Récits marocains de la plaine et des monts
L’Amrar
I
Il y a au Maroc des populations d’origines diverses qui toutes méritent une étude spéciale et attentive. Mais, sans aller si loin, on peut faire de tous les Marocains un premier classement très simple en deux catégories. Il y a d’abord ceux qui se laissent convaincre et se soumettent assez rapidement, soit par lassitude du passé troublé, soit parce qu’ils sont riches et peu guerriers. Il y a ensuite le parti très important de ceux qui ne veulent rien entendre. Ces derniers sont pauvres et pensent sans doute que la liberté même peineuse est préférable à la servitude la plus douce et la plus dorée. Les gens soumis et tranquilles habitent les belles plaines et parlent arabe. Les intransigeants se tiennent sur les plateaux élevés et les hautes montagnes du Maroc Central ; ils y vivent à leur guise depuis des siècles. Ce sont des êtres simples qui ignorent ce que peuvent être le confort et un gouvernement. Ils se disent « hommes libres », imaziren, et parlent une langue rude nommée par eux tamazirt et par nous berbère. Ils sont indépendants jusqu’à l’anarchie.
De ce nombre sont les tribus de la confédération Zaïane qui occupent dans le moyen Atlas un pays infernal, brûlant l’été, glacé en hiver, implacable comme le caractère de ses habitants. Les savants nous disent que ces tribus appartiennent au groupe des Berbères Cenhadja. Les Zaïane entre eux s’appellent Aït ou Malou, les fils de l’ombre, pour se distinguer des autres qui sont au revers sud de l’Atlas, face au soleil.
Il y a d’abord le bas pays jusqu’à l’Oum er Rebia. Les géologues appellent peut-être cela une pénéplaine. C’est pour les autres un chaos de montagnes et de plateaux crevassés. La matière est un gros schiste dont les couches renversées, tourmentées de la plus étrange façon, affleurent par la tranche et strient le sol d’immenses courbes parallèles entre lesquelles giclent par moment des filons de quartz laiteux. L’érosion a mis partout à nu ces strates, et il semble que l’on marche indéfiniment sur les gradins redressés d’un formidable escalier couché à plat sur votre route pour vous contrarier. Des arbres sauvages et rugueux, habitués évidemment aux grands écarts de température, poussent dans ces rocailles, contribuent à les disjoindre, à en effriter la surface. Parfois ces débris entassés et nivelés forment des plaines elles-mêmes crevées encore de pointements rocheux qui n’ont pas terminé de s’effondrer. Le plateau de Tendra en est un beau morceau, et ce nom berbère qui signifie gémissement rappelle, paraît-il, la tristesse des échos dans ce bled malheureux.
Après la plaine viennent des montagnes en désordre, ou plutôt de gigantesques amoncellements de rocs entassés entre lesquels s’enracinent des chênes et des thuyas. Tout cela est compliqué de creux, de culs-de-sac, de ravins que l’on ne voit pas, de reliefs que l’on devine et qui n’existent pas, d’un fouillis de détails à hauteur d’homme où un bataillon s’émiette et disparaît. Laissez cela à votre gauche et suivez, plus bas, le pays moins couvert où coule, après les pluies, l’oued Bou Khemira. Mais vous serez tout de même obligé de prendre le défilé de Foum Aguennour pour traverser la montagne des thuyas.
Ça, c’est un cauchemar dantesque, la réalisation de quelque pensée fantastique d’un Gustave Doré.
Le sentier où l’on passe, à la queue leu leu, serpente entre deux murailles de blocs empilés qui tiennent, comme cela, au-dessus de votre tête sans raison d’équilibre très nette. De ces pierres sortent des troncs de thuyas énormes, pelés par le temps ou par les hommes, ne montrant en signe de vie que de rares feuilles éparses sur leurs bras courts et convulsés. Et pendant une lieue au moins ces arbres désespérés tendent vers vous le geste tragique de leurs grosses branches mortes, comme pour vous détourner d’aller plus loin.
Il vient à l’idée que les mamans berbères doivent menacer leurs enfants, quand ils ne sont pas sages, de les abandonner dans le Foum Aguennour. Mais ce n’est pas vrai ; les petits de ce peuple savent que les hommes seuls sont à craindre et ils grimpent familièrement sur les affreux géants pour y dénicher des rayons de miel sauvage.
Il faut tenir vigoureusement les crêtes pendant deux ou trois heures, au débouché du Foum Aguennour, jusqu’à ce que le convoi ait serré. Si, pendant ce temps, vous êtes cartonnés par trois ou quatre salopards embusqués du côté de Sidi Ter, le mieux est de prendre votre parti de cet inconvénient et d’attendre que les amateurs aient épuisé leurs cartouches.
Après, c’est une grande montagne plate et dénudée, le Bou Ayati. Du passage qui la tourne on voit le fleuve et le haut pays Zaïane : d’abord la plaine agitée d’Adekhsan, puis de gros massifs très boisés qui vont en s’étageant jusqu’à boucher très haut l’horizon. L’œil y devine trois coulées, l’Oum er Rebia qui tombe en torrent furieux du djebel Fazaz, l’oued Chebouka qui descend de Tizi Mrachou et traverse le repaire de Moha ou Hammou le Zaïani, l’oued Serou enfin qui est peut-être le vrai fleuve et qui vient de chez Ali Amaouch, chef religieux de tous ceux qui vivent là-haut maa el qouroud « avec les singes », comme on dit au Makhzen.
La terre ici est rouge dans la plaine et sur les monts jusqu’à mi-hauteur où commencent les hautes futaies sombres qui les couronnent. En été, par la grande chaleur, la couleur du sol ne frappe pas ; tout est ardent. Dès les premières pluies ce rouge s’intensifie et les grandes plaques d’herbe nouvelle et peu serrée accentuent par contraste insolite l’étrangeté de l’ensemble.
Au premier plan, pour qui arrive du nord, la plaine est étranglée par deux massifs qui compteront dans la geste des Francs en Berbérie, car ils virent de rudes combats. C’est l’Akellal à gauche, le Bou Guergour à droite, deux mâchoires d’étau menaçantes. Et déjà beaucoup qui ont franchi leur intervalle ne sont pas revenus.
