Récits marocains de la plaine et des monts
Le Thé
« Je crois enfin, Messieurs, répondre au vœu de toute la Chambre en adressant son salut à nos braves soldats qui combattent pour la France et pour la civilisation, là-bas dans les sables brûlants du Maroc. »
(Applaudissements prolongés. L’orateur en regagnant sa place reçoit les félicitations, etc…)
Durant replia le Journal officiel et le posa dans le casier où il l’avait trouvé et pris par désœuvrement. C’était un numéro datant de trois ans environ et laissé là par quelque prédécesseur. Puis, s’approchant du poêle, il le bourra, tisonna un peu et revint s’asseoir devant son bureau où l’attendaient des paperasses. Au dehors, la neige tombait doucement en grosses floches achevant d’éteindre l’ardeur des sables brûlants dont parlait le Journal officiel.
Le commandant Durant était depuis longtemps au Maroc où la mobilisation l’avait trouvé et retenu dans ce poste du « front berbère ». Il avait, pour l’aider dans son commandement, le jeune Dubois, officier des « renseignements », plein de bonne volonté et de jeunesse et, pour cette double raison, objet de l’affection et de l’attention continue de son chef heureux de guider son ardeur dans ce pays à peine soumis, peuplé de montagnards retors et guerriers.
Depuis la guerre, le lieutenant de l’armée active Dubois se doublait de l’officier de réserve Dupont de La Deule, jeune diplomate. Brave jusqu’à la folie, ignorant tout du pays, le sachant, mais désireux de s’instruire, Dupont avait été pris comme officier adjoint par le chef de poste. Celui-ci voulait ainsi tenir en laisse sa fougueuse jeunesse et profiter de ce que ce jeune homme s’intéressait au Maroc pour lui donner des idées utiles.
Depuis que la neige couvrant le plateau réduisait l’activité extérieure aux seules randonnées indispensables, le commandant passait la majeure partie de ses journées dans ce bureau contigu à une autre pièce qui lui servait de chambre à coucher.
Le bureau était vaste ; une sorte d’ameublement indigène assez cossu en garnissait un des bouts. A l’autre extrémité, une installation de tables, de casiers et de chaises rappelait que le maître de ces lieux était un chef chrétien habitué, pour travailler et penser, à s’asseoir sur des sièges élevés et non, comme les Marocains, à s’accroupir sur des coussins et des tapis, ce qui est une des distinctions essentielles qui se peuvent noter entre les deux races.
Ces ameublements voisinaient sans trop de gêne. Les matelas de laine, les tapis du coin musulman s’étalaient à l’aise, comme chez eux. La rondeur engageante des « fertalat » habitués aux contacts épais de postères que n’agite pas la fuite des heures, contrastait avec la maigre et geignante structure des sièges de fortune que la trépidante humeur des chrétiens, toujours pressés, toujours inquiets, forçait vingt fois dans une heure à changer de place.
Un fort poêle, dû à l’ingéniosité de quelque légionnaire, chauffait indistinctement les deux parties de la pièce, tant la française que la marocaine. Et tout cet ensemble de choses disparates, réunies mais non mélangées dans une chambre de commandement, symbolisait assez bien cette « loyale collaboration de tous les instants » où se confondent, dans les discours officiels, l’administration du Makhzen et l’énergie rénovatrice du Gouvernement protecteur.
Au jeune Dupont de La Deule qui s’étonnait de la promiscuité en ce bureau des deux ameublements, Durant avait donné cette explication :
— Pour ma part, je m’accommoderais fort bien du coin musulman, et je vous avoue qu’il m’arrive souvent de méditer étendu sur ces coussins dont la souplesse rend infiniment plus délectable la cigarette des heures d’ennui. Mais je commande ici à des soldats qui ne doivent concevoir leur chef qu’à cheval à leur tête, ou à son bureau en train de dicter des ordres ou d’entendre des rapports. Ces soldats coûtent cher à la « Princesse », à notre douce princesse lointaine. Il faut qu’ils fassent le maximum de travail dans le minimum de temps. Je ne puis leur donner des ordres que j’aurais conçus en me vautrant sur des poufs. Il m’a toujours paru que l’exécution de ces ordres en souffrirait. Et c’est pour cette raison que moi, qui habite et sers mon pays depuis si longtemps en terre musulmane, je me suis toujours défendu de prendre les coutumes indigènes, malgré tout ce qu’elles ont d’attrayant. Nous ne sommes pas une race accroupie, et j’ai cette intuition que nous ne saurions, sans perdre notre supériorité sur ce peuple, adopter sa façon de vivre et ses méthodes de travail.
Malgré tout son agrément, ce n’est donc pas pour moi ni pour vous, jeune homme, que j’ai réuni dans un coin de mon bureau cet ameublement et ce décor indigènes. Appelé par mes fonctions à traiter longuement, avec les chefs du pays, d’affaires pour eux très compliquées, je leur offre, pendant les heures où je les tiens, un accueil et des commodités qui leur font plaisir et les incitent à m’écouter patiemment. Mettez-vous à la place de tel de ces hommes qui aura fait quarante kilomètres à cheval par des sentiers de montagne pour venir parler avec le chef roumi et qui se verrait imposer le supplice de la chaise branlante ? Soyez persuadé que cet indigène, préoccupé de garder son équilibre sur ce siège nouveau pour lui, écoutera mal et répondra sans aucune sincérité. Il sera furieux parce qu’il se sentira ridicule. Tout autres seront ses dispositions et l’effet produit par mes paroles si mon interlocuteur indigène est à son aise chez moi ; notre politique, notre action sur ces gens seront d’autant plus efficaces que la maison du « hakem », du chef français, leur paraîtra plus aimable.
Au jeune Dupont qui objectait que ces indigènes devraient tôt ou tard s’habituer à nos usages et même les adopter, le chef de poste avait répondu :
— Le moment n’est pas propice à faire sur ce point leur éducation. On se bat en France, ils le savent, et les moyens militaires manquent un peu, vous en conviendrez, pour les tenir dans l’obéissance. Ces gens nous couvrent du côté de la montagne contre les peuplades mal connues qui y vivent et que tente continuellement la superbe proie des riches plaines du Nord. Et tout ce que je peux faire de mieux, pour le moment, c’est de les empêcher de partir en dissidence. Je leur apprendrai plus tard à s’asseoir sur des chaises.
