté tenait au formidable mur en pisé de la vieille enceinte. De ce mur sortait un figuier, divers autres arbustes et du sommet pendaient en grappes épaisses les raquettes épineuses d’énormes cactus. Les parties du parement visibles entre les plantes montraient les trous jamais bouchés qui avaient servi jadis aux échafaudages des bâtisseurs. Des essaims de frelons y entretenaient leurs alvéoles et des lézards très laids et plats y vivaient en silence.
Devait y vivre aussi le hanech, gardien de la maison et de toutes les autres rangées comme celle-ci le long du mur, bien que les bonnes gens du quartier prétendissent avoir chacun chez soi, logé aux fentes de sa terrasse, le serpent appelé Moul ed Dar, le maître de la maison. Tout le monde ne peut avoir dans les villes son nid de cigognes, autres gardiens qui, la chose est avérée, réservent leur faveur aux édifices religieux et aux grandes demeures des citadins riches.
C’était donc une maison mauresque tout à fait ; les deux portes franchies et refermées, on avait la sensation d’être séparé du monde et d’entrer dans du calme. Le patio proprement carrelé de zellij était petit mais se doublait d’une galerie couverte formant cloître. Quatre forts piliers blanchis à la chaux, portant des madriers de cèdre, soutenaient la terrasse aux quatre angles du ciel ouvert. Un grillage de tringles en fer largement espacées garnissait celui-ci, assurait l’inviolabilité de la maison musulmane, sans gêner en rien le passage de l’air et du soleil, des frelons et des lézards. Enfin, sur chaque face du cloître, d’immenses portes en cèdre donnaient accès aux appartements.
Il faisait nuit quand sortit le maître, l’Idumi, et que se fermèrent les portes derrière lui. Dans le cloître, un grand chandelier posé sur le sol près d’un pilier éclairait le patio d’une lumière jaune. Debout dans ce silence, la femme juive, toute vêtue de blanc, regarda la porte qui venait de se clore et de suite mesura l’immensité de son malheur.
Elle était seule entre les quatre gros piliers blancs, seule avec le candélabre dont la flamme vacillante remuait de grandes ombres imprécises ! N’était-ce pas l’ombre des piliers ? N’était-ce pas son ombre à elle ? Elle était donc seule avec son ombre qu’il est défendu de regarder, disait rabbi. Non vraiment, il valait mieux croire à l’ombre d’un pilier !… Elle était seule, l’âme inquiète et les « autres » sans doute la regardaient et aussi « les voisins qui sont sous la terre ». Elle pensa que si le hanech entrait, elle ne le verrait pas, le hanech qui vient la nuit sucer le lait des femmes ; et elle fit un geste pour protéger sa poitrine.
Puis elle eut cette idée que, dans son abandon, le hanech lui serait une compagnie, qu’il ne ferait pas de mal à la fille d’Israël qu’elle était, pas plus que le serpent dont on parle dans les synagogues et qui s’alliait, en sa fruste pensée, à la redoutable figure de Moïse, de Sidna Moussa.
Elle l’appela : « Moul ed Dar, ajji ! » Mais sa voix dans le silence de la cour à peine éclairée lui fit peur ; son angoisse s’accrut et, désolée, elle se laissa choir auprès du chandelier. Là, étendue le bras sous la tête, ses pieds nus ramenés dans sa longue faradjia blanche, elle maudit sa condition servile qui la tenait enfermée seule et peureuse dans cette nuit de sabbat, loin de tout ce qui pour elle en sanctifiait les heures, loin de ceux de sa race qui la maudissaient certainement pour son absence. Elle entendit les mélopées que les mâles chantent devant le kas el qeddous à l’heure de la libation rituelle. Elle vit des gestes mystérieux et murmura des mots de cabale. Peu à peu, envahie de torpeur extatique, elle perçut les chants des synagogues qui rappellent un à un tous les malheurs du peuple élu, qui clament les fureurs du Dieu-Roi, annoncent des châtiments, profèrent des malédictions, disent les aspirations déçues, les espoirs immenses. Et toutes ces choses, souvent répétées mais incomprises d’elle jusqu’alors, lui apparaissaient maintenant, dans son demi-sommeil, claires, utiles et fatales. L’âme de sa race se glissant dans son rêve l’envahissait, la possédait. Elle eut l’impression d’une force qui lui venait, d’un orgueil, de l’orgueil d’être juive, d’appartenir à un peuple qui avait tout vu dans le passé, qui dominait le présent et savait son avenir ; elle prophétisa en rêve des choses ignorées et formidables, d’autres stupidement banales, elle se crut Esther et Judith ou Débora. Puis, évoluant des aspirations mystiques aux appétits violents, elle se vit riche et par conséquent adulée des siens, recherchée des hommes ; elle compta des sacs d’or et revit des orgies. Et tandis que s’attardait son extase, tout son être s’abîma au souvenir des caresses brutales qui suivent les beuveries de maïa, dans la promiscuité des demeures encombrées.
