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Récits marocains de la plaine et des monts

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Les Youyous

A Marrakch la rouge, ce soir-là, les trois amis étaient réunis dans la maison de Messaoud El Biod le concussionnaire.

Le Makhzen — que Dieu le fortifie ! — avait saisi cet immeuble et d’autres aussi, mis l’homme en prison, jeté ses femmes et ses enfants à la mendicité, vendu ses esclaves. Le peuple stupide avait ricané : « Allah ! son heure est finie », puis avait oublié le ministre hier obéi et redouté.

C’était une habitude passée depuis longtemps dans les mœurs. Les grands devenus trop riches ou importuns étaient ainsi dépouillés par le gouvernement de ce qu’ils avaient enlevé au peuple.

Le makhzen des Français — que Dieu le fortifie aussi ! — a d’autres méthodes. Mais en venant au Maroc, comme il fallait bien commencer d’une façon ou d’une autre, il prit les situations telles qu’il les trouva et stabilisa le tout. Des gens qui n’ont pas eu de chance sont ceux dont la fortune tourna avant cette époque mémorable. D’autres au contraire sont restés riches et honorés. Mais Dieu seul est juge de ces choses et de toutes les autres.

Donc les trois amis avaient dîné ce soir-là dans la maison d’un homme déchu de son importance. Cette demeure devenue « bien makhzen » avait été mise à leur disposition provisoire. Elle était construite dans le style banal, utile pourtant à perpétuer pour l’enchantement des touristes : cour intérieure carrée, avec jardin creux doté d’une vasque, le tout flanqué à chaque bout d’une pièce longue, étroite, effroyablement ornementée de plâtres et de carreaux de faïence. Le reste de la maison comportait un escalier mal compris, coupé de recoins inutiles et conduisant à des chambres, les unes trop basses de plafond, les autres sans jour, puis à une terrasse où l’on respirait enfin d’échapper au cubisme incohérent de cette incommode bâtisse.

Les hôtes de la maison, réunis à l’heure du repas dans une des grandes pièces donnant sur le jardin, étaient Dubois et Martin, capitaines, et le toubib de l’assistance indigène, le docteur Chrétien. Et les deux premiers sermonnaient le troisième.

— Docteur, disait Martin, quel est encore cet affreux bonhomme que j’ai vu couché sur votre lit de camp ?

— C’est un musulman famélique et toqué qu’il a trouvé dans la rue et qu’il ressuscite peu à peu, répondit Dubois. Car le toubib dédaignait de répondre aux affectueuses critiques de ses compagnons.

C’était un homme imbu d’idées singulières, au moins selon le jugement de notre époque. Il pensait qu’envers ceux qui souffrent il n’est point de limites au devoir de charité. Il avait une horreur instinctive de tous ceux qui sont riches ou détiennent l’autorité. Il reniait les formes officielles de la morale du siècle et n’aurait pas quitté le grabat d’une prostituée malade pour le chevet d’un prince de ce monde. Celui qui lui avait donné ces sentiments l’avait en même temps gratifié d’une santé et d’une vigueur physique merveilleuses, ce qui lui permettait de faire le bien avec plus de continuité. Il était inconscient de la plupart des choses que nous croyons nécessaires à notre dignité. La science et le soulagement qu’il en tirait pour autrui absorbaient toute sa pensée. Il était fruste de manières, mal habillé et incapable de flatterie. Ses supérieurs avaient pour lui du dédain et de la colère.

— Docteur, continuait Martin, je vous défends d’aller en plein midi, par quarante-huit degrés à l’ombre, faire uriner des vieux juifs du Mellah dont la santé, si intéressante qu’elle soit, m’est moins chère que la vôtre.

Le médecin versa dans les tasses un café qu’il avait préparé lui-même.

— Il est bon et fait avec soin, dit Martin, mais je voudrais vous voir, toubib, apporter une égale attention à votre tenue. Un pantalon de treillis et une capote de légionnaire sont un vêtement insuffisant pour votre grade. Vous avez fait ainsi toute la route de Rabat à Marrakch. Comment employez-vous votre solde ?