Enfin une longue coulée de basalte noir en tuyaux d’orgue traverse la plaine rouge. Là-dessus court vertigineusement l’Oum er Rebia aux eaux salées. C’est la séparation entre le haut et le bas pays Zaïane. Sur le fleuve il y a une grande bourgade qu’on appelle Khenifra. Mais, comme elle est tout entière de la couleur du sol, on la voit mal à distance, ce qui dispense pour le moment d’en parler.
Les tribus de la confédération oscillent annuellement d’un bout à l’autre de leur territoire. En été tout le monde évacue la plaine en feu et sans eau pour se réfugier dans la montagne boisée au delà de l’Oum er Rebia. La plaine se remplit en hiver de gens et de troupeaux fuyant la neige et en quête de pâturages.
C’est un pays âpre et inhospitalier qui peut intéresser, empoigner même par sa grandeur sauvage. Mais ce n’est pas là que je prendrai ma retraite, comme dit l’autre.
II
La colonne formée en un grand losange articulé, convoi au centre, avait envahi de son grouillement un vaste tertre de la plaine déserte, s’y était arrêtée et assoupie.
Par bonheur, on avait trouvé de l’eau une heure avant l’étape. Les hommes et les animaux avaient pu boire abondamment ; on arrivait ventres et bidons pleins. Et, aussitôt les tentes dressées, on n’avait eu qu’à se laisser choir en attendant une heure moins rude. Sous les guitouns les Sénégalais affalés, sans nerfs, continuaient à se gorger d’eau. Les blancs, aryens ou sémites, dormaient ou bricolaient en causant. Les animaux à la corde attendaient sous le ciel en feu que séchassent leurs dos où la sueur avait dessiné d’un contour blanchâtre l’emplacement du bât ou de la selle. Vers le soir, ils recommenceraient à jouer des dents et des sabots, mais, pour le moment, ils digéraient leur fatigue et, tout le long de leurs lignes immobiles, seules gesticulaient les queues chassant les mouches. A quelque distance dans la plaine, tout autour du camp, des silhouettes de spahis en vedettes apparaissaient tremblotantes dans la buée du sol que pompait le soleil.
Sous leurs tentes d’officier, Duparc et Martin ne pouvaient dormir et cela pour des raisons différentes. Martin, en puissance de paludisme, avait l’appréhension de l’accès possible. Duparc, encore tout plein du sang de France, n’éprouvait pas le besoin de faire la sieste. Cette grosse chaleur pourtant le surprenait et regardant la haute taille du djebel Mastourguen, tout près, il évaluait l’heure où son ombre calmante s’étendrait sur le camp. Se sentant incapable même de lire, Duparc s’en fut trouver Martin qui, étendu sur son lit de camp, cuisait stoïque sous la tente surchauffée.
— Dure journée et dur pays ! dit l’officier d’état-major ; se peut-il que des gens vivent heureux dans cette solitude roussie ?
— On vit où l’on peut, dit Martin ; ces populations n’ont pas le choix et d’ailleurs leur rage à nous harceler provient de ce que nous les empêchons de changer.
— Expliquez-vous, fit Duparc qui, nouveau venu, se plaisait à faire causer son compagnon dont il savait la longue pratique de ces pays et de leurs habitants.
— Voilà ! dit Martin ; il est signalé par l’histoire et nos observations établissent que les Berbères étaient en train de reconquérir le Maroc quand nous sommes venus les déranger. On parle beaucoup des violentes poussées almoravides, almohades et des Beni-Merine qui fusèrent à travers le Maroc jusqu’en Espagne, jusqu’à Tunis et brassèrent des populations encore peu fixées au sol. Mais on connaît moins la séculaire et puissante coulée des peuples venus du sud, par-dessus les monts, à la recherche du meilleur habitat. C’est pourtant là un fait qui démontre en particulier la force de cette race Cenhadjia à laquelle appartiennent les tribus qui nous occupent. Il n’est pas utile de remonter bien loin dans le passé pour trouver des événements qui fixeront nos idées. Chez ces gens qui n’ont jamais eu le souci d’écrire des annales, il faut se contenter de ce que peuvent nous dire les vivants, mais c’est déjà suffisant pour interpréter les récits très vagues et embarrassés des historiens de langue arabe.
Il y a cent ans, la tribu des Iguerouane était déjà dans la plaine de Meknès et des souverains arabes se servaient d’elle pour couvrir cette ville et Fez contre la marée berbère. Les efforts accomplis de ce côté ont probablement contribué à rejeter vers le nord-ouest le flot qui marchait normalement du sud au nord et menaçait les capitales.
Il y a cent ans les Zemmour étaient ici dans cette plaine de Guelmous à côté des Zaer. Poussés par les Zaïane, maîtres actuels de cet affreux pays, les Zemmour ont chassé devant eux les Arabes aux marécages du Sebou et se sont emparés de la Mamora jusqu’à Kénitra. Les Zaer ont résisté un peu plus longtemps. Il y a quarante ans ils étaient encore ici ; mais, bousculés par deux vagues de Zaïane, ils ont repoussé leurs voisins vers le bord de la mer et ont fait de Rabat leur bonne ville. Dans le même siècle se sont produits plus à l’est des mouvements analogues. Les Iguerouane ont giclé dans la plaine du Sebou. Les Imjat qui étaient du côté d’Azrou sont aujourd’hui à soixante kilomètres plus au nord, sous les murs mêmes de Meknès. Ils y ont été aidés vigoureusement par les Beni M’tir qui étaient en montagne là où sont aujourd’hui les Beni M’guild et qui ont rempli de force toute la plaine de Meknès. Leurs frères d’origine les Aït Ayach ont détaché du Grand Atlas, où la tribu mère est encore, un fort rameau d’avant-garde qui a disloqué les groupements arabes des environs de Fez et leur ont pris des terres. Les auteurs mograbins racontent comment, dans leur marche vers la plaine, les Beni M’tir et les Imjat ont dépossédé deux tribus, les Oulad Ncir et les Dkhissa qui les gênaient. Cela s’est passé il y a quarante ans, sous le règne béni du puissant Sultan Moulay Hassan qui tira, paraît-il, une vengeance terrible des Berbères. Mais il les laissa où ils s’étaient installés de force et ne rendit pas leurs terres à ses tribus arabes.