Ce jour-là, dans son nid d’aigle, le commandant Dubois avait quelques sujets de préoccupation. Il comparait mentalement les instructions qu’il avait reçues et la situation politique de son poste telle qu’elle lui apparaissait. Ces instructions disaient, d’ailleurs, des choses très justes… Garder le contact avec les populations de l’arrière-pays…, maintenir dans le devoir le rideau de tribus soumises récemment et qui couvrent nos lignes…, observer la plus grande prudence dans les mouvements de troupe…, pas d’engrenage…, ne compter sur aucun renfort.
Les nouvelles qu’il avait du pays environnant répondaient assez mal au postulat officiel. Les tribus de montagne s’agitaient et pesaient sur les fractions soumises de couverture. Celles-ci, tant que la neige épaisse avait blanchi les monts, s’étaient tenues tranquilles, avaient protesté de leurs meilleures intentions. En réalité, et Durant le savait bien, le loyalisme de ces gens était peu sincère et provoqué uniquement par la nécessité de mettre dans nos lignes, à l’abri de la neige, leurs tentes et leurs troupeaux. Or, on signalait que la neige fondait rapidement dans le Moyen Atlas où une vague précoce de chaleur était passée. Ceci faisait présumer un revirement subit des tribus qui, maintenues depuis des mois dans le devoir, pourraient céder aux influences extérieures et s’éloigner de nous. De nombreux indices confirmaient le chef dans la crainte que ce ne fût bientôt. Et ce jour le voyait particulièrement absorbé par cette double constatation que les Beni-Merine — tel était le nom de la tribu douteuse — devaient être sur le point de déguerpir et qu’il n’avait aucun moyen de les en empêcher.
Vieux praticien de ces affaires, Durant était seul, d’ailleurs, à prévoir l’événement fâcheux. Son adjoint Dubois était plein de confiance ; quant au lieutenant Dupont de La Deule, il en était encore à cette période de son éducation indigène où tout plaît et étonne sans inquiéter.
Le jeune diplomate entra chez son chef au plus fort des réflexions de celui-ci. Il venait du « bureau », envoyé par Dubois. Celui-ci l’avait chargé de prévenir le commandant qu’il était en conférence avec les chefs des Beni-Merine venus faire une visite de courtoisie.
— C’est parfait, dit le commandant, mais je pense qu’ils sont venus aussi prendre une tasse de thé…, c’est le moment d’ailleurs. Voulez-vous dire à l’officier de renseignements, votre camarade, qu’il ne manque pas de les inviter de ma part et de les amener ici.
L’officier sortit et presque aussitôt entra Si Othman. C’était un petit homme mince et fluet qui pouvait avoir quarante ans. Ce personnage était le seul représentant du monde makhzen en ce poste déjà haut placé et où ces gens d’habitude évitent d’aller. Sa présence mérite donc d’être expliquée.
A l’époque où les Français commençaient à s’occuper des choses de la plaine, les troupes semi-régulières du Makhzen chérifien — que Dieu lui donne la victoire[4] — garnissaient certains postes avancés à l’orée des plateaux élevés, le long de ce qu’on appelle le « dir », le poitrail, c’est-à-dire la ligne des hauteurs déjà accentuées qui séparent le bled makhzen du bled siba.
[4] Le respect des rites marocains et des formes protocolaires beaucoup plus que la recherche de la couleur locale ont conduit évidemment l’auteur à l’emploi de ces incidentes (Note des éditeurs).
Ces troupes étaient commandées par des chefs indigènes, sous la direction de quelques officiers ou sous-officiers français. Leur organisation était très marocaine et, parmi le personnel, se trouvait un iman dont la fonction était de dire la prière dans la tente qui servait de mosquée et, par là, de représenter la religion d’État au milieu de cette population d’aventuriers militaires qui normalement s’en occupait fort peu.
Si Othman était originaire de la région de Marrakch. Il avait quelque peu le type arabe, ce qui est assez rare au Maroc, et, quand on le questionnait sur ses origines, il prétendait descendre de ces Oulad Sidi Chikh qui vinrent d’Algérie, à différentes reprises, se fixer par petits groupes dans le Moghreb.
Ses parents l’envoyèrent tout jeune à Fez, et il y suivit les cours de la grande école de Qaraouiyne. On reconnaît à cet antique centre intellectuel musulman l’honneur d’avoir largement, à travers les siècles, épandu sur l’Occident barbare la lumière d’Islam. Qaraouiyne est le puissant creuset d’où sortirent maints docteurs et jurisconsultes éminents, maints ouléma, pour les appeler par leur nom. Nul n’ignore que le rôle de ces personnages fut, à travers les âges, et est encore de maintenir intégrale la sublime orthodoxie de l’école, de faire de l’opposition aux sultans quand ils sont faibles et discutés, de sanctionner de toute leur autorité religieuse les actes des princes puissants.
Si Othman ne devait pas atteindre ces hauteurs. Il était pauvre, inconnu, étranger à la caste religieuse de la grande ville. Il dut longtemps vivoter dans des fonctions très subalternes. Sous le règne de Moulay Hassan, il eut le bénéfice insigne d’être le chef des Moualin el Qalam, c’est-à-dire de ceux qui, accroupis dans une petite loge attenante aux grandes béniqas, taillaient et retaillaient, en forme de style, les roseaux qui servaient aux innombrables scribes du Dar el Makhzen. Une révolution de palais lui enleva cette prébende. Il subit des tribulations diverses et finit, pour vivre, par suivre en qualité d’iman et de muezzin les turbulentes hordes dont le Sultan se servait pour faire rentrer les impôts.
La première réorganisation des troupes chérifiennes faite par une mission française le trouva là. Si Othman connut la douceur des soldes minimes mais payées régulièrement.