— Elle fond au feu de charité qui le consume, continua de répondre Dubois ; il n’a jamais le sou ; et à vous, qui êtes chef de détachement, je dénonce que notre docteur s’est fait des bretelles avec des bandes à pansement, ce qui est une criante dilapidation de matériel appartenant à l’État…

La nuit était lourde et chaude ; des bouffées d’air brûlant venaient du jardin par l’immense porte aux battants bariolés grands ouverts. De plus, les volutes de poussière rouge qui, chaque soir, montent en tourbillons allongés de la plaine du Guiliz retombaient doucement de très haut sur la ville et venaient aggraver d’un goût terreux la sécheresse des lèvres. C’était la fâcheuse nuit de Marrakch quand il n’y a plus de neige sur l’Atlas.

On était en 1912, une année qui avait vu de graves événements marocains, les émeutes de Fez, l’instauration du protectorat, l’occupation de la capitale du Sud après la fuite d’El Hiba.

Le docteur écoutait le sermon de ses amis dont l’énergie critique languissait d’ailleurs par l’effet de l’heure pesante. Aucun bruit ne venait de l’immense ville, si ce n’est, parfois, des bribes de youyous poussés par des femmes en quelque fête voisine.

A l’autre bout du jardin, une forme blanche se détacha du mur blanc et, onduleuse sous les fines branches des menus jasmins, s’avança vers la grande pièce éclairée où se tenaient les trois amis. Ceux-ci, en silence, regardaient approcher cette chose, et quand elle arriva sur le seuil en pleine lumière, ils virent que c’était une femme : un visage d’enfant dans des étoffes blanches.

Son regard vague ou peut-être aveuglé par la lumière se posa incertain sur le groupe des officiers assis autour de leur petite table, puis, soudain, les aperçut. Alors sa main preste disparut dans une grande manche du vêtement, en ramena une étoffe de soie noire et la femme, avec une agilité de doigts singulière, s’en coiffa. Chez les filles de Sem la chevelure est une nudité.

Dubois et Martin virent passer devant eux cette apparition inattendue qui alla vers le docteur, fit le geste de lui baiser l’épaule et revint au seuil de la porte où, muette toujours, elle s’assit les jambes croisées. Et, dans le silence, Martin proféra d’une voix un peu étreinte de curiosité angoissée :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

Le docteur, accoudé sur la table, regardait la femme et son visage exprimait l’effort d’une attention professionnelle intense.

— Ça, dit-il, c’est une femme qui a peur. Puis, allant au-devant de questions nouvelles, il continua :

— Elle sort de quelque coin où vous ne l’aviez pas vue. Elle est arrivée ici avec moi et, dans l’immense cohue de la mehalla chérifienne, elle a passé inaperçue parmi toutes les femmes juchées sur les mulets de transport. Elle est venue ainsi de Fez en passant par Rabat. Elle est folle et je la soigne.

Elle est folle, mais non méchante. Elle est, au contraire, docile et ne parle que si on l’y invite. Mais elle a peur, peur jusqu’à la folie, et son instinct la pousse à se rapprocher de moi quand elle pressent la crise qui la jettera dans la démence. C’est ce qu’elle a fait en quittant le recoin de cette maison où elle habite et en venant ici. Cette femme sera probablement folle à lier dans quelques instants.

Les deux camarades du médecin regardaient tour à tour celui-ci et la femme immobile. La façon étrange et inattendue dont se terminait la soirée les intriguait jusqu’à l’angoisse, sensation qu’accroissait, sans doute, la pesanteur étouffante de cette nuit torride. Leur première pensée fut de se retirer et de laisser le médecin à sa malade. Mais la curiosité l’emporta et aussi l’amour-propre de réagir contre l’impression pénible déjà ressentie, contre celle plus forte encore à laquelle ils s’attendaient.

— Continuez, docteur, fit Dubois et dites-nous pourquoi cette femme a peur.

— Vous devez comprendre l’intérêt que j’attache à l’étude de ce cas, reprit le toubib. L’intérêt médical n’est pas seul en jeu d’ailleurs, comme vous allez vous en rendre compte.

Cette malheureuse était servante à Fez chez notre camarade, le capitaine X… qui trouva la mort pendant les émeutes du 17 avril dernier. D’après tout ce que j’ai pu savoir, à ce jour, elle a cherché à sauver son maître en le guidant, de terrasse en terrasse, à la recherche d’une maison hospitalière qu’ils ne trouvèrent pas. Elle a donc pris sa part de l’horrible calvaire. J’ignore comment elle a pu elle-même éviter la mort. Juive de race et servante d’un chrétien, elle était pourtant toute désignée à la fureur stupide de cette population fanatisée et voyant rouge. J’ai retrouvé dans les archives du Conseil de guerre qu’elle avait dénoncé avec une extrême énergie les assassins du capitaine.