L’excès de ces impressions la secoua d’un frisson et la fit se redresser à demi. Elle eut la sensation d’être plus seule dans la demeure plus sombre. En effet, la bougie n’éclairait presque plus ; la mèche, parvenue sans doute en un de ses points faibles, crépitait dans une petite flamme très jaune dont la base flottait sur un excès de paraffine fondue. La lumière qu’avant de s’en aller le domestique musulman, le goïm, avait allumée pour elle, allait s’éteindre ! La juive sentit s’écrouler tous les courages de son rêve à la pensée de rester seule dans l’obscurité ; il ne lui était pas possible de toucher à ce feu pour le raviver, pour le rallumer s’il disparaissait. C’était le jour du Seigneur et rabbi n’était pas venu encore rompre le sabbat.
Mais, pendant qu’elle sommeillait, un des « voisins qui sont sous la terre » ne lui aurait-il pas joué ce vilain tour de jeter un sort sur la bougie ? La chose était fort probable, se dit-elle, et aussitôt elle poussa le cri qui conjure cette sorte de maléfice : Haïrim ! A peine l’eut-elle proféré que déjà ses doigts pinçaient ses lèvres pour éviter la fatale erreur de répéter ce mot ; car tout le monde sait que le dire une seconde fois détruit complètement l’effet de la première.
Ainsi considéré, l’affreux danger de voir la lumière disparaître cessa de l’inquiéter. Du moment qu’il s’agissait de sorcellerie, elle était à son affaire et le courage lui revint avec le sentiment de sa supériorité. La lumière était malade, elle la guérirait, lui dicterait sa volonté, sans être pour cela obligée de la toucher. Et elle se mit à l’œuvre, vite, mais avec sûreté pour envoûter la méchante. A genoux, à quelque distance du candélabre, le corps penché en avant, tout son être et toute sa volonté de sorcière tendus vers le but à atteindre, lentement elle descendit vers la lumière mourante ses deux mains dont le bout des doigts se touchant formaient un anneau. Et cet anneau prudemment encercla la petite flamme. Des mots, murmurés très bas et très vite, agitaient ses lèvres et telle était l’attention qui l’absorbait, que le hanech, les « autres » et tous « les voisins qui sont sous la terre » auraient pu apparaître dans l’ombre des grands piliers sans qu’elle en fît le moindre cas. Puis l’incantation sans doute étant achevée, les deux mains lentement se séparèrent, libérant la flamme qui clignotait dans son bain de matière fondue. Poursuivant leur mouvement lent et continu, les mains se joignirent sur la tête de la juive et défirent rapidement le mouchoir de soie qui la coiffait et qui, tassé en une boule froissée, resta dans la main droite. Trois fois, avec lenteur, la main tenant le mouchoir passa au-dessus du candélabre envoûté et chaque fois la sorcière prononça à haute voix ces paroles : « Ahilaha Braham ! Ahilaha Ishaq ! Ahilaha Yacoub ! O Abraham ! O Isaac ! O Jacob ! » Pivotant ensuite sur ses genoux, elle tourna le dos à la lumière et, tandis qu’au bout du bras tendu, les doigts tenant le mouchoir se dénouaient laissant lentement se déployer et couler la soie jusqu’à terre, d’un ton grave elle proféra en hébreu un ordre qui peut se traduire ainsi : « Sois pareil à la descendance de Joseph ; sois aussi beau que lui, aussi beau que ses dix frères étaient laids ! »
A ce moment, la flamme ayant dépassé sans doute le point critique de la mèche s’allongea, brilla et la cire débordant coula en bave au long de la bougie ressuscitée. Très simplement, avec ce calme que donne devant le succès la certitude qu’on en avait, la sorcière s’assit les jambes repliées sous elle au bord du patio, sans s’occuper davantage de la malade guérie.