— Et que devinrent ces populations évincées ? demanda Duparc.
— Elles forment douze cents tentes qui au nord de Meknès louent pour vivre des terres de l’État ou de leurs vainqueurs. Elles seraient peut-être allées plus loin aux dépens d’autres voisins, mais notre arrivée a stabilisé les tribus. Ces gens mourront donc locataires ou salariés du roumi et du Berbère envahisseurs. Je pourrais vous citer bien d’autres exemples de la poussée récupératrice dont nous avons sauvé le Maroc Makhzen. Mais ceci peut suffire sans doute pour expliquer la rudesse de la lutte que nous livrons aux montagnards. En plus de leur esprit d’indépendance, nous avons à vaincre leur besoin fatal de progression vers la plaine. Ils sentent qu’ils ne pourront plus bouger de leur rude pays, qu’il leur faut renoncer à manger les Arabes, suivant l’expression qui revient sans cesse sous la plume inquiète de l’historien des Alaouites. Comprenez-vous maintenant comment leur haine a une double cause et pourquoi, inlassablement, se dépensent ici des hommes que la montagne produit mais qu’elle ne peut nourrir ?
Martin s’animait en parlant et son camarade s’excusa de mettre ainsi ses connaissances à contribution en cette heure torride où la fièvre le guettait.
— Certes, lui dit Martin, elle n’est pas loin, je la connais, la teigne ! mais cette épreuve est, en attendant mieux, une façon d’acquitter notre dette à la patrie. Et d’ailleurs, ajouta-t-il en souriant, il me semble que la fièvre, avant de me terrasser, m’inspire. J’éprouve, sous sa première étreinte, un sentiment étrange d’affection suraiguë pour tout ce qui est nous, pour mon métier, pour ces troupes bigarrées où blancs, noirs et basanés, Français, pons légions, monsieur Sénégal, Arabes d’Algérie, de Tunis, Chleuhs marocains vivent et meurent pêle-mêle, une admiration filiale enfin pour la pensée vigoureuse de notre race qui mène tout cela. Et, me croirez-vous ? je trouve plus aisément quand elle approche, la pâle souffrance, les mots utiles à dire aux miens pour leur exprimer tout ce que j’ai senti de l’âme de cette terre et de ces populations. Mais, pour le moment, c’est des Zaïane qu’il s’agit. Vous les avez vus ; ce sont, comme les Zemmour, de grands Berbères au thorax conique, très frustes et résistants. Ils sont acharnés et présentent un exemple singulier dans cette race anarchique d’une confédération de tribus, non pas féodalisées à un grand seigneur, mais disciplinées par une poigne de chez eux. Ils sont là quelques centaines armés de fusils modernes, admirablement servis par un pays compliqué, soldats merveilleux d’ailleurs, sachant utiliser le terrain et se souciant autant que d’une seringue du canon léger que nous pouvons y amener. Vivant surtout de glands doux et de privations, leur sobriété souffre peu du blocus économique auquel nous les soumettons. Et l’âme de leur résistance est un homme de la plus haute énergie, un tyran qui les a dominés, qu’ils ont détesté. C’est Moha fils de Hammou, le Zaïani, un vieillard qui met à les défendre la rage qu’il apporta à les mater. Ils le suivent après l’avoir maudit, car le despote d’hier incarne aujourd’hui l’esprit d’indépendance et la haine de l’étranger.
— Voilà de beaux adversaires, fit Duparc.
— Beaux et estimables, répondit Martin.
III
C’est une histoire qui s’est passée quarante ans environ avant l’époque où Martin et quelques autres de son genre vinrent attrapper la fièvre au pays des Zaïane.
La région était sans doute aussi sauvage qu’aujourd’hui. Il y avait peut-être aux flancs du Mastourgen quelques gros arbres de plus qui sont devenus charbon. Les thuyas géants du foum Aguennour devaient avoir pris déjà leur aspect affolé. Mais il y avait, ce qu’il n’y a plus depuis notre venue, de grandes tentes noires très aplaties groupées en rond, de loin en loin, sur les lèvres broussailleuses des longues crevasses ; des familles, des troupeaux s’abreuvaient aux poches d’eau qui jalonnent le lit des oueds d’hiver. Des chèvres noires faisaient des excentricités d’équilibre sur les éboulis ; des moutons tout ronds et ocreux se confondaient avec les grosses pierres croulées de l’escarpement, de l’entassement de blocs au sommet duquel l’homme de garde, perdu dans les chênes à glands doux, surveille le pays. Et l’homme et le vautour qui plane très haut à l’aplomb du douar entendaient le ronronnement des moulins à mains que tournent inlassablement les femmes et le bruit de trompettes que les petits enfants tirent de la tige renflée des oignons sauvages. La nature chaude vibrait parfois de l’appel alterné que les pâtres se jettent à grande distance, en longues modulations de tête suraiguës, appel de sentinelles et cri de passion :
Cela, c’est le grand ravin où il y a des rochers, des arbres et dans le fond un peu d’eau sous des lauriers rouges. Mais il y a aussi la plaine où paissent les moutons en hiver et qui, en été, se couvre d’une mince graminée, serrée et roussâtre. Ce tapis flambe avec une rapidité déconcertante et une ardeur singulière. Il est prudent de brûler la place avant de camper. Il y eut une fois un topographe de colonne qui ayant reporté avec soin ses croquis et calculs d’une semaine, jeta à terre sa cigarette et alla faire visite à son cheval. Entendant derrière lui un crépitement il se retourna et vit sa tente, son lit, sa table, la précieuse planche à dessin et l’ombrelle à manche coudé et un tas de choses encore disparaître dans une longue flamme en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire.
Mais c’est là un détail contemporain, rapporté seulement à titre d’avis.