— Elle n’était donc pas alors, fit Martin, dans cet état de mutisme prostré où nous la voyons aujourd’hui ?

— Certainement non, reprit le docteur, et sa folie ne vint que bien après, car elle eut la singulière énergie d’aller, un mois plus tard, assister, cachée dans les roseaux de Dar Debibagh, à l’exécution des meurtriers. Elle fut trouvée là par un spahi du service de garde qui l’en chassa et la poussa jusque dans un sentier où je passais. Elle s’accrocha au poitrail de ma selle avec une telle force que je dus descendre de cheval pour la faire lâcher prise. Je l’avais vue chez son maître et la reconnus. Elle me dit : « Ils sont tous morts sauf un », puis tomba en syncope. C’est cet « un » échappé à notre vindicte dont la menace l’inquiète. Et ceci aggrave d’une terreur insurmontable la dépression générale causée par l’excès d’horreur dont cette femme fut témoin.

— Elle redoute probablement la vengeance des musulmans, dit Martin.

— Ce n’est pas douteux ; aussi l’ai-je gardée auprès de moi et conduite jusqu’ici bien loin de Fez où elle avait tout à craindre. Et je m’efforce de ramener à la sérénité cet esprit d’enfant maltraité, déjà très faible par nature, qui trouva pourtant, dans une heure tragique, la force de chercher à sauver son maître et, après sa mort, de le venger. Mais j’ai grand mal à lui rendre sa raison. Les événements dont elle souffrit sont encore trop récents ; des faits extérieurs, contre lesquels je ne puis rien, la replongent à chaque instant dans ses atroces souvenirs et le calme où vous la voyez en ce moment fait alors place à la démence aiguë.

La pluie, par exemple, la surexcite, car il pleuvait à torrents durant les émeutes. Elle ne peut entendre, sans divaguer aussitôt, les coups de feu des inoffensives fantasias. Mais ce qui l’impressionne le plus fortement ce sont les youyous des femmes. Vous savez qu’à Fez les scènes de meurtre et de pillage s’accomplirent au son strident des youyous qui roulaient sur toute la ville comme un chant de triomphe bestial. Dès les premiers coups de feu, les terrasses se couvrirent de femmes, d’enfants, encourageant les moujahidine, manifestant bruyamment leur joie de ce qu’ils croyaient être un beau jour, un spectacle réconfortant pour leur foi, « nehar el feradja », la journée de plaisir, comme ils l’appellent encore. Les foules, toutes les foules commettent de ces erreurs, de ces crimes stupides dont elles n’ont pas conscience.

— Votre malade, dit Dubois, serait donc actuellement suggestionnée par les youyous que nous avons entendus tout à l’heure.

— En effet, répondit le médecin et il convient de l’en distraire si possible.

— Benti, ma fille, ajouta-t-il doucement à l’adresse de la femme, dessers le café et raconte-nous une histoire.

La folle se leva et débarrassa la table des restes du repas ; puis elle reprit sa place sans rien dire, attentive aux bruits de la nuit.

— Étreinte par son rêve douloureux, elle a déjà oublié ce que je lui ai demandé, dit le docteur, qui se leva et marcha vers la malade.

— Donne-moi la main, petite, fit-il doucement.

Et, la forçant à se lever, il l’entraîna vers la table.

— Assieds-toi sur cette chaise, comme si tu étais une de ces belles dames chrétiennes qui te font envie et raconte à ces messieurs une de ces jolies histoires que tu me disais le soir au campement, durant la route.

— Son visage, remarqua Martin, exprime pour nous la sympathie ; elle vous regarde, docteur, avec confiance et pourtant, il y a quelque chose de tragique dans ce masque enfantin qui ne rit pas.

— Il s’agit précisément, répondit le praticien, d’y ramener quelque jour le rire qui effacera cette fixité… impressionnante, n’est-ce pas ?

— Plus impressionnant est pour moi, dit le capitaine Dubois, votre amour de ceux qui souffrent, et l’indicible geste de tendresse que vous faites vers le malheur. Dominé comme vous l’êtes par un altruisme qui nous surpasse, votre oubli se conçoit de nos égoïstes conventions sociales. Je ne vous blaguerai plus, toubib, pour vos travers. Nous ne sommes pas dignes de vous juger.

