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Récits marocains de la plaine et des monts

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Itto, mère de Mohand

NOUVELLE

Depuis une semaine la colonne opérant au sud du Dir n’avait pas vu un ennemi. Deux forts coups de boutoir, l’un vers le sillon du Tigrigra, l’autre vers l’Adrar pierreux des Aït Ourtindi, avaient frappé dans le vide. Et l’on vint réoccuper le camp des Aouinettes où la troupe se reposait et d’où l’on pouvait effectuer très vite le ravitaillement sur El Hajeb sans être obligé de quitter le plateau et de marquer un recul même momentané.

Une pluie glaciale mêlée de neige avait commencé la veille et accompagna la colonne jusqu’à son campement où chacun s’installa, sous une averse brutale, à sa place accoutumée.

L’endroit convenait parfaitement à sa destination. Un mouvement de terrain en forme de fer à cheval dominait suffisamment le pays et entourait une petite vallée où coulait une source abondante. Tout le convoi et la cavalerie trouvaient place dans ce sillon et s’abreuvaient au ruisseau. La troupe garnissait la crête enveloppante derrière des épaulements de terre et de rocaille. Un mur plus important fermait la vallée entre les deux extrémités du fer à cheval. Sur une de ses branches se dressaient la tente du chef de la colonne, puis celles des officiers de l’état-major. Ceux-ci logeaient deux par deux pour diminuer les impedimenta d’une troupe qui devait passer vite et partout.

L’une de ces tentes, proche de celle du chef, abritait les officiers dits « des renseignements », et guides politiques de la colonne en opérations.

On en avait pris deux parce que l’affaire était importante et que les connaissances de ces hommes sur le pays et ses habitants se complétaient efficacement.

L’averse avait cessé ; le nuage était descendu au ras du sol, plongeant le camp et le plateau dans un brouillard intense et glacé.

— La pluie, dit Dubois, est peut-être, d’après le dicton, le repos des militaires en garnison, mais elle est bien pénible pour le troupier qui jambonne à ces altitudes. On a, pour se consoler de tant d’effort, l’espoir qu’une partie au moins du problème est résolue. L’ennemi a reculé et la ligne d’étapes de Rabat à Fez est dégagée. Il nous faudra maintenant aller plus loin pour casser les groupes de dissidents.

— Ce n’est pas démontré, dit Martin ; le vide même où gravite depuis huit jours cette colonne m’intrigue. Nous ne sommes pas ici chez des gens qui, comme ceux de la plaine, font un petit baroud d’honneur et se soumettent. Nous opérons dans une contrée où tout est rude, depuis le climat jusqu’au cœur des hommes, et où le guerrier possède une capacité d’offensive exceptionnelle. N’avez-vous pas remarqué qu’aucun de nos émissaires n’est revenu ?

— Si nous étions dans le bas pays, fit Dubois, je penserais volontiers qu’ils prennent le thé bien à l’abri chez l’adversaire, mais ici nous devons plutôt craindre qu’ils ne soient bloqués quelque part ou égorgés froidement.

— Froidement est le mot, dit Martin en revêtant son manteau. Moi, mon cher, je vais jusqu’au douar du caïd Driss, notre ancien et je crois toujours fidèle jalon politique. Je vais aux nouvelles dont l’absence nous intrigue et nous gêne… pour cette raison même que notre rôle est d’en recevoir, sinon d’en donner. Vous m’obligerez en veillant à ce que nos émissaires, s’ils reviennent, ne soient pas canardés par les avant-postes.

Martin fit détacher son cheval et partit suivi d’un mokhazni. Il avait une lieue à parcourir vers le nord pour gagner le douar, l’unique douar resté soumis. Il perdit un quart d’heure à retrouver dans le brouillard un petit ruisseau qu’il savait devoir le guider jusqu’aux labours du clan. Puis il entendit du bruit dans un fond. C’était un convoi venant d’El Hajeb qui avait quitté la piste et restait en panne dans le nuage.

Martin aida l’officier à retrouver son chemin, puis il reprit son ruisseau et tout à coup tomba sur le douar. Il se fit reconnaître de la voix, et entra dans l’enceinte par une baie dont des femmes écartèrent la herse d’épines.

Le douar était en état de défense, la zeriba doublée d’un mur en pierres plus haut qu’un homme, le troupeau ramassé dans le tit, le personnel alerté. Mais il n’y avait là que des vieillards et des femmes. On ne se voyait pas d’une tente à l’autre : alors les habitants s’appelaient constamment ; des chiens, au dehors, hurlaient sans relâche. Les iarrimen, les hommes étaient sortis avec le caïd, laissant les vieux qui, farouches, tournaient le long du mur, le fusil ou le couteau à la main, gardant les femmes, les petits.