Donc, il y a quarante ans environ — les Berbères disent un an après que le sultan de Marrakch eut fait payer l’impôt aux Arabes du Tadla — un parti de Zaïane déboucha certain matin dans la plaine de Tendra. Il y avait trente selles, une centaine de piétons, douze slouguis en laisse et trois mulets portant des bagages. Ces gens marchaient très vite, le fusil à la main ou en travers de la selle et bientôt la horde s’arrêta sur le grand tertre où plus tard Martin et Duparc devaient causer. Aussitôt les conducteurs de mulets déchargèrent leurs bêtes et se mirent à dresser une tente pour le chef. Celui-ci, descendu de cheval, s’assit sur une grosse pierre et, silencieux, le coude sur un genou, le menton dans sa main, il regarda travailler ses gens.
C’était Moha fils de Hammou le Zaïani, du clan des Imahzan, Amrar élu des Aït Harkat. Il avait une trentaine d’années. Son visage à peine barbu était énergique et parfois inquiétant de rudesse, sous l’influence sans doute de graves pensées. Il paraissait élancé et très vigoureux dans ses vêtements flottants d’où sortaient des bras nus et brunis par l’air comme ses traits. Il portait un selham, burnous marocain de drap noir couvrant les trois chemises de laine superposées qui composaient tout son costume, de telle sorte qu’à cheval sa cuisse nue étreignait la selle. Le soleil tapait directement sur son crâne rasé ceint d’une mince bande de mousseline blanche. Et, dans la pose de délassement qu’il prenait alors, il avait placé sur la belra déchaussée son pied nu, petit comme celui d’une femme.
Successivement d’autres cavaliers notables de la tribu vinrent s’asseoir sur le sol auprès de Moha. Il y avait là, entre autres, ses frères Hossein et Miammi, son cousin germain Bouhassous, tous hommes faits d’aspect sauvage et bien taillé. Puis vint Ben Akka, père de Bouhassous et oncle de Moha. C’était un grand vieillard à barbe grise. Il marchait pieds nus et son seul vêtement était une jellaba en grosse laine et à manches courtes serrée d’une ceinture de cuir à laquelle pendait un couteau dans une gaine. En marchant, il s’appuyait sur son fusil comme sur un bâton.
— Moha, dit-il, fils de mon frère, tu dois nous expliquer ce que nous faisons ici. Tu as amené des chiens. Est-ce donc pour chasser que tu m’as appelé de mon douar où il y a la révolte ! Était-ce bien le moment pour l’Amrar de quitter la tribu ? Nos voisins, les Aït Ichkern, ont franchi l’oued Serou et pillent les silos de nos frères d’El Héri. Les chorfas de Tabqart ont coupé la route qui mène aux marchés de la montagne. Et toi, tu rassembles des chiens pour une chasse, à moins que ce ne soit une ruse. Fils de mon frère, dis-nous quel est ton but.
Hossein frère de Moha intervint pour articuler des reproches plus graves.
— Il a perdu la tête, dit-il, depuis qu’il est allé au Tadla voir le Makhzen. Peut-être a-t-il traité avec les ennemis de la tribu. Est-ce vrai, Moha ?
La bande entière s’était rassemblée peu à peu en un grand cercle entourant les ikhataren, les hommes importants groupés au centre avec l’Amrar. La foule discutait, des bras nerveux gesticulaient, les voix montaient puis s’arrêtaient soudain pour écouter quand un des notables ou des parents de Moha prenait la parole. Parfois, un remous se produisait lorsque quelque homme, ayant son mot à dire, se lançait les mains en avant, écartant les têtes et les poitrines pour arriver au premier rang : puis l’homme disparaissait absorbé par la foule et un autre surgissait ailleurs, criait son grief et rentrait dans le rang.
La djemaa, l’assemblée démagogique berbère, essayait de mettre en accusation le chef élu qui avait cessé de plaire ou plutôt dont l’importance croissante inquiétait. Et Moha écoutait impassible le débordement de critiques déchaîné par l’exemple du vieux Ben Akka, l’amrar des Imraren, l’ancien des anciens de la tribu.
Une voix dans l’orage des voix cria :
— A Bejad, l’autre jour, un Arabe m’a demandé : Comment va votre caïd Moha ?
Le titre de caïd suggérant à ces libertaires l’idée de soumission au pouvoir central, au sultan Moulay Hassan, était ce qu’il fallait pour achever de troubler l’opinion inquiète.
Un énergumène derqaoui, vêtu de haillons rapiécés, un adepte d’Ali Amaouch, chef de la secte en montagne, vociféra :
— Il n’y a de Dieu que Dieu ; hors de lui, pas de maître ! Moha veut se faire sultan. C’est Sidi Ali le Saint qui l’a dit !
Moha quitta sa pose insouciante et leva la tête d’un mouvement net qui provoqua l’attention et le silence. L’apostrophe du fanatique lui rappelait l’ingérence en ses affaires du marabout d’Arbala, du sorcier qui cherchait à étendre son influence mystique sur ceux qu’il voulait, lui Moha, soumettre à sa volonté par la force. La rivalité de ces deux hommes devait pendant toute leur existence diviser la montagne. La venue même des Français, la lutte pour le salut commun furent raisons impuissantes à calmer leurs dissensions.
Moha donc comprit qu’il fallait répondre et l’occasion lui parut d’ailleurs favorable pour ressaisir l’opinion populaire. Sans bouger de la pierre où il était assis, il proféra à l’adresse du fakir :
— Serviteur d’un cagot, va lécher les pieds de ton maître. Tu n’es pas des nôtres, tu n’as pas à parler dans la djemaa des Aït Harkat.
Des rires, des approbations s’élevèrent dans la foule rappelée à propos au sentiment de ses droits. L’étranger sortit, violemment bousculé, du cercle où il n’avait pas de place.
Après ce premier coup l’Amrar continua.
— Vous hurlez tous comme des hyènes ; mais elles font plus de bruit que de mal. Et quand elles serrent de trop près ma tente dans la nuit, je lâche dessus mes chiens qui les étripent.