— Veux-tu, père, dit la femme, une histoire d’amour ou une histoire pour amuser les enfants ?

— L’amour, dit Martin, est si près de la douleur qu’il serait peut-être préférable pour elle de n’y pas songer. Et j’éprouve moi-même le besoin d’entendre des choses peu compliquées et chastes en cette nuit écrasante.

— Peu compliqué sera, certes, ce qu’elle nous dira, fit le médecin, mais les récits de ces gens sont rarement chastes, même ceux destinés à la jeunesse ; on n’élève pas les enfants, ici, comme chez nous. C’est encore une de ces profondes différences… Enfin nous verrons bien.

— Raconte une histoire pour les petits, ajouta-t-il à l’adresse de la femme.

Et celle-ci, les mains jointes sur les genoux, docile, commença.

— C’était à l’époque où la simplicité régnait dans le monde. Les hommes connaissaient encore peu la méchanceté, le vol et le parjure. Il y avait un homme qui s’appelait Ben Niya et qui possédait un âne. Un jour cet âne disparut pour suivre une ânesse, car c’était le temps où les animaux s’accouplent selon l’ordre établi par Dieu. Personne ne convoitait alors le bien d’autrui et Ben Niya pensa qu’on lui avait joué une farce. Il s’en alla trouver le crieur public et lui dit : « Crieur public, va crier partout que si on ne me rend pas mon âne je ferai ce que fit mon père en pareille occurrence. » Et le crieur passant dans toutes les ruelles cria : « O croyants ! ô enfants bien nés ! Ben Niya réclame son âne, rendez-le lui, sinon il fera ce que fit son père en pareil cas ! » Alors les gens s’assemblèrent et s’inquiétèrent de ce qui allait arriver. Tout le jour on discuta sous la grande porte de la vieille enceinte, devant la plaine où les belles moissons de Dieu mûrissaient pour la joie des hommes. Et soudain on vit le petit âne qui revenait, en compagnie de l’ânesse du voisin Belaquel. Alors les craintes s’apaisèrent et l’on s’en fut conduire l’âne à son maître. Celui-ci attendait tranquillement sur le pas de sa porte.

— Voici ton âne, dit la foule à Ben Niya et maintenant raconte-nous ce que tu devais faire à l’exemple de ton père défunt, que Dieu lui fasse miséricorde !

Alors Ben Niya, tenant son âne par les deux oreilles, dit aux gens :

— J’aurais fait ce que fit mon père le jour où, étant au marché, son âne disparut.

— Mais quoi encore ? dit la foule.

— Je serais rentré chez moi à pied !

A ce moment un long trille de youyous venu de la maison voisine tomba dans le jardin, se répercuta aux grands murs et entra dans la pièce avec une bouffée de jasmin surchauffée. Et les rires qui devaient accueillir la réponse de Ben Niya, la fin de l’histoire pour amuser les enfants, les rires demeurèrent au fond des gorges.

Les trois amis regardaient la femme. Son visage exsangue, ses yeux agrandis, sa bouche convulsée formaient un masque d’indicible terreur ; ses poings fermés martelaient sur les dents ses lèvres toutes blanches, tandis que stridaient les youyous. Puis l’on entendit une détonation, les voisins en noce faisaient parler la poudre et la physionomie si douloureuse à voir se modifia. La femme se dressa, son front sembla s’arc-bouter sur l’accolade des sourcils froncés, le regard devint volontaire et dur, les mains joignant leurs doigts en firent craquer les phalanges, du geste énergique de qui prévoit un effort. La femme n’avait plus peur mais, bien folle cette fois, revivait le danger, et, comme elle avait dû faire la première fois, se préparait à la lutte.

Au regard interrogateur de ses amis le médecin répondit :

— Voici peut-être la grande crise, dominez-vous, écoutez et regardez.

La folle bondit tout à coup vers Martin et ses deux mains voulurent s’accrocher à son bras.

— Écoute ! cria-t-elle.

Par un réflexe qu’il ne put dominer, l’officier se dégagea et son mouvement le plaça devant une des fenêtres qui, de chaque côté de l’immense porte, donnaient sur la cour intérieure. La juive l’y suivit et ferma précipitamment les deux volets bariolés de peintures mauresques.

— Tu vois, dit-elle, je t’avais prévenu que tes domestiques te trahissaient. Tu vois ! c’est Embarek le palefrenier qui vient de tirer sur toi.