Presque aussitôt, d’ailleurs, la flamme pâlit à nouveau mais pour une tout autre cause. La lune, une lune de dix jours déjà étoffée s’était levée et montra son croissant bien net dans le grand carré bleu de nuit que découpait le ciel ouvert du patio. Une lumière douce et calme envahit la maison, diffusant les grandes ombres et bleuissant la blancheur laiteuse des piliers. La femme vit l’astre, une vraie joie s’épanouit sur son visage et, comme il sied entre gens de connaissance, la conversation s’engagea.
— Ya Lalla, M’barka, O madame bénie. Tu viens d’arriver ? Bonsoir ! Tu es venue me tenir compagnie ! La bénédiction sur toi ! Dieu que tu es belle, ya Lalla !
Et toujours assise, le visage tourné vers l’amie bienfaisante, les mains jointes simulant un livre ouvert, la juive s’absorba en quelque mystérieuse action de grâces où s’épanchait sa pauvre âme réconfortée.
Le chant d’une ghaïta ponctué des contretemps du goual s’éleva dans la nuit de quelque maison voisine et l’oraison en fut interrompue. Sans effort apparent, la femme se dressa et, tendant ses bras vers la lune, elle lui cria avec un balancement mutin de la tête :
— Tu as apporté de la musique aussi. Ya Lalla ! que tu es bonne, je t’aime, je vais danser pour toi !
Alors toute droite, la tête un peu renversée en arrière, les bras étendus, les mains pendantes, en une pose hiératique rappelant des cortèges aux frontons de Thèbes ou de Memphis, elle dansa. Suivant avec une précision étonnante le chant de la ghaïta et les temps forts du goual, tout son corps ondulait dans la longue faradjia blanche ; épousant l’oscillation des genoux, le bas de cette robe tournait en cloche découvrant légèrement tour à tour les pieds nus au rythme fidèles qui lentement glissaient. Entre ses lèvres battait un susurrement saccadé qui avait saisi le contre-temps du tambour lointain et ne le perdait pas. Et tout cela faisait un ensemble surprenant de sons, de mouvement et de blancheur qui se confondait et tout doucement évoluait, entre les quatre lourds piliers, dans le faisceau lunaire.
Quel mystère, quel rite lointain accomplissiez-vous ainsi, étrange fille de Sem égarée aux tentes de Japhet ? Ne craigniez-vous point les colères d’Yahvé, du Dieu jaloux qui vous fut légué par vos pères et qu’enseignent vos rabbins hirsutes ? Avez-vous toute seule, sorcière que vous êtes, rénové par pure intuition le culte de Sin, d’Istar ou d’Astarté que vos ancêtres pratiquèrent aux rivages de Cham ? N’est-ce pas plutôt à travers les âges, à travers toute votre race chercheuse d’inconnu, quelque rappel en votre âme désordonnée des erreurs d’Israël au temps d’Isaïe et de Manassé ?
Telle fut sans doute l’opinion de Rabbi Youda qui discrètement venait d’entrer et qui, d’un angle obscur du cloître, regardait la danseuse extasiée. Sans doute aussi jugea-t-il nécessaire de rompre le charme païen qui imprégnait cette scène, car durement sa voix proféra, au lieu du salut habituel de l’arrivant, la formule mosaïque qui depuis des siècles rappelle à ce peuple son inéluctable voie : Sima Israël ! Adonai ilihino adonai ihad ! Écoute Israël ! Adonai notre Dieu est un Dieu unique !
La danse s’arrêta net et la femme courut vers celui qui si brusquement l’avait tirée de son rêve.
— Rabbi ! comme tu viens tard ? Tu n’as pas peur la nuit dans la rue au milieu des fils du « pachoul », de tous ces musulmans ? Que Dieu brûle leur religion !
— Non, par Dieu ! d’abord je traverse le marché où les petites boutiques sont ouvertes à cette heure pour la vente du soir. Les gens dorment pendant le jour… je connais presque tous ces marchands, je passe de boutique en boutique et puis les chrétiens ont mis à peu près partout des lumières et des « poulice ». Que Dieu bénisse le Gouvernement !
— Amine ! mais tu aurais pu venir plus tôt !
— J’ai été appelé à la maison de Mourdikhaï Cohen. Il est absent et sa femme était dans les douleurs. L’enfant ne voulait pas venir et la famille m’a demandé de réciter l’aquida. Cette prière est longue et peu de gens la savent comme moi. Elle est souveraine ; l’enfant est venu presque aussitôt.
— Louange à Dieu ! mais tu me raconteras cela tout à l’heure. Vite ! Le moment est passé de Bark el guiffen.