Des mouvements divers agitèrent la bande. Il y eut des cris de colère, mais aussi des approbations, des : écoutez, écoutez Moha ! Alors l’Amrar élu se leva et tout de suite il apparut à la voix, aux gestes et aux idées, que celui-ci était fait pour commander aux autres.
— Je vous ai conduits ici, dit-il, parce que là-bas dans vos douars, parmi vos femmes en rut et vos enfants qui piaillent il n’est pas possible de vous faire entendre une parole sensée.
— Réponds d’abord aux questions posées, cria Ichchou, c’est-à-dire Josué, notable de Ihabern.
— Dis toi-même qui m’interromps, fit l’Amrar, où était ta tribu il y a deux ans ? Ne viviez-vous pas de l’autre côté de l’Oum er Rebia, sans terres et sans pâturages ? Et aujourd’hui la fumée de vos douars s’étale dans la plaine. Vous n’aviez rien, je vous ai donné les champs des Zaer. De quoi te plains-tu ?
Mais au fait, ajouta-t-il, je ne vois aucun notable des fils de Maï. Ils sont occupés sans doute à creuser des silos, à bâtir des casbas sur le territoire qu’ils ont gagné depuis que je les commande. Ce sont des ingrats. Ils paieront l’amende pour ne pas avoir répondu à mon appel. Y a-t-il une protestation au nom de la coutume ? demanda Moha en s’adressant aux anciens.
Ceux-ci acquiescèrent en portant la main à leur front.
— A toi, maintenant, Hossein, mon frère, qui m’as accusé tout à l’heure ; et soyez tous témoins de ce qu’il pourra répondre ! Qui a chassé les Aït Bou Haddou de Khenifra pour vous la donner ? N’est-ce pas mon père et moi son continuateur ? Qui a mis entre vos mains, après l’avoir réparé, le pont par lequel vous pouvez aujourd’hui franchir l’oued et sauver vos enfants et vos troupeaux de la neige ?
— C’est toi, c’est toi ! commencèrent à répondre des voix dans la foule, tandis que Hossein se taisait, obligé de reconnaître l’œuvre de son frère. Mais il réitéra avec entêtement son grief :
— Tu as traité avec le Makhzen et sans consulter la djemaa. Tu es trop indépendant.
— Je vous ai sauvés tous du servage, reprit Moha. Et tourné vers la foule, ses bras tenant étendus les pans de son selham, ainsi que deux grandes ailes noires, il les referma lentement en croix comme s’il voulait en recouvrir et protéger ceux de sa race.
Puis, baissant le ton, il chercha des mots pour persuader ces gens simples.
— Écoutez-moi, ô Imaziren, ô hommes libres ! Le Sultan, ses troupes, ses canons, ses scribes, tout le Makhzen étaient chez les Tadla. Par la force, par la crainte et aussi par les paroles mielleuses entortillées de religion, par l’argent, par tout ce qui trouble et divise et jette le doute entre le père et le fils, il est arrivé à transformer en enfants les plus fermes guerriers. Il les a mis en tutelle et ils paient l’impôt à un homme qu’ils ne verront peut-être jamais plus. Et vous, enfants de la montagne aux grandes ombres, qui n’avez que vos bras et quelques fusils, auriez-vous pu lutter de force et de ruse avec ceux qui ont la langue et le roseau, qui prononcent des mots inconnus pour vous et qui écrivent des sortilèges sur de grandes feuilles blanches ? Et ils ont des canons, des fusils, de l’argent ! Moi, je suis allé là-bas. Mon cousin Bouhassous était avec moi.
— J’en témoigne, dit Bouhassous.
— En voyant cette immense mehalla qui mangeait la moisson des Beni Ameir, j’ai frémi d’effroi et de colère. Pour arriver à cet homme, au travers de ses serviteurs, j’ai vendu jusqu’à mon cheval. Il a des tentes sans nombre. Il a plus d’esclaves qu’il n’y a de moutons chez nous. Et pour vous, hommes libres, je me suis mis à genoux devant lui, car on ne lui parle pas autrement, et deux nègres me tenaient par mon capuchon.
— J’en témoigne, dit Bouhassous.
— Écoutez bien ! Ces gens étaient en appétit, mais ils se souviennent du passé. Je leur ai raconté que vous êtes nombreux, forts et bien armés. Je leur ai dit que chez vous personne ne commande s’il n’est désigné par les anciens au consentement de la tribu entière, que vous êtes plus terribles qu’au temps où Moulay Sliman fut pris par les Aït ou Malou dont vous faites partie. C’est une histoire que vous avez oubliée parce que vous n’avez pas de tête, mais moi je sais et je vous ferai voir, dans un vieux coffre de mon père, l’étendard laissé par ce sultan aux mains de vos aïeux.
— J’en témoigne, dit encore Bouhassous.
La foule, impressionnée par le récit de l’Amrar, paraissait moins houleuse. La plupart des assistants, pour mieux écouter, s’étaient assis par terre, non point comme les Arabes des villes qui doivent à l’entraînement prolongé de l’école coranique et de la prière une aptitude spéciale à s’asseoir sur leurs jambes reployées, mais accroupis au contraire à la façon de nos paysans, les genoux à hauteur du menton et les mains jointes en avant. Et ceci est un détail important dans les distinctions à faire entre les deux races arabes et berbères.
Moha avait, comme il convenait à cette heure critique où il jouait gros jeu, amené un témoin, un répondant de sa sincérité, et non de mince importance. Bouhassous était le fils du vieux Ben Akka et, en raison de l’âge de celui-ci, chef déjà reconnu du clan principal, de ce qu’ils appellent l’os même de la tribu, le maître tronc dont les autres fractions ne sont que les rameaux. Très tôt, Bouhassous avait reconnu la supériorité de son cousin et embrassé sa cause. Toujours il lui resta fidèle et dans les jours graves, depuis que le Zaïani nous tient tête, les tentes des gens de Bouhassous ne se sont jamais séparées de celle du maître sans cesse menacé.