Son âme musulmane trouva aussi, au contact des chrétiens impurs, de plus hautes satisfactions. Ces étrangers redoutant pour leur œuvre des résistances fanatiques apportèrent un soin scrupuleux à ménager les croyances de leurs élèves. Étant Français, ils étaient imprégnés de respect pour toute philosophie différente de la leur. Quand les soldats s’aperçurent que le chef distributeur de leur solde voyait d’un œil bienveillant les manifestations du culte, ils s’empressèrent d’y prendre part. Bien mieux, ces mêmes soldats, chargés par le Sultan de pacifier le pays, avaient, deux années plus tôt, détruit de fond en comble, pour en vendre jusqu’aux nattes, la modeste mosquée du petit village attenant au poste. Si Othman la fit reconstruire par la garnison et obtint des subsides de ses amis les chefs chrétiens.
Le pieux et savant Si Othman, le fkih, comme on dit ici, sut d’ailleurs rapidement gagner la confiance des officiers français. C’était un homme aimable et doux, d’une politesse arabe recherchée. Il avait un bagage considérable d’historiettes drolatiques, de fables épicées qu’il disait à l’heure du thé avec un calme imperturbable.
Enfin, lorsque l’esprit de révolte vint secouer les troupes marocaines de Fez, il n’eut pas de peine à découvrir, dans la garnison du poste lointain où il vivait, celles des mauvaises têtes qui poussaient les soldats à imiter leurs congénères de la grande ville et à massacrer leurs instructeurs. Il suivit discrètement, mais avec toute la ferveur de son âme musulmane, les progrès de la sédition. Le jour où les conjurés pensèrent à exécuter leurs projets, Si Othman se retira dans sa petite mosquée et à l’heure de l’asser, il dit avec une onction particulière l’oraison de Si Ahmed Tidjani dont il était un fervent sectateur. Puis il rentra chez lui où l’attendaient sa femme, ses enfants et le repas du soir. Mais, dans la tiède atmosphère familiale, une idée surgit à son esprit. Le lendemain était jour de paie ; si les soldats tuaient cette nuit les officiers chrétiens, ils s’en partageraient les dépouilles et spécialement les fonds de la caisse du détachement. La solde n’aurait plus lieu, ni celle-là, ni les suivantes. Un quart d’heure plus tard, le chef des instructeurs était prévenu par Si Othman de tous les détails du complot. Des mesures énergiques survenant peu après réduisirent à l’impuissance les agitateurs et calmèrent les autres soldats qui d’ailleurs ne demandaient qu’à rester tranquilles. Le lendemain, la paie eut lieu comme si de rien n’était et Si Othman reçut une discrète mais sérieuse gratification.
Quand les troupes marocaines jugées douteuses furent licenciées, le fkih, dont l’emploi était supprimé, demeura pourtant auprès des nouveaux officiers et continua d’émarger, à des titres divers, aux articles du budget qui font face aux dépenses politiques. On se passait en consigne à l’égard du bonhomme une certaine considération pour le grand service rendu dans une heure critique. De plus, Si Othman, unique personnage d’allure makhzen qui se pût trouver dans ce pays berbère et sauvage, était tenu en grande estime par les gens de la plaine qui, deux fois par semaine, garnissaient le souq, l’important marché situé près du poste. Peu à peu il s’était vu instituer arbitre dans les contestations qui s’élevaient nombreuses entre les marchands de langue arabe. Ses avis, exprimés dans la forme de Qaraouiyne, avec toutes les références que lui permettait son instruction religieuse, étaient écoutés et suivis. Cela lui rapportait de la considération et des offrandes matérielles très appréciables. Enfin il rédigeait à lui tout seul des actes d’adoul et il savait admirablement imiter, à côté de son paraphe propre, le khenfous[5] d’un prétendu collègue retenu à la ville et que personne n’avait jamais vu. Par ses fonctions qui n’étaient pas officielles mais qui jouissaient du consensus omnium, Si Othman rendait de grands services aux autorités de ce poste avancé en assurant la discipline du marché et la tranquillité de transactions toujours chamailleuses. Seuls, les clients berbères du souq ne voulaient rien entendre du fkih qui avait trop l’air d’un citadin et qui parlait une langue trop élevée pour eux. Ils le traitaient de qadi et le fuyaient comme la peste, ne voulant, comme juges à leurs affaires, que les officiers du poste qu’ils ahurissaient de leurs criailleries, mais qui, avec une patience angélique, parvenaient la plupart du temps à les mettre d’accord.
[5] Le cafard, désignation populaire du paraphe compliqué qu’appose le notaire musulman au bas des actes.
La compagnie de Si Othman était enfin précieuse pour les officiers du poste qu’il amusait et instruisait de son répertoire indéfini de fables et de contes où il paraphrasait d’images hardies les faits de la vie journalière. Agent de renseignement très utile et pour ce rétribué, il ne disait cependant jamais, au roumi, la vérité complète ; mais il savait admirablement manier la parabole et y glisser ce qui pouvait intéresser ses chefs chrétiens, à charge pour eux de le comprendre, si Dieu voulait ! Et il s’imaginait ainsi remplir à la fois son devoir de loyalisme envers ceux qui le payaient et son devoir de musulman qui lui ordonnait de se taire.
Si Othman venait donc à l’heure voulue et suivant la qaïda, préparer le thé pour le commandant du poste et les invités qu’il pouvait avoir. Il y procédait toujours avec ce soin méticuleux et cette onction sacerdotale que le Marocain des classes instruites apporte à cet acte domestique, en apparence très banal, mais qu’il accomplit comme un rite.
Le commandant, tout entier à ses préoccupations politiques, l’accueillit pourtant, selon son habitude, d’un sourire et d’un mot aimable et, après un échange de politesses, le fkih s’installa.
A ce moment l’officier des renseignements et l’adjoint Dupont entrèrent.