La cour retentissait des pétarades qui éclataient chez les voisins en liesse.

— Écoute, continua la juive, on tue tes frères dans la rue, on pille. Prends un parti maintenant, ajouta-t-elle, puisque tu n’as pas voulu me croire !

— Martin, dit la voix du docteur, maîtrisez vos nerfs ; cette malheureuse vous identifie à son maître et sa folie va peut-être la pousser à reproduire devant nous le drame qui la causa. Remarquez que nous venons d’apprendre le nom de celui qui le premier tira sur la victime. Ce fut un de ses propres domestiques ; c’est lui qui échappa au Conseil de guerre ; c’est le nom qu’il fallait savoir. Enfin, chose utile pour l’histoire de ces tristes jours, nous savons aussi que la servante avait pressenti les événements et en avait prévenu son maître, resté d’ailleurs incrédule…

— Allons ! ne demeure pas ainsi immobile, continuait la femme, il faut agir. Tes fusils, tes cartouches ! Comment, tu n’as pas d’armes chez toi ? Mais à quoi pensais-tu, malheureux ! Ah ! ton revolver, au moins…

Et courant à une patère fixée au mur, elle s’efforçait d’en décrocher un équipement imaginaire.

— Oh ! l’étui est vide ! ils ont pris ton revolver ! Ils t’ont désarmé !… Alors !… sauve-toi ; sauvons-nous par les terrasses, suis-moi !

Belle d’énergie, elle s’empara de sa main et l’entraîna par la grande porte, dans le jardin, vers l’escalier situé au bout de l’un des grands côtés et qui conduisait à deux étages, puis aux terrasses.

Dubois et le médecin s’étaient levés doucement et suivirent les fugitifs. Mais à peine ceux-ci avaient-ils franchi le seuil de la pièce que la femme s’arrêta brusquement et refoula son maître de toute la force de ses deux bras tendus.

— Prends garde ! on tire sur nous du haut du minaret de la mosquée, on nous a vus !…

Ses deux mains comprimaient sa gorge palpitante. On voyait les efforts surhumains de ce pauvre être s’efforçant de surmonter sa terreur, de réfléchir.

— Passons vite… l’un après l’autre… moi d’abord… je t’attends dans l’escalier. Et elle partit en courant.

— Suivons cette scène pénible mais instructive, dit le médecin à ses amis. Nous n’interviendrons que s’il est nécessaire de protéger cette femme contre sa propre démence.

La folle montait l’escalier ; elle avait oublié celui qu’elle prenait pour son maître, mais le geste de sa main, toute sa démarche montraient qu’elle croyait toujours l’entraîner dans sa fuite. Et tirant ainsi après elle un être imaginaire, elle parvint sur la terrasse où, silencieusement, les trois spectateurs prirent pied peu de temps après elle.

Comme toutes les terrasses des maisons mograbines, celle-ci présentait un compartimentage en rectangles correspondant chacun à l’une des pièces de l’étage inférieur et tous de niveau différent. Il fallait donc enjamber une murette parfois haute de plus d’un mètre pour aller d’un rectangle à l’autre. Un parapet plus haut encore entourait tout l’ensemble de cette terrasse très vaste, comme la maison qu’elle couvrait.

Parvenue devant le premier compartiment, la folle s’arrêta et se laissa choir. Mais son agitation était extrême ; elle sursautait, se dressait en gesticulant, apostrophait les êtres dont son esprit malade peuplait la terrasse. Le docteur, déjà documenté sur la mort du capitaine X…, était seul capable de comprendre entièrement les paroles et la mimique effarante de la juive. Posté à quelques pas, il suivait, avec ses deux amis, tout ce que la clarté lunaire laissait voir des mouvements de la démente. Il renseigna les officiers sur ce qui se passait devant eux.

— Nous sommes au cœur du drame, dit-il, et je vais évoquer pour vous ses détails, grâce à ce que je sais déjà et en interprétant ce que nous voyons et entendons.