— En effet, dit le rabbin qui s’installa au seuil d’une des pièces dont la femme ouvrit largement les hautes portes pour que la maison entière profitât de la bénédiction.
Rabbi Youda était un de ces rabbins marrons comme il y en a dans tous les mellahs et qui y vivent en marge de la communauté israélite. Physiquement, il était pareil à tous ses collègues ; son facies sémite s’ornait d’une respectable barbe blanche ; il était vêtu d’une longue lévite noire serrée à la taille par une ceinture ; un vilain mouchoir à carreaux qui avait été bleu lui couvrait la tête et se nouait sous le menton, coiffure d’allure féminine imposée jadis par les musulmans impitoyables. Enfin, depuis que les Français étaient là, il avait, comme premier essai d’émancipation, remplacé les balra faciles à enlever au voisinage des mosquées par une paire de souliers plus inamovibles. Rabbi Youda était certainement un peu plus négligé et sale que la moyenne de ses coreligionnaires. C’était là un effet de sa pauvreté, mais un reflet aussi de son esprit et de ses tendances.
Livré pour vivre à des besognes inférieures qu’il arrachait pourtant de haute lutte aux rabbins en titre, il passait chaque jour de maison en maison, égorgeant pour un sou des poulets, disant des prières mal payées aux chevets des pauvres, ses frères, coupant au rabais des prépuces miséreux.
Il était d’ailleurs bien reçu dans les divers milieux ; d’abord chez tous ceux qui composent l’inexprimable plèbe des mellahs, le peuple loqueteux, affamé, superstitieux et jaloux qu’écrase la morgue des riches et des pharisiens en place. Et ces derniers l’accueillaient en raison même de l’influence qu’il avait sur la masse.
Avec quelques autres de son genre, il représentait le parti d’opposition à l’oligarchie qui menait les affaires de la communauté. Souvent on l’avait vu guider, mais dominer aussi les remous de colère, généralement provoqués par des questions de logements trop exigus ou de secours inéquitablement distribués, qui dressaient parfois la plèbe juive contre ses chefs et secouaient rudement le mellah aux portes closes. Il était enfin sectaire et sioniste révolutionnaire. Aimé du peuple dont il représentait les aspirations, il était redouté de tous pour l’indépendance de son caractère, la tournure mystique de son esprit et une réelle culture hébraïque dont il faisait montre avec violence. Il lui arrivait parfois, en des crises religieuses qui impressionnaient ses ennemis mêmes, de se lancer par les rues puantes en poussant des imprécations prophétiques où passait tout Ézéchiel et tout Jérémie. On voyait alors les femmes se jeter dans les corridors en criant de terreur et les hommes se coller aux murs sur son passage muets, furieux, mais impuissants et émus par le souffle vraiment juif qui animait l’énergumène.
C’était là d’ailleurs le grand jeu causé le plus souvent par un excès de misère, car Rabbi Youda était naturellement d’humeur très sociable. Il avait pour lui les femmes qui baisaient leur index quand elles avaient prononcé son nom, ce qui présageait qu’après sa mort il jouirait d’une longue vénération, tout comme Rabbi Kebir de Sefrou ou Rabbi Amran d’Ouezzan. En attendant, il se débrouillait pour vivre de son mieux. Parmi ses ouailles, le rabbin visitait quelques femmes de sa race qui, sans famille ou besogneuses, s’étaient mises en service chez des chrétiens et, pour cette raison, étaient un peu comme bannies de la communauté. La vie des juifs marocains est tellement surchargée de pratiques religieuses, à ce point compliquées de détails infimes et obligatoires, qu’elle s’accorde mal avec un travail continu chez des Européens. Le chômage rituel prend près de cent jours par an. Les gens aisés peuvent encore tourner et tournent couramment ces prescriptions ; les affaires sont les affaires ; mais elles n’en constituent pas moins une grande gêne pour le simple salarié et encore plus pour les femmes qui sont normalement tenues dans une sujétion d’une rigueur extrême. Nous traitons ici du cas général des communautés à forte cohésion hébraïque. Mais il y a des exceptions produites fatalement par une réaction contre ce rigorisme même. L’exemple s’en trouve dans certains ports où le commerce avec l’Européen adoucit les angles religieux et facilite les contacts. Mais, quel que soit le relâchement de la coutume juive, il y a des époques où