A l’interrogation muette du chef, le lieutenant fit de suite ce compte rendu. Les chefs venaient de partir… ils étaient entrés simplement en passant dire bonjour… ils avaient refusé poliment de prendre le thé prétextant l’heure tardive et le mauvais temps… beaucoup d’entre eux avaient un long chemin à faire pour rejoindre leurs douars…
— Ceci est absolument grave, dit le chef ; le Berbère qui refuse une tasse de thé qui ne lui coûte rien ne le fait pas sans de sérieux motifs… Quelle a été leur contenance ? De quoi vous ont-ils entretenus ? Cette démarche peut cacher une ruse, masquer, par exemple, un recul de la tribu qui se ferait en ce moment même… tandis que par leur présence ici et leur aimable conversation, les chefs ont voulu détourner nos soupçons, nous maintenir en confiance.
L’officier des renseignements n’ignorait pas quelles étaient depuis plusieurs jours les inquiétudes de son chef. Il savait aussi l’impuissance militaire du poste à enrayer par la force un exode et les graves conséquences d’ordre général que devait avoir ce départ en dissidence d’une importante tribu de couverture. Il chercha pourtant à rassurer le commandant :
— On ne pouvait croire à une pareille duplicité chez ces gens simples, dit-il,… et aussi le douar placé par ordre sur le revers du plateau, celui qu’on voyait du poste, le douar témoin était toujours là… il venait de le constater à l’instant même… enfin, preuve, pensait-il, de leurs bonnes intentions, les chefs avaient, au cours de l’entretien, laissé entendre qu’ils voudraient bien avoir l’autorisation de pousser leurs troupeaux plus au nord dans nos lignes. Bien entendu, ajouta le lieutenant, je leur ai dit que je vous soumettrais leur requête qui vraisemblablement serait accueillie…
— Et ils sont partis, reprit le commandant, persuadés qu’ils nous avaient complètement roulés et que leurs troupeaux pourraient librement filer vers le sud, tandis que nous rechercherions pour eux des terrains plus au nord. Cette ruse n’est pas neuve pour moi. Elle ne servirait à rien si j’avais les forces suffisantes pour leur imposer ma volonté. Ce n’est malheureusement pas le cas.
Les deux officiers étaient déconcertés par l’implacable logique de leur chef. Celui-ci d’ailleurs ajouta :
— Mes amis, ne laissons rien voir de nos pensées à cet excellent Si Othman qui nous prépare avec un art consommé la tasse de thé réparatrice ; asseyez-vous, écoutons-le, s’il veut parler ; il y a toujours quelque chose à apprendre pour nous auprès de ces personnages makhzen passés maîtres en politique. Celui-ci n’est pas un des moins fins qu’il m’ait été donné de connaître. Constatez d’ailleurs, ajouta-t-il en baissant la voix, que Si Othman a l’habitude de faire le thé ici même depuis longtemps, qu’il est admirablement renseigné sur les hôtes de la maison. Il n’ignorait pas la présence des chefs indigènes dans nos murs ; ceux-ci n’étaient pas partis encore quand il est entré ici. Voyez, il n’a pas pris le plateau des grandes réceptions ; il n’a rempli qu’une théière suffisante pour notre petit comité, au lieu des deux naturellement nécessaires aux assistants nombreux… Donc, en venant ici, il savait que les Beni-Merine, contrairement à leur habitude, ne prendraient pas le thé… Ce vieux renard en sait long… peut-être va-t-il nous le dire…?
— D’ailleurs, glissa l’officier des renseignements, le fkih a auprès de lui, vous le savez, un orphelin des Beni-Merine qu’il a recueilli ; il a pu, par lui, être renseigné.
— A partir d’un certain âge, répondit le chef, les Marocains du genre de Si Othman ont souvent un petit garçon recueilli ; ils appellent cela en effet un itim, un orphelin. En l’espèce, il s’agit d’un espion placé par la tribu auprès de l’homme qui nous approche le plus facilement ; le devoir social, très vif chez ces Berbères, leur a fait admettre qu’un enfant de la tribu puisse, dans l’intérêt supérieur de la collectivité, être l’orphelin de Si Othman. Je ne pense pas que celui-ci ait jamais été renseigné par son petit domestique.
Le commandant s’apprêtait à calmer l’ahurissement où ces paroles plongeaient ses adjoints, mais un « allah » sonore exhalé par Si Othman en un soupir profond mit fin à l’aparté des officiers.
Le thé savamment préparé fumait dans les tasses ; le commandant, prenant celle qu’on lui tendait, dit :
— Si Othman, que Dieu te récompense ! mais dis-moi pourquoi tu soupires si gravement.
— Je ne soupire pas, répondit le fkih, je prononce le nom de Dieu, qu’il soit béni et exalté ! Il est écrit d’ailleurs qu’il faut rechercher la société des gens qui proclament le nom d’Allah et de fuir, au contraire, ceux dont les lèvres ne le prononcent que rarement ou jamais. Tel est le fait de ces montagnards mécréants parmi lesquels je dois vivre ici avec vous.
Le commandant sentit que l’amine s’engageait dans une voie intéressante. Il l’y encouragea.
— Que t’ont fait encore ces Berbères ? dit-il. Si Othman humait bruyamment sa tasse de thé et ne répondit pas. Ce sont des gens, certes, assez frustes, insista le commandant, mais, au demeurant, d’un commerce facile, à en juger par ceux qui nous entourent…
Si Othman restait muet… la lutte peut-être se faisait en lui, une fois de plus, entre son devoir professionnel et son devoir de musulman. Le chef se résigna à parler seul ; Si Othman regarnissait la théière de sucre et de feuilles de menthe pour la deuxième infusion.
— Tu es un homme de science, Si Othman, et certes ton expérience des choses de ton pays dépasse la mienne… tu connais en particulier mieux que tout autre ces Beni-Merine nos voisins, leurs mœurs et leur caractère… Mais vous aussi, hommes de religion intégrale, n’avez-vous pas quelque préjugé exagéré contre ces populations moins éclairées que vous ? Vous les jugez versatiles, peu dignes de confiance…
Le commandant s’exténuait à chercher l’argument qui ferait sortir l’amine du silence où il semblait vouloir se confiner. Si Othman tournait lentement la cuillère dans le mélange sucré et odorant.