Cherchant à fuir et à sauver son maître, toute autre issue leur étant fermée par la populace qui remplit les rues, cette femme vient d’arriver avec lui sur la terrasse. Ces cris, ces pleurs, ces gestes que vous percevez répètent la scène qui s’est alors déroulée. Les fugitifs voulaient profiter de ce que toutes les maisons de leur quartier se touchaient pour gagner quelque demeure amie ou moins hostile. Mais ces terrasses étaient pleines de monde, pleines d’ennemis. Les femmes criaient, gesticulaient, encourageaient de youyous continuels les hommes, leurs maris, leurs frères qui, dans la rue, donnaient la chasse au roumi. Les enfants étaient les plus vibrants de tous, les plus acharnés et ces groupes de formes blanches ponctués des couleurs criardes des petits, trépidants aux spectacles de mort, s’interpellaient de maison à maison, s’encourageaient à exciter les émeutiers. Mais il y avait des degrés dans la fureur générale, dans la joie de voir tuer. Toutes les maisonnées manifestaient les mêmes sentiments, mais avec plus ou moins de conviction. Ces familles qui se connaissent par la mitoyenneté du toit, ces femmes, ces enfants enfermés n’ayant, pour respirer et vivre un peu à la fin de chaque jour, que la terrasse et ses promiscuités, ces gens qui se mélangent si volontiers aux voisins quels qu’ils soient, sans réserve de classe et même sans pudeur sociale, n’en ont pas moins des intérêts, des goûts très divers. Regardez les gestes, écoutez les supplications de la folle. Ce sont les mêmes qu’elle adressa aux femmes et aux filles d’un gros commerçant fasi. L’état d’âme de cet homme est curieux à noter ; dans le drame que nous revivons, de lui, plutôt que de ces femmes en furie, dépendra le sort des fugitifs.

Ce négociant a des magasins, des marchandises qui viennent de loin, de chez ces chrétiens que l’on tue à cette heure même, mais dont le supplice n’empêchera pas qu’il faudra payer les marchandises. Ses femmes hurlent là-haut à la mort — n’êtes-vous pas des musulmans ! — lui, en bas, tourne en rond dans sa demeure, inquiet au suprême degré de ce qui se passe, de ce qui peut suivre ; l’émeute est dans la rue, le pillage s’étend et il suppute ce qu’il perdra si la plèbe défonce les portes de son entrepôt ou s’acharne sur son fondouk. Il calcule ce qu’il faudra payer plus tard, car il sait bien lui, homme d’affaires et de commerce, que toujours, au Maroc, ces heures de joie musulmane ont eu des lendemains pénibles et que toujours les bourgeois ont soldé les exploits de quelques furieux.

Sans doute, dans les premiers moments, son cœur de musulman a vibré d’accord avec celui de la foule. Pour parvenir jusqu’à sa porte, au travers du flot grossissant des émeutiers, sans doute aura-t-il crié comme tout le monde : Dieu vous aide, ô croyants, ô soldats de la guerre sainte ! Mais, à peine rentré chez lui, son âme de marchand s’est effrayée d’un désastre possible. Il s’est mis à redouter les excès de la populace qui se presse furieuse dans les ruelles en quête de gens à tuer ; il a craint surtout de ne pouvoir, au jour certain des revendications européennes, justifier de son temps, de sa conduite à l’égard de ces chrétiens dont il a tant besoin et qui ont en leurs mains son crédit. Et le problème s’est posé à lui comme à beaucoup d’autres qui l’ont résolu, d’ailleurs, de la même façon. Tout en prenant part, selon son devoir de musulman, selon sa conviction aussi, au sursaut xénophobe qui agite la ville, il lui faut esquisser une réprobation, faire au secours des chrétiens — ses créanciers — un geste dont il pourra se réclamer plus tard, s’il est utile.

Plusieurs de nos compatriotes furent en effet sauvés par des misérables qui ne cherchaient qu’un alibi.

Mais notre camarade X… ne devait pas profiter d’une circonstance à ce point favorable. Il habitait un quartier populeux, il était spécialement visé, désigné par la trahison de ses domestiques. Il ne pouvait être sauvé par l’unique dévouement de la pauvre femme qui le guidait.

Quand un petit garçon dégringola du toit pour dire à son père qu’un de ces chrétiens demandait asile, le marchand fasi hésita peu à lui répondre : recueillir le fugitif serait attirer sur la maison la colère de la foule qui grondait dans la rue, mais on le laissera passer chez le voisin sans lui faire de mal.

— Qu’il se débrouille, dit-il, avec les gens d’à côté. Quant à vous tous, ajouta-t-il, en parlant à ses employés, à ses esclaves, soyez, s’il le faut, témoins que j’ai aidé cet homme à fuir.