On conçoit l’importance pour Moha d’un appui aussi ferme au moment difficile où il cherchait à faire admettre par l’opinion maîtresse son alliance avec le Makhzen. Ceci est, en effet, le début de la vie politique d’un chef berbère de grande valeur. Simple Amrar de guerre nommé et jalousement surveillé par les djemaas, il est déjà parvenu, grâce à sa valeur personnelle et par ses qualités de meneur de bandes, à agrandir le territoire de sa propre tribu aux dépens des tribus voisines de la même confédération. Son ambition va plus loin. Il veut dominer cette confédération tout entière et se tailler un fief important dans le bled siba, c’est-à-dire là où le Sultan ne commande pas. Il y arrivera malgré deux sérieux obstacles : d’abord l’hostilité des Berbères à toute autorité susceptible d’échapper au contrôle des assemblées populaires, ensuite l’influence religieuse d’Ali Amaouch, grand marabout de la montagne, descendant d’une longue lignée de thaumaturges adorés, véritable pôle vivifiant de la volonté berbère faite d’un immense et mystique orgueil de liberté. Ali Amaouch trouva dans la doctrine de la secte des Derqaoua un merveilleux moyen de captiver l’esprit libertaire des montagnards qui l’entourent. « Il n’y a de Dieu que Dieu, dit-il, hors de lui il n’est point de maître. » Nous reparlerons de cet homme. Moha ou Hammou, au contraire, est profondément antireligieux. Sa vie n’a été qu’un long blasphème. Il n’est point d’avanie qu’il n’ait faite aux bons musulmans. Il n’aura d’ailleurs aucune morale, aucun frein et, devenu despote, il entraînera ses proches aux pires orgies et son peuple à toutes les rapines, à tous les excès contre ses voisins. Il permettra tous les crimes pour justifier les siens.
Comprenant, dès le début de sa carrière, son impuissance à discipliner l’esprit démagogique berbère, il a résolu de faire appel à la force. Il se met d’accord avec le Makhzen qui, partout où il ne peut atteindre, cherche des hommes qui commandent en son nom. Il recevra donc du Sultan des soldats, des armes, de l’argent. Il dénaturera aux yeux de son peuple simpliste l’esprit et la forme de cette intervention. Puis, un jour, le Gouvernement central faiblira. Et alors, Moha ou Hammou qui n’a jamais été de bonne foi et qui est Berbère par-dessus tout, s’allégera d’une suzeraineté d’ailleurs lointaine. Il dressera contre le Makhzen son autorité appuyée sur des masses sauvages et armées. Le Maroc aura son duc de Bourgogne et les sultans feront avec lui une politique de finasserie et de tractations pas toujours brillantes. L’un d’eux, Moulay Abd-el-Hafid, lui demandera son mezrag, sa protection pour pouvoir gagner Fez en évitant le bled makhzen encore fidèle à son frère Moulay Abd-el-Aziz. Entre temps, Moha, au travers de fortunes diverses, aura maté ses compagnons, domestiqué à son profit la coutume berbère. Les djemaas ne s’assembleront plus que pour exécuter ses ordres.
Moha, d’ailleurs, aura de vraies qualités de chef. Il améliorera l’état social de sa confédération ; il fera la guerre, mais conclura aussi des paix opportunes et emploiera souvent la politique des mariages. Il développera l’élevage et à ce point qu’à l’arrivée des Français, la confédération des Zaïane alimentait en moutons les grandes villes du Maroc.
Il construira une petite ville, Khenifra, et y créera un important marché. Là s’établiront des transactions suivies et les gros commerçants de la côte y auront des représentants. Les Zaïane connaîtront toutes les marchandises indigènes et celles de l’étranger dont ils ignoraient jadis l’usage. Les vices du dehors pénétreront aussi à Khenifra avec la pacotille et la bourgade berbère et les châteaux forts où vivent Moha et les siens deviendront des repaires de folie.
Le despotisme allait crouler dans l’orgie sanglante ou crapuleuse quand parurent les bataillons français. Alors le tyran devint un sauveur ; le peuple oublia ses débordements et ses crimes pour ne plus voir que le chef qui l’avait discipliné, assoupli au combat et surtout merveilleusement armé.
Mais nous voici loin de la plaine de Tendra où Moha, pas très certain de réussir, cherchait à rouler l’assemblée populaire des Aït Harkat.
Le discours de l’Amrar émaillé intentionnellement de rappels constants à la coutume, au régime démocratique des djemaas, produisit son effet. Ces gens, dont un témoin qualifié a dit si bien qu’une moitié de leur vie se passe en discussions publiques[12], goûtaient chez Moha, à défaut d’éloquence, la fougue et la vigueur des termes.
[12] Expression relevée sous la plume du capitaine Nivelle qui longtemps dirigea la tribu berbère des Aït Nedhir.
Espérant à peu près tenir son auditoire, Moha chercha à conclure.
— Ainsi donc, dit-il, quand j’eus raconté là-bas ce que vous êtes, personne, parmi ces scribes et ces tolbas, n’a plus eu envie de venir de votre côté. Vous l’avez vu, le Makhzen est parti.
Il y eut des approbations, mais quelques entêtés, parmi les députés de la tribu, demandaient des précisions.
— N’as-tu rien promis ? dit l’un.
— Comment as-tu accepté ce beau burnous noir ? cria un autre.
— Si je te le donne le prendras-tu ? répondit Moha. Il m’a coûté assez cher au prix que j’ai dû mettre pour graisser tant de mains tendues, sans compter les dangers courus ; car lorsqu’on ose, en homme de siba, se présenter devant le Sultan, on a plus de chance d’être jeté en prison que de recevoir des cadeaux. Il a dit d’ailleurs : « C’est un Aït ou Malou, un enfant de l’ombre, donnez-lui un selham noir. Et ainsi, il se distinguera des autres. » Vous savez bien, en effet, que pour être Makhzen, il faut être habillé de blanc.
— C’est vrai, c’est vrai ! cria-t-on dans la foule, ce n’est pas un selham du Makhzen.