— D’ailleurs vos présomptions contre les Berbères ont des limites, poursuivit le commandant. On a vu certains d’entre eux parvenir à des situations élevées dans l’État… Et vous épousez parfois des femmes de cette race… Moulay Hafid n’a-t-il pas épousé la fille du Zaïani ?…
— Celle-là et bien d’autres, dit enfin le fkih, en remplissant les tasses ; d’ailleurs je ne pense pas qu’il ait jamais eu à se louer de ce mariage. Écoute ce qui arriva à un autre au temps jadis.
Un sultan d’entre les chorfa saadiens qui ont régné dans le Moghreb était parvenu, avec l’aide et la force de Dieu, à étendre son autorité sur tous les pays de la plaine. Quand il fut certain que cette autorité y serait de quelque temps respectée, il tourna ses yeux vers la montagne dont le Roi avait refusé de lui rendre hommage.
Le Sultan avait de nombreux soldats et les tribus payaient largement. Il vivait donc dans la joie et l’abondance et il était craint. Le roi de la montagne n’avait rien de tout cela et n’y pouvait prétendre n’étant pas chérif. Ses frères de tribu l’avaient élu un beau jour, sans trop savoir pourquoi, en lui jetant une poignée d’herbe sur la tête, à la suite d’une réunion où l’on avait discuté des choses les plus diverses et qu’il fallait bien terminer d’une façon ou d’une autre.
Le Roi était un homme intelligent et fort. Quand il fut élu, il parcourut les montagnes en disant à ses frères : « Vous m’avez choisi pour être votre chef, votre amrar, vous devez m’obéir, puisque c’est votre coutume. » Il leur donna rendez-vous pour le printemps et promit de les conduire dans la plaine contre les Arabes qu’ils chasseraient et dont ils prendraient la place. Sur tous les marchés et dans toutes les villes les Berbères dirent : « Nous avons fait un amrar, nous viendrons au printemps prendre vos terres et violer vos femmes, nous arracherons la barbe à vos vieillards et nous garderons vos filles et vos garçons. »
Le Sultan connut ces nouvelles et ordonna aussitôt de percevoir sur les tribus fidèles un impôt extraordinaire.
Le printemps venu l’amrar fit résonner partout le bendir[6] pour rassembler les guerriers comme il était convenu. Mais les diverses tribus se disputaient à ce moment pour une question de pâturages et quand, après bien des palabres, le chef élu fut parvenu à les mettre d’accord, le temps propice à l’opération était passé. Le Sultan, par contre, avait avancé ses troupes à l’entrée des montagnes et attaqua celles de l’amrar. Le combat fut terrible et l’on ne put compter les Berbères qui y trouvèrent la mort.
[6] Bendir, tambour de guerre dont le son grave s’entend de très loin.
A la fin de la journée, vers la grande koubba impériale que surmontait une boule d’or et qu’entouraient les tentes de la mehalla heureuse, s’avança le troupeau des femmes berbères qui venaient implorer la pitié du vainqueur. Ces femmes étaient toutes effroyablement vieilles, laides et sales. Elles poussaient devant elles trois petits taureaux étiques destinés au sacrifice expiatoire qu’on appelle la « targuiba ». Elles marchaient en s’arrachant les cheveux, en griffant leur visage et elles proféraient dans une langue barbare des cris épouvantables. Derrière elles, formant un vaste cercle, venaient les cavaliers vainqueurs. L’orbe rouge du soleil couchant faisait étinceler comme de l’or les harnachements makhzen ouvragés d’argent et rendait plus rouge encore le sang qui coulait sur les mors des chevaux et plaquait à leurs flancs. Les cavaliers avaient le torse nu ; leur main droite tenait haut le sabre qu’alourdissaient des têtes coupées, celles des ennemis tués ou bien, tout simplement, celles des camarades tombés près d’eux ; qui sait ce qui se passe sur les champs de bataille, si ce n’est Dieu ? qu’il soit béni et exalté !
Quand le groupe des suppliantes fut arrivé à quelques pas de la grande tente, trois vieilles femmes coupèrent les jarrets des trois veaux, qui s’assirent sur leur derrière et ressemblèrent à des kangourous. Et les femmes, prises d’un délire frénétique de soumission, se roulèrent dans la poussière en criant.
Mais à ce moment s’éleva du cercle des cavaliers une clameur plus mâle : Allah ibarek fi ameur Sidi ! Allah inseur Sidi ! Que Dieu bénisse notre Seigneur ! Que Dieu donne la victoire à notre Seigneur ! Et sous l’effort des moulinets puissants, les têtes coupées quittèrent les lames sanglantes et, par-dessus le groupe hurlant des femmes, elles roulèrent jusqu’aux pieds du Sultan debout à l’entrée de sa tente. Les petits négrillons arrêtaient du pied les têtes qui roulaient trop loin et, tout jouant, les mettaient en tas de chaque côté de la porte. Et le caïd Mechouar répondait aux clameurs des soldats : « Dieu vous donne la santé, vous dit notre Seigneur ! Dieu vous donne la paix, vous dit notre Seigneur ! »
Le Sultan — que Dieu lui fasse miséricorde ! — assistait impassible à son triomphe. Il fixait le groupe formé par les trois veaux et les femmes suppliantes. Dans la poussière qui s’élevait de ce grouillement, une femme restée debout se tenait bien droite. Ses bras chargés de grossiers bracelets d’argent étaient croisés sur sa poitrine et elle regardait le Sultan qui la regardait. Et celui-ci vit qu’elle était aussi très sale, mais merveilleusement belle.
Sidna se pencha vers son chambellan qui se tenait à son côté et lui dit : « Cette femme, tu la vois ? je la veux. »
Le hajib[7] répondit : « Oui, seigneur. » Et il entraîna son maître dans la tente.
[7] Hajib, maître intérieur du palais, chambellan.