Israël reprend sur l’individu ses droits immuables et où cet individu rentre soumis, discret et prudent dans les mailles serrées de sa doctrine et s’y complaît. C’est en faisant allusion à ces multiples détails de la vie juive, à ces mille petits riens sus par tous qui remplissent d’une religiosité intime chaque heure et chaque geste de l’israélite marocain, qu’un des plus notoires membres d’une des grandes communautés disait un jour : « Qu’un Européen parvienne à se faire passer dans le bled pour un musulman, c’est peut-être possible, mais qu’il prétende pouvoir être pris pour un juif parmi les juifs, même sous le déguisement le plus parfait, jamais ! »
Donc parmi ses clientes « hors les murs » Rabbi Youda visitait régulièrement celle-ci qu’un engagement sévère tenait éloignée du mellah, même le jour du sabbat. Il avait une emprise particulière sur l’âme de cette femme, mélange compliqué de religiosité, de faiblesse intellectuelle, corrigé brusquement par des sursauts de volonté et de sens pratique. Rabbi Youda entretenait pieusement l’esprit de sa cliente dans la terreur des châtiments célestes réservés aux mécréantes qui vivent hors des mellahs, dans la promiscuité des fils d’Edom ou des goïm, font la cuisine le samedi, mangent forcément dans des plats souillés par le mélange affreux du beurre et de la viande de bœuf et commettent des quantités de crimes du même genre.
Le bon juif aidait sa coreligionnaire à accomplir ce qu’il appelait la période exilique de sa vie. Cette charité s’accommodait, d’ailleurs, avec son sens exact des réalités positives ; tous les jeudis, il passait à domicile et prélevait une bonne part du salaire de la femme exilée, moyennant quoi il lui apportait, le vendredi soir, la nourriture rituelle, la skhina, qui lui permettrait jusqu’au dimanche de manger des choses pures selon la loi et, si elle touchait au feu, de dire que ce n’était pas pour elle-même. Toute la famille du rabbin vivait du même coup pendant vingt-quatre heures aux frais de la servante. Le samedi, il venait à la chute du jour rompre le sabbat et bénir la vigne, faire enfin la cérémonie que doit accomplir un homme au moins par maison juive.
Devant le rabbin assis, les jambes croisées, au seuil d’une des pièces qui donnaient sur le patio, la femme plaça une petite table basse recouverte d’un linge blanc. Puis elle tira d’une malle un grand gobelet de cuivre très astiqué et brillant, le remplit d’un vin blanc qui devait coûter cher à son maître et posa le tout sur la maïda, auprès d’une branche de menthe verte et parfumée.
— Ce vin n’est pas Kacher mais il est bon, dit Youda, il est pur. C’est un des nôtres qui le fait venir pour le vendre aux chrétiens et qui en tire un bon bénéfice.
— De plus, reprit la femme, il est ici très enfermé par le maître ; le domestique musulman qui travaille avec moi ne le voit jamais.
— C’est bien, car le regard seul du goïm rend impur le vin le plus orthodoxe. Écarte-toi, femme ! Je vais prononcer le Bark el guiffen.
Alors, soulevant le gobelet en un geste d’offrande, d’une voix chantante, il dit un psaume qui célèbre la terre de Chanaan et ses richesses apparaissant au delà du désert devant le peuple hébreu échappé d’Égypte par douze chemins ouverts dans la mer… un psaume qui glorifie le vin pur sorti des fouloirs antiques de Sichem et de Gamala… Le haut de son corps accompagnait le chant d’un balancement continu sur chaque hanche. Et il termina par l’invocation d’Isaïe.
— Voici Dieu qui est mon soleil et mon secours ! par lui, enfants d’Israël, vous puiserez dans la joie l’eau des sources de l’allégresse !
Béni soit Dieu qui sépare la lumière des ténèbres. Le sabbat des six jours de travail !
Béni soit Dieu qui a créé les différentes espèces de parfums, les diverses lueurs du feu !
Béni soit Dieu qui a séparé les saints des profanes et Israël de toutes les autres nations !
Quand le rabbin parla des parfums, il posa le gobelet, prit les feuilles de la menthe odorante, les porta à ses lèvres puis à ses narines. En parlant du feu, de sa main placée devant la bougie, Rabbi Youda fit le geste de masquer et de démasquer la flamme qui, à la fin du sabbat, libère les juifs de l’odieuse et incompréhensible contrainte de ne pas toucher au feu. Enfin, il but une partie du vin et appela les hôtes de la demeure comme il l’eût fait en quelque case bondée du mellah.