— Est-ce toi Jacob, fils de Mohand, qui m’as demandé ce que j’avais promis ? J’ai promis de donner la protection des Aït Harkat aux gens de Fez qui viennent au travers de tribus en siba acheter vos moutons. Ai-je eu tort ? J’ai promis de défendre contre les coupeurs de route les commerçants qui apporteraient des marchandises à Khenifra. Et ainsi ont diminué les prix. Ai-je bien fait ? J’ai promis enfin — et cela tu n’en sais rien, ô Jacob, fils de Mohand — de forcer les tribus à rester en paix avec le Makhzen. Pour cela, j’ai expliqué que vous, Aït Harkat, mes frères, vous étiez les plus forts, les plus courageux, les plus dignes de commander aux autres, mais que nous manquions d’armes pour imposer la paix. J’ai obtenu pour vous des fusils et des cartouches !
Moha se tut et s’assit sur la pierre au milieu des notables et de là surveilla attentivement le résultat de ses paroles.
L’effet en fut considérable. Pour tous ces batailleurs, pour ces pillards fieffés, la perspective de pouvoir faire la guerre en force primait toute autre considération. Moha n’avait évidemment dévoilé que ce qui lui convenait. Il ne pouvait avouer d’un seul coup qu’il avait en réalité fait au Sultan une soumission complète, accepté une garnison, deux ou trois cents hommes dirigés par un caïd Reha, sorte de capitaine, et qu’il attendait le jour même. Moha comptait bien d’ailleurs sur la lassitude chronique, la versatilité du Makhzen pour garder le bénéfice de ce secours sans rien donner en échange. Probablement, ces soldats, Berbères du Haouz pour la plupart, lancés par le Sultan en enfants perdus dans ce pays sauvage, noyés parmi d’autres Berbères, abandonnés sans solde, sans liaison avec le Gouvernement central, feraient comme beaucoup d’autres, oublieraient leur rôle, se marieraient, se fondraient dans la masse.
Tel a été, en effet, le sort de toutes les garnisons que le Makhzen envoya à différentes époques dans le bled siba soi-disant pour l’y représenter. Il le faisait, le plus souvent, par application d’une coutume ancienne, peut-être opportune et justifiée sous Moulay Ismaël par exemple, mais qui, sous d’autres régimes, n’avait que la valeur d’une qaïda marocaine, de cette « chose établie » que l’on suit d’un respect béat et d’autant plus volontiers qu’elle évite l’effort de chercher mieux et excuse toutes les bêtises. Ces petites troupes donc n’ont fait que renforcer et armer les tribus hostiles. Et de cette erreur et de bien d’autres qaïdas, le Makhzen serait peut-être mort.
Moha comptait, non sans raison, que les choses se passeraient chez lui comme ailleurs. Pour le moment, les soldats serviraient à ses projets en augmentant, par quelques coups de main heureux, son prestige dans la confédération. Ils formeraient en tout cas le noyau d’une force qu’il saurait accroître et qui manquait encore à son ambition. Mais il était plus facile de se faire donner des soldats par le Sultan que de décider la tribu à les admettre. Aussi l’Amrar avait-il parlé seulement d’armes et de munitions attendues.
Un brouhaha énorme de voix roulait sur l’assemblée. On ne discutait plus les mérites de Moha, on parlait uniquement de fusils et de cartouches. Ces mots magiques aveuglaient la foule, l’empêchaient de discerner la ruse. Mais les notables moins impressionnés avaient compris. Ils étaient une douzaine représentant chacun toutes les voix de leur clan et, parmi ces personnages, Moha n’avait pour lui que Bouhassous et deux autres chefs de file moins importants. Plusieurs donc se levèrent et saisirent l’Amrar à la gorge en lui criant des injures. Dans cette bousculade où déjà les couteaux sortaient de leurs gaines, le vieux Ben Akka jeta son fusil en travers des bras qui s’étreignaient. Par ce geste coutumier, il imposait son arbitrage, peut-être seulement pour ramener l’assemblée au calme, peut-être aussi parce que l’ascendant de son neveu agissait sur lui.
Les mains s’ouvrirent et Moha en profita pour se dégager et s’élancer hors d’atteinte immédiate jusqu’à sa tente, à quelques pas. Le groupe des notables s’en prenait à Bouhassous qui discutait et carrément tenait tête. La foule, un instant étonnée de la querelle surgie entre les notables, leur tourna subitement le dos pour regarder au loin. On criait : les voilà, les voilà ! on se montrait un nuage de poussière qui s’élevait, dans le nord de la plaine, sous les foulées d’un convoi ou d’une troupe. Moha regardait la scène, mesurait le danger. Il s’appuyait au grand support de cette tente de guerre, dressée pour recevoir dignement le chef des soldats du Makhzen et où il s’attendait maintenant à mourir sous les couteaux du peuple enragé. Celui-ci, stupide, ne comprenait rien encore, captivé tout entier par la réalisation des promesses de Moha ; rien ne pouvait venir de ce côté de la plaine si ce n’étaient les armes et les munitions annoncées. Mais si les ennemis de l’Amrar parvenaient à ressaisir la pensée de la foule et à lui crier la trahison, c’en était fait de Moha.
Un incident imprévu vint compliquer encore la situation déjà critique. Un rekkas, un coureur, arrivait de Khenifra. C’était un homme d’une vigueur exceptionnelle, bien connu de toute la tribu pour sa remarquable aptitude à la course prolongée. Il s’appelait Raho mais le peuple le nommait « Tamlalt », c’est-à-dire gazelle. Il était presque entièrement nu ; des lambeaux de cuir protégeaient ses pieds. Il avait sur les épaules un sac en sparterie de doum tressé où il puisait des aliments qu’il mangeait sans s’arrêter.
L’homme arrivait couvert de poussière, et, comme on avait vu qu’il faiblissait, tout de suite quatre des assistants s’élancèrent, l’enlevèrent dans leurs bras pour le déposer devant la tente aux pieds mêmes de l’Amrar. On lui jeta de l’eau à la figure et on lui en mit dans la bouche quelque peu qu’il rejeta presque aussitôt pour éviter de la boire. Puis il débita ce qu’il venait annoncer : les douars de la tribu étaient, au moment où le frère de Bouhassous l’avait lancé, sur le point d’être attaqués par les Mrabtine d’Oulrès. Ils réclamaient des secours, le retour de l’Amrar et des hommes partis avec lui.