C’était un siwan de forme oblongue où le souverain se tenait pour recevoir ses ministres et les visiteurs. Derrière se tenait l’afrag, c’est-à-dire le campement impérial, ses grandes koubbas et les nombreuses tentes de la suite chérifienne. Dans le siwan se trouvait un siège formé de deux coussins carrés placés l’un sur l’autre et sur lesquels le Sultan s’installait les jambes croisées. Des tapis couvraient le sol. Assise sur l’un d’eux, la tête appuyée contre les coussins du trône, la vieille Lalla Ftouma, la nourrice, regardait par la large ouverture de la tente ce qui se passait au dehors et louait Dieu.
Le hajib était un fkih, un savant de grande valeur, qualités rares dans cette fonction qui exige surtout une grande dose de servilité. Il avait une sérieuse influence sur son maître, parce qu’il connaissait très bien la politique de tribu dont, en général, les gens du Makhzen se soucient fort peu. Heureux les chefs qui, chargés de tractations diverses avec les populations berbères, ont auprès d’eux un ami connaissant bien les coutumes bizarres de ces gens !
Le commandant ne manqua point de saisir l’allusion que faisait Si Othman à sa présence et à son rôle dans le poste. Il acquiesça d’un sourire, tandis que le conteur, pour juger de son effet, prenait le temps de humer une gorgée de thé.
— Tu charmes nos oreilles et notre cœur par ton récit, ô fkih, dit le commandant, et tu fais revivre à mes yeux des choses que j’ai vues au temps où je conduisais moi aussi les mehalla chérifiennes.
— Oui, répondit le fkih, mais tu ignores le cœur d’une femme berbère et c’est là l’objet principal de mon récit.
Le hajib donc savait fort bien qu’il faut toujours commencer par dire oui à son maître. C’est ce qu’il fit, en réponse au désir du Sultan de posséder la femme aux bracelets d’argent. Mais, parvenu dans la tente, il expliqua longuement que les Berbères, ignorants de la loi sainte, obéissent à des coutumes choisies par eux-mêmes, ce qui est évidemment une abomination, mais à quoi l’on ne peut rien. Parmi ces coutumes, il en est une qui donne aux suppliantes un caractère sacré, une intangibilité absolue :
« Toutes les femmes qui sont là devant toi doivent revenir chez elles sans dommages, dit le hajib à son seigneur, et ces tribus farouches contre lesquelles il est inopportun, crois-moi, de risquer ta fortune souriante, ces tribus qui ont abandonné leur amrar et l’ont laissé battre, descendraient en foule de leur montagne animées du plus terrible esprit de vengeance, si elles apprenaient qu’une seule de ces mégères a subi la moindre insulte… tes soldats d’ailleurs le savent bien.
« — Tu as probablement encore raison, dit le Sultan, mais je puis au moins parler à cette femme !
« — Certes », dit le chambellan. Sur un geste, deux hommes à bonnets pointus se précipitèrent et, saisissant chacun la femme d’une main à l’épaule et de l’autre au poignet, la poussèrent raidie dans la tente.
Le Sultan, qui s’était assis sur les coussins, la contempla longuement. La passion, l’inquiétude aussi s’emparaient de son cœur et instinctivement sa main chercha la tête de sa nourrice accroupie à ses pieds et, quand elle l’eut trouvée, se crispa dans ses cheveux grisonnants.
La Berbère étant femme devina les sentiments qui agitaient l’homme terrible devant lequel on la traînait. Elle parla la première :
« — Nous ne sommes pas de même race, moi et toi.
« — Qui es-tu ? demanda le Sultan ; femme ou vierge, tu n’as rien à craindre et je changerai en or tes bracelets d’argent.
« — Je suis la fille de celui que tu as vaincu, je suis la fille de l’amrar ; je suis venue pour donner l’exemple, entraîner et encourager les autres femmes et pour sauver mes frères de la tribu. Je ne crains rien…
« — Renvoie tes sœurs et reste ici », dit le Sultan dont la voix tremblait et se faisait humble.
Sur un signe du chambellan, les mokhazenis qui tenaient la femme la lâchèrent et disparurent. La nourrice, s’agrippant au genou de son maître, cherchait à se hausser jusqu’à sa poitrine comme pour le protéger ; mais la main du Sultan la repoussait.
« — Je repartirai avec mes sœurs, dit la femme, je retournerai chez mon père, je lui dirai…
« — Tu lui diras, interrompit le chambellan qui était un fin politique, tu lui diras que la miséricorde de Dieu est infinie et grande la puissance du Makhzen. Tu lui diras que Sidna[8] a distingué la plus humble de ses sujettes et que la fille d’un amrar a été jugée digne d’entrer dans le harem — que Dieu y maintienne l’ordre et la pureté ! Pour préparer le mariage, Sidna va retourner, avec son immense et glorieuse armée, dans sa ville de Fez et quitter vos montagnes sauvages. Sidna consent à arrêter le cours de ses victoires et à sceller, par une union heureuse, une trêve éternelle avec les nobles habitants de ces déserts. »
[8] Sidna, notre seigneur, appellation normale du chérif couronné.
Le ministre était un homme sage. Il ne se souciait pas de laisser son maître s’engager plus longtemps dans cette guerre de montagne. Il n’ignorait pas non plus que la démarche de soumission faite par la tribu propre de l’amrar était probablement une feinte destinée à arrêter la marche de la mehalla, à laisser le temps aux légions berbères d’accourir à la rescousse. Il voulait que le Sultan restât sur ce succès. On avait assez de têtes coupées pour garnir les créneaux aux portes de la ville, ce qui est le signe habituel de la victoire, signe, en tout cas, dont les citadins veulent bien avoir l’air de se contenter. On dirait aussi que l’amrar avait acheté la paix en offrant sa propre fille. Tout le monde serait content, à commencer par le Sultan qui sauverait sa face et gagnerait un joujou plaisant. Et le chambellan préparait déjà tout un plan de campagne, pour acquérir les bonnes grâces de la nouvelle favorite.