« Voilà, se dit Martin, des gens qui attendent une attaque. »

On finit par trouver un notable qui parlait arabe : le caïd battait l’estrade, expliqua-t-il, avec les hommes et l’avait laissé, lui, pour commander le douar.

— Donne-moi un guide pour retrouver le chef, dit Martin.

L’homme appela un jeune garçon qui s’accrocha au poitrail du cheval, et le petit groupe dirigé par l’enfant rentra dans le brouillard. Il n’était que trois heures après-midi et il faisait déjà presque sombre.

Le caïd Driss apparut tout d’un coup ; l’enfant lâcha le poitrail du cheval de l’officier et courut s’accrocher à celui du maître. C’était un homme de belle stature, dans la force de l’âge mais un peu empâté d’obésité. Il disparaissait dans un selham bleu foncé ruisselant de pluie ; deux fantassins en guenilles couleur de terre tenaient la queue de son cheval. Ils portaient les fusils et les cartouches.

En voyant l’officier, le chef rabattit en arrière son capuchon, montra son visage très plein et rose qu’encadrait un mince collier de barbe clairsemée et salua militairement.

— Salut ! que Dieu te bénisse ! dit l’officier, que fais-tu là, caïd ?

— Ce que tu fais toi-même, mon cobtan.

— Ton pays est bien froid et sombre, on ne voit rien.

— Ce qu’on ne voit pas, on l’entend, fit le caïd.

— Bien ; de quel côté ?

— Ça monte de Goulib et de Tirza par Tizi Oudad, d’autres par Imzizou ; on me dit aussi par l’arbre de Mimigam.

— Bien ; que veulent-ils faire ?

— Je ne sais pas encore, dit le chef, le camp cette nuit ou mon douar.

— Tu n’as pas vu mes émissaires ? demanda Martin.

— Ne les attends pas ; nous en avons trouvé un.

— Montre voir, dit Martin.

Un des fantassins se baissa, ramassa quelque chose dans les pierres et tendit une tête à l’officier.

— C’est Hassou, dit Martin ; je donnerai deux cents douros pour sa tente. Et vos « yeux » à vous ? ajouta-t-il.

— Je n’ai dehors que mon neveu et sa mère ; où les hommes ne passeraient plus, le garçon passera ; là où il échouerait, la femme réussira.

— Est-ce déjà si serré que cela ? demanda Martin.

— C’est serré, répondit le caïd, nous cherchons le petit. Toi, va-t’en et retourne au camp. Dès que je saurai quelque chose je te préviendrai. Moi je reste ici : j’ai vingt selles, trente piétons et j’attends que le convoi soit passé, là en bas. Si tu le peux, active sa marche, j’ai hâte de rentrer à mon douar.

— Rentre alors, le dernier convoi est passé, dit Martin, et merci, caïd !

Le groupe se dissocia et chacun disparut de son côté dans le brouillard.

— J’ai pataugé étrangement pour revenir, disait une heure après Martin à son camarade ; la brume diffuse les bruits du camp qui auraient pu me guider. C’est mon cheval qui m’a ramené.

Puis il lui exposa l’effet de sa démarche.

Il était évident que les dissidents préparaient quelque effort, mais, comme il était inutile de faire alerter sans raison la troupe qui avait besoin de repos, les deux officiers décidèrent d’attendre encore un peu la confirmation promise par le caïd avant d’informer le chef de colonne de ce qu’ils savaient. La nuit était venue tout à fait.

Après le dîner, chacun s’enferma dans sa tente. Le camp fatigué s’endormit. Le nuage avait quitté le sol et la pluie recommença.

Assis sur leurs lits de camp, vaguement éclairés par une lanterne, les deux officiers des renseignements faisaient sur leurs genoux des papiers administratifs. Ils entendaient la pluie qui cinglait la toile tendue et, tout près, le bruit de mâchoire des chevaux broyant placidement leur orge. De temps à autre, Dubois allumait à la chandelle un fragment du Temps et le laissait brûler, entre les deux lits, sur le sol où les cendres s’imprégnant d’humidité formaient peu à peu une flaque de boue noire. Il entretenait ainsi sous leur cloche, par un procédé bien connu des blédards, une température tout à fait « vers à soie ».

— Des nombreux services que peut rendre un journal, dit Dubois, celui-ci est le plus appréciable…

— J’ai classé, dit Martin, tous nos journaux de France suivant le nombre de calories qu’ils dégagent. En tête vient…

Une main frappa à petits coups contre la toile qui résonna comme un tambour et une voix dit : « Mon cobtan, c’est une femme. »

Dubois, de sa place, délaça le côté porte et soulevant la toile par un angle démasqua une ouverture triangulaire. La femme annoncée s’y glissa accroupie et considéra les deux officiers.