La femme s’approcha, trempa un doigt dans le liquide, passa ce doigt sur sa nuque et en frotta la paume de sa main gauche. La cérémonie était terminée. La juive vint s’asseoir près de l’officiant qui achevait de boire le vin du gobelet.
— Et maintenant, rabbi, raconte-moi ce qu’il y a de nouveau, dit la femme, curieuse de revivre un peu la vie du mellah.
— Peu de choses cette semaine, dit le rabbin ; la femme de Braham Lévy a mis au monde une fille morte, c’est la seconde fois ; son mari va la répudier et épousera probablement la fille de Menahem, mon neveu. Les Khakhamine ont déclaré illicite pour son mari la petite Rina qui cause toujours avec les jeunes gens sur le pas de sa porte. On dit qu’elle a été surprise avec l’un d’eux. Mais le mari ne veut pas divorcer. Il prétend sa femme pure. Il y a des disputes sans issues et, comme toujours, les juges hésitent au lieu d’appliquer la loi sans faiblesse. J’ai proposé de prendre l’avis du rabbin de Salé. Tu comprends que c’est faire avouer aux imbéciles d’ici leur incapacité, leur ignorance des textes. Ah ! si j’étais, moi, rabbin, si les chefs français voulaient m’écouter, il y aurait plus de justice ! Mais au fait, ajouta le vieux juif, tu me fais perdre mon temps avec tes histoires. Ne me dois-tu pas aujourd’hui une réponse ? allons, ne fais pas l’étonnée… Le musulman avec lequel j’étais associé est mort. Je t’ai expliqué l’autre semaine comment son fils prétend ignorer que son père me devait cent mouds de grain. J’ai tous les papiers en règle, mais, pour obtenir gain de cause, il me faudra arroser les mokhazeni du Pacha, le Pacha lui-même et aussi le chaouch du bureau. Que me restera-t-il pour nourrir mes deux femmes et mes enfants ? Je suis un malheureux ! Toi, le maître que tu sers est un homme important. Il n’a qu’à faire dire un mot au Caïd de la fraction et je serai payé sans marchandage… tu m’avais promis d’en parler à ton chrétien… l’as-tu fait ?
— Bien sûr… mais le maître m’a envoyée au diable dans sa langue et m’a dit qu’il ne voulait pas s’occuper de plaintes de ce genre.
— Alors ! — s’écria le juif qui devint tout à coup furieux et gesticulant — alors, à quoi nous sert que tu travailles, toi fille d’Israël, chez cet Idumi, chez ce fils d’Aissab, si tu ne peux rien en tirer pour les tiens ? Fille maudite dès le ventre de ta mère ! Et tu t’appelles Esther ? Esther notre sainte qui consentit à épouser Ashverus pour sauver son peuple ! Quel est l’homme qui t’a donné ce nom, à toi qui n’es même pas capable de me faire rendre cent mouds de grain ? cent mouds, je te dis ! Et mes enfants qui meurent de faim !
Jugeant que son ouaille récalcitrante à servir sa cause commençait à s’affoler, le rabbin joua plus ferme l’intimidation. Il devint lyrique et prit un air inspiré.
— C’est entendu, tu veux que je t’abandonne dans ta misère. Je cesserai de venir ici ; tu n’entendras plus les saintes prières ; tu ne mangeras plus que des choses immondes. Bien mieux, voici toute proche la fête de Purim où nous allons précisément glorifier Esther et Mourdikhaï, où nous allons brûler solennellement les images d’Aman que préparent en ce moment les enfants dans les Talmud-Tora. Et quand les Khakhamine, devant le peuple remplissant nos synagogues, frapperont de leur marteau de fer la bûche, tu sais bien la bûche que l’on garde pour cette cérémonie, quand ils frapperont en criant : mort à Aman ! mort à ses enfants ! je serai là et les coups que je frapperai t’atteindront sur la tête. Tu seras confondue avec la semence d’Aman, fils de Malek, que nous tuons tous les ans depuis des siècles… car la colère de Dieu le veut ainsi… car nous nous vengeons et je suis, moi, pauvre malheureux, un peu de la colère de Dieu !
Rabbi Youda s’arrêta essoufflé de sa pathétique période et constata que la femme, contrairement à ce qu’il attendait, s’était ressaisie. Une idée pratique lui était venue et l’avait empêchée sans doute d’apprécier la virulente apostrophe de son vieil ami.