Le Sultan comprenant que, pour sa dignité, il en avait déjà trop dit et trop laissé voir, se taisait. La nourrice glapissait doucement : « Prends garde, mon tout petit enfant ! » et se serrait contre les coussins. Le hajib, à peu près sûr de l’effet de ses paroles, demanda :
« — Que répond la fille de l’amrar ?
« — Je repartirai avec mes sœurs, nous enterrerons nos morts et nous pleurerons sur eux ; le bendir réunira les Aït ou Aït[9] et ils verront que les soldats du Makhzen ont quitté le Dir et sont rentrés chez eux. L’amrar dira aux gens : Vous êtes toujours des hommes libres et j’ai associé mon sang au sang des chorfas… »
[9] Aït ou aït, expression berbère signifiant les enfants des enfants, autrement dit : « les gens de notre race ».
Le Sultan ne put réprimer un geste de joie en écoutant cette acceptation. Le hajib, d’ailleurs, continua :
« — Alors les envoyés iront chercher la fille de l’amrar ; ce sera une harka somptueuse qui portera de riches présents pour l’épousée et sa famille…
« — Elle portera aussi, reprit la Berbère, les têtes des deux mokhazenis qui à l’instant ont mis la main sur moi, sur la fiancée du chérif !… »
Cette exigence inattendue effara quelque peu. La nourrice piailla : « a ouili ! a ouili ! » Le Sultan baissa les yeux. Il lui en coûtait évidemment d’envoyer au chef des rebelles les têtes de ses serviteurs. C’était une humiliation.
Le chambellan intervint pour dire simplement : « In cha’llah » si Dieu veut ! La fille répondit : « In cha’llah », puis, d’un bond qui dénotait un jarret solide, elle sortit de la tente et rejoignit le groupe de ses compagnes.
Tandis que les trois veaux finissaient de mourir sous le couteau des bouchers, les femmes s’éclipsèrent dans la nuit. Comme une bande de singes, sautillant au ras du sol entre les tentes de la mehalla heureuse, elles gagnèrent la brousse. Dans le siwan, d’où le hajib était sorti discrètement, le Sultan resta seul avec sa nourrice. Sa joie se mêlait d’amertume et d’anxiété ; il se sentit malheureux de ses faiblesses et se laissant glisser de son siège impérial, il se fit tout petit à côté de la vieille femme.
« Ya Lalla ! Ya Lalla ! que penses-tu de tout cela ? »
Et comme la vieille ne répondait pas tout de suite, il se fit câlin : « Lalla, petite maman, ton sultan croira que tu es fâchée, réponds-moi, voyons ! Dis-moi quelque chose.
« — Je ne suis, dit la vieille, que la plus humble de tes esclaves.
« — C’est connu, dit le Sultan, et après ?
« — Après, continua la nourrice, toi tu n’es qu’un imbécile.
« — Allah ! soupira le souverain.
« — Quel besoin était-il, conclut la nourrice, de nous amener cette peste au Dar el Makhzen ? Enfin je serai là…! »
Le Sultan qui s’attendait à une semonce plus sérieuse se garda bien d’insister. Il cacha sa tête dans le giron de la vieille femme et, fatigué des émotions diverses de cette journée, ne tarda pas à s’y endormir.
Au dehors, le vaste camp de la mehalla victorieuse rougeoyait de mille feux. Les soldats mangeaient les moutons pris aux Berbères. De tous côtés résonnaient les guimbri et les tar ; on entendait les chants des femmes et les mélopées criardes des éphèbes. Par moment, éclataient brusquement dans la nuit les cris que poussaient les hommes de garde pour se tenir éveillés et pour rassurer la mehalla. Il y en avait, de ces hommes de garde, accroupis partout, au gré des chefs, et ils faisaient un vacarme épouvantable, clamant l’un après l’autre ou tous ensemble, d’un bout à l’autre de l’immense camp, pour empêcher les soldats de dormir ; car la mehalla a peur la nuit ; la nuit est en effet la chose terrible pour une mehalla et celle-là était en bordure du pays berbère ! Ces hommes donc criaient : « Nous sommes à Dieu et c’est lui que nous invoquons ! » Et les moqaddem qui se promenaient avec une trique à la main criaient à leur tour : « Dja ennebi ! Voilà le prophète ! »
Le Sultan revint à Fez et, pour fêter sa victoire, décida de lever sur les tribus soumises une contribution extraordinaire. La mehalla y fut employée et le mariage eut lieu parmi les fêtes. Les juifs gagnèrent beaucoup d’argent à vendre au Makhzen quantité de bijoux et de vêtements, non seulement pour l’épouse nouvelle, mais pour les autres aussi. Et l’on sut que la fille du roi de la montagne s’appelait Heniya, ce qui veut dire « la paisible ». Ceci ne trompa personne, car tous ceux qui ont épousé des Berbères savent que cette sorte de femme possède, en général, un cœur de démon dans un corps d’acier.
Quand il eut défloré celle-là, le Sultan fit consacrer la chose par un acte d’adoul et attribua un douaire à sa nouvelle épouse. Mais, malgré toute la tendresse dont elle était l’objet, Heniya restait distante et hautaine. Son impérial amant s’affolait de ne point conquérir le cœur de celle qu’il aimait de plus en plus. Quand il était trop triste, il battait tout le monde autour de lui et il ne voulut plus voir sa nourrice dont les sortilèges se montrèrent incapables de fondre la pierre que la Berbère avait dans le cœur.
Bientôt, par son maître dompté, la Berbère régna sur le Dar el Makhzen qu’elle remplit de ses frères et sœurs de tribus sentant le mouton, et les Fasis, qui sont raffinés et portés à la critique, dirent : « Nous avons un makhzen de Bédouins ! »
Heniya restait, par ces gens, en relation constante avec sa tribu et avec son père. Les courriers allaient et venaient ; la Berbère passait des heures entières à rêver et à sentir des paquets d’herbes aux odeurs sauvages qu’on lui apportait de ses montagnes.