Elle portait cet âge indéterminable que prend la femme berbère après trente ans. Elle avait dû être belle et sa figure amaigrie exprimait une grande énergie. Une petite croix bleue tatouée au bout du nez indiquait qu’elle appartenait aux Aït Idrassen. Elle était vêtue d’une toile drapée, serrée par une corde à la taille. Une énorme épingle au triangle d’argent fixait à l’épaule droite le pan supérieur de cette étoffe qui plaquait à sa poitrine. Ses jambes étaient, au-dessous du genou, armées de guêtres en tissu de laine très serré et bariolé géométriquement de bleu et de rouge. Des lambeaux de peau de chèvre la chaussaient. Elle était ruisselante, mais n’en paraissait pas incommodée.

— Éloigne l’homme, dit-elle en indiquant de la tête le mokhazni qui attendait dehors.

— Elle parle arabe ; c’est une femme de qualité, dit Martin, après avoir renvoyé le chaouch.

— Elle sent diablement le mouton mouillé, fit Dubois ; qui es-tu, femme ?

— Je suis Itto, mère de Mohand.

— C’est la belle-sœur du caïd, dit Martin, elle est veuve et mère du jeune homme qu’on attendait.

— Pourquoi es-tu venue, femme ?

La Berbère avait sorti de dessous son vêtement trempé une lettre qu’elle tendit.

Le papier était très mouillé mais lisible et tout moite du contact de la chair contre laquelle on l’avait caché. Le caïd annonçait la rentrée de son neveu venu par l’Oued Defali, en plaine. Toute autre voie était coupée et depuis midi les Ghouara, les dissidents, glissaient éparpillés, en grand nombre, de toutes les parties du plateau vers le camp. L’ordre était chez eux d’un violent effort qui obligerait la colonne à rentrer à El Hajeb. Ce recul devait encourager à prendre les armes certaines tribus hésitantes de l’arrière-pays. Le caïd terminait en exprimant l’espoir que la femme parviendrait à franchir le cercle qui peu à peu se refermait sur le camp. Sa traduction achevée, Martin considéra la femme dont tout l’être, par l’effet de la chaleur qui régnait dans la tente, s’entourait d’une buée de vapeur.

— Comment es-tu passée ? lui demanda-t-il.

— Je me suis jointe aux femmes des Aït Mguild qui suivent les guerriers et portent des cartouches ; j’ai dit que je venais voir…, c’est notre coutume en somme ; les hommes avancent très lentement et, à une demi-heure d’ici, nous nous sommes mises à nous laver et à jouer dans le ruisseau.

— Brrr ! quelle santé ! fit Dubois.

— Comme nous parlions trop haut, un homme nous a jeté des pierres pour nous faire taire et nous nous sommes dispersées par peur des hommes. Moi, je me suis dispersée de ce côté-ci.

— A quand l’attaque ? demanda Martin.

— Lorsque l’orage éclatera ; ce sont les femmes qui le disaient.

— Il va donc y avoir un orage ?

— Oui, vers le milieu de la nuit.

— Qui commande les Ghouara ?

— Sidi Raho, répondit la femme. Et se courbant en deux d’un mouvement qui, dans sa position assise, dénotait une souplesse singulière, elle baisa la terre devant ses genoux. Puis, jugeant sa mission terminée, elle fit mine de partir.

— On va te donner un abri, dit Martin, tu ne peux courir deux fois ce risque…

— Fais-moi conduire hors de vos lignes et ne t’occupe de rien, dit la femme. Le caïd m’a dit de revenir et le petit m’attend.

— Elle n’a peut-être pas confiance dans notre succès, fit Dubois en riant quand la femme fut partie, ou bien elle veut voir le combat à son aise, en sauvage qu’elle est, du côté qui lui est le plus familier.

Un instant après, le chef de colonne était prévenu de la menace. Des ordres rapides furent donnés à l’utilité desquels personne ne crut. Mais on obéit, toutes les dispositions furent prises et la veille silencieuse commença.

La pluie maintenant se mêlait de neige et par moment de grêle.

Les deux amis rentrés dans leur tente s’allongèrent tout habillés sur leurs lits.

— Je ne pense pas, dit Martin, qu’il soit opportun de nous coucher.

— Moi, je pense, fit Dubois, qu’il faut à ces gens vraiment le diable au corps pour sortir de chez eux par un temps pareil. Avez-vous remarqué, ajouta-t-il, comme cette Berbère s’inclina pieusement en prononçant le nom de Sidi Raho, notre ennemi ? Que se passe-t-il dans l’âme de ces êtres sauvages ? Comment expliquer à la fois cette vénération pour le marabout et la démarche de cette femme venant ici nous prévenir, faisant pour cela plus d’une lieue sous la tempête et à grands risques ?