Moha, par-dessus les têtes des assistants penchés vers le coureur, vit la petite colonne des soldats du Makhzen qui débouchait dans Tendra et s’avançait de son côté.
A peine le rekkas avait-il achevé de parler qu’une voix s’éleva du côté des notables brisant le silence de la foule stupéfaite et plus lente à comprendre.
— Moha vous a fait abandonner vos douars. Moha vous a trahis. Il a livré vos femmes et vos enfants aux Mrabtine.
Alors l’Amrar joua son dernier jeu. Rien dans sa voix et sa personne ne trahit l’émotion. Bien plus, un enthousiasme emballa ses gestes et sa harangue.
— Frères, hurla-t-il, le jour de votre vengeance est arrivé. Ce soir vous serez les maîtres d’Oulrès jusqu’aux sources de l’Oum er Rebia. Vous aurez les prairies et les champs d’orge. Vous aurez Ighezrar Essoud et les mines de sel des Mrabtine. Leurs femmes vous apporteront en pleurant le sel que ces voisins cruels vous vendent si cher. Vous le vendrez à votre tour à toute la montagne. Trompés par ma ruse, les gens d’Oulrès ont dégarni leur vallée pour aller vers vos douars. Il y a six heures de chemin pour rejoindre ceux-ci. Il n’y a que trois heures d’ici à Oulrès par Mrirt et voici une troupe de quatre cents fusils dont je vais prendre le commandement et qui feront pour vous des choses que les Mrabtine n’imaginent pas.
De son geste autoritaire, Moha montrait la petite colonne de soldats arrêtée dans l’oued et dont les chefs faisaient de loin, aux Zaïane groupés sur le tertre, des signes de reconnaissance en agitant des pans de burnous.
La logique de Moha basée sur la connaissance des distances familière à ses hommes, le désir ardent de piller les Mrabtine, voisins redoutés, l’espoir de mettre la main sur des gisements de sel convoités par toute la région, sur une denrée dont le besoin les forçait constamment à subir les exigences de leurs ennemis, tout cela emporta la volonté de la horde. Que faire d’ailleurs s’il était vrai qu’il y eût là tout près d’eux quatre cents fusils ? Les combattre ? La chose paraissait impossible et stupide puisqu’on offrait de les employer au superbe coup monté par Moha. Celui-ci continua :
— Le rekkas était chargé de me prévenir et non de vous alarmer. Il a exagéré, il sera puni. Pensez-vous que je puisse, moi, laisser mon clan sans défense ? Vos douars n’ont rien à craindre. Ils ont plus de fusils que vous n’en avez ici.
— J’en témoigne, dit la voix furieuse de Bouhassous, qui, sentant qu’il fallait brusquer les choses, surgit dans le cercle le couteau à la main. Et Jacob fils de Mohand qui avait parlé de trahison vint, en tournant sur lui-même, s’abattre devant Moha la poitrine trouée.
— A vos chevaux ! ordonna celui-ci.
Les serviteurs pliaient déjà la tente et la chargeaient sur les mulets. La bande suivait l’impulsion de l’Amrar. Elle était incapable de raisonner plus longtemps sur des faits dont l’importance et la succession rapide dépassaient sa capacité de compréhension. Tous ceux qui ont eu à manier ces populations encore très primitives ont constaté la difficulté qu’il y a de soumettre leur réflexion à un effort prolongé. Et il est arrivé bien souvent que nos officiers ont été mal renseignés parce qu’ils ont cru possible de triturer de questions, pendant des heures, le cerveau d’un indicateur berbère plein de bonne volonté mais incapable de suivre, aussi vite et aussi longtemps, un interlocuteur chrétien.
La bande de Moha retomba à ses ordres parce qu’elle était fatiguée de penser. Quelques entêtés furent bâtonnés, ligotés sur des mulets avec le corps de Jacob. Les notables subjugués par les idées de Moha dont ils profiteraient largement, ou réduits par la crainte, obéirent au mouvement général. Bouhassous enfin, qui savait bien l’arabe, fut envoyé par l’Amrar auprès du caïd Reha qui commandait les soldats et se chargea de le mettre au courant de ce qui se passait et de lui expliquer la nécessité politique de faire, tout de suite, acte d’utilité pour la tribu.
Ce fut une razzia merveilleuse. Les Zaïane guidèrent au plus court les soldats du Makhzen. Avant la fin du jour, on arriva aux passerelles qui servent à franchir l’Oum er Rebia dont le lit est, par là, un boyau très étroit et tourmenté. Les campements vides de leurs défenseurs furent criblés de balles. L’affolement y fut affreux et les Zaïane se ruèrent à l’assaut. Moha laissa faire ses gens et, très sagement, resta auprès des soldats, dirigea leurs coups, veilla au retour offensif des guerriers absents et en fit le massacre.
Cette nuit-là vit la destruction des Mrabtine d’Oulrès. Le lendemain, les troupeaux, les animaux de bât surchargés de prises, les femmes, les enfants marchèrent vers les tentes des Aït Harkat groupées dans la plaine d’Adekhsan. Les soldats hébétés d’orgies, encombrés de captives que Moha leur donnait ainsi dès le premier jour pour les attacher au pays, entrèrent sans peine dans la communauté à la faveur du triomphe commun. Mais le vrai triomphateur fut l’Amrar. Sa tribu des Aït Harkat se trouva subitement riche et puissante, car elle eut beaucoup de moutons et des femmes en surnombre pour travailler la laine et enfanter des guerriers. Moha profita de la faveur populaire et des fusils du Makhzen ; il fit tuer ses ennemis et imposa ses volontés aux assemblées berbères.
Tels furent les premiers pas de Moha fils de Hammou dans la voie du despotisme. C’est du moins ce que raconta Si Qacem el Bokhari, Caïd reha des soldats du Makhzen, lorsque, lassé de quarante ans de servitude auprès du Zaïani, il obtint des Français l’autorisation de revenir à Meknès, sa ville natale, où il mourut bien paisiblement. Qu’Allah lui fasse miséricorde !