— Calme-toi, rabbi, fit-elle, et ne crie pas si fort ; on pourra peut-être arranger cette affaire. Par exemple, je dirai au maître que ces grains sont à moi… au moins en partie, que je n’ai personne pour m’aider ; il aura pitié de moi et s’en occupera, s’il plaît à Dieu.
— Combien veux-tu ? dit le rabbin immédiatement ramené au terre à terre et d’ailleurs inquiet.
— Tu me donneras deux foulards de soie neufs, pas plus.
— Es-tu folle ! deux foulards, mais c’est le prix de dix mouds au moins…
— Non pas, car en échange je te donnerai deux des miens encore bons, l’un pour ta femme et l’autre pour son associée. Elles les mettront pour la fête.
Le rabbin palpa le foulard que la femme lui tendit en exemple de ce qu’elle donnerait et le troc envisagé lui convint.
— Allons ! tu es une brave fille, c’est entendu et tu vas réussir sans retard ?
— Je ferai mon possible… mais, tu sais, en ce moment, les chrétiens oublient facilement ; il faudra peut-être que je revienne plusieurs fois à la charge… ils ne pensent qu’à la guerre…
— La guerre, fit Youda soudainement pensif, c’est vrai, il y a la guerre. Est-ce qu’il t’en parle, le fils d’Edom ?
— Jamais ; seulement il cause avec des amis qui viennent le voir et ils discutent pendant des heures. C’est vraiment une chose terrible ; plus de dix peuples se déchirent, des millions d’hommes sont morts, des centaines de villes sont détruites. C’est très triste et quand je les entends raconter ces choses, j’ai envie de pleurer.
— Pourquoi pleurer ? dit Rabbi Youda, tu dérailles, femme ! Garde tes larmes pour les tiens. Veux-tu, ajouta-t-il après une hésitation, veux-tu que je te console par avance de tout ce que tu peux entendre de ces gens ? Écoute, je vais te parler à cœur ouvert.
— Parle, parle, rabbi, ta voix est douce comme le miel.
— Ne peut-on nous entendre de la terrasse ? dit le rabbin, jetant un regard vers le ciel ouvert du patio ; approche-toi et parlons en hébreu…
La femme vint s’asseoir les jambes croisées devant son vieux maître ; leurs genoux se touchaient presque et rabbi ramena instinctivement les siens pour éviter le contact de cette femme qui pouvait être en état d’impureté.
Et Rabbi Youda dit ceci :
— Ne t’inquiète pas de la guerre. Laisse sans émoi ces peuples se déchirer. Certes, ceux des nôtres qui sont disséminés dans les pays chrétiens en souffrent et en meurent. Mais c’est là peu de chose dans l’ensemble de la question. Le principal est qu’Israël sortira fortifié extrêmement d’une épreuve qui pèse sur les races chrétiennes. Songe à ce qu’a souffert notre peuple dispersé au milieu des ennemis de sa foi. Ils nous disaient : « Votre loi est cruelle et dure, vous n’avez pas de pitié, vous ignorez la charité ; nous avons fait une autre loi plus pure, plus humaine. » Et ils ont créé quelque chose qui n’est qu’une déformation sentimentale de notre loi à nous. Ils n’ont pas compris que notre loi vient de Dieu et lui ressemble. Or Adonaï est terrible ; il ne s’occupe des hommes que pour les juger impitoyablement et les frapper. Ils ont inventé un Dieu doux et qui pardonne toujours, un Dieu pour les pauvres et pour les femmes. En son nom ils nous ont pourchassés, méprisés à travers les siècles, ne se doutant point qu’ils nous faisaient subir, par la volonté même de notre Dieu et non du leur, le jugement annoncé par nos prophètes. Aujourd’hui tout est renversé ; notre jugement se termine, le leur commence sans doute. Eux qui proclamaient la justice se livrent contre elle aux pires excès et la religion du Dieu doux, juste et bon étouffe dans un déluge de sang et sous un chaos de ruines.
Sur ces ruines Jahvé plane brandissant la loi et dans l’écroulement des choses, les convulsions des races, l’effondrement des idées fausses de charité, d’égalité, Israël se redresse et compte ses enfants. Tout cela, femme, te surprend et sans doute n’y comprends-tu rien. Tu n’as jamais connu tes frères autrement que jugulés, parqués comme des pourceaux, malmenés, méprisés. Vous en avez pris depuis longtemps votre parti et vous êtes arrivés à vivre de vos oppresseurs. Ceci prouve bien que notre race est faite pour dominer quand elle sera libre de toute entrave. Comparé à ce qu’était l’ancien, le régime apporté ici par les Français vous paraît agréable. Il ne te vient pas à la pensée qu’en d’autres pays il y a des communautés qui n’admettraient pas, dans les affaires qui ne relèvent que de la loi, l’ingérence d’une réglementation hétérodoxe. Tu ignores ce qu’est la puissance de ta propre race.