— La messagère du chef, dit Martin, exécute les ordres de son maître. Celui-ci lutte avec nous contre Sidi Raho tout en l’aimant lui-même beaucoup ; il l’avoue mais ne le manifeste pas. Cette femme, sachant moins discuter ses sentiments, vous les a laissé voir en un geste qui ne manquait pas de grandeur. Des deux côtés de la barricade ces gens sont sincères. Ils cherchent instinctivement, comme tous les humains, une voie vers un sort meilleur et suivent courageusement celle qu’ils croient bonne. Et, dans ces moments de trouble, sans doute souffrent-ils beaucoup ceux qui, pour nous suivre, se détournent du vieux chemin, des vieilles croyances et des longues affections.

Mais il fait trop froid pour philosopher.

— Voici d’ailleurs la tempête qui monte, dit Dubois, c’est l’orage annoncé. Évidemment les Berbères vont attaquer notre front ouest qui reçoit de face la grêle qu’ils auront, eux, dans le dos.

— C’est couru, dit Martin, et vivement il éteignit la lumière, car le premier coup de feu venait de retentir.

Il y eut un silence de quelques secondes, puis une autre détonation, puis trois ou quatre, et très rapidement la fusillade de l’assaillant crépita de tous côtés.

Dubois ouvrit la porte de la tente sur laquelle la grêle fouettée par un vent de bourrasque battait un rappel effréné. Le camp semblait mort, insensible à la double tempête que le ciel et les hommes déchaînaient sur lui.

Et soudain la face ouest, puis très rapidement les autres s’illuminèrent. Dans un fracas épouvantable, où fusils, mitrailleuses et canons, tout donnait à la fois, le camp ripostait.

— Sortons-nous ? demanda Dubois.

— Je n’en vois pas l’utilité, répondit Martin, et ce serait contraire aux ordres reçus : tous ceux qui n’ont pas un rôle dans la défense de nuit sont invités à se tenir tranquilles et à ne pas causer de « poutrouille ». Vous ne courez pas moins de danger dehors que dans votre tente où il ne pleut pas, ce qui est appréciable, et, si vous tenez à regarder la mort en face, il fait trop sombre, vous ne verrez rien.

— Notre rôle est en effet terminé, dit Dubois, nous l’avons rempli en avertissant notre chef. Et ne trouvez-vous pas que c’est un remarquable assouplissement du système nerveux de rester ainsi inactifs, assis, dans cette pétarade ?

— Nous recevons en effet ici, dit Martin, par ces tirs de nuit mal dirigés, plus de balles que les faces mêmes, et voici déjà de fâcheuses gouttières dans notre toile de tente.

Un ralentissement se produisit à ce moment dans la fusillade ; des cris aigus, ces cris berbères bien connus qu’on dirait poussés par des enfants, retentissaient, auxquels d’autres plus graves répondirent.

— Les voilà qui attaquent la face ouest, dit Martin ; ils viennent au contact et les nôtres chargent.

Et, malgré tout leur calme, les deux officiers sortirent de la tente pour tâcher de distinguer quelque chose de la tragédie qui s’accomplissait là-bas, dans l’ombre. Près d’eux passa une troupe d’hommes qui couraient ployés en deux. C’était une compagnie tenue en réserve qu’un ordre lançait en soutien du front accroché. Puis ce fut une autre face dont le feu s’éteignit à son tour ; le corps à corps s’y engageait et pendant quelques instants on n’entendit plus qu’un sourd brouhaha d’où s’élevaient parfois des accents, des cris plus nets et que couvrait de temps à autre le claquement d’une mitrailleuse tirant par saccades.

Enfin la fusillade reprit partout, marquant et précipitant la retraite des assaillants ; puis le feu s’éteignit peu à peu et bientôt le camp tout entier retomba dans le silence.

Des plantons passèrent, apportant au chef les premiers comptes rendus ; et l’on vit assez longtemps encore quelques lanternes qui, dans la nuit opaque et froide, guidaient des groupes imprécis vers l’ambulance du ravin.

— Les Berbères sont tombés sur un solide bec de gaz, diront nos troupiers, fit Dubois en réintégrant sa tente.

— Grâce à Itto, mère de Mohand, dit Martin qui allumait une page entière d’un journal du soir. Je serais curieux de savoir si elle a pu rejoindre son douar.

La Berbère fut retrouvée le lendemain dans le ruisseau où elle avait joué la veille. Une balle lui avait traversé la tête, balle égarée ou balle de vengeance, on ne le saura pas.

En tout cas, ce récit écrit peu après l’incident prolongera peut-être le souvenir d’Itto, mère de Mohand, qui, probablement sans grande conviction d’ailleurs, mourut pour la cause française et ne revit pas son petit.

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