Le docteur se tut. Il avait évoqué la première phase du drame et, justifiant sa narration, la folle, comme libérée du premier obstacle, venait de franchir péniblement la murette et d’atteindre une autre partie de la terrasse. Mais manquant de force, par un fléchissement sans doute de sa surexcitation, elle resta étendue, secouée parfois de tremblements, murmurant des mots sans suite mêlés de sanglots.

Le médecin, les yeux fixés sur sa malade, continua :

— La crise subit une pause… le sujet n’a plus la force de répéter la tragédie dont son esprit pourtant lui ressasse implacablement le thème. Sa folie lui donnera peut-être plus tard une vigueur nouvelle ; en attendant, ce qu’elle ne peut plus mimer ou crier, je vais vous le dire.

Délivrés du premier obstacle, par l’intervention du négociant, la femme et celui qu’elle guide sont passés sur la terrasse de la maison contiguë. Déjà l’homme n’est plus qu’une loque. La soudaineté des événements déroutant toutes ses prévisions, le surprenant en plein calme pour le plonger dans un danger auquel il ne voit pas d’issue, a brisé sa volonté. Il suit machinalement sa protectrice ; il est pâle, ses vêtements portent déjà les traces de souillures, des crachats qui lui ont été jetés. En arrivant chez les voisins, la femme reprend ses supplications en faveur de celui qu’elle veut sauver. Lui, au comble du désarroi, ne retrouve plus les quelques mots d’arabe qu’il possédait, ne sait plus que gesticuler ses demandes de secours où il y a aussi de la menace et toute la révolte de son orgueil impuissant. Devant eux se dresse maintenant la famille, mère, femmes, sœurs, esclaves du grand alim, de l’homme pieux qui, depuis des années, enseigne les foules attentives aux Khotba de la sublime mosquée et dont l’éloquence imprègne pour la postérité les murs blancs de Qaraouiyne.

Ignorantes, ces femmes expriment en cette heure ce qui est pour elles le plus apparent de la science du maître, la haine de ceux qui ne suivent pas la doctrine qu’il enseigne. Elles manifestent avec violence pour être vues et entendues des voisins. Peuvent-elles faire autrement, celles qui vivent dans la pure intimité d’une des plus belles lumières de l’Islam ? Lui, observe en silence ; ses sentiments ne répugnent pas à quelque succès sur les mécréants, mais, homme de science et de réflexion, il pèse l’opportunité du drame, redoute qu’il se produise hors de l’heure prévue pour le triomphe définitif et qu’il soit de ce fait incomplet et inefficient, sinon dangereux pour la cause même. En tout cas, il ne peut s’agir pour lui de compromettre aux orgies de la plèbe sa dignité et celle des siens, de souiller ses belles mains et ses blancs lainages aux sanies du meurtre et aux hontes du pillage.

L’arrivée du roumi fugitif au bord de sa terrasse lui est un bon prétexte pour calmer le zèle encombrant des siens, pour les rappeler auprès de lui.

— Fuyez, rentrez, cachez-vous de cet homme impur ! crie-t-il et, comme par enchantement, la terrasse se vide à la voix du maître, les furies disparaissent et derrière elles se referme la porte où le poursuivi et son pauvre guide auraient pu trouver un refuge contre la fureur croissante des gens entassés sur les terrasses ; car on les a vus ; les pierres volent et les vociférations se rapprochent.

Franchie la maison de l’homme saint, les voici devant celle d’un être quelconque, mauvais fonctionnaire besogneux, chassé du Makhzen pour concussion par trop criante et qui impute volontiers aux idées nouvelles venues d’Europe la subite pudeur administrative qui l’a privé de son emploi. Il est vieux aussi ; il ne peut résister aux folies de ses fils dont l’inconduite achève de le ruiner. La misère guette sa maison qu’emplissent déjà des discordes familiales et des scandales musulmans. Aussi de cet antre malsain, la haine a-t-elle surgi dès les premiers éclats de l’émeute, comme un dérivatif aux ennuis de chacun. Et il arrive bien à propos ce chrétien, pour se faire écharper par les furies qui lui barrent la terrasse de Ben Thami.