Mais moi, j’ai beaucoup voyagé dans tous les pays à l’époque où je parcourais la diaspora, quêtant pour nos frères opprimés de Russie et d’ailleurs. Je ne suis plus qu’un pauvre homme réfugié dans ce mellah misérable, cela parce que je n’ai pas été raisonnable ni heureux. Mais j’ai contemplé dans le monde la grandeur croissante d’Israël. J’ai plus étudié et j’ai plus vu de choses que vos ignares rabbins qui se réclament le matin de la loi et le soir du chaouch du contrôleur et vous mènent, usant de l’une ou de l’autre menace, suivant le cas.
J’ai donc vu Israël grandir et, de ses membres puissants, prendre à bras le corps le destin hostile. J’ai visité les superbes communautés, admiré les juifs de la terre dont la richesse règle le crédit du monde. J’ai vu des sultans gouverner leurs peuples à l’aide de vizirs à nous. J’ai vu dans d’admirables écoles les savants juifs enseigner les foules et nos enfants, dans une poussée de race incomparable, prendre le premier rang de tout ce qui travaille, de tout ce qui pense et gagne de l’argent.
Entraîné par son sujet, le vieux fanatique parlait maintenant pour lui seul sans s’occuper de la femme qui était devant lui. Celle-ci abasourdie de toutes ces choses qu’elle entendait pour la première fois, bercée, impressionnée par les accents de la langue sacrée dont se servait le rabbin, courbait la tête comprenant vaguement, devinant plutôt que tout cela exaltait sa race étrangement. Peu à peu, son buste fléchissait de respect, ses bras s’étendaient en un geste de muette adoration, tandis que la voix de son maître clamait la gloire d’Israël.
Et Rabbi Youda, tout à son rêve prophétique, continuait :
— Diaspora, ai-je dit ? Ce mot n’a plus de sens. Le peuple de Dieu a été dispersé, il ne l’est plus ; car toutes ses fractions grossies se sont soudées et forment un tout répandu sur le monde. Le peuple saint refait son unité morale et matérielle. Il est fort, il domine ; il n’a qu’un geste à faire pour redevenir une nation. Dans la lutte des peuples, il laisse ceux-ci se déchirer ; il n’a pas à prendre parti. Il lui suffit d’être, par le crédit, maître de l’heure où il dictera ses volontés aux peuples harassés et ruinés. Ce jour-là, puissé-je, ô mon Dieu, contempler ta gloire et le triomphe de ta loi ! Laisse-moi vivre assez pour que je puisse aller, en un dernier effort, voir Sion ressuscitée, ton temple reconstruit et ton peuple rassemblé, puissant et respecté, sur la terre de nos pères !
Dis amen ! ma fille, conclut le vieux sioniste.
Et la femme empoignée répéta : amen, amen, trois fois amen.
— Il se fait tard, je vais partir, dit le juif après un silence, que Dieu nous garde durant cette nuit ; qu’il nous fasse voir demain ! Et si nous devons mourir d’ici là, que notre dernier souffle s’exhale de nos cœurs purifiés par notre sainte profession de foi.
Et ensemble, avec une ferveur impressionnante, les deux voix proférèrent : « Sima Israël ! Adonaï ilihino Adonaï ihad — Écoute Israël ! Adonaï ton Dieu est un Dieu unique. »
A ce moment, on entendit les pas du maître qui revenait.
La femme courut ouvrir la porte et il entra suivi d’un domestique musulman qui portait une lanterne. En passant, il eut un petit geste à l’adresse du rabbin qu’il connaissait et celui-ci courbé en deux, obséquieux, sortit à reculons.
La juive se tint sur le seuil tandis que son ami disparaissait dans la rue obscure.
— Rabbi ! Rabbi ! cria-t-elle, n’oublie pas surtout les deux foulards de soie !
— Et toi, pense à mes cent mouds de grains ! c’est pour mes pauvres enfants…
Et la voix naguère si ferme du sioniste illuminé se perdit geignante dans le lointain.