Or, un jour où le Sultan s’efforçait de toucher le cœur de celle qu’il aimait par toutes sortes de belles promesses, Heniya, se faisant pour la première fois câline, lui dit :
« Ta générosité, Sidi, me remplit d’émotion ; mais j’en suis déjà comblée, et mon désir aujourd’hui sera simple. Une femme est venue de chez nous ; c’est une vieille dont les chansons ont bercé mon enfance ; ordonne qu’elle pénètre ici devant toi, devant moi. Elle chantera encore et, à ces accents lointains qui me sont chers, je m’endormirai, comme cela, dans tes bras. »
Le Sultan frappa dans ses mains. L’esclave qui gardait la porte se précipita, reçut l’ordre et aussitôt la femme entra.
Il fallait vraiment que le Makhzen fût tombé bien bas, car jamais ne se présenta devant le chérif une chose aussi laide. Ce n’était qu’un amas de loques surmonté d’un énorme paquet de chiffons roulés. Là dedans, on distinguait vaguement une figure émaciée, des membres en bois et des pieds si durs que la plante en faisait clac clac sur les dalles. Le Sultan d’ailleurs, les yeux fixés sur sa femme, ne vit rien ; il n’entendit pas davantage, le pauvre, ce que chanta la vieille horreur devant lui, ni les réponses d’Heniya, car tout cela se passa dans une langue qui n’est pas celle de Dieu, qu’il soit béni et exalté !
La vieille chanta trois mélopées, et peu à peu la paisible Berbère se blottissait, de plus en plus douce, aux bras de son époux charmé. A la fin, la vieille scanda rapidement des mots barbares sur un rythme étrange… Les bras du Sultan se refermaient sur l’aimée qui écoutait avide, les yeux clos :
« La lame claire tressaute sur l’enclume qui chante !
« L’aguelman[10] sans fond a rejeté des ossements de morts ;
[10] Lac de montagne.
« La foudre a fendu les deux grands cèdres d’Ichou Arrok ;
« Les signes sont apparus, les Aït ou Aït se comptent.
« Taammart[11] aux Aïch t’alaam, dans l’Adrar des Imermouchen ;
[11] Assemblée en armes.
« Dans l’azarar des Idrassen aussi ;
« Ceux du Fazaz sont déjà rassemblés.
« Taammart à Tafrant Iij pour ceux d’Amras et de Tiouzinine ;
« Les Imzinaten de Tioumliline ont fait alliance avec les Immiouach du marabout ; ils ont donné la main aux gens de Tabaïnout.
« Assemblées aux Siqsou et à Tafoudeit.
« Partout la lame claire tressaute sur l’enclume qui chante !
« Les courriers volent de l’orient au ponant.
« Les hommes libres sont venus trouver l’amrar et lui ont dit :
« La lame claire tressaute sur l’enclume qui chante !
« Tu nous as promis de chasser tout ce qui n’est pas nous dans le Moghreb.
« Tu as promis de nous donner leurs terres, leurs troupeaux, leurs femmes.
« Mets-toi à notre tête et allons !
« La lame claire tressaute sur l’enclume qui chante !
« L’amrar a répondu : « Quand j’ai voulu, vous ne m’avez pas suivi ;
« Aujourd’hui ma tente et mon cœur sont vides ;
« L’oiseau est prisonnier dans une cage d’or dans la plaine ;
« Si je renverse la montagne sur la plaine, j’écraserai la cage d’or.
« Et moi je te dis de la part de l’amrar :
« Il faut que l’otage revienne, que l’oiseau s’envole.
« Car sous le marteau l’enclume chante et la lame tressaute !
« L’amrar s’efforcera de retenir la montagne tant que l’oiseau sera dans la cage d’or ! »
Et Heniya que le Sultan croyait endormie répondit à la vieille sur le même ton et avec le même rythme rapide, sans se dégager de l’étreinte amoureuse de son maître :
« Va-t’en et parle à l’amrar. Dis-lui : Une plume d’aigle fut emportée par le vent, et la cigogne des plaines l’a prise pour garnir son nid.
« Mais les aiglons sont venus en grand nombre.
« Ils ont rempli le nid et trouvé la plume.
« Ils vont l’emporter.
« Va ! fais vite et sois sans crainte. »
La vieille sorcière disparut et Heniya, subitement transformée, s’abandonna pour la première fois douce et caressante dans les bras du Sultan, qui la crut pâmée d’amour alors qu’elle était ivre d’espérance.
Le lendemain, il se passa au palais des choses terribles. On trouva les gardes ou ligotés ou poignardés. Au petit jour, les Berbères de la suite de Heniya s’étaient rués sur le personnel endormi, avaient envahi les écuries, enlevé les plus beaux chevaux et par la porte de l’aguedal, avant que la moindre tentative ait pu être faite pour l’arrêter, la Berbère prit la fuite entourée et suivie de ses fidèles montagnards. Elle et eux, tous barbares, étreignant de leurs jambes nues les chevaux du Makhzen, disparurent dans un galop effréné qui, en deux heures, les mit à l’abri dans les défilés du Djebel Kandar.
En apprenant ces graves événements, les gens de Fez qui sont raffinés et frondeurs fermèrent leurs portes, s’insurgèrent contre le Sultan et réclamèrent des privilèges.
Le conteur s’arrêta là ; le thé était bu et la nuit toute proche.
Le commandant, qui n’avait pas perdu un mot du récit, prit la parole :
— Que Dieu te bénisse, Si Othman ! Mais, dis-moi, cette Heniya dont tu viens de nous dire l’histoire n’était-elle pas fille de cette tribu des Beni-Merine qui vivait sous notre autorité un peu en otage ?
Le fkih se leva et dit :
— Béni soit Dieu qui t’a fait perspicace !
Puis prenant congé, il se dirigea vers la porte. Avant de sortir, il se retourna vers le commandant :
— J’allais oublier de te dire… fit-il, tu connais cet enfant que j’avais recueilli ? Ce matin je l’ai envoyé au douar chercher du lait ; il n’est pas revenu. Que Dieu le juge !… Je l’aimais comme mon fils.
Et grave, ayant achevé de révéler à sa façon la dissidence des Beni-Merine, il chaussa ses socques pointus et sortit dans la nuit.