Le sang coule sur le visage de l’homme que des pierres ont atteint. Épuisé moralement, écrasé sous les insultes, il tombe à genoux devant la murette hostile et la femme s’efforce de couvrir le visage défait et sanglant de son maître. Elle n’a presque plus de voix à force de supplier ; elle arrache ses pauvres bijoux, les jette à ceux qui lui barrent la route ; une de ses mains protège l’homme ; de l’autre, elle cherche à parer elle-même les coups des petites filles, des petits garçons qui frappent, pincent, arrachent, tandis que les grandes hurlent, rient, se bousculent pour voir.

La poussière rouge du Gueliz remplit l’air en feu et tamise en la colorant la clarté lunaire.

Aidés par tout ce que leur a dit le médecin, les deux officiers, serrés autour de lui dans un angle de la grande terrasse de Messaoud El Biod, suivent et comprennent les détails de la scène jouée devant eux par la folle. Celle-ci semble, en effet, avoir retrouvé des forces dans l’excès même de sa terreur. Sa voix est redevenue distincte. Sa mimique, tous les mots qu’elle profère ponctuent, matérialisent, illustrent le récit du docteur. Les impressions des spectateurs peu à peu se sont intensifiées à l’extrême. La scène jouée par la femme, dite par le récitant, se développe avec une sincérité suggestionnante qui, bientôt, fait apparaître à leur imagination le principal acteur absent. Ils voient l’homme qui va mourir et machinalement leurs mains se cherchent et se serrent en communion de pensée et de douleur.

Chuchotante, la voix du docteur reprend :

— Nous arrivons à la fin du drame, regardez bien.

— Lalla ! Lalla ! crie la folle, ne jette pas cette énorme pierre ! puis elle s’effondre aux côtés de l’homme assommé, atteint sur la tête par un pavé que Lalla Tam, femme de Ben Thami, a lancé sur lui de toute la hauteur de sa taille que double celle de la murette au bas de laquelle le fugitif s’est abattu. La juive maintenant se tord auprès de son maître étendu.

— Laisse-moi, tu vas mourir, tu ne m’as pas crue, ne me force pas à mourir aussi !… lâche mon poignet ! et ses efforts tendent à arracher, de la main crispée du moribond, la sienne qu’il a prise et à laquelle il se cramponne, sans doute, dans un dernier instinct d’espoir ou de consolation.

Puis il semble qu’elle lutte contre des gens qui l’ont empoignée. Elle hurle grâce, elle porte en avant ses mains, les index tendus. Ce sont les chouhoud, les témoins de ce qu’elle va dire. Elle crie la profession de foi musulmane. Elle sauve sa vie.

La voici maintenant adossée au parapet de la terrasse ; il apparaît que ceux qui la tourmentaient, occupés ailleurs, la laissent tranquille.

— Il est mort, je te dis, crie la femme, pourquoi lui donner un coup de baïonnette ? Eh vous autres les hommes ! Qu’allez-vous faire maintenant ? Oh ! ne lui coupez pas la tête devant moi. Mais vous êtes fous ! Au nom d’Allah El Karim ! Je ne veux pas la voir ! emportez-la ! Comment, vous jetez son corps dans la rue !

La folle s’est redressée, le dos appuyé au mur ; ses mains se pressent sur son visage ; elle les retire fascinée, elle regarde et enfin de sa gorge sort plusieurs fois ce son : plof, plof, reproduction machinale du bruit qui hantera toute sa vie, le bruit du corps de l’homme jeté aux gens de la rue et s’écrasant sur le sol…

— En voilà assez, dit le docteur. Et il courut à la femme qui était retombée au pied du mur. Délicatement, aidé de ses camarades, il la prit dans ses bras et l’emporta. Tous trois redescendirent vers la salle basse.

Dans la chambre du médecin, étendue sous la lueur jaune de la lampe, la folle exténuée s’abandonne aux mains qui la soignent. Elle n’est plus agitée, mais toujours de ses lèvres blanches sort le plof, plof, qui résume toute l’horreur qu’elle a vécue. Et soudain à l’autre bout du jardin une voix s’élève qui fait sursauter les officiers :

La illaha illallahou, la illaha illallahou !

C’est le musulman toqué, le famélique recueilli par le médecin qui s’éveille et clame, dans la nuit brûlante, la gloire de Dieu aux quatre murs de la grande demeure.

— Cette femme va mieux, dit le docteur à ses amis, surveillez-la un peu ; ménagez l’éther, je n’en ai plus beaucoup. Je vais aller m’occuper de l’autre là-bas, voulez-vous ?

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